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Le tour de France en aéroplane

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CHAPITRE VI

AÉROVILLA

INSTALLATION DE L'AÉRODROME DE PUISEUX-LE-HAUBERGER.—UNE FÊTE RÉUSSIE.—LES PREMIERS VOLS DE MARTIN LANDOUX.—AMATEURS TIRÉS AU SORT.—A BIENTÔT LE DÉPART!...

L'automobiliste se rendant à Beauvais par l'itinéraire le plus usité, c'est-à-dire par Groslay, Beaumont-sur-Oise et Chambly, peut apercevoir sur sa gauche, avant d'arriver à Puiseux-le-Hauberger, de vastes pâturages occupant tout le fond de la vallée, que ferme à l'ouest un coteau boisé désigné dans le pays sous le nom de «Clos-Caillite». Des chevaux paissent en liberté dans ces prairies qui ne sont autre chose qu'une dépendance des haras d'élevage du prince Muret à Chambly, et ce sont elles qui avaient été choisies par le marquis de La Tour-Miranne pour en faire l'aérodrome et le champ d'expérience des pilotes aviateurs de l'Aéro-tourist-club.

Le premier soin du fondateur de la nouvelle société fut d'enclore complètement, par une haute palissade ne mesurant pas moins de cinq kilomètres de tour, la vallée, dont les locataires à quatre jambes avaient été ramenés aux haras de Chambly et de Gouvieux, et de dessiner une piste ellipsoïdale dont les lignes droites mesuraient quinze cents mètres. Cette piste, soigneusement nivelée et d'une largeur de vingt-cinq mètres, était recouverte de sablon fin.

Non loin de l'entrée du terrain, située à l'angle du chemin vicinal de Puiseux à Bornel et de la route départementale, furent édifiés les hangars démontables destinés à abriter les oiseaux mécaniques. Ces hangars, au nombre de cinq, pouvaient recevoir chacun trois aéroplanes rangés l'un derrière l'autre. Des portes à coulisse permettaient de dégager entièrement la façade orientée à l'est et de sortir les appareils.

L'organisateur n'avait rien oublié de ce qui pouvait être utile sur ce champ d'expériences. Une maison démontable contenait le magasin des pièces accessoires, un atelier complet avec l'outillage indispensable pour la réparation des châssis et des moteurs, et une cuisine avec le matériel pour préparer et servir les repas d'une centaine de personnes. Le cuisinier devait habiter, avec le gardien du parc d'aviation, le premier étage de l'habitation.

Une station météorologique complète, avec anémomètre et ballon-sonde captif, était installée en face de l'esplanade ménagée devant la sortie des hangars. Un pylône surmonté d'un mât portait, à cinquante mètres au-dessus du niveau de la piste, une longue flamme tricolore en étamine devant servir de girouette. Enfin, pour ne rien omettre, le marquis de La Tour-Miranne avait fait relier l'aérodrome au réseau téléphonique général par une ligne particulière.

Ces divers travaux d'aménagement demandèrent plusieurs mois; ils étaient loin d'être achevés quand, le 15 mars, ainsi qu'il l'avait promis, Martin Landoux parut, amenant sur un camion automobile les pièces constitutives de deux appareils. Le président de l'Aéro-tourist était justement à l'aérodrome pour presser les entrepreneurs. Il accourut tout essoufflé, aussitôt qu'on l'eut prévenu de l'arrivée du constructeur.

—Ah! mon cher Landoux, que de tracas, que de difficultés on rencontre pour la moindre des choses, s'écria-t-il. Vous, au moins, êtes l'exactitude même, mais ce sont mes ouvriers de qui je n'en pourrais dire autant. J'ai beau les presser, je n'en obtiens rien, de ces tortues!... Enfin, heureusement les hangars sont prêts, vous allez pouvoir y garer les appareils. Vous les amenez tous les six?...

Le mécanicien parut un peu gêné.

—J'apporte aujourd'hui les moteurs et les châssis de deux planeurs. Le matériel des quatre autres sera prêt dans une huitaine, mais c'est mon fabricant d'hélices qui me fait faux bond, et je suis aussi ennuyé que vous, croyez-le!

—Deux appareils seulement?... Diable!...

—Que cela ne vous inquiète pas, monsieur le marquis, je serai prêt. Dès demain mes ouvriers commenceront le montage et dans une dizaine de jours les six aéroplanes seront prêts.

—J'en accepte l'augure. Espérons que, dans le même temps, toute l'installation sera également terminée et que nous pourrons commencer nos essais.

Ces présomptions devaient se réaliser, grâce à la ténacité du jeune président et à l'activité déployée par l'équipe amenée par Martin Landoux. Le 26 mars, l'aménagement fut enfin achevé, en même temps que le montage du sixième aéroplane touchait à sa fin. La Tour-Miranne put alors convoquer ses collègues et lancer ses invitations pour l'inauguration d'Aérovilla, nom qu'il avait donné au nouveau champ d'aviation.

Le dimanche 3 avril, par un temps magnifique annonçant une belle journée de printemps, furent hissées, en tête des mâts flanquant l'entrée de l'aérodrome, les flammes tricolores et les pavillons aux couleurs du club, représentant une hélice blanche sur fond azur. Le fondateur de la Société était arrivé en automobile dès la première heure et multipliait ses ordres pour que tout fût prêt pour recevoir les hôtes attendus. Des trophées de drapeaux furent fixés au fronton des hangars, et les tables dressées sous une vaste tente de toile à proximité de la cuisine. Tout prit bientôt un air de fête et de gaîté sous un soleil radieux.

Vers dix heures apparurent les premiers invités: Georges Damblin, Léonce Breuval le trésorier, suivis de membres du club et propriétaires des aéroplanes construits par Martin Landoux. Derrière eux arriva Outremécourt, flanqué de ses deux soeurs, puis Médouville accompagnant son cousin André Lhier et sa femme. Ce fut bientôt un flot ininterrompu d'automobiles ronronnant et cornant à qui mieux mieux. La Tour-Miranne, débordé, ne parvenait plus à serrer toutes les mains qui se tendaient vers lui. Aussi, profitant d'un moment d'accalmie, il s'empressa de s'écrier:

—Mesdames, et vous tous mes chers amis, qui avez bien voulu par vôtre présence montrer tout l'intérêt que vous portez à notre oeuvre, je vous convie, en attendant le déjeuner qui va être servi dans quelques instants, à parcourir les aménagements du parc d'aviation de l'Aéro-tourist-club. Faisons donc, si vous le voulez bien, le tour du propriétaire.

Suivi d'une longue théorie de curieux, le sportsman se dirigea vers les hangars. Un aéroplane fut tiré de son abri, amené sur la piste, et Martin Landoux en fit la présentation en quelques mots.

—Ce que ne nous dit pas notre habile constructeur, s'empressa d'ajouter le marquis, c'est que cet appareil possède une quantité d'améliorations et de perfectionnements qui le rendent très supérieur à tous les aéroplanes actuels, et que ces perfectionnements, c'est à son génie inventif que nous les devons!

Des hangars, les visiteurs se rendirent à la station météorologique dont La Tour-Miranne expliqua l'utilité puis à l'atelier et au magasin. Mais l'heure venait de gagner la tente restaurant, ornée de plantes vertes, et où la table garnie de fleurs attendait les convives.

On s'attabla et le repas fut des plus animés, surtout au moment du dessert, où Médouville réclama un instant de silence afin de prononcer un discours dans lequel il se faisait «l'interprète de l' Aéro-tourist-club pour adresser ses plus vifs éloges à son président et le remercier de la persévérance dont il avait fait preuve dans l'organisation d'Aérovilla». A son tour, La Tour-Miranne dut se lever. Il assura qu'il était amplement payé de ses peines par l'empressement avec lequel on avait répondu à sa convocation, et, au milieu d'un tonnerre d'acclamations, il leva son verre au succès de l'Aéro-tourist-club et du Tour de France en aéroplane qu'il allait s'efforcer de mener à bonne fin.

L'inauguration officielle d'Aérovilla était désormais un fait accompli.

—Dès demain, ajouta le président, la piste sera à la disposition des membres du Club qui voudront s'initier au maniement de leurs appareils. Notre dévoué ingénieur, M. Landoux se tiendra, ainsi qu'il a bien voulu nous le promettre, à leur disposition pour leur donner les premières leçons de conduite.

Les conversations particulières reprirent.

—A propos, fit une voix, et notre ancien ami le Petit Biscuitier, Claude Réviliod, sait-on ce qu'il devient?... Il est invisible depuis quelque temps.

La Tour-Miranne, qui causait avec animation avec sa voisine de table, Mlle Geneviève d'Outremécourt, releva la tête et prêta l'oreille à la réponse de Breuval.

—Comment, vous ne savez pas, dit le futur agent de change, que cet adversaire fanatique de l'aéroplane se fait construire un dirigeable?...

—Je ne l'ignore pas, répliqua celui qui avait parlé, le jeune Philibert Médrival, mais cela ne nous explique pas...

—Je puis vous renseigner, prononça une autre voix, celle d'un autre fondateur du club, M. de l'Esclapade. J'ai appris cela chez Fruscou qui me construit mon monoplan et qui a également la commande du Réviliod n° 1. Il paraît que notre ex-camarade a fait édifier un immense hangar dans une propriété qu'il possède du côté de Triel. Le ballon, dont la capacité est de 1.500 mètres cubes, vient d'y être transporté, et on affirme qu'il comporte des perfectionnements extraordinaires, le rendant très supérieur à tout ce qui a été fait jusqu'à présent. Le montage est commencé sous la direction de Fruscou en personne, et ce yacht aérien sans pareil prendra prochainement son essor. Mais tous ces préparatifs s'effectuent dans le secret le plus rigoureux, et c'est pourquoi Réviliod, qui compte sur un succès phénoménal, n'apparaît plus à Paris.

Le marquis avait écouté avec attention.

—Il tient à nous fournir, décidément, la preuve de ce dont il s'est efforcé de nous convaincre, articula-t-il. Très bien, nous le verrons à l'oeuvre. Il ne nous reste plus, messieurs, qu'à faire de notre mieux si nous ne voulons pas être distancés. C'est une espèce de duel, entre l'aéronat plus léger et l'aéroplane plus lourd que l'air, qui va s'engager; nous tâcherons d'en sortir à notre honneur.

A ce moment, Martin Landoux apparut à l'entrée de la tente et fit un signe au président. Celui-ci comprit ce muet appel et se leva, mouvement que tous les autres convives imitèrent.

—Mes chers amis, dit-il, nous allons assister au premier vol de l'un des appareils avec lesquels nous comptons exécuter notre excursion dans le beau ciel de France. Vous aurez ainsi une idée de l'agrément de ce mode de locomotion qui deviendra, je n'en doute pas, le seul utilisé dans l'avenir pour les voyages de plaisance et les promenades.

Les membres du club et leurs invités, suivant l'orateur, arrivèrent sur la piste où un aéroplane avait été amené. L'ancien «roi du volant» en fit sommairement la description technique, puis il se hissa à sa place de manoeuvre entre les deux surfaces de toile superposées, et saisit les leviers de commande de chaque main.

—Attention! cria-t-il à ses aides. Lancez le moteur!...

Un crépitement saccadé retentit. Les deux hélices horizontales disposées à droite et à gauche de l'aviateur commencèrent de tourner en même temps que les deux hélices propulsives de l'arrière et leur vitesse de rotation s'accrut rapidement, à un tel point que le regard ne pouvait distinguer les palettes en mouvement. Tout l'appareil fut secoué d'une violente trépidation.

—Lâchez!... cria Martin Landoux.

L'appareil, libéré, partit comme une flèche en roulant sur les trois petites roues supportant le châssis, mais il parcourut à peine cinquante mètres de cette façon, déjà les roues quittaient le sol et l'aéroplane se décollant s'élevait suivant une pente de près de quarante-cinq degrés. A une vingtaine de mètres de hauteur, l'ascension s'arrêta. Le mécanicien avait débrayé les hélices ascensives et mis toute la force du moteur sur les propulseurs. L'oiseau mécanique s'éloigna en suivant exactement le contour de la piste; sa fine silhouette s'estompa à l'horizon, puis grandit de nouveau en se rapprochant des spectateurs. A une centaine de mètres du point d'où il s'était envolé, son allure se ralentit considérablement, ses hélices ascensionnelles tourbillonnant vertigineusement, puis il vint se poser, aussi doucement qu'un papillon sur une fleur, à l'endroit même de son départ. Martin Landoux coupa alors son allumage, et sauta lestement à bas de son siège.

—Voilà, ce n'est pas plus difficile que cela!... prononça-t-il simplement.

Le Père Tranquille, Jean d'Outremécourt, qui avait tenu sa montre à la main pendant la durée du vol, murmura en la consultant du regard:

—Six minutes vingt-trois secondes pour cinq kilomètres, cela donne environ du cinquante à l'heure!

On n'entendit pas cette remarque dans le tonnerre d'acclamations qui avait accueilli le retour de l'aviateur, autour duquel la foule se pressait pour le féliciter autant pour son habileté de conducteur que pour sa science de constructeur.

Plusieurs voix féminines dominèrent le tumulte. Ces dames réclamaient la faveur d'un tour de piste à bord de l'aéroplane. La Tour-Miranne et Martin Landoux, débordés, ne savaient à qui entendre. Enfin, le jeune président parvint à obtenir un silence relatif, et il se hâta d'en profiter.

—Nous ne demandons pas mieux, Mesdames, que de vous donner satisfaction et de vous faire connaître les sensations du vol en aéroplane, put-il enfin prononcer, mais nous n'avons actuellement qu'un appareil et surtout un seul pilote expérimenté, M. Landoux, et il nous serait impossible, au cours de cette après-midi, de contenter tout le monde. Je ne vois donc qu'un moyen, c'est de nous soumettre aux caprices du sort qui désignera dix d'entre vous pour exécuter une envolée...

—Oui, oui, tirons au sort, crièrent plusieurs voix impatientes.

—Dans quelques semaines, lorsque nos camarades du club se seront familiarisés avec leurs appareils, ajouta La Tour-Miranne, je suis certain qu'ils seront heureux d'offrir une place à leur bord à tous les amateurs désireux d'essayer une promenade aérienne.

Déjà Médouville, suivant avec empressement l'indication du président, avait jeté au fond d'un chapeau haut de forme des morceaux de carton, provenant de cartes de visite exactement partagées en quatre parties, et en nombre égal à celui des néophytes ayant réclamé la faveur d'un tour de piste en aéro. Dix de ces cartons portaient une croix au crayon et devaient désigner les élus du sort.

—Approchez, mesdemoiselles, clama le secrétaire du club, approchez sans crainte, ça ne mord pas!... Allez-y hardiment et ayec confiance et que la chance vous favorise!...

—Faisons vite, ajouta La Tour-Miranne. Le temps s'envole et le vent pourrait augmenter.

Avec des rires, des exclamations de joie ou de dépit, suivant que le sort lui avait été ou non avantageux, chaque invitée tira à tour de rôle un carton du chapeau du clubman. Mlle d'Outremécourt et Mme Lhier furent au nombre des élues, et leur triomphe fut accueilli par des applaudissements unanimes.

Déjà Martin Landoux avait repris sa place aux leviers de manoeuvre. La première des favorisées du sort, Mlle Geneviève, vint occuper le siège demeuré vide à côté de l'aviateur.

—Tenez-vous bien aux bras du fauteuil et serrez ce foulard autour de votre tête, recommanda le mécanicien à la jeune fille qui, pour monter à bord avait enlevé son immense chapeau—son monoplan, suivant l'appellation que son frère, le Père Tranquille, donnait à ce chef-d'oeuvre de chapellerie féminine.

Les spectateurs s'étaient écartés de quelques pas pour ne pas gêner l'essor de l'appareil.

Martin fit un signe à l'ouvrier chargé de mettre le moteur en mouvement. Aussitôt les crépitations de la machine se firent entendre, sèches et répétées.

—Attention, mademoiselle, dit-il. Nous partons!...

Aussi rapidement et avec la même légèreté que la première fois, l'aéroplane bondit en avant, tout en s'élevant suivant une courbe gracieuse et il s'éloigna vers l'extrémité la plus reculée de l'aérodrome, suivi dans sa course par les acclamations de tous les assistants. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées qu'il revenait à tire-d'aile pour déposer à l'endroit même de son départ la gracieuse passagère toute rose de contentement et d'émotion.

