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Le tour de France en aéroplane

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Au Mont s'en va le bon roy de saison,

A Saint-Michel faire son oraison.

de Robert le Diable, de saint Louis, Louis XI, François Ier, etc.

Par sa position, le Mont devint bientôt un lieu de refuge pour les populations de la Neustrie occidentale que les ravages des Normands refoulaient dans les endroits inaccessibles. Ce furent les premières origines du bourg établi au pied du rocher, vers la fin du IXe siècle.

Le contact de ces nouveaux habitants ayant apporté quelque relâchement dans la vie cénobitique des chanoines, le duc de Normandie, Richard Ier dit Sans-Peur, fils de Guillaume Longue-Epée, fit abattre l'oratoire de saint Aubert et construire, à sa place, en 963, sur le faîte même de la pyramide de granit, une vaste église entourée de bâtiments spacieux. Puis, dans une charte qu'il fit ratifier par le roi Lothaire et par une bulle du pape Jean XIII, il y établit des moines bénédictins du Mont-Cassin, déclara l'abbé électif par ses religieux, et l'investit de la pleine et entière juridiction temporelle sur les habitants du Mont.

De 1017 à 1023, Richard II, fils du précédent, fait jeter les fondements d'un édifice plus vaste encore. D'épaisses voûtes, audacieusement élevées à l'est, au sud et à l'ouest de la cime du rocher, en élargissent la surface. Ces constructions souterraines, qui supportent la masse de l'église, existent encore aujourd'hui. Leur partie la plus remarquable est celle connue sous le nom de voûte des Gros-Piliers. C'est le reste de construction le plus ancien qui subsiste au Mont.

Depuis cette époque, il semble que la principale préoccupation des abbés, presque tous hommes des plus remarquables, ait été d'élever lentement, à travers les siècles, l'édifice que nous admirons aujourd'hui. Bernard le Vénérable fit même construire en 1197, au sommet du rocher de Tombelaine, une belle chapelle et des lieux réguliers, avec un jardin, une citerne et toutes choses nécessaires pour une communauté de dix ou douze religieux qu'il y entretenait sous l'autorité d'un prieur ou prévôt. Ce prieuré était très fréquenté et une forteresse fut bâtie à proximité par Philippe-Auguste. Au temps de la guerre de Cent Ans, une poignée de braves y abrita, de 1418 à 1444, les lys étouffés ailleurs par les Anglais. Quoi qu'ils fissent durant vingt-six années, Saint-Michel resta terre française et le flot de l'invasion se brisa contre ses remparts. Il n'y a pas, dans les annales des sièges, exemple d'une résistance aussi longue que celle qu'opposèrent aux Anglais quelques gentilshommes normands ou bretons groupés. Pour demeurer fidèles au roi, ils souffrirent la ruine et bravèrent la mort pendant un quart de siècle. Cet épisode de notre histoire étant assez peu connu, je le retracerai d'après un résumé publié par le général baron Rebillot dans la Revue du T.C.F. «Durant cette lutte si longue, la garnison de la forteresse, plus ou moins étroitement bloquée, subit les vicissitudes de la lutte poursuivie par ailleurs, et son effectif ne dépassa pas deux cents gentilshommes avec leur suite d'écuyers. Le premier qui dirigea la lutte fut un jeune homme de vingt-quatre ans nommé Jean d'Harcourt; il fut nommé capitaine du Mont en 1420, et infligea aux envahisseurs deux sanglants échecs, l'un à Montaigu dans l'Avranchin, l'autre à Bressinières dans le Maine. Il périt en 1424 à la bataille de Verneuil. Son successeur fut le bâtard d'Orléans qui transmit le commandement qu'il ne pouvait exercer en personne, à l'un des plus puissants barons du Cotentin, Paynel ou Pesnel, seigneur de Bricqueville, dont la tâche fut des plus ardues. Assailli à la fois par terre et par mer, il parvint à repousser l'assaut donné au Mont par l'amiral de Normandie. L'année suivante, le successeur de Pesnel fut battu et emmené prisonnier. Les Anglais revinrent à la charge avec vingt navires, mais, à leur tour, ils furent repoussés, grâce à messire Louis d'Estouteville, seigneur d'Auzebosc et gendre du baron de Bricqueville, qui, au dire des chroniqueurs du temps, fut le plus ferme soutien de la forteresse attaquée.

Tandis qu'autour de l'indolent roi de Bourges, Charles VII, s'entrecroisaient des intrigues que l'histoire a fait connaître, la garnison du Mont Saint-Michel, sous la direction de son nouveau chef qui sut s'imposer par l'ascendant de son mérite, donnait à la France envahie un admirable et réconfortant spectacle.

Le Mont, pyramide rocheuse isolée au milieu d'une plaine que le reflux recouvre deux fois par jour, formait une sorte de petit royaume divisé en trois provinces: à la base, une ville qu'habitaient des bourgeois, des hôteliers au nombre d'environ trois cents, faisant vivre les hommes d'armes de la garnison et les pèlerins qui réussissaient à passer à travers les troupes anglaises. Au milieu, un châtelet, poste fortifié, qui commandait l'entrée de l'abbaye, espèce de citadelle où se tenait la plus grande partie de la garnison. Au sommet enfin, l'église abbatiale et le monastère abritant une vingtaine de religieux réunis sous l'autorité de l'un des leurs en l'absence de leur abbé, mis dehors comme ami des Anglais. Ces religieux vivaient en bonne intelligence avec les défenseurs, dont ils partageaient les sentiments et à qui ils prêtaient le secours de leurs prières et au besoin l'aide de leurs bras.

