Le temple enseveli
LE RÈGNE DE LA MATIÈRE
I
Malgré le désir si naturel à l’homme de trouver dans l’univers une sanction à ses vertus, il nous fallait reconnaître, dans une précédente étude, que le ciel ni la terre n’ont le moindre souci de notre morale, et que tout enseignerait au juste qu’il est dupe, s’il ne trouvait en soi une approbation que nous ne pouvions guère exprimer, et une récompense si peu tangible, que nous nous efforcions assez vainement d’en peindre les douceurs les moins incertaines.
On dira : est-ce là tout ce qu’il faut attendre de notre grand effort, d’une attention, d’une contrainte perpétuelles, du sacrifice d’instincts et de plaisirs qui paraîtraient légitimes et nécessaires, et par conséquent nous rendraient plus heureux, s’il n’y avait en nous ce désir de justice qui vient on ne sait d’où, qui appartient peut-être à notre nature, mais qui, selon toute apparence, contrarie des lois générales de la grande nature dont nous faisons partie ? Oui, si vous voulez, c’est peu de chose que cette justice vaporeuse qui ne produit qu’une satisfaction diffuse, laquelle ne peut même être trop consciente sans devenir odieuse et se détruire elle-même. Mais à ce compte, et du point de vue où vous vous placez pour en juger ainsi, tout ce qui se passe dans notre être moral est bien peu de chose. C’est peu de chose aussi que l’amour, passée la minute de la possession qui seule est réelle et assure la perpétuité de l’espèce ; et cependant, à mesure que l’homme se civilise, il attache plus d’importance aux heures et aux années adoucies et embellies qui constituent ce peu de chose qui précède, accompagne et suit la possession, qu’à la possession même sans ce peu de chose. C’est peu de chose aussi qu’un beau visage, une belle attitude, un beau corps, un beau spectacle, une voix harmonieuse, une noble statue, un lever de soleil sur la mer, les étoiles sur la forêt, les fleurs dans un jardin, un rayon de lune sur le fleuve, un vers merveilleux, une grande pensée, un sacrifice héroïque qui reste le secret d’une âme profonde et tendre. Nous l’admirons un instant, cela nous donne un sentiment de plénitude que nous ne trouvons pas dans d’autres joies, mais aussi je ne sais quelle tristesse et quelle inquiétude ; et si nous sommes malheureux par ailleurs, cela ne nous apporte pas ce que les hommes ont coutume d’appeler le bonheur. Cela ne produit rien que l’on puisse peser ou définir, rien que les autres puissent reconnaître, ni qu’ils songent à nous envier ; et pourtant qui de nous, qui a ce sentiment de la beauté, si un magicien pouvait le lui enlever tout d’un coup, sans qu’il en restât la moindre trace, sans espoir que jamais il revînt, qui de nous n’aimerait mieux perdre richesses, tranquillité, santé même, et bien des années de sa vie, plutôt que cette faculté invisible, et presque indéfinissable ? Ce sont des choses intangibles aussi, et dont on ne peut guère rendre compte, que la douceur d’une amitié profonde, d’un souvenir vénéré, adorable ou touchant, et de mille autres pensées, de mille autres sentiments qui ne percent pas les montagnes, qui n’écartent pas un nuage, qui ne déplacent même pas un grain de sable sur la route. Pourtant, tout cela c’est le meilleur et le plus heureux de nous-même, tout nous-même, tout ce que devraient envier à ceux qui le possèdent, ceux qui ne le possèdent point. A mesure que nous nous éloignons de l’animal, pour nous rapprocher de ce qui paraît être l’idéal le plus stable de notre espèce, nous voyons mieux que tout cela n’est rien, si, par exemple, nous le comparons à l’énormité des lois de la matière, mais nous voyons en même temps que ce rien est notre part unique, et que, quoi qu’il arrive, jusqu’à la fin des temps, c’est autour de ces foyers de lumière que se concentrera de plus en plus la vie humaine.
II
Nous sommes dans un siècle qui paraît n’aimer que la matière, mais tout en l’aimant il la dompte, et la dompte plus passionnément qu’aucun autre. On dirait qu’il a hâte de la connaître, de la pénétrer, de l’asservir, de la posséder tout entière, d’en jouir une fois pour toutes jusqu’à satiété, comme pour débarrasser l’avenir de la recherche inquiète d’un bonheur que l’on peut très raisonnablement espérer trouver en elle tant qu’on n’en aura pas épuisé toutes les ressources et découvert tous les secrets. Cela est nécessaire, comme il est nécessaire que l’on passe par l’amour charnel pour connaître dans toute sa pureté profonde et inaltérable la nature véritable de l’amour.