—C'est idéal! déclara la jeune fille en sautant légèrement à terre. C'est une sensation inexprimable que ne saurait procurer aucun autre moyen de locomotion, et je ne saurais dire combien je suis heureuse de cette promenade, hélas! bien trop courte à mon gré!

—C'est bien simple, mademoiselle, insinua Médouville: soyez des nôtres dans le voyage de tourisme que nous organisons. Jean, votre frère, ne refusera certainement pas de vous emmener avec lui comme passagère...

—Qui sait si mes parents me permettraient une semblable excursion....

—Oh!... avec votre frère pour mentor, et en les priant bien fort, je suis sûr qu'ils ne résisteraient pas longtemps!...

—Certes, j'essaierai de les fléchir, déclara Mlle Geneviève d'un petit ton résolu, mais ça ne sera peut-être pas très facile! Papa, cela ira encore, car il fait toutes mes volontés, mais c'est maman qui va jeter les hauts cris quand je lui annoncerai que je veux accompagner mon frère!... Pourtant, je suis une grande fille, je suis l'aînée après Jean, je vais avoir vingt ans!...

Le marquis de La Tour-Miranne qui avait entendu ces paroles s'approcha et souffla à demi-voix en souriant:

—Faites remarquer à madame votre mère que votre présence à côté de mon ami Jean modérera sa fougue naturelle et l'empêchera de commettre des imprudences. C'est un argument qui ne peut manquer de la toucher vivement.

La jeune fille fixa ses yeux pénétrants sur le fondateur d'Aérovilla. Ses lèvres s'ouvrirent pour répliquer, mais elle secoua la tête comme pour chasser quelque pensée importune. Enfin, après un moment de silence, elle murmura seulement.

—Nous verrons, Monsieur Robert, nous verrons!...

Des applaudissements répétés vinrent mettre fin à cette scène à trois personnages. Pour la quatrième fois, le biplan Martin Landoux revenait à une allure d'express bien lancé, mais avant d'atterrir, son conducteur exécuta à trente mètres de hauteur environ un quadruple virage en forme de 8, puis il redescendit en décrivant une courbe hélicoïdale parfaite, démontrant la maîtrise que l'ancien «roi du volant» avait acquise dans le maniement de la machine volante. C'était cette prouesse qui avait suscité l'admiration des jeunes gens massés sur la verte pelouse qu'enserrait la piste aérienne.

—Bravo, Landoux, articula Breuval, vous allez rendre Paulhan et le comte de Lambert lui-même, jaloux de votre habileté.

Le constructeur sourit et se borna à répondre:

—Hâtons-nous, mesdames, le vent commence à souffler, et tout à l'heure nous n'allons plus pouvoir voler!...

L'ingénieur Damblin était allé consulter l'anénomètre enregistreur.

—Vent nord-est, vitesse cinq mètres à la seconde, annonça-t-il.

Landoux avait entendu.

—Oui, mais il y a de courtes bourrasques par instants, et c'est gênant dans les virages, répliqua-t-il.

Pendant qu'il parlait, une nouvelle passagère avait prestement escaladé les échelons conduisant au siège disponible à côté du pilote.

—Voici la voyageuse demandée, monsieur, fit la jeune femme en souriant.

—Parfait en ce cas! Tenez-vous bien madame, nous démarrons!...

L'aéroplane s'élança de nouveau, puis revint déposer son chargement et reprendre une autre passagère. Six fois encore, Martin Landoux boucla le parcours de l'aérodrome, suivi dans ses évolutions par les regards des deux à trois cents spectateurs réunis sur la pelouse. Enfin il atterrit une dernière fois juste devant son hangar et il appela ses ouvriers pour garer l'appareil dans son abri. Il était cinq heures et la nuit n'allait pas tarder à se faire.

—Hé! quoi!... vous ne continuez pas plus longtemps?... interrogea le jeune Médrival. Moi qui attendais avec impatience mon tour de vous accompagner!... Je suis volé!...

—Ce qui ne vaut pas de voler soi-même, évidemment, acquiesça le Père Tranquille en rajustant son monocle.

—Nous avons neuf mètres de vent à l'anémomètre, riposta l'aviateur, et j'ai failli capoter au dernier virage. Il me semble inutile de chercher l'accident.

—Je ne saurais trop vous louer de votre prudence, approuva La Tour-Miranne, intervenant dans la conversation. Il ne faut pas en effet risquer une chute, si anodine fût-elle, un jour comme celui-ci surtout. Ce serait fâcheux à tous égards. Libre à notre ami Médrival de s'exposer à démolir son appareil en le sortant par un vent pareil lorsqu'il saura s'en servir, mais pour ma part, je crois qu'il est plus sage de s'abstenir et de remettre la suite des expériences à un moment plus favorable.

—Bien parlé, président!... scanda Damblin. On voit que c'est de votre biplan qu'il s'agit; mais un monoplan tel que celui qui j'ai combiné ne craint pas des brises de dix mètres, je vous montrerai cela!.... En attendant, voudriez-vous nous dire à quelle époque l'aérodrome sera ouvert aux essais pratiques des membres du Club?...

—Mais à partir d'aujourd'hui même, répliqua avec vivacité le marquis. Aérovilla ne refermera plus devant ses amis ses portes qui viennent d'être ouvertes toutes grandes.

—Bon!... Tout est pour le mieux, en ce cas. Dès demain, je vais faire apporter mon mono et je commencerai sans tarder à m'entraîner.

—Moi aussi!... Moi aussi!... firent à l'unisson plusieurs clubmen.

—Notre constructeur, M. Martin Landoux, dont vous venez de constater de visu l'incontestable maestria dans la direction des aéroplanes, nous fera l'amitié de nous guider dans nos premiers tâtonnements, ajouta le président. Il a accepté devenir, toutes les après-midi où le temps sera convenable, à Aérovilla, afin de mettre les néophytes au courant de la manoeuvre des aéroplanes constituant la flottille de notre Aéro-tourist-club.

Un murmure de satisfaction courut parmi la foule.

—J'espère donc, conclut La Tour-Miranne, que la présence d'un tel professeur rassurera les esprits les plus timorés, et que nous aurons le plaisir de voir participer à l'excursion que nous projetons d'exécuter parmi les régions les plus pittoresques de notre beau pays de France, les gracieuses personnes qui n'ont pas hésité tout à l'heure à confier leur existence à la machine volante!...

—Certainement!... susurrèrent plusieurs voix féminines.

—Je note cette promesse. Maintenant, l'inauguration d'Aérovilla est un fait accompli, la période préparatoire d'élaboration est close. Le champ d'expériences est prêt ainsi que les véhicules, il ne reste plus, pour réaliser le programme qui nous a ralliés, qu'à utiliser ces ailes que la science nous donne et, pas à pas, saut à saut, vol à vol, comme le disait le regretté capitaine Ferber, devenir hommes-oiseaux, et créer, non pas le sport, mais le tourisme aérien!...

Le jeune homme avait prononcé ces dernières paroles d'une voix vibrante et persuasive. Sa péroraison fut accueillie par un tonnerre de bravos et d'acclamations.

—Et dans deux mois, grrrand départ de la flottille aérienne pour le premier tour de France en aéro!... clama le fausset suraigu de Médouville. Mesdames, retenez vos places d'avance, il n'y en aura pas pour tous les amateurs! Prenez vos bibi... prenez vos billets et suivez le monde!...


CHAPITRE VII

UN ENNEMI DANS LA PLACE

UN ADVERSAIRE DU PROGRÈS.—LE PÈRE ET LE FILS.—UN DUC CHEZ UN OUVRIER.—JE NE SUIS PAS UN TRAÎTRE, MONSIEUR!—CHARLES BADER DIT CHARLOT.—AU PARC D'AÉROSTATION D'ECANCOURT.—GONFLEMENT DU DIRIGEABLE.—LES RANCUNES DE M. FIRMIN.—UNE MISSION MYSTÉRIEUSE.

L'inauguration du champ d'aviation d'Aérovilla avait fait sensation.

Tous les journaux «bien informés» avaient publié le compte rendu de la fête donnée à l'aérodrome de Puiseux et n'avaient pas ménagé leurs éloges à Martin Landoux, l'ancien recordman cycliste et automobiliste transformé en aviateur consommé, tout à la fois ingénieur, constructeur et pilote expert. La Tour-Miranne, interviewé, avait exposé ses projets et ses ambitions, et le Tour de France en aéroplane commençait à avoir ce que l'on appelle «une bonne presse».

Toutefois ce bruit ne fut pas sans déplaire à certaines personnes, et ce, pour différents motifs. Tel fut le cas pour le duc de La Tour-Miranne et Claude Réviliod, entre autres.

Le duc de La Tour-Miranne était très entiché de sa vieille noblesse. Fidèle au culte du passé, il détestait cordialement toutes les inventions du siècle, et était persuadé que c'était déroger et manquer de respect aux glorieux ancêtres de sa race que de s'occuper de choses bonnes pour les bourgeois et autres manants qu'il méprisait cordialement. Il avait approuvé Robert tant que celui-ci s'était borné à pratiquer les sports mondains, tels que l'escrime et l'hippisme; il avait été jusqu'à lui tolérer le yachting, ce sport de millionnaire, et l'automobilisme, bien qu'il le blâmât hautement de prendre au volant la place d'un laquais. Il s'était hérissé, quand l'unique héritier, du nom et des biens de La Tour-Miranne avait fait l'acquisition de son premier aérostat et accompli une série de voyages aériens réellement remarquables. Lorsqu'il apprit qu'à la suite de son voyage à la grande semaine d'aviation de Reims, Robert, en compagnie de quelques amis, avait fondé l'Aéro-tourist-club, il lui avait adressé une sévère mercuriale en lui enjoignant de ne pas donner suite à son projet ridicule d'exécuter un voyage de circumnavigation aérienne autour de la France, comme un véritable saltimbanque. Les comptes rendus des journaux relatifs à la fête donnée à l'occasion de l'inauguration d'Aérovilla, portèrent à son comble l'exaspération du noble représentant de la vieille France, et il enjoignit à son fils de venir lui expliquer ses projets. L'entrevue entre ces deux caractères opposés, l'un admirateur du passé, l'autre épris du progrès, le père les yeux obstinément fixés en arrière, le fils regardant vers l'avenir, ne pouvait manquer d'être mouvementée.

—Ainsi, monsieur, commença dédaigneusement le duc, vous avez donc persisté, malgré mes avis et mes conseils, dans vos folies?...

Robert de La Tour-Miranne releva la tête, prêt à défendre les idées qui lui étaient chères et qu'il croyait justes, fût-ce contre son père, envers lequel il professait cependant un profond respect, sans se permettre de critiquer, même en pensée, les convictions surannées chères à celui qui était le chef de la famille.

—N'avez-vous pas honte, poursuivit M. de La Tour-Miranne, de vous mêler, avec le nom que vous portez, à des exhibitions telles que je viens d'en lire le récit dans les gazettes!... Avoir transformé les magnifiques haras de notre cousin, le prince Muret, en vélo..., non, en a-é-ro-drome, ainsi que vous dites dans votre jargon, n'est-ce pas inouï, en vérité!... Quelle mouche vous a donc piqué pour que j'aie le déplaisir de voir le dernier de ma race se transformer en acrobate, car ce sont des acrobaties que vos prétendues expériences scientifiques...

—Mon père!... voulut dire le président de l'Aéro-tourist-club.

Celui-ci ne lui permit pas de parler. Il continua:

—Je vous ai déjà adressé à plusieurs reprises des observations au sujet des singulières occupations auxquelles vous vous plaisez depuis quelque temps. Il me déplait fort de voir le nom des La Tour-Miranne mêlé à des entreprises aussi ridicules que celles dont parlent les feuilles en ce moment, et j'entends que vous cessiez au plus tôt toute participation à des exercices qui ne peuvent que vous déconsidérer aux yeux de tous les gens sensés!...

—Me permettrez-vous, mon père, de vous expliquer...

L'autoritaire gentilhomme étendit le bras vers son fils, et avec dédain:

—Que pourriez-vous me dire pour vous excuser?... Je le sais d'avance, parbleu, c'est que vous êtes majeur et libre de mener la vie qui vous convient sans que moi, votre père, je puisse vous adresser une observation. C'est une erreur, monsieur. Je dois veiller à ce que rien ne vienne jeter un lustre fâcheux sur le nom que nous ont légué de glorieux ancêtres. Or, c'est déchoir que de se mêler ainsi que vous le faites au mouvement qui entraîne le monde à la conquête de découvertes d'un intérêt contestable. Nos aïeux ne connaissaient ni l'électricité, ni les aéroplanes, et cependant ils n'en ont pas moins fait de grandes et utiles choses. Laissez donc ces vaines recherches aux petites gens, et ne vous mêlez plus à cette société hétéroclite d'ingénieurs aux mains noircies de cambouis, et rappelez-vous la devise de notre maison: Primus inter pares! Vous m'avez entendu?...

Le sportsman avait contenu son impatience pour écouter la longue harangue de son solennel ascendant.

—Je regrette, mon père, répondit-il fermement quoique respectueusement, de différer d'opinion avec vous au sujet de l'avenir réservé à la grande question de la locomotion aérienne, actuellement à son début et qui réclame, pour aboutir, le concours de toutes les énergies, de toutes les intelligences et de toutes les bonnes volontés. Permettez-moi de vous faire remarquer que je suis loin d'être seul à penser de cette façon dans notre monde, et je vous citerai, si vous le voulez, une vingtaine de personnes portant les plus grands noms de France et qui patronnent ces expériences que vous regardez comme de simples prouesses acrobatiques...

Le duc secoua la tête.

—Ces personnes ont tort, voilà tout, et ce n'est pas une raison pour que vous suiviez leur exemple!... Mais je vous en ai dit assez, et j'espère encore que vous ne m'obligerez pas à prendre des mesures extrêmes, au cas où vous ne tiendriez pas compte des volontés que je viens de vous exprimer.

Robert contint un mouvement de révolte.

—Mais pourtant je ne fais rien de répréhensible et de nature à entacher le renom de notre maison, s'exclama-t-il. Je ne puis pas, pour un scrupule que je trouve exagéré, abandonner l'entreprise en cours et laisser mes amis dans l'embarras...

—Il suffit!... scanda M. de La Tour-Miranne d'un ton glacial. Vous persistez à tenter ce voyage en aéroplane qu'annoncent les journaux?...

—Je ne saurais me désister, sans perdre ma propre estime, mon père.

—Très bien!... Insister davantage serait superflu, je m'en rends compte. Dans ce cas, j'agirai, afin d'éviter l'esclandre que je redoute et d'où notre nom sortirait diminué. Je ne vous retiens plus, monsieur. Courez donc vous donner en spectacle avec vos camarades; nous n'avons plus rien à nous dire désormais!...

Le jeune homme fit un geste pour retenir son père, mais déjà le vieux gentilhomme, soulevant la draperie d'une portière, avait disparu, le laissant libre de méditer ses paroles énigmatiques et menaçantes. Il secoua alors la tête, comme pour dissiper l'impression ressentie et murmura.

—Bah!... nous verrons bien. Son opinion se modifiera, je l'espère, lorsque nous aurons accompli avec succès notre tour de France en aéro!...

Le duc ne devait pas s'en tenir aux menaces.

Dès le lendemain, il se fit conduire aux ateliers Martin Landoux, où s'achevait la construction des deux derniers appareils destinés aux membres de l'Aéro-tourist-club. Aussitôt introduit dans le bureau de l'aviateur, il expliqua à l'ex-automobiliste les raisons de sa visite.

—Je suis, lui dit-il, le duc de La Tour-Miranne, chef de la branche aînée de la famille et père de votre jeune client, le promoteur de la mirifique idée du tourisme en aéroplane...

Le constructeur s'inclina silencieusement et offrit un siège à son illustre visiteur. Celui-ci s'en empara et poursuivit, toujours du même accent rèche et hautain qui lui était habituel:

—Pour des raisons personnelles que je crois inutile de vous exposer, je ne veux pas que cette idée baroque ait de suite, ou, tout au moins, que le dernier représentant des La Tour-Miranne participe à cette exhibition que je considère comme du banquisme tout pur. Par amour-propre plutôt que par conviction, mon fils s'est refusé, malgré ma volonté nettement exprimée, à se dédire, et il prétend rester le chef de cette caravane aérienne que je crois fermement exposée à tous les désastres. Je veux lui éviter, même malgré lui, l'humiliation qu'il se prépare, et, puisque vous êtes le fabricant de l'instrument qu'il veut diriger, je viens à vous franchement pour vous demander sans ambages d'empêcher la réalisation de cette tentative que je crains de voir sombrer dans le ridicule.