Le nouveau capitaine travailla sans relâche, avec le concours des bourgeois de la ville, à augmenter les défenses de la forteresse qui lui était confiée. Souvent, forcé d'interrompre son oeuvre pour faire face à quelque attaque soudaine de l'envahisseur, il rappelait Zorobabel au retour de la captivité, tenant d'une main l'épée et de l'autre la truelle.

Pour mieux protester contre la conquête, le sire d'Auzebosc investit quelques-uns de ses compagnons, de fonctions judiciaires et administratives du pays occupé par l'ennemi. C'est ainsi qu'il nomma un bailli du Cotentin, un vicomte d'Avranches, et fit élever une potence pour affirmer son droit de justice, tandis que de sages dispositions réglaient les rapports des hommes d'armes avec les religieux, afin que ceux-ci n'eussent pas à souffrir du voisinage.

Contre les Anglais, depuis sept ans maîtres de la Normandie, un des facteurs importants de la résistance du Mont Saint-Michel, fut la flottille, qui put constamment ravitailler la garnison. Cette flottille se composait de navires d'un faible tonnage, quelques-uns simples barques, mais montés par d'intrépides marins, dressés dès l'enfance à se diriger sûrement parmi les dangereux écueils de la côte. Ils profitaient des nuits sans étoiles, même des orages, pour apporter à la garnison des provisions de toutes espèces. Sortant de leur rôle défensif, ces marins ne tardèrent pas à devenir d'audacieux corsaires, terreur des Anglais et des Normands traîtres à la patrie. Un baleinier de Saint-Malo, monté par des gens d'armes de la garnison, fit la course sur les côtes septentrionales du Cotentin, et leva même des contributions de guerre sur des paroisses situées aux environs de Caen.

Sans l'aide de ces infatigables et vaillants auxiliaires, la défense du Mont Saint-Michel n'aurait pu être prolongée jusqu'en 1444, année de la trêve avec l'Angleterre. Depuis Azincourt jusqu'à 1428, la conquête anglaise n'avait cessé de s'étendre sur la France; à cette époque, il ne restait plus, au nord de la Loire, que trois centres de résistance: le Mont Saint-Michel, Vaucouleurs et Orléans. Le régent Bedfort résolut d'en triompher à tout prix; c'est alors qu'il fit entreprendre le siège d'Orléans, presser Baudricourt à Vaucouleurs et redoubler d'efforts contre la forteresse normande. Le trop fameux Pierre Cauchon avait obtenu du pape l'autorisation de prélever sur les revenus ecclésiastiques un impôt exclusivement affecté aux frais de ces attaques, poussées sur mer et sur terre à l'aide de nombreuses bastilles dont les garnisons venaient d'Angleterre. Le moment était solennel; il semblait à tous que les jours de la résistance fussent comptés. Les défenseurs du Mont n'avaient aucun secours à attendre, lorsqu'on apprit qu'une jeune fille s'était présentée au roi, se disant appelée par l'archange protecteur du Mont, à chasser de France ces Anglais. Cette nouvelle, accueillie avec enthousiasme, rendit courage aux défenseurs du sanctuaire de Saint-Michel, et après les succès de Jeanne d'Arc, leur espoir se changea en confiance intrépide. La levée du siège d'Orléans, suivie de la défaite de Patay, entama, au contraire, l'outrecuidance des Anglais, qui, en Normandie, passèrent de l'offensive à la défensive. Dès la fin de 1429, démantelant Pontorson, ils se confinèrent dans les places d'Avranches et de Caen. D'Estouteville escarmoucha souvent avec les garnisons de ces villes, qu'une terreur superstitieuse travaillait aux récits des prouesses de Jeanne.

En les entendant, les recrues anglaises désertaient en masse, malgré les mesures rigoureuses prises pour les retenir, et l'héroïne française aurait pu se vanter d'avoir grandement contribué, quoique de loin, au salut de l'abbaye qui portait le nom de son conseiller céleste. A partir de 1430, l'invasion anglaise recula comme le flot qu'emporte le reflux; les populations, durement foulées, se soulevèrent en Normandie, et le clergé lui-même prit les armes contre l'envahisseur.

Sur ces entrefaites, survint un événement qui soumit les défenseurs du Mont Saint-Michel à une nouvelle et décisive épreuve. Un incendie détruisit presque toutes les maisons qui abritaient la garnison et les bourgeois de Saint-Michel. Le sire de Scales, gouverneur de Domfront, crut l'occasion favorable pour emporter par un assaut vigoureux, cette forteresse qui depuis si longtemps défiait ses compatriotes. Il assembla les garnisons voisines et, avec une artillerie puissante, arriva devant les murs du mont incendié. Ses canons firent en quelques heures une brèche dans la première enceinte et dans un grand bâtiment, dépôt des provisions de la garnison. Il lança alors à l'assaut des troupes beaucoup plus nombreuses que les défenseurs. Déjà les assaillants couronnaient la brèche et criaient: «Ville gagnée!», lorsque d'Estouteville et les siens tombèrent sur eux comme une avalanche et les culbutèrent. Scales est jeté bas de son cheval; ses soldats le croient tué, prennent peur et s'enfuient dans toutes les directions; l'artillerie est prise et deux de ces pièces, appelées les michelettes, ont été conservées jusqu'à nos jours.

Après cette déconvenue, le sire de Scales, qui put se tirer de la déroute, ne songea plus qu'à se fortifier contre les Montois avec force bastilles, dont la construction dut être payée par les habitants du Cotentin. Comme les paysans se refusaient à se laisser tailler, deux capitaines anglais, Thomas Waterhoo et Roger Yker, en massacrèrent douze cents; cette boucherie eut pour théâtre le village de Vicques, dans la vallée de la Dives.

