← Retour

Le tour de France en aéroplane

16px
100%

CHAPITRE X

LA PREMIÈRE ÉTAPE

UN ACTE ÉVIDENT DE SABOTAGE.—QUEL EN PEUT-ÊTRE L'AUTEUR?—RÉPARATION INSTANTANÉE.—UN TOUR DE FORCE DE MARTIN LANDOUX.—LA TOUR-MIRANNE S'ENLÈVE ENFIN.—RÉFLEXIONS EN COURS DE ROUTE.—DIX MINUTES D'ARRÊT.—UN CYCLISTE COMPLAISANT.—LE LONG DE LA ROUTE D'AMIENS.—ARRIVÉE A L'ÉTAPE.—RETOUR DE LANDOUX A PARIS.

Le premier sentiment suscité parmi la foule assistant au départ de la caravane aérienne par la chute de l'aéroplane monté par le président de l'Aéro-tourist-club fut la stupeur. Un bourdonnement d'exclamations succéda à ce moment de surprise. Quelques assistants plus hardis sautèrent par-dessus la barrière et, en quelques minutes, l'appareil se trouva entouré d'une cinquantaine de personnes se pressant et se bousculant pour voir de plus près ce qui allait advenir.

Le marquis de La Tour-Miranne n'avait rien perdu de son sang-froid. Avant de rechercher quelle pouvait être la cause de l'accident dont il venait d'être victime, il s'empressa de dire à son passager, qui n'était autre que le constructeur Martin Landoux:

—Il reste quatre aéros à faire partir. Que ce qui vient d'arriver ne retarde pas leur départ, nous aviserons ensuite. Faites vite, je vous prie!...

Sans dire un mot, le professeur d'aviation se dirigea vers les aéroplanes qui attendaient leur tour de s'enlever et transmit à leurs pilotes l'ordre du président. Pendant ce temps, ce dernier faisait, remorquer l'appareil détérioré sous un hangar dont la porte fut refermée hermétiquement au nez des curieux désappointés.

Dix minutes plus tard, Martin Landoux était de retour, les derniers hommes-oiseaux ayant pris leur vol.

—C'est fait! annonça-t-il en pénétrant dans le garage.

—Vous avez prié les derniers partants de prévenir nos amis de ce qui vient d'arriver? interrogea le jeune homme.

—Certainement, et je leur ai dit de ne pas s'inquiéter, que vous les rejoindriez ce soir, le malheur une fois réparé.

Robert de La Tour-Miranne hocha la tête d'un air de doute.

—Ce soir, ce n'est guère à espérer, dans l'état où est l'appareil, murmura-t-il.

—Diable!.. C'est grave?...

—Certes, et pour moi je regarde l'aéro comme complètement hors de service.

—Comment cela!... Un départ mal pris ne peut avoir de-telles conséquences!...

—Le départ n'a pu s'effectuer normalement par la seule raison de ce fait que tout le mécanisme a été saboté par une main-criminelle!...

—Ce n'est pas possible! Quelle est là pièce qui n'a pas fonctionné?...

—Vous avez bien entendu, mon cher Landoux, un craquement significatif quand j'ai voulu embrayer les hélices ascensionnelles?...

—Oui, il m'a semblé percevoir, dans le brouhaha, comme un bruit qui n'était pas ordinaire.

—Eh bien! ce bruit provenait de la boîte des vitesses. Je vous le répète, c'est volontairement que cet organe a été détérioré pour me faire manquer mon départ. Que l'on démonte cette pièce et l'on verra si je me trompe. De plus, cet arrêt subit et imprévu a amené l'arrêt et la chute à pic de l'aéro, mais le choc contre terre n'a pas été assez violent pour déterminer les détériorations que j'ai constatées. Je suis persuadé que les ruptures étaient amorcées d'avance. Voyez plutôt par vous-même!

Le constructeur procéda à un examen minutieux de toutes les parties de la machine volante.

Quand, cette inspection terminée, il se retourna vers le marquis, il était pâle.

—Il est évident, en effet, articula-t-il enfin d'une voix altérée, que c'est un coup monté de longue main, et si je connaissais le misérable qui a été capable d'un crime pareil, il passerait un mauvais quart d'heure, je vous le garantis! Deux tubes du châssis sont faussés et à demi-rompus; l'hélice a une pale de cassée, la boîte des vitesses devra être changée et je crains que le moteur n'ait également été mis hors de service.

—Vous voyez donc bien!...

—Je vois surtout que vous ne me connaissez pas encore, monsieur Robert, dit d'un ton résolu l'aviateur. J'ai dit que vous rejoindriez ce soir vos amis, vous les rejoindrez. Dans deux heures le malheur sera réparé.

—Deux heures!... Ce n'est pas possible!...

—Eh bien! nous allons essayer, cependant! Occupez-vous donc de renvoyer le public; de mon côté je vais faire le nécessaire pour remettre les choses en l'état avec l'aide de mon équipe...

—Mais vous n'arriverez pas!...

—Pourquoi pas! Sachez donc, monsieur Robert, que, sous mon apparence bon enfant, j'ai un caractère très méfiant et ne se faisant guère d'illusion sur les gens et sur les choses.

—Que voulez-vous dire par là?...

—Que j'ai pris mes précautions en vue d'un accident possible, et que le magasin d'Aérovilla renferme toutes les pièces de rechange nécessaires, notamment un moteur supérieur même à celui-ci. On va donc démonter tout ce qui a été volontairement abîmé et vous verrez que nous partirons quand même?...

Cette assurance dissipa un peu l'abattement auquel le marquis était en proie. Il reprit donc son masque souriant pour aller présenter à la foule, parmi laquelle il comptait nombre d'amis, ses excuses pour le retard involontaire mis à son départ par la rupture subite et imprévue d'une pièce de la machine. Il annonça en même temps que l'on allait immédiatement procéder à la réfection de la pièce détériorée et que le départ aurait lieu le soir même.

Des acclamations satisfaites accueillirent cette communication et plusieurs personnes persistèrent à attendre la fin de la fête et l'ascension annoncée. Toutefois, le plus grand nombre préféra regagner la capitale, sans séjourner plus longtemps.

Déjà Martin Landoux était à l'oeuvre avec son équipe, dont Charlot faisait obligatoirement partie. Tout d'abord, le coquin avait ricané d'aise en songeant qu'il avait bien pris toutes ses précautions et qu'il serait impossible de remettre en état, au moins avant plusieurs jours, l'aéroplane à moitié détruit. Pendant ce temps, il courrait à Paris encaisser le prix de sa trahison, et, l'argent une fois empoché, il se soucierait fort peu du reste. M. Robert de La Tour-Miranne pourrait rester irrémédiablement cloué à terre sous le hangar d'Aérovilla ou s'enlever ensuite et rejoindre ses amis, il s'en moquait autant qu'un poisson d'une pomme.

Mais son allégresse intérieure ne tarda pas à se transformer en une rage froide doublée de stupéfaction quand il vit ses deux coéquipiers, le contremaître et Pouliot, le meilleur ouvrier des Établissements Landoux et Cie, revenir du magasin avec une hélice, un embrayage et un moteur complets, le tout prêt à être mis en place.

—Allons, presto, vous autres, articula impérativement Martin Landoux qui avait dépouillé son veston pour revêtir ses habits de travail en toile bleue, déblayez-moi vivement la place, que l'on remette tout en état. Vous, Charlot, occupez-vous de l'hélice; Pouliot, de son côté, se chargera avec Fossard de la réparation du châssis, tandis que je me réserve avec le contre-maître le moteur et la boîte des vitesses. Et vivement, n'est-ce pas? Les heures seront payées triple!...

Quatre heures sonnaient à ce moment. Les ouvriers, stimulés par la promesse d'une gratification, se mirent avec ardeur à la besogne, sous la direction du patron.

—C'est égal, grogna le contre-maître en serrant à bloc les écrous fixant le moteur neuf au châssis, je me demande par où a pu passer le brigand qui a fait ce coup là, et à quel moment il a pu se livrer à son travail!... Hier encore, M. de La Tour-Miranne a fait plusieurs vols et tout marchait à merveille. Ce ne peut donc être que cette nuit que l'opération a été bâclée. Et c'était un gaillard qui s'y connaissait, pour avoir, ainsi qu'il l'a fait, dégradé juste les points faibles de la machine!...

—Qui était donc de garde, cette nuit, demanda Landoux sans arrêter de travailler.

—Le père Havard, le gardien d'Aérovilla, comme tous les jours, répliqua le maître-ouvrier. Et il n'a rien vu de suspect, probablement, car il m'a affirmé ce matin qu'il n'y avait rien eu de nouveau. Le brigand avait sans doute bien pris ses précautions pour ne pas être aperçu!

Tout en frappant à coups redoublés sur son chasse-clavettes, Charlot ne perdait pas une syllabe des paroles de son chef, et un rictus de dédain découvrit ses chicots inégaux.

—Cherche, mon vieux, cherche!... pensa-t-il. Tu ne te doutes guère que c'est moi qui ai exécuté ce petit travail avant que tu ne te sois levé. Ce n'est pas pour des pommes que j'ai été serrurerier et que j'ai appris à fabriquer toutes sortes de clés. Ça m'a servi pour entrer dans le hangar, malgré les cadenas de sûreté que vous pensiez protéger si bien la porte contre les gens curieux. Et puis, je n'en avais pas pour longtemps à déclaveter le train-baladeur de la boîte aux vitesses, jeter une poignée d'émeri dans le graisseur du moteur et entailler d'un bon coup de scie les douilles d'assemblage des longerons. A moins de me prendre sur le fait, vous ne pouviez pas vous douter du petit coup de trafalgar que je vous ménageais, aussi j'étais bien tranquille et je le suis encore, croyez-le, mes bons amis!

Et sans éprouver le moindre remords de sa criminelle conduite, car c'était un véritable abus de confiance dont il s'était rendu coupable, l'odieux personnage poursuivit son travail en affectant d'être extraordinairement affairé. Mais son front ne tarda pas à s'assombrir en remarquant l'activité fébrile déployée par ses collègues, et il grogna entre ses dents:

—Que le diable les enlève et les cuise tout vifs dans sa grande marmite! Ils sont en train de me voler les trente mille francs que j'avais si bien gagnés. Comment faire pour les obliger à remettre la suite de l'opération à demain, que j'aie au moins le temps d'aller chercher mes deux chèques!

Il eut beau fouiller dans sa cervelle un moyen de faire abandonner le travail par le patron et ses aides, mais tous les projets qu'il imagina l'un après l'autre étaient impraticables. L'idée lui vint même de mettre le feu au hangar mais c'était bien grave. S'il y avait quelqu'un de rôti dans l'affaire, il pourrait le payer cher.

—Quel dommage que je n'aie pas eu cette idée-là plus tôt!... songea-t-il. Je me serais épargné bien de la besogne cette nuit! Il me suffisait d'arroser d'essence les toiles de l'aéro et de lancer de loin une allumette-tison, tout flambait et il n'en serait rien resté! Au lieu de cela, je crois que le mal de chien que je me suis donné aura été complètement inutile. Avoir tant risqué pour que cela ne serve de rien, vrai c'est une amère pilule à avaler!...

Quoi qu'il en eût, l'affidé du Petit Biscuitier et du duc de La Tour-Miranne devait assister, sans pouvoir montrer son dépit, à la reconstitution de l'appareil qu'il avait désemparé. Le moteur neuf, du fonctionnement duquel Martin Landoux était sûr d'avance, l'ayant essayé à diverses reprises à l'atelier, avait pris la place de celui bourré d'émeri pulvérisé. L'embrayage était rétabli, la ligne d'arbre rectifiée avec ses articulations à la Cardan, enfin le châssis faussé avait été redressé, consolidé et les roues voilées du chariot de lancement remplacées. L'aéroplane du président de l'Aéro-tourist-club, comme le légendaire couteau de Jeannot était radoubé à neuf et redevenait prêt à reprendre la route des airs. Une fureur concentrée étranglait l'ouvrier mécanicien qui voyait ainsi s'envoler en fumée la somme relativement élevée qui lui avait été promise pour éviter ce dénouement.

Au moment où six heures allaient sonner, Robert de La Tour-Miranne fit irruption dans le hangar où les cinq hommes redoublaient d'activité pour terminer au plus vite le remontage.

—Eh bien! demanda-t-il de sa voix harmonieusement timbrée, pensez-vous toujours réussir, mon cher Landoux?

—Mais c'est fait, c'est terminé!... répondit joyeusement le constructeur essuyant son front baigné de sueur, et se balafrant ainsi d'une large traînée de cambouis. On peut maintenant sortir l'outil et l'essayer cinq minutes au point fixe avant de partir rejoindre les autres.

Les traits assombris du sportsman rayonnèrent de satisfaction; son regard étincela.

—Vraiment, vous êtes parvenu en aussi peu de temps à réparer mon malheureux esquif!... s'écria-t-il. C'est un véritable tour de force, en vérité, et je ne sais comment vous en remercier!

—Bah!... fît Martin Landoux, ça n'en vaut pas la peine, monsieur Robert. J'ai dit que vous partiriez quand même, vous allez partir. Je n'ai qu'une parole!...

—Dans tous les cas, vos ouvriers accepteront bien une modeste gratification en récompense de la bonne volonté qu'ils ont mise à vous seconder, ajouta le marquis en tendant un large billet bleu au contremaître.

—Ma foi, ce n'est pas de refus, monsieur, cela encourage toujours; répliqua le maître-ouvrier et nous vous remercions bien. Je vais répartir la somme entre mes hommes, n'est-ce pas?...

—Certainement, mon ami.

Pour sa part, Charlot reçut cent francs qu'il fourra dans sa poche d'un air rageur.

—Tu n'as pas l'air content, Charlot, remarqua le contremaître surpris.

—Il y a de quoi, en vérité, grogna le Lagardère des Établissements Landoux. Une misère pareille pour un homme si riche et quand je pense que...

—Tu penses quoi?...

Tiré brusquement de ses réflexions par cette question directe, le bossu passa sa main sur son front comme s'il sortait d'un rêve. Un peu plus il allait se trahir devant son chef. Il tressaillit et revint au sentiment de la réalité. La prudence lui commandait de dissimuler son dépit.

—Qu'est-ce que tu penses, le bosco, insista le contremaître?

—Je pense que ça ne l'aurait pas ruiné, ce jeune homme, de doubler la somme, dit-il enfin.

Le maître-ouvrier haussa les épaules en s'éloignant.

—Toujours envieux, jamais satisfait, ce damné bosco! grommela-t-il. Décidément sa tête ne me revient guère à ce citoyen-là et il faudra que je le tienne à l'oeil!... Qui sait si ce n'est pas lui qui a saboté l'aéro du marquis, simplement par jalousie!... Il faudra que j'éclaircisse cela!...

L'aéroplane réparé fut ramené sur la pelouse, et son moteur mis immédiatement en route. Martin Landoux inspecta avec la plus grande attention les moindres organes de la machine, resserrant un écrou insuffisamment bloqué, réglant la carburation, les départs d'huile, les prises d'engrenages, les commandes de toute espèce. Enfin il redescendit et se dirigea vers la tente du restaurant, où il retrouva Robert de La Tour-Miranne achevant de dévorer un morceau de viande froide.

—Tout est prêt, nous pouvons partir, déclara-t-il, mais il faut nous hâter si nous voulons arriver à Amiens avant qu'il soit nuit noire.

—Je suis à votre disposition, répliqua le président, mais vous devez être à bout de forces, mon brave Landoux!

—Bah! je ne me laisserai toujours pas tomber en bas de mon siège pendant la route, n'ayez pas peur!

—Vous ne mangez pas un sandwich avant d'embarquer?...

—Pas le temps, monsieur le marquis. Je vais seulement prendre une paire de pains fourrés pour grignoter en route. Nous dînerons à Amiens; vos camarades nous laisseront peut-être notre part, quand le diable y serait!...

En un clin d'oeil, le mécanicien se débarrassa de ses vêtements de travail et rendossa ses habits ordinaires. Il s'enveloppa même dans un ample pardessus, bien que la température fût suffisamment élevée pour rendre bien inutile ce supplément. Robert l'avait regardé faire en souriant.

—Riez si vous voulez, dit Landoux, mais, si vous m'en croyez vous prendrez la même précaution. Tout à l'heure, au crépuscule, il va faire frisquet, surtout en se déplaçant contre le vent à raison de quatorze mètres par seconde. Vous verrez!...

—En attendant, je préfère rester comme je suis, j'aurai les mouvements plus libres.

—Vous n'avez rien oublié?... Les valises sont à bord?...

—Tout a été vérifié, et, comme disent les marins, tout est «paré», patron, répondit le contremaître.

—Très bien!... Dans ces conditions, partons donc et tâchons de rattraper le temps perdu!