Martin Landoux, ébahi, ne sut que répondre, et il se gratta la tête avec embarras. Enfin, il parvint à balbutier:

—Je ne vois vraiment pas, monsieur le duc, comment je pourrais vous aider...

—La chose me paraît cependant aisée!... répliqua M. de La Tour-Miranne avec une pointe d'impatience. Il suffît de mettre la machine que mon fils doit conduire hors d'état de fonctionner. Je compte sur vous pour lui démontrer ensuite l'impossibilité de se confier à un instrument semblable, surtout pour exécuter un voyage de quelque étendue. D'ailleurs, je suis tout disposé à vous dédommager de la perte matérielle que le service que je réclame de vous pourrait vous causer.

—Mais, monsieur, je ne suis pas le seul constructeur d'aéroplanes existant en France! se récria le mécanicien. Si je faisais ce que vous désirez, M. de La Tour-Miranne s'adresserait immédiatement à l'un de mes confrères qui lui livrerait un appareil fonctionnant parfaitement. Une manoeuvre telle que vous me la conseillez n'aurait donc aucun résultat et n'empêcherait nullement mon client d'accomplir le voyage que vous voulez empêcher!

—Ta! ta! ta!... Croyez-vous donc que j'ignore ce qui se passe actuellement dans votre industrie naissante!... On ne trouve pas encore, je crois, des aéroplanes en magasin et tout prêts à être livrés! Je me suis renseigné: on demande actuellement un délai de livraison d'au moins trois mois, comme autrefois pour les automobiles. Que le marquis s'amuse donc à voleter avec son appareil au-dessus des haras de notre cousin le prince Muret, je n'y vois nul inconvénient. Tout ce que je désire, c'est que la veille du fameux départ pour le Tour de France projeté, il survienne quelque anicroche mettant irrémédiablement hors de service sa mécanique. Il sera ainsi forcé de laisser partir les plus enragés de ses compagnons. Avant qu'il ait pu se procurer un autre instrument pour les rejoindre, il est fort probable que la caravane se sera évanouie en fumée, ou tout au moins piteusement disloquée. On ne verra donc pas un La Tour-Miranne figurer dans cette mascarade, et c'est tout ce que je désire. Vous avez compris?...

L'inventeur planta son regard incisif dans les yeux du gentilhomme qui, déjà, cherchait son carnet de chèques dans une poche de côté de son pardessus fourré. Il prononça énergiquement:

—Je le regrette, monsieur le duc, mais je ne suis pas l'homme des petites combinaisons que vous me faites l'honneur de m'exposer. Martin Landoux ne mange pas de ce pain-là et il ne trahit pas les intérêts qui lui sont confiés par ses clients.

Le duc redressa sa haute taille et ses yeux lancèrent des éclairs.

—Vous oubliez que je suis le père, monsieur, et que j'ai le droit d'empêcher ceux qui portent mon nom de commettre une sottise insigne, telle que ce ridicule voyage!...

—Entreprise audacieuse, mais réalisable avec mes aéroplanes, monsieur! s'écria avec feu le mécanicien. Imposez donc, si vous le pouvez, votre volonté à votre fils, mais moi je ne trahirai à aucun prix la confiance qu'il a mise en mes modestes capacités.

M. de La Tour-Miranne haussa les épaules, et, pour masquer son désappointement, il articula d'un ton qu'il s'efforça de rendre sarcastique:

—Je croyais trouver en vous un homme raisonnable, mais je constate que c'était trop espérer d'un inventeur infatué de la valeur de ses créations. Je laisse donc le hasard faire son oeuvre, mais je conserve la conviction que le dernier mot n'est pas dit et que ce malencontreux voyage n'aura pas lieu malgré tout, car je n'ai nulle confiance dans toutes ces machines dont vous êtes si fier et que les causes les plus minimes détraquent sans remède!

—Nous vous démontrerons le contraire, monsieur!... riposta Martin Landoux, piqué. Le tour de France en aéroplane s'effectuera, quoi que vous en disiez, et loin d'essayer de détraquer les machines, j'en serai le médecin et les guérirai de leurs pannes.

—Terminons, conclut brièvement le duc. Voulez-vous vingt-cinq mille francs?...

—Je ne m'appelle pas Bazaine, monsieur. Je me nomme Martin Landoux!...

—Le gentilhomme réprima un mouvement de colère et regretta intérieurement le temps où ses nobles aïeux auraient récompensé une semblable réponse par une volée de coups d'étrivières. Il se leva brusquement et d'une voix que la colère faisait chevroter.

—Je vois que le marquis vous a chèrement payé pour que vous défendiez pareillement ce que vous croyez à tort être son intérêt. Je regrette de ne pouvoir vous convaincre de votre erreur. Adieu, monsieur le fabricant d'aéroplanes; vous regretterez bientôt d'être resté sourd à ma prière!...

—Ce serait manquer à la plus vulgaire probité commerciale, monsieur, et, si vous voulez bien y réfléchir, vous reconnaîtrez que je ne puis vous répondre autrement que je le fais.

M. de La Tour-Miranne sortit et Martin Landoux demeura seul devant son bureau encombré de paperasses et de dessins. Le mécanicien resta plusieurs minutes immobile, repassant dans sa mémoire les paroles de son noble interlocuteur. Enfin il se dressa et secoua les épaules avec un geste intraduisible.

—Au diable! monologua-t-il, voilà un singulier citoyen que le père de M. Robert! Il n'a guère confiance dans les créations scientifiques du temps, ni dans les capacités de son fils, vrai!... Et venir me proposer vingt-cinq mille francs pour détraquer son moteur, mon moteur à moi, le moteur Martin Landoux, il n'a pas peur!... Le plus malheureux, c'est que, si M. Robert persiste dans ses idées, comme il est probable, cela va amener la discorde dans sa famille! Mais je n'y peux rien! J'ai fait ce que je devais et n'ai pas à me repentir de ce que je lui ai dit à ce vieux nobliau!

L'inventeur fut interrompu dans ses réflexions par quelques coups discrets frappés à la porte de son bureau. Il cria machinalement.

—Entrez!...

La porte s'ouvrit et un personnage d'aspect bizarre apparut dans l'encadrement de la baie ouverte.

Qu'on se figure une espèce de gnome d'un peu plus de quatre pieds de haut, une épaule plus élevée que l'autre, les jambes disproportionnées avec le reste du corps, déjetées et cagneuses, les bras, de longueur également démesurée, terminés par des mains noueuses et larges comme des omoplates de mouton, à l'instar des pieds qu'on eût pu comparer à deux périssoires. Le tout était surmonté d'une énorme tête ronde, aux cheveux hérissés, de couleur moutarde, et dans laquelle on remarquait tout d'abord une immense ouverture allant presque d'une oreille à l'autre et crénelée sur toute sa longueur de rocs verdâtres et inégaux qui étaient les dents du personnage. Une joue était sillonnée d'une cicatrice couleur lie de vin, couvrant la pommette et atteignant le sourcil qui recouvrait un oeil clignotant, dardant par moments des lueurs inquiétantes.

Cet individu était habillé en ouvrier mécanicien, c'est-à-dire vêtu d'une «salopette» et d'une veste d'un bleu déteint par suite d'un usage prolongé. Un mauvais veston de confection et un foulard complétaient cette tenue plus que modeste.. Le nouveau venu tenait d'une main sa casquette de cuir et de l'autre une lettre cachetée.

Martin Landoux demeura un instant interloqué en considérant l'étrange visiteur.

—Pardon, excuse, patron, si je me permets de vous déranger, fit alors l'arrivant. On m'a dit qu'il y avait de l'embauche dans vos ateliers et je me suis présenté...

—Pourquoi n'êtes-vous pas aller trouver le contremaître? interrogea brusquement le constructeur. Ce n'est pas d'ailleurs à cette heure que se présente pour demander de l'ouvrage!

—C'est vrai, patron, mais je suis déjà venu et on m'a dit de repasser, que vous n'étiez pas là. Je voulais vous voir pour vous remettre une lettre de recommandation que l'on m'a donnée pour vous.

—Vous avez cette lettre?...

—Certainement, patron. Tenez, la voilà!

L'individu tendit à Martin Landoux l'enveloppe qu'il tenait à la main. Avant de la prendre, l'inventeur questionna encore:

—Vous êtes ajusteur-mécanicien?... D'où sortez-vous en dernier lieu?...

—De chez Marius Gallet, à Courbevoie. Je venais alors des usines Debion et Hagraf, où j'étais au réglage des moteurs. Chez Gallet, je montais les châssis d'aéros.

—Ah!... et pourquoi en êtes-vous parti?...

Le gnome parut embarrassé. Il se dandina sur ses jambes torses avant de répondre.

—Oh! des histoires avec les camarades qui blaguaient ma tournure. J'étais leur vrai souffre-douleur. Ils m'appelaient le bosco, Quasimodo, trente-six autres noms encore. J'ai fini par me fâcher, il y a eu une batterie à l'atelier et c'est encore moi qui ai eu tort après avoir encaissé les coups de tampon des autres!...

Martin Landoux n'écoutait plus; il avait décacheté l'enveloppe et rapidement parcouru la lettre dont il avait reconnu l'écriture au premier coup d'oeil. Elle émanait du bailleur de fonds qui l'avait aidé à fonder son nouvel établissement, de Médouville en un mot. Ce dernier le priait vivement dans sa missive, d'agréer, si la chose était possible, les services de Charles Bader, surnommé Charlot, des capacités professionnelles de qui il serait satisfait, car, malgré son aspect hétéroclite prévenant de prime abord peu en sa faveur, Charlot n'en était pas moins un excellent ouvrier monteur, connaissant à fond l'agencement des machines volantes, auxquelles il était employé à l'établissement d'aéronautique et d'aviation de Marius Gallet.

Sa lecture terminée, le constructeur reporta les yeux sur l'ouvrier qui était resté debout tournant sa casquette entre ses gros doigts noirs.

—Vous connaissez M. de Médouville qui vous a remis cette lettre, interrogea-t-il.

—Moi, pas du tout, patron, répliqua Charlot.

—Alors, comment se fait-il?...

—C'est un ami de M. de Médouville, un client de M. Gallet qui sait comment je travaille, et que j'ai été trouver après avoir perdu ma place. Je lui ai demandé s'il ne connaîtrait pas pour l'instant quelque chose pour moi, il m'a dit que non, mais que M. de Médouville, lui, connaissait beaucoup de monde dans la mécanique. Alors il m'a donné un mot pour ce Monsieur, en lui expliquant ce que je savais faire, et c'est pourquoi M. de Médouville à son tour m'a donné la lettre en me disant de m'adresser directement à vous. Voilà tout, patron...

Martin Landoux qui relisait la missive de son commanditaire, ne prêta qu'une médiocre attention à ces explications, que l'ouvrier lui avait débitées avec volubilité, comme une leçon apprise d'avance, et il ne songea pas à lui demander le nom du mystérieux client ayant servi d'intermédiaire.

—C'est bon!... dit-il enfin, on va vous mettre à l'essai cette semaine, et suivant ce que vous serez reconnu capable de faire, on vous embauchera définitivement ou non. A propos, avez-vous déjà volé?...

—Moi!... Oh! non, monsieur! Je peux vous faire voir mon casier judiciaire...

—Vous ne me comprenez pas. Je vous demande si vous avez fait des vols en aéroplane?...

—Je n'ai pas eu l'occasion, patron. Je soignais surtout les moteurs.

—Mais, le cas échéant, accepteriez-vous d'accompagner des aviateurs en qualité de mécanicien, et de les suivre dans les airs.

—Oh! certainement, patron. Tel que vous me voyez, je me moque de ma peau; elle n'est pas assez belle pour que j'y attache de l'importance.

—Alors, c'est bien! conclut Landoux qui réfléchissait qu'il faudrait une équipe d'habiles mécaniciens pour suivre les audacieux promoteurs du Tour de France dans leurs randonnées. Vous viendrez demain à l'ouverture des ateliers, et samedi prochain je vous dirai ce que j'aurai décidé.

Les yeux du personnage tortu et mal dégauchi qui venait de se présenter sous le nom de Charlot Bader, lancèrent un vif éclair de satisfaction.

—Merci, patron, vous verrez que vous ne regretterez pas de m'avoir engagé!... s'écria-t-il en se dandinant sur ses jambes cagneuses.

Il se retira à reculons en faisant de grands saluts, mais une fois la porte refermée, il se redressa et marmotta d'une voix presque inintelligible, tout en renfonçant sur sa tête hirsute sa casquette de chauffeur.

—Allons, le plus difficile est fait, je suis dans la place. Il s'agit maintenant d'exécuter les ordres de monsieur Réviliod afin de gagner la prime qu'il m'a promise!...


Pour comprendre le sens des énigmatiques paroles prononcées par l'ouvrier mécanicien, il nous faut revenir à un autre personnage de notre récit, au Petit Biscuitier, très affairé par la réalisation de ses projets.

Quelques jours avant l'inauguration d'Aérovilla, tout le matériel du yacht aérien construit dans les établissements Fruscou avait été transporté sur des camions automobiles au parc d'aérostation d'Écancourt. Au centre de la propriété, sur une vaste pelouse gazonnée, se dressait le hangar en charpente devant servir de garage et de port d'attache au dirigeable. Des bâches imperméables ayant été étendues sur le sol parqueté, l'enveloppe de toile caoutchoutée, étalée de toute sa longueur, fut d'abord munie de sa soupape de manoeuvre et de ses suspentes en fils d'acier.

L'équipe d'ouvriers envoyée par Fruscou commença par opérer le montage de la nacelle, en forme de poutre armée, mesurant dix-huit mètres de longueur. Le moteur à quatre cylindres fut solidement boulonné sur le plancher, ainsi que les paliers de support de l'arbre porte-hélice. Les accessoires: embrayage, carburateur, ventilateur, réservoirs d'eau et d'essence furent disposés dans leurs emplacements réglementaires, et on termina par l'ajustage des volants de commande des divers organes du mécanisme.

La partie mécanique achevée, la nacelle fut livrée aux tapissiers chargés de son confortable et de son ornementation. Les mains courantes furent recouvertes de velours rouge, les deux pointes avant et arrière de la longue périssoire aérienne se trouvèrent enfermées dans une enveloppe de soie huilée épousant leurs contours, enfin un salon minuscule mais du plus grand luxe fut installé en arrière du carré des machines, dont on l'isola par une mince cloison en feuilles de liège. Une table légère, recouverte d'un riche tapis de peluche aux couleurs assorties à celles de la moquette du plancher, occupait le milieu de cette loge, et des sièges moelleux furent disposés tout autour. Un meuble unique, aux délicates ciselures argentées, sorte d'armoire, s'adossa à la cloison; il devait contenir tout ce qui pouvait être nécessaire pour un lunch au sein des nuages. Le propriétaire du yacht était un sybarite et tenait à trouver ses aises, même à quinze cents mètres au-dessus du plancher où rampent les tristes humains. Le plafond de ce salon minuscule était constitué par un riche baldaquin en soie bleu tendre, plissée en rayons partant du centre, et des rideaux de même tissu broché, pouvant se relever à l'aide d'embrasses en torsades terminées par un gland, fermaient à volonté les côtés de ce véritable boudoir aérien.

Pendant que les tapissiers collaient, tapaient et clouaient, les mécaniciens avaient procédé au montage des plans et empennages de stabilisation. L'appareil à hydrogène, dès son arrivée, fut mis en place à l'extérieur du hangar, et tout étant en ordre, le gonflement fut commencé. Il exigea 6.500 kilos de tournure de fer et 12.000 d'acide sulfurique à 52 degrés. L'eau nécessaire était pompée dans une citerne, et les résidus évacués dans un fossé les conduisant à l'extérieur.

Seize heures furent nécessaires pour remplir les flancs rebondis du long poisson d'étoffe qui, une fois gonflé, remplit presque complètement la haute construction de charpente. Le réglage des fils d'acier de la suspension fut opéré après que les plans, l'empennage d'arrière, le gouvernail de direction et la nacelle eurent été ajustés, et l'on put, après deux semaines de ce labeur assidu, déterminer la force ascensionnelle du yacht aéronautique.

