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Le temple enseveli

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LE PASSÉ

I

Derrière nous notre passé s’étend en longue perspective. Il dort au loin, comme une ville abandonnée dans la brume. Quelques sommets le délimitent et le dominent. Quelques actes importants s’y élèvent pareils à des tours, les unes encore éclairées, les autres à demi ruinées et s’inclinant peu à peu sous le poids de l’oubli. Des arbres s’effeuillent, des pans de mur s’effritent, de grands espaces d’ombre s’élargissent. Tout cela paraît mort et n’avoir d’autres mouvements que ceux dont l’anime illusoirement la lente décomposition de notre mémoire. Mais à part cette vie empruntée à la mort même de nos souvenirs, il semble que tout soit définitivement immobile, à jamais immuable, et séparé du présent et de l’avenir par un fleuve que rien ne peut plus traverser.

En réalité cela vit ; et pour beaucoup d’entre nous, plus ardemment et plus profondément que le présent ou l’avenir. En réalité, cette ville morte est souvent le foyer le plus actif de l’existence ; et selon l’esprit qui les y ramène, les uns en tirent toutes leurs richesses, les autres les y engloutissent.

II

Il en est de nos idées sur le passé comme de nos idées sur l’amour, la justice, le destin, le bonheur et la plupart de ces organismes spirituels, incertains et néanmoins puissants qui représentent les grandes forces auxquelles nous obéissons. Nous les avons reçues toutes faites de ceux qui nous précédèrent ; et même lorsque s’éveille notre seconde conscience, celle qui se flatte de n’accepter plus rien les yeux fermés, même lorsque nous nous appliquons à les examiner, nous perdons notre temps à interroger celles qui parlent haut et ne cessent de se répéter, au lieu de rechercher s’il ne s’en trouve pas d’autres autour d’elles qui n’aient encore rien dit. D’habitude, il ne faut pas aller bien loin pour découvrir ces dernières. Elles attendent en nous que nous leur adressions la parole. Du reste, dans leur silence, elles ne sont pas oisives. Par-dessus les convictions bavardes, elles dirigent tranquillement une partie de notre vie réelle, et, étant plus près de la vérité que leurs sœurs satisfaites, elles sont bien souvent plus simples et plus belles.

III

Parmi ces idées toutes faites, celles qui président à notre conception du passé sont particulièrement arrêtées. Grâce à elles, le passé nous paraît une puissance aussi importante, aussi inébranlable que le Destin. Il est le destin qui agit en arrière et donne la main à celui qui agit en avant de nous. Il lui passe le dernier anneau de nos chaînes. Il nous pousse avec la même brutalité irrésistible que l’autre nous tire. Peut-être sa brutalité est-elle plus saisissante et plus terrible. On peut douter du destin. C’est un dieu dont beaucoup ne subissent pas l’atteinte. Mais personne ne songe à contester la force du passé. Il paraît impossible de n’en point éprouver tôt ou tard les effets. Ceux-là mêmes qui se refusent à admettre tout ce qui n’est pas tangible reportent sur ce passé qu’ils peuvent toucher du doigt, toute l’influence, toutes les pensées de mystère et d’intervention souveraine qu’ils ôtent à ce qu’ils nient, pour faire de lui le dieu presque unique et d’autant plus redoutable de leur Olympe dépeuplé.

IV

En vérité, la force du passé est une des plus lourdes qui pèsent sur les hommes et les courbent vers la tristesse. Pourtant, aucune ne serait plus docile, ne suivrait plus volontiers la direction que nous lui donnerions si nous savions tirer meilleur parti de sa docilité. A y bien réfléchir, le passé nous appartient aussi réellement que le présent, et il est plus malléable que l’avenir. Autant que le présent, bien plus que l’avenir, il est tout entier dans notre pensée, et constamment dans notre main ; et cela est vrai non seulement des régions de notre passé matériel où il nous est encore possible de relever les ruines que nous avons faites, mais aussi des parties de ce passé qui semblent irrémédiablement soustraites à nos bonnes intentions trop tardives ; et surtout de notre passé moral et de tout ce qu’on croit le plus irréparable en lui.