Les deux hommes prirent leur place et s'installèrent à bord de l'aéro.

—Mettez l'hélice en route!... commanda Landoux.

Avec un grincement de dents de désespoir, Charlot à qui cet ordre était donné, agit sur les palettes dont le mouvement entraîna le moteur qui se mit à pétarader bruyamment.

Le pilote adressa un signe amical de la main aux quelques personnes qui avaient tenu à assister au départ du chef de la caravane, puis il manoeuvra ses leviers d'embrayage. Le vrombissement des hélices s'accentua et l'appareil s'éleva avec la légèreté d'un oiseau aux grandes ailes. A trente mètres du sol, Robert mit toute la force du moteur sur le propulseur et la vitesse de progression s'accrut sensiblement.

Un énorme soupir de soulagement s'échappa alors des lèvres du jeune homme.

—Enfin nous voilà donc partis!... murmura-t-il. Que de reconnaissance je vous dois, mon cher Landoux. Sans vous tout était perdu et notre voyage de tourisme irrémédiablement compromis. Pour ma part, je n'espérais plus, je l'avoue.

Le constructeur, les sourcils froncés, réfléchissait profondément.

—Je pense surtout, répondit-il sans paraître attacher la moindre attention aux chaleureux remerciements de son élève, je pense au motif qui a pu déterminer un individu à détériorer votre aéro dans ses parties les plus essentielles, et cela juste au moment de partir!

Robert de La Tour-Miranne soupira encore, mais sans répliquer. Les paroles menaçantes de son père revenaient à sa mémoire et il songeait que le duc pouvait avoir soudoyé quelqu'un de son entourage pour détruire son appareil et l'empêcher ainsi de prendre part à cette excursion qu'il réprouvait et à laquelle il l'avait blâmé de s'intéresser. Son raisonnement était juste, on le sait. Le jeune aviateur avait l'intuition que ses soupçons étaient fondés, mais cette certitude morale l'attristait: M. de La Tour-Miranne recourir à de pareils moyens, gager un sacripant quelconque pour éviter que son nom parût dans les journaux, cela chagrinait profondément Robert. Et combien sa gratitude envers son professeur Martin Landoux se serait accrue s'il avait appris que le constructeur avait refusé avec indignation les «services» que le duc attendait de lui, de quelque somme que celui-ci appuyât ses propositions. Landoux, de son côté, ruminait également. Il était écoeuré de la trahison sournoise dont son élève venait d'être victime, et il se demandait s'il n'en fallait pas chercher l'auteur parmi le personnel d'Aérovilla, car il n'y avait pas à en douter: le coup avait été fait par un homme du métier connaissant à fond les parties faibles de la mécanique. Il pesa dans sa mémoire les défauts qu'il avait remarqués chez ses ouvriers et dut se convaincre qu'aucun d'entre eux ne pouvait être soupçonné sérieusement. Il avait éliminé des premiers Charlot du champ des suppositions: celui-ci ne lui avait-il pas été chaudement recommandé par l'ami intime de La Tour-Miranne, Médouville, le secrétaire général de l'Aéro-tourist-club?... Décidément, c'était à donner sa langue aux chiens.

—Ah! si jamais je le découvre, le bandit qui est l'auteur de cette traîtrise-là, il me le paiera cher!... grommela-t-il sourdement.

Pendant que les deux aviateurs se livraient ainsi en silence à leurs réflexions, l'aéroplane dévorait l'espace. Il avait laissé loin derrière lui le champ d'expériences où les membres de l'Aéro avaient fait leurs premiers essais d'hommes volants, et il glissait à la vitesse d'un train express, à vingt mètres au-dessus des hauts peupliers bordant la route de Paris à Beauvais. En moins d'un quart d'heure, il atteignit la petite ville de Noailles, chef-lieu de canton comptant quinze cents habitants. Pour éviter les collines qui se dressaient devant lui, le pilote obliqua alors la course du véhicule qui le portait vers la droite pendant quelques kilomètres, en suivant la vallée du Sillet et la ligne du petit chemin de fer de Persan à Hermes. Après avoir contourné le massif qu'il voulait éviter, Robert suivit un moment la ligne du chemin de fer de Creil-Beauvais qui parcourt la vallée marécageuse du Thérain, mais il l'abandonna à la hauteur de la bifurcation de Rochy-Condé pour reprendre la direction du nord.

Le terrain allant en s'élevant graduellement, le pilote dut manoeuvrer ses plans équilibreurs pour maintenir sa trajectoire toujours à la même distance du sol. Lorsqu'il coupa de nouveau la route nationale au-dessus du petit village d'Oroer, à quelques kilomètres après Beauvais, le baromètre altimétrique, suspendu sous ses yeux, à l'un des montants d'écartement des plans, accusait une hauteur réelle de cent soixante mètres au-dessus du niveau de la mer.

Avec le crépuscule dont les premières ombres s'étendaient sur les campagnes, la température s'abaissait sensiblement, ainsi que Martin Landoux l'avait prévu, et cette fraîcheur aidant au refroidissement des cylindres, le moteur tapait comme un enragé, avec la régularité d'un mouvement d'horlogerie. Sous la violente traction de son hélice, l'aéro glissait sur les couches d'air avec une surprenante vélocité et Robert devait s'avouer qu'il n'avait jamais volé aussi vite.

—J'ai gagné au change, avec votre nouveau moteur, dit-il en souriant à son compagnon.

—Tant mieux! répliqua laconiquement celui-ci, tout en mordant avec appétit dans un sandwich qu'il avait tiré de sa poche. Tant mieux, nous arriverons plus vite à l'endroit du dîner!

A ce moment, l'aéro qui avait dû augmenter encore son altitude pour se maintenir à sa distance réglementaire de trente à quarante mètres du sol, traversa une vallée dont le fond était à plus de deux cents mètres sous les pieds des aviateurs. De l'autre côté de ce pli de terrain, sur le coteau, s'étendait un bourg assez important, Froissy, qui fut laissé un peu à droite de la route inflexiblement droite suivie par la machine volante.

Quelques minutes plus tard, alors que les voyageurs coupaient, au-dessus du village de Hardiviliers, la route transversale de Gournay à Montdidier par Marseille-le-Petit, Crèvecoeur et Breteuil, le moteur ralentit et les explosions devinrent irrégulières.

—Bon!... voilà qu'il y a des ratés, maintenant!... s'écria Martin Landoux en se soulevant sur son siège. Qu'est-ce que cela veut dire?... Nous sommes donc enguignonnés!... Et avec cela, voilà la nuit qui tombe tout à fait!... Nous n'arriverons pas aujourd'hui!... Vous vous flattiez trop tôt!...

—Il va peut-être reprendre, hasarda La Tour-Miranne.

—Il ne faut pas s'y attendre. S'il a des hoquets—le mécanicien prononça des loquets—c'est signe qu'il y a quelque chose de démanché dans la bécane, et il serait plus prudent d'arrêter et de regarder qu'est-ce que cela peut bien être. Nous éviterons peut-être ainsi la panne forcée.

—Comme vous voudrez!... accéda Robert. Ensuite, comme la nuit vient et que vous êtes plus habile que moi, vous prendrez ma place jusqu'à Amiens.

—Je n'y vois pas d'inconvénient.

Avisant une vaste pâture, à peu de distance de quelques misérables masures, le président du club manoeuvra pour reprendre terre et il le fit assez habilement pour que la secousse, d'ailleurs amortie par la hauteur de l'herbe, fût presque insensible. Il coupa alors l'allumage, et tout mouvement ayant cessé, il suivit Martin Landoux qui venait de sauter à terre.

—Ah!... cela fait du bien de se dégourdir un peu les jambes!... marmotta le mécanicien. Le diable, c'est qu'il n'y fait presque plus clair. Quelle heure est-il donc, Monsieur Robert?

Celui-ci tira son chronomètre de son gousset et l'approcha de ses yeux, car, en effet, la lumière s'affaiblissait de plus en plus. On était «entre chien et loup», comme dit une expression commune, et on aurait eu peine à distinguer un fil blanc d'un fil noir. Mais grâce aux petits diamants dont les aiguilles de sa montre étaient ornées, le jeune homme put répondre.

—Sept heures trente-cinq minutes.

—Voilà donc soixante-cinq minutes, soit une heure cinq, que nous volons en droite ligne. Nous avons dû faire du chemin et ne plus être trop éloignés du but, je pense. Mais ce qu'il nous faudrait, maintenant, ce serait de la lumière pour examiner notre outil.

Au moment où l'aviateur formulait ce désir, on entendit le tintement d'une clochette et une brillante lumière illumina le chemin bordant la pâture où l'appareil s'était abattu. Cette lumière paraissait se déplacer très rapidement.

C'était tout simplement le reflet de la lanterne à acétylène qu'un cycliste précautionneux avait fixée à sa machine pour éviter les contraventions que n'aurait pas manqué de lui dresser, l'obscurité une fois complète, le premier dépositaire de la force publique qu'il aurait rencontré.

Martin Landoux héla d'une voix forte le promeneur, qui s'arrêta et parut fort surpris de voir deux personnes au milieu de la prairie, auprès d'un objet étrange dont la forme se distinguait mal dans l'ombre. Cependant, après une courte hésitation, il se décida et traversa la prairie sans lâcher sa bicyclette qu'il remorquait d'une main.

—Voudriez-vous avoir l'obligeance de nous dire, monsieur, quel est ce village? interrogea avec une parfaite urbanité Robert de La Tour-Miranne. Nous venons de prendre terre un instant avec notre aéroplane et nous ne savons trop où nous sommes...

Au mot d'aéroplane, le cycliste sursauta et s'approcha avec empressement.

—Ah! c'est un aéroplane, cette machine-là... s'exclama-t-il. Je n'en avais pas encore vu!... Permettez-moi de l'examiner.... Et vous venez de loin, messieurs?...

—Nous venons du parc d'aviation d'Aérovilla....

—Est-ce que vous feriez partie de la flotte que l'on a vu passer, cette après-midi, par ici?...

—De quelle flotte voulez-vous parler? intervint le mécanicien.

—D'une véritable flotte d'aéroplanes, composée d'au moins douze appareils et qui a traversé tout le pays en allant vers le nord!

Cette description ne pouvait évidemment s'appliquer qu'à l'Aéro-tourist-club, aussi La Tour-Miranne répondit-il à son interlocuteur.

—En effet, nous appartenons à cette Société, mais nous sommes partis avec plusieurs heures de retard. Ayant remarqué un bruit anormal dans notre moteur, nous avons repris terre un instant dans ce pays, dont nous vous demandions le nom tout à l'heure, simplement pour examiner notre machine. Si vous voulez bien nous prêter votre lanterne un instant?

—La voici, messieurs, excusez-moi, s'empressa le cycliste en tendant son luminaire au constructeur qui s'en empara et dirigea immédiatement le rayon étincelant vers la machine qu'il voulait inspecter. J'ai été surpris, voyez-vous, car il ne vient pas souvent d'aéroplane, par ici. Quant au pays où vous êtes en ce moment, il se nomme Gouy-les-Groseilliers. C'est la plus petite commune du département, et peut-être de toute la France, car elle ne compte que 24 habitants.

—Nous sommes dans le département de la Somme, n'est-ce pas? demanda La Tour-Miranne.

—Non, monsieur, c'est encore ici l'Oise, mais la limite des deux départements est à peine à une demi-lieue. La route de Breteuil à Amiens est à cinq cents mètres d'ici.

—Quelle est la distance qui nous sépare encore d'Amiens?...

—Sept lieues, monsieur. Je fais le trajet en une heure un quart avec ma bicyclette.

—Nous en avons donc, nous, pour une demi-heure tout au plus, puisque nous faisons une moyenne de cinquante-cinq kilomètres à l'heure.

—Voilà votre phare, je vous remercie, dit à ce moment Landoux. J'ai vu ce que je voulais voir, et le défaut que j'avais remarqué étant corrigé, nous pouvons répartir sans crainte.

—Sans lumière, dans l'obscurité, s'étonna le cycliste.

—Il le faut bien. Nous ne pensions pas être obligés de voler dans la nuit. Heureusement, j'ai de bons yeux.

—Et voilà la lune qui se lève et va nous éclairer! remarqua le président de l'Aéro.

En effet, le disque légèrement aplati du satellite terrestre apparaissait au-dessus des futaies voisines, et ses rayons commençaient à argenter les prés et les bois.

—Ah! c'est vrai, reconnut l'homme à la bicyclette, c'était avant-hier soir pleine lune, je n'y pensais plus!

Les deux aviateurs avaient repris leur poste à bord de l'aéroplane dont l'hélice avait été préalablement remise en route.

—Adieu, monsieur, et encore merci!... cria La Tour-Miranne.

—Adieu, messieurs. Bon voyage!... répliqua le cycliste, dont la voix ne tarda pas à se perdre dans l'éloignement.

Pour éviter tout heurt inopiné contre un obstacle invisible dans l'ombre, Martin Landoux, qui avait pris la direction du vol, s'éleva à une cinquantaine de mètres au-dessus du sol. Après avoir reconnu la route nationale, il en suivit le tracé, à deux cents mètres sur la gauche, et passa successivement au-dessus de plusieurs villages: Flers de la Somme, Essertaux, Saint-Sauflieu, Hébécourt, reconnaissables aux nombreuses petites lumières réunies que l'on voyait briller à certains endroits. Enfin, l'appareil traversa un bois d'une certaine étendue et une vaste lueur apparut au loin.

—Ce doit être le bois de Dury et voilà Amiens là-bas, déclara Landoux. Au moment où l'aéroplane, qui, à ce moment, volait assez bas, arrivait à la hauteur de l'Établissement départemental d'aliénés, l'attention du pilote fut attirée sur la singulière attitude d'un individu arrêté au milieu de la route et qui balançait frénétiquement un phare d'automobile dont les puissants rayons concurrençaient ceux du globe lunaire. Ces rayons rencontrèrent l'aéroplane, l'illuminèrent et le suivirent dans sa course.

—Quel diable d'animal est-ce là! s'écria le pilote irrité. Il m'a ébloui avec sa lumière, je suis positivement aveuglé! En voilà une idée!...

—Vous n'avez donc pas entendu? lui demanda son compagnon en se penchant vers lui.

—Quoi donc?... Qu'est-ce qu'il braillait, cet olibrius là?... Vous y avez compris quelque chose?...

—Oui. Il a crié: Président, suivez l'auto, je vais vous guider jusqu'au garage.

—Bon! c'est autre chose alors. Il voulait simplement s'assurer, en nous éclairant, que c'était bien à vous qu'il s'adressait. Ce n'est pas de sa faute s'il m'a lancé sa lumière juste dans l'oeil gauche. J'en ai vu sur le moment comme un arc-en-ciel. Eh bien, dans ce cas, on va tâcher de le suivre; aussi, pour ne pas le dépasser, je vais ralentir fortement.

Cornant sans interruption, l'automobile dévalait la longue descente qui conduit à l'ancienne capitale de la Picardie, et ses phares éclatants servaient de points de repère aux aviateurs qui, à trente mètres en l'air, suivaient le véhicule. Celui-ci, évitant le populeux faubourg de Beauvais, prit les boulevards extérieurs, et après une course d'une dizaine de minutes, stoppa sur une pelouse immense encadrée d'arbres majestueux. Une foule compacte s'agitait sur cette pelouse, éclairée comme en plein jour par le rayonnement de nombreux foyers acétyléniques disposés ça et là.

—Descendez!... Descendez!... crièrent cinquante voix.

L'habile pilote fit décrire un orbe de grand diamètre à son biplan; les hélices ascensionnelles battant l'air ralentirent la descente, et quelques secondes plus tard, il se posa sur le gazon sans que la moindre secousse eût été ressentie.

L'hélice était à peine stoppée, que des mains impatientes agrippèrent les voyageurs et les tirèrent à terre sans ménagements.

—Enfin, vous voilà!... s'écrièrent les voix bien connues de Médouville et du Père Tranquille, vous pouvez vous vanter que vous nous avez coûté des inquiétudes!... Qu'est-ce qui vous est donc arrivé?

Pendant un moment, les demandes et les réponses s'entre-croisèrent confusément, sans que l'on s'entendît d'un côté ni de l'autre. Enfin, les transports d'allégresse des clubmen retrouvant leur président se calmèrent. L'aéroplane put être conduit au garage où se trouvaient déjà tous les autres véhicules aériens, et les touristes montèrent dans des autos de louage pour se rendre à l'hôtel qui devait leur donner l'hospitalité ce soir-là.

Au cours du trajet séparant le parc de la Hotoie de la rue de Noyon, le marquis put expliquer brièvement à ses amis ce qui lui était arrivé et avait causé son retard.