Il est probable qu’il y aura quelque jour une réaction très sérieuse contre cette passion des jouissances de la matière. Non que l’homme s’en détache jamais ; il aurait tort de le tenter. Nous sommes après tout des fragments de matière animée, et il est bon de ne pas négliger le point de départ de notre être. Mais ce n’est pas une raison pour emprisonner tous nos bonheurs, toutes nos espérances, dans la petite circonférence de ce point de départ. Presque tous ceux que nous rencontrons par la vie mettent une sorte d’obstination irréfléchie à entretenir en eux la prépondérance de la matière. Entrez dans une assemblée d’hommes et de femmes à l’abri des soucis les plus déprimants de l’existence, une assemblée d’élite, si vous voulez, prononcez-y les mots joie, bonheur, félicité, béatitude, idéal, et supposez qu’un ange recueille à l’instant même et retienne dans un miroir magique ou dans une corbeille surnaturelle les images que ces mots auront évoqués dans les âmes qui les ont entendus. Que verrez-vous dans le miroir ou la corbeille ? De beaux corps enlacés, de l’or, des pierreries, un palais, un grand parc, le philtre de la santé, des ornements et des bijoux bizarres qui représentent les rêves de la vanité, et, formant le gros tas, il faut bien l’avouer, de bons repas, de bons vins, des tables somptueuses, des appartements magnifiques. L’humanité est-elle encore trop proche de ses origines pour concevoir autre chose ? L’heure n’est-elle pas venue où l’on devrait trouver dans la corbeille une intelligence puissante et désintéressée, une conscience pacifiée, un cœur juste et aimant, des regards et une attention qui auraient appris à saisir et à pénétrer toutes les beautés, aussi bien celles des soirs, des villes, des mers et des forêts, que celles d’un visage, d’un sourire, d’une parole, d’une action, ou d’un mouvement d’âme ? Quand verrons-nous, au premier plan, dans le miroir magique, au lieu de belles femmes nues, l’amour vaste et profond de deux êtres qui ont appris que les jouissances de la chair ne perdent leur arrière-goût d’inquiétude et d’amertume que lorsque les pensées, les sentiments, et ce qui est meilleur encore, plus haut et plus mystérieux que les pensées et les sentiments, s’unissent chaque jour davantage ? Quand y verrons-nous, à la place de l’exaltation factice et maladive engendrée par des nourritures trop abondantes et trop lourdes, ou par des excitants qui ne sont en somme que les émissaires les plus dangereux de l’ennemi même que nous cherchons à vaincre, quand trouverons-nous à sa place l’allégresse altière et grave d’un esprit qui est toujours exalté parce qu’il cherche toujours à comprendre et à aimer ?… Voilà longtemps que l’on sait ces choses, et il semble bien inutile de les redire. Pourtant, il suffit de se trouver deux ou trois fois au milieu de ceux qui représentent ce qu’il y a de meilleur, de plus intellectuellement et sentimentalement humain dans l’humanité, pour reconnaître à quel point ils tâtonnent encore dans la recherche des moments heureux de l’existence, à quel point le bonheur inconscient qu’ils attendent ressemble encore à celui de l’homme qui n’a pas de vie spirituelle, et le mal qu’ils ont à percer le nuage qui sépare ce qui appartient à l’être qui s’élève, de ce qui appartient à l’être qui descend. L’heure n’est pas venue, dira-t-on, où l’homme puisse clairement voir la part qu’il convient de faire au corps et à l’esprit. Mais quand viendra-t-elle, si ceux pour qui elle devrait être sonnée depuis longtemps se laissent ainsi, dans le choix de leur bonheur, nonchalamment guider par les préjugés obscurs de la masse ? Quand ils acquièrent la richesse et la gloire, quand ils trouvent l’amour, ils en éliminent simplement quelques satisfactions vulgaires de la vanité, quelques excès grossiers, mais ils ne poussent guère plus loin la conquête d’un bonheur plus spirituel, plus proprement humain, ils ne profitent guère de leurs avantages pour élargir un peu le cercle des exigences le moins justifiées de la matière. Ils subissent dans les plaisirs de la vie la diminution spirituelle que subit, par exemple, le spectateur éclairé qui s’est égaré dans un théâtre où l’on joue un drame qui n’est pas l’un des cinq ou six chefs-d’œuvre de la littérature universelle. Il sait que presque tout ce qui transporte ceux qui applaudissent autour de lui est fait de préjugés plus ou moins pernicieux sur l’honneur, la gloire, l’amour, la patrie, le sacrifice, la justice, la religion et la liberté ; ou des lieux communs les plus mous et les plus énervants de la poésie. Néanmoins, il prendra part à l’exaltation générale, et il lui faudra faire à chaque instant un violent retour sur lui-même, un appel étonné à toutes les certitudes pour se persuader que ceux qui sont restés fidèles aux plus vieilles erreurs n’ont pas raison contre sa raison isolée.