V

« Le passé est passé », disons-nous ; et cela n’est pas vrai ; le passé est toujours présent. « Nous portons le poids de notre passé », affirmons-nous encore ; et cela n’est pas vrai ; c’est le passé qui porte notre poids. « Rien ne peut effacer le passé. » Et cela n’est pas vrai ; le présent et l’avenir, au moindre signe de notre volonté, parcourent le passé et y effacent tout ce que nous leur enjoignons d’y effacer. « L’indestructible, l’irréparable, l’immuable passé ! » Et cela n’est pas vrai non plus. C’est le présent qui est immuable et ne répare rien dans ceux qui parlent ainsi. « Mon passé est mauvais, il est triste, il est vide, disons-nous enfin, je n’y trouve pas une minute de beauté, de bonheur ou d’amour ; je n’y vois que des ruines sans grandeur… » Et tout cela n’est pas vrai ; car vous y voyez exactement ce que vous y mettez dans l’instant même que vous le regardez.

VI

Notre passé dépend tout entier de notre présent et change perpétuellement avec lui. Il prend immédiatement la forme des vases dans lesquels notre pensée d’aujourd’hui le recueille. Il est contenu dans notre mémoire, et rien n’est plus variable et plus impressionnable, rien n’est moins indépendant que cette mémoire, alimentée et travaillée sans cesse par notre cœur et notre intelligence, qui deviennent plus petits ou plus grands, meilleurs ou pires selon les efforts que nous faisons. Ce qui importe à chacun de nous dans le passé, ce qui nous en reste, ce qui est partie de nous-mêmes, ce ne sont pas les actes accomplis ou les aventures subies, ce sont les réactions morales que produisent en ce moment sur nous les événements qui ont eu lieu ; c’est l’être intérieur qu’ils ont contribué à façonner ; et ces réactions qui créent l’être intime et souverain dépendent entièrement de la manière dont nous envisageons les événements révolus. Elles varient suivant la substance morale qu’elles rencontrent en nous. Or, à chaque degré que gravissent notre intelligence et nos sentiments, la substance morale de notre être se modifie ; et aussitôt les plus immuables faits qui paraissent scellés dans la pierre et le bronze revêtent un aspect tout différent, se déplacent et se raniment, nous donnent des conseils plus vastes et plus courageux, entraînent la mémoire dans leur ascension, et, d’un amas de ruines qui pourrissaient dans l’ombre, reforment une cité qui se repeuple et sur laquelle le soleil se lève de nouveau.

VII

C’est arbitrairement que nous situons derrière nous un certain nombre d’événements. Nous les reléguons à l’horizon de nos souvenirs ; et une fois là, nous nous imaginons qu’ils appartiennent à un monde dans lequel tous les efforts des hommes réunis ne peuvent plus relever une fleur ni essuyer une larme. Mais, étrange contradiction ! tout en admettant que nous n’avons plus aucune action sur eux, nous sommes convaincus qu’ils agissent sur nous. La vérité est qu’ils n’agissent sur nous qu’autant que nous renonçons à agir sur eux. Le passé ne s’affirme que pour ceux en qui la vie morale s’est arrêtée. Il ne se fixe dans sa forme redoutable qu’à partir de cet arrêt. A compter de ce point il y a vraiment derrière nous de l’irréparable, et le poids de ce que nous avons fait descend sur nos épaules. Mais tant que nous ne nous interrompons pas de vivre par l’esprit et le caractère, il demeure en suspens sur notre tête ; et pareil à ces nuages complaisants qu’Hamlet montre à Polonius, il attend que notre regard lui transmette la figure d’espérance ou de crainte, de trouble ou de sérénité, que nous élaborons en nous.