Un monument devrait être élevé dans cet endroit, ainsi qu'auprès d'Azincourt, où Henri V, après la bataille gagnée, fit assommer de sang-froid quatre mille prisonniers français.

Cette odieuse exécution provoqua d'ailleurs une insurrection générale dans tout le pays, et partout les paysans se joignirent aux troupes régulières envoyées contre les Anglais. Le sire de Scales dut abandonner Avranches, et se replier vers le gros de ses compatriotes. Le 14 août de cette même année, les Montois infligèrent aux Anglais de Tombelaine une défaite humiliante, dont ils se vengèrent par d'abominables cruautés, faisant enfouir vivantes de pauvres femmes coupables d'entretenir des intelligences avec les rebelles. En 1436, le soulèvement se propagea, et d'Estouteville put s'emparer de Granville.

Pendant les années suivantes, Français et Anglais luttèrent sans relâche les uns contre les autres, avec des alternatives de succès et de revers infligés plus nombreux à nos ennemis; cela dura ainsi jusqu'à la trêve de 1444.

Comme tous les hommes qui s'élèvent au-dessus de la foule, d'Estouteville avait des ennemis ardents; aussi bien le devoir l'obligeait à réprimer chez quelques-uns de ses auxiliaires, des habitudes de pillage, voire de brigandage, communes à cette époque chez les gens de guerre. Tandis qu'il servait glorieusement sa patrie et son roi, un complot fut tramé contre lui par quelques officiers de la garnison montoise complot dans lequel entra l'un de ses obligés, le baron de Coutances. De concert avec quelques bourgeois, les conjurés devaient se saisir de leur capitaine, et l'expulser de la forteresse. Découverte à temps, cette conjuration ne fut point punie avec rigueur. Coutances fut pardonné, et ses complices profitèrent aussi de la magnanimité de d'Estouteville.

«Peu de temps après que le glorieux soldat s'était enfermé dans le Mont Saint-Michel, un fils lui était né, qui avait grandi au milieu des épreuves. Parvenu à l'âge viril, ce jeune homme était devenu l'un des meilleurs lieutenants de son père, lorsqu'en 1444 fut conclue la trève qui permit à la garnison de Saint-Michel de se reposer d'une lutte poursuivie sans relâche depuis vingt-six ans.

«Quand la guerre se ralluma en 1449, d'Estouteville joua le rôle le plus actif et le plus glorieux dans la campagne qui libéra la Normandie. Il put enfin entrer dans les grands biens qu'il tenait de sa femme, Jeanne Paynel, l'une des plus riches héritières du royaume. Il mourut en 1464, huit ans après sa vaillante compagne, qui ne s'était jamais séparée de lui, et avait, durant le long siège, partagé sans faiblir les privations et les périls de son époux.

«Voulant être uni à elle dans la mort, comme il l'avait été dans la vie, d'Estouteville ordonna qu'on l'ensevelît à côté de sa chère épouse, enterrée au milieu du choeur de l'église de Hambye. Jusqu'à la Révolution, on put admirer le beau monument qui renfermait ces glorieuses reliques. Mais en 1793, le tombeau où dormait sous la garde de la mort et de sa renommée, ce grand serviteur de la patrie, fut violé. La pierre tumulaire qui disait son nom sert maintenant de seuil à l'entrée d'une ferme. Aucun monument ne rappelle aux jeunes générations l'héroïque soldat qui, pendant vingt-cinq ans, défendit le Mont Saint-Michel contre les Anglais, et le siège peut-être le plus long qui ait jamais été soutenu.

«Louis XI, un des rois les plus sensibles aux gloires de la France, créa l'ordre de chevalerie portant le nom de l'archange Saint-Michel, puis combla de bienfaits et de privilèges les habitants et les religieux du Mont. Ses libéralités s'étendirent jusqu'aux descendants des chiens qui, dressés par les Montois, les aidèrent à se garder des surprises de l'ennemi; il affecta une somme annuelle de 24 livres tournois à l'entretien des chiens employés à faire, pendant la nuit, le guet autour du célèbre rocher.

«A partir de 1523, les abbés du Mont Saint-Michel devinrent commendataires. Choisis parmi les évêques ou les cardinaux et ne résidant pas au Mont, ils se désintéressèrent généralement des travaux dont l'abbaye éprouvait le besoin. Il fallut un arrêt du Parlement de Rouen pour obliger François de Joyeuse à restaurer ces magnifiques monuments.

«Pendant les guerres religieuses du XVIe siècle, l'abbé commendataire Arthur de Cossé (1570) défendit le Mont contre les protestants. Toutefois l'abbaye tomba plusieurs fois entre les mains de ces derniers, mais elle leur fut toujours reprise.

«En 1622 les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur furent installés au Mont Saint-Michel, et donnèrent un nouvel essor aux pèlerinages.

«Depuis l'époque de Louis XI, le Mont était prison d'État, et ses cachots regorgèrent de prisonniers sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV.

«Pendant la régence de Philippe d'Orléans, le comte de Broglie, en 1721, obtint pour son frère la commende de l'abbaye en échange de six cents bouteilles de grand vin de Bourgogne. L'abbé de Broglie conserva sa charge jusqu'en 1766. Parmi les nombreux prisonniers qui peuplaient les cachots à cette époque, citons le poète Desroches et Victor de la Cassagne, plus connu sous le nom de Dubourg.