III
Du reste, dans les rapports de l’homme avec la matière, on constate, non sans étonnement, que rien, pour ainsi dire, n’a été élucidé ni réglé jusqu’ici. Pourtant ils sont impérieux et élémentaires, mais depuis l’origine on voit l’humanité incertaine, passer tour à tour de la confiance la plus dangereuse à la méfiance la plus systématique, de l’adoration à l’horreur, de l’ascétisme, du renoncement absolu, à l’excès contraire. Il ne s’agit pas de prêcher et de pratiquer une fois de plus l’abstinence inconsidérée et vaine. Elle est souvent aussi pernicieuse que l’intempérance habituelle. Nous avons droit à tout ce qui peut favoriser et maintenir le développement complet de notre corps ; mais il serait nécessaire de fixer aussi exactement que possible les limites de ce droit, car tout ce qui les outrepasse nuit à l’épanouissement de l’autre partie de notre être qui est comme la fleur que les feuilles alimentent ou étouffent. Or, l’humanité, qui s’occupe depuis si longtemps des nuances et des parfums les plus subtils et les plus fugitifs de sa fleur, livre, le plus souvent, à la bonne ou mauvaise volonté du tempérament, de l’heure ou du hasard, les forces inconscientes qui représentent les feuilles nourricières, discrètes et laborieuses, ou profusément égoïstes, envahissantes et mortelles. Peut-être le fit-on assez impunément jusqu’à ce jour, car l’idéal de l’humanité, après s’être d’abord exclusivement attaché au corps, hésita longtemps entre la matière et l’esprit. Mais voici qu’il se fixe avec une certitude de plus en plus inébranlable autour de l’intelligence. Nous ne songeons plus à rivaliser de force ou d’agilité avec le lion, la panthère, ou le grand singe anthropoïde, ni de beauté avec la fleur ou l’éclat des étoiles sur l’océan. L’utilisation par l’intelligence de toute force inconsciente, la soumission graduelle de la matière et la recherche de son énigme, tel est pour le moment le but le plus probable, la mission la plus plausible de notre espèce. Autrefois, dans le doute, toute satisfaction, tout excès même était excusable et moral qui n’entraînait pas une perte de force irréparable ou quelque dommage organique. Aujourd’hui que la mission de l’espèce se précise, notre devoir est d’éliminer tout ce qui n’est pas directement favorable au développement de la partie spirituelle de notre être. Le péché contre l’esprit, qui est bien le péché contre la santé de l’intelligence que Jésus devait avoir en vue et couvrait d’anathèmes inouïs, devient irrémissible. Il faudra sacrifier peu à peu tout ce qui ne procure au corps qu’un plaisir stérile, c’est-à-dire qui ne se traduit pas par une énergie plus grande et plus durable de la pensée, toutes ces petites satisfactions soi-disant inoffensives, qui, si peu malfaisantes qu’elles soient par elles-mêmes, entretiennent néanmoins, par l’habitude et l’exemple, le préjugé des jouissances inférieures et usurpent la place que devraient occuper les satisfactions de l’intelligence. Or, ces dernières ne sont pas comme celles du corps, dont les unes peuvent être utiles, les autres nuisibles, à l’épanouissement de celui-ci. Dans les champs élyséens de la pensée, toute satisfaction correspond à un rajeunissement et à un développement, et rien n’est plus sain pour l’esprit que les ivresses et les débauches de la curiosité, de la compréhension et de l’admiration.