Le pesage fut effectué dans le hangar, en chargeant la nacelle de sacs de lest rigoureusement tarés. Le constructeur Fruscou était venu assister à cette vérification indispensable, et Réviliod qui n'avait pas, depuis quinze jours, quitté le parc de cinq minutes, suivait avec anxiété l'opération.

Le chef de l'équipe, monté dans la nacelle s'employait à retirer les sacs empilés sur le plancher du carré, et les passait l'un après l'autre à ses aides. Bientôt Fruscou s'aperçut des tendances ascensionnelles de l'aéronat. Il mit la main sur le bordage, prêt à combattre par l'addition de son poids rassurant de 92 kilogrammes, tout essor intempestif du fuseau gazeux.

—Attention!... ordonna-t-il de son organe tonitruant, dont les sonorités trouvèrent un écho sous la toiture de charpente. Attention, ne retirez plus qu'un sac!...

Le sac enlevé, la longue embarcation fut agitée d'un frémissement, l'énorme carène jaune s'ébranla tout entière et avec un mouvement lent, presque insensible, le vaisseau de l'air s'enleva.

—Halte!... commanda l'aéronaute en pesant de tout son poids sur la nacelle pour la ramener au sol. Combien reste-t-il de sacs, Gilbert?...

Le chef des équipiers compta rapidement les paquets de lest.

—Vingt-quatre, monsieur l'ingénieur.

—Et vous, combien pesez-vous?...

—Cinquante-quatre kilos tout mouillé, monsieur. Fruscou établit un rapide calcul mental.

—Vingt-quatre sacs de vingt-cinq kilos, cela fait six cents kilos, plus cinquante-quatre pour Gilbert et dix pour la puissance ascensionnelle, total six-cent soixante-quatre, marmotta-t-il en aparté.

Il releva la tête, fixa Réviliod et reprit de sa voix éclatante:

—Eh bien! mon cher client, les conditions du marché sont réalisées, je crois!...

—Ah! les chiffres prévus ne sont pas dépassés?...

—Non!... nous sommes dans les limites. Vous disposez de la puissance utile voulue pour enlever cinq personnes avec les provisions de lest, d'essence et d'eau pour huit heures de marche.

Le Petit Biscuitier tendit la main à l'ingénieur aéronaute.

—Toutes mes félicitations en ce cas, mon cher constructeur.

—Alors, à quand la première sortie?

—Quand vous voudrez. Je compte sur vous, n'est-ce pas? pour nous piloter dans les débuts.

—Si cela peut vous faire plaisir, mais Neffodor vous pilotera tout aussi bien que moi!...

—Eh bien! si le temps est propice, nous ferons dimanche prochain notre première sortie d'essai, puis, si, comme il est probable, tout marche bien, nous préparerons tout pour le voyage par escales projeté.

—Il faut en effet dresser le personnel aux manoeuvres toujours délicates de la sortie et de la rentrée du dirigeable dans son hangar. Il sera également nécessaire de songer à la question du campement en plein champ. C'est donc entendu; je vous mettrai votre navire aérien au point, à partir de dimanche.

Et sur une dernière poignée de mains, les deux hommes se séparèrent.

Tandis que le Petit Biscuitier présidait à l'agencement de son aéronat, les membres de l'A. T. C., de leur côté, ne perdaient pas leur temps, et revues sportives comme journaux mondains commentaient chaque jour les progrès continus réalisés à Aérovilla par les jeunes gens dans le maniement de leurs planeurs. Claude Réviliod constatant l'avance que ses concurrents prenaient sur lui et qui lui faisait redouter d'arriver bon dernier, ne décolérait plus. Il n'était pas un coléreur auto-décolérant, ainsi que le disait, par un affreux jeu de mots scientifique, le constructeur Fruscou, qui cultivait quelquefois l'a peu près et le calembour.

Ce fut le digne Firmin qui suggéra à son maître une idée.

—Si j'étais à la place de monsieur et que j'aie la fortune de monsieur, insinua le valet de chambre, je n'hésiterais pas et je sais bien ce que je ferais pour me débarrasser de tous ces gêneurs dont les ébats gênent monsieur.

—Et qu'est-ce que ferait monsieur Firmin?... interrogea le Petit Biscuitier, goguenard. Je serais vraiment curieux de savoir l'idée qui a pu germer dans sa calebasse.

—Je donnerais la mission à un brave garçon connaissant bien toutes ces nouvelles machines, de s'introduire dans la place et, le moment convenable arrivé, de détraquer quelque chose, afin d'empêcher le départ avant l'époque fixée par monsieur.

—Tiens, tiens, et tu connais un brave garçon qui se chargerait de cette commission-là?

—Je crois que oui, monsieur. C'est le beau-frère du chauffeur qui conduit la voiture de monsieur. Il a perdu la place de mécanicien qu'il occupait dans une maison où l'on fabrique des ballons, et, comme les temps sont durs, je crois qu'il ferait tout ce qu'on voudrait. Le pauvre garçon est un peu disgracié de la nature; cependant il a un établissement en vue; il voudrait, paraît-il, se marier et ouvrir un bar, mais il n'a pas d'argent, et...

—Fais-moi venir cet olibrius-là demain, interrompit le futur navigateur aérien.

Le lendemain, Charles Bader, dit Charlot, se présenta au petit hôtel de l'avenue du Bois. Le millionnaire le reçut immédiatement et un long entretien eut lieu entre les deux hommes, entretien dont le mécanicien ne voulut rien dire, ni à son beau-frère ni à Firmin. Il affirma qu'il s'agissait simplement de tacher de s'introduire à Aérovilla pour surveiller les aviateurs qui portaient ombrage à M. Réviliod. Celui-ci lui avait promis une prime sérieuse s'il était exactement tenu au courant des faits et gestes des partisans de l'aéroplane.

—Il se contente de peu de chose, mon maître! remarqua Firmin, et je voudrais qu'il vous ait commandé de démantibuler toutes les mécaniques volantes de ces enragés!...

—Vous leur en voulez donc personnellement, demanda Tiburce, le chauffeur. Qu'est-ce qu'ils vous ont donc fait ces gens-là, que vous connaissez cependant à peine?...

—Comment, ce qu'ils m'ont fait!... Mais c'est eux qui ont fourré dans la tête de mon maître ses idées baroques d'aller se promener en l'air en ballon, et de m'emmener avec lui pour le servir là-haut! Comme si j'étais un oiseau, moi! Aussi je leur ai voué une haine féroce à ces fous-là; et je voudrais qu'il leur arrivât les pires déconvenues, pour me venger de la terrible position dans laquelle je me trouve: ou monter en ballon et risquer d'avoir le sort des aéronautes du dirigeable République, ou perdre ma place!...

—Votre mécontentement s'explique, en ce cas, repartit le conducteur d'automobiles se tournant alors vers son beau-frère, mais il n'empêche que je me demande comment tu vas t'y prendre, toi, Charlot, pour t'introduire dans la place. Tu ne vas pas aller proposer tes services à ces gens-là en invoquant la protection du patron de céans?...

—Pas si bête!... grasseya le mécanicien, ce serait le meilleur moyen d'être balancé. Non, je veux me présenter de telle manière qu'on ne se méfie aucunement de moi. Or on sait, dans la partie, que les aéroplanes employés par les jeunes gens en question sont fournis par la maison Landoux. Je vais donc me faire embaucher par Landoux.

—Comment vas-tu t'y prendre?...

—En me faisant recommander à Martin Landoux par son commanditaire. M. Réviliod m'a donné une lettre pour ce dernier, qui est son ami.

—Parfait, alors. Tâche donc de réussir, mon vieux Charlot! Si notre patron est content de tes services, tu peux être certain qu'il te récompensera royalement. Il est généreux quand il est content, M. Réviliod. Par conséquent, bonne chance!...

Ainsi s'explique la scène, retracée au cours de ce chapitre, de présentation du mécanicien, agent secret du Petit Biscuitier et chargé par celui-ci d'une mission mystérieuse au champ d'aviation. Martin Landoux, qui venait de fermement refuser au duc de La Tour-Miranne le service cependant richement rémunéré d'empêcher l'exécution du voyage aérien projeté par les clubmen, introduisait dans la place, et sans s'en douter le moins du monde, un ennemi d'autant plus dangereux qu'il était masqué et que ses intentions étaient inconnues. L'avenir ne devait pas tarder à montrer quels devaient être les résultats de cette faute.


CHAPITRE VIII

LA PREMIÈRE SORTIE DU «RÉVILIOD N° 1»

PREMIERS VOLS DES HOMMES-OISEAUX A AÉROVILLA.—UN ACCIDENT DE MONOPLAN.—Au GARAGE D'ÉCANCOURT.—FRUSCOU PILOTE.—LES GRANDES TERREURS DE CE BON M. FIRMIN.—QUARANTE KILOMÈTRES A L'HEURE CONTRE LE VENT.—Au DESSUS D'AÉROVILLA.—LA RANCUNE DU «PETIT BISCUITIER».—MESSIEURS, LA SÉANCE CONTINUE!

—Attention au virage, Monsieur Robert!... Pesez sur le levier de gauchissement en même temps que moi!... Suivez le mouvement, et, en même temps, braquez le gouvernail à droite... Là! ça y est!... Vous voyez que ce n'est pas bien difficile!... Maintenant, je vous laisse manoeuvrer seul pour le prochain virage...

—Je crois avoir compris. Je vais essayer, vous rectifierez si je fais un écart...

—C'est cela!... Allez-y franchement et sans hésiter!... Hé bien, voilà qui est fait et bien réussi. Maintenant, embrayez les hélices ascensives pour l'atterrissage!... Boum!!... C'est encore un peu brutal, mais avec un peu plus d'expérience, vous ramènerez l'appareil au sol aussi doucement qu'un pigeon qui vient se poser sur une branche.

Le marquis de La Tour-Miranne, qui prenait sa leçon de conduite en compagnie du constructeur de son appareil, le digne Martin Landoux, arrêta son moteur en retirant sa fiche de contact et sauta à terre.

—Eh bien, président, dit d'une voix joviale le secrétaire général de l'Aéro-tourist-club, en s'approchant, cela marche, à ce que je vois, l'apprentissage du métier d'oiseau?...

—Oh!... j'ai encore à faire avant d'acquérir la capacité d'un Wright ou d'un de ses émules. Je viens seulement de m'essayer à exécuter seul mon premier virage..

—Et vous avez réussi, je crois?...

—A peu près, mais je manque encore d'assurance, il y a du flottement.

—Cela viendra à la longue!... déclara Martin Landoux, intervenant dans la conversation. Étiez-vous aussi habile, le deuxième jour que vous avez conduit une automobile de vitesse, un racer ou même une simple bicyclette, qu'après une semaine d'usage?... Non, probablement. Eh bien! il en est de même pour l'aéroplane, et vous ne devez pas vous étonner de n'être pas encore passé maître après une demi-douzaine seulement de vols. Dans quinze jours, ce sera bien différent, vous verrez!...

—J'en accepte l'augure, mon cher Landoux, et j'espère que, sous votre habile direction, je ne tarderai pas à devenir un élève passable.

—Passable!... se récria l'inventeur, vous plaisantez, monsieur Robert; je suis sûr que vous serez, au contraire, plus adroit que moi. Vous êtes jeune, vous, tandis que je commence à me rouiller et je n'ai déjà plus la promptitude d'action que j'avais à l'époque où je conduisais des autos en course aux circuits du Taunus ou de la Sarthe!...

—Vous êtes trop modeste, mon cher professeur, car vous êtes et vous resterez certainement notre maître à tous. Enfin, êtes-vous, en général, satisfait de vos apprentis?...

—Je serais difficile, en vérité, monsieur le mar... non, monsieur Robert, puisque vous ne voulez pas que je vous donne votre titre et que vous exigez d'être appelé par votre prénom. Oui, je serais difficile, car je vous avoue franchement que je ne comptais pas sur des progrès aussi rapides...

—Il est de fait, interrompit Médouville, que cela ne paraît pas très difficile à manoeuvrer, un aéro de votre fabrication. Pour ma part, et après les quelques leçons que vous m'avez données, il me semble que je parviendrai aussi à m'en tirer.

—Voyez messieurs Médrival et Bourdon, ils ont déjà exécuté leur premier vol sans aucune aide!...

—C'est vrai, mais Bourdon a cassé son hélice et Médrival démoli ses roues porteuses en reprenant terre.

—On ne fait pas d'omelettes sans casser d'oeufs, messieurs, et il faut vous attendre que cela vous arrivera aussi pendant vos essais.

—Heureusement, conclut Médouville, qu'il y a là votre équipe toute prête à raccommoder le bois que l'on viendra à casser. Je compte surtout sur le cambouisard mal dégauchi que je vous ai recommandé et que vous avez eu la bonne idée de faire venir ici. Il n'a pas l'air maladroit du tout...

La conversation entre les trois hommes fut interrompue par l'arrivée d'un quatrième personnage, qui s'avança vers eux la main tendue.

—Tiens!... dit cordialement La Tour-Miranne, c'est notre ami Damblin. Quoi de neuf?...

—Je vais tenter la chance avec mon mono. Le temps me semble propice.

—Mais je croyais que votre moteur ne vous donnait pas entièrement satisfaction?...

—Dites que c'était un clou, mon cher ami, un vrai clou, et vous serez dans le vrai!

—Alors?...

—Alors, je n'ai pas hésité, je l'ai balancé par-dessus bord et remplacé par un rotatif qui m'a paru tourner à merveille chez son constructeur. Ah! mes amis, le moteur, le moteur, c'est là le hic de l'aéroplane!... Enfin, nous allons voir: on vient de le mettre en place, je l'ai essayé à vide, il n'avait pas un raté. Je fais donc sortir mon mono...

—Décidément, vous préférez le monoplan au biplan?... Vous êtes, comme eût dit l'humoriste Alphonse Allais, un type dans le genre de Blériot et de Latham!...

—Et vous, vous voulez concurrencer le comte de Lambert et Farman, avec vos biplans?...

—L'expérience nous mettra tous d'accord!... déclara le président d'un ton conciliant. Nous serons très aises, mon cher Damblin, d'assister et d'applaudir à vos évolutions.

—Oh! ce ne va pas être long, attendez!...

L'appareil venait d'être sorti de son hangar et amené sur la piste sablée. Les mécaniciens s'empressaient autour de lui, et, parmi eux, on pouvait remarquer Charles Bader dit Charlot, en tenue bleue comme ses camarades, sa tignasse jaune recouverte de son éternelle casquette de cuir graisseuse, et qui s'agitait, affairé, une énorme clé anglaise à la main.

Le jeune ingénieur, très à l'aise et maître de lui, avait grimpé agilement à bord de l'oiseau artificiel aux larges ailes grises fortement incurvées, de manière à former une surface très concave d'avant en arrière. Deux ailerons de forme identique mais beaucoup plus petits étaient disposés obliquement de chaque côté de l'extrémité du fuselage. L'hélice, d'assez grandes dimensions, était en bois et placée à l'avant. Elle recevait son mouvement par un arbre à cardans la réunissant à l'arbre du moteur dont les trois cylindres tournaient à grande vitesse autour de l'arbre de couche, afin de le refroidir.

—En avant!... cria-t-il à l'aide chargé de la mise en marche du moteur.

Celui-ci imprima une vigoureuse impulsion aux ailes de l'hélice qui se mit à tourner, entraînant le moteur dont les détonations se succédèrent de plus en plus rapidement. Sous la vigoureuse traction du propulseur, l'appareil s'ébranla, les roues de son chariot de support roulant sur la piste. La vitesse s'accrut, et soudain le grand oiseau se décolla du sol et s'éleva graduellement suivant une pente presque insensible, tout en s'éloignant vers l'extrémité de l'aérodrome.

Quelques minutes s'écoulèrent, puis on entendit le sourd bourdonnement de l'hélice et le bruit de simandre du moteur. L'aéroplane, qui avait décrit un demi-cercle, revenait à tire-d'aile et les moindres détails de son gréement devenaient de plus en plus perceptibles à l'oeil. Arrivé au-dessus du petit groupe formé par La Tour-Miranne et ses amis, il voulut virer, mais l'ingénieur mit sans doute trop de précipitation dans la commande du gouvernail, car ses plans s'inclinèrent sous la poussée de la brise soufflant latéralement, l'appareil donna de la bande comme un navire couché par la lame, et la pointe d'une aile vint toucher le sol. Ce frottement intempestif fit pivoter l'aéroplane qui s'abattit avec un fracas caractéristique de bois éclatant en morceaux.