VIII

Dès que notre activité morale s’alentit, les événements accomplis accourent et nous assaillent ; et malheur à celui qui leur ouvre la porte et les laisse s’installer à son foyer ! A l’envi, ils l’accablent des dons les plus propres à briser les courages. Et le passé le plus heureux et le plus noble, quand nous lui permettons de s’introduire en nous, non comme un hôte que nous y invitons, mais comme un parasite qui s’impose, est aussi dangereux que le passé le plus lugubre et le plus criminel. Si celui-ci n’apporte que des remords impuissants, celui-là n’amène que des regrets stériles ; et remords et regrets qui pénètrent ainsi nous sont également funestes. Pour tirer du passé ce qu’il contient de précieux — et il contient presque toutes nos richesses — il faut aller à lui aux heures où notre force est dans sa plénitude, entrer en maître dans son domaine, y choisir ce qui nous convient, et lui laisser le reste, en lui défendant de franchir notre seuil sans notre ordre. Comme tout ce qui ne vit en somme qu’aux dépens de notre force spirituelle, il prendra tôt l’habitude d’obéir. Peut-être essayera-t-il d’abord de résister. Il aura recours aux ruses, aux prières. Il voudra nous tenter et nous attendrir. Il nous fera voir des espoirs déçus, des joies qui ne reviendront plus, des reproches mérités, des affections brisées, de l’amour qui est mort, de la haine qui expire, de la foi gaspillée, de la beauté perdue, tout ce qui fut un jour le merveilleux ressort de notre ardeur à vivre, et tout ce que ses ruines recèlent maintenant de tristesses qui nous rappellent, et de bonheurs défunts. Mais nous passerons outre, sans retourner la tête, écartant de la main la foule des souvenirs, comme le sage Ulysse, dans la nuit Cimmérienne, à l’aide de son épée, écartait du sang noir qui devait les faire revivre et leur rendre un instant la parole, toutes les ombres des morts — même celle de sa mère — qu’il n’avait pas mission d’interroger. Nous irons droit à telle joie, à tel regret, à tel remords dont le conseil est nécessaire ; nous irons poser des questions très précises à telle injustice, soit que nous voulions réparer celle-ci s’il est encore possible de le faire ; soit que nous venions demander au spectacle de telle autre que nous avons commise et dont les victimes ne sont plus, la force indispensable pour nous élever au-dessus des injustices que nous nous sentons encore capables de commettre aujourd’hui.

IX

Oui, alors même qu’il y aurait dans notre passé des crimes que notre meilleure volonté ne puisse plus atteindre, et dont il ne soit plus possible qu’elle arrête les effets, si l’on considère, par-dessus les circonstances de temps et de lieu, le vaste plan de chaque existence humaine, ces crimes sortent réellement de notre vie dès l’instant que nous sentons qu’aucune tentation, qu’aucune force de ce monde ne pourrait nous induire à en commettre de semblables. Ils ne sont pas pardonnés au dehors, car peu de choses s’oublient et se pardonnent dans la sphère extérieure ; ils continuent de produire leurs effets matériels, car les lois des effets et des causes sont étrangères à celles de notre conscience. Mais au tribunal de notre justice personnelle, le seul qui ait une action décisive sur notre vie inaccessible, le seul qui nous juge efficacement jusqu’aux moelles et dont nous ne puissions éluder les arrêts, une action malfaisante que nous regardons de plus haut que le lieu où elle fut hasardée, est une action qui n’existe plus que pour nous rendre la descente plus difficile, et qui n’a désormais le droit de se redresser devant nous qu’au moment où nous penchons de nouveau vers l’abîme qu’elle garde.

Certes, c’est une des plus profondes tristesses humaines, que d’avoir dans son passé des injustices dont toutes les routes sont, pour ainsi dire, barrées derrière nous, dont il n’est plus possible de retrouver, de rejoindre, de relever ou de consoler les victimes. C’est une des douleurs qui s’oublient le moins vite que d’avoir abusé de sa force pour dépouiller le faible qui a définitivement succombé ; d’avoir iniquement et mortellement fait souffrir un cœur qui nous aimait, ou simplement méconnu une affection touchante qui s’offrait. Il est nécessaire que cela pèse d’un grand poids sur notre existence. Mais selon le point où nous avons fixé notre conscience actuelle, il dépend de nous que ce poids fasse descendre ou remonter toute notre destinée morale. Il est inévitable, — car presque rien ne meurt de ce que nous faisons, — il est inévitable que beaucoup d’injustices commises ressuscitent quelque jour, pour réclamer les parts qui leur demeurent dues, et commencer de légitimes représailles. Elles atteindront alors notre vie extérieure ; mais avant de pouvoir toucher à l’être intime qui est au centre de cette vie, elles seront forcées de passer par le jugement que nous avons déjà porté sur nous-mêmes ; et la qualité de ce jugement déterminera l’attitude de ces mystérieuses envoyées qui viennent des profondeurs où s’élabore l’éternel équilibre des effets et des causes. Si nous nous sommes sincèrement interrogés et condamnés du haut de notre conscience nouvelle, ce ne seront point de soudaines et menaçantes revendicatrices que nous verrons surgir de toutes parts, mais de bienveillantes visiteuses, presque des amies attendues, qui s’approcheront en silence. Elles savent d’avance qu’elles trouveront un homme qui n’est plus le coupable qu’elles cherchent ; et, au lieu des idées de révolte, de désespoir, de haine, au lieu des châtiments qui dégradent ou qui tuent, elles verseront dans notre cœur les pensées et les peines qui ennoblissent, purifient et consolent.

