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Le tour de France en aéroplane

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O chers êtres absents, on ne vous verra plus

Marcher au vert penchant des coteaux chevelus

Disant tout bas de douces choses

Dans le mois des chansons, des nids et des lilas

Vous n'irez plus semant des sourires. Hélas!

Vous n'irez plus cueillant des roses.

Villequier, Gaudebec et tous ces frais vallons,

Ne vous entendront plus vous écrier: Allons

Le vent est bon, la Seine est belle.

Comme ces lieux charmants vont être pleins d'ennui!

Les hardis goélands ne diront plus: «C'est lui!»

Les fleurs ne diront plus: «C'est elle!»...

Dans le même cimetière, une tombe en ogive porte ces simples mots: Adèle, femme de Victor Hugo; quinze ans après la catastrophe qui endeuilla l'âme du poète, la mère, morte à Bruxelles en exil, est venue reposer auprès de son enfant.

Les falaises bordant le fleuve disparaissaient et l'horizon s'élargissait. Les aviateurs aperçurent Quillebeuf, station de pilotage située sur la rive gauche, à l'issue du marais Vernier. Devant eux, une masse imposante se dressait juchée sur un promontoire qui projetait son ombre dans le lit de la Seine: c'était la colossale ruine de Tancarville, qu'une gorge boisée sépare de l'Aiguille de Pierre-Gante, rocher en forme de parasol élevé de soixante-cinq mètres au-dessus du niveau de l'eau et d'où l'on découvre un point de vue très étendu.

Par mesure de prudence, le chef de l'expédition s'était constamment tenu de préférence au-dessus de la terre ferme. Il obliqua un peu au nord afin d'éviter la pointe de Tancarville, et l'on découvrit alors le canal du même nom, long de vingt-cinq kilomètres, séparé du fleuve par une bande d'alluvions, et l'estuaire de la Seine dont les rives s'écartaient largement au delà de la pointe de la Roque et de l'embouchure de la Risle.

—La mer!... s'écria Mme Lhier.

—Non, pas encore, lui répondit son compagnon. Ce n'est encore que l'embouchure. Voyez-vous là-bas, à gauche, le phare de Fatouville, Fiquefleur et Honfleur, au pied de la côte de Grâce ombragée de grands châtaigniers, puis, à l'extrême horizon, les frondaisons touffues de la forêt de Touques, qui nous cachent la mondaine Trouville et l'aristocratique Deauville. Devant nous, c'est Harfleur, la banlieue du Havre, puis ce grand port lui-même un peu indistinct dans la brume et l'éloignement.

—Que c'est beau!... murmura la jeune femme joignant les mains, comme en extase.

Pendant que la caravane continuait à voler vers l'ouest, le professeur Dermilly expliquait à sa fille les changements opérés par le travail des siècles dans la configuration de la région si intéressante qu'ils traversaient à ce moment.

—Après avoir arrosé les plaines fertiles de l'Ile-de-France et traversé Paris, disait le savant géologue, la Seine se jette dans la Manche par un estuaire soumis depuis les temps les plus reculés aux capricieux mouvements des marées. Tandis qu'en aval de Rouen, le fleuve conserve des proportions modestes, en traversant les sites pittoresques de la Bouille, Duclair, Jumièges, célèbre par son abbaye et ses Énervés; puis Caudebec, à partir de Quillebeuf il s'élargit et c'est en ce point que commence vraiment l'estuaire. Or, toutes les côtes à partir de cet endroit ont été perpétuellement remaniées par la violence des courants. Ainsi, au moment de la conquête des Gaules, l'embouchure de la Seine était beaucoup plus étendue que maintenant. Il reste encore plusieurs centres de population qui se sont perpétués à travers les âges et que la tradition nous représente comme ayant été des ports de mer. De nos jours ils se trouvent relégués à l'intérieur des terres à plusieurs kilomètres de l'embouchure. Tel est le cas, notamment, pour Lillebonne, qui s'appelait autrefois Julia Bona, et où l'on a retrouvé de nombreux vestiges de l'époque romaine ensevelis sous les alluvions de la mer.

«La marée qui venait jadis baigner ses murs ne vient plus aujourd'hui qu'à trois kilomètres de l'endroit où les galères romaines jetaient l'ancre. La main des hommes, a aidé la nature, construit des endiguements et transformé toute cette partie de la côte. L'espace compris entre le cap de la Roque et la pointe de Quillebeuf constitue le Marais-Vernier, vaste prairie entourée encore par la trace d'un méandre demi-circulaire que le fleuve avait tracé au XVIIe siècle; il se jetait alors dans ce canal sinueux, qui a été depuis obstrué par les bancs de sable de l'embouchure.

«En face du Havre, existait à l'époque gallo-romaine la station navale de Caracotinum, sur l'emplacement de laquelle s'élève Honfleur. Au XVe siècle, cette ville avait une importance plus grande que sa voisine; elle était le port militaire de la Seine d'où partit, en 1503, Paulmier, l'un de ceux qui découvrirent l'Australie. La petite rivière de la Lézarde servait alors de port aux galères; maintenant, elle n'est accessible aux navires de faible tonnage qu'aux jours de grandes marées. On a calculé que, depuis quatre siècles, les atterrissements de la pointe du Hoc ont reporté l'embouchure proprement dite à plus de trois kilomètres.

«L'embouchure de la Seine doit ces transformations aux matériaux arrachés aux falaises et transportés de proche en proche, par le jeu des courants, jusqu'à l'endroit où un calme relatif leur fournit un bassin naturel de décantation. On pourrait affirmer que le cap de la Hève, démoli pièce à pièce et dissous par les eaux, a servi pendant une suite de siècles à modifier la configuration de l'estuaire de la Seine. Pour retrouver ces masses de craie arrachées chaque année dans les mauvais temps d'hiver, il faut aller les rechercher, réduites en vases et en sables, sur tout le littoral de l'estuaire. Ce sont elles qui ont changé les bords de la Lézarde et ont rempli le marais Vernier.

«Sur la hauteur de la Hève existait autrefois la petite ville de Saint-Denis-Chef-de-Caux; elle occupait la place actuelle du banc de l'Éclat, situé à quatorze cents mètres du pied des falaises. Cette ville est signalée sur les cartes de Stapleton; une charte de 1295 en fait mention; en 1373, la commune avait été autorisée à relever l'église «chue en mer»; puis, à partir du XVIIe siècle, son nom disparaît. La mer l'avait absorbée. Les cartes marines du XVIIe et du XVIIIe siècle mentionnent le banc de l'Éclat, sans le déterminer plus rigoureusement; le promontoire des Calètes, dont il est l'unique reste, ne paraît plus dans l'histoire locale. En se rapportant aux estimations de l'ingénieur de Lamblardie, on trouve un recul de deux mètres par an au cap de la Hève; d'après ce calcul, la limite du rivage, à l'époque de la conquête des Gaules, était à trois mille cinq cents mètres du point qu'il occupe actuellement. A l'endroit où existait la ville, la sonde donne aujourd'hui de six à dix mètres de profondeur. On peut dire que les ruines même ont péri.

«Autrefois, les galets, formant digue au pied de la Hève, s'étendaient en ligne droite jusqu'à Honfleur; les marées submergeaient cet épi naturel, permettant aux plus furieuses vagues de s'étaler et de s'épanouir sur un bas-fond où les eaux déposaient, comme dans un bassin de colmatage, les matières légères qu'elles apportaient; ces matières restaient là jusqu'à ce qu'une forte marée ou une succession de tempêtes finît par faire irruption à travers le cordon de galets. Ce chenal s'agrandit vers le XVe siècle et forma un petit port qui fut l'origine du Havre, bâti sur un coin des alluvions de la plaine de l'Heure. Sa fondation est donc relativement récente. La ville ne date réellement que de Louis XII; au XVIIe siècle, elle consistait uniquement dans le groupe de maisons des quartiers Notre-Dame et Saint-François. Ce fut François Ier qui, sur un rapport de l'amiral Bonnivet, fit creuser le port pour remplacer celui de Harfleur, alors abandonné par la mer. Une citadelle s'élevait sur l'emplacement du bassin de l'Heure; entre elle et la ville proprement dite, se trouvait un bassin qui porte aujourd'hui le nom de Vieux-Bassin.

«Le canal de Harfleur fut creusé en 1666 pour assainir la plaine de l'Heure, entrecoupée de ruisseaux et de mares d'eau stagnante, qui s'étendaient jusque sous les murs de la ville. Ce canal rendait aussi à Harfleur une partie de sa prospérité compromise par les alluvions; on faisait à cette époque, pour ce port, ce qu'on fait aujourd'hui en creusant le canal de Tancarville pour assurer la navigation de la basse Seine.

«L'importance du Havre vient surtout de sa position à l'embouchure du fleuve et de ce qu'il n'y a pas de bons ports sur toute cette côte où les alluvions détruisent les travaux les plus considérables. La ville s'est étendue sur la plaine de l'Heure, qui mesure une surface de dix-huit cents hectares, et dont le niveau excède de quelques centimètres à peine la limite des hautes marées, quoiqu'elle présente en certains endroits des relèvements du sol à côté de parties plus basses, derniers témoignages des travaux accomplis par la mer dans les âges précédents. Les fouilles ont permis de constater la présence d'un banc de tourbe affleurant la laisse de basse mer. On y a rencontré des tronçons d'arbres, des pierres et des silex taillés, vestiges d'une station préhistorique. Cette tourbe imperméable, empêchant l'absorption des eaux répandues sur le sol, transforma la plaine en un marécage, pendant la dernière partie du moyen âge. Ce voisinage malsain produisit dans la ville naissante des épidémies de fièvres paludéennes. Elles disparurent avec l'extension des quartiers bas; mais, au dire de personnes autorisées, il existe encore actuellement, pendant la saison chaude, des cas de fièvres paludéennes.

«L'embouchure de la Seine, qui a une largeur de neuf kilomètres, doit les transformations rapides de ses rives au régime complexe des courants de la marée qui y pénètre et en sort continuellement. Examinons, d'après l'ingénieur Baude, les phénomènes qui se produisent dans le mouvement des cinquante millions de mètres cubes d'eau apportés à chaque marée. La configuration de l'estuaire donnant des vitesses différentes aux courants de marée, il s'ensuit des retards qu'on peut ainsi expliquer: à l'heure de la «molle eau», la mer, descendue à son niveau le plus bas, laisse à découvert de longues grèves dont elle doit bientôt reprendre possession. Au bout de quelques minutes d'immobilité, un frémissement imperceptible annonce que la marée de l'Atlantique entre dans la Manche.

«Bientôt des ondulations puissantes élèvent rapidement le niveau du canal. Cette énergique propulsion marche parallèlement à l'équateur, et le flot court du cap de Barfleur au cap d'Antifer. Au sud de la ligne qu'il trace, s'ouvre la baie de la Seine; couverte par la presqu'île du Cotentin, elle ne reçoit pas le vif mouvement de translation qui vient de l'Océan et, tant que les eaux de la Manche proprement dite s'élèvent, elles dominent celles de la baie; mais cet exhaussement ne peut avoir lieu sans qu'à l'instant même les eaux qui le produisent ne s'épanchent sur le plan inférieur qui leur est adjacent et n'en entraînent la masse fluide dans le mouvement. A mesure que le flot marche vers l'est, il laisse couler ses eaux sur la pente latérale qui les sollicite et, quand il atteint la côte de Caux, au cap d'Antifer, il se divise en deux branches: celle du nord, obéissant à l'impulsion générale, suit la rive oblique qui la conduit vers Dieppe; celle du sud descend vers le Havre.

«Dans ce mouvement, résultant de l'opposition des forces de l'attraction lunaire et de la pesanteur terrestre, la surface de la baie de la Seine forme un plan incliné dont l'arête supérieure se confond avec la ligne que décrit le flot, de Barfleur au cap d'Antifer, et dont l'arête inférieure s'appuie sur la côte de la basse Normandie.

«Le courant direct suit une route plus longue en entrant dans l'estuaire: il contourne les rives de la baie. Il se présente donc à l'entrée en même temps que la marée commence à descendre; il la soutient et retarde un peu l'heure de l'écoulement. Ce moment d'équilibre est l'étale. Elle ne dure que onze minutes; à ce moment la hauteur de l'eau sur les bas-fonds de la rade est de huit mètres. L'étalé, tout en diminuant, se-soutient pendant trois heures, ce qui permet aux navires d'entrer et de sortir plus facilement, privilège que ne possède aucun port de la Manche. Pendant ce temps, la différence du niveau n'excède pas trente centimètres. Le flot entrant dans l'embouchure de la Seine passe d'une large baie à un chenal rétréci, où il rencontre le courant descendant. Il trouve ainsi, au lieu d'un plan incliné, un plan montant insensiblement. L'ondulation éprouve donc des ralentissements successifs en passant sur des profondeurs de moins en moins grandes.

«Les eaux s'amoncellent dans un temps très court, formant une grosse lame qui, à l'arrivée du flot, prenant subitement une hauteur d'un ou deux mètres, s'élance avec une vitesse effrayante dans l'embouchure. Sa vitesse est d'autant plus grande qu'elle coïncide avec l'arrivée d'une onde interférente de la marée. C'est le mascaret. Le premier flot se précipite comme une immense cataracte, formant une vague roulante, et occupe toute la largeur du fleuve sur une hauteur qui atteint trois mètres aux grandes marées. Rien de plus majestueux que cette formidable lame si rapide en son mouvement. Dès qu'elle s'est brisée contre les quais de Quillebeuf qu'elle inonde de ses rejaillissements ou «ételles», elle s'engage en remontant dans le lit plus étroit du fleuve qui semble alors refluer vers sa source avec une grande rapidité.

«Le phénomène atteint toute son intensité aux grandes marées d'équinoxe à Quillebeuf et à Caudebec. La masse d'eau glisse alors sur la surface de la rivière, s'avançant en cascades dont la concavité est tournée vers le milieu du fleuve, où elle fait l'effet d'une éclusée gigantesque sur le chenal rempli d'eau tranquille. Elle inonde les prairies; elle les met «en fonte» et déracine les arbres sur son passage.

«Les travaux exécutés dans ces derniers temps pour approfondir le chenal de la navigation ont fait, pendant quelques années, disparaître les effets du mascaret; mais des bancs de sable s'étant déplacés par suite de ces travaux de canalisation, le mascaret se reproduisit comme par le passé; sa violence s'est même accrue et il a fini, en 1860, par bouleverser tous les endiguements qui le contrariaient. En une seule marée, les dégâts se sont élevés à plusieurs millions.

«La navigation de la Seine a toujours été dangereuse, à cause des bancs mobiles: une barre s'était formée près Villequier. De 1842 à 1847, cent quatre-vingt-quatre navires s'échouèrent sur la traverse de Villequier; il n'y avait à cet endroit que quarante centimètres d'eau à marée basse, tandis qu'on trouvait une profondeur de dix à douze mètres entre Villequier et Rouen. On construisit une première digue en 1848, sur une longueur de huit mille quatre cents mètres, et ensuite une seconde de douze mille mètres sur la rive droite de Villequier. En août 1851, l'endiguement atteignait Quillebeuf.

«Avant d'être ainsi régularisé, le chenal était variable; il fut ramené à une largeur uniforme de trois cents mètres avec une profondeur de cinq mètres en morte eau. Le succès paraissait complet: les digues avaient créé un courant artificiel, comme celui d'un canal, qui opérait automatiquement les déblais. Alors on continua la prolongation des digues jusqu'à la pointe de la Roque; ce qui permit de transformer définitivement en prairies le marais Vernier, marécage dont les émanations pestilentielles avaient déjà été combattues sans efficacité sous Henri IV. On assainit ainsi mille hectares de relais du fleuve.

«En 1867, tous ces dispendieux travaux étaient terminés; les digues submersibles de Berville-sur-Mer complétaient ce gigantesque endiguement pour lequel on avait dépensé dix-sept millions. Une hauteur de sept mètres d'eau était assurée à la navigation et dix mille hectares de marécages étaient convertis en prairies. Mais on avait compté, dans cette vaste entreprise, sans les caprices du régime des eaux dans l'estuaire, ainsi changé par ces moyens artificiels. De nouveaux courants se produisirent; ils ensablèrent les passes conduisant au Havre à partir du nouveau chenal. A marée basse, un fleuve artificiel coule entre les digues, entraînant toutes les vases amenées par la marée montante et rejetant ainsi tous les produits de ce dragage naturel à la sortie du chenal où il forme un banc qui s'accroît de jour en jour. La barre, qui était à Villequier, a été reportée entre Quillebeuf et le fanal de Courval.

«On pensa que, pour remédier à cet effet fâcheux, il n'y avait qu'à prolonger les digues; en 1851, elles étaient amenées jusqu'à Port-Jérôme. Mais, là encore, une nouvelle barre se reforma à la sortie du chenal prolongé. D'autres digues furent encore créées, sans plus de réussite; la barre se reportait toujours à l'extrémité du chenal, au point où le courant de la marée descendante s'épanchait librement dans l'eau calme de l'estuaire et déposait les matériaux qu'il avait entraînés.

«Cette barre est indispensable. Si, d'ailleurs, par un travail qui violenterait la nature, on arrivait à faire disparaître ce seuil, les eaux de la Seine, d'après la loi naturelle de la pesanteur, prendraient le niveau de la basse mer, et alors la Seine maritime se viderait comme les avant-ports du Havre et de Honfleur et deviendrait, à marée basse, un vaste port d'échouage; le remède serait alors pire que le mal. La barre joint donc à l'inconvénient de gêner la navigation l'avantage de retenir dans la partie supérieure les eaux sur une assez grande hauteur. Par suite, les ingénieurs se trouvent en présence d'un dilemme: si l'on prolonge les digues, on crée des atterrissements qui finiront, avant un siècle, par ensabler notre premier port de la Manche; si l'on n'améliore pas la Seine maritime, Rouen cessera d'être favorisé. De là une hostilité entre les administrations de ces deux ports rivaux. Afin de satisfaire ces exigences inconciliables, on a entrepris le creusement du canal de Tancarville sur la rive droite de la Seine. Passant à travers la plaine d'alluvions, il conduit les navires qui remontent à Rouen jusqu'au point où les échouages sur les bancs de l'embouchure ne sont plus à craindre. La navigation de l'estuaire est ainsi remplacée par un canal à grande section.