—Allons!... en voilà déjà un hors de combat!... grommela entre ses dents le tortueux Charlot.

Plein d'angoisse, craignant de trouver l'aviateur novice gravement blessé sous les débris de son véhicule aérien, le jeune président s'était précipité vers le lieu de l'accident, mais déjà Damblin s'était dégagé et debout devant sa machine effondrée il la considérait piteusement.

—Je viens d'en faire du propre!... murmura-t-il. Diable de virage!...

—Vous n'avez pas de mal, vous n'êtes pas blessé?... lui demanda anxieusement Robert.

—Moi?... Non, je n'ai rien, merci!... Mais mon pauvre aéro, dans quel état!...

Martin Landoux, qui s'était rapproché, fit le tour de l'appareil en l'examinant attentivement.

—Bah!... ce n'est rien, dit-il enfin. Il faut bien payer son expérience, et le principal c'est que vous n'ayez pas écopé!

—Oui, mais mon appareil est en morceaux!...

—Rassurez-vous, on vous le réparera, votre instrument, il ne s'agit que de quelques morceaux de bois à changer; la partie mécanique n'a pas l'air d'avoir souffert, c'est ce qui a le plus d'importance. Cela vous retardera simplement un peu dans votre entraînement. Quand vous reprendrez vos essais, vous vous rappellerez seulement qu'il ne faut pas essayer des virages trop près du sol. Il faut toujours s'élever un peu avant une entrée en courbe et agir doucement et par petits coups répétés sur le gouvernail, en même temps que sur le dispositif de gauchissement.

Le constructeur se tourna vers l'équipe de mécaniciens.

—Allons, vous autres, ajouta-t-il, ramenez l'appareil à l'atelier et démontez-le pour remplacer les pièces avariées par le choc!

Le marquis de La Tour-Miranne avait pris affectueusement le bras de l'ingénieur qui demeurait navré de sa maladresse.

—Voyons, ne vous frappez pas pour si peu, mon bon Damblin, lui dit-il amicalement. Il faut quelquefois payer cher le succès, mais il reste définitivement aux persévérants.

—Vous êtes bon, vous!... marmotta le débutant. En attendant que ma sottise soit réparée, je vais rester les bras croisés à vous admirer!

—Est-ce que Garuel n'a pas aussi un monoplan analogue au vôtre?... Empruntez-le-lui.

—Pour que je le réduise également à l'état de débris d'allumettes?... Je doute fort qu'il consente à me le prêter après ce qui vient de m'arriver!...

—Bah!... c'est un accident sans importance, appuya Médouville, et il est probable que vous ne serez pas le seul à qui cela arrivera. Ne vous chagrinez donc pas, puisque, après tout, vous vous êtes tiré indemne de votre pirouette!...

Cette prédiction pessimiste du Mécène des inventeurs devait malheureusement se réaliser plus d'une fois au cours de cette période d'apprentissage.

Alors que le temps s'était maintenu au beau pendant la première quinzaine du mois d'avril, époque où s'était produite la scène qui vient d'être racontée, il changea avec le dernier quartier de la lune; des averses fréquentes détrempèrent les pelouses d'Aérovilla, et la vitesse du vent, jusqu'alors modérée, s'accrut sensiblement. Ce ne fut que pendant quelques rares minutes, le matin après le lever du soleil, le soir avant le coucher de cet astre, que les apprentis pilotes purent tenter quelques brèves envolées. Les progrès ne furent donc que peu sensibles pendant cette période, et les plus longs parcours effectués ne dépassèrent pas une demi-heure comme durée totale.

Les membres de l'Aéro-tourist-club pestaient à qui mieux mieux contre ce temps détestable pour la saison et qui rendait fréquemment inutile le voyage de Paris à Puiseux, mais rien ne servait de récriminer contre les caprices de la saison; force était de patienter en attendant une amélioration des conditions météorologiques.

Ces averses et ces bourrasques—derniers souvenirs d'un hiver tardif—n'étaient pas non plus beaucoup du goût du rival des aviateurs, le richissime Petit Biscuitier, Claude Réviliod, dont le magnifique yacht aérien se trouvait également immobilisé dans le hangar du parc d'Écancourt, sans pouvoir exécuter sa première sortie. Enfin, le 28 avril, voulant profiter d'une éclaircie, Réviliod dont la patience était à bout, téléphona à Fruscou pour lui demander son concours. L'ingénieur aéronaute ne pouvait qu'accéder à cette demande d'un client qui dépensait sans compter; il acquiesça et se fit conduire au parc où il arriva en moins d'une heure. L'aspirant navigateur aérien, nerveux, se promenait dans le hangar. A la vue du constructeur, ses traits contractés se détendirent, et il alla à lui la main tendue.

—Hé bien!... interrogea-t-il, pensez-vous que ce sera pour aujourd'hui?... Fruscou serra la main qui lui était offerte, et de sa voix claironnante:

—Je suis à votre disposition. Les hommes sont là?...

—Présent! monsieur Fruscou; répondit la voix de Gilbert, le chef d'équipe..

—Bon!... Est-ce que le ballon est sous pression?...

—Dix millimètres, monsieur l'ingénieur.

—On a fait le plein d'essence et d'eau dans les réservoirs?...

—C'est fait, oui, monsieur.

—Très bien; je vais tout inspecter, et puis nous sortirons l'aéronat du hangar.

L'ingénieur opéra la visite minutieuse des moindres parties du vaisseau aérien; il fit jouer les diverses commandes et s'assura du fonctionnement normal des multiples organes de l'appareil aérien. Il parut satisfait, et revint à son client qui avait suivi cette vérification sans prononcer une parole.

—Cela peut aller, déclara-t-il. Allons, vous autres, ouvrez les portes du hangar et sortez-moi l'outil sur la pelouse!...

L'architecte chargé de l'édification du hangar avait pris toutes les précautions voulues pour faciliter le dégagement rapide de l'une des façades de cette construction. En peu d'instants les panneaux furent enlevés et l'immense ouverture débarrassée. Le yacht aérien allait pouvoir, pour la première fois, sortir de l'abri où il était garé depuis de longues semaines.

L'équipe de mécaniciens s'attela de chaque côté de la longue nacelle. Sous cette traction, l'aéronat s'ébranla doucement et montra son long museau jaune hors du hall. Fruscou surveillait attentivement la manoeuvre qui s'effectua sans difficulté et il fit amener le ballon sur une pelouse gazonnée, située à une centaine de mètres en avant du hangar. Le temps était calme et le vent presque nul; ainsi qu'on pouvait s'en convaincre en examinant les feuilles des arbres qui frissonnaient à peine.

—Voulez-vous embarquer, je vous prie, mon cher monsieur Réviliod, demanda cérémonieusement l'aéronaute, ouvrant la petite porte donnant accès dans la nacelle.

—Après vous, mon cher ingénieur, repartit le Petit Biscuitier. Le ballon est votre oeuvre, je devrais dire votre chef-d'oeuvre, c'est donc à vous de m'en faire les honneurs.

—Pardon, vous êtes chez vous ici, et d'ailleurs il est d'usage que le capitaine ne prenne sa place qu'une fois ses passagers à bord.

—Dans ce cas, je passe le premier, puisque vous l'exigez.

Le néophyte escalada prestement le marchepied et pénétra dans la nacelle.

—Gélinier, appela Fruscou, allez vous mettre au moteur.

L'interpellé, un homme jeune encore, sec comme un héron et vêtu de bleu comme un mécanicien, se détacha du groupe des ouvriers, et, sans dire un mot, se hissa à bord et prit place à côté du moteur, suivant l'ordre qu'il venait de recevoir.

—Avez-vous quelque invité à emmener, demanda l'aéronaute en tournant la tête vers le Petit Biscuitier accoudé au bordage de son salon aérien.

—Ma foi non!... répondit celui-ci. Je n'ai encore prévenu personne, ne comptant qu'à moitié sur cette accalmie qui va nous permettre enfin de sortir...

Fruscou allait à son tour se guinder à bord quand, avisant le digne Firmin qui, les yeux écarquillés, suivait la manoeuvre, Claude Réviliod se ravisa.

—Mais, j'y pense, si Firmin nous accompagnait, s'écria-t-il, il pourrait inaugurer sans tarder ses nouvelles fonctions de majordome aérien!... Allons, Firmin, embarque!...

Le valet de chambre fit trois pas en arrière, en s'entendant appeler par son maître et son visage glabre prit une teinte cireuse. Il balbutia avec effort:

—Il faut... que je monte avec vous, monsieur?...

—Certainement, répliqua impérieusement le jeune homme, s'amusant fort, sans le montrer, de la mine piteuse de son fidèle domestique. Est-ce que tu aurais peur, par hasard?...

—Oh! non!... avec vous et ces messieurs, je sais bien que rien n'est à redouter, murmura, d'une voix éteinte, le malheureux dont les dents s'entrechoquaient en parlant et qui flageolait sur ses jambes. Mais, c'est que je crains d'avoir le vertige...

—On n'a pas le vertige en ballon! Allons, monte!...

—Pas aujourd'hui!... Que monsieur me pardonne, mais je ne me sens pas très bien!...

—Froussard, va!... Tu guériras là-haut!..., insista le sportsman qui s'amusait prodigieusement des grimaces comiques de son factotum.

Celui-ci comprit, au ton de son maître et en entendant les rires des ouvriers autour de lui, qu'il lui fallait obéir, quoi qu'il en eût. Il se dirigea donc vers la nacelle avec autant d'entrain qu'un condamné à mort vers la guillotine, mais il trébucha et il fallut que Fruscou le soutînt de sa poigne vigoureuse pour qu'il pût franchir le portillon redouté. Il remercia d'un regard où se lisait son épouvante.

—Allons, n'ayez donc pas peur!... fit cordialement l'aéronaute. Bien des gens paieraient cher pour avoir votre place!...

—Et je la leur céderais de bon coeur pour rien!... marmotta l'infortuné laquais, s'affalant, une sueur froide au front, sur la provision de sacs de lest.

La fermeture du portillon claqua; Fruscou, à son tour était monté dans la nacelle, et sans perdre une minute il s'était dirigé vers son siège de pilote, en avant du carré des machines.

—Attention, les enfants, dit-il rondement de sa voix sonore. Suivez exactement les ordres que je vais vous donner! Gélinier, vous allez d'abord mettre en route les deux cylindres à l'essence, de façon à faire tourner le ventilateur et mettre le ballon sous sa pression normale de 30 millimètres d'eau. Gilbert, vous allez débarrasser la nacelle de son excès de lest; les autres maintiendront la nacelle pendant le pesage.

Les ouvriers s'empressèrent. Le moteur fit entendre son bruit caractéristique; sa vitesse une fois réglée, le mécanicien embraya le ventilateur qui se mit à siffler, refoulant un torrent d'air dans l'intérieur du ballonnet compensateur, Fruscou ne quittait pas des yeux l'aiguille du manomètre à eau indiquant la pression interne dans ce récipient. Bientôt le clapet de la soupape automatique du ballonnet se souleva et commença de cracher.

—Stop! commanda l'aéronaute en s'adressant au mécanicien. Il se pencha en dehors de la nacelle.

—Attention, maintenant, à l'équilibrage. Le lest est enlevé, Gilbert?...

—Oui, monsieur l'ingénieur. Tout est «paré».

—Bon!... Levez les mains, tout le monde!...

Rompus depuis longtemps à cette manoeuvre, les équipiers abandonnèrent la nacelle, au bordage de laquelle ils se cramponnaient. Un léger frémissement parcourut le vaisseau aérien, mais ce fut tout.

—Rattrapez!... ordonna Fruscou. Gélinier, deux sacs de lest dehors! Levez les mains!...

Cette fois, l'énorme masse se souleva avec lenteur et la nacelle perdit tout contact avec le sol. Puis le mouvement ascensionnel s'accéléra; l'aéronat dépassa le niveau des grands arbres entourant la pelouse d'un impénétrable rideau, la campagne étendit son tapis diapré sous les pieds des voyageurs, et graduellement le panorama s'élargit. L'Oise d'abord, la Seine ensuite, apparurent au loin, serpentant comme deux rubans d'argent à travers les prairies, et l'on put distinguer à l'horizon, comme une touffe de mousse vert sombre; la forêt de Saint-Germain. Impressionné par ce tableau grandiose, Réviliod contemplait en silence, tandis qu'une brise légère de l'est entraînait doucement l'aéronat dans la direction des bois de l'Hautie et de Triel. Quant à Fruscou, depuis longtemps blasé sur les spectacles aérostatiques, il s'était borné à consulter sa montre pour connaître l'heure exacte à laquelle s'était opéré le départ et à compter les sacs de lest empilés à bord. Enfin, il se tourna vers l'armateur du yacht aérien.

—Où allons-nous, monsieur Réviliod? lui cria-t-il de sa voix de cuivre.

Le Petit Biscuitier, surpris dans sa rêverie, sursauta. Il passa la main sur son front comme s'il sortait d'un songe et demanda:

—Où sommes-nous donc?...

—A quatre cent vingts mètres au-dessus du niveau de la mer si votre baromètre est exact, répondit sérieusement l'aéronaute. Nous allons passer au-dessus du village de Cheverchemont..

—Ma foi, je n'ai pas de préférences, et vous pouvez nous conduire où vous le jugerez bon... Mais j'y pense, si nous en profitions pour aller rendre une petite visite à nos bons amis les émules de Blériot, ce serait peut-être intéressant! Nous verrons s'ils continuent à s'exercer dans leurs sauts de crapaud et leur montrerons, ainsi que je leur en ai fait la promesse, que nous sommes prêts avant eux.

Le jeune homme avait prononcé sa dernière phrase à demi-voix et comme se parlant à lui-même. Il reprit en parlant plus haut et s'adressant alors à Fruscou.

—Dirigez-nous donc, je vous prie, sur Pontoise, Beaumont et Chambly, dit-il.

—Ah!... vous voulez faire un tour du côté de l'aérodrome d'Aérovilla, peut-être?...

—Précisément. Pouvez-vous nous y conduire?...

—On va essayer, mon cher client.

L'aéronaute se retourna vers le mécanicien, qui avait maintenu depuis le moment du départ le moteur en marche à vide.

—A soixante tours d'hélice, Gélinier, commanda-t-il.

L'ouvrier manoeuvra les manettes d'admission des gaz et d'avance à l'allumage et la nacelle fut agitée d'une violente trépidation sous l'effet de la rotation de plus en plus rapide de l'arbre, mais soudain cette trépidation cessa, en même temps qu'un frou-frou particulier ébranlait la masse d'air à l'avant de la nacelle. Fruscou avait commandé:

—Embrayez l'hélice!...

La vitesse de déplacement du navire aérien s'accrut immédiatement, ainsi que l'on pouvait s'en apercevoir en fixant l'horizon. L'aéronat arrivait à ce moment au-dessus du pont suspendu reliant le bourg de Triel à la rive gauche de la Seine. Le pilote saisit le volant commandant le gouvernail d'arrière et lui fit opérer un quart de tour; le vaste rectangle de toile s'obliqua et, sous son action combinée avec celle du propulseur, le navire aérien effectua un virage qui l'amena la pointe au vent dans la direction du parc qu'il venait de quitter dix minutes auparavant. Fruscou observa attentivement la vitesse en fixant du regard un point du sol situé exactement sous le ballon. Après quelques instants d'examen, il secoua la tête en grommelant:

—Ça ne va pas vite!... Heureusement que nous avons le gaz!...

Il se tourna vers Gélinier affairé autour de sa machine.

—Mettez en route les deux cylindres à gaz, ordonna-t-il, et faites fonctionner le moteur à pleine puissance.

—Entendu, monsieur l'ingénieur!

Quelques minutes s'écoulèrent, puis l'intensité du ronflement saccadé de la machine s'accrut considérablement. La nacelle vibra sous la poussée des 70 chevaux-vapeur qui actionnaient l'hélice, et le long fuseau de soie jaune troua l'atmosphère comme un gigantesque obus, dont il présentait d'ailleurs un peu la forme.