—Bourdon, Garruel et Médrival, qui sont partis après avoir été témoins de votre panne, supposaient que le défaut était sans gravité, aussi étions-nous convaincus de vous voir arriver d'un moment à l'autre, répondit Médouville. Vous jugez donc de notre surprise, changée peu à peu en inquiétude, en voyant les heures s'écouler et la nuit arriver sans entendre-parler de vous.

C'est alors que nous avons songé à envoyer une auto sur la route voir si l'on ne vous apercevait pas au loin. Garruel a accepté d'accompagner le chauffeur de cette auto et il a songé à vous faire un signe d'appel à l'aide d'un phare de la voiture, puis à vous indiquer la route la plus directe pour atteindre le lieu de garage, dans le cas où vous n'auriez pas pu le distinguer dans la nuit. Enfin vous êtes arrivés, c'est là le principal...

—Le garage est-il soigneusement gardé?... interrompit Martin Landoux.

—Oui, rassurez-vous, toutes les précautions sont prises. Il y a deux gardiens armés et pourvus de fanaux, qui ne quitteront pas d'une minute le parc des aéros.

—Bon, cela me tranquillise; car, après ce qui est arrivé, il faut redoubler de vigilance.

—Vous êtes donc persuadé que quelqu'un a intérêt à faire avorter notre entreprise?...

—C'est certain. Les faits sont là pour le prouver, je crois! Mais nous sommes prévenus.

—Et des hommes prévenus doublent de valeur, c'est connu, conclut le secrétaire général qui était bien loin de se douter que l'auteur du méfait n'était autre que son protégé. Nous agirons donc en conséquence à chaque étape, et gare au brigand si nous parvenons à le pincer!... Il le paiera cher!

Les voitures s'arrêtaient à ce moment dans la cour de l'hôtel. Bien qu'il fût près de neuf heures du soir, aucun des touristes n'avait voulu prendre un repas, cependant bien nécessaire car le déjeuner d'Aérovilla était loin. Ils avaient préféré patienter jusqu'à la venue du chef de l'expédition. Enfin, il fallait tenir compte des circonstances et le président était valablement excusé de son retard.

Le dîner fut très gai, bien que la fatigue fût générale, car cette journée de début avait été fertile en incidents de toute nature, que les voyageurs se narrèrent les uns aux autres, sans toutefois perdre un coup de dent, tout le monde étant affamé; aussi les plats ne firent-ils que paraître et disparaître sur la table. Tous les aviateurs n'avaient pu exécuter le trajet d'Aérovilla à Amiens d'une seule traite; plusieurs avaient été forcés, pour diverses raisons, de reprendre contact à différentes reprises avec le sol. Le premier arrivé, l'ingénieur Damblin sur son monoplan, avait songé à faire préparer d'avance un ballonnet d'une trentaine de mètres cubes de capacité, ballonnet dont l'enveloppe badigeonnée d'une peinture d'aluminium le faisant briller comme une boule d'argent, était visible de très loin. Le gonflement de ce petit aérostat ayant été opéré en quelques minutes, l'ingénieur l'avait élevé à l'état captif à une centaine de mètres de haut, de manière à servir de signal de ralliement pour les aviateurs qui ne connaissaient pas d'une façon exacte l'endroit où devait s'achever l'étape.

La palme de la vitesse revenait sans conteste au jeune Médrival qui, parti le dernier d'Aérovilla avec sa Demoiselle, petit monoplan de seize mètres carrés seulement de surface portante, était arrivé le deuxième, après avoir dû faire une escale de cinq minutes à Ailly-sur-Noye. Le Père Tranquille, qui avait sa soeur comme passagère, était arrivé l'avant-dernier, mais il avait exécuté le parcours d'une seule traite à l'allure moyenne de cinquante kilomètres à l'heure, alors que Médrival avait volé à raison de 95 kilomètres dans le même temps.

—Désormais, déclara La Tour-Miranne, nous partirons, non plus à deux minutes, mais à trente secondes seulement de différence les uns après les autres, et une demi-heure derrière le fourrier chargé du service des logements. Il faut éviter de trop nous éparpiller pendant la route.

—Mais si l'un de nous est victime d'une panne?... hasarda un des aviateurs.

—Que voulez-vous dire par là?...

—Je demande si les autres viendront à son secours.

—Il y a deux cas à envisager, répliqua le président. Ou bien il s'agit d'un dérangement sans importance et que l'on pourra facilement réparer soi-même avec les moyens du bord, ou bien ce sera la panne plus ou moins sérieuse. C'est seulement dans ce dernier cas, après avoir reconnu qu'il ne peut se tirer d'affaire tout seul, que le pilote pourra réclamer l'aide de ses camarades. Pour cela, nous allons convenir d'un signal de détresse auquel nous devrons obéir.

—Cela me paraît une bonne idée! approuva le Père Tranquille, sans cesser son exercice de mastication. Il suffit de déterminer maintenant quel sera ce signal.

—Un drapeau! s'écria le jeune Médrival, un drapeau que le pannard, je veux dire l'aviateur en panne, agitera à bout de bras.

—Va pour le drapeau, acquiesça Outremécourt. Chacun de nous devra être muni dès demain de cet accessoire indispensable, et que notre trésorier se procurera dans le premier bazar venu. Vous entendez, trésorier?...

—J'ai entendu, et je ferai comme les honorables membres de l'Aéro-tourist-club le désirent, répondit Breuval en s'inclinant cérémonieusement.

—Si le cas était urgent et l'accident d'une certaine gravité, réclamant le secours immédiat d'un camarade, ajouta La Tour-Miranne, on pourrait appeler l'attention des autres équipages aériens par un signal sonore complétant le signal visuel. Il nous faudrait donc une trompette ou un sifflet très bruyant.

—J'achèterai cela demain matin, assura le trésorier. Je connais des modèles de sirène qui donnent un son extrêmement puissant, perceptible à plus de deux kilomètres de distance.

—Cela fera juste notre affaire, mais il sera bien entendu que l'on n'utilisera ces instruments qu'en cas de danger pressant et pour demander un secours immédiat.

Les touristes approuvèrent ces recommandations, et, le dîner ayant pris fin depuis quelques instants, un certain nombre d'entre eux passèrent au fumoir griller une cigarette, tandis que les plus fatigués, les voyageuses principalement, demandaient immédiatement leurs chambres.

—On part de bonne heure demain matin, demanda un des aviateurs avant de quitter le salon.

—Voici le programme de la journée, répondit Médouville à l'interpellateur. A huit heures, petit déjeuner ici même, puis visite des monuments et curiosités de la ville. A midi grand déjeuner. On démarre à deux heures précises et à trois heures on s'envole. Itinéraire: Doullens, Arras et atterrissage définitif à Lille, sur les terrains de la citadelle. Parcours total 130 kilomètres avec arrêt facultatif à Arras. Cela va?...

—Oui, oui, c'est convenu, firent plusieurs voix.

—Quant à moi, déclara Martin Landoux, j'ai le regret de vous quitter, messieurs, mais les affaires m'obligent à regagner au plus tôt mes ateliers. Je vais donc prendre le rapide de Calais qui passe en gare dans un quart d'heure et arrive à Paris un peu avant minuit. Des exclamations de désappointement accueillirent cette déclaration.

—Ne vous désolez pas, messieurs, ajouta le constructeur en souriant, nous nous retrouverons et même plus tôt que vous ne le pensez. Je vous laisse deux de mes meilleurs ouvriers pour l'entretien de vos appareils; vous n'avez donc rien à craindre, et d'ailleurs je reviendrais si les circonstances rendaient indispensable mon retour immédiat. Mais vous êtes maintenant assez expérimentés pour vous débrouiller sans mon aide et je pars tranquille. J'ai une petite enquête à faire au sujet de l'accident survenu à l'aéro de votre président, et je tiens, toute affaire cessante, à débrouiller les fils de cette intrigue. Je ne vous dis donc pas adieu, mais à bientôt! Et là-dessus, permettez-moi de filer!

Le mécanicien serra rapidement toutes les mains qui se tendaient vers lui et se hâta de disparaître. Un quart d'heure plus tard, confortablement installé dans un compartiment de première classe du rapide, Martin Landoux roulait vers la capitale.


CHAPITRE XI

AU PAYS DU PHOSPHATE

UN MONUMENT HISTORIQUE: LA CATHÉDRALE.—LES CANAUX DU VIEIL AMIENS.—AU-DESSUS DES HORTILLONNAGES.—HALTE A ORVILLE.—UNE FOLIE D'UN NOUVEAU GENRE.—A QUOI SERVENT LES PHOSPHATES.—TRAVERSÉE d'ARRAS.

Pendant que les deux mécaniciens se rendaient au parc de la Petite-Hotoie où étaient garés les aéroplanes qui devaient être visités avec soin en vue de la prochaine envolée, les touristes, guidés par Médouville faisant fonctions de cicérone, s'empressèrent de parcourir la ville pour visiter les curiosités que l'on y pouvait rencontrer.

—Est-ce que nous frétons des voitures? demanda le président à son ami.

—C'est une chose bien inutile, répliqua l'interpellé. Amiens n'est pas une ville si vaste que l'on ait besoin d'un moyen de locomotion autre que ses jambes pour l'explorer. Nous allons d'abord visiter la cathédrale: c'est le morceau principal, ensuite nous ferons un tour du côté des vieux quartiers, c'est assez intéressant.

—Conduis-nous donc, puisque tu connais la ville. Nous te suivrons fidèlement.

Pendant le trajet assez court de l'hôtel à la cathédrale, le speaker Médouville commença son boniment, du ton des montreurs de curiosités:

—Mesdames et Messieurs, dit-il, la ville par laquelle nous commençons notre périple, Amiens, était anciennement nommée Samarobriva et elle constituait la capitale des Ambiani soumis par Jules César. Le christianisme y fut introduit en l'année 301 par saint Firmin. La ville eut à souffrir à maintes reprises des incursions des Normands. Elle obtint une charte de commune en 1117, fut réunie à la couronne de France en 1185 en même temps que l'Amiénois, passa dans le domaine des ducs de Bourgogne en 1414 et fit retour à la couronne en 1463. Ayant embrassé le parti de la ligue, elle ne se soumit à Henri IV qu'en 1592. Les Espagnols s'en emparèrent par surprise en 1597, mais Henri IV, aidé par les Anglais, les chassa la même année. Le 28 novembre 1870, le général allemand von Goeben entra dans la ville après une série de combats livrés aux environs, notamment à Dury. C'est à Amiens qu'ont été signes plusieurs traités fameux, entre autres celui de 1801, entre la France, la Hollande, l'Espagne et l'Angleterre... Amiens est la patrie de Pierre l'Ermite, le promoteur des croisades, de Richard de Fournival, de Fernel, le médecin de Henri II, du poète Voiture, de Gresset, auteur de Vert-Vert, de l'astronome Delambre, du physicien Jacques Rohault, du général de Gribeauval, de Choderlos de Laclos, des érudits Du Cange, dom Bouquet, N. de Wailly, etc. Amiens est une ville manufacturière et florissante. Son industrie, très active, comprend des filatures de lin, de laine de cachemire, de bourre de soie; le peignage mécanique, le tissage des toiles d'emballage, des toiles à voile et à sacs; la fabrication des velours de coton, des satins pour chaussures, des velours d'Utrecht, des tapis de moquette et chenille, des teintureries, des fonderies, des ateliers de construction, des tanneries, des fabriques considérables de produits chimiques, des manufactures de dentelles, de chaussures. Enfin, il se fait encore à Amiens un commerce important de denrées coloniales, épiceries, bois de construction, savon de Marseille, fonte et fer ouvrés. Amiens est encore....

L'orateur disert dut interrompre un instant sa nomenclature, car on pénétrait alors à l'intérieur du magnifique monument édifié, de 1220 à 1228, par les architectes Robert de Luzarches et Thomas de Cormont. Les touristes, ne prêtant qu'une oreille distraite aux explications de Médouville, n'avaient pas manqué d'admirer tout d'abord la façade de la prestigieuse construction qui constitue une des productions les plus parfaites de l'architecture ogivale du treizième siècle. Le portail en est des plus fouillés; quant à la nef c'est la partie de cette cathédrale qui sert, on le sait, avec le choeur de Beauvais et le porche de Reims, à composer le type idéal du monument religieux suivant les données du catholicisme.

Les aviateurs firent le tour intérieur de l'église en jetant des regards curieux sur les chapelles du pourtour, les verrières, le transept, les monuments élevés aux évêques fondateurs, les statues de marbre de saint-Vincent de Paul et de saint Charles, Borromée érigées en 1755, et surtout sur les hauts reliefs représentant des scènes de la vie des saints, et les sculptures de la chaire à prêcher. En sortant, ils admirèrent encore sous le porche le buste remarquablement traité du Christ, connu sous le nom du «beau Dieu d'Amiens» et l'Enfant pleureur, de Blasset, qui est un pur chef-d'oeuvre d'expression.

—Cela méritait d'être vu! reconnut l'ingénieur Damblin, résumant l'opinion générale. Qu'en pensez-vous, mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Mlle Geneviève d'Outremécourt qui n'avait pas perdu un mot des explications du cicérone improvisé.

—Je pense, répondit la jeune fille de sa douce voix, que cette cathédrale est une véritable merveille artistique et que nous ne pouvions mieux commencer notre voyage que par la visite de ce chef-d'oeuvre d'architecture et des richesses qu'il contient.

—Où allons-nous maintenant? interrogea le jeune Médrival, toujours impatient.

—Nous sommes à deux pas des canaux; allons les voir, dit Médouville.

—Voir des canots?... Sont-ils automobiles au moins?... continua le jeune homme.

Le secrétaire général, interloqué du coq-à-l'âne, écarquilla des yeux de chouette. Enfin il se ressaisit.

—Je ne parle pas d'appareils de navigation, dit-il en haussant les épaules, mais de routes propres à permettre la navigation, ce qui n'est pas la même chose. Des canaux—au singulier, canal—comprenez-vous?

—Croyez-vous que j'aie la tête aussi dure qu'une boule de bilboquet, monsieur de Médouville?... Il était inutile d'insister, j'avais compris.

Le secrétaire considéra encore un moment son interlocuteur d'un air de commisération comique, puis il se retourna vers le groupe des excursionnistes, en tête duquel marchait Robert de La Tour-Miranne, président et promoteur de la Société de tourisme, et il reprit le cours de ses explications.

—On prétend, dit-il, que Louis XI visitant, en 1473, les vieux quartiers d'Amiens où nous allons arriver, donna le nom à cette partie de la ville de petite Venise, mais cette parole historique me paraît tout aussi authentique que le mot de Louis XIV: «Il n'y a plus de Pyrénées», ou que le très bref discours de Cambronne aux Anglais, pendant la bataille de Waterloo, d'autant plus que cette flatteuse appellation était quelque peu exagérée, ainsi que vous allez pouvoir en juger.

—La rivière qui traverse la ville est bien la Somme, n'est-ce pas monsieur de Médouville, demanda une voix féminine, celle de Mme André Lhier, qui accompagnait son mari, devenu le passager de Breuval, le trésorier, alors qu'elle-même prenait place à bord du biplan de la providence des inventeurs.

—En effet! madame, c'est la Somme, s'empressa de répondre l'interpellé. Elle pénètre dans Amiens par le vieux pont du Cange, composé de trois arches de grès en ogive; elle s'élargit ensuite pour former le port Parmentier, bordé de la placé du même nom, où se tient trois fois par semaine le marché aux légumes approvisionné par les «hortillonneurs» des environs. Ensuite elle se divise en onze bras ou canaux....

— ...qui n'ont rien d'automobile, je vous assure, mesdames et messieurs, coupa irrévérencieusement Médrival, M. le secrétaire général me l'a affirmé tout à l'heure à moi-même.

Médouville ne broncha pas, malgré cette interruption et poursuivit:

—Parmi ces bras, le canal du Hocquet, qui coule au pied de l'évêché, est l'un des plus curieux. Très étroit, bordé de maisons décrépites, il a un air de ruelle arabe, car des moucharaby—qui sont en réalité des buen-retiro—sont disposés en encorbellement au-dessus du cours d'eau. Cet agencement ne laisse pas d'inquiéter les bateliers assez imprudents pour circuler sur ces eaux; ils ont toujours, peut-on dire, un «trou de Damoclès» ouvert au-dessus de leur tête et prêt à les arroser, au moment où ils y pensent le moins, d'un liquide malodorant....

—Ah!... fi!.... protestèrent les dames avec un geste de dégoût.

—Oh! rassurez-vous, mesdames, s'empressa d'ajouter le cicérone bénévole, toutes les eaux n'ont pas, heureusement, l'apparence fangeuse et sordide du canal du Hocquet. Les canaux des Clairons, eux, sont bordés d'arbres et de jardinets en terrasse, de balcons ornés de géraniums ou de fuchsias aux grappes rouges, et les maisons à charpente apparente rappellent plutôt Bruges-la-Morte.