IV
Il faudra bien que notre morale se conforme quelque jour à la mission probable de l’espèce, et remplace la plupart des restrictions arbitraires, et souvent ridicules, dont elle est tissue, par ces restrictions logiques et indispensables. Car l’unique morale d’un être ou d’une espèce est la subordination de sa manière de vivre à l’accomplissement de la mission générale qui lui paraît confiée. Nous verrons ainsi se déplacer peu à peu l’axe d’un certain nombre de péchés et de grands attentats, jusqu’à ce qu’à tous les crimes conventionnels contre le corps soient substitués les crimes véritables contre les destinées de l’humanité, c’est-à-dire tout ce qui porte atteinte à la puissance, à l’intégrité, à la liberté, à la prépondérance, aux loisirs de l’intelligence.
Ce n’est pas à dire que le corps soit l’irréconciliable ennemi, comme dans la théorie chrétienne. Loin de là. Que tout d’abord il s’affirme aussi sain, aussi robuste, aussi beau que possible. Mais c’est un enfant capricieux, exigeant, imprévoyant, égoïste, et d’autant plus dangereux qu’il est plus fort. Il n’a qu’un culte, celui de la minute présente. La pensée puérile et la satisfaction élémentaire, béate et précaire du petit chien ou du nègre, voilà tout ce qu’il peut imaginer et désirer. Du reste, il jouit avec désinvolture, et comme s’ils lui étaient dus, du bien-être, de la sécurité, des loisirs, des agréments, des voluptés qu’une intelligence plus active sait lui procurer. Et livré à lui-même, il en jouirait si sottement et si sauvagement qu’il ne tarderait guère à étouffer l’intelligence à laquelle il doit son bonheur. Il y a donc des restrictions et des renoncements nécessaires. Ils ne sont pas seulement imposés à celui qui a le droit de croire ou d’espérer qu’il travaille effectivement à la solution de l’énigme, à l’accomplissement des destinées humaines, au triomphe de la pensée sur la substance aveugle, mais encore à tous ceux qui suivent passivement, dans l’épaisse arrière-garde inconsciente, les évolutions phosphorescentes de l’intelligence à travers les éléments et les ténèbres de nos mondes. L’humanité est un être unique et unanime. Il paraît étrange qu’une dépression de la pensée de la masse, de cette pensée qui est à peine de la pensée, puisse avoir quelque influence sur le caractère, la moralité, les habitudes laborieuses, l’idéal, le sentiment du devoir, l’indépendance et la force intellectuelle de l’astronome, du chimiste, du poète ou du philosophe. Pourtant il semble bien qu’elle en ait une, et décisive. Aucune idée ne s’allume sur les sommets si les innombrables et uniformes petites idées de la plaine n’atteignent un certain niveau. En bas, on ne pense pas avec force, mais on y pense en nombre, et le peu qu’on y pense acquiert une influence en quelque sorte atmosphérique. Cette atmosphère est hostile ou salutaire à ceux qui se hasardent sur les pics, au bord des précipices, à la pointe des glaciers, selon qu’elle est plus ou moins lourde ou plus ou moins légère, plus ou moins chargée d’idées généreuses ou d’habitudes et de désirs grossiers. L’action héroïque d’un peuple (la Réforme, par exemple, la Révolution française, toutes les guerres d’indépendance ou de libération, le meurtre des tyrans, etc.) l’assainit et la féconde pour plus d’un siècle. Mais il n’en faut pas tant pour soulager ceux qui travaillent à l’accomplissement des destinées. Qu’autour d’eux, les habitudes soient un peu moins basses, les espérances plus désintéressées ; que les inquiétudes, les passions, les plaisirs, les amours s’éclairent d’un rayon de grâce, d’insouciance, de ferveur immatérielle, voilà qu’ils respirent librement, ils se sentent soutenus, ils n’ont plus à lutter contre les parties instinctives d’eux-mêmes, leurs forces s’allègent et se concentrent. Le paysan qui, le dimanche, au lieu de s’enivrer au cabaret, reste paisiblement à lire sous les pommiers de son verger ; le petit bourgeois qui sacrifie à un noble spectacle, ou simplement à une après-midi silencieuse, les émotions et les vociférations du champ de courses ; l’ouvrier qui, plutôt que de remplir les rues de chants obscènes ou idiots, va se promener dans la campagne ou contempler le coucher du soleil du haut des remparts, on peut dire qu’ils apportent une aide anonyme et inconsciente, mais considérable, au triomphe de la grande flamme humaine.