«Pendant ces dernières années, des changements importants ont été la conséquence directe des obstacles qu'on a opposés aux forces naturelles: les contours de la baie ont été modifiés et le volume d'eau introduit à chaque marée a diminué. Les fonds des abords du Havre ne se sont pas maintenus. Les études les plus récentes ont démontré que la masse des alluvions dépassait toutes les prévisions: les dépôts accumulés dans le courant d'une seule année s'élèvent à la masse énorme de un million cent quarante-quatre mille mètres cubes. Si l'envasement continue, l'avenir du Havre est sérieusement compromis: ses deux ennemis, les galets de la Hève et les alluvions de la Seine, le rendront impraticable.

«L'observateur qui se tient sur la jetée du Havre, au moment de la marée basse, peut juger des transformations que les marées opèrent à l'entrée de la baie de la Seine. Quand les eaux se retirent, elles laissent à découvert un petit perrey, nommé le Poulier du Sud. Il est formé des relais les plus légers, c'est-à-dire le sable et la vase. Le galet, trop lourd pour franchir le courant qui agit constamment, soit dans un sens, soit dans un autre, par suite de l'entrée et de la sortie des eaux dans la passe, et qui reste permanent, se dépose sur la plage au nord des jetées.

«Le Poulier, fréquenté à marée basse par les pêcheurs d'équilles, constitue un véritable danger pour les navires d'un fort tirant d'eau; bien des sinistres y ont été enregistrés, malgré le balisage indiquant la limite de ce banc malencontreux; un changement subit du vent, une fausse manoeuvre, la mauvaise interprétation d'un signal, suffisent pour y jeter un navire.

«Le chenal n'est entretenu entre les jetées que par les écluses de chasse; mais, si bien dirigé que soit ce courant artificiel, il n'entraîne pas le galet, qu'il faut enlever à la drague et qui, roulant plus loin que le Poulier, va former le banc des Petites-Buttes. Les empiétements du galet et des alluvions, qui semblent conjurer la ruine du Havre, ont exercé la sagacité des ingénieurs; depuis le commencement du siècle, ils dressent des plans qui peuvent se classer en deux catégories: ceux relatifs à l'entrée du nord et ceux relatifs à l'entrée du sud; deux espèces de projets dont les partisans, plus soucieux d'intérêts privés que de ceux du port, sont incessamment en contradiction. Pendant qu'on discute ainsi, la mer travaille, avec l'ampleur qui caractérise toutes les oeuvres de la nature; elle poursuit une oeuvre contre laquelle les hommes finiront par se déclarer impuissants [1].»

[Note 1: Jules Girard, Les Rivages de la France autrefois et aujourd'hui.—Ch. Delagrave, édit.]

Comme le professeur prononçait ces dernières paroles, la caravane aérienne, qui avait franchi, pendant qu'il parlait, les vingt-six kilomètres séparant la pointe de Tancarville du Havre, arrivait sur les hauteurs dominant Sainte-Adresse après avoir laissé la grande ville en arrière dans le sud.

Sur un plateau dénudé, à peine recouvert d'une herbe courte et lépreuse, deux hommes, en lesquels on reconnaissait du premier coup d'oeil Damblin et les frères Bourdon, agitaient des drapeaux, en même temps qu'ils soufflaient à en devenir emphysémateux pour le reste de leurs jours, dans des instruments rendant un son discordant et aigu perceptible à plus d'une lieue. Obéissant à ce double signal, les touristes manoeuvrèrent pour reprendre contact avec le sol, ce qui s'effectua sans anicroche.

—Il y a longtemps que vous êtes là?... demanda La Tour-Miranne à l'ingénieur après lui avoir serré la main.

—Une heure environ; le temps de trouver, à cinq cents mètres d'ici, un endroit fermé pour garer nos aéros. Garuel est arrivé un quart-d'heure après moi, puis Bourdon.

—Et Médrival?...

—Pas vu!

—Comment cela!... Où l'avez-vous perdu de vue?...

—Nous avons volé de conserve, jusqu'à Caudebec, répondit Garuel qui, comme son ami Médrival, montait un mono type Santos. Mon moteur tapait comme un enragé, tandis que le sien avait de nombreux ratés d'allumage. C'est pourquoi je l'ai dépassé petit à petit. Je comptais cependant qu'il ne tarderait pas à me rattraper, et je suis très surpris de ne pas le voir arriver.

—Pourvu qu'il ne lui soit survenu aucun accident!... murmura La Tour-Miranne, non sans inquiétude. La hardiesse de notre jeune camarade m'a toujours fait craindre pour lui.

—Quand il aura démoli une paire de fois son outil ainsi que cela m'est arrivé, dit Damblin, cela le rendra plus circonspect.

—Enfin, espérons qu'il n'y a rien de grave et que nous l'apercevrons bientôt, conclut le président.

Les aéros ayant été amenés jusqu'au terrain clos de murs où ils devaient être garés, les touristes se mirent en mesure de gagner le Havre dont ils étaient éloignés d'une petite demi-heure de marche environ. Toutefois ils trouvèrent place dans le funiculaire de Sanvic qui les amena en peu d'instants dans la grande ville. Ils arrivaient à la place de l'Hôtel-de-Ville quand ils furent frappés de voir tous les promeneurs qui déambulaient sur les trottoirs, s'arrêter les uns après les autres, comme figés de surprise, et les yeux tournés vers la voûte céleste. Les aviateurs, à leur tour, imitèrent ce geste et braquèrent leurs regards dans la direction indiquée par leurs voisins. Un même cri de stupéfaction leur échappa. A moins de deux cents mètres en l'air, un magnifique dirigeable fendait l'espace à toute vitesse, sous la traction de son hélice qu'on voyait tourbillonner à l'avant de la nacelle, tandis que l'on entendait nettement le bruit du moteur.

—Réviliod! C'est Réviliod! murmura La Tour-Miranne qui se sentit mordu par un inexplicable sentiment de jalousie. Ah! ah!... voilà du nouveau!...


CHAPITRE XIV

M. RÉVILIOD VOYAGE

DÉPART DU «RÉVILIOD N° 1».—EN ROUTE POUR LA BOURGOGNE.—FIRMIN AÉRONAUTE.—LE DÉPARTEMENT DE L'YONNE A VOL D'OISEAU.—MONTEREAU.—AUXERRE ET SES MONUMENTS.—LE CHÂTEAU DES FRÊNES.—M. ET Mme CORGIVAL.—LE TOURISME EN BALLON DIRIGEABLE.

—Eh bien! Neffodor, tout est prêt?...

—Tout est paré, oui, monsieur. Vous pourrez commander le départ quand vous voudrez.

—Vous avez fait le plein des réservoirs?...

—Gélinier, le mécanicien, s'en est occupé. Nous avons tout revu. On pourra marcher pendant au moins six heures à pleine puissance.

—Quelle est la vitesse du vent et sa direction?

—Nord-nord-est, monsieur. Vitesse de trois à cinq mètres par seconde.

—Nous allons nous rendre dans les environs d'Auxerre. Ce vent ne peut-il contrarier la marche du ballon?...

—Bien au contraire, monsieur. Il va nous aider, puisque nous descendons vers le sud.

—Tant mieux, nous arriverons plus vite. Je vais donc télégraphier et prévenir de notre prochaine arrivée, de manière qu'il y ait une équipe prête à nous recevoir à l'atterrissage.

—Ce sera une bonne précaution, en effet. Et à quelle heure le «lâchez-tout», monsieur Réviliod?

Le Petit Biscuitier réfléchit quelques secondes.

—A midi précis. Vous avez donc le temps de vous restaurer, ainsi que l'équipe, avant l'instant du départ. Moi je déjeunerai à bord. Je vais donner des ordres en conséquence.

L'armateur du yacht aérien fît demi-tour pour regagner l'auto qui l'avait amené.

—Tiburce, dit-il, vous allez me conduire à Pontoise.

—Bien, monsieur, répondit le chauffeur en baissant la tête d'un geste d'acquiescement.

—Et toi, Firmin, tu t'occuperas de réunir les matières premières de mon déjeuner, que tu me serviras aussitôt que nous serons en l'air.

Le digne valet de chambre blêmit.

—Mon...monsieur ne va pas plutôt à l'hôtel, bégaya-t-il.

—Non, j'ai la fantaisie de faire mon repas en plein ciel. Tu me serviras à bord!

Le malheureux domestique connaissait son maître, et n'ignorait pas qu'il ne gagnerait rien à discuter, lorsqu'il lui avait fait connaître ses volontés. Il considéra tristement son collègue, le chauffeur Tiburce, en hochant la tête d'un air profondément navré.

—Ce sera ma mort!... murmura-t-il.

—Et moi, j'échangerais bien ma place avec la vôtre!... riposta le chauffeur avec une expression de regret. Quel beau voyage vous allez faire!... Veinard, va!...

—Je vous la céderais bien volontiers, si mon maître voulait accepter semblable permutation.

Réviliod, qui revenait, après avoir transmis une dernière recommandation à Neffodor, l'aéronaute chargé de piloter le dirigeable, sauta dans la voiture et mit fin à la conversation.

—Allons!... dit-il de sa voix sèche et autoritaire. En route pour Pontoise, et vite!...

Le valet de chambre prit place auprès du chauffeur, et l'auto démarra. En moins d'un quart d'heure on fut arrivé à la sous-préfecture. Le navigateur aérien se fit conduire au bureau du télégraphe, pendant que son valet courait aux provisions, et il expédia la dépêche suivante:

«Corgival, Château des Frênes, Cintry, par Saint-Bris. Arriverai en dirigeable à quatre heures. Prière m'attendre avec équipe douze hommes pour faciliter atterrissage.—Réviliod.»

A l'heure dite, au moment où les cloches des villages environnants sonnaient midi pour rappeler à la ferme les travailleurs disséminés dans les champs, l'aéronat, tiré de son hangar, fut amené sur la pelouse des départs; l'armateur et son domestique prirent place dans le «salon» d'arrière, et l'aéronaute Neffodor procéda à l'équilibrage du navire aérien. Après quelques tâtonnements, la force ascensionnelle lui ayant paru suffisante, le pilote put ordonner le traditionnel «lâchez-tout», transformé aujourd'hui en un simple avertissement: «Levez les mains.» Il était midi douze minutes.

Parvenu à une hauteur de quatre cents mètres, le ballon simplement entraîné par le vent, dériva dans la direction de Triel, mais l'aéronaute fit mettre le moteur en route, à petite vitesse d'abord, afin d'utiliser le gaz hydrogène provenant de la dilatation du ballon, puis, manoeuvrant le gouvernail d'arrière, il décrivit une courbe de grand rayon et prit une direction presque perpendiculaire à celle du vent: la pointe de l'aéronat étant braquée sur Saint-Denis afin de contrebalancer la poussée de l'air.

En dix minutes, le dirigeable arriva à la Seine, qu'il traversa une première fois au-dessus de la pointe extrême de l'île d'Andrésy, puis une deuxième à proximité de l'île de Maisons, après avoir plané au-dessus de la forêt de Saint-Germain, qu'il avait franchie dans sa plus grande largeur, des terrains d'Achères à Maisons-Laffitte, en passant par le carrefour de la Croix-de-Noailles.

En arrivant dans la nouvelle boucle du fleuve, la presqu'île de Houilles, le pilote fit mettre en route les cylindres fonctionnant à l'essence de pétrole. Aussitôt, la vitesse s'accrut sensiblement. Poussé par ses soixante-dix chevaux-vapeur attelés à l'arbre de l'hélice, l'aéronat avança à raison de cinquante kilomètres à l'heure; en huit minutes, les cinq kilomètres de là presqu'île furent franchis. Un nouveau bras de la Seine fut laissé en arrière, en aval du pont de Bezons, et on arriva au zénith de Courbevoie: il allait falloir traverser le fleuve une quatrième fois, non loin du pont de Neuilly et de l'île de la Grande-Jatte.

Réunissant tout son courage, l'infortuné Firmin s'était efforcé, durant ce temps, de satisfaire son terrible maître, l'intraitable Biscuitier. Il avait dressé la table sur le guéridon léger occupant le milieu du salon; les mets achetés à Pontoise étaient disposés sur des tablettes articulées à la cloison et pouvant se rabattre horizontalement dans les angles. Fermant les yeux, chaque fois qu'il était forcé de s'approcher du côté où les rideaux étaient largement ouverts sur l'espace, il avait installé tous les ustensiles emmagasinés dans un tiroir du meuble à usages multiples, et maintenant, debout derrière son maître, il était tout à son service de domestique bien stylé.

Lorsque l'aéronat parvint aux fortifications de Paris, l'armateur du «Réviliod n° 1» arrivait au dessert. Il interpella le pilote.

—Neffodor!... appela-t-il en se penchant au-dessus du bordage recouvert de velours.

L'aéronaute, qui serrait vigoureusement de ses deux mains le volant commandant les mouvements du gouvernail de direction, tourna la tête.

—Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, monsieur? demanda-t-il.

—A quelle hauteur sommes-nous?...

—Six cent quarante mètres, monsieur......

Le Biscuitier eut une moue désappointée.

—Ne pourriez-vous pas nous faire descendre quelque peu, dit-il. Je voudrais que les Parisiens puissent admirer à leur aise l'oeuvre de votre patron Fruscou. Est-ce possible?...

—Nous allons essayer, monsieur Réviliod. Nous verrons ce que donnent nos aéronats!

Un peu en avant du poste occupé dans la nacelle par le pilote, entre la poutre armée et la face inférieure—ventrale pourrait-on dire—du ballon, se trouvait un agencement déjà appliqué dans les précédents dirigeables Fruscou. C'était un assemblage de six lamelles en soie, tendues sur un cadre métallique léger, et superposées à cinquante centimètres l'une au-dessus de l'autre, entre deux montants verticaux. Ces lamelles mesuraient trois mètres de longueur et présentaient une surface totale de près de huit mètres carrés. Un mécanisme très simple permettait d'incliner à volonté ces espèces de jalousies et de donner aux plans une plus ou moins grande obliquité par rapport à l'horizontale. Cet agencement pouvait donc fonctionner exactement comme les gouvernails d'immersion des bateaux sous-marins, et assurer le changement de niveau de la carène, sous l'impulsion du propulseur, de même que le gouvernail horizontal permet, par la résistance qu'il offre à l'avancement, de faire pivoter le navire dans le plan horizontal.

Neffodor manoeuvra donc le volant commandant l'obliquité des plans, dont il présenta la surface supérieure à l'action de l'air. Sous l'effet de la résistance du fluide, combinée avec la traction de l'hélice, l'aéronat fut obligé de descendre suivant un plan incliné assez accentué. En arrivant au-dessus de l'Arc de Triomphe de l'Étoile, l'altitude était de cinq cent vingt mètres; elle n'était plus que de quatre cents mètres au rond-point des Champs-Elysées et de trois cents à la place de la Concorde. Sur la demande de son armateur, l'aéronaute continua à peser sur le volant, et le dirigeable se rapprocha à moins de deux cents mètres des toits au-dessus du Palais-Royal et de la rue de Rivoli, qui fut suivie à cette faible hauteur jusqu'à la place de la Bastille.

De nombreuses acclamations montèrent vers le yacht aérien; des promeneurs s'arrêtèrent et agitèrent leurs chapeaux ou leurs mouchoirs. L'orgueilleux Réviliod, recevait ces hommages, accoudé à son balcon, et tout en sirotant un moka parfumé, qui avait été emporté dans un de ces flacons à double paroi argentée, entre lesquelles le vide a été opéré, ce qui fournit l'avantage d'éviter toute déperdition de chaleur. La pensée du navigateur aérien se reporta vers ses anciens amis: La Tour-Miranne, Outremécourt, Médouville et les autres, dont les journaux venaient d'annoncer le prochain départ en excursion fixé au dimanche suivant. Or, on était au mardi.

—Je voudrais les voir ici avec leurs boîtes de toile montées sur chariot, avec une hélice et un moteur, pensa le sportsman. Oui, je voudrais les voir traverser Paris à la queue leu leu, comme je le fais en toute sécurité, sans la crainte continuelle d'une panne de moteur m'obligeant à dégringoler sur les cheminées!...

Sa pensée dévia et la tête hirsute de Charles Bader, dit Charlot, apparut un instant dans le miroir de son imagination. Il sourit:

—C'est dimanche que ce bon La Tour-Miranne va se trouver ahuri par le tour qui va lui être joué!... songea-t-il. Tous les adhérents à sa fameuse société qui vont s'envoler, alors que lui, qui est leur chef, restera piteusement par terre!... Il en sera quitte pour remettre à la semaine des quatre jeudis son projet de Tour de France en aéroplane!... Il m'agaçait avec sa sérénité et sa confiance, ce La Tour-Miranne, et je suis enchanté de lui faire cette plaisanterie-là! C'est égal, avec de l'argent, on trouve à Paris des individus prêts à exécuter n'importe quelle besogne! Quel type que ce Charlot! Et quand je pense que c'est ce niais de Médouville qui l'a introduit dans la place, je ne peux m'empêcher de rire de sa sottise. Ils n'auront que ce qu'ils méritent, après tout!

Pendant que le Biscuitier monologuait ainsi, l'aéronat qui le portait, avait continué à avancer, et il avait traversé Paris dans sa plus grande largeur, de la Porte-Maillot à la porte de Saint-Mandé. Le pilote ayant donné une inclinaison inverse de la première aux lames de l'aéroplane en persiennes, le navire aérien avait atteint des niveaux de plus en plus élevés. Le baromètre qui indiquait quatre cents mètres au-dessus de la place de la Nation, en accusa six cents au moment où l'on pénétrait dans le bois de Vincennes et sept cent cinquante au moment de la traversée de la Marne en vue du pont de Joinville.

La boucle de la Marne franchie, la rivière laissée en arrière entre la Varenne et Sucy, le dirigeable obliqua un peu vers le sud pour gagner Melun en passant non loin de Marolles et de Santeny-Servon, dans la Brie.

Il était une heure lorsque l'aéronat traversait la place du Palais-Royal; à deux heures, il arrivait en vue de Melun où l'on retrouva la Seine qui avait été perdue de vue depuis Neuilly. L'aéronaute ne voulant pas passer une fois de plus d'une rive à l'autre du fleuve, fit décrire un quart de cercle à l'appareil pour le diriger vers Montereau et Sens. Réviliod n'aperçut donc que d'assez loin le panorama du chef-lieu du département de Seine-et-Marne et ses monuments: l'église Notre-Dame qui date du XIe siècle et Saint-Aspais du XIIIe, la maison centrale de détention, située dans l'île, et les parcs et promenades de Vaux. Le dirigeable plana au-dessus des immenses plaines de la Brie, entre la route de Dijon à bâbord et la Seine, dont les circonvolutions se distinguaient à tribord, et à trois heures il arriva à Montereau, après avoir franchi, à trois cents mètres de haut, les futaies du bois de Valence.