«A la Révolution, les religieux furent dispersés, les prisonniers délivrés, et la plupart des manuscrits transportés à la bibliothèque d'Avranches.

«Le Monastère ne cessa pas d'être prison d'État; ce fut la Révolution qui y enferma ses ennemis. En 1793 et 1794, trois cents prêtres des diocèses d'Avranches, de Coutances et de Rennes, y furent renfermés pour avoir refusé de prêter le serment civique.

«Un décret du 6 juin 1811 le convertit en maison centrale de détention et de correction.

«Ces nouvelles appropriations furent très dommageables à l'oeuvre architecturale des abbés du Mont. Bien des sculptures furent mutilées, des vitraux détruits; les plus belles salles obstruées par des cloisons, des planchers, sans le moindre souci de la conservation ou de la consolidation des murailles. Aussi, en 1817, une partie de l'ancienne hôtellerie, servant de prison pour les femmes, s'écroula-t-elle avec fracas.

«Pendant le règne de Louis-Philippe, on entreprit quelques réparations, mais on continua à détériorer le monument en y entassant dès prisonniers.

«Ce fut à cette époque que les cachots reçurent des hommes politiques, comme Barbes, Blanqui, Raspail, Martin Bernard, etc.

«Un décret en date du 20 octobre 1863 supprima la prison, et le Mont Saint-Michel devint propriété domaniale, puis l'abbaye fut louée à l'évêque d'Avranches et de Coutances qui obtint, en 1865, pour l'entretien du monument, un secours annuel de vingt mille francs payés sur la cassette de Napoléon III. En 1872, le gouvernement fit préparer des projets de restauration du Mont Saint-Michel, et on procéda aux réparations les plus urgentes, entre autres à la consolidation des bâtiments du sud-ouest qui menaçaient ruine. Deux ans plus tard, l'abbaye fut classée comme monument historique; les travaux de restauration décidés furent commencés par l'architecte Corroyer et continués par Petitgrand. Ce dernier a dégagé l'abbaye des constructions qui masquaient sa base et mis à jour de nombreux souvenirs qui sont venus enrichir les galeries du Musée du Mont, si intéressant déjà par les collections qu'il a pu recueillir et qui retracent toute l'histoire de cette ville célèbre.»

Voilà, conclut le secrétaire général de l'Aéro-tourist-club, en s'adressant à ses auditeurs, ce que je puis vous apprendre au sujet de l'histoire du Mont Saint-Michel que nous allons visiter demain matin. Quant aux curiosités archéologiques que renferment ces constructions grandioses, les gardiens, qui ne doivent pas manquer puisque c'est un monument historique et dépendant par conséquent de l'administration des Beaux-Arts, nous les décriront pendant que nous passerons d'un étage à l'autre de la merveille féodale.


CHAPITRE XVII

LE MONT SAINT-MICHEL ET SES ENVIRONS

VISITE DU MONT SAINT-MICHEL.—LES CURIOSITÉS DU MONT.—LA MERVEILLE.—LES CACHOTS.—LE MARQUIS DE TOMBELAINE.—TRAVERSÉE DU GOULFE.—LE MARAIS DE DOL.—LE GROIN DE CANCALE ET LA PROVENCE CANGALAISE.—CIRCUIT AUTOUR DE LA VILLE DE SAINT-MALO.—DESCENTE DE LA RANCE.—DINAN LA JOLIE ET SES ENVIRONS.

La baie du Mont Saint-Michel se creuse au fond du golfe de Bretagne ou de Saint-Malo, à la limite des départements de la Manche et d'Ille-et-Vilaine. Granville est au nord de la baie et Saint-Malo à l'ouest; plus près on aperçoit Cancale avec ses pêcheries qui courent en zigzag dans les lagunes, ses majestueux rochers, les côtes de Dol, et Pontorson, le vieux fief de Bertrand du Guesclin. Le fond de la baie n'est qu'une vaste plaine de sables, comprenant environ dix lieues carrées de superficie, qui chaque jour sont deux fois couvertes en partie par la mer et deux fois par elle abandonnées. Dans cette espèce d'entonnoir, dont le Mont Saint-Michel occupe l'extrémité, la disposition particulière des côtes, celle des bancs, des plateaux de roche, et des îles nombreuses qui s'étendent au nord jusqu'à la pointe de la Hague, exercent sur la grandeur des marées une telle influence, que les eaux s'y élèvent à une hauteur plus que double de celle qu'elles atteignent sur les autres points de notre littoral. Tandis que la mer ne monte qu'à 7 mètres à Cherbourg et à 8 mètres dans le port de Brest, elle atteint à Granville jusqu'à 15 mètres. Qu'on se figure cette énorme masse d'eau, à l'instant où le flot arrive, s'élançant dans le fond, de la baie, vers le Mont Saint-Michel qui, au moment de la mer basse, en est éloigné de deux lieues, et qui bientôt n'est plus qu'une île semblant seulement reliée à la terre par un mince câble, aspect que présente de loin la digue élevée entre le Mont et Pontorson. La rapidité de la mer est telle, dans les grandes marées d'équinoxe, que le cheval le plus agile serait bientôt dépassé sur ce terrain sablonneux et mouvant. Les marées de mars et de septembre sont très redoutées, surtout celles de septembre, appelées marées des gaspas, et qui ont laissé de terribles souvenirs en faisant disparaître des exploitations entières du côté de Courtils et d'Ardevon.

Heureusement, les heures exactes de la marée étant bien connues d'avance, on peut, sans craindre d'être envahi, aller explorer les plages qu'elle laisse à découvert.

Les produits de la mer sont la principale ressource des habitants du Mont.