—Est-ce qu'on peut pêcher à la ligne là-dedans? interrogea avec intérêt André Lhier qui était un fanatique de la pêche.

—Heu! heu! je crois bien que l'on ne doit pas y prendre grand'chose: du menu fretin, des ablettes, peut-être quelques anguilles et du gardon. Il paraît qu'autrefois le saumon abondait, ainsi que le barbeau, et que l'on retirait même des pièces remarquables, telles que cet esturgeon, présenté'à l'Echevinage en 1586, et qui ne mesurait pas moins de 9 pieds de longueur sur 3 pieds et demi de grosseur.

—En effet, mais voilà un citoyen que je n'aurais pas voulu avoir au bout de ma ligne!

—Il aurait pu vous démonter, c'est certain, sans compter que vous auriez pu prendre un bain en essayant de l'amener à terre.

—Oui, mais c'était sans doute au filet que l'on capturait ces monstrueux poissons!....

La troupe des touristes arrivait à ce moment au canal des Teinturiers, et le tic-tac ininterrompu de nombreux moulins, en même temps que les grincements de crécelle des trinqueuses, domina le bruit de la voix dû secrétaire qui dut rengainer ses explications un peu prolixes.

Les promeneurs purent examiner ces trinqueuses, sortes de laminoirs en bois, entre lesquels les ouvriers, chaussés de bas de laine rude enfoncés dans de gros sabots, faisaient passer des pièces de velours. Les longs plis du tissu se déroulaient dans l'eau et venaient ensuite tout ruisselants s'aplatir et se lisser sur les roues de bois les entraînant. Parvenu à l'extrémité de la rue longeant ce canal, Robert de La Tour-Miranne fit se retourner ses compagnons afin de leur permettre d'apercevoir une vue des plus pittoresques. Dans le fond, sur l'azur limpide du ciel, se profilait l'immense vaisseau de la cathédrale, avec sa flèche élancée et ses deux tours massives, puis l'église Saint-Germain, gracieuse construction du XVe siècle, enfin, à droite, le beffroi, édifice lourd et sans caractère architectural.

Après avoir examiné quelques instants ce point de vue, les jeunes gens passèrent derrière l'église Saint-Leu, dont le chevet est à cheval sur le canal Grainville qu'enjambent quelques passerelles, et ils s'engagèrent dans un labyrinthe de petites rues toutes bordées ou traversées par des canaux, et dont les maisons basses, construites un peu de guingois, semblaient, avec leurs façades raccommodées, se faire mille grimaces. Médrival fit remarquer à ses voisins les fenêtres inégales, percées à intervalles irréguliers, mais dont l'entablement portait de nombreux pots de fleurs, ainsi que les escaliers tortueux qui, au lieu d'être dissimulés à l'intérieur pour desservir les étages, s'ouvraient directement sur la voie publique.

Les touristes débouchèrent ensuite dans l'une des ruelles les plus anciennes de la petite Venise, et qui portait autrefois le nom pittoresque de rue de l'Andouille, remplacé aujourd'hui par le nom de l'inventeur du mets qui a rendu la ville d'Amiens célèbre dans les fastes culinaires: Degand, créateur des fameux pâtés de canard. C'était une étroite ruelle tortueuse, de moins de trois mètres de largeur, flanquée à droite et à gauche d'habitations aux portes basses coupées en deux par le milieu dans le sens de la hauteur. Des couloirs invraisemblables menaient dans des cours où grouillait une population d'enfants malpropres se livrant à toutes sortes de jeux sur des monceaux d'immondices et de débris de toute sorte.

Robert de La Tour-Miranne avait tiré sa montre de son gousset.

—Si vous m'en croyez, mes chers amis, dit-il, nous ne nous arrêterons pas plus longtemps ici, quelque curieux que soit ce quartier. Le temps s'écoule et nous devons partir pour Lille à deux heures et demie. Nous ferions donc sagement de regagner l'hôtel où le déjeuner nous attend.

Docile à cette remarque du président, la troupe des excursionnistes remonta donc la chaussée Saint-Pierre, puis la rue Saint-Leu. On s'arrêta ensuite un instant devant la façade de l'église Saint-Germain, le beffroi, et enfin devant le nouvel Hôtel de ville. Pendant cette promenade, Médouville avait continué ses considérations sur les moeurs des quartiers que l'on venait de visiter.

—C'est incontestablement un vieux souvenir des traditions antiques que ces feux de bois qui s'allument encore dans tous les carrefours la veille de la Saint-Jean, disait le bavard secrétaire. C'est, paraît-il, une réjouissance pour les gamins qui, plusieurs mois à l'avance, vont quêter dans toutes les maisons les vieux balais, les caisses brisées, paniers défoncés, cages à lapins, paillasses criblées de punaises. Ils suent sang et eau pour traîner des fardeaux plus lourds qu'eux et dépouilleraient volontiers les arbres des promenades publiques pour augmenter le volume du bûcher qu'ils élèvent au beau milieu de la rue. L'honneur, la gloire dans la circonstance, est d'établir un foyer qui dépasse le grenier et dont on puisse dire en vérité que c'est lui le premier, «éch coq» en patois picard, des feux de la Saint-Jean de tous les quartiers de la ville. L'édifice, savamment construit, se termine par un mannequin, personnage important qui change tous les ans. Bismarck, Tropmann, Chamberlain entre autres, ont été ainsi brûlés en effigie. Ces réjouissances populaires ne se passent pas sans que le café, abondamment arrosé, cela va sans dire, de «brandevin», ne coule abondamment. Lorsque le temps est beau, les tables sont sorties dans la rue et les passants sont gracieusement invités à mettre deux sous pour avoir un «tiot pot» ou une «bistouille.» Ah! on ne s'ennuie pas derrière Saint-Leu, la veille de la Saint-Jean!...

—Dans ces vieux quartiers d'ailleurs, poursuivait l'intarissable conteur, on a conservé nombre d'autres traditions du passé. C'est là qu'est né Lafleur, le personnage principal du théâtre picard, et qui n'est autre chose qu'une réplique du célèbre Guignol lyonnais. Ce mauvais sujet, valet insolent, bat sa femme, rosse le commissaire et ne manque pas, à la fin de chaque pièce, de mettre en déroute à grands coups de pied les agents de police, en picard les «cadoreux». Mais, hélas, ces traditions se perdent un peu plus tous les jours, et Lafleur lui-même n'est presque plus connu maintenant, même dans le quartier qui l'a vu naître. Chaque année, quelque vieille maison bien pittoresque doit céder la place à une haute construction moderne, à l'aspect correct mais banal. Les vieux quartiers que nous venons de visiter tendent d'ailleurs à être désertés; la jeune génération gagne les quartiers hauts d'Henriville, coquettement assis sur la colline crayeuse.

Elle s'éloigne, ayant le dédain du vieux fleuve,

Et trouve impurs ses bords où vivaient ses aïeux....

Les promeneurs arrivaient en ce moment à l'hôtel. Le conférencier dut interrompre sa citation.

—Tu dois avoir bien soif!... Médouville, observa sérieusement le Père Tranquille.

Un peu décontenancé par cette réflexion, le Mécène haussa les épaules et s'éloigna sans répondre.

Le déjeuner comportant le traditionnel pâté de canard lestement expédié, les aviateurs rebouclèrent leurs valises et s'entassèrent dans quatre automobiles qui les amenèrent, en suivant les boulevards extérieurs d'Amiens, à la Petite-Hotoie où avaient été garés les treize aéroplanes. Les journaux locaux ayant consacré de longues colonnes à l'événement de l'arrivée de la caravane aérienne dans la cité picarde, une foule dense entourait le cercle de cordes isolant les appareils. La Tour-Miranne s'empressa d'interroger les gardiens qui avaient veillé sur les véhicules pendant la nuit, ainsi que les mécaniciens chargés de l'entretien des machines. Il lui fut répondu que tout s'était bien passé, et que les appareils étaient prêts à prendre leur vol.

—Tout est pour le mieux, en ce cas, acquiesça le chef d'expédition. Amarrez donc les bagages à bord de chaque aéro et faites écarter le public, que nous ayons la place nécessaire pour démarrer.

Ce ne fut pas sans peine que cette deuxième partie de la recommandation du sportsman put recevoir son exécution, la foule chassée d'un endroit allant se reformer un peu plus loin. Enfin on obtint le champ nécessaire. Breuval, le trésorier, n'ayant pas oublié les achats dont il s'était chargé, distribua les drapeaux et les sirènes devant servir de signaux aux pilotes qui prirent leurs places à bord, après un coup d'oeil jeté sur l'ensemble de leur machine. L'ordre du départ fut arrêté comme suit:

1° Damblin, avec un mécanicien, sur monoplan genre Blériot;

2° La Tour-Miranne et un mécanicien, sur biplan Martin Landoux, genre Wright;

3° Outremécourt et Mlle d'Outremécourt, sur biplan Landoux;

4° Thivervaux et son cousin, Georges Villard, sur un biplan Landoux;

5° Garuel seul, sur monoplan genre Demoiselle Santos-Dumont;

6° M. et Mme de l'Esclapade, sur biplan Landoux;

7° Breuval avec Mme Lhier comme passagère, sur biplan Landoux;

8° Morengian seul, sur monoplan genre «Antoinette»;

9° M. Bourdon et son frère, sur monoplan genre Blériot;

10° Médouville et M. André Lhier, sur biplan Landoux;

11° M. Le Clair et Mme Le Clair, sur biplan Farman;

12° M. Dermilly et sa fille, sur biplan Voisin;

13° Médrival seul, sur Demoiselle Santos-Dumont.

La flottille se compensait donc de huit biplans, dont six du type Martin Landoux, et de cinq monoplans de types différents. La caravane comptait vingt-trois personnes: treize pilotes, deux mécaniciens et huit passagers dont cinq dames. Jamais jusqu'alors, on n'avait vu une flotte de navires aériens de plaisance de cette importance, et la curiosité de la foule était explicable.

Damblin, le fourrier, s'était envolé depuis un quart d'heure déjà, lorsque, à son tour, le président, ayant pris à bord l'un des mécaniciens en remplacement de Martin Landoux, prit à son tour le chemin des airs. De demi-minute en demi-minute il fut suivi par un des clubmen, et en moins d'un quart d'heure la pelouse fut débarrassée de ses occupants. Il était deux heures quarante minutes, quand Médrival, qui devait partir le dernier, prit son essor avec une foudroyante rapidité, suscitant une émotion indescriptible parmi les spectateurs, dont le nombre s'était considérablement accru pendant cette période de manoeuvres.

La Tour-Miranne avait suivi, pendant les premières minutes de son vol, l'allée centrale de la Grande-Hotoie, à une cinquantaine de mètres au-dessus des cimes feuillues et arrondies des marronniers la bordant sur toute sa longueur, qui atteint exactement un kilomètre depuis le grand bassin. L'aéro traversa ensuite les cours des abattoirs, laissant les bouchers ébahis et le nez en l'air à sa vue. Il décrivit alors, en continuant de s'élever, un quart de cercle qui l'amena au-dessus des jardins de l'Hôtel-Dieu puis du quartier Saint-Leu visité le matin, et enfin des glacis de la citadelle.

—Tiens! s'écria Pouliot, le mécanicien qui accompagnait La Tour-Miranne et se carrait sur le siège occupé la veille par son patron, qu'est-ce que c'est donc que les flaques d'eau qu'on aperçoit à droite?

Robert tourna légèrement la tête du côté indiqué par son passager.

—Ce sont les «hortillonnages», répondit-il brièvement.

L'ouvrier parut désorienté.

—Des hortillonnages, répéta-t-il d'un air indécis. Vous ne voulez pas dire qu'on cultive par là des orties?...

L'aviateur ne put s'empêcher de rire.

—Non! mon brave, répliqua-t-il. La culture dont vous parlez serait plutôt l'apanage des horti... culteurs! Mais pour parler sérieusement, je vous dirai qu'on donne le nom d'hortillonnages aux cultures maraîchères des environs d'Amiens.

—Ils ne doivent pas manquer d'eau les jardiniers par ici, vrai! Ça me paraît joliment marécageux...

—En effet, et c'est même grâce à cette irrigation continue qu'ils obtiennent, paraît-il, des légumes superbes. D'ailleurs, il en est de même sur tout le trajet de la Somme, et là où l'on ne cultive pas, on extrait de la tourbe de ces marais.

Mais déjà les hortillonnages et la citadelle d'Amiens elle-même se perdaient dans l'éloignement. L'aéroplane surplombait le château de Coisy; la route nationale de Paris à Dunkerque, bordée d'arbres élevés de chaque côté se perdait, droite comme une ligne tracée au cordeau, à l'extrême horizon, en traversant deux agglomérations importantes qui s'apercevaient un peu en avant: Villers-Bocage et Talmas. A gauche de ce bourg, on pouvait distinguer, sur une intumescence peu élevée, le village de Naours qui possède des souterrains très curieux à visiter, et que les touristes commencent à connaître.

En moins d'une demi-heure, l'appareil volant franchit les vingt-cinq kilomètres séparant en ligne droite les promenades amiénoises du village de Beauquesne, au sein du pays des phosphates. Ce trajet s'était constamment effectué au-dessus des champs de céréales, d'oeillette, de colza et de prairies artificielles. Le terrain allant en s'élevant graduellement depuis la capitale picarde, enfouie dans un bas-fond, le pilote avait dû augmenter son altitude et le baromètre anéroïde accusait deux cents mètres, alors que le sol était à peine à cinquante mètres.

Déjà le biplan du président de l'Aéro-tourist s'était vu dépasser par les monoplans de Garuel, de Bourdon et de Morengian, plus rapides. En arrivant au-dessus de là vallée où court la rivière d'Authie, à quelques centaines de mètres à peine d'un village s'étendant le long de la route de Doullens à Péronne, La Tour-Miranne aperçut ces unités de la flottille touristique arrêtées et immobiles au milieu d'une prairie. Bien qu'aucun signal de détresse ne lui fût adressé, mû par un sentiment de camaraderie, le jeune homme manoeuvra ses leviers et s'abattit à côté de ses amis. Presque aussitôt, Médouville, Outremécourt et Breuval qui suivaient à peu de distance, l'imitèrent, et en cinq minutes toute la caravane se trouva rassemblée.

—Eh bien, qu'y a-t-il, qu'est-ce que cela veut dire? demandèrent les voyageurs. Pourquoi s'arrête-t-on?

—Il faut le demander à MM. Garuel et Bourdon, répliqua le président. Je les ai crus en panne et j'ai atterri pour voir si je pouvais leur être utile.

—Mais nous n'étions nullement en panne!... s'écrièrent les deux aviateurs susnommés. La preuve c'est que nous n'avons pas utilisé le drapeau ou la sirène pour appeler au secours.

—Alors, je ne comprends pas...

Léon Bourdon, le frère du pilote du monoplan s'avança et expliqua:

—Nous voulions simplement visiter, au village d'Orville que vous voyez devant vous, une usine où l'on traite le phosphate retiré des terres. C'est assez intéressant pour mériter un instant d'arrêt.

—Il fallait nous prévenir de votre intention avant de quitter Amiens, dans ce cas, répliqua le chef de la caravane, non sans un peu d'humeur. Enfin, puisque nous nous trouvons réunis, nous en profiterons pour faire halte. Nos mécaniciens vérifieront les machines pendant que nous irons voir ces fameux phosphates!...

La chose ainsi décidée, les touristes se dirigèrent vers une usine dont la haute cheminée de briques se découpait sur le ciel et qui indiquait à n'en pas douter, un centre d'exploitation industrielle. Pendant le chemin, M. Léon Bourdon, qui paraissait très au courant de la'question, en sa qualité d'élève chimiste à l'École industrielle de Lille, fournit les explications suivantes aux personnes qui l'accompagnaient:

—Les phosphates d'origine minérale comprennent les apatites, les phosphorites, les coprolithes et les nodules et sables phosphatés. Les deux premières variétés se rencontrent dans les terrains primitifs et servent à la fabrication des superphosphates, car leur teneur en acide phosphorique atteint 32 %. Les coprolithes et les nodules existent dans les terrains crétacés et jurassiques, à l'étage des grès verts et sont exploités dans le Pas-de-Calais, les Ardennes, le Cher, l'Algérie et la Tunisie. Leur teneur en acide phosphorique varie entre 16 et 28 %. Quant aux sables et aux craies phosphatés que l'on exploite ici, ainsi qu'à Beauval et Beauquesne, ils sont beaucoup plus pauvres encore et ils doivent subir un traitement permettant de porter le titre à 50 ou 55 % de phosphate de chaux.

—Par quel procédé? interrogea M. Le Clair intéressé.