X

Entre beaucoup de choses, qui dérivent presque toutes d’un même principe de confiance et d’ardeur, ce qui différencie les heureux et les forts de ceux qui pleurent et sont découragés, c’est bien moins ce qu’ils ont fait ou subi que la manière dont ils savent se rappeler ce qu’ils firent ou subirent. A le prendre en soi, il n’y a de passé heureux pour personne ; et les privilégiés du destin, s’ils considèrent ce qui demeure des années écoulées dans le plus grand bonheur, ont peut-être plus de raison de s’attrister que les infortunés qui parcourent les restes d’une vie de misère. Tout ce qui fut un jour et n’est plus aujourd’hui incline à la tristesse, surtout ce qui fut très beau et très heureux. L’objet des regrets — que ceux-ci se tournent vers ce qui a été ou ce qui aurait pu être — est donc à peu près le même pour tous les hommes ; et leur tristesse devrait être identique. Pourtant, elle ne l’est point ; ici elle règne sans interruption, et là-bas ne se montre qu’à de longs intervalles. Il faut donc qu’elle dépende d’autre chose que des faits accomplis. Elle dépend de la façon dont l’homme agit sur eux. Les vainqueurs de ce monde, ceux qui ne perdent pas leur temps à fermer l’horizon avec de l’immuable et de l’irréparable imaginaires, ceux qui semblent naître chaque matin dans un monde qui naît sans cesse à l’avenir, ceux-là savent d’instinct que ce qui paraît ne plus exister, existe toujours vierge, que ce qu’on croit fini est en train de s’achever. Ils savent que les années que le temps leur a prises sont encore en travail, et sous leur nouveau maître n’obéissent qu’à l’ancien. Ils savent que leur passé est toujours en mouvement ; qu’hier qui fut lugubre, infirme ou très coupable, reviendra tout joyeux, innocent, rajeuni, sur la route de demain. Ils savent que leur image n’est pas encore fixée dans les jours écoulés, qu’il suffit d’une pensée ou d’un acte décisifs pour bouleverser toute l’œuvre. Ils savent que, si vieille, si compacte que soit l’ombre étendue derrière eux, ils n’ont qu’à faire un geste d’allégresse ou d’espoir pour que l’ombre aussitôt l’imite et le prolonge jusqu’aux petites ruines de leur première enfance, et tire de ces débris des trésors imprévus. Ils savent que tout peut s’embellir et devenir meilleur rétroactivement, et que les morts eux-mêmes casseront leurs sentences au fond de leurs tombeaux pour juger à nouveau un passé qu’aujourd’hui vient de faire revivre et de transfigurer.

Ils sont heureux ceux qui trouvent cet instinct aux plis de leur berceau. Mais ceux qui ne l’ont point ne peuvent-ils l’imiter, et l’une des missions de la sagesse humaine n’est-elle pas de nous faire acquérir les instincts salutaires que la nature nous avait refusés ?

XI

Ne nous endormons point dans notre passé. Plus il est heureux ou glorieux, plus il doit nous être suspect s’il tend à s’arrondir en voûte sur notre vie, s’il ne change pas sans cesse sous notre œil, si le présent s’accoutume à le visiter, non plus comme un bon ouvrier qui s’y rend pour y faire le travail auquel l’appellent les ordres d’aujourd’hui, mais comme un pèlerin passif et trop crédule qui se contente de contempler de belles ruines immobiles.

