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Le temple enseveli

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L’AVENIR

I

Il est, à certains égards, tout à fait incompréhensible que nous ne connaissions pas l’avenir. Il suffirait probablement d’un rien, d’un lobe cérébral déplacé, de la circonvolution de Broca orientée de façon différente, d’un mince réseau de nerfs ajouté à ceux qui forment notre conscience, pour que l’avenir se déroulât devant nous avec la même netteté, avec la même ampleur majestueuse et immuable que le passé s’étale, non seulement à l’horizon de notre vie individuelle, mais encore de celle de l’espèce à laquelle nous appartenons. C’est une infirmité singulière, une limitation curieuse de notre intelligence, qui est cause que nous ne savons pas ce qui va nous arriver, alors que nous connaissons ce qui nous est advenu. Du point de vue absolu où notre imagination parvient à se hausser, bien qu’elle n’y puisse vivre, il n’y a aucune raison pour que nous ne voyions pas ce qui n’est pas encore, attendu que ce qui n’est pas encore par rapport à nous doit forcément exister déjà et se manifester quelque part. Sinon, il faudrait dire que, en ce qui concerne le Temps, nous formons le centre du monde, que nous sommes les témoins uniques qu’attendent les événements pour avoir le droit de paraître et de compter dans l’histoire éternelle des effets et des causes. Il serait aussi absurde de l’affirmer pour le Temps qu’il serait absurde de le faire pour l’Espace, cette autre forme un peu moins incompréhensible du double mystère infini dans lequel flotte toute notre vie.

L’Espace nous est plus familier parce que les hasards de notre organisme nous mettent plus directement en rapport avec lui et le rendent plus concret. Nous pouvons assez librement nous y mouvoir dans un certain nombre de sens, en avant et en arrière de nous. C’est pourquoi aucun voyageur ne s’aviserait de soutenir que les villes qu’il n’a pas encore visitées ne deviendront réelles qu’au moment où il pénétrera dans leur enceinte. Pourtant, c’est à peu près ce que nous faisons quand nous nous persuadons qu’un événement qui n’est pas encore arrivé n’a pas encore d’existence.

II

Mais je n’ai pas l’intention de m’égarer, à la suite de tant d’autres, dans la plus insoluble des énigmes. N’en disons pas davantage, sinon que le Temps est un mystère que nous avons arbitrairement divisé en passé et en avenir, pour essayer d’y comprendre quelque chose. En soi, il est à peu près certain qu’il n’est qu’un immense Présent, éternel, immobile, où tout ce qui a eu lieu et tout ce qui aura lieu a immuablement lieu, sans que demain, excepté dans l’esprit éphémère des hommes, se distingue d’hier ou d’aujourd’hui.

On dirait que l’homme eut toujours le sentiment qu’une simple infirmité de son esprit le sépare de l’avenir. Il le sait là, vivant, actuel et parfait, derrière une espèce de mur autour duquel il n’a cessé de tourner depuis les premiers jours de sa venue sur cette terre. Ou plutôt, il le sent en lui, et connu d’une partie de lui-même, sans que cette connaissance, pressante et inquiétante, puisse parvenir, à travers les canaux trop étroits de ses sens, jusqu’à sa conscience, qui est le seul lieu où une connaissance acquière un nom, une force utilisable, et pour ainsi dire droit de cité humaine. C’est seulement par lueurs, par des infiltrations fortuites et passagères, que les années futures dont il est plein et dont les réalités impérieuses l’entourent de toutes parts pénètrent en son cerveau. Il s’étonne qu’un extraordinaire hasard ait clos presque hermétiquement à l’avenir ce cerveau qui y plonge tout entier, comme un vase scellé plonge sans s’y mêler au profond d’une mer monstrueuse qui l’accable, l’agace et le caresse de ses milliers de vagues.