—Par le mélange avec des sables plus riches, ou mécaniquement en séparant le carbonate de chaux moins dense du phosphate plus dense, au moyen d'une simple lévigation.

—Et quelle est l'utilité de ces phosphates? demanda à son tour Mme Lhier.

—D'une manière générale, reprit le chimiste, les phosphates doivent être employés comme engrais complémentaires du fumier et des engrais chimiques tels que lé sulfate d'ammoniaque et le nitrate de soude. Leur action est très avantageuse dans tous les sols renfermant moins de 1 % d'acide phosphorique. C'est surtout dans les terres de défrichement riches en matières organiques que les phosphates naturels font merveille, à la dose de 300 à 600 kilogrammes à l'hectare. Cependant on obtient des résultats encore meilleurs avec les superphosphates, sauf dans les cas de terres acides, telles que landes et tourbières.

Les touristes approchaient à ce moment de l'usine aperçue de loin. Ils furent reçus par un vieux comptable qui, ébahi à la vue de tout ce monde lui arrivant, ne savait trop quelle contenance tenir. Enfin, il se mit à la disposition des visiteurs pour les conduire aux hangars où s'opérait le traitement des sables et craies phosphatés, et leur donner les indications nécessaires.

—Ainsi, demanda Breuval, toutes les matières premières que vous manipulez ici proviennent des champs avoisinants?

Le comptable sourit.

—Ah! messieurs, dit-il, on voit que vous êtes tous jeunes et que vous ne connaissez pas la folie des phosphates qui a secoué les populations de la vallée de l'Authie vers 1883.

—En effet, murmura le trésorier, je ne suis venu au monde que l'année d'après.

—Eh bien! messieurs, lorsqu'on a découvert, à cette époque, les premiers gisements de phosphate de chaux sur la colline de Beauval, cela a été comme une épidémie dans tous les villages environnants, tant les habitants avaient été émotionnés des prix fabuleux auxquels avaient été vendus aux Compagnies industrielles d'exploitation, des champs qui n'étaient susceptibles de fournir que de maigres récoltes. Des sondages furent donc opérés sur tous les points, et des paysans jusqu'alors misérables se trouvèrent, du jour au lendemain, enrichis, sinon presque millionnaires, parce que l'on avait reconnu, dans quelque pièce de terre de peu de valeur, la présence du précieux minéral. Oui, messieurs, je me rappelle de ce temps, moi qui vous parle, et je me souviens de la fièvre générale qui agitait les cultivateurs de toute cette région et surexcitait leur cupidité. De pauvres diables, qui eurent la chance de posséder du phosphate dans leur jardin, firent fortune, alors que des agriculteurs plus aisés se ruinèrent à la recherche infructueuse de cette même matière, irrégulièrement distribuée et répartie dans le sous-sol picard.

Les touristes remercièrent chaleureusement le comptable, qui remplissait les fonctions d'administrateur de cette exploitation industrielle, et s'empressèrent d'aller retrouver leurs véhicules.

—Cet arrêt imprévu nous a fait perdre presque une heure, fît remarquer La Tour-Miranne à ses compagnons. Il est quatre heures et demie-passées, il faudra donc activer pour arriver à Lille avant la nuit tombée. Nous ne ferons donc plus escale nulle part et nous nous contenterons de traverser Arras à petite allure. Est-ce dit?

—Ça colle, président, répliqua irrévérencieusement Médrival, le gavroche de la bande.

Robert sourit et grimpa à bord de son biplan où le mécanicien Pouliot le rejoignit. Dix minutes plus tard, tous les aéros étaient en l'air et filaient directement dans le nord à la vitesse de cinquante à soixante kilomètres à l'heure. Bientôt les monoplans prirent de l'avance et disparurent dans l'éloignement, tandis que les biplans volaient de conserve sur trois lignes. La Tour-Miranne tenant la tête et occupant le sommet de la lettre A que traçait l'équipe des appareils Martin-Landoux.

On aperçut dans le lointain, au fond de la vallée de l'Authie, la petite ville de Doullens, sous-préfecture de 4600 habitants, avec sa citadelle transformée aujourd'hui en prison de femmes. Les champs multicolores défilaient sous les pieds des aviateurs, qui, après avoir suivi les méandres du ruisseau de la Quillienne depuis son confluent avec l'Authie, à Thièvres en Artois, suivirent la route de Paris à Arras par Amiens et la voie ferrée de Doullens à Arras. Bientôt, cette cité, chef-lieu du département du Pas-de-Calais, apparut à l'horizon, et l'on aperçut en premier lieu le beffroi surmontant l'Hôtel de ville et que couronne la statue colossale et en métal doré, du lion qui figure dans les armes de la ville.

Médouville, qui avait pris son rôle de cicérone au sérieux, communiquait sa science, fraîchement acquise d'ailleurs, à son passager, André Lhier.

—Arras, l'ancienne capitale de l'Artois, lui dit-il, compte 26000 habitants. Elle se compose de trois parties: la cité occupant l'emplacement le plus élevé, à l'endroit même où existait autrefois la ville gauloise, capitale des Atrebates, puis la ville proprement dite et la basse ville. Saccagée par les Vandales en 407, restaurée par les soins de saint Vaast, détruite par les Normands en 880, Arras sortit une seconde fois de ses ruines. Elle fut prise en 1578 par le prince d'Orange, en 1640 par les Français et fut définitivement cédée à la France en 1659. Arras est une ville très industrieuse, arrosée par la rivière la Scarpe; elle possède des fabriques de dentelles, des bonneteries, savonneries, huileries, fonderies, raffineries de sel et de sucre donnant lieu à un commerce considérable? Comme monuments, on n'y compte guère que la cathédrale, qui est l'ancienne église abbatiale de saint Vaast, l'église Saint-Nicolas, enrichie de quelques beaux tableaux, et enfin l'Hôtel de ville et son beffroi.

—Tu as appris cela par coeur dans le Baedeker ou dans le Joanne?... interrompit l'industriel d'un ton goguenard.

—C'est là tout ton remercîment?... grommela le secrétaire vexé. Je te ferai encore part de ce que je sais, tu peux y compter!

—Oh! ne te fâche pas, mon bon René, je suis au contraire très heureux d'avoir appris que la ville que nous dominons en ce moment a été la capitale des Atrebates et qu'elle contient 26000 habitants. Ça pourra me servir à l'occasion. Mais, à propos, je croyais qu'Arras était une ville fortifiée et je n'aperçois de notre balcon aucune trace de fortifications.

—C'est parce qu'on les a démolies pour permettre à la ville de prendre l'extension qu'elle réclamait. Elles ont été remplacées par les boulevards que nous venons d'apercevoir non loin de la gare.

André Lhier embrassa d'un dernier regard l'agglomération de maisons que l'aéroplane venait de franchir à plus de deux cents mètres de hauteur. Les voyageurs avaient laissé derrière eux la gare Meaulens, qu'un raccordement relie à la ligne de Paris-Lille, et dépassé le faubourg Saint-Nicolas, et de nouveau les champs interminables s'étendaient devant eux.

—Tiens! s'écria l'industriel surpris, les monoplans nous faussent compagnie!... Les voilà qui filent là-bas sur notre droite!...

—Cela m'indiffère!... répliqua sèchement l'aviateur. Je conduis un biplan, je suis la route des biplans!...

La flottille aérienne, en tête de laquelle se maintenait La Tour-Miranne continua à avancer de son train régulier de cinquante à cinquante-cinq kilomètres à l'heure. L'aspect du paysage avait entièrement changé: c'étaient maintenant d'immenses plaines qu'incendiait le chaud soleil de juin, et au-dessus desquelles flottait comme une impalpable poussière de charbon. C'était le «pays noir», la région des houillères, et bientôt une vaste agglomération hérissée de hautes cheminées industrielles apparut qui fut laissée un peu à droite de la route.

—Lens! dit laconiquement Médouville à son compagnon.

—Ce serait le moment d'aller visiter les mines, répondit celui-ci.

—Si tu y tiens, tu n'auras qu'à piquer une tête au moment où nous passerons au-dessus de l'ouverture d'un puits, tu arriveras plus vite au fond!

—Diable! est-ce que tu voudrais te débarrasser de moi, par hasard?...

—Certainement non; je ne fais que t'indiquer un moyen rapide d'excursion, mon cher cousin.

—Trêve de plaisanterie, fit celui-ci. Sommes-nous encore loin de Lille?...

—Environ sept lieues; c'est l'affaire d'une demi-heure. Nous allons voir Carvin.

—C'est un de tes amis qui demeure à Lille?...

—André, tu m'agaces prodigieusement, sais-tu?... Carvin, est une bourgade minière comme Lens, tu ne l'ignores pas. Mais elle ne compte que 7000 habitants, alors qu'il y en a vingt mille de plus à Lens.

—Vingt mille juste?... Tu n'oublies pas un demi-habitant, quelquefois?...

Médouville, cette fois, ne répondit plus et se contenta de rouler des yeux féroces vers son passager qui dut mettre un frein à ses taquineries continuelles, et jusqu'à Lille les deux cousins ne se dirent plus un mot. Après avoir dépassé Carvin, reconnaissable à son clocher de forme caractéristique, les aéros traversèrent la plaine de Wattignies, et leurs passagers purent apercevoir ensuite les vastes bâtiments de la maison centrale de détention de Loos.

—Des hôpitaux, des prisons, des usines; voilà ce qui caractérise la civilisation!... murmura l'industriel.

Les appareils passèrent ensemble au-dessus de la gare de la porte des Postes et des bastions de Lille dont ils traversèrent les quartiers du sud et de l'Ouest, avant d'atteindre la citadelle et la Deule. De l'autre côté de la rivière se distinguaient les pistes de l'hippodrome Lillois, où La Tour-Miranne, qui avait une vue perçante, aperçut les monoplans. Il dirigea donc sa course de ce côté et quelques minutes plus tard, tous les appareils reposaient sur le gazon. L'étape du jour était accomplie.


CHAPITRE XII

LE NORD DE LA FRANCE

VISITE DE LILLE.—MÉDOUVILLE S'IMPROVISE CONFÉRENCIER.—L'ITINÉRAIRE DE LA CARAVANE.—ARRIVÉE A BOULOGNE.—UN ATTERRISSAGE MALENCONTREUX.—EN ROUTE POUR LE CROTOY ET SAINT-VALERY-SUR-SOMME.—M. DERMILLY, PROFESSEUR DE GÉOLOGIE.—LES GRANDES RÉVOLUTIONS DU GLOBE.—LE MARQUENTERRE.—ARRIVÉE A DIEPPE.

—Eh bien! êtes-vous satisfaits de votre promenade de ce matin? interrogea le marquis de la Tour-Miranne en dépliant sa serviette et prenant place avec ses compagnons autour de la table abondamment servie.

—Ma foi, pas plus que cela! répondit Outremécourt. Ce n'est pas une ville des plus intéressantes que le chef-lieu du département du Nord, malgré son importance et son étendue.

—A part la citadelle, ajouta Breuval, je n'ai pas, en effet remarqué de monuments méritant la peine de s'arrêter.

—Il fallait visiter les églises, monsieur Breuval, susurra Mlle d'Outremécourt, certaines d'entre elles auraient retenu votre attention, par exemple Notre-Dame de la Treille, de style gothique, bien que datant de l'année 1855 seulement, puis Saint-Maurice et Sainte-Catherine, qui sont du XVe siècle, Sainte-Madeleine du XVIIe et Saint-André du XVIIIe siècle.

—J'ai vu les bâtiments civils, l'Hôtel de ville, la Bourse, qui est l'ancienne halle échevinale, la colonne de la Grande-Place et l'arc de triomphe, cela m'a suffi.

—Vous connaissez les origines de la ville, monsieur Médouville? demanda Mme de l'Esclapade au secrétaire général.

Celui-ci se rengorgea.

—Certainement, chère madame, s'empressa-t-il de répondre, pour donner une nouvelle preuve de son érudition. Lille, en flamand Ryssel, tire son nom d'un village entouré d'eau où existait un château datant des derniers siècles de la domination romaine. Elle appartenait aux comtes de Flandre, tomba en 1054 au pouvoir d'Henri III, mais fut reprise. En 1213, elle eut à subir trois sièges successifs: deux de la part de Philippe-Auguste, un de la part du comte Ferrand, et fut presque entièrement détruite. Elle fut réunie par Philippe le Bel au domaine royal en 1297, mais restituée ensuite par son successeur pour passer sous la domination de la maison d'Autriche qui la conserva durant deux siècles. Louis XIV la reprit en 1667, la fit fortifier par Vauban, mais ce n'est qu'au traité d'Utrecht, en 1713, qu'elle rentra définitivement dans le domaine de la France. En 1792, la ville subit encore un nouveau siège, plus terrible encore que tous les précédents. Le corps des canonniers de Lille, institué en 1483, se distingua dans cette occasion et contribua par son courage à la levée du siège par les Autrichiens.

—Bravo, René, approuva René Lhier toujours caustique. Tu as bien appris ta leçon. Félicitations!

Le Mécène ne daigna pas relever ce compliment ironique et se hâta de rattraper son retard sur les autres dîneurs.

—Quel est l'itinéraire du jour? questionna à son tour Garruel.

—Le trajet est exactement de même étendue qu'hier, répondit La Tour-Miranne. Nous allons à l'ouest et passerons Armentières, Hazebrouck, Saint-Omer, où nous ferons escale, puis de Saint-Omer nous irons d'une traite à Boulogne-sur-Mer. Il y a quatorze kilomètres de Lille à Armentières, trente-deux d'Armentières à Hazebrouck, et vingt d'Hazebrouck à Saint-Omer, c'est-à-dire soixante-six kilomètres pour la première partie de l'étape.

—Et de Saint-Omer à Boulogne?...

—Cinquante kilomètres exactement.

—Combien avons-nous fait hier?...

—Trente d'Amiens à Orville, et quatre-vingts d'Orville à Lille, soit cent dix kilomètres.

—Et demain, où irons-nous? fit à son tour Médrival.

—Nous irons de Boulogne à Dieppe en suivant le bord de la mer; le parcours sera d'environ cent vingt kilomètres.

—Me permettez-vous une observation, président? continua le clubman.

—Certainement, mon cher ami, parlez.

—Eh bien, il me semble que les étapes sont un peu courtes et qu'on pourrait sans inconvénient les allonger un peu, afin de ne pas nous éterniser en route. Qu'est-ce que cent vingt kilomètres?... A peine deux heures de route pour les biplans, une heure et demie au plus pour les monos!... D'autre part, qui ne connaît Boulogne, Paris-Plage, Berck, Cayeux, le Tréport et Dieppe?... Ne pourrait-on pas partir de bonne heure demain matin, de manière à arriver à Dieppe pour l'heure du déjeuner? L'après-midi, nous pourrions gagner Rouen qui mérite, plus que Lille et Boulogne, une visite attentive. Qu'en pensez-vous?...

—Je vous répondrai, mon cher ami, que mon rôle est de refléter simplement l'opinion de nos collègues, et qu'en toutes circonstances je me rangerai à leur avis. Je mets donc votre proposition aux voix.

Après une discussion de quelques instants, l'idée de Médrival fut adoptée; et comme le repas touchait à sa fin, le trésorier s'empressa de régler les dépenses de l'hôtel et de faire charger les bagages sur les autos qui devaient conduire les jeunes gens à l'hippodrome lillois où les mécaniciens veillaient sur les planeurs.

—En route pour la Manche! proféra en se levant le secrétaire général.

—Tu pourrais mettre les deux! observa André Lhier, toujours taquin.

—Qu'est-ce que tu veux encore dire par là?...

—Oh! simplement qu'une veste a ordinairement deux manches, et que, si tu remportes la tienne...

—Je te promets que si tu continues sur ce ton, fit Médouville, comiquement courroucé, interrompant son cousin, je te ferai prendre un bain à la première occasion.

—Cela ne te sera pas difficile, tu es si maladroit!... Et si tu avouais ensuite que tu l'as fait exprès on ne te croirait pas!

La voiture, en démarrant, mit fin à la plaisante discussion des deux cousins.

A l'hippodrome de Lille, comme à la Hotoie, la nouvelle, propagée par les journaux, de l'arrivée de la caravane aérienne avait attiré une foule de personnes curieuses de voir de près les appareils à la mode et d'assister à leur départ. Cette foule était assez gênante pour qu'Outremécourt, le Père Tranquille, adressât à La Tour-Miranne la réflexion suivante:

—Décidément il sera préférable, je crois, de terminer les étapes à distance des grandes villes, afin de ne pas être entravés comme nous le sommes chaque fois dans nos manoeuvres.

—Ce sera à voir, en effet, répondit le jeune président, avant de prendre sa place de pilote.