Les hommes pèchent au filet, ce qui est un rude métier, car il faut suivre les heures des marées, qui se produisent souvent par des nuits froides et sombres. On trouve, autour du Mont Saint-Michel, des saumons de forte taille et d'un goût exquis, renommés sur toute la côte, des bars, des plies ou limandes, des guitans ou merlans, quelquefois des soles, de petits mulets et des crevettes grises.

Pendant ce temps, toute la famille du pêcheur, femmes, filles, garçons, se livre à la recherche des coques. C'est une espèce de coquillage bivalve ayant la forme et la grosseur d'un oeuf de pigeon un peu aplati. On l'extrait du sable avec les doigts, après que la marée s'est retirée, et dans des parties de la grève très faciles à reconnaître pour les gens adonnés à ce métier. Les coques sont très mal réputées dans le pays, peut-être uniquement parce qu'elles sont très communes et par conséquent à vil prix. Elles se consomment presque toutes dans les campagnes environnantes. Ce genre de pêche, quoique peu productif en apparence, est cependant une véritable source d'aisance pour le pays, toute la famille du pêcheur pouvant s'y livrer presque en toute saison. Aussi, la misère est-elle inconnue au Mont Saint-Michel.

Une excursion au Mont Saint-Michel est une des plus intéressantes que l'on puisse accomplir en France.

Le chemin de fer conduit jusqu'à Pontorson, petite ville située à trois lieues au sud-est d'Avranches, et à deux lieues au midi du Mont Saint-Michel. Pontorson a longtemps servi de boulevard contre les Bretons. Robert, duc de Normandie, étant en guerre avec Alain Barbe-Torte, comte de Bretagne, y bâtit un château et fortifia la ville; mais Louis XIII, après la reddition de la Rochelle, voulant ôter aux seigneurs de Montgomery, qui étaient calvinistes, toute occasion de soutenir ce parti, la fit entièrement démanteler.

Au lieu de prendre place dans les voitures du petit chemin de fer de Pontorson à Moidrey-le-Mont-Saint-Michel, La Tour-Miranne, chef de l'expédition, préféra fréter un grand break où ses vingt-deux compagnons trouvèrent place à côté de lui. Au bruit argentin des sonnailles, dont il était garni, l'attelage démarra et, sortant du bourg de Pontorson, suivit au grand trot la route longeant la rivière du Couesnon, qui constitue la ligne de démarcation entre la Normandie et la Bretagne. En raison de la faible pente et du peu de consistance du sol, le Couesnon a changé plusieurs fois de lit. Autrefois, il déversait ses eaux entre Tombelaine et le Mont; ce dernier était alors breton. Depuis lors, il s'est creusé un chenal à l'ouest du Mont, ce qui a donné naissance au dicton bien connu:

Le Couesnon,

Par sa folie,

A mis le Mont

En Normandie.

Le pays étant très plat, les touristes n'apercevaient partout autour d'eux que la langue grise, embrumée et silencieuse. Enfin la silhouette de la montagne célèbre se dessina sur l'horizon, et bientôt l'équipage atteignit la digue, longue de deux kilomètres qui relie le Mont à la terre ferme. Ce beau travail, exécuté par le corps des Ponts et Chaussées, permet aux voitures et au tramway à vapeur de Pontorson, d'atteindre le Mont en tout temps, alors qu'avant sa construction on n'abordait que difficilement; la traversée, sur le sable à marée basse ou en bateau à marée haute, était pénible et dangereuse. Cependant, le mieux est souvent l'ennemi du bien, la présence de l'obstacle formé par la digue a facilité le colmatage, et l'on craint qu'au bout d'un certain nombre d'années, la baie soit entièrement transformée en terre ferme. Au lieu de rester une île, le Mont ne sera plus qu'un rocher isolé au milieu d'une plaine herbue et verdoyante, et il perdra ainsi la majeure partie de son charme qu'il doit surtout à sa situation insulaire. C'est pourquoi, des voix autorisées ont fait entendre des protestations pour sauver le Mont menacé et demander aux pouvoirs publics de couper la digue et d'arrêter le colmatage à 1500 mètres des vieux remparts. Le Touring-club a soutenu ces légitimes revendications, et il est à souhaiter qu'il les fasse enfin aboutir.

A mesure que le break avançait sur la chaussée, le Mont semblait grandir à vue d'oeil et l'on en distinguait les moindres détails. La ville de Saint-Michel collée au roc et surmontant le mur d'enceinte, la plate-forme dominant la ville, la muraille du château couronnant la plate-forme, le château hardiment lancé par-dessus la muraille, l'église perchée sur le château, et sur l'église l'audacieux campanile portant à son plus haut sommet la statue monumentale de l'archange, due au ciseau du sculpteur Frémiet.

Le break fit halte à l'extrémité de la digue; ses occupants en descendirent alors et pénétrèrent l'un après l'autre dans la ville par la Porte du Roi, encadrée des deux bombardes ou Michelettes, prises aux Anglais, et donnant accès dans l'avancée. Ils escaladèrent ensuite l'unique rue, qui serpente sur le flanc du Mont et conduit à l'abbaye, en jetant un coup d'oeil'à droite et à gauche sur les boutiques de marchands d'objets de sainteté, et les hôtels bordant cette rue. Le professeur Darmilly appela l'attention de ses camarades sur cette particularité du Mont, que l'eau potable y est plutôt rare, en raison de la nature granitique du roc lui servant de base et qui ne laisse sourdre aucun filet d'eau. Cette situation est exprimée d'une façon humoristique par une eau-forte de Dubouchet représentant «la dispute pour un seau d'eau dans la Grande-rue», avec ce distique:

On a du bon cidre à gogo,

On se bat pour avoir de l'eau!