Montereau-faut-Yonne, simple chef-lieu de canton de Seine-et-Marne, à trente kilomètres de Melun, possède huit mille habitants. Cette ville est le siège d'une importante fabrication de poterie fine ou porcelaine opaque. On y trouve également des briqueteries, des usines de ciment, de blanc d'Espagne, de carreaux pour mosaïques. Son église paroissiale remonte au XIe et au XVIe siècle; à l'un des piliers du choeur est suspendue une épée que l'on dit avoir appartenu à Jean sans Peur, duc de Bourgogne, assassiné sur le pont de Montereau en 1419, par Tanneguy du Châtel, lors d'une entrevue du duc avec le dauphin Charles VII.

Laissant derrière lui le château de Surville, qui est bâti sur la colline dominant la ville, l'aéronat poursuivant sa route, arriva à Sens, dont la cathédrale était visible depuis longtemps à l'horizon. Réviliod regretta un instant de ne pouvoir s'arrêter afin d'examiner un instant cette merveille architecturale, mais il était assez peu sensible à ce genre de beautés artistiques et son regret fut court.

Sens mérite cependant une visite, car cette ville, qui tend à se moderniser aujourd'hui, contient de nombreux spécimens de l'art ancien, dont le plus remarquable est évidemment la cathédrale Saint-Etienne, qui a été bâtie du XIIe au XVIe siècle et possède des portails richement sculptés et de beaux vitraux. A l'intérieur, on remarque les tombeaux du dauphin Louis, fils de Louis XV et de sa deuxième femme, Marie-Josèphe de Saxe. Dans un pilier, on aperçoit une curieuse effigie en pierre dite Jean de Cognot. Les autres édifices intéressants de Sens sont le palais archiépiscopal du XVIe siècle, avec le célèbre bâtiment de l'Officialité, les églises Saint-Savinien, Saint-Jean, Saint-Pierre-le-Rond, Saint-Maurice et l'Hôtel-de-Ville, de construction moderne.

Depuis Montereau, le dirigeable suivait la rive droite de l'Yonne, laissant sur l'autre rive Villeneuve-la-Guyard et Pont-sur-Yonne. A Sens, il franchit la Vanne et continua à descendre vers le sud. Le soleil étant ardent, son hydrogène s'était dilaté et l'altitude de douze cents mètres avait été dépassée malgré le jeu du ballonnet compensateur.

—Serons-nous bientôt à Auxerre?... fit à ce moment Réviliod, en s'adressant à l'aéronaute. Nous ne marchons plus, il me semble!...

Neffodor se retourna.

—Je vous demande pardon, monsieur, répliqua-t-il avec vivacité. Nous allons même plus vite que tout à l'heure. Du parc d'aérostation à Paris, nous ne faisions que trente kilomètres à l'heure à peine. De Paris à Melun, nous avons fait du quarante-cinq et de Melun à Sens du trente-cinq. Maintenant nous faisons presque du cinquante. Nous serons à Auxerre vers cinq heures. Ce n'est pas mal marcher, car nous aurons parcouru à ce moment deux cents kilomètres depuis Ecancourt.

—On va nous attendre aux Frênes; j'avais annoncé notre arrivée pour quatre heures.

—Est-ce à Auxerre même que nous devons atterrir, monsieur Réviliod?...

Le jeune homme haussa les épaules.

—Atterrir sur le clocher de l'église Saint-Pierre, cela manquerait plutôt de charme!... riposta-t-il non sans une pointe d'humeur. Non, nous allons à trois lieues au-delà d'Auxerre, du côté de Saint-Bris. Vous tâcherez de vous rapprocher du sol tout à l'heure, et je vous indiquerai la route à suivre, je connais le pays.

Le dirigeable se mouvait à ce moment au-dessus d'immenses forêts s'étendant jusqu'à l'horizon, et, malgré la hauteur, on sentait une singulière impression de fraîcheur émanant de ce tapis de verdure. Le thermomètre avait accusé immédiatement une baisse de température de plusieurs degrés et le gaz remplissant la vaste capacité de l'aéronat, sensible à cette variation, se contracta, amenant la descente désirée par le jeune aéro-yachtman. Les objets terrestres parurent grossir, et les bruits montant du sol, devinrent de plus en plus perceptibles.

Le pilote suivait l'aiguille du baromètre anéroïde se déplaçant devant son cadran.

—Mille mètres... neuf cents... huit cents... grommela-t-il tout en manoeuvrant le volant de commande des lames d'aéroplanes. Où cela va-t-il s'arrêter?...

Ce ne fut qu'à deux cents mètres du sol et quatre cents mètres de hauteur au-dessus du niveau de la mer, que le mouvement descensionnel prit fin, au moment où les dernières futaies de la forêt d'Othe disparaissaient dans l'éloignement. La ville de Joigny apparaissait en avant, dans un coude de l'Yonne qui dut être traversée un peu en aval de son confluent avec l'Armançon. Les voyageurs aperçurent, un peu après, le bourg d'Appoigny, puis les clochers des églises d'Auxerre.

Le Petit Biscuitier ne cessait de tirer son chronomètre de son gousset par un mouvement nerveux et de le remettre en place après avoir consulté la position des aiguilles qui ne lui paraissaient pas se déplacer. Ainsi que Neffodor l'avait présumé, il était cinq heures moins deux minutes lorsque l'aéronat surplomba le chef-lieu de l'Yonne, auquel son armateur, dans son impatience d'arriver, n'accorda qu'un regard distrait.

Auxerre est cependant une ville fort intéressante à parcourir en détail, car elle possède de vieilles maisons d'un style très curieux et de nombreux monuments anciens et très remarquables, tels que la cathédrale, un des plus beaux édifices gothiques de France, l'église Saint-Germain qui dépendait, avant la Révolution, d'un couvent de bénédictins; l'église Saint-Père ou Saint-Pierre-en-Vallée, ancienne église abbatiale, monument de la Renaissance; l'église Saint-Eusèbe, avec sa tour carrée à la base et octogonale au sommet; l'ancienne église paroissiale de Saint-Pèlerin, bâtie près de la fontaine où, d'après la tradition, le saint de ce nom soumettait, au IIIe siècle, les Auxerrois au baptême. La tour de l'Horloge, la Préfecture, l'abbaye avec son cloître du pur style roman, sont également à visiter. Auxerre, qui compte dix-huit mille habitants, est d'ailleurs de fondation très ancienne, car elle avait déjà acquis une grande importance à l'époque de la domination romaine. Saccagée par les Huns en 451, conquise par les Francs en 486, elle fut gouvernée par des comtes au IXe siècle. Deux cents ans plus tard, ce comté fut attribué à la famille des comtes de Nevers, et une branche de cette famille en porta le titre jusqu'à la fin du XIIe siècle. Il passa ensuite entre diverses mains et finit par être vendu au roi Charles V qui l'acheta la modique somme de trois cent mille francs. Réuni à la couronne, l'Auxerrois fut cédé au duc de Bourgogne par une clause du traité d'Arras, puis définitivement enlevé à cette maison et acquis à la France sous Louis XI. Deux conciles furent tenus à Auxerre: l'un en 578, l'autre en 1098. Un accord désigné sous le nom de paix d'Auxerre y fut signé en 1412 entre les Armagnacs et les Bourguignons; enfin des conférences s'y tinrent en 1432 pour ménager une réconciliation entre Charles VII et le duc de Bourgogne. Ajoutons que la ville ou ses environs ont vu naître le biographe Daubenton, le conventionnel Maure, le littérateur Lacurne de Sainte-Palaye, le baron Fourier, l'avocat Marie, membre du gouvernement provisoire en 1848, le chirurgien Roux, l'économiste Garnier, le physiologiste Paul Bert, etc.

Traversant une dernière fois la rivière d'Yonne, le dirigeable suivit un moment la route d'Auxerre à Montbard jusqu'à quelques kilomètres au delà de Saint-Bris. Là, il obliqua vers le nord-est, son pilote suivant les indications que lui donnait à mesure son passager.

—Là!... Là!... dit tout à coup le Petit Biscuitier, en montrant de son index tendu une construction massive au milieu d'un bois et précédée de pelouses ornées de bassins. Voilà le château des Frênes, c'est là qu'il faut nous arrêter!...

—Bien, monsieur Réviliod, nous allons y amener le ballon répliqua Neffodor.

Les lames de jalousie de l'aéroplane qui jouaient le rôle de gouvernail de profondeur furent braquées vers l'avant et l'aéronat s'abaissa graduellement. Au moment où il traversait à cent mètres à peine du sol, un petit village dont il mit toute la population en rumeur, l'aéronaute, occupé à sa manoeuvre, commanda au mécanicien.

—Gélinier, larguez les deux guideropes!...

Ces cordages, qui ne mesuraient pas moins de cinquante mètres de longueur, étaient roulés de chaque côté de la nacelle. L'interpellé se leva et trancha les ficelles maintenant les rouleaux de corde qui pendirent à droite et à gauche de la poutre armée.

—Attention!... dit encore l'aéronaute à son second, nous arrivons à la pelouse. Stoppez le moteur à gaz!... Je vais donner un coup de soupape!

Il se pencha en dehors du bordage et regarda au-dessous de lui. Une cinquantaine de paysans, hommes, femmes et enfants, galopaient éperdument pour essayer d'atteindre les cordes pendantes.

Jugeant le moment propice, le pilote, qui s'était mis debout saisit la corde commandant l'ouverture de la soupape à gaz et opéra une vigoureuse pesée pour opérer le déclanchement des clapets. Aussitôt, le ballon s'abaissa d'une cinquantaine de mètres; l'extrémité des guideropes toucha le sol, puis l'aéronat continuant à descendre, les cordages s'étalèrent de plus en plus sur le gazon.

Attentif aux ordres de son chef, ce dernier renversa aussitôt le sens de rotation de l'hélice et le yacht aérien demeura immobile par rapport au sol, malgré le vent qui tendait à l'entraîner.

—Saisissez les cordes et amenez-nous à terre!.. cria alors le pilote en s'adressant aux paysans qui accouraient de tous côtés.

Il n'était pas besoin de cette recommandation. Les guideropes avaient à peine touché le sol que vingt paires de bras vigoureux s'y étaient accrochés et halaient l'aéronat.

—Stop!... fit encore Neffodor en s'adressant au mécanicien, qui arrêta aussitôt le mouvement de l'hélice, en replaçant ses deux branches horizontalement pour éviter leur rupture par suite d'un contact malencontreux avec le sol.

Une dizaine de personnes qui, jusqu'alors étaient restées immobiles sur le perron de l'habitation désignée sous le nom un peu prétentieux de château des Frênes, s'approchèrent de l'aéronat, que contenaient les paysans cramponnés à sa longue nacelle.

—Eh bien! vous voilà enfin!... prononça, en s'avançant les mains tendues, un personnage à la face fleurie et rubiconde de Bourguignon, et qui n'était autre que Corgival, le cousin germain du Petit Biscuitier. Nous étions inquiets, car votre télégramme nous annonçait votre arrivée pour quatre heures,, et il est cinq heures et demie!... Votre voyage s'est-il bien effectué?...

—Sans le moindre incident sauf le vent qui nous a contrariés et a causé notre retard.

—Quoi qu'il en soit, ce n'est pas une manière banale de rendre visite à ses amis que d'arriver ainsi chez eux en ballon dirigeable!... On peut dire que c'est un signe des temps!

—En attendant, il s'agit de garer ma voiture...

—Elle est un peu encombrante, votre voiture, mon cher Claude; je crains fort de n'avoir pas de remise suffisamment spacieuse pour la loger.

—Si vous voulez bien, monsieur, dit l'aéronaute, je vais me faire remplacer dans la nacelle par deux des personnes qui nous maintiennent et j'irai chercher l'endroit qui sera le plus convenable pour camper le ballon. On ne saurait le laisser passer la nuit sur cette pelouse trop exposée au vent.

—Faites pour le mieux, mon ami, répliqua l'armateur. Vous êtes le capitaine et je ne suis que votre passager.

Neffodor jeta un coup d'oeil sur ceux qui maintenaient la nacelle et les compta. Ils étaient vingt. Il hocha la tête en constatant ce petit nombre et surtout en remarquant que M. Réviliod s'était empressé d'ouvrir le portillon de son salon et de sauter sur le gazon, suivi de son domestique enfin délivré de la torture qu'il subissait depuis cinq heures.

—Bon! grommela-t-il! je ne puis plus bouger maintenant, sans quoi le ballon aurait au moins trois cents kilos de force ascensionnelle, et je ne me fie pas à ces gaillards-là pour le tenir!

Il décrocha de la paroi intérieure de sa logette un sac de toile qui s'y trouvait suspendu.

—Tenez bien, tout le monde!... commanda-t-il à ses aides improvisés, et que personne ne bouge. Où est le jardinier du château?...

—C'est moi, monsieur, dit un homme dans toute la force de l'âge, et qu'enserrait un vaste tablier bleu à poches.

—Bon, approchez-vous et prenez-moi ce sac. Vous trouverez dedans une vingtaine de petits sacs en treillis que vous allez me remplir de terre ou de sable et me rapporter le plus tôt possible. Avez-vous compris?....

—Certainement, monsieur. Il y a du sable dans la serre, je vas remplir vos sacs et je vous les renverrai à mesure par mon gamin.

—C'est entendu, mais faites vite; je ne puis bouger tant que vous ne m'aurez pas apporté cette provision de lest qui empêchera le ballon de repartir subitement.

—Je vas me dépêcher, mon bon monsieur! assura le jardinier en s'éloignant à grandes enjambées.

Dix minutes, puis un quart d'heure se passèrent. Le domestique ne reparaissait toujours pas et l'aéronaute commençait à s'impatienter, car il craignait de voir les paysans, fatigués, lâcher le bordage. Enfin il l'aperçut, poussant une brouette chargée de sacs, et suivi d'un gamin d'une douzaine d'années remorquant un second véhicule non moins chargé.

—Ne vous impatientez pas, mon bon monsieur, voilà ce que vous m'avez demandé.

—C'est très bien, mon brave. Passez-moi cela par-dessus le bordage de la nacelle.

Le pilote répartit les sacs dans le carré des machines et le long de la poutre armée, puis il descendit à son tour à terre suivi de Gélinier le mécanicien. L'aéronat surchargé de lest demeura comme rivé à la terre, et ses deux conducteurs purent s'en éloigner pour chercher un emplacement convenable pour son garage nocturne. Ils finirent par découvrir cet emplacement, derrière les bâtiments des communs, qui étaient séparés du parc par un rideau de gros marronniers.

—Voilà ce qu'il nous faut, déclara Neffodor à son second. Les arbres nous protégeront contre le vent. Nous allons donc amener le ballon ici en nous faisant aider des paysans, puis nous remplirons le ballonnet compensateur afin de remplacer l'hydrogène consommé et remettre l'aéronat sous pression, en attendant qu'on puisse le ravitailler.

L'opération du transport à bras du yacht aérien s'effectua sans incident. La nacelle, alourdie de sacs remplis de sable fut, par surcroît de précaution, amarrée à de forts piquets enfoncés dans le sol. L'atmosphère était d'ailleurs calme et rien ne faisait présager un changement de temps prochain.

Avant de prendre place à la table de son cousin Corgival, Claude Réviliod s'était empressé de télégraphier à Écancourt pour donner l'ordre à son chauffeur Tiburce de venir immédiatement apporter, à bord de l'auto, les tubes d'hydrogène comprimé préparés dans le hangar. Ces tubes contenant chacun 18 mètres cubes d'hydrogène pur sous une pression de 150 kilogrammes par centimètre carré, six seraient suffisants et l'auto ne serait chargée que d'un poids de 420 kilos. En partant d'Écancourt à huit heures du soir, Réviliod supposait que la voiture arriverait au château vers trois heures du matin, et ces prévisions devaient se justifier.

—Ce n'est pas tout cela!... déclara le Petit Biscuitier à son cousin, à l'issue du dîner, mais je ne suis pas venu pour vous rendre, à vous et à ma charmante cousine, une simple visite de politesse. Non! j'ai entrepris un voyage de tourisme, mais je ne suis pas égoïste et je vous offre une place à tous deux à bord de mon yacht aérien. Nous irons d'abord visiter Nevers que je ne connais pas, puis nous descendrons la Loire pour admirer les châteaux historiques qui se dressent sur ses bords. De là, nous irons en Bretagne...

—Mais, cousin, vous n'y pensez pas; ce n'est pas sérieux!... s'exclama Mme Corgival, une brune aux yeux bleus, qui paraissait cependant une femme au caractère décidé et énergique.

—Pourquoi, pas sérieux, rétorqua l'aéro-yachtman. Quel inconvénient voyez-vous à m'accompagner?... Vous n'avez pas peur, j'espère, de monter en ballon; vous n'êtes pas comme mon stupide domestique qui a l'horreur du vide, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur de son long corps dégingandé... Que pourriez-vous objecter à ma proposition?... Vous n'avez rien d'absolument pressant qui vous retienne ici, je pense!...

Les deux époux se regardèrent d'un air indécis. Ils ne paraissaient que médiocrement goûter l'offre de leur cousin.

—Cependant, les bagages, voulut dire Mme Corgival.

—Une simple valise suffira. Nous n'allons pas demeurer des mois en l'air, que diable!... Enfin, je vous en préviens, il est inutile de chercher de mauvaises raisons. Demain matin, je vous enlève, quoi que vous puissiez dire. Je veux que vous goûtiez des charmes du voyage aérien; quand vous en aurez tâté, vous ne voudrez plus entendre parler d'un autre mode de locomotion. Maintenant la chose est convenue, entendue, n'en parlons plus!...

Et l'autoritaire jeune homme changea de conversation, sans se soucier le moins du monde de ce que ses interlocuteurs pouvaient avoir à objecter à sa décision.

Le premier mouvement du propriétaire du Réviliod n° 1, le lendemain matin, fut d'aller rendre visite à son navire. Neffodor, l'aéronaute, et Gélinier, le mécanicien, étaient en grande conversation avec Tiburce, le chauffeur, arrivé dans la nuit, le digne M. Firmin et Joseph, le jardinier du château des Frênes. A la vue du «patron», la discussion s'arrêta net.

—La nuit s'est-elle bien passée?... demanda Claude Réviliod au pilote.

—On ne peut mieux, monsieur, répondit avec empressement Neffodor. Il n'y avait pas un souffle de vent. D'ailleurs, j'avais pris soin de nous abriter derrière ce rideau d'arbres qui nous aurait protégés, le cas échéant.

—Quand pourrons-nous repartir, dans ce cas?...