De tout temps, il essaya de trouver des crevasses dans ce mur, de provoquer des infiltrations dans ce vase, de percer les parois qui séparent sa raison, qui ne sait presque rien, de son instinct qui sait tout, mais ne peut se servir de sa science. Il semble qu’il y ait plus d’une fois réussi. Il y eut des visionnaires, des prophètes, des sibylles, des pythonisses, en qui une maladie, un système nerveux spontanément ou artificiellement hypertrophié, permirent à des communications insolites de s’établir entre le conscient et l’inconscient, entre la vie de l’individu et celle de l’espèce, entre l’homme et son dieu caché. Ils laissèrent de cette possibilité des témoignages aussi irrécusables qu’aucun autre témoignage de l’histoire. D’autre part, comme ces interprètes étranges, ces grands hystériques mystérieux, le long des nerfs de qui circulaient et se mêlaient ainsi le présent et l’avenir, étaient rares, on découvrit ou l’on crut découvrir des procédés empiriques pour arriver à déchiffrer à peu près mécaniquement l’énigme toujours présente et irritante du futur. On se flattait d’interroger de cette manière la science inconsciente des choses et des animaux. De là vinrent l’interprétation du vol des oiseaux, des entrailles des victimes, du cours des astres, du feu, de l’eau, des songes, et tous les modes de divination que nous ont transmis les auteurs de l’antiquité.

III

Il m’a paru curieux de rechercher où en est aujourd’hui cette science de l’avenir. Elle n’a plus la splendeur ni l’audace d’autrefois. Elle ne fait plus partie de la vie publique et religieuse des nations. Le présent et le passé nous révèlent tant de prodiges qu’ils suffisent à amuser notre soif de merveilles. Absorbés par ce qui est ou ce qui fut, nous avons à peu près renoncé à interroger ce qui pourrait être ou ce qui sera. Cependant la vieille et vénérable science, si profondément enracinée dans l’instinct infaillible de l’homme, n’est pas abandonnée. Elle ne s’exerce plus au grand jour. Elle s’est réfugiée dans les coins les plus sombres, dans les milieux les plus vulgaires, les plus crédules, les plus ignorants et les plus dédaignés. Elle use de moyens naïfs ou puérils ; néanmoins elle a évolué, elle aussi, dans une certaine mesure. Elle néglige la plupart des procédés de la divination primitive ; elle en a trouvé d’autres, souvent bizarres, parfois risibles, et a su profiter de quelques découvertes qui ne lui étaient nullement destinées.

C’est dans ces refuges obscurs que je l’ai suivie. J’ai voulu la voir, non dans les livres, mais à l’œuvre, dans la vie réelle, et parmi les humbles fidèles qui ont confiance en elle et lui demandent chaque jour un conseil ou un encouragement. J’y suis allé de bonne foi, incroyant mais prêt à croire, sans parti pris et sans sourire préconçu, car s’il ne faut admettre aveuglément aucun miracle, il est pire d’aveuglément en rire ; et dans toute erreur obstinée se cache d’habitude une excellente vérité qui attend l’heure de la naissance.

IV

Peu de villes m’eussent offert un champ d’expérience plus vaste et plus fécond que Paris. C’est donc là que je fis mon enquête. Pour la commencer, je choisis le moment où un projet, dont la réalisation (qui ne dépendait pas de moi seul) devait avoir pour moi une grande importance, se trouvait en suspens. Je n’entrerai pas dans le détail de l’affaire qui, en soi, n’a guère d’intérêt. Il suffira de savoir qu’il y avait autour de ce projet une foule d’intrigues et plusieurs volontés puissantes et hostiles, en lutte contre la mienne. Les forces se balançaient, et selon la logique humaine il était impossible de prévoir où allait se fixer la victoire. J’avais donc à poser à l’avenir des questions très précises, condition nécessaire, car si beaucoup se plaignent qu’il ne leur dise rien, c’est souvent qu’ils l’interrogent à un moment où rien ne se prépare à l’horizon de leur existence.

J’allai successivement voir les astrologues, les chiromanciens, les sibylles déchues et familières qui se flattent de lire l’avenir dans les cartes, dans le marc de café, dans l’inflorescence du blanc d’œuf dissous dans un verre d’eau, etc. (Car il ne faut rien négliger ; et si l’appareil est parfois singulier, il arrive qu’une parcelle de vérité se dissimule sous les plus absurdes pratiques.) J’allai surtout voir les plus célèbres de ces prophétesses, qui, sous le nom de somnambules, de voyantes, de médiums, etc., savent substituer à leur conscience la conscience et même une partie de l’inconscience de ceux qui les interrogent, et qui sont, en somme, les plus directes héritières des pythonisses d’autrefois. Je rencontrai dans ce monde déséquilibré beaucoup de fourberies, de simulations et de grossiers mensonges. Mais j’eus aussi l’occasion d’y étudier de près certains phénomènes curieux et incontestables. Ils ne suffisent pas à décider s’il est donné à l’homme de soulever le tissu d’illusions qui lui dérobe l’avenir, mais ils jettent un jour assez étrange sur ce qui se passe dans le lieu que nous croyons le plus inviolable, je veux dire le saint des saints du « Temple enseveli », où nos pensées les plus intimes, et les forces qui se trouvent sous elles et que nous ignorons, entrent et sortent à notre insu et cherchent à tâtons la mystérieuse route qui mène aux événements futurs.