Le pilote avait installé un anémomètre minuscule sur le bordage et il suivait anxieusement la marche des aiguilles devant les chiffres des cadrans. Enfin il releva la tête.

—Onze mètres de vitesse propre à la seconde, annonça-t-il avec un accent de triomphe. Nous faisons presque du quarante à l'heure en remontant le lit du vent!...

—Un beau résultat, c'est incontestable, et je ne saurais trop vous féliciter de l'avoir atteint!... répliqua Claude Réviliod. Mais laissez-moi vous dire, mon cher Fruscou, qu'il ne me surprend nullement. Je savais ce que je faisais en me confiant à votre science bien connue.

—Alors, vous êtes satisfait?... Vous êtes servi comme vous le désiriez?...

—Dites que je suis enchanté et que je m'applaudis plus que jamais d'avoir préféré, malgré l'engouement actuel qui règne pour l'aviation, le dirigeable à l'aéroplane pour des excursions aériennes!... Aussi allons-nous célébrer sans tarder cette journée et fêter le succès de votre oeuvre. Firmin, le panier de champagne et les coupes!

L'infortuné domestique, toujours effondré dans un coin du carré des machines, la tête dans les mains pour ne pas voir le vide qui l'entourait, ne répondit que par un gémissement lamentable.

—Allons, debout, tu geindras à ton aise lorsque nous aurons regagné le plancher des humains!... ajouta impérativement l'aéro-yachtman.

—Ah! monsieur, par pitié!... La tête me tourne, je n'ose pas regarder en bas!...

—Eh bien!... regarde en l'air, dans ce cas!... Et dépêche-toi ou je te fais lancer par-dessus bord comme un simple sac de lest!...

Cette menace prononcée d'un ton courroucé, bien qu'au fond de lui Réviliod s'amusât fort de la grimace piteuse du laquais, aéronaute malgré lui, décida celui-ci à se mettre sur ses genoux puis à se redresser en se cramponnant à la main courante régnant tout autour de la nacelle.

—Viendras-tu, enfin, lambin!... cria encore le Petit Biscuitier impatienté.

—Me... me voilà, monsieur, me voilà!... Ah!... que c'est profond, le trou en dessous de nous!

—Poltron, va!... grommela son interlocuteur en haussant les épaules. Allons, dépêche-toi!

Blême et flageolant sur ses longues jambes maigres, le valet de chambre, qui éprouvait décidément l'horreur du vide, se traîna péniblement vers le salon et s'efforça d'obéir aux injonctions de son maître. Malheureusement, lorsqu'il fut parvenu à réunir sur un plateau les coupes de cristal, ses mains tremblantes s'ouvrirent involontairement et il lâcha la verrerie qui fut réduite en miettes, à sa grande consternation, en même temps qu'à la réelle colère de Réviliod, qui ne put retenir une exclamation irritée.

—Maladroit!... Est-il possible de voir un domestique aussi stupide!...

—Ne vous chagrinez pas pour si peu, mon cher client, prononça la voix de stentor de Fruscou qui avait entendu le fracas. Il n'a pas le pied aérien, ce garçon!... Ce sera partie remise, à notre retour au garage!... D'ailleurs je ne puis pour l'instant quitter le volant de direction.

Le débutant aéronavigateur se rasséréna quelque peu, tandis que l'auteur de l'accident, de plus en plus affolé, s'empressait de faire disparaître les traces de sa maladresse.

—Où sommes-nous maintenant?... questionna l'armateur propriétaire du navire aérien.

—Nous arrivons à Pontoise. Voyez, la gare est juste sous nos pieds.

—Ah!... Nous ne sommes plus bien loin de Chambly je crois?...

—Nous arriverons au-dessus dans une vingtaine de minutes, à l'allure dont nous marchons. Je vais quitter la vallée de l'Oise, que nous avons suivie jusqu'à présent, et nous obliquerons un peu vers le nord-est... Et le moteur, Gélinier, comment se comporte-t-il?...

—Ça va bien, monsieur l'ingénieur, les quatre cylindres tapent bien régulièrement.

—Vous n'oubliez pas les graisseurs?... l'embrayage, les paliers de l'arbre de l'hélice?...

—J'y ai pensé, monsieur Fruscou. Il n'y a pas d'échauffement sensible. Soudain, le pilote se dressa. Depuis quelques moments, les sons montant de la terre avaient augmenté d'intensité. On distinguait de plus en plus nettement les divers bruits émanant d'un agglomération habitée: les cris des animaux, le sifflet des locomotives, le roulement des voitures, et surtout les exclamations répétées de:

—Un ballon!... Un dirigeable!...

—Diable!... nous descendons bon train, je crois, murmura l'aéronaute. Il n'est que temps de balancer un peu de lest pour nous équilibrer, car nous voici à deux cents mètres!...

Tout en monologuant, il saisit un sac de sable et en vida le contenu dans l'espace. L'effet ne lui ayant pas paru suffisant, il dut répéter la manoeuvre avec un deuxième sac. Le ballon reprit alors sa marche ascensionnelle et bientôt Pontoise disparut dans l'éloignement.

—Six cent cinquante mètres!... annonça l'aéronaute, les yeux fixés sur le cadran du baromètre.

Le malheureux Firmin comprima une exclamation terrifiée, mais son maître, se retournant, darda sur lui un regard si féroce que les paroles lui rentrèrent dans la gorge et qu'il ne songea plus qu'à se faire le plus petit possible afin d'échapper à l'orage.

Pendant quelques minutes, on n'entendit plus que le frou-frou de l'hélice se vissant dans les couches d'air. Réviliod avait repris sa place au balcon et regardait le paysage qui défilait au-dessous de lui avec une surprenante vélocité.

—Tiens, dit-il, en s'adressant à Fruscou, n'est-ce pas Méru, le gros village que l'on aperçoit là-bas sur la gauche?...

—En effet! répliqua le pilote, c'est la capitale des boutonniers, le pays de la nacre. Nous n'allons pas tarder à traverser la voie ferrée de Paris au Tréport et à apercevoir le champ d'aviation.

Le mécanicien fit entendre une exclamation.

—Qu'y a-t-il donc, Gélinier? demanda l'aéronaute sans tourner la tête.

—Des aéroplanes, monsieur Fruscou!... Deux, quatre... J'en vois cinq en l'air, tout là-bas.

—Où donc cela, demanda avec empressement le Petit Biscuitier en se penchant en dehors de la nacelle.

—Droit devant nous, monsieur. Voyez-vous, ils volent presque à ras de terre!...

Suivant du regard la direction indiquée par le mécanicien de son bras tendu vers le sol, l'aéro-yachtman finit par distinguer au loin, des espèces de cerfs-volants cellulaires se déplaçant avec rapidité et semblant se poursuivre au-dessus d'un terrain à peine grand, vu de la hauteur où planait l'aéronat, comme un mouchoir de poche.

—Oui, murmura-t-il, les dents serrées, c'est Aérovilla. Ils ne perdent pas de temps, les autres! Ils s'exercent!...

Afin de permettre à son passager d'examiner de plus près les évolutions des hommes-oiseaux, le pilote détermina la descente graduelle du dirigeable en inclinant les plans mobiles dont l'aéronat était muni. Tout en avançant, le ballon s'abaissa, et bientôt il franchit, à deux cents mètres de hauteur à peine, les murs clôturant l'aérodrome du club des aérotouristes. Plusieurs appareils atterrirent aussitôt, et une clameur monta vers la nacelle:

—Ohé!... du dirigeable!... C'est vous, Réviliod?... Descendez donc!...

Les aviateurs avaient reconnu le navire aérien construit par Fruscou, et qu'ils savaient prêt à prendre l'air depuis plusieurs semaines, mais ces invitations cordiales ne pouvaient toucher leur ancien camarade, qui avait été blessé au vif de voir ses avis dédaignés, alors qu'il était bien persuadé d'être dans le vrai en préférant le «plus léger» au «plus lourd» que l'air. Aussi, se borna-t-il à hausser dédaigneusement les épaules sans répondre aux appels qui lui parvenaient.

—Revenons au garage!... dit-il à l'aéronaute. J'en ai assez vu!...

Le dirigeable décrivit un demi-cercle parfait au-dessus du champ d'aviation, et, aidé du courant contre lequel il avait eu à lutter pendant son voyage d'aller, il s'éloigna à l'allure d'un train express dans la direction de la petite ville de l'Ile-Adam, au grand désappointement des aviateurs qui ne concevaient rien à la singulière conduite de «l'ami Réviliod». Le marquis de La Tour-Miranne, seul, eut le soupçon des raisons motivant le refus du Petit Biscuitier à se rendre aux désirs de ses compagnons, car il avait pu se rendre compte du formidable orgueil du richissime sportsman, mais il ne fit part à personne de ses réflexions et il se contenta de hocher la tête d'un air méditatif en murmurant en aparté:

—Il tient à nous démontrer la supériorité de ses théories!... Bah!... qui vivra verra!

Et il ajouta à haute voix en s'adressant à ses amis:

—Ne nous émotionnons pas à cause de cette visite imprévue, et, comme le disait autrefois un ministre, dans des circonstances mémorables: Messieurs, la séance continue!


CHAPITRE IX

LE DÉPART DE LA CARAVANE

A QUAND LE DÉPART?—UNE DERNIÈRE ÉPREUVE S. V. P.!—COURSE AU CLOCHER.—QUATRE-VINGTS KILOMÈTRES A L'HEURE.—LES MÉSAVENTURES D'UN BIPLANISTE.—LES IDÉES DU CAMBOUISARD CHARLOT.—VISITE AU DUC DE LA TOUR-MIRANNE.—TENTATIVE DE CHANTAGE AVORTÉE.—LE JOUR DE GLOIRE EST ARRIVÉ.—DÉPART IMPOSSIBLE.

Une dizaine de jours après la visite inopinée du dirigeable Réviliod au champ d'exercice de l'Aéro-tourist-club, tous les adhérents de la nouvelle Société se trouvaient réunis sous la vaste tente du restaurant à Aérovilla. Le Mécène des inventeurs, René de Médouville, pérorait.

—Le moment est venu, mes amis, de prendre une décision au sujet de la date de notre périple autour de la France, disait-il. Nous sommes, je crois, suffisamment familiarisés maintenant avec la conduite des autos aériennes pour entreprendre la randonnée dont l'idée a déterminé notre association. Alors, je le répète: à quand le départ?...

—Que le président fixe un jour! répliqua le jeune Médrival. Nous sommes prêts!...

Tous les yeux s'attachèrent sur le marquis de La Tour-Miranne qui tapotait d'un air distrait une marche militaire sur le bord de la table.

—Eh bien, Robert, que décidez-vous?.... interpella le Père Tranquille en frappant familièrement sur l'épaule de son ami. Nous attendons votre décision.

Le sportsman, tiré de sa rêverie, tressaillit.

—Le jour du départ, c'est vrai, murmura-t-il. Il est grand temps de nous en occuper, si nous ne voulons pas être distancés. Eh bien, mes chers camarades, je suis à votre disposition, mais auparavant, je désirerais connaître l'opinion de notre excellent professeur de vol, M. Martin Landoux, qui, sur ma prière, a bien voulu assister à notre réunion.

—Que voulez-vous dire par là? interrompit Jean d'Outremécourt.

—Une chose bien simple. Nous pouvons, de bonne foi, nous illusionner sur nos véritables capacités d'hommes volants, et c'est la prudence qui m'incite à adresser cette question à M. Landoux. Sommes-nous réellement capables dès maintenant de voler, c'est le cas de le dire, de nos propres ailes?... Rien ne serait plus fâcheux à tous égards, je dirai même, rien ne serait plus ridicule que de nous lancer à l'aventure sans être en possession de tous nos moyens.

—Voudriez-vous nous faire passer un examen pour juger de nos talents, par hasard? s'écria le Père Tranquille.

—Eh!... ce serait peut-être utile, après tout.

Martin Landoux jeta à terre le bout de cigarette éteint collé à sa lèvre inférieure.

—Depuis six semaines que je suis les essais de ces messieurs, répondit-il, j'ai pu me convaincre une fois de plus que l'aviation est surtout une question d'apprentissage et d'expérience pratique. Ainsi, au début, c'est à peine si vous pouviez parcourir une centaine de mètres en vol libre, et chaque atterrissage coûtait un patin, une roue ou un morceau de châssis. Petit à petit, vous vous êtes enhardis, vous êtes parvenus à effectuer des départs, des virages et des atterrissages plus corrects, et vous avez moins cassé de bois. Enfin, ces jours derniers, chacun de vous est parvenu à boucler au moins dix fois de suite sans arrêt la piste de l'aérodrome. Je crois donc sincèrement que ce ne serait plus désormais une impardonnable témérité que d'essayer le long voyage que vous rêvez d'accomplir. Toutefois...

—Quoi donc?... Expliquez-vous, fit l'impatient Médouville.

—Je voudrais assister à un dernier essai, à une épreuve définitive d'un tout autre genre. Jusqu'à présent, vous vous êtes bornés à évoluer au-dessus de votre terrain, et au moindre incident, l'équipe arrivait en auto apporter le remède convenable, au besoin ramener l'appareil détérioré au garage. Je crois qu'il serait utile de procéder à une espèce de répétition générale et de voler en pleine campagne, au-dessus des obstacles naturels de toute espèce qui la parsèment. Rien ne serait meilleur pour vous aguerrir, messieurs. Voilà, pour ma part, quelle est mon opinion.

—Eh bien! mais rien n'est plus facile, riposta l'impétueux secrétaire général de l'Aéro-tourist. Tous nos appareils sont dans leurs hangars prêts à partir. On va les sortir, et nous exécuterons immédiatement cette course au clocher. Quel sera le but choisi?...

Des applaudissements unanimes accueillirent la proposition, et les touristes se levèrent pour donner aux mécaniciens l'ordre de sortir les aéroplanes, et les ranger sur la pelouse. Le jeune président, accompagné de l'ingénieur Damblin, dont le monoplan avait été réparé, de Médouville et du constructeur-professeur Martin Landoux, se rendit à l'emplacement sur lequel était organisée la petite station météorologique, dont il consulta les divers instruments.

—Pression barométrique 763 millimètres, température 19 degrés 3 dixièmes, direction du vent nord-est, vitesse trois mètres par seconde. Il me semble que le temps ne saurait être plus favorable pour notre tentative. Embarquons donc sans tarder!

—Quel sera le but à atteindre? interrogea Médouville.

La Tour-Miranne réfléchit un instant.

—Le château de Chantilly, si vous voulez, répondit-il.

—Quelle est la distance qui nous en sépare?...

—Cinq petites lieues, tout au plus.

—Est-ce que l'on fera escale?...

—Non, il faut nous efforcer d'accomplir l'aller et retour d'une seule traite. Je propose même, si tout se comporte favorablement, de remonter de Chantilly à Creil et de revenir par Neuilly-en-Thelle. De cette façon, l'épreuve sera plus concluante. Qu'en pensez-vous?

—Adopté!... Adopté!... crièrent les clubmen qui s'étaient rapprochés de leur chef.

—Bon, voilà qui est donc entendu! Ceux d'entre nous qui auront une place libre à leur bord pourront la faire occuper par un mécanicien de l'équipe; ce sera une précaution en cas d'avarie en cours de route à l'un ou l'autre des aéros. Quant à l'ordre de marche, le départ s'effectuera de minute en minute, de manière à n'amener aucune confusion, et l'on ne devra pas essayer de se dépasser en cours de route. Je vais prendre la tête avec M. Landoux comme passager; notre vice-président s'élèvera le second, puis M. de Médouville, M. Breuval, M. Damblin, M. Médrival et ainsi de suite jusqu'au dernier. Est-ce convenu?...

—Oui, oui, c'est convenu, président.

—En ce cas, en route pour Chantilly et Creil, c'est-à-dire en plein est.

Le sportsman escalada prestement les marches conduisant à la cabine de manoeuvres, et s'installa aux leviers de commande. Martin Landoux prit place à côté de lui.

Les moteurs des treize aéroplanes rangés sur une seule ligne pétaradaient avec un vacarme assourdissant. On ne s'entendait plus, et ce fut par geste que le marquis donna le signal du départ.

Le grand oiseau aux ailes blanches glissa quelques mètres sur la piste, et, sous l'effort de ses hélices ascensives battant l'air, il prit son essor.