—Dans une demi-heure tout sera paré. Nous avons à transfuser une centaine de mètres cubes d'hydrogène dans l'enveloppe aérostatique et à faire le plein des réservoirs à essence et à eau. Mais je me permettrai de vous demander, Monsieur, quelle sera la route de la journée?...

—Vous nous dirigerez d'abord sur Avallon, et de là sur Nevers, mais nous n'y poserons pas; il suffira de planer quelque temps sur là ville. Ensuite nous descendrons le cours de la Loire le plus longtemps possible, jusqu'à la nuit, si la chose est faisable.

L'aéronaute, qui avait déplié une carte à grande échelle du centre de la France, mesura les distances et fit un rapide calcul sur une feuille de calepin. Il releva ensuite la tête.

—Je vous ferai remarquer, monsieur, que nous sommes à quarante-deux kilomètres d'Avallon, dit-il enfin à son passager, qu'il y a trente-deux kilomètres d'Avallon à Clamecy et soixante-dix de Clamecy à Nevers. Cela nous donne déjà un total de cent quarante kilomètres, c'est-à-dire près de quatre heures de marche. C'est tout au plus si nous pourrons dépasser Cosne-sur-Loire ce soir...

Réviliod réfléchit un instant.

—Et quelle distance sépare Nevers de Bourges, fit-il.

—Un peu plus de quinze lieues, répondit Neffodor.

—Dans ce cas, conduisez-nous à Bourges par l'itinéraire que je vous ai indiqué. Nous camperons dans la banlieue de cette ville et demain nous regagnerons la Loire en amont d'Orléans.

—Bien, monsieur. Tiburce va, dans ce cas, reporter à Écancourt les tubes d'hydrogène quand nous les aurons vidés dans le ballon, et il repartira aussitôt pour Bourges avec des tubes pleins.

Le chauffeur, entendant ces paroles, secoua énergiquement la tête.

—Il y a plus de cent lieues, aller et retour, murmura-t-il. Ce n'est pas une paille!...

—Cela fait à peine dix heures de route! En partant dans une demi-heure, vous arriverez au hangar à trois heures de l'après-midi. Vous ne le quitterez qu'à minuit pour être revenu à cinq ou six heures du matin. Vous pourrez donc prendre neuf heures de repos. D'ailleurs, il faut absolument que nous soyons ravitaillés et je compte sur vous, ajouta Réviliod.

—Mais, monsieur, je ne pourrai pas faire tous les jours un pareil trajet!... s'exclama le chauffeur.

—Ce serait fatigant, en effet, et d'ailleurs il faut compter avec les pannes possibles. Or, l'hydrogène nous est indispensable et c'est pourquoi je ferai expédier le prochain envoi à Tours; j'enverrai une dépêche à ce sujet à Fruscou qui fera le nécessaire.

Le visage contracté du chauffeur se rasséréna.

—Préparez donc l'aéronat, conclut l'armateur; dans une demi-heure, nous serons prêts à embarquer. Ah!... à ce sujet, je dois vous prévenir que vous aurez aujourd'hui trois passagers au lieu de deux.

—En vous comptant, monsieur Réviliod?...

—En me comptant. J'ai offert l'hospitalité de ma nacelle aux châtelains de céans.

—Mais vous serez quatre, dans ce cas.

—Non, trois!... Je laisse Firmin à terre.

—Oh! comment vous remercier, monsieur?... s'exclama le domestique avec un soupir partant du coeur.

—J'y suis bien obligé; tu es incapable de faire convenablement ton service, dès que la nacelle est à trente centimètres du sol. Et tu arbores alors une face couleur crème à la vanille qui m'empêche de manger à ma faim.

Le valet de chambre ne répondit pas, mais son visage refléta une joie intense de ne plus compter désormais parmi l'équipage du Réviliod n° 1.

—Tu vas par conséquent te rendre au château et te charger de la valise des passagers qui vont te remplacer...

—J'y cours, monsieur...

—Ecoute-moi donc, avant de t'enfuir comme un zèbre!... rugit le Petit Biscuitier. Tu apporteras en même temps les provisions pour le déjeuner. C'est important, cela, car je ne veux pas transformer le ballon en un nouveau radeau de la Méduse et obliger ses voyageurs à se dévorer les uns les autres, faute de vivres suffisants. Tu as compris?...

—Certainement. Les ordres de Monsieur seront exécutés.

—Bon! Et quand nous serons partis, tu pourras accompagner Tiburce et rentrer à Paris. Je préfère me passer désormais de ta société.

—Monsieur est bien bon.

—Quant à moi, je vais chercher nos passagers et les embarquer de gré ou de force. Je veux qu'ils apprécient en connaissance de cause les charmes de la navigation aérienne.

Et sur cette déclaration proférée d'un ton qui n'admettait pas de réplique l'aéro-yachtman partit à grands pas dans la direction du château.


CHAPITRE XV

HUIT CENTS KILOMÈTRES EN DIRIGEABLE

TRAVERSÉE DU MORVAN.—DÉCOUVERTES PALÉONTOLOGIQUES.—LE PETIT BISCUITIER FAIT DE L'ESPRIT.—NEVERS ET BOURGES.—TRAVERSÉE DE LA SOLOGNE.—A BOUT D'ESSENCE ET DE LEST.—VISITES AUX CHÂTEAUX HISTORIQUES DES BORDS DE LA LOIRE.—LES VIEUX DONJONS DE FRANCE: MONTBAZON, LOCHES, LANGEAIS.—TEMPÊTE MENAÇANTE.—RETOUR AU HANGAR.—DEUX CENT CINQUANTE KILOMÈTRES EN TROIS HEURES ET DEMIE.

—Soyez franche, cousine, n'est-ce pas admirable?... Regrettez-vous encore d'être venue?...

—J'aurais tort de ne pas reconnaître que le spectacle est véritablement merveilleux. D'ailleurs ma résistance ne provenait que de ma seule ignorance, mon cousin.

—Et vous, Philippe, que pensez-vous maintenant du dirigeable comme moyen de locomotion?

—Il est évident qu'il est très agréable, mais gare à l'atterrissage. C'est là le point noir!...

Claude Réviliod haussa les épaules avec commisération.

—L'atterrissage!... répéta-t-il. Vous avez vu hier devant votre porte comment il s'opère. Rien n'est plus facile!...

—Oui, mais s'il y a du vent?...

—S'il y a du vent, l'aéronaute qui conduit le dirigeable manoeuvre en conséquence: il fait tête à la brise, de manière à immobiliser le ballon par rapport au sol, et les terriens présents n'ont plus qu'à empoigner les cordes traînantes pour haler la nacelle à terre.

—Vous avez réponse à tout, mais il n'empêche que l'opération doit être particulièrement laborieuse et délicate en cas de tempête!

—En cas de tempête menaçante—les tempêtes peuvent toujours être prévues quelque temps d'avance—le dirigeable reste bien tranquillement à l'abri sous son hangar! C'est simple comme bonjour!...

M. Corgival se tut, bien que sa physionomie n'annonçât en rien que les arguments de son hôte, fanatique d'aérostation, l'eussent convaincu. Il se pencha en dehors de la rampe de velours cerclant, à hauteur de la poitrine, le salon aérien et il regarda le panorama grandiose qui se déroulait à cinq cents mètres au-dessous de lui.

Il était neuf heures et demie du matin; depuis un quart d'heure, l'aéronat avait quitté le château des Frênes, et il descendait vers le sud, dans la direction d'Avallon. Le vent d'est, assez fort à cette hauteur, contrariait assez sa marche pour que le mécanicien eût jugé nécessaire d'employer toute la force motrice.

On arrivait à Vermenton, village de deux mille habitants sur les rives de la Cure, affluent de l'Yonne. Vu de l'altitude où planait l'aéronat, ce n'était qu'un petit tas de pierres au bord d'une rigole où une mouche se serait noyée. Devant eux, les aéronautes distinguaient les massifs chevelus de la forêt d'Hervaux, et au delà les prairies de la riche Terre-Plaine, féconde en céréales, et la Puisaye, avec ses innombrables étangs et ses hautes futaies. On arrivait vers la partie la plus pittoresque du département de l'Yonne, dans la région la plus accidentée et où l'on rencontre de profondes vallées, des gorges majestueuses enserrées entre des collines boisées annonçant la proximité du sévère Morvan aux rochers sombres. D'innombrables filets d'eau serpentaient dans ces vallées.

—Il me semble qu'il y a beaucoup de rivières par ici, fit observer Réviliod à son cousin.

—En effet, répondit celui-ci avec empressement. Il y a d'abord l'Yonne, le principal cours d'eau du département, qui rejoint, comme vous savez, la Seine à Montereau, et reçoit en route la Cure, le Serein, l'Armançon, le Ravillon, le Tholon, la Vanne et bien d'autres encore dont le nom ne me revient pas. Il y a ensuite le Loing, qui va également se jeter dans la Seine, après avoir reçu les eaux de l'Ouanne et du Branlin. Je citerai encore quatre canaux mettant en rapport les bassins de la Loire, de la Seine et de la Saône et qui sont, d'abord, le canal de Bourgogne qui commence à Laroche, celui du Nivernais, celui de Briare et enfin le petit canal d'intérêt local qui réunit Vermenton et la Cure à l'Yonne.

—Dites-moi, cousine, interrompit l'aéro-yachtman qui avait écouté d'une oreille distraite les explications de son passager, est-ce qu'il y a des curiosités naturelles dans votre pays?...

—Certainement, mon cher Claude, il existe des grottes très curieuses formées par la rivière la Cure à Larris-Blanc et à Arcy, qui doit être justement le village au-dessus duquel nous passons en ce moment.

—Ah! pas possible!... Si nous descendions visiter ces grottes?...

—Oh! elles ne sont pas assez spacieuses, je crains que votre ballon ne puisse y évoluer!... repartit en riant la jeune femme.

—C'est regrettable, en vérité. Alors, nous nous résignerons à n'admirer que de loin.

D'ailleurs, nous sommes dans le pays de la résignation, n'est-ce pas?...

—Comment cela, mon cousin?...

—Dame!... J'ai toujours entendu parler du résigné de Bourgogne. Ce devait être quelque pauvre honteux.

Cet affreux calembour arracha un franc éclat de rire aux deux époux.

—J'ai eu l'occasion, dit, au bout d'un instant Philippe Corgival, de causer avec un savant naturaliste, professeur au Muséum d'histoire naturelle de Paris, et il m'a expliqué qu'il avait découvert, dans les alluvions anciennes de cette vallée, des stations préhistoriques très curieuses et représentant ce que les paléontologistes appellent des stations de surface de l'industrie de Saint-Acheul. Ainsi, M. Boule a trouvé dans ces alluvions de la Cure, à Vermenton, à quinze mètres au-dessus de la vallée, des débris de l'elephas antiquus auxquels étaient joints les ossements d'un boeuf et d'un cerf appartenant à la faune contemporaine. Le naturaliste dont je vous parle a fait la découverte, dans le lit d'un ruisseau très modeste s'échappant des premières pentes du massif du Morvan, le Rudaillon, à quatre kilomètres au sud d'Avallon et par 265 mètres d'altitude, au lieu dit l'étang Minard, d'une station de ce genre. Sur un plat de granulite, les roches d'épanchement ont laissé quelques lambeaux témoins du recouvrement primitif; ce sont des quartz de filon, le quartz jaspoïde zonaire ou meuliériforme et aussi quelques grès du trias.

L'ingénieur Belgrand ayant capté les eaux du Rudaillon que les barrages avaient autrefois transformé en étangs, on ouvrit des tranchées de 1 m. 30 dans les alluvions du ruisseau, et c'est dans ces dépôts qu'on trouva les spécimens que je vais vous décrire. D'après ces recherches, le terrain de l'étang comprend 20 centimètres de terre végétale, un lit de tourbe de 20 centimètres, une couche d'argile grise, pure, puis sableuse de 30 centimètres, enfin des alluvions sableuses de plus en plus caillouteuses en descendant, et formées des roches énoncées plus haut. De ces cailloux, les uns sont à angles à peine émoussés, d'autres polis sur les arêtes, quelques-uns forment des galets; ils ont tous la patine et le vernis que donne l'eau courante, charriant du sable. La récolte du professeur s'est composée d'une amande hache ou coup de poing et de deux éclats. L'amande est un rognon de silex de la craie ovalaire, retaillé sur les deux faces à grands éclats, avec un large talon à la base, où la croûte de carrière est intacte; les bords sont sinueux et assez grossièrement tranchants, se terminant en pointe mousse. La pièce mesure 18 cm. 5 de longueur, 11 cm. 5 de largeur et 4 cm. 5 d'épaisseur; elle pèse 1150 grammes; elle se classe donc parmi les plus gros types. Sa couleur est le gris brun, à la base, et le rouge brun, sur les faces d'éclatement, avec quelques taches de patine blanche, le tout fortement verni ou lustré. Les éclats sont en quartz jaspoïde zonaire de la localité: l'un d'eux, qui est entier, de forme lancéolée, avec plan de frappe et concoïde de percussion, mesure 18 cm. 5 de longueur, 5 centimètres de largeur et 2 cm. 5 d'épaisseur, c'est un jaspe à cassure jaunâtre dont la patine est verte, lustrée.

Ces éclats volumineux de roche locale montrent que l'amande en question n'était pas là comme un objet perdu par hasard, mais que les primitifs sont venus dans la région chercher des pierres convenables pour en fabriquer leurs outils, ce qui est l'indice d'une station. La situation du gisement dans les alluvions d'un petit ruisseau, à une altitude assez élevée, l'association d'une grosse amande, de type archaïque, avec de grandes et épaisses lames simplement éclatées, chose que des préhistoriens refusent d'admettre, lui donnent donc une certain intérêt, tout au moins au dire du professeur dont je vous ai parlé.

—Avallon!... cria à ce moment le pilote, annonçant la ville au-dessus de laquelle le navire aérien allait arriver.

Le Petit Biscuitier qui était décidément en verve, se pencha vers son aéronaute, et d'un ton sérieux:

—Hein! Quoi!... lui dit-il, qu'est-ce que vous voulez avaler?...

L'infortuné Neffodor tourna vers son passager un faciès ahuri et le fixa de ses yeux ronds, tandis que l'hilarité des deux bourguignons redoublait. Enfin il parvint à articuler:

—Je voulais dire que nous arrivons à Avallon et que nous ne tarderons pas à pénétrer dans le département de la Nièvre.

—Ah! très bien, dans ce cas. Rapprochez-nous du sol, que nous puissions distinguer un peu plus nettement les monuments historiques. Ensuite, vous ferez comme le nègre!

—Je me ferai nègre, monsieur?...

—Non, non, vous ne me comprenez pas. Je dis que vous ferez comme le fameux nègre du maréchal de Mac-Mahon, vous continuerez... à avancer pour nous conduire à Nevers.

—Ah! très bien, monsieur, je n'avais pas compris.

—Vous n'avez pas besoin de me le dire. Je m'en étais aperçu, conclut le propriétaire du dirigeable, aux rires inextinguibles de ses passagers.

Avallon, que traversait l'aéronat, est une ville extrêmement ancienne, car on l'a identifiée avec l'Aballo de l'itinéraire d'Antonin. Au VIe siècle, c'était une place forte que se disputèrent à plusieurs reprises les rois de France et les ducs de Bourgogne. Robert le Pieux assiégea sans succès le château fort d'Avallon, mais plus tard, ayant été mis en possession de cette forteresse, il la fit démanteler. En 1433, Charles VII s'empara de l'Avallonnais, que le duc Philippe le Bon replaça peu après sous la domination de la maison de Bourgogne. A la mort de Charles le Téméraire, Avallon fut définitivement réuni à la couronne de France. La ville fut pillée en 1594 par les ligueurs.

La ville moderne, bâtie sur le ruisseau du Cousin, affluent de la Cure, possède près de six mille habitants. Les coteaux qui l'environnent fournissent des crus renommés; on y rencontre aussi d'importantes carrières de pierre à bâtir et de granit, et des gisements de minerai de fer. Parmi les industries qui s'y trouvent exploitées, on trouve des fabriques de draps, des tanneries, des moulins à foulon, des papeteries, des filatures de laine, enfin le commerce s'opère surtout sur les grains, les vins, les bois, les laines, le bétail et les chevaux.

Les voyageurs aériens aperçurent de loin les quelques monuments d'Avallon qui dominent les habitations: la Tour de l'Horloge qui date du XVe siècle, et l'église Saint-Lazare du XIIe. Ils distinguèrent la promenade des Capucins et la terrasse de la Petite-Porte, puis la ville parut s'éloigner et se fondre dans les brumes de l'horizon du Nord.

L'aéronat traversa une partie du massif montagneux du Morvan et ne tarda pas à pénétrer dans le département de la Nièvre.

Le Morvan prolonge le massif central de la France dans la direction du nord, par delà le fleuve de la Loire. Il mesure quatre-vingt-deux kilomètres de longueur sur une largeur maximum de cinquante, ce qui représente une surface de deux mille sept cents kilomètres carrés. C'est une agglomération de gneiss et de granit avec d'innombrables coulées de porphyre, manifestations volcaniques qui ont laissé encore d'autres témoins, exemple les sources thermales de Montreuillon, Saint-Honoré, Bourbon-Lancy. Son altitude moyenne est de cinq cents mètres; son point culminant est le Bois du Roi ou Haut-Folin qui s'élève à neuf cent deux mètres, mais l'endroit le plus célèbre est le Beuvray, haut de huit cent dix mètres, où existait la cité gauloise de Bibracte. L'Yonne naît au pied du Prénelay, à huit cent dix mètres d'altitude, ainsi que la Cure et les tributaires de l'Arroux; rivière qui se jette dans la Loire. Le Morvan renferme de nombreux étangs, des vallées pittoresques et de vastes forêts qui approvisionnent Paris de bois à brûler et de charbon de bois.

L'aéronat, qui luttait péniblement contre le vent d'est, mit toute la matinée à atteindre Château-Chinon, qui n'est cependant éloigné que de soixante kilomètres d'Avallon. Le panorama était dur, triste, âpre, sévère, avec des bois séparés par des flaques d'eau miroitant au soleil.

—Il me semble que nous allons un train de tortue, fit observer à Réviliod le cousin Corgival. Midi va sonner et nous sommes encore en plein Morvan. Voilà seulement Château-Chinon là-bas; j'aperçois les ruines de son château fort. Il ne va pas beaucoup plus vite qu'une péniche sur le canal de Bourgogne, votre ballon dirigeable.

Le Petit Biscuitier, en fanatique d'aérostation qu'il était, fut piqué au vif par la réflexion. Il appela Neffodor et lui dit d'un ton rogue:

—Comment se fait-il que nous ne soyons pas encore arrivés à Nevers? L'aéronat n'avance pas. Qu'est-ce que cela veut dire?...