V

Il serait fastidieux de dire ce qui m’advint chez ces prophètes et ces voyantes. Je me contenterai de rapporter brièvement l’une des expériences les plus curieuses. Du reste, elle résume la plupart des autres ; et la psychologie de toutes est, à peu de chose près, identique.

La voyante en question est l’une des plus célèbres de Paris. Elle prétend incarner, dans son état hypnotique, l’esprit d’une petite fille inconnue nommée Julia. Après m’avoir fait asseoir devant une table qui nous séparait, elle me recommanda de tutoyer Julia et de lui parler doucement, comme on parle à une enfant de sept ou huit ans. Ensuite, ses traits, ses yeux, ses mains, tout son corps se convulsa désagréablement durant quelques secondes, ses cheveux se dénouèrent ; et l’expression de sa face, complètement changée, devint naïve et puérile. Une petite voix d’enfant, aiguë et claire, sortit alors de ce grand corps de femme mûre, et me demanda, en zézayant un peu : « Qu’est-ce que tu veux ? Tu as des ennuis ? Est-ce pour toi, ou pour une autre personne, que tu viens me voir ? — C’est pour moi. — Bien ; veux-tu m’aider un peu ? Conduis-moi par la pensée à l’endroit où sont tes ennuis ». Je concentrai mon attention sur le projet qui me tenait à cœur, et sur les divers acteurs du petit drame encore latent. Alors, peu à peu, après quelques tâtonnements préliminaires, et sans que je l’aidasse ni d’un mot ni d’un geste, elle pénétra réellement dans ma pensée, y lut, pour ainsi dire, comme dans un livre légèrement voilé, situa très exactement le lieu de la scène, reconnut les personnages principaux, et les décrivit sommairement, par petites touches sautillantes et enfantines, mais bizarrement justes et précises. — « C’est très bien, Julia, lui dis-je à ce moment, mais je sais tout cela ; ce qu’il faudrait m’apprendre, c’est ce qui arrivera par la suite ». — Ce qui arrivera, ce qui arrivera… Vous voulez tous savoir ce qui arrivera ; mais c’est très difficile… » — Mais encore ?… Comment l’affaire finira-t-elle ? Est-ce moi qui l’emporterai ? » — « Oui, oui, je vois ; n’aie pas peur, je t’aiderai ; tu seras satisfait… » — « Mais l’ennemi dont tu m’as parlé ; celui qui me résiste et me veut du mal… » — « Non, non, il n’en veut pas à toi : — c’est à cause d’une autre personne… Je ne vois pas pourquoi… Il la déteste… Oh ! il la hait, il la hait !… Et c’est parce que tu l’aimes bien, qu’il ne veut pas que tu fasses pour elle ce que tu voudrais faire… » (Elle disait vrai.) — « Mais enfin, insistai-je, ira-t-il jusqu’au bout, ne cédera-t-il point ? » — « Oh ! ne le crains pas… Je vois, il est malade ; il ne vivra pas longtemps. » — « Tu te trompes, Julia, je l’ai vu avant-hier, il se porte fort bien. » — « Non, non, ça n’y fait rien ; il est malade… Cela ne se voit pas, mais il est très malade… Il doit mourir bientôt… » — « Mais quand donc ? et comment ? » — « Il y a du sang sur lui, autour de lui, partout… » — Du sang ? — Est-ce un duel ? (J’avais pensé, un instant, trouver occasion de me battre avec l’adversaire) un accident, un meurtre, une vengeance ? (C’était un homme injuste et sans scrupules, qui avait fait beaucoup de mal à bien des gens) — « Non, non, ne m’interroge plus, je suis très fatiguée… Laisse-moi m’en aller… » — « Pas avant de savoir… » — « Non, je ne puis rien dire… Je suis trop fatiguée… Laisse-moi m’en aller… Sois bon, je t’aiderai… »

La même crise qu’au début convulsa le corps où la petite voix s’était tue ; et le masque de la quarantaine recouvrit le visage de la femme, qui parut sortir d’un long sommeil. Est-il nécessaire d’ajouter que nous ne nous étions jamais vus avant cette rencontre, et que nous nous ignorions aussi profondément que si nous fussions nés sur deux planètes différentes ?