Les fruits et les légumes sont non moins rares au Mont Saint-Michel, car la sécheresse les brûle presque toujours sur pied. Il faut, comme pour l'eau, s'en approvisionner au dehors. En revanche, et c'est encore là une curiosité de ce rocher, il fournit des figues qui, pour la saveur, ne le cèdent en rien à celles du Midi. Malheureusement, elles sont devenues fort rares, la majeure partie des figuiers ayant gelé il y a près d'un siècle.

Les constructions bordant la rue n'ont rien de remarquable, à part quelques restes du XVe siècle, tels que la tour du guet et le «beau logis que Du Guesclin fit construire en 1356 pour sa femme, Typhaine de Raguenel, demoiselle bien versée en philosophie et astronomie». Les touristes jetèrent un coup d'oeil, en passant, sur ces restes puis, après avoir escaladé le Grand degré qui fait suite à la grande rue, ils arrivèrent à la barbacane ou défense extérieure du châtelet. Ils s'arrêtèrent un instant au pied de la croix érigée en cet endroit en 1889 et qui a, paraît-il, été rapportée de Jérusalem. En se retournant, ils aperçurent toute la ville avec ses toits en pente, et au loin le rocher de Tombelaine. Ils pénétrèrent enfin sous la voûte étroite du châtelet entre les deux grosses tours cylindriques imitant deux pièces de canon debout sur leurs culasses, et commencèrent, dans l'ordre traditionnel, et sous la conduite d'un gardien, la visite du monument abbatial. Le groupe des excursionnistes traversa donc la salle des gardes, lourdement voûtée, et se hissa par une série d'escaliers à la plate-forme de Beauregard ou Sault-Gautier au niveau de l'église haute. De cette esplanade, le regard pouvait embrasser un splendide panorama des côtes du Cotentin et de la Bretagne, avec le mont Dol comme point saillant, alors que les visiteurs avaient à leurs pieds les substructions considérables formant les soubassements de l'église et des principaux bâtiments'qui l'entourent.

Si l'on en croit les traditions, l'église qui couronne le rocher aurait été élevée sur les ruines de l'oratoire érigé par saint Aubert en 708, et de l'église construite en 963 par Richard, petit-fils de Rollon. Il ne subsiste aucun vestige de ces deux édifices; mais il existe encore, de l'église romane fondée en 1020 par le duc de Normandie, Richard II, et dont la construction fut dirigée par l'abbé Hildebert II, les transepts, la plus grande partie de la nef et tous les soubassements.

Cette partie du Mont Saint-Michel, dit M. Corroyer, est des plus intéressantes à étudier; elle démontre la grandeur et la hardiesse de l'oeuvre de l'architecte Hildebert. Au lieu de saper la crête de la montagne et surtout pour ne rien enlever à la majesté du piédestal, il forma un vaste plateau, dont le centre affleure l'extrémité du rocher et dont les côtés reposent sur des murs et des piles, reliés par des voûtes, et forment un soubassement d'une solidité parfaite.

Cette immense construction est admirable de tous points: d'abord par la grandeur de la conception, et ensuite par les efforts qu'il a fallu faire pour la réaliser au milieu d'obstacles de toute nature résultant de la situation même, de la difficulté d'approvisionnement des matériaux et des moyens restreints pour les mettre en oeuvre.

L'église fut achevée vers 1113 par Bernard du Bec, treizième abbé du Mont. Ce vaste édifice avait alors la forme d'une croix latine, figurée par la nef composée de sept travées, par les deux transepts, et enfin par le choeur. Il subsiste de l'église romane: quatre travées de la nef, les deux transepts, avec les chapelles semi-circulaires pratiquées dans les faces est, et enfin les amorces du choeur ruiné en 1421.

Le sommet du roc qui compose le Mont Saint-Michel étant fort inégal, il fallut, pour obtenir le nivellement nécessaire, élever de puissants soubassements qui forment, sous le choeur, en reproduisant d'une façon plus grossière le dessin de celui-ci, la crypte des Gros-Piliers.

Après avoir visité les chapelles, où le guide fit remarquer les bas-reliefs de la chapelle nord et le rétable en albâtre, on visita le dessus.

Un escalier ménagé dans l'épaisseur d'un contrefort au sud, monte au-dessus des chapelles et aboutit au comble supérieur, en franchissant, sous le nom d'escalier de dentelle, sur un des arcs-boutants supérieurs, l'espace compris entre le contrefort du bas côté et la balustrade surmontant la corniche du choeur.

Du haut de cet escalier on aperçoit un panorama immense: au nord, la pointe de Granville, et vers l'est, en suivant la côte normande, la ville d'Avranches; au midi, Pontorson; au sud-ouest, le mont Dol et la ville de Dol en Bretagne; au couchant, le havre de Cancale; enfin, au nord-ouest, quoiqu'elle soit éloignée de seize lieues, l'île de Jersey apparaît comme un nuage. On la distingue très bien avec une lunette d'approche.

De ce point élevé, 150 mètres au-dessus du niveau de la mer, l'aspect du Mont lui-même est des plus intéressants.

En redescendant, on visita le transept nord, et on sortit sur la grande plate-forme de l'ouest. La merveille et le cloître retinrent surtout l'attention des aviateurs: «La Merveille» est le nom sous lequel l'admiration des siècles a désigné les gigantesques constructions accolées au nord de l'église et qui forment la façade nord du Mont Saint-Michel, du côté où l'on'remarque un petit bois, dernier vestige de l'antique forêt de Scissy.