—Nous luttons contre un vent d'est d'une vitesse de près de dix mètres par seconde, monsieur, répliqua celui-ci, et c'est ce qui nous a tant retardés. J'ai même eu bien du mal à conserver le cap au sud-est. Maintenant, ce vent qui nous a tant gênés va nous aider et nous allons rattraper le temps perdu car nous allons naviguer vers l'ouest.

Ainsi que l'avait annoncé le pilote, aussitôt que l'aéronat eut viré et décrit un quart de cercle, sa rapidité s'accéléra considérablement, la vitesse du vent qui soufflait en poupe s'ajoutant à sa vitesse propre due à la traction de l'hélice.

L'aéronaute prit des points de repère sur le terrain qui défilait avec une surprenante vélocité à quatre cents mètres au-dessous de lui.

—Nous dépassons le quatre-vingts à l'heure, déclara-t-il à son armateur. Avant trois quarts d'heure d'ici, nous serons à Nevers!

Réviliod se tourna vers ses hôtes avec un air de triomphe:

—Vous entendez, leur dit-il, nous filons plus de quatre-vingts kilomètres à l'heure. C'est une belle allure, je pense. Regardez comme le panorama semble se déplacer vivement!

—Oui! maintenant, cela avance bon train.

—Eh bien! nous allons en profiter pour nous restaurer, n'est-ce pas? Mon domestique a dû garnir la soute aux vivres de provisions, et je vais dresser le couvert.

—Laissez, mon cousin, fit vivement Mme Corgival. C'est plutôt l'ouvrage d'une femme que le vôtre. J'ai remarqué, lorsque vous nous avez fait les honneurs de votre salon aérien, l'emplacement des objets et ustensiles indispensables. Je vais m'occuper du repas.

En quelques instants, la charmante passagère eut préparé la table, et le déjeuner s'écoula cordialement. Le menu était substantiel, mais tel qu'il pouvait être à bord d'un navire aérien où il eût été imprudent de faire de la cuisine sur un foyer en ignition. Il se composait donc de viandes froides: poulet rôti, pâté de jambon à la gelée, fromage et fruits.

—Je donnerais bien cinquante centimes de bon coeur pour avoir deux sous de pommes de terre frites bien bouillantes, déclara Neffodor au mécanicien, tout en dévorant à belles dents les tranches de viande que les passagers lui avaient octroyées. Je n'aime pas beaucoup manger froid, cela me détraque l'estomac.

Gélinier hocha la tête sans répondre.

—Ah! voilà Nevers, dit au bout d'un instant l'aéronaute.

—Rapprochez-nous un peu du sol et faites le tour de la ville à petite vitesse, ordonna quelques minutes plus tard le propriétaire de l'aéronat, de sa voix sèche et métallique.

Agissant sur le système des lames de jalousie formant aéroplane, le pilote obligea le ballon à se rapprocher de terre, et il lui fit décrire, à allure modérée, un demi-cercle presque parfait au zénith du chef-lieu de la Nièvre, qui se développait en plan sous les pieds des voyageurs.

—C'est égal! il faut reconnaître que c'est une manière vraiment idéale de voyager! constata le cousin Corgival, et je ne regrette plus de vous avoir accompagné. On distingue vraiment bien tout! Voici la vieille ville, juchée sur son coteau, les constructions enserrant son antique cathédrale, et plus loin, sur le plateau, hors de l'ancienne enceinte, la nouvelle cité. Tenez, Claude, regardez: voilà là-bas Saint-Cyr, avec ses deux absides opposées sans façade, et qui est un mélange de gothique, de roman et de Renaissance, voilà le beffroi, cette tour-clocher du XVIe siècle, puis Saint-Etienne, qui a été édifiée de 1063 à 1097, et constitue un spécimen remarquable du pur style roman. Voilà enfin l'ancien couvent de la Visitation, le palais ducal, construit par les Clèves et les Gonzague, ducs de Nevers, et qui est un échantillon intéressant de l'architecture Renaissance, et les vieilles portes de Croux, du XIVe siècle, et de Paris, du XVIIe, avec son arc de triomphe sur lequel on a gravé des vers dus à Voltaire.

—Nevers est une cité ancienne? demanda Réviliod à son passager, tout en suivant du regard les monuments que celui-ci lui désignait de son index tendu.

—Certes. C'était une cité gauloise, place éduenne, puis romaine, importante comme point de passage de la Loire. Elle fut évêché franc au VIe siècle, capitale du comté au IXe, et indépendant depuis 987. Pierre de Courtenay accorda à la ville une charte communale, confirmée en 1231 et commença l'enceinte fortifiée dont la porte de Croux est un des débris. Devenue anglaise par le traité de Troyes, Nevers eut fort à souffrir de la guerre de Cent ans et des guerres de religion. Depuis 1538, elle fut la capitale du duché, Mazarin en fut un moment possesseur, et ce n'est en réalité que depuis la Révolution que le Nivernais et Nevers ont fait retour à la France.

Pendant que le Bourguignon donnait ainsi ces explications à Réviliod, le dirigeable avait continué à évoluer lentement à une faible distance des toits de la ville dont les habitants, massés dans les rues, le considéraient avec stupéfaction et les yeux écarquillés. Il avait décrit un cercle tangent au pont de la Loire et qui l'avait conduit de la place du Champ-de-Foire à la Gare, en passant au-dessus des bâtiments de la manufacture de porcelaine, du palais ducal, de la tour Goguin et de la tour Saint-Eloi, puis il était revenu planer non loin du cimetière et de la route de Clamecy et de Corbigny.

Le Petit Biscuitier avait tiré sa montre.

—Une heure et demie! murmura-t-il.

Il se pencha au-dessus du bordage et appela l'aéronaute.

—Conduisez-nous maintenant à Bourges, lui dit-il.

—Bien, monsieur, répliqua Neffodor en manoeuvrant les volants commandant les gouvernails. Nous y serons dans une heure. Faudra-t-il atterrir, vous savez que vous avez donné l'ordre à Tiburce, votre chauffeur, de venir nous y apporter les bouteilles d'hydrogène pour le ravitaillement.

—Ah! oui, c'est vrai, je n'y songeais plus, fit l'armateur en se frappant le front. Eh bien, dites-moi jusqu'où nous pouvons aller cette après-midi.

—Avec vent arrière et en petite vitesse, un moteur seul en fonctions, nous pouvons tenir encore jusqu'à six heures du soir et parcourir plus de deux cents kilomètres!...

—Dans ce cas, nous examinerons simplement la ville de Bourges à deux cents mètres d'altitude, comme nous venons de le faire de Nevers, et vous nous promènerez ensuite au-dessus de la Sologne pour atterrir ce soir à Blois. Je vais rédiger une dépêche à l'adresse de Tiburce sur une feuille de mon carnet, et nous la laisserons tomber, avec le prix de son expédition et un bon pourboire, aux pieds d'un de nos admirateurs. Je pense, qu'avec cette précaution, le télégramme parviendra à destination. Tiburce sera prévenu et c'est à Blois qu'il nous apportera notre hydrogène en bouteilles.

Le pilote fit mettre le moteur en petite vitesse, les deux cylindres alimentés à l'essence fonctionnant seuls. L'aéronat, après avoir traversé la Loire, passa au-dessus de la Guerche-sur-l'Aubois, de Germigny-l'Exempt, Blet et Dun-sur-Auron. S'apercevant alors que cette route l'amenait trop au sud, Neffodor s'efforça de suivre le cours de la rivière pour remonter vers le chef-lieu du département du Cher, mais il fut nécessaire alors de remettre en marche les deux cylindres alimentés par le gaz du ballon. Il était trois heures quand l'appareil arriva en vue de Bourges, après avoir suivi depuis Dun le canal du Berry. L'aéronat évolua un moment au-dessus de cette ville, à très faible hauteur, pour permettre à son armateur de jeter la dépêche qu'il avait préparée à l'adresse de son chauffeur, et lui laisser examiner, ainsi qu'à ses hôtes, l'ensemble de cette cité, bâtie au confluent de l'Yèvre, affluent de droite du Cher, et du Langis, du Moulon et de l'Auron, sur le canal du Berry.

Bourges, située à deux cent trente-deux kilomètres de Paris, est une des villes qui ont conservé le plus de débris de leur enceinte gallo-romaine, car au IVe siècle, alors qu'elle portait le nom d'Avaricum, elle était la capitale d'une puissante nation gauloise, les Bituriges Cubi. On peut encore voir une partie considérable de ses anciens remparts à l'hôtel de Jacques Coeur, où ils servent de base à la façade donnant sur les jardins. La cathédrale Saint-Etienne est un monument remarquable. Projetée en 1182, elle ne fut consacrée qu'en 1324; ses cinq portails sont ornés de bas-reliefs et de statues représentant les scènes du Nouveau-Testament, du Jugement dernier, etc. Les deux tours sont restées inachevées. Le choeur est supporté par une spacieuse crypte datant du XIIIe siècle. On peut admirer à l'intérieur de magnifiques vitraux de la même époque, ne comportant pas moins de seize cents figures.

L'église Notre-Dame a été bâtie du XVe au XVIe siècle, ainsi que Saint-Bonnet qui contient de beaux vitraux de la Renaissance. Saint-Pierre-le-Guillard remonte au XIIe. L'hôtel de Jacques Coeur, qui fut le grand argentier de France sous le règne de Charles VII, constitue maintenant le Palais de Justice, et devant sa façade principale se dresse la statue en marbre de son fondateur, oeuvre du sculpteur Préault, inaugurée en 1879.

Bourges renferme encore de beaux édifices, tels que les hôtels Cujas, Lallemant, et de nombreuses maisons en bois construites il y a trois et quatre cents ans.

Le dirigeable, après avoir stationné une vingtaine de minutes au-dessus de la ville, repartit vers le nord-ouest et plana bientôt au-dessus de la ville industrielle de Vierzon, distante de trente-deux kilomètres à vol d'oiseau du chef-lieu du département.

On peut remarquer à Vierzon, de même qu'à Bourges, de très anciennes maisons, une église du XVe siècle contenant un bénitier de forme curieuse, et un tableau sur bois du peintre Boucher représentant saint Jean, puis une porte romane et surtout une porte féodale surmontée d'un beffroi moderne. La ville est bâtie sur l'Yèvre, le canal de Berry et le Cher; ses faubourgs s'étendent sur le coteau dominant la rivière. On y trouve une école professionnelle nationale, des manufactures de porcelaine, des fonderies, tréfileries, chaudronneries, tuileries, verreries, des ateliers de construction mécanique, principalement de machines agricoles, des fabriques de bonneterie, etc. C'est donc une cité ouvrière au premier chef.

Le ballon, qui avait à peine ralenti son vol pendant la traversée de l'agglomération, ne tarda pas à pénétrer en Sologne.

La Sologne est une région naturelle du bassin de la Loire, entre la Beauce, la Touraine, la Brenne, le Berry et le Sancerrois. Elle fait partie des formations tertiaires du bassin géologique de Paris dont elle marque l'étage supérieur. C'est un îlot de terrain argilo-siliceux au milieu de formations calcaires plus anciennes, le sable prédominant à l'ouest, l'argile au centre et le silex à l'est, ce qui fait donner à cette région le nom de Sologne pierreuse. Au point de vue physique, la Sologne est un plateau dont la pente générale est indiquée par la direction des rivières qui coulent toutes parallèlement de l'est à l'ouest. Ces rivières se jettent dans la Loire soit directement, le Beuvron et le Cosson par exemple, soit par l'intermédiaire du Cher (Grande-Sauldre).

Les conditions générales de cette région à l'aspect désolé étaient des plus défavorables pour l'agriculture et le peuplement; cependant, grâce à l'initiative de Napoléon III et à la fondation en 1859 du Comité central agricole, la Sologne fut parcourue de voies de communication et d'exploitation, asséchée, reboisée avec des pins maritimes, assainie. Le sol, enrichi par des apports de marnes, put recevoir les cultures les plus variées et devenir propre à l'élevage du mouton, de la vache, du cheval, du porc. D'anciens vignobles furent reconstitués, et l'industrie prit un développement que l'on n'aurait osé prévoir. Romorantin possède d'importantes manufactures de draps; Salbris, des usines d'agglomérés; la Ferté-Saint-Aubin, des briqueteries: enfin on peut dire que la contrée a été régénérée par la seule application des principes les plus élémentaires de l'hygiène publique.

Lorsque le dirigeable arriva en vue de Romorantin, vers cinq heures du soir, après avoir traversé la région solognote, l'aéronaute appela le «patron», Claude Réviliod.

—Qu'y a-t-il encore? demanda celui-ci, non sans impatience.

—Nous sommes à bout d'essence, monsieur, et le mécanicien m'avertit qu'il va être obligé d'arrêter le moteur. Je ne sais pas si nous allons pouvoir gagner Blois rien qu'avec le moteur à gaz.

—Diable!... fit le Petit Biscuitier inquiet, ce serait fâcheux, car Tiburce ne saurait alors où nous rejoindre.

—Enfin, nous allons faire de notre mieux, monsieur, mais je tenais à vous prévenir.

—Nous naviguons depuis combien de temps?...

—Ma foi, monsieur Réviliod, cela fait huit heures et demie que nous sommes en l'air; cela n'a rien d'étonnant que la provision d'essence soit consommée. Il ne me reste plus guère de lest non plus, et nous serons forcés de prendre terre avant une demi-heure. Au premier refroidissement de l'atmosphère, le gaz va se condenser et nous serons au sol, quoi que je fasse.

L'hélice n'étant plus actionnée depuis un moment que par les deux cylindres à gaz, l'aéronat dérivait vers l'ouest sous l'influence du vent d'est qui tendait à fraîchir avec la prochaine arrivée du crépuscule, et bien que le pilote manoeuvrât pour gagner le plus possible vers le nord. A six heures du soir, le dirigeable arrivait au-dessus de Cour-Cheverny, il ne lui restait plus que la forêt de Bussy à traverser pour atteindre la Loire et Blois, quand à son tour le moteur à gaz éprouva de nombreux ratés. L'eau de réfrigération s'était presque totalement évaporée et le refroidissement ne s'opérait plus suffisamment. Il devenait dangereux de continuer à tourner plus longtemps et le mécanicien stoppa.

—Nous sommes arrêtés?... demanda l'aéro-yachtman au pilote.

—Hélas! oui, monsieur, tout nous manque en même temps. Il faut descendre.

La condensation de l'hydrogène prévue par l'aéronaute, ne tarda pas à se produire, et le ballon, qui avait atteint une altitude maximum de treize cents mètres, redescendit de cette hauteur en moins de dix minutes. Neffodor avait largué les deux guideropes et préparé l'ancre, mais il n'eut pas besoin de faire usage de cet engin. On arrivait devant une ferme, et, à son appel, les habitants saisirent les cordages et amenèrent l'aéronat au sol où il fut cloué par une surcharge de sacs de terre comme on l'avait fait la veille au château des Frênes.

—Ma foi! cela fait plaisir de retrouver un plancher solide, après une pareille traversée, déclara Philippe Corgival aidant sa femme à descendre de la nacelle. Que faisons-nous, maintenant, cousin?

—Je vais m'efforcer d'avoir une voiture, afin de gagner au plus tôt Blois, où j'ai dit dans ma dépêche à mon chauffeur de nous rejoindre. Vous venez avec moi tous les deux, n'est-ce pas?

—Volontiers. Et ensuite?...

—Nous reviendrons ici demain matin nous rembarquer. J'ai l'intention de visiter les châteaux des bords de la Loire. Vous m'accompagnerez encore cette fois.

—Mais nous ne verrons que l'extérieur des constructions, du haut de votre ballon.

—Justement. C'est le coup d'oeil d'ensemble qui est le plus intéressant et celui que les voyageurs ne peuvent avoir. Quant aux salles intérieures, quel que soit leur ameublement et leur décoration, cela me laisse froid....

—Pardon, monsieur Réviliod, interrompit Neffodor en saluant, voudriez-vous me donner un coup de main pour abaisser le ballon à terre. Comme il est très flasque, ayant perdu beaucoup de gaz pendant la route que nous venons de faire, il serait prudent de le camper pour la nuit, et il n'y a pas assez de monde à la ferme pour m'aider.

Le Petit Biscuitier fronça les sourcils d'un air de mauvaise humeur, mais comprenant qu'il devait donner l'exemple à ses hommes, il répondit:

—C'est bon!... je vais vous aider. Indiquez-nous ce qu'il y a à faire.

L'aéronaute rassembla les douze personnes dont il pouvait disposer et fit amener le ballon le long des bâtiments afin de le mettre à l'abri du vent d'est qui continuait à souffler, puis ayant fait remplir de terre une soixantaine de sacs à lest, dont il avait pris soin de se munir, il parvint à amener le gros bout du long fuseau de soie au niveau du sol et à suspendre ces sacs, pesant environ vingt-cinq kilogrammes chacun, à la ralingue. L'opération terminée, la nacelle put être enlevée et retirée un peu en arrière, tandis que l'enveloppe aérostatique aplatie sur le sol ressemblait à une baleine échouée sur le rivage.

—Maintenant, je suis plus tranquille! déclara l'aéronaute, une fois cette manoeuvre terminée. Le vent peut souffler cette nuit, il n'emportera pas le ballon comme un fétu.

Réviliod, tout en prêtant l'aide de sa force musculaire au capitaine de son navire aérien, s'était renseigné auprès des fermiers de la possibilité de gagner au plus vite Blois dont on était éloigné de quatre lieues et demie. Alléché par la somme qui lui était offerte, le cultivateur accepta d'atteler immédiatement et de conduire les voyageurs à la ville.

—Nous serons à la rue Denis-Papin avant huit heures du soir, assura-t-il. J'ai un bon trotteur qui fera la route en un peu plus d'une heure.

—Tant mieux! répliqua Réviliod, mon excursion dans les nuages m'a creusé et j'ai hâte de faire un repas un peu plus sérieux que celui que nous avons fait à bord.

Le fermier tint parole: à huit heures tapant, les aéronavigateurs faisaient leur entrée dans la patrie de l'inventeur de la machine à vapeur, et ils se hâtaient de gagner l'hôtel où ils avaient donné ordre à Tiburce de les rejoindre. Celui-ci n'arriva qu'à huit heures du matin, après avoir mis cinq heures à parcourir les cinquante lieues séparant Écancourt de Blois. Son maître, réveillé depuis plus d'une heure, en avait profité pour aller jeter un coup d'oeil sur le château, la cathédrale et l'hôtel d'Alluye, style Renaissance, et était déjà de retour de sa courte excursion. Il accueillit l'arrivant d'une façon plutôt fraîche.