V
Mais que de choses à faire et à apprendre, avant que la grande flamme s’élève claire et sûre ! Comme nous le disions tout à l’heure, dans ses rapports avec la matière, l’humanité en est encore aux tâtonnements et aux expériences des premiers jours. Elle ne sait même pas au juste comment il faut qu’elle se nourrisse, si elle est frugivore ou carnivore, ni la quantité de nourriture qu’il faut prendre. Son intelligence égare son instinct. C’est d’hier seulement qu’on lui a révélé qu’elle s’était probablement trompée jusqu’ici sur le choix de ses aliments, qu’il fallait réduire de plus de deux tiers la quantité d’azote et notablement augmenter celle des hydrocarbones qu’elle consomme ; que quelques légumes, quelques fruits, quelques farineux, un peu de lait, ce qui n’est que l’accessoire de ces repas qui font son principal souci, le but de ses efforts, et dont elle s’épuise à conquérir l’abondance malfaisante, suffisent à entretenir l’ardeur de la plus belle et de la plus puissante vie. Je n’ai pas l’intention d’approfondir ici la question du végétarisme ni de rencontrer les objections qu’on y peut faire, mais il convient de reconnaître que bien peu de ces objections résistent à un examen loyal et attentif, et l’on peut affirmer que tous ceux qui se sont soumis à ce régime ont senti leurs forces s’accroître, leur santé se rétablir ou s’affermir, leur esprit s’alléger et se purifier comme au sortir d’une prison séculaire, nauséabonde et misérable.
Mais n’allons pas terminer ces pages par un essai sur l’alimentation. Pourtant, cela serait fort naturel. Toute notre justice, toute notre morale, tous nos sentiments et toutes nos pensées dérivent en somme de trois ou quatre besoins primordiaux dont le principal est celui de la nourriture. La moindre modification de l’un de ces besoins amènerait des changements considérables dans notre vie morale. Si quelque jour se généralisait la certitude que l’homme peut se passer de la chair des animaux, il y aurait non seulement une grande révolution économique, — car un bœuf, pour produire une livre de viande, consomme plus de cent livres de fourrage, — il y aurait encore une amélioration morale probablement aussi importante et certainement plus sincère et plus durable que si l’Envoyé du Père revenait une seconde fois visiter notre terre pour réparer les erreurs et les oublis de son premier pèlerinage. On constate en effet que l’homme qui abandonne le régime carné renonce presque nécessairement à l’alcool, et celui qui renonce à l’alcool renonce par le fait même à la plupart des plaisirs violents et grossiers. Or le prestige, le préjugé et la recherche passionnée de ces plaisirs forment le grand obstacle au développement harmonieux de l’humanité. S’en détacher, c’est se créer de nobles loisirs, d’autres désirs, un espoir de divertissement qui sera nécessairement plus élevé, car il ne saurait être aussi bas que celui qui naît de l’alcool. Mais verrons-nous ces heures plus légères et plus pures ? Le crime de l’alcool, ce n’est pas seulement qu’il tue ses fidèles et empoisonne la moitié de la race, c’est aussi qu’il exerce une influence indirecte mais profonde sur les idées de ceux-là mêmes qui s’en écartent avec effroi. Il entretient dans la foule, et, par l’action irrésistible de la foule, jusque dans la vie ordinaire de l’élite, une notion du plaisir qui altère et rabaisse tout ce qui touche au repos, à la paix, à l’épanouissement, à l’allégresse de l’homme, et l’on peut dire que pour l’instant il rend presque impossible la naissance d’un idéal de bonheur plus réel, plus profond, plus simple, plus paisible, plus grave, plus spirituel, plus humain. Il est évident que cet idéal de bonheur semble encore bien imaginaire et bien insignifiant ; et cette certitude de ceux qui sont convaincus que notre race s’est trompée jusqu’ici sur le choix de ses aliments, à supposer que toutes les expériences la confirment, mettra, comme n’importe quelle certitude, un temps infini à descendre dans la masse confuse qu’elle doit éclairer et soulager. Mais qui sait si ce n’est pas là l’expédient que tient en réserve la nature, quand la lutte pour la vie, qui est en ce moment la lutte pour la viande et pour l’alcool, double source de dilapidation et d’injustice qui alimente toutes les autres, double symbole d’une nécessité et d’un bonheur qui ne sont pas humains, deviendra décidément insupportable ?