Au moment précis où sonnaient deux heures à toutes les horloges de la ville, le premier aéro, celui du chef de l'expédition, s'envola dans le tourbillon de ses trois hélices tournant à toute vitesse. De trente en trente secondes, une autre machine volante s'élança dans l'atmosphère, et bientôt la place fut nette; toute la caravane était partie vers le nord-ouest. Un quart d'heure plus tard, les aviateurs traversaient Armentières, ville de trente mille habitants sur la rivière la Lys, et passaient à trente mètres au-dessus des bâtiments de l'École Professionnelle. Médouville, qui avait changé de passager pour ne pas continuer à subir les plaisanteries de son cousin Lhier et avait engagé celui-ci à permuter avec sa femme, ne manqua pas de faire part à celle-ci de ce qu'il avait eu soin d'apprendre au sujet de la ville dont ils traversaient les faubourgs. C'est ainsi que Mme Lhier dut savoir bon gré mal gré qu'Armentières, en raison de sa proximité de la frontière, avait été exposée pendant des siècles à toutes les calamités de la guerre. Elle avait été prise et incendiée par les Anglais en 1339, pillée par les Français en 1382, détruite par les calvinistes en 1566, occupée par les maréchaux de Gassion et de Rantzau en 1645, par l'archiduc Léopold en 1647, par les Français en 1667, pour finir par demeurer à ces derniers en vertu du traité d'Aix-la-Chapelle en 1668.

—C'est une ville fort commerçante, à ce que je vois, interrompit l'auditrice forcée du cicérone.

—Certes. Il y a de nombreuses filatures de coton, des fabriques de toile, de dentelle, des distilleries, mais peu d'industries mécaniques. C'est à Fives-Lille et à la Madeleine que se trouvent les fonderies, les usines métallurgiques et les ateliers de construction mécanique. Damblin, en sa qualité d'ingénieur, n'a pas manqué de consacrer sa matinée à la visite de ces ateliers et il en est revenu émerveillé.

—Et Hazebrouck et Saint-Omer que nous allons apercevoir tout à l'heure, ce sont aussi sans aucun doute, des villes industrielles?...

—Hazebrouck est dans le département du Nord et Saint-Omer dans le Pas-de-Calais. Ce sont deux régions bien différentes. La première de ces deux villes qui compte douze mille habitants, était autrefois entourée de marais (broucks), asséchés depuis. La campagne environnante produit des céréales, du houblon, du tabac, du lin et renferme de beaux pâturages où l'on fait l'élevage du bétail. Hazebrouck possède également de nombreuses usines: des brasseries, savonneries, teintureries, filatures de lin et de coton, corroieries. Quant à Saint-Omer, sa population est de vingt mille âmes; c'est une très ancienne cité, appelée autrefois Sithiu, et qui prit ensuite le nom d'un évêque de Thérouanne à qui elle fut concédée, en 720. On y trouve des fabriques de lainages, de tissus, de broderies; des sucreries, des scieries mécaniques, des brasseries. Comme monument remarquable, Saint-Omer contient l'église Notre-Dame, ancienne cathédrale du XIIe et du XVe siècle avec une tour de cinquante mètres de haut, et où l'on peut remarquer des oeuvres d'art telles que les tombeaux remontant au VIIe siècle, de saint Erkembolde et de saint Omer.

—L'église du Saint-Sépulcre et le monastère ruiné de Saint-Bertin sont également dignes d'une visite, mais le temps nous manque, et nous devrons nous borner à jeter un coup-d'oeil en passant sur ces débris des temps passés.

—Vous êtes, ainsi qu'on le dit dans un certain monde, «calé» sur toutes ces questions, mon cousin. C'est un plaisir que de vous écouter.

—Votre mari n'est pas comme vous, ma cousine. Il me crible de plaisanteries à ce sujet, à tel point que je l'ai impérativement prié de permuter avec vous et de changer de pilote. A un moment ou à un autre je n'aurais plus été maître de mes nerfs et il est facile de faire un faux mouvement, une embardée involontaire, capable d'amener un accident.

—Il est vrai qu'André a un caractère taquin, mais vous auriez tort de prendre ses paroles trop au sérieux. Il n'en pense pas lui-même le premier mot.

—Je le sais, mais il m'agace bien tout de même.

—Mon pauvre René!... fit Mme Lhier avec une compassion railleuse. Tenez, parlez-moi plutôt du pays que nous devons visiter ce soir.

—Boulogne-sur-Mer?... Comment, vous ne connaissez pas Boulogne?...

—Ma foi non, mon cousin. Quand je suis allée en Angleterre avec André, nous nous sommes embarqués à Calais pour diminuer autant que possible la longueur de la traversée, et nous passons notre saison de bains de mer à Royan.

—Eh bien! je vais vous dire, cousine, ce que je sais de Boulogne, dès que nous aurons laissé derrière nous tous ces canaux qui traversent ces prairies pour aboutir à la rivière qu'on aperçoit là-bas traversant Hazebrouck. Il faut faire attention de ne pas aller tomber dans l'eau!

La région des tourbières une fois franchie, le conférencier reprit son discours.

—A l'époque gallo-romaine, Boulogne était le principal établissement des peuples appelés Morins et portait le nom de Gesoriacum, puis de Bononia. Les empereurs romains Caligula et Claude la visitèrent, mais peu après Constance Chlore fit combler le port. Boulogne se releva au VIIe siècle grâce à son pèlerinage à Notre-Dame et ses établissements monastiques. Les comtes de Boulogne donnèrent des rois à l'Angleterre et à Jérusalem. En 1544, les Anglais prirent la ville, mais ils la restituèrent moins de six ans plus tard. C'est à Boulogne que Bonaparte consacra toutes les ressources qui lui semblaient nécessaires pour tenter une descente en Angleterre. Parmi les hommes illustres nés à Boulogne, je vous citerai Godefroy de Bouillon, le héros des croisades, Lequien, Daunou, érudits, ce dernier fondateur de l'Institut, l'égyptologue Mariette, Frédéric Sauvage, le promoteur de l'hélice maritime, Sainte-Beuve, critique et littérateur, enfin les frères Coquelin, les célèbres acteurs.

Boulogne-sur-Mer, chef-lieu d'arrondissement du département du Pas-de-Calais, est bâtie à l'embouchure de la rivière la Liane et compte quarante-sept mille habitants. Elle renferme un tribunal de première instance, un tribunal et une chambre de commerce, une école nationale de musique, une école d'hydrographie, une bibliothèque, un musée, une station agronomique. Le port, le neuvième de France par rang d'importance et de trafic, s'ouvre au nord-ouest de la ville, entre deux jetées construites en 1839, par un chenal de 72 mètres de largeur. L'arrière-port est formé par le lit de la Liane, et, en amont du pont reliant les berges, se trouve le bassin de retenue. Des travaux récents ont permis au port de Boulogne de conserver l'importance qu'il s'était acquise grâce à ses relations avec l'Angleterre par Folkestone. En outre, Boulogne arme pour la grande pêche du hareng, de la morue, du maquereau, et elle tient à cet égard le premier rang parmi les ports français. Le commerce général d'importation a surtout pour objet les matières premières: laine, coton, soie, chanvre, les fils de toute sorte, le caoutchouc, le charbon, les bois communs, les matériaux de construction. Le commerce d'exportation porte principalement sur les tissus, passementeries, rubans, peaux brutes et préparées, les vins, l'horlogerie, la tabletterie, le liège ouvré, les fruits de table, oeufs, volailles gibiers, produits alimentaires, les instruments de musique, les outils, la parfumerie, les produits chimiques, etc. Boulogne possède également des industries développées: des hauts fourneaux et fonderies, des scieries, des fabriques de plumes métalliques, des filatures de lin, des fabriques de savon, de ciment, des tonnelleries, teintureries, etc. Deux ponts réunissent la ville principale, la haute ville juchée sur une colline, aux quartiers situés sur la rive gauche de la Liane...

Le secrétaire général des aérotouristes aurait sans doute encore continué longtemps sur le même ton et fait preuve une fois de plus de sa prodigieuse mémoire, si, à cet instant, le signal n'avait pas été donné de l'atterrissage pour l'escale. Il y avait une heure et quart que la flottille avait quitté l'ancienne capitale des Flandres.

Le fourrier Damblin, envoyé en avant avec son monoplan, avait découvert un emplacement des plus favorables pour l'escale: c'était un vaste pâturage à l'orée d'un petit bois; les aéros vinrent l'un après l'autre se poser mollement dans l'herbe haute et drue, et aussitôt les deux mécaniciens commencèrent, l'inspection des moteurs et des accessoires:

—Reste-il suffisamment d'essence dans les réservoirs pour faire les cinquante kilomètres nous séparant de Boulogne-sur-Mer? demanda La Tour-Miranne à Pouliot.

—Je ne le pense pas, monsieur le marquis, répondit celui-ci. Il sera nécessaire de faire le plein, et pour cela d'aller chercher une dizaine de bidons d'essence à la ville là-bas.

La ville en question, reconnaissable à sa haute tour carrée, était Saint-Omer, et ne paraissait pas éloignée de plus d'un kilomètre. Plusieurs touristes, dont des dames, offrirent de se charger de la commission et de rapporter les bidons, après avoir visité la ville.

—Vous les ferez charger sur une brouette et amener jusqu'ici par un garçon épicier! recommanda le Père Tranquille, qui s'étendit de tout son long sur le gazon, à l'ombre d'un buisson, et s'empressa de bourrer de tabac une courte pipe de bruyère qu'il venait de tirer de sa poche.

—Vous ne venez pas avec nous? demanda Breuval.

—Non, je préfère profiter de ce moment d'arrêt pour faire travailler. Pétronille, répliqua le vice-président, en montrant son instrument fumigatoire auquel il donnait—comme Cocardasse, du Bossu, à son épée—le nom grotesque de Pétronille.

—Gros paresseux, va!... fît le trésorier en s'éloignant.

—Attention! recommanda La Tour-Miranne aux excursionnistes, ne soyez pas trop longtemps et n'oubliez pas que nous avons encore une étape de cinquante kilomètres à faire aujourd'hui!...

—Combien de minutes nous accordez-vous? président, cria Médrival.

—Une heure et demie, pas davantage! Il faut qu'à cinq heures précises nous ayons démarré!...

—C'est entendu! nous serons de retour à cinq heures avec de l'essence, acquiesça le jeune sportsman.

L'escale s'étant opérée en pleine campagne n'avait que peu attiré l'attention, et les Audomarois qui avaient pu voir passer la flottille aérienne, ne se doutaient certes pas qu'elle avait atterri à moins de cinq minutes de marche des dernières maisons du faubourg. Les touristes ne furent donc, cette fois, aucunement dérangés par un public impatient et curieux, et ils n'aperçurent même aucun représentant de l'autorité pendant la durée de cette escale.

A l'heure dite, les promeneurs reparurent, escortant un gamin d'une douzaine d'années qui conduisait une charrette attelée de deux chiens et chargée de bidons d'essence. Breuval s'était bien gardé de dire que cette cargaison était destinée à ravitailler les aéros qui venaient de traverser la ville: cette déclaration n'aurait pas manqué d'émouvoir les paisibles habitants de Saint-Omer et les inciter à venir en procession assister au départ. Le commis de l'épicier, qui avait cru n'avoir affaire qu'à des automobilistes ordinaires, ouvrit des yeux énormes à la vue des treize aéroplanes disséminés dans le pâturage désert, et il n'eut garde de s'éloigner immédiatement avec ses bidons vides; il demeura l'unique spectateur de l'ascension, laborieuse pour plusieurs, des appareils d'aviation, dont le chariot roulait péniblement sur le terrain raboteux. Cependant après quelques essais-infructueux, les derniers biplans finirent par s'envoler, laissant le garçonnet pétrifié d'étonnement, la bouche béante et les yeux écarquillés.

Suivant les prévisions de son chef, la caravane ne mit pas plus d'une heure à franchir les cinquante kilomètres séparant Saint-Omer de Boulogne, au-dessus d'une campagne bien cultivée et très plate. Pendant ce trajet, M. Dermilly, professeur à l'École des Mines et géologue distingué, en même temps qu'amateur fanatique d'aviation, expliquait à sa fille, sa passagère, comment s'était opérée la formation des terrains au-dessus desquels volaient les aéroplanes.

—Depuis le pied des dernières collines qui forment le plateau ondulé du Boulonnais jusqu'à l'extrémité du Jutland, exposa-t-il, s'étend une plaine immense située au niveau de la mer: les Pays-Bas. Cette plaine n'est séparée de l'Océan que par un long cordon de dunes coupé de distance en distance pour laisser s'écouler à marée basse les eaux provenant de l'intérieur des terres. Car le sol n'est pas au niveau de la mer: il est plus bas, singulier phénomène dont on n'a pu jusqu'à présent trouver d'explication satisfaisante.

A l'époque où les Gaulois nos pères étaient encore fort loin de la civilisation, ces vastes étendues que nous venons de voir enrichies de cultures intensives et parsemées de villes industrieuses, étaient recouvertes par les eaux de la mer qui, poussées par les vents du large, pénétraient par les issues ouvertes pendant les tempêtes d'équinoxe. Les marécages ainsi formés disparurent peu à peu, soit par suite d'un exhaussement lent du sol, soit par suite des digues naturelles que la mer élevait suivant ses caprices. Les eaux de l'intérieur ne pouvant s'écouler à travers le cordon de dunes, s'épanchèrent sur ces plaines au sous-sol imperméable. Elles se transformèrent en marais stagnants parsemés de roseaux, ou moëres en termes du pays, et ce jusqu'à ce que la main de l'homme leur ouvrît un chemin régulier d'écoulement et opérât le dessèchement de la contrée. Ces métamorphoses et ces alternances d'inondations et de sécheresses ont laissé leurs empreintes dans le sol: quand la mer le recouvrait, ses eaux déposaient une couche de fine argile marine; quand les eaux douces se substituaient à la mer, un lit de tourbe se formait insensiblement par la végétation des marécages. Les fouilles effectuées ont ainsi mis en évidence l'histoire même de ces territoires, et l'épaisseur plus ou moins forte des différentes couches de tourbe et d'argile fournit une indication sur la durée de ces phénomènes.

Les habitants de ces contrées à ces époques reculées, les Morins, joignirent leurs efforts à ceux des forces naturelles, pour s'assurer la possession de ces terres et préserver leurs demeures des inondations. En creusant le sol en certains points, on y a reconnu, à travers des couches successives de dépôts, des objets remontant à l'âge de bronze ou de pierre, et même, assure-t-on, des antiquités carthaginoises. Bergues, Saint-Omer et bien d'autres villes de Flandre se sont ainsi créées, car, à mesure de l'accroissement de la population, les habitants s'efforçaient de faire disparaître ces marais et d'empêcher le retour de la mer par des constructions de digues formées de fascines remplies de terre et de plantations de saules.

Sur une carte du VIIe siècle, on retrouve tous ces noyaux de villes et on peut établir la concordance avec les noms de pays actuels. Thérouanne (Teruana) était l'un des principaux centres, toutes les routes y aboutissaient comme à un chef-lieu. Le casiellum Morinorum, la forteresse des Morins, aujourd'hui Cassel, était une ville guerrière dont les tours dominaient la plaine de plus de quatre-vingts mètres. Beaucoup de villages étaient groupés sur les rives d'un estuaire, le Sinus Itius, port naturel peu profond transformé plus tard en marécage; quelques géographes ont admis que cet estuaire ait été la baie au fond de laquelle a été élevé Saint-Omer; c'était au milieu qu'existait la petite île des Morins: Morini parva insula.

Les parties basses de ces terrains demeurèrent longtemps à l'état de moëres, car aux fortes marées, les eaux furieuses démolissaient les obstacles qui leur étaient opposés, anéantissaient les cultures et la mer reprenait son ancien domaine. Pendant une longue suite de siècles, la lutte de l'homme contre les éléments fut continuelle, et ce n'est qu'au XVIIIe siècle, que l'oeuvre fut complétée par l'ingénieur Bélidor, et la mer définitivement vaincue et repoussée aux limites actuelles, grâce à un système de drainage et d'écluses dès plus ingénieux. Dirigée par la main de l'homme, emprisonnée entre des murs solides, l'eau qui s'épanchait jadis dans les marais et y séjournait engendrant de meurtrières épidémies, s'écoule aujourd'hui dans la mer à marée basse par les soins de l'Etat. Dans les tempêtes, la mer ferait irruption et démolirait tous ces travaux, si les précautions n'étaient pas prises, autant contre la violence des vagues que contre les sables qu'elles apportent. La Flandre n'est donc pas un pays donné par la nature comme tant d'autres. Son sol a été conquis lentement par le travail et il ne reste assuré à la culture que par suite d'une sage organisation. Les Flamands, eux aussi, à l'imitation des Hollandais, leurs devanciers et leurs maîtres en matière de dessèchement, peuvent donc prendre cette fière devise: Luctor et emergo. Je lutte et je sors de l'eau!