—Te voilà enfin, lambin!... s'écria-t-il. Tu devrais être arrivé depuis minuit! Mais tu as préféré te reposer, te dorloter, n'est-ce pas, comme si je n'attendais pas après toi avec impatience!

—Dame, monsieur, j'étais fatigué.

—Ne voilà-t-il pas une belle trotte: cent lieues à peine! Qu'est-ce que c'est que cela!... Enfin, c'est bien; je vais voir si ma cousine est prête et nous partirons. Pendant ce temps, va me chercher douze bidons de dix litres d'Aéro-naphta.

Le chauffeur, qui connaissait l'humeur de son maître, ne répliqua pas et se mit en devoir d'exécuter l'ordre qui venait de lui être donné.

A neuf heures du matin, Claude Réviliod et ses hôtes se trouvaient de nouveau rassemblés à la ferme des Éteules, à trois kilomètres de Chaumont-sur-Loire où ils avaient été obligés la veille d'atterrir. L'aéronaute Neffodor s'était empressé de faire passer le contenu des récipients d'acier apportés par Tiburce, dans l'enveloppe aérostatique, qui avait repris son aspect luisant et tendu, puis la nacelle avait été raccrochée aux suspentes, débarrassées des sacs de terre qui clouaient l'appareil au sol par leur poids. Tout ayant été rétabli, les passagers montèrent à bord.

—Vous allez nous amener au-dessus du château de Chaumont, ordonna le Petit Biscuitier, de là à Chenonceaux, Loches, Montbazon et Langeais. Vous tâcherez de reprendre terre ce soir dans les environs de Tours. J'ai averti Fruscou de nous apporter en cette ville une provision de gaz comprimé suffisante pour continuer nos randonnées.

—Nous ne verrons pas le château de Chambord, mon cousin, demanda Mme Corgival au moment de mettre le pied dans la nacelle.

—Pas aujourd'hui, tout au moins, cousine, nous en sommes un peu trop éloignés et cela nous écarterait par trop de notre itinéraire. C'est évidemment un beau monument, mais il paraît que Chenonceaux n'est pas trop mal non plus, vous verrez.

L'équilibrage ayant été effectué, le yacht aérien s'éleva et son pilote le dirigea d'abord vers l'ouest, en le maintenant à la plus faible hauteur possible. Quelques minutes après il arrivait devant le château dont les tours crénelées dominent le bourg de Chaumont-sur-Loire. Il fit le tour de la massive construction élevée par le neveu du cardinal d'Amboise, Charles, maréchal de Chaumont, et qui, devenue en 1560 la propriété de la reine Catherine de Médicis fut échangée par celle-ci contre Chenonceaux. L'édifice porte encore l'empreinte des premiers seigneurs qui l'habitèrent: une porte est surmontée des armoiries du cardinal d'Amboise, et des figures cabalistiques décorent la tour où, suivant la légende, Catherine de Médicis consultait les astres en compagnie d'astrologues italiens.

De Chaumont-sur-Loire, le dirigeable gagna Chenonceaux, et ses passagers purent longuement admirer, du haut de leur balcon aérien, les lignes élégantes de ce monument dont les façades et les tourelles se reflètent dans l'eau claire du Cher. Chenonceaux a subi, à différentes époques de l'histoire, de nombreuses retouches qui ont quelque peu dénaturé le caractère original de son architecture inspirée de l'école italienne, mais il n'en reste pas moins, avec Chambord, un bijou sans prix du temps de la Renaissance, car son principal ouvrier a été Philibert Delorme.

A onze heures du matin, les excursionnistes arrivaient en vue de Loches, dont les tours se découpaient sur le ciel clair et s'apercevaient du fond de l'horizon; ils firent le tour du colossal donjon, de forme rectangulaire, et qui ne mesure pas moins de vingt-cinq mètres de long sur quatorze de large et près de trente mètres de haut. L'épaisseur des murs atteint et dépasse même un mètre: des contreforts demi-ronds soutiennent cette énorme construction. Au-dessus du rez-de-chaussée, qui servait de magasin du temps de Foulques le Noir, constructeur de la forteresse, se développaient quatre étages dont on voit encore les arrachements. Suivant l'usage du temps, il n'y avait pas de porte au niveau du sol; on pénétrait à l'intérieur en passant par un premier donjon accolé au donjon principal et formant lui-même un édifice considérable. Un escalier de pierre, dont les restes de l'emmarchement ruiné se tiennent dans le vide, et qui comprend plus de cent cinquante degrés, évoluait le long des parois du petit donjon et accédait au premier étage de l'autre, dans l'épaisseur même des murs. De ce point, un escalier spécial permettait de descendre au rez-de-chaussée où se trouvaient les provisions, le puits et les réserves de guerre, et en même temps de monter aux étages supérieurs. Les défenseurs se tenaient aux embrasures des fenêtres, au fond des meurtrières, et sur la galerie en bois dite «hourd», qui couronnait superbement la forteresse. Assurément, il n'est pas en France de spécimen d'architecture militaire au moyen âge qui mérite davantage de fixer l'attention des ingénieurs et des archéologues, tant au point de vue technique que sous le rapport de l'aménagement intérieur.

Le château de Montbazon que les navigateurs aériens aperçurent après avoir admiré le donjon de Loches, a eu le même promoteur que celui-ci: Foulques Nerra, qui bâtit, à la fin du Xe siècle le castellum montis Bosonis, forteresse devant faire partie du réseau d'ouvrages militaires élevés en Touraine par le grand batailleur qu'était ce comte d'Anjou.

Sur le point culminant commandant la vallée, Foulques éleva donc un castellum entouré d'une double enceinte d'épaisses murailles, la première à l'aplomb du coteau et la seconde enveloppant plus immédiatement la place où la garnison se tenait habituellement. Du périmètre le plus étendu, subsiste encore la portion orientale qui se rattache à l'époque même du donjon. On reconnaît encore la place de l'entrée principale et du pont-levis. A l'endroit le plus élevé, se voit la citadelle formée d'un double donjon, l'un de dimension plus grande, et l'autre de dimension plus modeste. Ils présentent ceci de commun que l'appareil général est une construction en moellon irrégulier, au lieu de l'opus quadratum que l'on rencontre d'ordinaire dans les monuments de cette époque: cette différence tient à la nature des matériaux du pays, sorte de calcaire siliceux d'une taille très difficile et partant d'un appareillage fort incommode.

Le grand donjon forme un rectangle de quinze mètres de large sur vingt mètres de long, et cette dernière façade regarde la rivière de l'Indre. La tour primitive avait environ vingt mètres de hauteur; elle a été surélevée plus tard, peut-être au siècle suivant, de manière à atteindre environ vingt-sept mètres; l'épaisseur des murs est de un mètre soixante-dix. Les contreforts sont ronds, mais à la différence de ceux de Loches, dont la partie circulaire est appliquée après coup, ceux de Montbazon sont liés avec l'édifice; en divers endroits on remarque, par extraordinaire, des pierres taillées employées sur champ, ce qui donne un aspect insolite à la physionomie de certaines parties.

Avant de pénétrer dans le grand donjon, qui forme la place d'armes principale, il fallait passer par le petit donjon qui servait de vestibule. Celui-ci, qui mesurait seulement sept mètres sur quatre mètres, atteignait la hauteur de son frère majeur avant l'exhaussement; les remaniements sont visibles, en particulier dans deux grandes baies au nord. L'entrée s'ouvrait à deux mètres cinquante au-dessus du sol et l'ascension s'opérait par l'escalier renfermé dans le petit donjon.

Cette forteresse fut le théâtre de rudes coups d'épée, notamment au cours des luttes acharnées contre les comtes d'Anjou et de Blois. Parmi ces derniers, Eudes II parvint à s'emparer de la place qu'il conserva quelque temps. Dans la suite, les seigneurs de Montbazon, qui d'abord s'étaient contentés d'un logement militaire, édifièrent une habitation plus confortable qui se développait sur une esplanade d'environ quatre-vingts mètres allant de l'est à l'ouest; il n'en subsiste que quelques débris, en particulier une tour circulaire qui semble du XVe siècle.

Un aveu féodal, rendu en 1583 par le comte de Montbazon, mentionne le chastel avec «sa forteresse, ses tours, tourelles, canonnières, mâchicoulis, faulces-brayes, douves, pont-levis», ainsi que «bastimens manables, une belle grande chapelle en l'honneur de saint Georges, et la grosse tour carrée bastie de temps immémorial».

Ajoutez que le coteau est percé d'une série de souterrains qui servirent de carrière, puis de caves et aussi de refuges et de magasins militaires. Les éboulis empêchent qu'on puisse les étudier; mais leur disposition autorise à penser que ce plateau fut occupé par des tribus guerrières, de très bonne heure, peut-être même aux temps préhistoriques.

C'est également à une époque reculée qu'il convient de rattacher la Motte, ouvrage considérable en terre qui se dresse plus à l'est, à quelques centaines de mètres. Cet énorme monticule appelé, dès le XIIe siècle, Basonneau, ou petit Bason, à en juger par sa forme, ses fossés, les travaux en terre qu'il surplombe sur le penchant du coteau et par les découvertes du voisinage, dut servir de bastion avancé pour la protection du castellum de Montbazon.

Avant d'élever le colossal donjon de Loches, le comte d'Anjou avait élevé celui de Montbazon, mais il s'était, pour ainsi dire, préparé et essayé à bâtir ces deux forteresses par la construction de celle de Langeais, vraisemblablement la plus ancienne de toute la France, et où le dirigeable parvint vers trois heures du soir. En ingénieur consommé, Foulques le Noir créa le type du donjon tel qu'il a persisté durant tout le moyen âge, en développant bien entendu les forces de résistance selon les nécessités de la guerre. Ce n'est qu'un peu plus tard, à Loches notamment, que la pierre de grand appareil fut employée par l'infatigable bâtisseur et, à Langeais, il se borna à appliquer les procédés de construction en usage parmi les ouvriers de son temps. Un épais noyau en blocage de moellon et de chaux très résistante fut recouvert, sur les deux faces, d'un parement régulier de petites pierres cubiques, si bien qu'il y a peu de différence entre ce mode et celui des Romains; près de dix siècles après la venue des conquérants, on suivait encore leur méthode.

Le donjon de Langeais, édifié d'après cette technique, présente la forme rectangulaire et mesure environ 17 mètres de longueur, sur 7 mètres de largeur et 12 mètres de hauteur. Il comprend deux étages dont on distingue les arrachements, et qui sont éclairés par une série de fenêtres à plein cintre dont les claveaux, par un ressouvenir gallo-romain très manifeste, montrent des briques, et c'est d'ailleurs le seul endroit où celles-ci paraissent dans les épaisses murailles.

Nous ne raconterons pas les vicissitudes traversées par le castellum Landegavense, suivant les expressions des annalistes d'antan, et il nous suffira de jalonner rapidement son histoire. Le donjon eut à soutenir les assauts des comtes de Blois qu'il gênait dans leurs incursions, et Eudes batailla sous ses murs en l'année 994. Les successeurs de Foulques continuèrent d'en faire leur meilleur allié et leur plus sûr appui sur la rive droite de la Loire, et une charte de l'an 1270 mentionne l'endroit «où le chastel souloit estre».

A cette époque, le donjon, qui avait subi non sans dommages les atteintes du temps et des hommes, fut l'objet de réfections de la part de Pierre de Brosse, «sergent» du roi saint Louis et seigneur de Langeais. Par une méprise qui s'évanouit devant le plus simple examen archéologique, on a commis la faute d'attribuer à ce chevalier la construction du château actuel; c'est une erreur évidente, mais du moins, il faut reconnaître que Pierre de Brosse exécuta dans le donjon des réparations, visibles à la différence du travail, des matériaux et du style des ouvertures, dont l'une garde encore la forme ogivale du XIIIe siècle.

Le donjon langeaisien remplit son rôle de défenseur armé de pied en cap jusqu'au moment où la flèche fut distancée par le boulet vigoureusement lancé par la gueule fumante des bombardes. Ce jour-là, l'architecture militaire était tenue, sous peine de ne plus répondre au but, d'opérer une transformation radicale. C'est sous l'empire de ces exigences nouvelles de la défensive que Louis XI fit bâtir, sous la direction de son ministre, Jean Bourré, le château si imposant de Langeais, qui compte parmi les monuments les plus caractéristiques de la fin du XVe siècle.

De nos jours, ce château fort a eu la bonne fortune de venir aux mains de M. et de Mme Jacques Siegfried. S'inspirant du culte qu'ils gardent pour leur superbe demeure, ces mécènes l'ont dotée de tous les embellissements désirables et l'ont enrichie d'un mobilier ancien du meilleur goût, si bien que le visiteur se croit transporté au coeur du moyen âge et qu'à chaque instant il s'attend à voir apparaître quelque preux l'épée à la main ou quelque page le faucon sur le poing. Le cadre est absolument séduisant et laisse l'impression d'une résurrection achevée.

En face du chevalier à l'armure duquel ne manque aucune pièce et dont le visage a cicatrisé ses balafres, se dresse, sur le flanc du coteau, le titan, foudroyé, le glorieux invalide, qui s'efforce de cacher sous les bandeaux de lierre les mutilations qu'il a subies. Pourtant, malgré ses blessures profondes le donjon ne garde pas moins un aspect imposant et vénérable, auquel on peut rendre hommage. A son grand déplaisir, l'armateur du Réviliod n°1 vit sa contemplation des ruines du donjon de Langeais écourtée. Depuis une heure, le pilote de son navire aérien, manifestait une inquiétude de plus en plus vive. Enfin, il n'y put tenir et se tourna vers ses passagers.

—Je dois vous prévenir, monsieur, déclara-t-il, que le vent tend à augmenter de plus en plus depuis un moment. Sa vitesse égale presque celle de l'aéronat, et je crains de ne plus être maître bientôt de notre direction. Il serait prudent, je crois, de regagner Tours au plus vite et de nous amarrer à terre.

—Diable!... c'est contrariant, grogna le Petit Biscuitier. Enfin, s'il n'y a pas moyen de faire autrement, allons à Tours!

Les vingt-quatre kilomètres séparant Langeais du chef-lieu de l'Indre-et-Loire furent franchis en moins d'une demi-heure, l'aéronat voguant vent arrière. Pour l'atterrissage, son pilote lui fit décrire un demi-cercle complet afin de l'amener le nez au vent. En diminuant la vitesse de rotation de l'hélice, l'appareil demeura à peu près stationnaire par rapport au sol, ce qui permit à quelques journaliers occupés aux travaux des champs d'accourir et de saisir les cordes traînantes.

Le premier soin de l'aéronaute fut d'immobiliser le dirigeable en le chargeant de sacs de terre. Les passagers purent alors mettre pied à terre.

—Nous allons nous rendre à Tours, dit Réviliod à Neffodor. Vous n'avez pas besoin de nous?...

—Écoutez, monsieur, répondit celui-ci d'un ton sérieux, je suis très inquiet.

—Bah!... Qu'y a-t-il donc?...

—Il y a que, si le vent augmente encore, je ne réponds plus de la sécurité du ballon.

—Comment cela?...

—Voyez, monsieur, comme l'enveloppe est flasque!... Nous avons beaucoup perdu de gaz pendant la route par suite des alternatives de chaleur et d'humidité résultant du passage de nombreux nuages glissant devant le soleil, et sans compter ce qui a été consommé par le moteur pendant la route. Or, un ballon flasque se défend mal contre le vent; il se creuse de longs plis, il fait voile et une rafale peut le déchirer ou l'emporter. Rappelez-vous le «Patrie».

—C'est bon, je vais en ce cas téléphoner à Fruscou de nous expédier immédiatement, s'il ne l'a fait déjà, une voiture d'hydrogène comprimé.

—Oui, mais je ne sais si nous pourrons attendre l'arrivée de cette voiture dans le cas où l'intensité du vent viendrait à s'accroître encore un peu.

—Que devons-nous faire, en ce cas?...

—Au lieu d'augmenter, le vent peut aussi venir à tomber avec la nuit, cela arrive souvent. Actuellement il n'y a pas encore péril en la demeure, mais je vous engage fort, monsieur, à ne faire qu'aller et venir. Je désirerais que vous soyez présent au cas où il surviendrait quelque coup de chien. En vous attendant, je vais amarrer le ballon le plus solidement possible.

—C'est entendu, je me hâterai!

L'atterrissage s'était opéré non loin du village de Saint-Cyr, dont les premières maisons s'apercevaient à peu de distance. Les navigateurs aériens étaient à moins de deux kilomètres du pont de pierre traversant la Loire et reliant Tours à la rive droite du fleuve. Ils partirent à grands pas dans cette direction et bientôt on les perdit de vue.

Deux heures s'écoulèrent, mortellement longues pour l'aéronaute qui assistait, impuissant, à l'assaut que les éléments donnaient au dirigeable. Bien loin de se calmer, ainsi que Neffodor l'espérait, les rafales redoublaient de furie, creusant de longs sillons dans l'enveloppe qui détonait sourdement et oscillait convulsivement, tendant et détendant successivement les suspentes du gréement. De nombreux curieux, arrivés des villages de Fondettes et de Saint-Cyr étaient venus prêter main-forte au pilote, mais, en dépit de leurs efforts, l'aéronat entraînait par instants la nacelle au point de la renverser. Enfin une voiture apparut et l'armateur du navire aérien, Réviliod, en descendit.

—Ce n'est pas trop tôt! grommela le capitaine avec-un soupir de soulagement.

Il reprit à haute voix en s'adressant à son passager avec empressement.

—Les tubes d'hydrogène vont arriver?

Le Petit Biscuitier paraissait furieux.

—Pas d'hydrogène, répondit-il. Fruscou en manque complètement en ce moment, à ce qu'il paraît.

—Alors, il ne nous reste plus qu'à dégonfler, dans ce cas, répliqua l'aéronaute cherchant déjà la corde ouvrant le chemin de déchirure donnant issue au gaz, mais Réviliod posant la main sur son bras arrêta son mouvement.

—Hé! pas si vite, je vous prie, dit-il froidement.

—Mais, monsieur, si nous tardons encore, le ballon va être déchiré!... s'écria Neffodor.

—Nous n'avons pas de gaz pour nous ravitailler, mais nous avons le générateur d'hydrogène du parc d'Écancourt, prononça l'aéro-yachtman. Regagnons donc le parc et le hangar.

—Il n'y a presque plus d'essence pour le moteur, ni de lest!...

—De l'essence, j'en apporte. Quant au lest, vous pouvez le remplacer par le poids de deux de vos passagers. M. et Mme Corgival sont restés à Tours et je suis seul à enlever.