L'aéroplane était parti face au vent, c'est-à-dire vers le nord-est. Arrivé à une trentaine de mètres de hauteur, il décrivit une boucle au-dessus d'Aérovilla, puis, se redressant, il fila en droite ligne vers l'orient, en repassant au-dessus des aviateurs prêts à s'élancer à leur tour.

De minute en minute, un autre appareil se détacha du sol pour suivre la route tracée par le président des touristes, et bientôt on put assister au spectacle jusqu'alors inédit, de treize oiseaux mécaniques de formes différentes se poursuivant dans l'atmosphère calme.

Car, à côté des six biplans dus au génie inventif de Martin Landoux, et qui étaient caractérisés par une paire d'hélices ascensionnelles logées entre leurs deux étages superposés de plans, on pouvait remarquer trois autres appareils du type devenu classique des frères Voisin, à cellule stabilisatrice à l'arrière, et quatre monoplans rappelant, l'un le modèle bien connu de Blériot, l'autre l'Antoinette, son malchanceux rival dans la traversée du détroit du Pas-de-Calais, et les deux derniers la minuscule Demoiselle de Santos-Dumont, avec toutefois quelques améliorations dans l'agencement des organes stabilisateurs.

Partis à la suite de tous les autres, avec près de vingt minutes de retard sur le biplan du président, les «Demoiselles», dirigés par l'ingénieur Garruel et par l'aventureux Médrival, le plus jeune membre de la Société, ne tardèrent pas à rattraper les biplans, dont le vol était beaucoup plus lent. En seize minutes, ils franchirent les vingt kilomètres séparant Aérovilla du château de Chantilly, et dix minutes plus tard, ils brûlèrent la politesse, malgré la recommandation de La Tour-Miranne, à l'aéro de celui-ci, en vue des usines de Creil.

—Ils dépassent le quatre-vingts à l'heure, c'est fou!... mâchonna Martin Landoux dans sa moustache. S'il y a du bon sens, en vérité, de vouloir faire du tourisme à cette allure-là?

Le président de l'Aéro-tourist n'eut pas pour cela la velléité d'augmenter la vitesse du vol de l'appareil qui le portait; il se contenta de maintenir sa moyenne de cinquante kilomètres à l'heure, qu'il trouvait très raisonnable. Depuis son départ d'Aérovilla, il avait mis un peu plus d'un quart d'heure à parcourir les douze kilomètres de distance séparant l'aérodrome de l'Oise, qu'il traversa en face du marais Doucet. Il s'était élevé ensuite à une centaine de mètres pour dominer le coteau et franchir la corne du bois des Bouleaux et le village de Gouvieux. La demi-heure n'était pas écoulée, qu'il planait au-dessus des pièces d'eau du château de Chantilly. Là, il virait au nord, pour passer un peu après au zénith de la Faisanderie dans les bois de la Basse-Pommeraie, puis à portée de fusil du village d'Apremont. Il rejoignait ensuite la route de Senlis à Creil qu'il suivait pendant quelques kilomètres, jusqu'à sa jonction avec la route nationale de Paris-Dunkerque par Clermont et Amiens.

Ce fut au moment où La Tour-Miranne effectuait son second virage à gauche, pour mettre cette fois le cap sur son point de départ, que les deux «Demoiselles» le dépassèrent. Deux minutes plus tard, alors qu'il traversait de nouveau la rivière en face de l'usine métallurgique de Montataire, il fut encore rejoint par Damblin sur son monoplan genre Blériot et par Médouville qui avait mis toute l'avance à l'allumage possible pour rattraper «son président».

Les trois appareils volèrent de conserve, et à peu près sur la même ligne jusqu'à Neuilly-en-Thelle, c'est-à-dire sur un espace d'une quinzaine de kilomètres. En longeant la croupe méridionale du bois Saint-Michel, Martin Landoux dont la vue était des plus perçantes, remarqua au loin une tache blanche dont la forme caractéristique attira son attention.

—Voilà ce que j'appréhendais, dit-il à son compagnon. Un des monos à grande vitesse qui nous ont brûlé la politesse tout à l'heure, n'a pu terminer le parcours. Je l'aperçois là-bas couché sur le flanc.

—Diable!... fît La Tour-Miranne inquiet, si nous allions lui porter secours?...

—Je crois que vous auriez tort. Ils ne sont peut-être pas les seuls dans cette position. Il est préférable, à mon avis, de terminer le circuit et de rentrer directement à Aérovilla. Nous attendrons quelques instants les retardataires et, s'il est nécessaire, nous repartirons pour aller au secours des aviateurs en détresse.

—L'avis est sage, et je me range à votre opinion. Regagnons donc Aérovilla.

Le biplan arrivait à ce moment au-dessus du petit village d'Ercuis. Il suivit un instant la ligne du chemin de fer d'intérêt local allant de Persan-Beaumont à Hermès, puis traversa à quatre-vingts mètres de hauteur le chef-lieu de canton, Neuilly-en-Thelle. Cinq minutes plus tard, il pénétrait dans l'aérodrome et s'abattait sur le gazon.

Le premier mouvement du pilote en touchant le sol fut de tirer sa montre.

—Trois heures vingt-sept minutes! annonça-t-il.

—Nous avons mis par conséquent une heure sept minutes pour parcourir les cinquante-deux kilomètres du circuit, répondit le constructeur.

—Ce n'est pas très remarquable comme vitesse car cela ne nous donne qu'une moyenne de treize mètres par seconde, mais nous avons, en revanche, l'avantage d'une parfaite régularité de marche. Nous ne voulons battre aucun record, n'est-il pas vrai?...

Le président du club parlait encore que, presque simultanément, quatre appareils vinrent se poser à terre sur la pelouse à quelques pas de lui. C'étaient Damblin avec son monoplan genre Blériot, et trois des biplans Martin Landoux; le dernier était celui de Médouville ayant pour passager l'agent secret du Petit Biscuitier, Charles Bader dit Charlot.

—Hé bien!... interrogea La Tour-Miranne, pas d'incidents de route?...

—Aucun pour ma part, répliqua le secrétaire général, mais j'ai aperçu Breuval en panne à côté de la ferme de Malassise, avant Creil.

—Encore un, et c'est un biplan, celui-là! Mais les autres?...

—Tenez, président, en voilà encore trois qui arrivent, s'écria Damblin se mêlant à la conversation.

Deux aéroplanes atterrirent encore à quelques minutes d'intervalle. Un quart d'heure, puis une demi-heure s'écoulèrent sans nouvelle arrivée, et il fallut se rendre à l'évidence: trois touristes manquaient à l'appel et étaient sans doute en panne sur quelque point du trajet.

—Allons, dit La Tour-Miranne, je vais voir ce qu'il en est.

—Peut-être serait-il préférable d'y aller en automobile, fit observer Outremécourt. On pourrait emmener ainsi plusieurs mécaniciens.

—Oui, mais la voie de l'air est plus rapide, et j'arriverai plus vite.

Au moment, où le marquis allait remonter à bord de son aéro, une ombre rapide passa au-dessus de sa tête, et la Demoiselle portant Médrival s'abattit sur la piste.

—Le mono de Bourdon est en panne non loin de Puiseux, à deux kilomètres à peine d'ici, je viens de le voir, et il m'a fait signe de continuer ma route, s'écria le jeune aviateur sitôt qu'il eut pris terre.

—Il reste donc dans ce cas notre trésorier seul en détresse, déclara Médouville. Sauvons la caisse; je vais m'assurer de la gravité de l'accident dont il a pu être victime.

—Mon aéro est plus rapide que le vôtre; je puis faire du soixante-dix avec lui. Je serai plus vite arrivé, aussi vais-je y voler immédiatement, interrompit le champion du monoplan, l'ingénieur Damblin.

—C'est cela. Hâtez-vous, mon cher camarade, approuva La Tour-Miranne.

Déjà, avec un bruit strident, l'hélice était remise en mouvement, et l'aéroplane filait comme une hirondelle, les ailes déployées. En une minute on l'eut perdu de vue au-dessus du coteau boisé de Puiseux-le-Hauberger. Immédiatement derrière lui, le biplan du président s'envola à son tour.

—Je reviens de suite, cria-t-il, je vais m'assurer si Bourdon n'aurait pas besoin d'aide!

Deux heures plus tard, tous les touristes se trouvaient de nouveau réunis et Breuval qui était revenu à bord du monoplan de Damblin, racontait ses malheurs.

—Ça marchait admirablement bien jusqu'à Chantilly, expliqua-t-il, quand, en arrivant au-dessus de la Haute-Pommeraye, j'ai voulu donner un peu d'avance à l'allumage, le moteur s'est mis à hoqueter, et crac!... il s'est arrêté subitement au moment où j'allais traverser la route de Senlis. J'étais à quarante mètres du sol, j'ai été m'abattre à cent pas à peine des murs d'une grande ferme isolée dans les champs; l'aile gauche de mon aéro est venue au contact du sol et s'est brisée ainsi qu'une palette d'hélice. C'était donc la panne grave, et je ne pouvais songer à repartir et terminer le circuit. Aidé de mon mécanicien, j'ai, en conséquence, procédé au démontage des plans et fait charger le tout sur une voiture de la ferme à la destination de Creil. Ce travail s'achevait lorsque l'ami Damblin est arrivé. J'ai donc laissé la machine aux soins du mécano, qui la ramènera par le grand frère, et profitant de l'offre de Damblin, je suis revenu en grande vitesse,—du soixante-quinze à l'heure à cent mètres du sol, s'il vous plaît!—jusqu'ici.

—Enfin, le principal, c'est que nous sommes tous réunis, et ayant effectué le parcours imposé, conclut La Tour-Miranne, qui avait aidé de son côté, et pendant que Damblin courait au secours du trésorier du Club, le jeune Bourdon à regagner l'aérodrome. Bien que nous ayons eu, ainsi qu'il était d'ailleurs à prévoir, quelques incidents de route, il me semble que l'épreuve est concluante et que nous pouvons sans trop d'outrecuidance, entreprendre notre grand voyage de tourisme. Qu'en pensez-vous, mon cher professeur? ajouta-t-il en se tournant vers Martin Landoux.

—Je suis de votre avis, répliqua le constructeur. Il faut bien s'attendre à ce que, sur treize appareils voguant de conserve, il y en aura toujours quelqu'un de victime d'une panne ou d'une maladresse involontaire. Ce n'est pas, cependant, une raison suffisante pour renoncer à toute tentative d'excursion en commun.

—D'ailleurs, ne serez-vous pas des nôtres, monsieur Landoux, interpella Médouville. Avec votre présence continuelle, les accidents de marche seront réduits, j'en suis certain d'avance, à leur minimum de fréquence et de gravité.

—Vous êtes trop bon, monsieur, mais je ne pourrai vous accompagner de bout en bout. J'ai les intérêts de ma maison à surveiller, et vous, moins que tout autre, devrez me faire grief de vouloir tenir des engagements antérieurs.

—Enfin, vous ferez pour le mieux, j'en suis sûr.

—Vous pouvez y compter. Je ne quitterai la caravane que lorsque ma présence sera absolument indispensable aux ateliers de Levallois.

—Enfin, décidera-t-on la date du départ, fit observer le jeune Médrival, le plus impatient de tous.

—Je vous propose de la fixer au premier dimanche de juin, dit l'ingénieur Damblin. Nous aurons ainsi tout le temps de faire nos préparatifs, et au besoin de nous perfectionner dans la manoeuvre de nos véhicules aériens. D'autre part, à cette époque de l'année, les jours sont longs, et nous arriverons à parcourir les deux étapes prévues pour chaque journée.

—Souhaitons que saint Médard ne nous soit pas trop rébarbatif! murmura Bourdon.

La conversation devint générale, chacun tenant à dire son mot sur la question. Enfin la date du dimanche 5 juin fut adoptée à l'unanimité, avec cette correction qu'en cas de mauvais temps, le départ serait remis au dimanche suivant.

—Le 5 juin, fît remarquer Outremécourt qui était ferré sur l'histoire aéronautique, c'est l'anniversaire de l'invention des ballons. Il y aura cent vingt-sept ans, jour pour jour, que les frères Montgolfier ont lancé à Annonay le premier aérostat à air chaud!...

—Des aérostats, il n'en faut plus, déclara gravement Breuval. C'est bon pour un Biscuitier comme Réviliod, ces outils-là! Vive l'aéropanne!...

—Voilà au moins ce qui s'appelle avoir des convictions bien enracinées, dit en riant Médouville. L'aéropanne, c'est une trouvaille, cela! Espérons cependant que, dans notre prochaine excursion, vous ne justifierez pas une fois de plus cet affreux à peu près!

—Je n'ai pas besoin, termina La Tour-Miranne, de vous demander la liste des passagers et passagères que vous comptez faire participer à vos randonnées aériennes. Tous, nous conservons pleine et entière liberté à ce sujet. Attendons patiemment le 5 juin et souhaitons que le beau temps continue, car nous donnerons une belle fête ce jour-là. D'abord, Aérovilla sera ouvert à tout le monde. Puisque nous voulons faire de la propagande et attirer des prosélytes à l'aviation, le spectacle du départ de notre caravane aérienne constituera la meilleure réclame possible.

—Prêcher d'exemple, il n'y a que cela!... conclut sentencieusement le Père Tranquille.

Sur ce mot de la fin, les aérotouristes échangèrent de cordiales poignées de mains et regagnèrent leurs autos qui devaient les ramener à Paris.


Depuis que, grâce à l'inconsciente complicité du Mécène des inventeurs, Charlot était dans la place afin de servir les desseins secrets de l'orgueilleux et richissime partisan de la navigation aérienne à l'aide de ballons dirigeables, il avait tenu grandes ouvertes les feuilles de rhubarbe collées de chaque côté de son crâne et lui tenant lieu d'oreilles, et ce, dans le but de recueillir le plus possible de renseignements utiles, renseignements qu'il classait dans sa mémoire en vue de leur usage éventuel. C'est ainsi qu'il apprit, par la bouche du dessinateur de l'atelier Martin Landoux, la visite du duc de La Tour-Miranne à son patron. Pendant longtemps, le tortueux personnage chercha vainement quel avait pu être le but de cette visite insolite, mais quelques mots d'amertume échappés au président de l'Aéro-tourist-club, au cours, d'une conversation tenue sans méfiance devant lui avec son ami Outremécourt, le mirent sur la voie.

—Il n'y a pas de doute, rumina-t-il, le père ne voit pas d'un bon oeil son unique héritier se lancer dans les aéros, et c'est, ou bien parce qu'il a peur de le voir se démolir la ciboule, ou bien parce que ça le chiffonne, cet homme, de voir son fils s'exhiber en public comme un numéro de cirque. Ce serait peut-être un filon à exploiter que d'aller lui proposer d'empêcher M. Robert de participer à la caravane! Il y aurait double bénéfice pour moi, puisque M. Réviliod m'a promis dix mille francs pour la même chose. Or, je connais assez bien mon affaire pour amener le résultat en question. Oui, décidément, c'est là une idée à creuser!

Après avoir longuement réfléchi aux avantages et aux inconvénients qu'une semblable tentative pouvait présenter pour lui, le gredin finit par écrire au duc en lui exposant qu'il se faisait fort d'empêcher M. Robert de La Tour-Miranne de prendre part au voyage aérien qu'il avait organisé. Il ajouta que, dans sa situation, il était certain de déjouer la surveillance assidue du constructeur Martin Landoux, mais que, vu les risques courus par lui, dans cette entreprise, il se voyait obligé de demander une compensation à M. le duc, compensation dont il laissait le chiffre à sa générosité.

Charlot n'osa pas toutefois signer son épître, dans la crainte que M. de La Tour-Miranne indigné d'une semblable proposition, communiquât sa prose à son fils ou à Landoux, ce qui aurait eu pour conséquence immédiate de l'empêcher de gagner la prime promise par le Petit Biscuitier. Il prit même la précaution de déguiser son écriture et de signer de la simple lettre de l'alphabet Y, suivi du chiffre 24 qui était celui correspondant à son âge. De cette façon, on lui délivrerait sans difficulté la lettre, si le duc lui adressait une réponse à la poste restante ainsi qu'il osait le lui demander.

Ce ne fut pas sans quelque émotion que, le dimanche suivant l'envoi de sa missive, le tortueux personnage se présenta au guichet du bureau de poste indiqué et demanda s'il n'y avait pas une lettre pour Y 24. Il tressaillit quand l'employé lui tendit une enveloppe grand format portant cette suscription.