Tout en parlant, le professeur dirigeait d'une main sûre la course de son véhicule, mais il dut à ce moment interrompre son discours, car la flottille aérienne arrivait en vue de la ville où devait s'achever l'étape du jour.

—Tiens, fillette, dit-il, voici la mer!...

La caravane venait de traverser, à trente mètres de hauteur, la route nationale de Paris à Calais. Un peu au delà du village de Wimereux, Damblin, faisant toujours fonctions de guide, avait avisé un vallon abrité du vent du large, et il était venu y atterrir le premier. Suivant son exemple, La Tour-Miranne et tous les autres aviateurs vinrent se poser le plus doucement possible au fond de ce pli de terrain, l'un après l'autre. Mais l'espace manquait un peu, et à la suite d'une fausse manoeuvré, le monoplan de M. Morengian vint heurter, à trois mètres du sol, le biplan de M. Le Clair, et les deux appareils s'abattirent lourdement avec un craquement caractéristique de bois que l'on fend.

Il y eut un moment d'angoisse parmi les touristes qui se précipitèrent en désordre vers le lieu de l'accident, mais on constata que les voyageurs avaient eu plus de peur que de mal, car ils n'avaient subi que le contre-coup du choc. La seule victime était l'aéroplane qui avait été abordé. Un longeron de son châssis, avait été brisé net comme une vulgaire allumette de la régie, et l'extrémité de son aile gauche s'était faussée. L'auteur de l'accident fut consterné de ce résultat de sa maladresse.

—Bah! déclara le mécanicien Pouliot, ce n'est pas grave: c'est un peu de travail de menuisier: on mettra un manchon en aluminium au longeron et on redressera l'aile, c'est l'affaire d'une matinée tout au plus!...

—Mais on devait repartir demain matin de très bonne heure!... observa l'infortuné aviateur.

—C'est vrai, dit La Tour-Miranne s'approchant, mais devant ce qui vous arrive, nous ne vous abandonnerons pas. La caravane se scindera en deux fractions. La première, composée des biplans sauf le vôtre, bien entendu, partira de bonne heure pour aller à Dieppe en suivant la côte; vous partirez ensuite avec les monoplans, une fois la réparation achevée. Cette proposition du chef de l'expédition n'eut pas le don de plaire aux pilotes de «monos», dont l'un, Médrival, était justement l'auteur de la proposition de la double étape.

—Vous oubliez, président, fit-il observer à La Tour-Miranne, que nos monos volent beaucoup plus vite que vos biplans, et surtout que celui de M. Le Clair, qui est le plus lent de tous puisqu'il arrive toujours bon dernier à l'étape. Il ne pourra donc pas nous suivre, quoi que nous fassions les uns et les autres pour essayer de diminuer notre vitesse!...

—Nous ne pouvons cependant pas laisser ici notre camarade?...

—Ne vous «bilez». donc pas, monsieur le président, intervint le mécanicien. Les journées sont longues et le soleil se lève de bonne heure en cette saison. Nous allons nous mettre immédiatement à l'ouvrage, mon camarade et moi, et nous continuerons demain dès qu'il fera jour. Nous ne perdrons pas de temps; nous allons monter la tente chargée avec les autres bagages du «camping» sur l'aéro de M. Morengian. Tout sera «arrangé» pour neuf heures du matin.

—Je vous remercie d'avance, mon brave Pouliot. C'est cela, montez la tente, je vais vous faire envoyer des vivres du restaurant de Boulogne où nous allons demander l'hospitalité.

L'ouvrier tint sa promesse. Quand, le lendemain à neuf heures et demie du matin, un break frété par le président de l'Aéro-tourist-club ramena les aviateurs à Wimille, après les avoir promenés dans Boulogne-sur-Mer, de Capécure à la haute ville et tout le long du quai Gambetta jusqu'à la jetée et à la plage des bains, il ne restait plus trace de l'accident de la veille. La caravane pouvait repartir dès que les réservoirs d'essence auraient été remplis. La Tour-Miranne et M. Le Clair remercièrent chaleureusement les mécaniciens de leur persévérance et de l'habileté qu'ils avaient déployée, puis le président s'écria:

—En route, mes amis, et rondement, il faut que nous soyons à Dieppe pour déjeuner. J'ai télégraphié notre arrivée à l'Hôtel-Royal; nous serons donc attendus.

—Si les monos, plus rapides, partaient les premiers, insinua Médrival. Ils pourraient atteindre l'étape avant midi et faire patienter les hôteliers...

—C'est cela!... Vous recommanderez que l'on conserve notre dîner au chaud!... répondit en riant le président. Quant à l'itinéraire, je vous rappelle que l'on fera escale au Crotoy pour le plein d'essence. On traversera ensuite l'estuaire de la Somme en amont de Saint-Valéry, puis de là nous gagnerons Eu et Dieppe. Ce sont deux étapes, l'une de soixante-dix, l'autre de soixante kilomètres.

Ayant ainsi donné ses dernières instructions, La Tour-Miranne se hissa à bord de son véhicule aérien, et quelques minutes plus tard, la caravane, partagée en deux groupes qui ne tardèrent pas à se séparer en raison de la différence de vitesse entre les machines à plan de suspension unique et de celles à deux plans superposés, s'éleva dans les airs, en présence de quelques habitants de Wimille et de Wimereux qui avaient appris la présence de la flottille sur le terroir de leur commune et s'étaient empressés d'accourir, poussés par la curiosité. Les aéros suivirent un moment la route nationale, et leurs pilotes purent apercevoir à peu de distance la colonne commémorative de la Grande-Armée, élevée en souvenir de l'expédition contre l'Angleterre en 1804 par Napoléon. La caravane traversa ensuite la basse ville de Boulogne, du cimetière du nord au pont de l'Écluse, puis le faubourg de Capécure. Elle laissa à droite le Portel et descendit directement au sud vers Hardelot et Etaples.

Le temps était remarquablement clair et limpide, la chaleur modérée; il n'avait pas encore fait une aussi belle journée, d'autant plus que la brise de mer était presque insensible et ne contrariait en rien la course des planeurs. Le professeur Darmilly profita de ce que l'état de l'atmosphère facilitait la conduite de l'appareil, pour continuer son discours de la veille sur les modifications subies, avec les siècles, par la configuration des rivages de la France.

—A l'embouchure de la Canche où nous allons arriver dans quelques minutes, dit-il à sa fille, tu vas voir le paysage, changer complètement d'aspect. Le plateau ondulé du Boulonnais est séparé du rivage par une vaste plaine rappelant la Flandre, bien qu'elle soit infiniment moins vaste. Cette plaine est encore une conquête réalisée sur la mer, d'où son nom de Marquenterre, mer en terre.

Formé par des alluvions successives, le Marquenterre est un exemple frappant du travail séculaire de la mer qui a déposé les grains de sable en les ajoutant les uns aux autres depuis des temps que l'imagination hésite à déterminer. Dans les temps anciens, la mer baignait le pied des collines, mais, à une époque postérieure, ces plages peu inclinées servirent de lieu de décharge aux matériaux arrachés aux falaises du Boulonnais au nord, et à celles de la Normandie au sud. Entre la baie de la Canche et celle de la Somme, se retrouvent les traces de l'ancien étang littoral où, d'après les traditions, les eaux de la rivière, retardées dans leur écoulement par des barres de sable, venaient s'épancher librement. Le sol à peine élevé de deux mètres au-dessus du niveau de la mer, a été, comme les Pays-Bas, desséché par la main des hommes; on a ainsi acquis vingt mille hectares à la culture, depuis le IX'e siècle, où le Marquenterre était encore recouvert par les eaux croupissantes où les rivières de la Canche, de l'Authie et de la Maye venaient se déverser. Sur quelques îles émergeant à peine de la plaine liquide, s'élevèrent les huttes des premiers pionniers de la culture, en même temps que celles des pêcheurs. Plus tard, les habitants rattachèrent ces fragments de sol les uns aux autres par des digues, et c'est ainsi que l'on gagna du terrain sur la mer.

Toute la partie du Marquenterre comprise entre l'Authie et la baie de la Somme, c'est-à-dire justement l'endroit au-dessus duquel nous planons en ce moment, ajouta le professeur, porte encore gravés sur son sol les témoignages du déplacement graduel des limites de la mer. Depuis la chaîne des dunes littorales jusqu'à la base des collines du plateau du Ponthieu, les marais sont parsemés d'éminences isolées, dont la direction longitudinale est sensiblement parallèle à la direction de la côte. Les travaux d'assèchement ont fermé l'accès des hautes marées, en même temps qu'augmentait le cordon de dunes et que les rivières devenaient innavigables. Le système de drainage employé rappelle les watergands de la Flandre; l'exutoire des eaux s'opère par une vieille écluse du XVIIe siècle, à Villiers, près d'Etaples.

—C'est le phare d'Etaples que nous avons aperçu tout à l'heure, père?... interrompit Mlle Dermilly.

—Oui, fillette, et l'agglomération que l'on pouvait distinguer à l'horizon oriental était Montreuil-sur-Mer, ainsi nommé parce qu'autrefois il possédait un port, alors que maintenant les flots s'en sont éloignés de quinze kilomètres. Nous avons suivi un moment la rigole d'écoulement dite de la Grande-Tringue et passé les dunes de Cucq et de Merlimont. C'est la plage de Berck, avec son hôpital pour les enfants scrofuleux de l'Assistance Publique, que tu peux voir à ta droite. Nous allons traverser, à l'endroit appelé le Pas-d'Authie, la rivière, sur les bords de laquelle nous avons visité l'usine des phosphates d'Orville, puis nous continuerons à voir des dunes jusqu'au Crotoy où nous devons nous arrêter pour reconstituer notre provision d'essence.

—Et du Crotoy à Dieppe, père, le pays est-il toujours aussi triste?...

—Non, non. Après la baie de la Somme, à Ault, commencent les falaises qui s'étendent sans interruption jusqu'au cap de la Hève, près du Havre. C'est dans cet endroit que les choses ont le plus changé depuis le moyen âge, soit par un effet d'envasement, soit par un lent exhaussement du sol. Ainsi, à l'époque où les Romains conquirent la Gaule, les barques pouvaient remonter la Somme jusqu'à Amiens. Le niveau des hautes mers a notablement diminué dans ces régions, ainsi que les documents historiques le prouvent.

Aujourd'hui, si les bateaux d'un certain tonnage peuvent encore gagner Amiens, ce n'est que grâce aux écluses et à la canalisation de la Somme. La navigation avec Abbeville serait même compromise si l'on n'avait creusé au milieu des alluvions séculaires de la rive gauche un profond canal reliant ce port à Saint-Valéry. D'ailleurs tu te rendras compte par toi-même, puisque nous allons voir défiler tous les pays dont je viens de te citer les noms. Nous voilà au Crotoy et nous allons prendre terre un instant, car nous sommes, si je ne me trompe, à moitié chemin.

Le fourrier Damblin, parti comme toujours une demi-heure avant le gros de la caravane, avait fait préparer les bidons d'essence et quelques arrosoirs d'eau, dans le but de gagner du temps. Pendant que les mécaniciens transvasaient le carburant et vérifiaient le graissage et l'allumage des moteurs, La Tour-Miranne prévenait ses compagnons.

—La marée est basse en ce moment, dit-il, et la baie de la Somme n'est plus qu'une immense plaine de sables vasards de dix mille hectares de surface où quelques minces filets d'eau serpentent en méandres. En face de nous se trouve Saint-Valéry, dont une distance de trois kilomètres seulement nous sépare. Je vous recommande de déployer la plus grande précaution pendant cette courte traversée, car une descente intempestive dans ces sables mouvants ne serait pas sans danger. J'ai d'ailleurs prié les mécaniciens de régler attentivement les moteurs pour éviter toute éventualité.

—Compris! seigneur président!... répliqua ironiquement Outremécourt. On sera prudent!

Les appréhensions de La Tour-Miranne se trouvèrent heureusement inutiles, et ce fut avec un vif sentiment de soulagement qu'il constata que la flottille aérienne avait franchi le dangereux passage et qu'elle était revenue au-dessus de la terre ferme. Il donna à peine un coup d'oeil aux vieilles maisons de Saint-Valéry-sur-Somme et à l'estacade sur laquelle passe la voie ferrée reliant la ville à la ligne du Nord.

Au contraire, il mit de l'avance à l'allumage, et sous l'impulsion de son hélice tournant à toute vitesse, l'aéro défila à soixante kilomètres à l'heure à vingt mètres au-dessus de la route d'Eu. Dans un vol égal et rapide, la flottille passa successivement au-dessus des villages de Routhiauville, Sallenelles, Lanchères, Brutelles, Hautebut, laissant la pointe du Hourdel et Cayeux sur la droite. Midi sonnait au moment où l'on revit la Manche comme une vaste nappe d'azur, à moins d'un kilomètre de distance. Une aiguille de pierre se dressait, blanche comme un bâton de craie, sur la falaise, au-dessus d'une agglomération de maisons s'étendant jusqu'au bord de la grande bleue.

—Ault et son phare, dit le président à son compagnon, en lui indiquant le monument d'un mouvement de tête.

—Je connais!... répondit le mécanicien. J'ai passé l'année dernière huit jours de vacances au Tréport et j'ai parcouru toutes les routes des environs en motocyclette. Je reconnais le pays. Voilà Onival, le bois de Cise, là-bas dans le renfoncement, et puis la plage de Mers tout au loin. A gauche on aperçoit la chapelle de Saint-Laurent sur le haut de la colline.

La caravane aérienne arrivait en vue de la ville d'Eu. Maintenant une route parfaitement horizontale, les machines volantes traversèrent à plus de cent cinquante mètres de haut, la vallée au fond de laquelle coule la Bresle. La ville une fois franchie, elles se retrouvèrent, comme auparavant, à quarante mètres du sol. La route de Dieppe s'étendait, droite comme une ligne tracée au cordeau, jusqu'à l'extrême horizon.

—Il y a trois ans, expliqua Pouliot, j'ai fait le circuit de Dieppe comme mécanicien de Barabas, l'ancien coureur cycliste passé à l'automobile. Nous montions une voiture de la marque Feuardant, et nous abattions les trente kilomètres d'Eu à Dieppe en quatorze minutes, soit une moyenne de cent-vingt-cinq à l'heure. Nous n'irons pas aussi vite aujourd'hui!...

—Vous n'avez pas gagné la course, interrogea le pilote. Vous avez eu un accident?...

—Non, non, nous sommes arrivés bons sixièmes, car nous avions perdu du temps à changer nos pneus. C'est un «Boche» qui nous a grattés et a décroché la Coupe!

—Vous n'avez pas eu de chance!

—C'est vrai, car Barabas et moi nous avions fait de notre mieux. Ah! quelle vitesse, mon président!... on était suffoqué! Et il y avait avec cela des damnés virages en S, surtout celui de Douvrend. C'était terrible; j'ai cru, à chaque tour, que la voiture allait s'y retourner!...

La flottille avait franchi, pendant cette conversation, la vallée de l'Yerres, au fond de laquelle est bâti le bourg de Criel, et laissant la route un peu à gauche pour se rapprocher du bord de l'interminable falaise, elle semait l'émotion dans tous les villages qu'elle traversait sans ralentir son vol. Tocqueville-sur-Eu, Biville-sur-Mer, Penly, Berneval-le-Grand, Belleville-sur-Mer, Bracquemont furent dépassés les uns après les autres. On aperçut de loin le casino de Puys, près de l'emplacement désigné sous le nom de Camp-de-César, et enfin Notre-Dame de Bon-Secours et le faubourg du Pollet. On était à Dieppe, et les soixante kilomètres séparant cette ville du Crotoy avaient été parcourus en une heure huit minutes.

Les aéroplanes s'abattirent sur les pelouses du boulevard Maritime qui longe la plage, en face de l'hôtel où leur prochaine arrivée avait été signalée. Ils avaient reconnu, d'ailleurs, régulièrement rangés à quelques centaines de mètres de l'entrée du Casino, les monoplans qui avaient été perdus de vue dès le commencement de l'étape.

—Enfin vous voilà!... s'exclama l'ingénieur Damblin s'avançant les mains tendues vers les arrivants. Vite à table, le dîner refroidit, et voilà plus de trois quarts d'heure que nous vous «espérons» comme on dit dans mon pays natal, en Bretagne.