VI
Où va l’humanité ? Cette préoccupation du but et de la fin est purement humaine, une sorte de provincialisme ou d’infirmité de notre esprit, et n’a, apparemment, rien de commun avec la réalité universelle. Les choses ont-elles un but ? Pourquoi en auraient-elles un et que serait un but ou une fin dans un organisme infini ?
Mais s’il est probable que nous n’avons d’autre mission que d’occuper un instant une petite place qui serait tenue par des cigales ou des violettes sans que l’éclat ou l’économie de l’univers fussent altérés, sans que les destinées de la terre fussent prolongées ou abrégées d’une heure, si nous ne marchons que pour marcher, sans nous rendre nulle part, nous ne pouvons néanmoins nous intéresser à autre chose qu’à cette marche inutile, et cela est, en outre, parfaitement raisonnable et le parti le plus haut que nous ayons à prendre. Ne donnerions-nous point tort à la fourmi qui, étant à même d’étudier les lois des astres, sans avoir du reste le moindre espoir d’en modifier jamais les moindres conséquences, déciderait qu’il n’y a plus lieu de s’occuper des affaires ni de l’avenir de la fourmilière ? Pour nous qui la jugeons et la dominons avec une assurance et une aisance qui répondent à celles que nous prêtons à nos grands dieux, serait-ce une bonne fourmi, une fourmi morale que cette fourmi trop universelle ?
La raison à son apogée est stérile et ne nous enseigne que l’immobilité, si après avoir reconnu les petitesses et le néant de nos passions, de nos espoirs, de tout notre être et d’elle-même, elle ne revient sur ses pas pour s’intéresser à ces petitesses et à tout ce néant, comme aux seules choses auxquelles elle puisse être utile en ce monde.
Si nous ignorons où nous allons, n’en prenons pas moins plaisir à notre marche, et pour l’alléger et l’encourager tâchons de deviner l’étape prochaine. Que sera-t-elle ? Nous aurons évidemment à passer par un défilé terrible. Mais, malgré la menace de ce défilé, les chemins qui s’élargissent et s’aplanissent, les arbres qui arrondissent et commencent à fleurir leurs couronnes, le silence des eaux qui se reposent et s’étalent, tout annonce que nous approchons de la plus vaste plaine que l’humanité ait eu à saluer jusqu’ici du haut des sentiers tortueux qu’elle gravit depuis sa naissance. La nommera-t-on « la première plaine des loisirs » ? Bien que nous défiant des surprises de l’avenir, et quels que soient les peines et les soucis qui l’attendent par delà, il paraît à peu près certain que la masse des hommes va connaître des jours où, grâce à une égalité moins illusoire, grâce aux machines, à la chimie agricole, grâce peut-être à la médecine ou à je ne sais quelle science qui naît, le travail sera moins âpre, moins incessant, moins matériel, moins tyrannique, moins impitoyable. Que fera-t-elle de ses loisirs ? Qui sait si sa destinée ne dépend pas de leur emploi ? L’un des premiers devoirs de ses conseillers serait peut-être de l’accoutumer dès cette heure à en jouir d’une manière moins basse et moins funeste. Autant que le travail ou la guerre, c’est en somme la façon plus ou moins digne, honnête, réfléchie, gracieuse et élevée dont il jouit de ses heures délivrées, qui fixe la valeur morale d’un individu et d’un peuple. C’est elle aussi qui l’épuise et le réconforte, le dégrade ou l’ennoblit. Actuellement, dans les grandes villes, trois jours d’oisiveté peuplent les hôpitaux de victimes plus dangereusement atteintes que ne le font trois mois de travail.