Et n’ayons pas pour lui le respect profond que l’instinct nous impose, si ce respect nous fait craindre d’en troubler la belle ordonnance. Mieux vaut un passé ordinaire, qui se tient à sa place dans sa brume, qu’un passé somptueux qui prétend régenter ce qui ne lui appartient plus. Mieux vaut un présent médiocre mais bien vivant, et qui agit comme s’il était seul au monde, qu’un présent qui se meurt fièrement dans les chaînes d’un merveilleux jadis. Un pas que nous faisons à cette heure vers un but incertain a plus d’importance pour nous que les mille lieues que nous avons faites autrefois vers une victoire éclatante mais périmée. Notre passé n’eut d’autre mission que de nous élever au moment où nous sommes, et de nous y fournir les armes, l’expérience, la pensée et la joie nécessaires. Qu’à ce moment précis, il nous retire ou détourne sur lui une parcelle de notre énergie ; si glorieux qu’il ait été, il ne fut qu’inutile, et il eût mieux valu qu’il n’eût pas existé. Quand nous lui permettons d’entraver un geste que nous allions faire, c’est alors que notre mort commence, et que les édifices de l’avenir prennent subitement la forme de tombeaux.

XII

Il est d’autres passés plus dangereux encore que les passés de bonheur et de gloire ; ce sont ceux que peuplent des fantômes trop puissants et trop chers. Ils sont nombreux ceux qui périssent dans les enlacements de ses ombres aimées. N’oublions pas ceux qui ne sont plus là ; mais que leur présence idéale, au lieu d’être une peine, soit une consolation. Recueillons et gardons dans une âme fidèle et heureuse en ses larmes, les jours qu’ils nous donnèrent. En s’en allant ils nous ont laissé le plus pur de ce qu’ils furent, ne perdons pas dans les mêmes ténèbres ce qu’ils nous ont laissé et ce que la mort nous a pris. Si eux-mêmes revenaient sur la terre, sages, puisqu’ils ont vu ce que nous cache encore la lumière éphémère, ils nous diraient, je pense : « Ne pleurez pas ainsi. Loin de nous ranimer, vos larmes nous épuisent, puisqu’elles vous épuisent. Détachez-vous de nous, ne pensez plus à nous, tant que notre pensée ne mêle que des pleurs à la vie qui nous reste dans votre propre vie. Nous ne subsistons plus que dans vos souvenirs ; mais vous croyez à tort que les seuls qui nous touchent sont ceux qui nous regrettent. C’est tout ce que vous faites qui se souvient de nous et réjouit nos mânes, sans que vous le sachiez, sans qu’il soit nécessaire de vous tourner vers nous. Si notre pâle image attriste votre ardeur, nous nous sentons périr d’une mort plus sensible et plus irrévocable que la première mort ; et quand vous vous penchez trop souvent sur nos tombes, vous nous prenez la vie, l’amour et le courage que vous croyez nous rendre. »

« C’est en vous que nous sommes ; c’est en toute votre vie que se trouve notre vie ; et quand vous grandissez, même en nous oubliant, nous grandissons aussi ; et nos ombres respirent comme des prisonnières dont la prison s’entr’ouvre. »

« Si nous avons appris quelque chose de nouveau dans le monde où nous sommes, c’est d’abord que le bien que nous vous avons fait, alors que nous étions comme vous sur cette terre, ne balance pas le mal que fait un souvenir qui diminue la force et la confiance de la vie. »