A peine sorti du bureau, l'ouvrier déchira avec impatience le papier. Il contenait simplement ces mots qui le rendirent perplexe.

«Veuillez passer jeudi à quatre heures à mon hôtel.»

Il n'y avait aucune signature.

—Diable! pensa Charlot, c'est grave ça. Pourvu que ma lettre ait bien été remise au duc et que ce ne soit pas M. Robert qui me reçoive à sa place! C'est ça qui ne serait pas drôle!... Ma petite combinaison serait à vau-l'eau, alors!... Ma foi tant pis, je demanderai un congé jeudi après-midi sous un prétexte quelconque et nous verrons bien. Qui ne risque rien n'a rien!...

Le mécanicien sollicita donc de Martin Landoux la faveur de s'absenter quelques heures le jour indiqué, et le constructeur, qui n'avait eu jusqu'alors qu'à se louer de ses services, le lui accorda sans difficulté. Charlot s'empressa de quitter Aérovilla, rassuré sur l'issue de l'entrevue qu'il allait avoir, par ce fait que le président de l'Aéro-tourist-club venait d'arriver dans son auto pour exécuter quelques vols et continuer son entraînement avant le prochain départ.

Introduit sans difficulté auprès du duc, grâce à sa lettre d'audience, la conversation s'engagea sans préambule, après que M. de La Tour-Miranne eut toisé des pieds à la tête son visiteur, dont le singulier aspect avait paru quelque peu le surprendre.

—C'est vous qui m'avez écrit la lettre que voici?... questionna brièvement le père de Robert.

—C'est moi, monsieur le duc.

—Comment avez-vous pu supposer que j'avais un intérêt quelconque à empêcher le marquis d'agir suivant son bon plaisir?...

L'ouvrier mentit avec impudence.

—Je l'ai appris par M. Landoux, le constructeur d'aéros, qui a raconté partout que vous lui aviez offert de grosses sommes afin que M. de La Tour-Miranne ne fût pas du voyage projeté. Il vous a refusé, mais moi je ne suis qu'un pauvre ouvrier, et mes moyens ne me permettent pas d'avoir de telles délicatesses. J'ai quatre enfants qui crient la faim, et la misère excuse bien des choses, n'est-ce pas, monsieur le duc?...

Le vieux noble eut un sourire de dédain.

—Quel monde!... songea-t-il. Et pourtant c'est dans la société de gens de cet acabit que se plaît M. le marquis de La Tour-Miranne, dernier du nom!...

Il reprit à haute voix, avec sécheresse:

—Je ne vous demande ni qui vous êtes, ni quels moyens vous comptez employer pour empêcher M. de La Tour-Miranne de suivre ses compagnons. Je me borne à répéter l'offre que j'ai, en effet, adressée à M. Landoux, lequel a eu tort de crier sur les toits, ainsi que vous me l'apprenez, son dévouement et son désintéressement. J'offre vingt mille francs à la personne qui, d'une façon ou de l'autre, sera parvenue à éliminer M. de La Tour-Miranne du voyage.

—C'est comme si c'était fait, mon prince, s'écria le mécanicien alléché par cette offre. Le président de l'Aéro-tourist-club ne pourra pas partir, je vous en donne d'avance mon billet, car je connais mon affaire. Vous pouvez préparer un chèque au porteur pour cette somme; je viendrai le chercher le lendemain du départ manqué. Et ce n'est pas moi qui vendrai la mèche comme a fait M. Landoux!

—C'est bien, réussissez, et l'argent sera à vous, conclut le vieux noble en sonnant un valet pour reconduire son visiteur, dont l'aspect lui répugnait.

Sorti de l'hôtel du duc, Charlot exulta.

—Vingt mille balles!... c'est un plaisir que de travailler pour ce vieux noble-là!... monologua-t-il.

Soudain, il s'arrêta sur le trottoir, et se frappa le front comme si une idée subite l'illuminait.

—Mais j'y pense!... continua-t-il, si maintenant je disais à mon protecteur n° 1, M. Réviliod, que je ne marche plus dans sa combinaison, qu'une personne—que je ne lui nommerai pas, bien entendu!—m'a offert le double de ce qu'il m'a promis, pour faire le contraire de ce qu'il me demande! Je suis sûr qu'il augmentera sans barguigner le chiffre de la prime. Il faut que ça me rapporte cinquante mille francs, cette petite affaire-là!... Allons-y donc carrément!...

Sous l'empire de ce nouveau sentiment, le mécanicien se dirigea sans tarder vers l'hôtel du Petit Biscuitier, en monologuant pour essayer de justifier la trahison qu'il méditait.

—Pour des raisons qui ne me regardent pas, tous ces gens-là veulent empêcher M. de La Tour-Miranne de faire-son tour de France en aéro. Je serais bien niais de ne pas profiter de cette occasion de ramasser un petit capital. Après tout, il m'indiffère ce M. le marquis, il ne me regarde pas plus qu'un pot d'échappement, tant pis s'il, lui arrive du désagrément; d'ailleurs ce n'est pas grave puisqu'on veut simplement l'obliger à rester par terre!...

Ayant ainsi allégé sa conscience grâce à ce raisonnement spécieux, l'avide personnage pénétra dans la cour du petit hôtel habité par le rival de Robert de La Tour-Miranne. Claude Réviliod était, par le plus grand des hasards, présent, mais, plus affairé que jamais, il reçut son affidé pour ainsi dire entre deux portes.

—Qu'est-ce qui vous amène? dit-il. Parlez vite, je suis pressé.

Avec des circonlocutions embarrassées, Charlot exposa sa prétendue situation entre deux obligations contraires. Il ne demandait pas mieux,—à l'entendre!—que de tâcher de contenter M. Réviliod, mais d'un autre côté, il ne pouvait pas sacrifier sans dédommagement la somme qui lui était offerte pour assurer le bon fonctionnement de l'aéroplane de M. de La Tour-Miranne.

Le Petit Biscuitier avait écouté sans sourciller les phrases alambiquées de l'ouvrier. Sous des dehors évaporés, Réviliod cachait un esprit de commerçant avisé et il ne voulait payer une chose qu'au prix juste qu'elle lui paraissait valoir. Il alla donc droit au but.

—Qui a bien pu vous offrir ce que vous me dites pour vous empêcher d'agir ainsi qu'il était convenu, répliqua-t-il. Vous n'avez pas été vendre la mèche à La Tour-Miranne pour vous faire payer des deux côtés, hein?...

—Oh! monsieur! fit Charlot d'un air scandalisé, vous ne le pensez pas! Je ne voudrais pas que vous ayez, par ma bavardise, des histoires désagréables avec M. de La Tour-Miranne, envers qui je n'ai pas de préférence, je vous l'assure bien. Je ne sais même pas le nom de l'homme qui m'a fait cette proposition, la semaine dernière. Je me suis seulement dit que l'on devait se douter qu'il y avait un coup monté contre M. Robert, puisqu'on me promettait vingt mille francs afin de veiller sur lui, juste le double de ce que monsieur m'a promis, pour exécuter le contraire.

Réviliod, pendant que le mécanicien parlait, avait eu le temps de réfléchir. Il flaira une tentative de chantage et résolut d'y couper court.

—Je vous ai dit, en effet, que je vous donnerais la somme dont vous parlez, si la tentative du marquis de La Tour-Miranne échouait, riposta-t-il nettement. C'est un mauvais tour que je veux lui jouer, pour des raisons à moi connues, et rien de plus. Si quelque bonne âme l'a pris sous sa protection et vous a proposé la forte somme afin de le défendre, ce qui me paraît assez extraordinaire, car il est bizarre que ce soit à vous un inconnu que l'on ait été précisément faire cette proposition, plutôt qu'a votre patron par exemple, je ne vois rien de mieux que vous acceptiez une offre qui peut vous enrichir. Veillez donc sur le sort de M. de La Tour-Miranne, mon bon ami, et n'en parlons plus. J'irai même plus loin: je ne vois aucun inconvénient à ce que vous repreniez votre liberté d'action et que vous avertissiez La Tour-Miranne que j'ai renoncé à mon projet de l'empêcher de partir.

Tout en parlant ainsi, le Petit Biscuitier tenait son interlocuteur sous son regard inquisiteur. Mons Charlot était loin de posséder l'art de savoir dissimuler ses impressions, aussi l'aéro-yachtman put-il facilement lire sur ses traits la marque d'un profond désappointement, ce qui le confirma dans ses soupçons sur la bonne foi de son affidé. Celui-ci balbutia:

—Alors, monsieur ne donne pas suite à ses projets!... La prime de dix mille francs?...

—Je la supprime. Vous toucherez celle de vingt mille, cela vaudra mieux pour vous, d'autant plus que vous n'aurez qu'à protéger au lieu d'essayer de nuire.

Le gredin, voyant ainsi échouer sa fameuse combinaison, faisait piteuse figure. Réviliod le considéra un instant en silence, puis il lui dit brusquement, en le tutoyant pour la première fois et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux:

—Avoue que tu as voulu me faire chanter et qu'il n'y a pas un mot de vrai dans ce que tu m'as dit.

Dompté par cette volonté qu'il sentait supérieure à la sienne, confondu surtout de cette perspicacité, le mécanicien, se voyant deviné, ne sut que répondre. Il se sentait pris dans ses mensonges et ne savait comment en sortir...

—Ton histoire est stupide, continuait le sportsman, et elle ne fait guère honneur à ton imagination. Tu as cru que je doublerais la somme promise dans la crainte de te voir divulguer notre accord ou de manquer ma petite vengeance. Eh bien! tu t'es trompé dans ton calcul, et je ne marche pas, ainsi que tu le voudrais. Bien au contraire, si tu parlais, si tu disais un seul mot de ce qui s'est passé entre nous, c'est toi qui te brûlerais et te ferais ignominieusement chasser d'Aérovilla et de partout. Telle est la vraie situation, mon bonhomme. Tu n'es pas à la hauteur, vois-tu! Maintenant, adieu, nous ne nous reverrons plus.

Désespéré, Charlot se jeta aux genoux du Petit Biscuitier qui s'éloignait.

—Pardon!... pardon!.., s'écria-t-il. Oui, monsieur, j'avoue. Je suis un affreux menteur, un carottier. C'est la vérité, j'ai inventé tout ce que je vous ai raconté dans le but de vous faire augmenter la somme.

Réviliod qui s'éloignait déjà, tourna la tête et, d'un ton bref:

—En voilà assez!... dit-il du ton autoritaire et cassant qui lui était habituel. Je vous ai montré, maître drôle, que l'on ne me trompe pas, moi. Je n'ai pas l'habitude de revenir sur ce que j'ai dit une fois. Si vous exécutez les ordres que vous connaissez, vous toucherez votre prime et rien de plus, entendez-vous bien? Et tâchez, dans votre intérêt, de tenir votre langue, ou gare! Là-dessus, adieu, je suis pressé.

L'ouvrier resta un moment déconfit et surtout dépité du mauvais succès de sa combinaison. Il dut s'avouer que le Petit Biscuitier était plus malin qu'il ne l'avait supposé. Enfin, il secoua la tête pour chasser ces idées chagrines et se rasséréna en songeant:

—Il est heureux que j'aie pu sauver ma prime; il ne voulait plus rien savoir, ce brigand-là!... Enfin vingt mille du père et dix mille de l'autre, cela fait encore un beau sac, avec lequel je pourrai réaliser le rêve que je fais depuis longtemps. Il s'agit maintenant de les gagner, ces trente mille francs-là, et il faut me dépêcher, puisque c'est dans huit jours, le fameux départ!...

Le grand jour, si impatiemment attendu, du départ de la caravane aérienne, arriva enfin.

Depuis quinze jours, l'animation était extrême au parc d'Aérovilla. Les clubmen procédaient à leurs derniers préparatifs en vue du long périple à exécuter. Martin Landoux et ses aides étaient sur les dents. Les moindres organes des treize appareils qui allaient prendre simultanément leur vol furent l'objet d'une visite minutieuse. Le jeu des gouvernails de profondeur et de direction fut vérifié, ainsi que l'élasticité des pièces du châssis et du chariot. Enfin, les moteurs et les propulseurs subirent également un examen détaillé, de façon à réduire au minimum les chances de panne, tout au moins pendant les premières étapes. Le biplan du président fut, bien entendu, le mieux soigné de tous, et Charlot s'empressa autour de lui pendant plusieurs jours. Il paraissait évident qu'avec de telles précautions, tout ne saurait manquer de fonctionner à merveille.

Le temps s'était mis décidément au beau, et laissait espérer une excursion agréable.

L'enthousiasme des touristes était général, et les jeunes gens se promettaient mille agréments avec ce nouveau moyen de locomotion. Grâce aux enseignements pratiques de Martin Landoux, ils possédaient à fond le maniement des appareils aériens qu'ils avaient appris à conduire, et nul ne songeait à se défier des caprices de l'atmosphère.

—Alors, où devons-nous coucher ce soir? demanda un jeune membre de l'Aéro-tourist-club à l'ingénieur Damblin qui avait assumé les fonctions de fourrier.

—Nos chambres sont retenues à l'Hôtel de Picardie à Amiens, répliqua celui-ci en consultant son carnet. Le point d'atterrissage désigné est le parc de la Hotoie, et les appareils y seront garés pendant la nuit.

—Et à quelle heure devons-nous prendre le départ ici?...

—A partir de trois heures, et de deux en deux minutes suivant l'ordre qui sera indiqué par un tirage au sort.

—C'est pour le mieux.

Les spectateurs commençaient à affluer; bientôt la pelouse fut noire de monde. Les membres du bureau du Club étaient surtout très entourés; La Tour-Miranne, son ami le Père Tranquille, Outremécourt, et le secrétaire général, le remuant Médouville, ne savaient plus à qui entendre, et ce dernier se plaignait même d'avoir l'avant-bras démanché à force d'échanger des shake-hand avec les arrivants.

Les aéros avaient été amenés sur la piste, et disposés à cinquante mètres l'un derrière l'autre dans l'ordre déterminé par le tirage au sort. Il avait été convenu qu'à chaque étape, le monoplan du fourrier s'envolerait le premier pour aller avertir de la prochaine arrivée de la caravane aérienne. Les douze autres appareils suivraient dans l'ordre. Médouville devait partir troisième, Outremécourt avait le numéro cinq et La Tour-Miranne le numéro neuf.

Une solide barrière avait été aménagée pour séparer les aviateurs du public. Le service d'ordre, formé par deux gendarmes et le garde champêtre de Puiseux, refoula les simples spectateurs en arrière de cette séparation, de façon à dégager la piste, et, à trois heures précises, le départ fut donné au monoplan genre Blériot de l'ingénieur Damblin.

Au signal, l'appareil dont l'hélice tournait à toute vitesse, bondit en avant. Après une cinquantaine de mètres de parcours, il se détacha du sol, s'éleva peu à peu tout en s'éloignant, puis il fit un crochet, vint repasser à une trentaine de mètres au-dessus de la tête des spectateurs qui l'acclamèrent, et s'éloigna enfin définitivement, à l'allure d'un train bien lancé, dans la direction du nord.

Successivement, Garruel ayant à son bord un ami devant lui servir de second, Médouville avec un mécanicien, Outremécourt avec M'lle Gèneviève, qui était enfin parvenue à obtenir l'autorisation d'accompagner son frère, Médrival, sur sa Demoiselle type Santos-Dumont, Léonce Breuval, le trésorier, et les autres touristes quittèrent le sol suivant la route tracée par Damblin. Le tour du président de prendre la route des airs était venu.

L'hélice fut mise en mouvement, et le pilote manoeuvra ses leviers pour embrayer ses hélices ascensionnelles.

Le levier lui échappa de la main et retomba inerte. Un craquement avait retenti ébranlant tout le mécanisme. L'aéroplane fit un bond et retomba lourdement à terre, dans un fracas de bois qui se brise. Un cri de terreur, s'éleva de la foule, mais déjà La Tour-Miranne était sur pied et il indiquait par ses gestes qu'il n'avait aucun mal. Seul, l'appareil paraissait hors de service.

Charlot avait passé par là, et dissimulé au fond d'un hangar, il avait suivi la scène de loin. En voyant le biplan s'écrouler, disjoint de partout, il eut un affreux sourire de triomphe.

—J'ai gagné mes trente mille francs! murmura-t-il.

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