La Merveille comprend trois étages superposés: tout au bas sont le cellier et l'aumônerie; au-dessus le réfectoire et la salle des chevaliers; comme couronnement, le dortoir et le cloître.

C'est Roger II, onzième abbé du Mont, qui commença cet édifice (1106-1123). Ayant été détruit, il fut reconstruit, à partir de 1203, par Jourdain, dix-septième abbé du Mont, dont les successeurs suivirent religieusement les plans jusqu'à la fin. «Il faut rendre hommage à cette oeuvre grandiose, dit M. Corroyer, et l'admirer, en songeant aux efforts énormes qu'il a fallu faire pour la réaliser en vingt-cinq ans, au sommet d'un rocher escarpé, séparé du continent par la mer ou une grève mobile et dangereuse, cette situation augmentant les difficultés du transport des matériaux qui provenaient des carrières de la côte, d'où les religieux tiraient le granit nécessaire à leurs travaux. Une partie de ces matériaux, fort peu importante du reste, était extraite de la base même du rocher; mais si la traversée de la grève était évitée, il existait néanmoins de grands obstacles pour les mettre en oeuvre après les avoir montés au pied de la Merveille, dont la base est à plus de cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer.»

[ILLUSTRATION Le marquis de Tombelaine retomba dans les flots, perdit connaissance et se noya (p. 291).]

Le cloître, construit de 1225 à 1236, par les ordres et sous la savante et artistique direction de Raoul de Villedieu, vingt et unième abbé, est un préau trapézoïdal environné de quatre galeries. Il est cité comme modèle d'architecture claustrale. Ses fines colonnettes de granit rose sont disposées deux par deux, et leurs motifs sculpturaux, très variés, sont minutieusement fouillés.

Au sud est le bassin de pierre, ou lavatorium, où les religieux se lavaient les pieds. A l'extrémité de la galerie se trouve le dortoir. Au milieu, la porte par laquelle il faut passer pour descendre dans les immenses et innombrables salles souterraines.

L'aumônerie à l'est et le cellier à l'ouest ont été édifiés par Jourdain, vers 1203, d'après un plan mûrement étudié, ainsi que le prouve, par la disposition des piles inférieures, la superposition des colonnes devant supporter à l'étage supérieur les voûtes des deux salles hautes et qui sont, l'une le réfectoire et l'autre la salle des chevaliers.

Les touristes aperçurent dans un angle à côté de l'escalier descendant au cellier, l'entrée du Chartrier, bâti sur l'angle extérieur nord-ouest de la Merveille, et qui se compose de trois petites salles superposées dont la première seule est voûtée. L'Administration a réuni en ce lieu les diverses curiosités découvertes dans les fouilles opérées au Mont, telles que monnaies, vitraux, dalles armoriées, crosses, débris de vêtements et de vases, etc.

Le Cellier, qui communique par un escalier avec la Salle des Chevaliers située exactement au-dessus, porte également le nom de Montgomery, qui lui vient d'un tragique événement, dont un moine qui en fut le témoin oculaire en 1591, a laissé le récit que nous nous bornons à transcrire ici exactement pour lui laisser toute sa saveur:

«... Le pécheur tombe presque toujours de mal en pire... Cela est si commun qu'il n'est besoing d'en apporter autre preuve que celle qui suit d'un meschant et abominable criminel appelé Goupigny, qui, pour ses forfaits exécrables, devoit estre condamné à mort en la ville de Caen, où il estoit prisonnier, mais par je ne sçay quelle nouvelle invention trouva moyen de se sauver, et pour estre en plus grande seureté se retira en ce château le traistre avec Monsieur de Beausuzay qui en estoit lors gouverneur, se reputant heureux de trouver refuge pour sauver sa misérable vie: mais à peine eut-il passé quelques mois qu'oublieux de la mort qu'il avoit évitée, commence à tramer de plus grandes meschancetez, trahissant la place qui naguerre l'avoit sauvé du gibet, et pour cest effait complota avec Monsieur de Sourdeval, hérétique, moyennant quelque somme d'argent, de luy livrer la place, luy donnant le jour et l'heure pour exécuter ceste horrible trahison en la manière qui suit. C'est que le dit Goupigny devoit monter le dit Sourdeval et ses gens, du costé des grandes salles, par le moyen d'une grande roue et cordages qui servoient d'ordinaire pour monter les grosses provisions du monastère; mais Dieu ne permit point que la chose en allast ainsy; car le traistre ayant tiré l'argent du sieur Sourdeval descouvrit luy mesme à Monsieur de Beausuzay et à toute la garnison du château ce qui se passoit, pour faire le bon valet, car c'est ainsy que se gouvernent les gens sans âmes, tournans à droite et à gauche.

»Cependant voicy le jour assigné venu. Les sieurs de Sourdeval et de Montgomery avec plus de deux cents hommes paroissent à l'heure préfixe, un jour de Saint-Michel, en septembre, sur les huict heures du soir, l'an 1591, en intention de mettre tout au feu et au sang. Monsieur de Beausuzay d'autre costé donne ordre que de Goupigny se trouvât à la dite roue d'où il leur crioit qu'il n'y avoit que craindre, qu'ils montassent au plus viste. Vous eussiez veu aussy tost les ennemis s'accrocher à la corde deux ou trois à la fois à l'envie l'un de l'autre, et celui-cy les tiroit en haut, leur faisant grand accueil, puis soudain les menoit dans le corps de garde où le gouverneur les faisoit poignarder. Et cependant le dit Goupigny continuoit d'en monter d'autres, puis après d'autres, jusqu'au nombre de 78, lesquels à mesme temps les soldats du château lardoient de coups d'espées, amoncelens les corps les uns sur les autres (chose horrible à dire) comme on fait les bûches de bois et fagots dans le bûcher, pensans attirer les dits sieurs de Sourdeval et Montgomery pour les arranger aussy avec les autres en lieu plus éminent.