—C'est très différent, en ce cas, monsieur, mais nous allons arriver en pleine nuit au parc....

—Craignez-vous de vous égarer en route?...

—Je ne pense pas, mais avec un pareil vent l'atterrissage sera des plus difficiles.

—J'y ai pensé, aussi ai-je télégraphié au gardien du parc pour le prévenir de notre arrivée et lui demander de recruter le monde voulu au village pour rentrer le dirigeable dans son hangar qui nous sera indiqué de loin par le phare à acétylène que j'ai commandé de tenir allumé.

—Vous avez réponse à tout, monsieur, et je n'ai plus rien à dire. Partons donc immédiatement.

L'essence apportée fut versée dans le réservoir, puis l'aéronaute ayant repris sa place aux volants de direction, s'empressa de rétablir l'équilibre de l'appareil, ce qui ne fut pas des plus faciles, malgré le nombre de bras qui essayaient de le maintenir. Enfin, lorsqu'il jugea que la puissance ascensionnelle était suffisante, il cria d'une voix qui domina les sifflements du vent dans les agrès.

—Lâchez tout, tout le monde!...

Les aides bénévoles abandonnèrent la membrure de la poutre armée à laquelle ils se cramponnaient, et, en quelques minutes, l'aéronat parvint à mille mètres de hauteur. Entraîné par un courant atmosphérique du sud-ouest filant près de soixante kilomètres à l'heure, il partit comme une flèche dans la direction d'Orléans. La nuit allait venir dans quelques instants, et le capitaine de bord fit allumer les lampes à incandescence dont on avait eu soin de munir le dirigeable.

—Cela éclairera un peu la situation! murmura-t-il en aparté.

L'hélice avait été mise en marche, et son frou-frou caractéristique était le seul bruit perceptible dans l'atmosphère qui paraissait s'être figée depuis que le navire aérien s'était abandonné à ses caprices. En quarante minutes, les cinquante-cinq kilomètres séparant Tours de Vendôme furent abattus. Une demi-heure plus tard, une agglomération de lumières aperçue à tribord montra que l'aéronat arrivait à Chartres; à neuf heures et demie le navire aérien traversait la forêt de Rambouillet.

—C'est égal, cela défile tout de même, nous faisons au moins du quatre-vingts à l'heure, marmotta l'aéronaute en constatant la rapidité avec laquelle disparaissaient dans le noir les îles lumineuses qui étaient les villes. Nous serons au parc avant onze heures!...

Il ne devait se tromper que de fort peu dans son évaluation, et seulement parce qu'en arrivant à la hauteur de Neauphle-le-Château, le vent tomba brusquement, obligeant même à remettre en route les deux cylindres à gaz. Il était onze heures vingt, quand il reconnut le pont suspendu de Triel et aperçut au loin la lumière éclatante du puissant phare à acétylène fixé au fronton du hangar.

Le gardien du parc ayant reçu à temps la dépêche l'avertissant du retour imminent du dirigeable avait pu racoler une quinzaine d'habitants du village voisin qui happèrent les cordes de l'aéronat, le halèrent à terre et lui firent réintégrer son hangar en moins de quelques minutes.

Réviliod, descendit de son salon, sans paraître le moins du monde impressionné par cette randonnée de soixante lieues en un peu plus de trois heures qu'il venait d'effectuer. Il dit simplement:

—Vous ferez ravitailler le ballon, Neffodor, nous repartirons après demain pour le Havre! Maintenant, faites-moi venir Tiburce, je retourne à Paris!


CHAPITRE XVI

LA NORMANDIE A VOL D'OISEAU

UN ENTREFILET DE «L'AÉRO-SPORT».—LA VALLÉE DE LA SEINE EN DIRIGEABLE.—AÉROPLANES ET AÉRONAT.—TRAVERSÉE DE L'ESTUAIRE DE LA SEINE.—AU REVOIR, RÉVILIOD!—LES MONUMENTS HISTORIQUES DE LA NORMANDIE.—CAEN.—SAINT-LÔ.—AVRANCHES.—HISTOIRE DU MONT SAINT-MICHEL.

En homme que n'effraie nulle superstition, le Petit Biscuitier n'avait pas hésité à entamer ses pérégrinations en ballon dirigeable, un vendredi, et le choix de ce jour prétendu néfaste ne lui avait été en somme nullement défavorable, puisqu'il avait parcouru plus de deux cents lieues en trois jours sans le moindre incident. Toutefois, ce qui l'avait incité à fausser compagnie à ses hôtes et à les laisser rentrer dans leur manoir bourguignon tandis qu'il se hâtait, de son côté, de regagner le parc d'aérostation d'Écancourt, c'était simplement un entrefilet qu'il avait lu à Tours, dans le journal l'Aéro-Sport pendant qu'il se rendait au bureau du télégraphe lancer sa dépêche.

Cet entrefilet était court: il annonçait simplement, suivant le cliché ordinaire: De notre correspondant, par fil spécial, que la flottille d'aéroplanes de la société l'Aéro-tourist-club venait de prendre son vol du champ d'aviation d'Aérovilla, mais que le président de cette Société, le jeune marquis de La Tour-Miranne, victime d'une panne subite, s'était trouvé dans l'impossibilité d'accompagner ses amis.

Le haineux partisan des aérostats s'était frotté les mains sans le moindre remords.

—Allons! monologua-t-il, la mine a joué, et le Charlot a tenu sa promesse. J'aurai sans aucun doute sa visite demain matin. Il me faut donc revenir à Paris au plus vite si je veux avoir des détails.

Les journaux du matin donnaient tous le compte rendu détaillé de la manifestation d'Aérovilla, et ils annonçaient comment le promoteur de la jeune Société était parvenu à s'élever quand même dans les airs pour essayer de rejoindre ses collègues. Dans les organes les mieux informés, on ajoutait en Dernière Heure que M. de La Tour-Miranne avait franchi sans incident l'étape Paris-Amiens et que les touristes avaient reçu le meilleur accueil dans la cité picarde. La nouvelle stupéfia le Petit Biscuitier qui escomptait un tout autre dénouement.

—Enfin, Charlot va venir et il m'expliquera ce qui s'est passé! songeat-il.

Mais le mécanicien, déconfit de l'insuccès de sa tentative, n'ayant d'ailleurs aucune somme à réclamer de ceux qui l'avaient poussé à l'accomplir, se tint coi et se garda bien de montrer son triste individu à l'hôtel Réviliod. Il n'était pas d'ailleurs, sans inquiétude, car le constructeur Martin Landoux avait hautement annoncé son intention de déposer une plainte au Parquet afin de faire ouvrir une enquête serrée et découvrir la main criminelle ayant détruit les organes de l'appareil du marquis de La Tour-Miranne, dans le but évident de lui faire manquer son départ.

Claude Réviliod attendit deux jours la visite de son complice, mais celui-ci s'abstint de paraître, afin de détourner les soupçons qui pouvaient se porter sur sa personne. Il affectait un zèle exagéré, à l'atelier de Levallois qu'il avait réintégré, une fois la flottille des aéros envolée, masquant sous une feinte bonne humeur son dépit d'avoir manqué l'occasion d'une fructueuse affaire et perdu tout droit à la prime promise.

Lorsque l'aéro-yachtman se fut convaincu qu'il ne saurait pas ce qui s'était passé ni en raison de quelles circonstances son projet avait échoué, il conçut une vive irritation contre son maladroit complice, en même temps qu'une réelle humiliation, en constatant par la lecture des journaux que le «Tour de France en aéroplane» qu'il avait tant raillé, s'effectuait dans de bonnes conditions sous la direction de La Tour-Miranne, ayant pour second le constructeur Martin Landoux.

Bientôt il n'y put plus tenir, et il voulut montrer à son tour ce dont il était capable avec son yacht aérien. Un de ses amis, le grand Godeau, qui faisait édifier une villa à Saint-Jouin au bord de la Manche, le talonnait depuis des mois pour l'accompagner à bord de son dirigeable, Réviliod finit par céder à ses sollicitations et lui déclara:

—Nous partirons demain, à neuf heures du matin, et je te conduirai à Saint-Jouin, que je quitterai dimanche pour gagner Trouville où plusieurs de nos amis m'attendent. J'y séjournerai quelque temps et ensuite j'ai l'intention de gagner Biarritz par étapes.

—Mâtin, ce sera un beau voyage. Il y a plus de deux cents lieues, jusque-là! remarqua Godeau.

—En attendant, tâche d'être à l'heure au parc, si tu veux que je t'emmène!...

—Sois tranquille, je n'y manquerai pas, je serai exact!...

En effet, dès huit heures précises, l'invité du partisan de l'aéronautique fit son apparition au hangar.

L'aéronaute Neffodor et son aide Gélinier s'empressaient autour de l'appareil, qui avait été regonflé et revu dans ses moindres parties après sa première excursion en Bourgogne et en Touraine.

—L'ami Réviliod n'est pas encore arrivé? demanda-t-il aux deux marins de l'atmosphère.

—Ma foi, nous n'avons pas encore aperçu le patron, ce matin, répliqua le pilote. Il n'est pas si matinal que cela.

Le nouvel arrivant examina avec attention l'aéronat immobile et qui remplissait presque complètement la vaste construction de charpente, tout en hochant la tête d'un air connaisseur.

—C'est un beau travail, murmura-t-il, tout est vraiment bien compris.

A ce moment, le bruit caractéristique d'une automobile arrivant à toute allure se fit entendre à quelque distance; ce bruit cessa brusquement et le Petit Biscuitier pénétra en coup de vent dans le hangar.

—Te voilà, Godeau, dit-il, c'est bien. Bonjour, Neffodor, tout est-il prêt, pouvons-nous partir?...

L'aéronaute répéta sa phrase habituelle:

—Oui, monsieur, tout est paré, nous sommes à vos ordres.

—Quel est le temps ce matin?...

—Petite brise de l'est de trois mètres à la seconde. Le baromètre n'a pas bougé.

—Bon, nous allons dans l'ouest, le vent nous aidera. Il faudra faire escale à proximité d'une petite ville aux approches de midi. Pourvu que nous soyons ce soir au Havre, c'est tout ce que je désire.

—On tâchera de vous contenter, monsieur Réviliod.

Les manoeuvres ordinaires précédant l'ascension furent prestement exécutées, et, à neuf heures moins cinq minutes du matin, l'aéronat abandonnait la pelouse sur laquelle son équilibrage avait été effectué, s'élevant doucement dans un ciel radieux à peine parsemé de quelques légers cumulus.

Pendant toute la matinée il descendit à petite allure le cours de la Seine qu'il abandonna à Gaillon pour se diriger en plein occident, vers le Neubourg. A onze heures et demie, le pilote, profitant de ce que le vent était tombé et que les guideropes traînaient depuis un instant, atterrit à proximité des bâtiments d'une distillerie dépendant de la ville de Brionne, et les passagers quittèrent la nacelle.

Ils ne furent de retour qu'à trois heures, ayant tenu à visiter les ruines d'un vieux donjon roman qu'ils avaient aperçu en sortant de table. L'aéronat reprit son vol en suivant le cours de la Risle; à quatre heures, il passait à trois cents mètres de hauteur au-dessus de Pont-Audemer, ville très commerçante, de près de six mille âmes, et à cinq heures vingt minutes au-dessus de Lillebonne après avoir franchi la Seine en amont de Quillebeuf. Virant alors à l'ouest pour retrouver le courant qui déjà lui avait été favorable le matin et économiser ainsi la puissance motrice, le pilote prit la direction du Havre où l'on arriva à six heures.

Après avoir évolué quelques minutes au-dessus de la ville, depuis la gare jusqu'aux jetées, en passant au-dessus du bassin de l'Eure où plusieurs transatlantiques étaient amarrés, et de l'avant-port, puis de l'hôtel Frascati à l'Hôpital, près duquel s'élance le funiculaire escaladant la côte d'Ingouville, le dirigeable remonta vers le nord pour gagner Saint-Jouin, point terminus de son parcours de la journée.

En arrivant sur les hauteurs couronnant la grande cité maritime, non loin des phares de la Hève, l'aéronaute, dont la vue était perçante, distingua un objet dont la forme caractéristique le fit tressaillir. Il appela l'attention de son armateur sur cet objet qui ressemblait à un oiseau blanc posé sur le sol, et qui demeurait immobile.

—Un aéroplane, dit-il simplement.

Toujours maître de ses sensations, le Petit Biscuitier ne broncha pas.

—Ah! ah! répondit-il d'un ton qu'il s'efforça de rendre indifférent, un aéroplane! Sans doute quelque amateur qui s'entraîne sur les bords de la grande bleue, pour essayer de recommencer l'exploit de Blériot.

Et mentalement, l'aéro-yachtman songea:

—Ce sont «eux», les touristes en aéroplane. Nous allons rire!...

On ne tarda pas à apercevoir la petite agglomération de maisons constituant le village de Saint-Jouin. Des matelots, les yeux écarquillés, regardaient le ballon arriver sur eux; l'aéronaute leur lança les cordes de retenue, et se fit conduire dans une espèce de ravin qu'il avait aperçu de loin et où l'appareil se trouva complètement à l'abri du vent de mer.

Réviliod avait compté se rendre dès le lendemain à Trouville-Deauville à bord de son yacht aérien, mais il en fut empêché par le temps. Il avait plu durant une partie de la nuit, et pendant toute la journée du samedi il tomba encore de violentes averses accompagnées de coups de vent. On ne pouvait songer à sortir, et il fut heureux que le pilote eût trouvé le ravin pour abriter l'aéronat contre le vent du sud-ouest qui soufflait en rafales. Mais ce qui consola en partie l'aéronaute amateur, fut que ce mauvais temps empêchait également ses rivaux, les aviateurs, de continuer leur voyage.

Le dimanche matin, l'état de l'atmosphère parut s'améliorer. Il tomba encore quelques averses, entre lesquelles le soleil brillait, mais, ce qui fut plus heureux, c'est que le vent se calmait, en même temps que la mer, fort houleuse depuis deux jours, s'apaisait.

La Tour-Miranne, flanqué de ses deux inévitables amis, Médouville et Outremécourt, était monté une fois de plus à la Hève pour examiner le temps. Il avisa l'un des gardiens des phares électriques et, entrant en conversation, il lui demanda son avis sur le temps probable. Avec les formes dubitatives chères aux normands, le brave homme assura que le temps allait se remettre au beau et que l'après-midi serait belle.

—Allons, tant mieux, soupira le Père Tranquille, nous allons pouvoir ordonner le branle-bas et tenter la traversée de la baie de Seine.

L'annonce de la reprise du voyage fut saluée d'une joyeuse acclamation par tous les clubmen qui se hâtèrent d'accourir à Sainte-Adresse où les appareils avaient été garés à l'intérieur de toutes les granges vides que l'on avait pu trouver. Dès la veille, les deux mécaniciens accompagnant la caravane avaient fait le plein des réservoirs et exécuté les menues réparations reconnues utiles. C'était la «Demoiselle» de Médrival qui leur avait donné le plus de besogne, car, au cours d'une fausse manoeuvre, celui-ci avait faussé une aile et à moitié démoli son gouvernail équilibreur, et il avait dû terminer son étape par le chemin de fer depuis Lillebonne. Enfin tout avait été remis en état, et les treize aéroplanes purent être amenés sur la falaise, d'où ils devaient s'élancer vers Trouville, et de là sans interruption jusqu'à Caen.

—Nous avons dix-huit kilomètres à parcourir au-dessus de la mer, annonça le président. Bien que les fonds ne soient pas supérieurs à dix mètres, il y a là cependant de quoi se noyer si par malheur l'un de nous tombait à l'eau à la suite d'une panne de moteur toujours possible malheureusement. C'est pourquoi je vous engage, mes chers amis, à remplir d'air les flotteurs de soie imperméable roulés à la partie inférieure des châssis; cette précaution évitera tout danger de naufrage.

Les mécaniciens s'empressèrent d'obéir à la recommandation du chef de l'expédition et les flotteurs en question, dont la contenance totale était de cinq cents litres par appareil, furent gonflés. Les touristes allaient prendre place chacun à bord de son aéroplane respectif quand un cri de joie échappa à La Tour-Miranne. Du milieu de la foule de marins, de pêcheurs et de citadins du Havre qui faisaient cercle autour de la flottille aérienne, venait de surgir un homme que le jeune sportsman reconnut aussitôt.

—Martin Landoux!... s'écria-t-il. Comment, c'est vous?..

—Oui, me voilà, j'ai pris l'express ce matin pour venir vous retrouver et effectuer avec vous la traversée—qui peut présenter quelque danger, malgré tout—de l'estuaire de la Seine.

—Vraiment, je ne sais comment vous remercier!...

Le constructeur échangea de cordiales poignées de mains avec tous les clubmen qui, heureux de revoir leur professeur, l'avaient aussitôt entouré et le questionnaient sur son voyage à Paris, quand on entendit le bruit caractéristique d'un moteur à pétrole et le frou-frou d'une hélice aérienne. Tout le monde leva la tête, et un même cri d'étonnement s'échappa des lèvres des aviateurs.

—Réviliod!...

C'était bien, en effet, le dirigeable monté par le Petit Biscuitier et son ami Godeau qui venait de quitter son abri de Saint-Jouin et se dirigeait vers Trouville-Deauville, où une équipe envoyée par Fruscou devait l'attendre pour le ravitailler et établir son campement nocturne. Il passa majestueusement à 200 mètres au-dessus de la tête des touristes surpris, puis obliqua légèrement au sud-est pour traverser la ville du Havre dans toute sa largeur et se faire admirer en passant par tous les habitants de la grande cité, que le beau temps revenu avait dû inciter à la promenade.

—Allons, à notre tour, en route!... prononça La Tour-Miranne en prenant sa place habituelle dans son biplan, tandis que Martin Landoux s'installait à côté de lui.

L'un après l'autre, les aéroplanes se décollèrent du sol et prirent possession de l'atmosphère. Vingt minutes ne s'étaient pas écoulées, que toute la flottille planait au-dessus de la mer. Elle passa à moins d'un kilomètre des jetées du Havre, qui parurent noires de monde et franchit les bancs dangereux d'Amfard puis du Ratier. A la hauteur de celui-ci, en face de Villerville, les monoplans rattrapèrent le dirigeable qui s'était constamment tenu à moins de 300 mètres de hauteur. Par bravade et pour faire montre une fois de plus de sa hardiesse, le jeune Médrival s'éleva soudain comme une hirondelle jusqu'à l'altitude où naviguait l'aéronat, et, bien que celui-ci fendît l'air de toute la vitesse que pouvait lui communiquer sa vaste hélice poussée par les soixante-dix chevaux-vapeur de son moteur, le «plus lourd que l'air» traça autour de lui plusieurs orbes de diamètre décroissant, et après avoir donné au fanatique du «plus léger» cette démonstration de sa docilité de manoeuvre, le monoplan s'éloigna avec une vitesse plus du double supérieure à celle du monstre d'étoffe aux flancs gonflés d'hydrogène, tandis que son conducteur poussait un cri de triomphe, ou plutôt un hurlement diabolique que la surface liquide renvoya en écho vers la voûte céleste.