VI

Analogues furent, en somme, avec des détails moins caractéristiques et moins probants, les résultats de la plupart des expériences où les voyantes étaient sincèrement endormies. Afin de faire une sorte de contre-épreuve, j’envoyai, chez la femme que « Julia » avait choisie pour interprète, deux personnes dont je connaissais l’intelligence et la bonne foi. Comme moi, elles avaient à poser à l’avenir une question importante et précise, que la chance ou la destinée pouvaient seules résoudre. A l’une, qui l’interrogeait sur la maladie d’un ami, Julia prédit la mort prochaine de cet ami : et l’événement vérifia sa prédiction, bien qu’au moment où elle la fit, la guérison parût infiniment plus probable que la mort. A l’autre, qui lui demanda comment finirait un procès, elle répondit assez évasivement sur ce point ; par contre, spontanément elle lui révéla l’endroit où se trouvait un objet qui avait été fort précieux à la personne qui la consultait, mais perdu depuis si longtemps, et si souvent cherché en vain, que cette personne était persuadée qu’elle n’y pensait plus.

Pour ce qui me concerne, la prophétie de Julia se réalisa en partie, c’est-à-dire que sans que je triomphasse sur le point principal, l’affaire s’arrangea néanmoins d’une manière satisfaisante à d’autres égards. Quant à la mort de l’adversaire, elle n’est pas encore advenue, et volontiers je dispense l’avenir de tenir la promesse qu’il me fit par la bouche innocente de l’enfant d’un monde inconnu.

VII

Il est fort étonnant qu’on puisse ainsi pénétrer dans le suprême refuge de notre être, et y lire mieux que nous des pensées et des sentiments parfois oubliés ou repoussés, mais toujours vivaces, ou encore informulés. Il est vraiment déconcertant qu’un étranger aille plus loin que nous dans notre propre cœur. Cela répand une lumière singulière sur la nature de notre vie intime. Nous avons beau nous garder, nous renfermer en nous, notre conscience n’est pas étanche, elle fuit, elle ne nous appartient pas ; et s’il faut des circonstances spéciales pour qu’un autre s’y installe et en prenne possession, il est néanmoins certain que dans la vie normale, notre « for intérieur », comme on l’a appelé avec l’intuition profonde que l’on trouve souvent dans l’étymologie des mots, est une sorte de forum, de marché spirituel, où la plupart de ceux qui y ont affaire vont et viennent à leur gré, plongent le regard et choisissent les vérités d’une façon tout autre, et beaucoup plus librement que nous ne l’avions cru jusqu’à ce jour.

Mais laissons ce point qui n’est pas l’objet de notre étude. Ce que je voudrais démêler dans les prédictions de Julia, c’est la part d’inconnu étrangère à moi-même. Alla-t-elle au delà de ce que je savais ? Je ne le crois pas. Quand elle me parla de l’heureuse issue de l’affaire, c’était en somme l’issue que je prévoyais, qui pouvait, à la rigueur, satisfaire la partie égoïste et grossière de mon instinct, bien que ma volonté, fidèle à un devoir élémentaire, fût décidée à tout sacrifier plutôt que de se séparer de ce devoir pour lui préférer un misérable triomphe personnel. Il est donc remarquable que dans les communications de ce genre, la voix la plus secrète de l’instinct se fasse entendre bien plus nettement que celle de la volonté la mieux déterminée. Aussi bien quand elle m’annonça la mort de l’adversaire, elle ne faisait que révéler un secret désir de ce même instinct, un de ces désirs lâches et honteux que nous nous cachons à nous-mêmes et qui ne s’élèvent pas jusqu’à notre pensée. Il n’y aurait réellement prophétie que si, contre toute attente, contre toute vraisemblance, cette mort survenait d’ici peu. Mais alors même qu’elle surviendrait prochainement, ce ne serait pas, je crois, la pythie qui aurait pénétré l’avenir, mais moi, mon instinct, mon être inconscient qui aurait prévu un événement auquel il se trouvait lié. Elle aurait lu dans le Temps, non pas absolument et comme dans un livre universel où tout ce qui doit avoir lieu est inscrit, mais par moi, à travers moi, dans mon intuition particulière, et n’aurait fait que traduire ce que mon inconscience ne pouvait dire à ma pensée.