XIII

Surtout, n’envions le passé d’aucun homme. Notre passé fut créé par nous-mêmes, pour nous seuls. Il est le seul qui nous convienne ; le seul qui ait à nous apprendre une vérité que personne n’eût pu nous apprendre, le seul qui nous donne une force que personne ne nous puisse donner. Bon ou mauvais, étincelant ou morne, il est pour nous comme un musée qui renferme des chefs-d’œuvre uniques qui ne parlent qu’à nous ; car aucun chef-d’œuvre étranger ne saurait égaler une action que nous avons accomplie, un baiser que nous avons reçu, une beauté que nous avons sentie, une souffrance que nous avons subie, une angoisse qui nous a étreints, un amour qui nous a couverts de sourires ou de larmes. Notre passé, c’est nous-mêmes, ce que nous sommes et ce que nous deviendrons ; et sur cette sphère inconnue où nous nous agitons, nul, — du plus heureux au plus infortuné, — nul ne saurait prévoir ce qu’il perdrait à substituer une trace étrangère à la trace qu’il devait laisser dans la vie. Notre passé, c’est notre secret promulgué par la bouche des années, c’est l’image la plus mystérieuse de notre être, surprise et gardée par le Temps. L’image n’est pas morte ; un rien la dégrade ou la pare, elle peut encore s’éclairer ou s’assombrir, rire ou pleurer, exprimer la haine ou l’amour ; mais elle demeure à jamais reconnaissable au milieu des myriades d’images qui l’entourent. Elle nous représente derrière nous, comme nos aspirations et nos espoirs nous représentent dans l’avenir ; et les deux visages se confondent pour nous apprendre à nous-mêmes ce que nous sommes.

Ce qui est enviable, ce ne sont point les faits du passé, mais le tissu spirituel dont le souvenir des jours qui ne sont plus vient envelopper le sage. Ce tissu, qu’il soit formé dans la douleur ou dans la joie, qu’il soit tiré de l’abondance ou de la misère des événements, peut être également précieux ; et l’on ne saurait dire, à le voir resplendir sur la vie qui le porte, si les étoiles et les pierreries qui l’animent furent trouvées dans les cendres parcimonieuses d’une cabane ou sur les marches d’un palais.

Il n’y a point de passé vide ou pauvre, il n’y a point d’événements misérables, il n’y a que des événements misérablement accueillis. Si réellement il ne vous était rien arrivé, ce serait l’aventure la plus extraordinaire qui fût jamais arrivée à personne, et vous en pourriez tirer une lumière non moins extraordinaire. En réalité, les mêmes faits, les mêmes passions, les mêmes possibilités et des occasions à peu près identiques attendent et sollicitent la plupart des hommes. Les circonstances et leur éclat diffèrent, mais bien moins que les réactions intérieures ; et un événement minime et inachevé, tombant dans un esprit et dans un cœur féconds, atteint aisément la hauteur et les proportions morales d’une conjoncture analogue qui, sur un autre plan, ébranlerait un peuple.

A celui qui verrait étalés devant lui les passés divers d’une assemblée humaine, s’il ne percevait en même temps les conséquences morales de tous ces faits épars et dissemblables, il serait bien difficile de désigner lequel de ces passés il souhaiterait vivre. Peut-être se tromperait-il mortellement, en choisissant telle existence dont débordent, pareils à d’énormes joyaux, des bonheurs et des triomphes incomparables, tandis que son regard glisserait avec indifférence sur telle autre, apparemment déserte et cependant peuplée d’émotions sereines et de hautes pensées rédemptrices qui la rendent heureuse entre toutes, mais ne se montrent point. Car nous savons bien qu’il suffit d’une pensée pour bouleverser, aussi profondément que ferait une grande victoire ou une grande défaite, ce que le destin nous donna et ce qu’il nous réserve. Elle ne fait pas de bruit, elle ne choque pas un caillou sur la route illusoire que l’on voit ; mais tranquillement elle élève une pyramide indestructible au tournant du chemin plus réel que suit la vie secrète ; et soudain, tout ce qui nous arrive, jusqu’aux phénomènes du ciel et de la terre, prend une direction nouvelle.

Ce qu’il y a de plus important dans la vie de Siegfried, ce n’est pas le moment où il forge l’épée prodigieuse, ni celui où il tue le dragon et oblige les dieux à lui céder la place ; ce n’est pas davantage la minute éblouie où il trouve l’amour sur la montagne en flammes, mais la brève seconde arrachée aux décrets éternels, le petit geste puéril où, ayant approché par mégarde de ses lèvres l’une de ses mains rougies du sang de sa mystérieuse victime, ses yeux et ses oreilles s’ouvrent ; il entend le langage caché de tout ce qui l’entoure, surprend la trahison du Nain, qui représente les mauvaises puissances, et, tout à coup, apprend à faire ce qu’il doit faire.

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