Claude Réviliod était devenu vert de rage, et il tendit un poing, heureusement impuissant, dans la direction de l'aéroplane qui n'était déjà plus qu'un point à l'horizon. S'il avait pu, d'un geste, anéantir toute la flottille, qui le narguait en le laissant en arrière ainsi qu'un gros éléphant poussif, il eût fait ce geste avec bonheur. Malgré la preuve que Médrival venait de lui administrer—à peu près comme Guignol administre un coup de bâton sur la tête du gendarme—son amour-propre froissé se refusait à admettre la supériorité éclatante, visible aux yeux des plus prévenus, de l'aviation sur l'aérostation.

—J'aurai ma revanche!... grinça-t-il. Patience, rira bien qui rira le dernier!...

Tandis que Neffodor manoeuvrait pour amener l'aéronat sur les pelouses du champ de courses de Deauville où les ouvriers de l'Établissement civil d'aérostation l'attendaient, les aviateurs suivant la côte, avaient déjà laissé derrière eux la plus parisienne des plages: la coquette et aristocratique Trouville, et maintenant délivrés du péril toujours menaçant de la mer, ils volaient à 20 mètres au-dessus de la terre ferme dans la direction des stations balnéaires de Villers-sur-Mer, Houlgate, Beuzeval, Dives, Cabourg, et enfin Rivabella-Ouistreham, au débouché du canal de Caen à la mer. La caravane aérienne n'avait mis que vingt-deux minutes à franchir les 17 kilomètres que mesure l'embouchure de la Seine, et, ce qu'il y avait de plus remarquable, sans le moindre accident à aucune des unités dont elle se composait. Une heure plus tard, elle arrivait à Caen et prenait terre dans les prairies arrosées par l'Orne.

Laissant les aéros à la garde des deux mécaniciens, la troupe joyeuse se dirigea à pied vers la cité renommée par ses tripes, et comme il était à peine trois heures et demie du soir, les jeunes gens frétèrent des voitures et visitèrent la ville qu'aucun d'eux ne connaissait.

—N'oubliez pas, mes chers amis, dit La Tour-Miranne à ses compagnons, que nous aurons demain une journée très chargée.

—Combien de kilomètres?... interrogea brièvement Médriva.

—Nous avons deux étapes à faire si le temps le permet: Bayeux, Saint-Lô et Coutances le matin, soit 90 kilomètres environ; Granville, Avranches et Pontorson l'après-midi, 80.

—C'est-à-dire 170 kilomètres au total; cela pourra se faire en deux heures, approuva le jeune clubman.

—Parlez pour vous, mon camarade; avec nos biplans, nous qui sommes plus prudents, nous mettrons le double pour arriver sans avaries.

—Ah! vous autres biplanistes, vous êtes des traîne-la-patte, c'est connu! répliqua irrévérencieusement le fanatique du monoplan.

Les clubmen arrivaient en cet instant devant la Préfecture, sur la façade de laquelle ils jetèrent un coup d'oeil; ils aperçurent ensuite l'Hôtel de ville bâti en 1538, les églises Notre-Dame et Saint-Etienne, le musée des Antiquaires de Normandie. Ils traversèrent ensuite la place du Parc, au milieu de laquelle se dresse une statue de Louis XIV et passèrent devant le Palais de Justice et le Palais des Facultés. Ils arrivèrent alors au centre de la ville, et, après avoir donné un regard à l'église Saint-Sauveur, à la Bourse, au Tribunal de Commerce et à Saint-Pierre, dont la tour a été construite en 1308, ils parvinrent à l'Abbaye-aux-Hommes, édifiée en 1066 par Guillaume le Conquérant qui y a son tombeau, puis à l'Abbaye-aux-Femmes qui contient le tombeau de la reine Mathilde. Médouville, ferré sur l'histoire de France, apprit à ses voisins pendant la route, que la ville présentait déjà une grande importance à l'époque de Guillaume le Conquérant qui en avait fait sa résidence favorite. Philippe-Auguste s'étant rendu maître de la ville en 1204, Edouard III d'Angleterre la reprit et la livra au pillage en 1346, et ce ne fut qu'en 1450 que Charles VII la réunit définitivement à la couronne de France. La ville fut encore pillée par les huguenots un siècle plus tard. La révolte dite des Pieds-Nus lui causa également un tort considérable; la révocation de l'édit de Nantes porta un coup fatal à son industrie, et les Girondins en firent leur quartier général après le 2 juin 1793. Le secrétaire général termina sa dissertation en rappelant que le chef-lieu du Calvados est très commerçant, qu'il exporte des dentelles, du tulle, de la bonneterie, du linge damassé, du bétail, des grains, des chevaux, et que Caen, où l'on trouve une Cour d'appel, une Académie-université avec Facultés de droit, de lettres, de sciences, de médecine et de pharmacie, une école normale d'instituteurs, une école de dressage, des musées et de nombreuses sociétés savantes, a donné le jour à une foule d'hommes illustres, parmi lesquels on peut citer Malherbe, Boisrobert, Segrais, Malfilâtre, Jean Restout, Choron, Aubert, Huet, évêque d'Avranches. Il fit encore remarquer que Élie de Beaumont, le célèbre géologue, était né à Canou, village des environs.

Après avoir examiné les ruines des anciennes fortifications normandes connues sous le nom de «Château», les aviateurs redescendirent en ville en longeant le bassin à flot où débouche le canal maritime de Caen à la mer, et ils revinrent, par les rues des Carmes et de l'Oratoire, à la place de la République, où se trouvait situé l'hôtel dans lequel ils comptaient demander l'hospitalité jusqu'au lendemain.

—Ainsi, dit pendant le repas le professeur Darmilly en s'adressant à Médouville, nous allons passer demain à Bayeux, Saint-Lô et Coutances?... Je vous serais obligé si vous vouliez avoir l'amabilité de nous dire quelques mots au sujet de ces villes normandes.

—Volontiers! répliqua avec empressement l'interpellé, heureux de faire partager sa science à un auditeur aussi bénévole; je vais vous dire ce que je sais à leur égard. En ce qui concerne Bayeux je vous dirai donc qu'elle fut l'ancienne capitale des Baïocasses, florissante du temps des Romains mais qui fut prise au IIIe siècle par des pirates saxons qui s'y établirent. Les descendants de ces Saxons se soumirent à Clovis qui fit de leur territoire, le pays bessin, un comté.

Pendant longtemps le pays compris entre Bayeux et Isigny fut appelé la Petite Saxe. En 1044 les Normands, repoussés de Paris, se jetèrent sur Bayeux qu'ils prirent d'assaut et dont ils firent une ville normande. Au Xe siècle, l'idiome et les moeurs des habitants étaient encore scandinaves. Guillaume le Conquérant soumit, non sans peine, les barons du pays bessin. Après lui, Robert Courteheuse s'enferma dans le château de Bayeux que le roi Henri d'Angleterre assiégea et livra aux flammes, l'année 1105. La ville se rendit, peu de temps après la défaite des Anglais à Formigny, en 1450, et devint française. Voilà pour l'histoire. En fait d'édifices, j'ajouterai que Bayeux possède une chapelle du séminaire, qui est un monument historique du XIIe siècle, et une cathédrale gothique dont le choeur est admirable. On fabrique à Bayeux des porcelaines, du papier et des dentelles, et le commerce porte sur les volailles, les bestiaux et le beurre...

—Puisque vous êtes si admirablement documenté sur Bayeux, mon cousin, interrompit Mme Lhier, voudriez-vous nous dire un mot de la fameuse tapisserie qui a illustré cette ville?...

—Mais on ne fait pas de tapisserie à Bayeux, se récria l'orateur effaré. Vous confondez avec Beauvais ou Aubusson...

—Je vous demande pardon, fit la jeune femme au milieu des rires de l'assistance amusée, c'est bien à Bayeux qu'il existe une tapisserie fameuse...

—Ah! j'y suis maintenant! s'exclama le secrétaire de l'Aéro-tourist. Vous voulez parler de la tapisserie brodée à l'aiguille par la reine Mathilde et qui est conservée à la bibliothèque!...

—En effet!

—Oui, j'avais omis de parler de cette pièce, oeuvre de la femme de Guillaume le Conquérant, et qui présente un réel intérêt historique parce qu'elle représente l'histoire de la conquête de l'Angleterre, de la visite de Harold à la cour normande jusqu'à la mort de ce prince sur le champ de bataille d'Hastings. Cette tapisserie, brodée sur une toile de lin avec des laines de huit couleurs différentes, est divisée en cinquante-cinq parties dont chaque sujet est indiqué par une inscription latine; sa longueur atteint 74 mètres sur une largeur de cinquante centimètres.

—C'est bien cela. Je vois que vous avez une bonne mémoire, mon cousin.

—Et Saint-Lô, parlez-nous maintenant de Saint-Lô, fit le jeune Médrival malicieusement.

—Saint-Lô, Briovera ou Sanctus Laudus, reprit Médouville sans se faire prier, est le chef-lieu du département de la Manche. Il est situé sur une éminence qui domine la rive droite de la Vire. Appelée à l'origine Bourg l'Abbé, la ville reçut son nom de Saint-Laud ou Saint-Lô, évêque de Coutances, qui y avait fondé une église. Fortifiée au début par Charlemagne, et rasée plus tard par Rollon, elle fut rétablie en 1096 par Henri, fils de Guillaume le Conquérant. Les monuments les plus remarquables de Saint-Lô sont l'église Notre-Dame, ancienne cathédrale du XVe siècle, que surmontent deux flèches élégantes, et l'église Sainte-Croix, du XIe siècle, qui fut jadis considérée comme le monument le plus complet de l'architecture saxonne; mais elle a été rebâtie en 1860.

—Très bien, René, gouailla à son tour André Lhier. Et Coutances?

—Coutances, sept mille habitants, siège d'un évêché, continua imperturbablement l'infatigable parleur, est une ancienne cité celtique qui doit son nom, ainsi que du reste le pays du Cotentin dont elle est le centre, à l'empereur romain Constance Chlore qui l'agrandit et la fortifia. On y aperçoit de nombreux monuments du moyen âge, les églises Saint-Nicolas, du XIVe siècle, Saint-Pierre du XVeme, et les ruines d'un aqueduc bâti vers 1250, mais son édifice le plus remarquable est évidemment sa magnifique cathédrale, élevée dans la seconde moitié du XIIIe siècle, et dont la façade possède deux flèches très aiguës surmontées, à plus de 80 mètres de haut, d'une croix sur laquelle, entre parenthèses, il y a un quart de siècle environ, un aéronaute de mes amis, qui exécutait une ascension à Coutances le jour de la Fête nationale du 14 juillet, trouva le moyen de venir crever son ballon. On peut admirer également la lanterne octogonale nommée le Plomb, qui surmonte la croisée du transept dans cette cathédrale. Coutances-possède encore un grand jardin botanique, une bibliothèque publique, un grand séminaire, un...

—Arrête-toi, mon bon ami, tu vas t'époumonner!... interrompit narquoisement Lhier.

—Que cela ne t'inquiète pas. Je veux encore vous parler d'Avranches. L'ancienne Ingena Abrincae, située à 50 kilomètres de Saint-Lô, entre les petits fleuves côtiers la Sée et la Sélune, a une histoire assez intéressante. C'était, à l'époque romaine, une station militaire importante....

—Arrives-en à l'an mille, je t'en prie, implora l'interrupteur.

—Je veux bien. En 1141, Geoffroy Plantagenet s'empara d'Avranches sans coup férir. Un peu plus tard, Henri II d'Angleterre y fit, suivant la tradition, sur la pierre dite de Henri II, seul reste de la cathédrale, amende honorable du meurtre de Thomas Becket en présence des légats du pape. En 1203, Avranches fut prise par Guy de Thouars qui rasa ses fortifications, d'ailleurs rétablies peu après, ce qui empêcha, en 1346, les Anglais de brûler autre chose que les faubourgs situés hors la ville. Quelque temps après, Avranches et le Cotentin furent cédés à Charles le Mauvais, roi de Navarre. Française de 1404 à 1418, puis anglaise, puis reconquise par le connétable de Richemont en 1438, Avranches fut encore dévastée par les calvinistes en 1562. Elle refusa en 1589 de reconnaître Henri IV comme roi de France et ne se rendit qu'en 1591 après une résistance longue et acharnée. Ce fut en 1639 le centre de réunion des Va-nu-pieds, soulevés contre la royauté par les exactions de la gabelle. Depuis lors, l'histoire d'Avranches se confond avec l'histoire de France proprement dite....

—Et j'en suis enchanté! conclut, en étouffant un bâillement, le marchand de produits alimentaires, sans quoi nous en avions pour jusqu'à minuit avec l'histoire des villes de la Normandie. Pour ma part, je te déclare, mon cher René, que je suis plus pressé, pour l'instant, d'aller trouver mon lit, que d'apprendre en quelle année Avranches a pu être reprise par les Français sur les Anglais.

—Tu n'es qu'un sauvage, tiens! Va te coucher!... grommela Médouville en se levant, ce qui donna aux excursionnistes le motif de lever la séance.

Les deux étapes prévues pour le lundi 13 juin furent franchies sans incident notable par les treize équipages aériens volant de conserve. Partie à huit heures et demie du matin des prairies de l'Orne, la caravane arrivait à Saint-Lô, une heure un quart plus tard, après avoir passé au-dessus des bourgs de Tilly et de Balleroy, choisis comme points de repères le long de la route. Les aéroplanes atterrirent à l'abri d'un haut rideau de peupliers, dans un champ dépendant de la commune de la Luzerne, à moins de deux kilomètres du chef-lieu de la Manche, que les jeunes gens les plus alertes s'empressèrent d'aller visiter, pour vérifier l'exactitude de ce que leur en avait appris la veille leur secrétaire général.

A onze heures et demie, les promeneurs étaient de retour et l'escale prenait fin. La troupe tout entière prenait son vol pour s'abattre à midi aux portes de Coutances, dont les deux tours aiguës, visibles à plus de huit lieues à la ronde, avaient guidé les pilotes.

Le temps continuant à se montrer propice, la flottille abandonna Coutances à trois heures et demie en se dirigeant vers Granville. Mais, en arrivant à la hauteur de Bricqueville-sur-Mer, un vent d'ouest impétueux chassa les aéros vers l'intérieur des terres. On ne put donc apercevoir la ville et le rocher de Bellevue qu'à l'aide des jumelles. La caravane passa entre la Haye-Pesnel et Sartilly et arriva à Avranches où elle fit une escale d'une heure. A cinq heures et demie, les touristes prirent terre, pour la dernière fois de la journée, à Pontorson, où ils entrèrent par une pluie battante.

—Bon, voilà qu'il pleut de nouveau!... s'exclama Médrival fort contrarié. Nous n'allons pas pouvoir voler demain, si cela continue!

—Espérons que cela ne durera pas, lui répondit La Tour-Miranne conciliant. Nous ne devons d'ailleurs repartir qu'après déjeuner, et le parcours n'est pas très étendu. Nous devons faire le tour de la presqu'île du Groin, de Cancale à Saint-Malo, et nous descendrons le cours de la Rance de Dinard à Dinan, le tout représente à peine 70 kilomètres.

—Et demain matin, questionna Mlle Geneviève Outremécourt, que faisons-nous? quel est le programme?

—Demain, mademoiselle, nous visitons la merveille: Saint-Michel au péril de la mer. Nous partirons en break à sept heures du matin pour être revenus à midi à Pontorson.

Après le dîner, Médouville, sur la demande qui lui en fut adressée par ses compagnons, rappela l'histoire du mont Saint-Michel, et alla jusqu'au bout, sans se laisser démonter par les réflexions ironiques de son cousin Lhier qui se faisait un malin plaisir de le taquiner.

—Il paraît certain, commença le jeune homme, que, depuis les temps les plus reculés, le cône granitique de 122 mètres de hauteur qui constitue la base du Mont Saint-Michel, a été surmonté d'un temple et d'une forteresse. Les Gaulois y possédaient un collège de druidesses qui rendaient des oracles. Les Romains, maîtres des Gaules, ayant aboli le culte de Teutatès, élevèrent un temple à Jupiter sur le mont qui prit alors le nom de Mons Jovis, d'où Mont-Jou. Devenus chrétiens, les Francs élevèrent sur le versant méridional du rocher consacré à Jupiter, deux oratoires sous l'invocation de saint Etienne et de saint Symphorien. Le Mont-Jou prit alors le nom de Mons Tumbae (ou Mont de la Tombe), tumba étant pris ici dans le sens de tumulus, colline, et le rocher voisin s'appelait tumbella, petite tombe ou Mont Belenus, d'où on a fait Tombelaine. Des ermites ayant pareillement bâti des cellules en ce dernier endroit, les deux monts formèrent plus tard une seule communauté, l'abbaye mérovingienne de Mandane qu'on appela Monasterium ad duas Tumbas (le monastère des deux Tombes).

C'est sans doute à la submersion graduelle de la forêt de Scissy qu'il faut attribuer cette tendance des ermites à aller s'établir, soit au Mont-Bélène, soit au Mont-Tombe, et à se fixer définitivement sur ce dernier mont, plus considérable que le premier comme hauteur, et plus abordable.

En 708, saint Aubert, douzième évêque d'Avranches, qui se retirait fréquemment au Mont-Tombe pour s'y livrer à la prière et à la méditation, y fit jeter les fondements d'une modeste chapelle en forme de grotte, dédiée à l'archange saint Michel. Depuis cette époque, le Mont-Tombe ne fut plus connu que sous le nom de Mont Saint-Michel.

Saint Aubert remplaça les ermites de l'abbaye de Mandane par douze chanoines, et détacha de son propre patrimoine les villages d'Huysnes et de Genest, pour les ériger en dotation de la nouvelle communauté. Le bruit s'étant répandu que des miracles se produisaient en cet endroit, les pèlerins y accoururent en foule, apportant aux chanoines leurs offrandes, qui servirent à développer les constructions de l'abbaye. Les monarques ne dédaignèrent pas de suivre la foule, et le Mont reçut la visite de Childebert II, de Charlemagne, dont un ancien roman de chevalerie dit:

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