VII
Cela nous ramène au bonheur qui devrait être et qui sera probablement dans la suite des temps le bonheur humain proprement dit. Il est présumable que si nous avions pris part à la création de ce monde, nous aurions donné à ce qu’il y a de meilleur, de plus immatériel, de plus distinctement homme dans l’homme, une force plus sensible et plus efficace. Une pensée d’amour, une intuition de l’intelligence, une parole de justice, un acte de pitié, un simple désir de sacrifice et de pardon, un mouvement de sympathie, un élan de notre être vers la bonté, la beauté ou la vérité, s’ils étaient aux yeux de l’univers ce qu’ils sont réellement aux yeux de l’homme qui les connaît, eussent pu produire des fleurs miraculeuses, une lumière extraordinaire, une harmonie inconcevable, éloigner la nuit, rappeler le printemps et le soleil, arrêter la misère, la maladie, la douleur et la tempête, délivrer la pensée, immortaliser les sentiments, prolonger la jeunesse, déployer l’allégresse, éterniser la vie. Il aurait pu se faire qu’ils fussent irrésistibles, qu’ils fussent visiblement récompensés, comme l’activité du laboureur, le travail de l’abeille, le chant du rossignol. Mais nous n’ignorons plus que le monde moral est un monde où nous sommes absolument seuls, un monde renfermé tout entier en nous-mêmes, qui n’a pour ainsi dire aucune communication avec la matière, et n’exerce sur elle qu’une influence hasardeuse et exceptionnelle. Il n’en est pas moins réel et infini, et si les mots n’en parlent pas comme il faudrait, c’est que les mots sont, à tout prendre, de petits morceaux de matière qui voudraient pénétrer dans une sphère où la matière ne règne point. C’est que toujours ils trahissent plus ou moins la pensée par les images qu’ils évoquent. Pour exprimer la plus délicate volupté, la plus noble ivresse spirituelle, l’amour le plus complet, le plus inébranlable, il faut bien qu’ils les comparent à la volupté, à l’ivresse la plus brutale, à la possession, au désir le plus grossier ; et non seulement tout ce que l’âme de l’homme a conquis de meilleur, ils le rabaissent ainsi au niveau de comparaisons encore plongées dans la nature primitive, mais, malgré nous, ils nous incitent à croire que l’objet ou le sentiment comparé est moins réel, moins solide que le type auquel on le compare. Voilà l’infirmité et l’injustice de tout ce qui tente d’exprimer les secrets de l’homme. En attendant, nous aurions tort de n’accorder qu’une attention distraite aux événements de ce monde intérieur que les mots amoindrissent, ce sont les seuls véritablement et purement humains qu’il nous ait été possible de rencontrer jusqu’ici.
Ne les croyons pas inutiles, encore qu’ils se perdent comme la rosée qui s’égoutte d’une pâle fleur matinale dans l’immense torrent des forces matérielles. Nous vivons dans un univers qui, bien qu’illimité, est aussi hermétiquement clos qu’une sphère d’acier. Rien ne peut tomber au dehors, attendu qu’il n’y a point de dehors ; et il est évident qu’aucun atome ne s’y perd. Alors même que notre espèce disparaîtrait entièrement, l’état par lequel elle a fait passer certaines portions de la matière n’en demeurerait pas moins, malgré toutes les transformations ultérieures, un principe indélébile et une cause immortelle. Les végétations formidables et provisoires de l’époque primaire, les monstres chaotiques et à peine viables des terrains secondaires : Plésiosaures, Ichtyosaures, Ptérodactyles, pouvaient aussi s’estimer de vaines et éphémères ébauches, de dérisoires expériences d’une nature encore puérile, qui ne devaient laisser aucune trace sur un globe mieux équilibré. Pourtant, ils n’ont pas fait un effort qui se soit égaré dans l’espace. Ils ont purifié l’air, amorti l’irrespirable flamme de l’oxygène, organisé la vie plus harmonieuse de leur descendance. C’est grâce à telle forêt de fougères arborescentes, inconcevablement désordonnées, que nos poumons trouvent dans l’atmosphère l’aliment qu’il leur faut. C’est grâce à telle effroyable peuplade de reptiles volants ou nageurs que nous avons nos nerfs et notre cerveau d’aujourd’hui. Ils ont obéi à l’ordre de leur vie. Ils ont fait ce qu’ils devaient faire. Ils ont modifié la matière de la façon qui leur était prescrite. Et nous pareillement, en portant des parcelles de cette même matière à ce degré d’incandescence extraordinaire qui est propre à la pensée de l’homme, nous fixons évidemment pour l’avenir quelque chose qui ne périra plus.