CHAPITRE XIII

UNE RENCONTRE IMPRÉVUE

UNE VISITE A LA VILLE SOUTERRAINE DE NAOURS.—LES CURIOSITÉS ARCHITECTURALES ET ARCHÉOLOGIQUES DE ROUEN.—MÉDOUVILLE FAIT L'HISTORIQUE DE ROUEN.—EN ROUTE POUR LE HAVRE.—DESCENTE DU COURS DE LA SEINE.—QUELQUES VERS DE VICTOR HUGO AU SUJET DU DRAMATIQUE ACCIDENT DE CAUDEBEC EN 1843.—LES CHANGEMENTS SÉCULAIRES DE L'ESTUAIRE DE LA SEINE.—L'AVENIR DU PORT DU HAVRE.—DIRIGEABLE EN VUE.

—Ainsi, vous avez visité les souterrains de Naours? Vous ne nous l'aviez pas dit. Est-ce intéressant? demanda Mme Lhier en s'adressant au professeur Dermilly.

—Oui, j'ai préféré, connaissant la ville d'Amiens, vous laisser admirer ses vieux quartiers et ses monuments et aller jusque-là avec ma fille. Il s'agissait de quatre lieues à peine à parcourir, et un auto-taxi nous y a conduit en un peu plus d'une demi-heure.

—Est-ce que cela vaut le puits de Padirac et les grottes de Han? fit curieusement Médouville qui était voisin de table du professeur.

—Je ne saurais vous répondre, ne connaissant que par les descriptions qui en ont été publiées ces curiosités géologiques qui sont, elles, de formation naturelle, alors que les catacombes de Naours sont dues à la main de l'homme.

—C'est singulier, dit à son tour l'ingénieur Damblin se mêlant à la conversation, je ne connais pas ce nom-là, je ne l'ai même pas vu sur la carte. Nord, dites-vous?...

—Cela se prononce Nord, mais s'écrit Naours.

—C'est bien différent. Je suis fixé, dans ce cas.

—Quoi qu'il en soit, ces souterrains sont des plus étranges. Ce sont des refuges creusés sous la colline du Guet, et qui ont été utilisés, depuis l'époque des invasions normandes, par les populations de ce pays dans les périodes troublées que la Picardie a dû traverser. Figurez-vous donc un dédale d'étroites rues qu'il faudrait des heures pour visiter, et qui s'entre-croisent, se superposent, et sont flanquées de chaque côté d'étroites cellules qui forment autant de demeures séparées, comportant encore ça et là, scellés dans les parois des grottes, des supports de fermeture, des lampes ou des ferrures diverses. Plus loin, on trouve une pièce plus grande, une véritable chapelle avec un dôme. Ailleurs, d'énormes cheminées d'aération conservant encore un épais enduit de suie sont combinées pour éviter le contact direct avec l'extérieur. Tel est l'agencement des souterrains de Naours. Détail curieux: chacune de ces cheminées communiquait à une habitation du village terrestre, si bien que les fumées provenant des souterrains paraissaient s'échapper de cette habitation même, ce qui permettait aux troglodytes de dissimuler complètement leur présence.

—C'est bizarre, en effet.

—Ces catacombes sont bien loin d'être entièrement explorées, continua M. Dermilly, et il paraît certain qu'elles recèlent encore plus d'une surprise. Actuellement on peut visiter 28 galeries et 300 chambres dont une dizaine sont vastes comme des nefs d'église, d'un aspect imposant et un peu sépulcral. Quatre d'entre elles forment comme des places ou carrefours où viennent se ramifier de nombreuses avenues. Trois chapelles, avec autels taillés dans la pierre, donnent à ces souterrains, relativement peu connus des touristes, un aspect véritablement impressionnant. Aussi me suis-je applaudi d'avoir eu l'idée de cette petite excursion, dans laquelle j'ai eu pour guide la personne même qui, à force de persévérance et de dépenses, est parvenue à déblayer ces grottes si intéressantes: M. Danicourt, maire de Naours depuis vingt ans.

—Eh bien! pour notre part, nous sommes très satisfaites de notre promenade de ce matin à travers les rues de l'ancienne capitale de la Normandie, dit à son tour Mlle Geneviève d'Outremécourt. Nous avons pu admirer bien des choses curieuses.

—Ah! oui, la cathédrale, approuva Breuval. C'est, je crois, le monument lé plus ancien de Rouen?...

—C'est exact, fit à son tour Médouville, pressé de placer les données puisées dans le Guide du voyageur qui ne le quittait pas. La cathédrale date du XIIIe siècle; elle a été commencée sous le roi d'Angleterre Jean sans Terre, et représente un mélange du gothique de la Normandie et du gothique de l'Ile-de-France. Vous avez remarqué la tour de Beurre et les sculptures du portail des libraires?...

—Certainement. Nous avons également vu à l'intérieur les statues et les tombeaux de Rollon, de Richard Coeur de Lion, du duc de Bedford, ainsi que le mausolée élevé au grand sénéchal Louis de Brézé par sa veuve, Diane de Poitiers. C'est l'un des plus beaux monuments de la Renaissance et on en attribue le travail au grand sculpteur Jean Goujon.

—Nous avons également visité l'église Saint-Ouen. Elle n'est pas moins intéressante, extérieurement et intérieurement, ajouta Mlle d'Outremécourt.

—Et ensuite? demanda La Tour-Miranne avec intérêt en se penchant vers sa jeune voisine.

—Ensuite, les voitures nous ont conduites à la Tour Jeanne-d'Arc, à Saint-Maclou, au Palais de Justice, à la Grosse-Horloge, à la place du Vieux-Marché, où l'héroïne française fut brûlée vive par les Anglais, enfin nous avons été au port donner un coup d'oeil au pont transbordeur.

—Tu dois bien connaître l'histoire de Rouen, dit en s'adressant à René de Médouville, André Lhier, du ton le plus sérieux qu'il put prendre. Tu devrais nous en dire un mot.

—C'est facile, répliqua le secrétaire de l'Aéro-tourist, donnant immédiatement dans le piège. Rouen remonte à l'époque celtique; elle était la capitale des Velliocasses et devint, sous la domination romaine, le chef-lieu de la Lyonnaise IIe. A l'époque franque, alors qu'elle était comprise dans la Neustrie, elle fut très exposée aux ravages des Normands qui détruisirent en 841 le premier monastère de Saint-Ouen. En 911, l'archevêque Françon négocia entre le roi de France, Charles le Simple, et le chef des pirates, Rollon, l'arrangement qui fonda le duché de Normandie, dont Rouen devint la capitale. Depuis la conquête de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant jusqu'à la réunion de La Normandie au domaine royal par Philippe-Auguste, de 1066 à 1204, Rouen fut une des principales résidences des rois d'Angleterre sur le continent. L'un d'entre eux, Henri Plantagenet, accorda à Rouen la première charte de commune.

—Très bien, mon ami, murmura Lhier sans perdre un coup de dent. Continue!...

—Dans le cours du XIVe siècle, Rouen devint le siège de l'Échiquier ou parlement de Normandie, d'une cour des aides et d'une cour des comptes. Sous Charles V, qui séjourna longtemps à Rouen avant d'être roi de France, le commerce et l'industrie prirent un grand essor, mais au début du règne de Charles VI éclata la sédition de la Harelle, provoquée par le poids excessif des impôts. A la fin du même règne, la ville, malgré sa longue résistance, fut prise par le roi anglais Henri V. C'est pendant la domination anglaise que Rouen a été le théâtre du procès et du supplice de Jeanne d'Arc, en 1431. Mais après la guerre de Cent ans et la retraite des Anglais, Rouen retrouve une nouvelle ère de prospérité, un moment compromise par les guerres de religion en 1562 et la révolte des Va-nu-pieds causée par l'excessive fiscalité du gouvernement de Richelieu. La Révolution de 1789 n'entrave que momentanément le commerce de Rouen, qui a encore vu les ennemis de la France l'envahir en 1814 et en 1870...

—Ouf! fit André Lhier en soufflant, repose-toi un moment, mon ami. Tu dois être fatigué!

Les dames n'avaient pas perdu un mot de l'historique succinct de Rouen que venait de rappeler, avec une remarquable sûreté de mémoire, le Mécène des inventeurs pauvres, et elles le félicitèrent, non pas ironiquement comme l'avait fait le richissime industriel, mais cordialement.

—Ce n'est pas tout que de visiter les curiosités, interrompit l'impatient Médrival, mais je voudrais bien savoir quand nous démarrerons d'ici?...

—Vous n'êtes donc bien qu'en compagnie de votre «demoiselle», ricana l'ingénieur Damblin.

—Certainement; cela m'intéresse plus de voir la campagne défiler au-dessous de moi comme dans un cinématographe, que de me trimballer à pied ou en auto dans les rues de la ville, la plus antique—ou en toc—du monde!

—Eh bien! dans ce cas, soyez satisfait; nous allons faire, cet après-midi, une excursion qui, paraît-il, est charmante, dit en intervenant à son tour Robert de La Tour-Miranne.

—Pas possible!... Et laquelle, président? interrogèrent plusieurs voix.

—Nous allons descendre la Seine de Rouen au Havre. Toutefois, pour raccourcir ce trajet, nous ne suivrons pas obligatoirement toutes les boucles du fleuve. Nous allons nous élever de Deville-les-Rouen où nos appareils sont garés et nous nous dirigerons tout d'abord sur Saint-Martin-de-Boscherville, de l'autre côté de la forêt de Roumare. Nous suivrons la Seine jusqu'à Duclair, et couperons ensuite la presqu'île jusqu'à Yainville où nous retrouverons la rivière dont nous suivrons la rive gauche en passant près d'Heurteauville, Guerbaville, la Meilleraye, Caudebec, Villequier, Quillebeuf, Tancarville, Saint-Vigor-d'Ymonville, Gonfreville, Harfleur, Graville-Sainte-Honorine et Sanvic où nous atterrirons.

—Quel est le développement de cette route? demanda Médrival.

—Au maximum quatre-vingt-dix kilomètres, répondit sans hésiter le président.

—Bon!... c'est l'affaire d'une heure tout au plus pour moi, en ce cas!... J'ai fait en quarante-trois minutes, hier après-midi, l'étape Dieppe-Rouen.

—Nous nous sommes contentés de faire ce trajet en un peu plus d'une heure, pour notre part, et nous en avons été très satisfaits! déclara Outremécourt.

—Oh! vous, le Père Tranquille, vous trouvez toujours que cela va trop vite! Vous devriez plutôt voyager dans la boîte à roulettes du père Rampaterre, le cul-de-jatte! Moi, j'aime que ça défile!...

—Oui, jusqu'au moment où vous ramasserez une bûche terrible avec votre outil ultra-rapide!

—La navigation aérienne sera ultra-rapide ou ne sera pas!... Elle ne sera réellement pratique que lorsqu'on pourra faire cent lieues à l'heure sans danger, et, comme le disait déjà Nadar en 1863 en parlant de l'hélicoptère, «faire le tour du globe en quelques enjambées fantastiques»!...

—En attendant, contentons-nous du petit cinquante de père de famille, conclut Outremécourt; nous arriverons toujours à temps à l'étape.

Les aviateurs levèrent le siège. Le trésorier, Léonce Breuval, régla la dépense, et la troupe s'étant empilée dans des autos de louage, se fit conduire à Deville-lès-Rouen, où les appareils volants étaient restés sous la garde des deux mécaniciens. Un quart d'heure plus tard, Damblin, Garuel, Bourdon et Médrival s'envolaient à bord de leurs «monos», et à trois heures et demie les «bis» prenaient à leur tour la voie de l'air. Les deux groupes devaient se retrouver au cap de la Hève, près de Sanvic, dans un terrain que Damblin, le fourrier, se chargeait de découvrir.

Les représentants du beau sexe faisant partie de la caravane purent admirer, dans les premiers instants de cette traversée, le panorama de la ville qui, vue de la hauteur du deuxième étage de la tour Eiffel, déployait à leurs yeux éblouis ses splendeurs d'architecture incomparables. Des flèches aériennes, véritables dentelles de pierre, se profilaient sur le ciel, à côté de tours massives ouvragées par des artistes qui y sculptèrent, de la base au sommet, des chefs-d'oeuvre. Et à côté de ces merveilles de l'art ancien, on apercevait les cheminées géantes des manufactures, les édifices civils et religieux, le port bondé de navires venus de tous les points du monde, puis, en amont, la terrasse de Bon-Secours, où Jeanne d'Arc glorifiée pardonne à ceux qui la brûlèrent comme hérétique et relapse, et, en aval, les faubourgs populeux et les villas enfouies dans les bois, dissimulées dans d'opulents ombrages, montant, avec les forêts, à l'assaut des coteaux tapissés des plus riches toisons. Enfin, la Seine, comme un large ruban d'argent, déroulant ses méandres dans les riches campagnes normandes, depuis Pont-de-l'Arche d'un côté jusqu'à Caudebec-en-Caux de l'autre, tel était le tableau inoubliable que les aviatrices avaient sous les yeux.

Le temps était resté au beau fixe depuis le départ d'Aérovilla. Le ciel était bleu et presque sans nuages, sauf vers le sud-ouest où l'horizon était bordé de quelques légers cirrus. Ce bleu du ciel n'était pas l'outremer des ciels méridionaux, mais un bleu tendre et laiteux, et l'on eût dit que dans ce firmament si pur où brillait dans tout son éclat le radieux soleil de juin, descendait une buée, une gaze légère, diaphane, devinée plutôt que visible, et qui enveloppait d'une atmosphère éthérée les têtes chevelues des grands arbres, couronnant les collines crayeuses d'un blanc grisâtre, arrondissait les angles, adoucissait les ombres, et faisait flotter autour des voyageuses charmées on ne saurait expliquer quoi de vague, de vaporeux, d'indéfini, tenant de l'irréel et du rêve.

Une sensation de fraîcheur saisit tout à coup les touristes et les tira de leur contemplation. Ils étaient au-dessus des fourrés de la forêt de Roumare, et il existait une grande différence de température entre les champs et les bois, toujours surmontés d'une couche d'air plus humide. Cette sensation est d'ailleurs bien connue des aéronautes, et ce fut même dans l'idée de la combattre et d'atténuer ses effets que Capazza imagina le procédé de délestage fictif des ballons libres dit: parachute-lest, qui n'eut pas d'ailleurs meilleur succès que l'hélice-lest de van Hecke.

Partout, aussi loin que la vue pouvait porter, on n'apercevait, sur les deux rives de la Seine, que des forêts ressemblant de loin à de véritables tapis de mousse d'un vert plus ou moins foncé. C'étaient les forêts de Pont-de-l'Arche, de la Londe, du Rouvray, de Mauny, de Jumièges, du Trait, de Saint-Wandrille, du Maulévrier, l'immense forêt de Bretonne, tous ces bois épais qui recueillent et retiennent les eaux et assurent la régularité du débit du fleuve. Si la cognée du bûcheron s'était exercée sur ces massifs qui enlacent les nombreuses bouches du fleuve de Lutèce, a écrit M. Henri Boland, il en serait de la Seine comme de la Loire. La navigation du fleuve deviendrait irrégulière, difficile; des inondations ravageraient la riche vallée, sèmeraient la ruine où règne l'abondance, et le fleuve vidé ne laisserait plus filtrer que de minces filets d'eau sans profondeur entre des bancs de vase ou de sable.

Le groupe des volateurs suivit pendant quelques kilomètres le lit du fleuve, à une centaine de mètres de la rive droite et à une cinquantaine de mètres de hauteur. A certains endroits, de hautes falaises grises se dressaient perpendiculairement, enserrant la rivière rétrécie. La Tour-Miranne lança le signal d'un changement de direction; il donna un coup de gouvernail qui fit dévier son aéro sur la droite, avant d'arriver à Duclair. Les aviateurs qui le suivaient répétèrent cette même manoeuvre. La caravane escalada alors le saillant ombragé par la forêt du Trait, et deux lieues plus loin elle retrouvait la rivière, entre Guerbaville et Caudebec-en-Caux, n'ayant aperçu que de loin, par delà l'ancienne chapelle de Sainte-Anne, le gigantesque fauteuil de pierre qui surplombe la commerçante et prospère Duclair et porte le nom de chaire de Gargantua.

Sans quitter la rive droite de la Seine, les biplans passèrent au-dessus de l'ancienne capitale du pays de Caux, qui étend ses maisons proprettes, dominées par une église du xve siècle, le long d'un quai auquel sont amarrées de nombreuses barques. A quelque distance, avant la chapelle de Notre-Dame de Barre-y-va, René de Médouville fit remarquer à sa passagère, Mme Lhier, une petite ville assoupie au bord de l'eau, au milieu d'un parc aux ombrages séculaires. C'était Villequier, son château, son église, son cimetière où reposent Léopoldine Hugo et son mari Charles Vacquerie, engloutis par le fleuve, un jour de mascaret, en 1843, avec un batelier et un enfant de dix ans, et le secrétaire général rappela à sa compagne les vers du grand écrivain sur ce drame douloureux dont les victimes avaient, lui vingt-six ans, elle, la fille du poète, dix-neuf printemps à peine:

Chargement de la publicité...