Il en fut de même, j’imagine, pour les deux personnes qui l’allèrent consulter. Celle à qui elle prédit la mort d’un ami avait probablement, malgré l’assurance que la raison donnait à l’amitié, la conviction intime, naturelle ou divinatrice, mais énergiquement étouffée, que le malade succomberait, et c’est cette conviction que la somnambule découvrit parmi les doux espoirs qui s’efforçaient de la tromper. Quant à la seconde, qui retrouva inopinément un objet égaré, il est difficile de connaître assez exactement l’état d’esprit d’autrui pour décider s’il y eut double vue ou simplement ressouvenir. Celui qui avait perdu l’objet ignorait-il absolument en quel lieu et dans quelles circonstances il l’avait perdu ? Il affirme que oui, qu’il n’en avait jamais eu la moindre notion, qu’au contraire, il était persuadé que l’objet avait été non pas égaré, mais dérobé, et qu’il n’avait cessé de soupçonner un de ses domestiques. Mais il est possible que sans que son intelligence, son moi éveillé y fît attention, la partie inconsciente et comme endormie de lui-même eût fort bien remarqué et se rappelât l’endroit où l’objet avait été déposé. Dès lors, par un miracle non moins surprenant, mais d’un autre ordre, la voyante aurait retrouvé et réveillé le souvenir latent et presque animal, et l’aurait amené à la lumière humaine qu’il avait vainement tenté de rejoindre.

VIII

En serait-il ainsi de toutes les prédictions ? Les prophéties des grands prophètes, les oracles des sibylles, des pythies, des pythonisses se seraient-ils contentés de refléter, de traduire et d’élever ainsi au monde intelligible l’instinctive clairvoyance des individus ou des peuples qui les écoutaient ? Que chacun accepte la réponse ou l’hypothèse que lui suggère sa propre expérience. J’ai donné la mienne avec la simplicité et la sincérité que demande une question de la nature[4].

[4] D’autres sujets de mon enquête m’ont donné des résultats moins curieux mais parfois d’une nature analogue. J’ai visité, par exemple, un certain nombre de chiromanciens ; et, en voyant les appartements somptueux de plusieurs de ces prophètes de la main qui ne me révélaient que des niaiseries, (je fais néanmoins une exception honorable), j’admirais déjà la naïveté de leur clientèle, lorsqu’un ami me signala, dans une ruelle aux environs du Mont-de-Piété, la demeure du praticien qui, selon lui, avait le mieux cultivé et développé les grandes traditions de la science de Desbarolles et de d’Arpentigny.

Je trouvai au sixième étage d’une affreuse maison-fourmilière, dans une soupente qui servait à la fois de salon et de chambre à coucher, un vieil homme sans prétention, doux et vulgaire, dont les phrases tenaient plus du concierge que du prophète. Je n’en obtins pas grand’chose : mais, à quelques personnes plus nerveuses que je menai chez lui, notamment à deux ou trois femmes dont je connaissais suffisamment le passé et le caractère, il révéla avec une précision assez étonnante les préoccupations de leur esprit et de leur cœur, discerna fort adroitement les principales courbes de leur existence, s’arrêta aux carrefours où leur destinée avait réellement dévié ou hésité, découvrit certaines particularités frappantes, exactes, presque anecdotiques (voyages, amours, influences subies, accidents) en un mot, et tout en tenant compte de la sorte d’auto-suggestion qui fait que notre imagination plus ou moins enflammée au contact du mystère, précise immédiatement le plus informe indice, il leur traça de leur présent et de leur passé, sur un plan un peu conventionnel et symbolique, un schème bien arrêté où elles étaient obligées de reconnaître, malgré leur méfiance, le sillage spécial de leur vie. Pour ce qui est de ses prédictions, je dois dire qu’aucune ne se réalisa.

Assurément, il y avait dans ses intuitions quelque chose de plus que des coïncidences heureuses. C’était, apparemment, à un degré moindre, une sorte de communication nerveuse d’inconscient à inconscient, du même ordre que chez la somnambule. J’ai rencontré le même phénomène chez une liseuse de marc de café ; mais avec des manifestations plus hasardeuses, plus incertaines, c’est pourquoi je ne m’y arrêterai pas.

Il est, je le répète, presque incroyable que nous ne sachions point l’avenir. Je m’imagine que nous sommes en face de lui comme en face d’un passé oublié. Nous pourrions essayer de nous en souvenir. Quelques faits insinuent que cela n’est pas impossible. Il s’agirait d’inventer ou de retrouver le chemin de cette mémoire qui nous précède.

Je conçois que nous n’ayons pas qualité pour connaître d’avance les bouleversements des éléments, le destin des planètes, de la terre, des empires, des peuples et des races. Cela ne nous touche pas directement, et nous ne le savons dans le passé que grâce aux artifices de l’histoire. Mais ce qui nous regarde, ce qui est à notre portée, ce qui doit se dérouler dans la petite sphère d’années, sécrétion de notre organisme spirituel, qui nous enveloppe dans le Temps, comme leur coquille ou leur cocon enveloppe dans l’Espace le mollusque ou l’insecte, cela, et tous les événements extérieurs qui s’y rapportent, est probablement inscrit dans cette sphère. En tout cas, il serait beaucoup plus naturel qu’il l’y fût, qu’il n’est compréhensible qu’il ne l’y soit pas. Il y a là des réalités en lutte avec une illusion ; et rien ne nous empêche de croire qu’ici, comme partout ailleurs, les réalités ne finissent par vaincre l’illusion. Les réalités, c’est ce qui nous arrivera, étant déjà arrivé dans l’histoire qui surplombe la nôtre, dans l’histoire immobile et surhumaine de l’univers. L’illusion, c’est le voile opaque tramé de ces fils éphémères appelés hier, aujourd’hui et demain, que nous tissons sur ces réalités. Mais il n’est pas indispensable que tout notre être demeure éternellement dupe de cette illusion. On peut même se demander si notre extraordinaire inaptitude à connaître une chose aussi simple, aussi incontestable, aussi parfaite et aussi nécessaire que l’avenir, ne serait pas l’un des plus grands sujets d’étonnement de l’habitant d’une autre étoile qui nous visiterait.

Aujourd’hui, cela nous paraît si profondément impossible que nous avons peine à nous imaginer comment la réalité certaine de l’avenir réfuterait les objections que nous lui faisons au nom de l’illusion organique de notre esprit. Nous lui disons par exemple : si, au moment d’entreprendre une affaire, nous pouvions savoir que l’issue en sera malheureuse, nous ne l’entreprendrions pas ; et, dès lors, puisqu’il doit être écrit quelque part, dans le Temps, avant notre interrogation, que l’affaire n’aura pas lieu attendu que nous y renoncerons, nous ne saurions prévoir l’issue de ce qui n’aura pas eu de commencement, etc.

Pour ne pas nous égarer dans cette voie qui nous mènerait en des lieux où rien ne nous appelle, il nous suffira de nous dire que l’avenir, comme tout ce qui existe, est probablement plus cohérent et plus logique que la logique de notre imagination, et que toutes nos hésitations et nos incertitudes seront comprises dans ses prévisions. Du reste, soyons persuadés que la marche des événements ne dévierait guère si nous la connaissions d’avance. D’abord, ne sauraient l’avenir ou une partie de l’avenir, que ceux qui voudraient se donner la peine de l’apprendre ; comme ne savent le passé ou une partie de leur propre présent que ceux qui ont le courage et l’intelligence de l’interroger. Nous nous adapterions promptement aux leçons de cette science nouvelle, de même que nous nous sommes adaptés à celles de l’histoire. Nous ferions bientôt la part des maux auxquels nous nous pourrions dérober, et celle des maux inévitables. Les plus sages amoindriraient pour eux le total de ceux-ci, et les autres iraient au-devant d’eux comme ils vont maintenant au-devant de beaucoup de désastres certains et qu’il est facile de prédire. La somme de nos déboires serait un peu diminuée, mais moins que nous ne l’espérons ; car déjà notre raison sait prévoir une portion de notre avenir, sinon avec l’évidence matérielle que nous rêvons, du moins avec une certitude morale souvent satisfaisante ; et nous remarquons que la plupart des hommes ne tirent guère profit de ces prévisions si faciles. Ils négligeraient les conseils de l’avenir, comme ils entendent, sans les suivre, les avis du passé.

FIN

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