»Mais voylà qu'ils commencèrent à se denier, voyans que pas un de leurs gens ne leur parloit, ce qui fut cause qu'ils demandèrent audit Goupigny qu'il eut à jetter en bas du rocher un des religieux pour signe que ses gens estoient maistres en la place, et aussy tost le gouverneur fît revestir un des corps morts des habits d'un religieux qu'ils jetteront ainsy du haut en bas; pour lors le dit Sourdeval s'escria d'aise: Allons, Montgomery, c'est a bon; regarde comme les moynes volent, et soudain s'approchèrent pour monter comme les autres; mais le comte de Montgomery plus sage et prudent luy persuada de ne point monter qu'un nommé Rablotière, l'un de leur plus affidé, ne leur parlast. On fit venir celuy-cy qu'exprès on n'avoit fait encore mourir, et Monsieur de Beausuzay gouverneur luy promit de lui donner la vie, s'il voulut crier à Monsieur de Sourdeval, son maistre, qu'il montast en assurance et qu'il n'y avoit rien à craindre; mais il fut si fidelle à son maistre, qu'il n'en voulut rien faire, ains desguisant sa voix, lui fit entendre la trahison. Cet acte si fidelle pénétra le coeur du gouverneur, qui lui donna la vie, et les dits sieurs de Sourdeval et Montgomery avec ce qui leur restoit de gens, s'en retournèrent plus viste que le pas.»

Le misérable Goupigny ne jouit pas longtemps, paraît-il, de sa double trahison, car il fut tué l'année suivante dans Tombelaine.

Les touristes sortant du Cellier sous la conduite du gardien, traversèrent le réfectoire, bâti dans les premières années du XIIIe siècle et qui constitue la plus belle pièce de la Merveille, puis la Salle des Chevaliers, datant de 1215, dans laquelle Louis XI institua l'ordre du Mont Saint-Michel en 1469, et après avoir jeté un coup d'oeil au dortoir, ils redescendirent aux cryptes, en s'arrêtant un instant dans la plus curieuse et qui est dénommée Crypte de l'Aquilon.

Cette pièce romano-gothique est due, comme le promenoir au-dessous duquel elle est située, à Roger II. Elle est divisée en deux nefs par trois gros piliers romans et un beaucoup plus petit. La crypte de l'Aquilon, avec son escalier, est d'un aspect tellement saisissant qu'on l'a reproduite dans le décor du cimetière des nonnes, dans l'opéra de Robert le Diable.

L'administration des prisons y avait fait construire des cachots.

Au bout de la crypte, un petit escalier conduit dans une dizaine d'autres cachots, tels que les «Deux Jumeaux» accolés l'un à l'autre, et à la fameuse Cage de fer.

Cette terrible cage est une niche en voûte, ménagée au ras du sol dans l'épaisseur du mur. Elle était fermée par devant au moyen d'une grille de fer, remplacée dans la suite par une grille de bois, qui elle-même fut enlevée à la suite d'une visite du duc de Chartres (devenu depuis Louis-Philippe).

A droite de la galerie de la cage de fer, une petite porte conduit à des pièces voûtées qui servaient jadis de cellier à l'hôtellerie. On ne voit plus que les ruines de cette dernière; la croisée qui est dans la galerie, côté du midi, était autrefois une porte qui y menait.

Quelques degrés conduisent dans une sorte de cave, que les prisonniers désignaient sous le nom de Cachot du Diable.

Cette pièce servait autrefois de vestibule à la salle des Chevaliers et au promenoir, dans lequel on entre de plain-pied.

En revenant dans la crypte de l'Aquilon, au palier de l'escalier qui monte au promenoir à droite, s'ouvre une porte qui donne entrée dans les catacombes.

Leur voûte immense, bâtie en cailloutis sans nervures et élevée de 10 mètres, est sombre et lugubre. A gauche de ce cimetière, qui présente une superficie de 150 mètres et qui est situé sous la nef de la basilique, on remarque un canal sombre appelé oubliettes, qui recevait primitivement une rare lumière par une ouverture circulaire pratiquée au sommet.

Auprès de ce couloir, du côté du midi, on trouve la chapelle Saint-Etienne; elle était l'une des'plus belles de cette partie du monument, mais deux murs bâtis aux deux extrémités la diminuent de moitié. Au fond de cette chapelle est un escalier conduisant à des salles qui se trouvent au-dessous, et qui servaient de lieu de sépulture, ainsi que l'indiquaient les nombreux ossements qui y ont été trouvés.»

En face de la chapelle Saint-Etienne, on voit la chapelle de Notre-Dame-des-Trente-Cierges, ainsi appelée parce que trente cierges brûlaient toujours devant une statue de la Vierge.

Jusqu'en 1857, cette chapelle fut occupée par une immense roue, que tournaient les prisonniers en marchant à l'intérieur à la manière des écureuils, et qui servait à monter les provisions sur un plan incliné ou poulain.

—Quels ont été les prisonniers célèbres qui ont été enfermés dans ces cachots, demanda au gardien Madame Lhier, qui paraissait péniblement impressionnée.

—Il paraît que l'homme au masque de fer a fait un assez long séjour ici, répondit l'interpellé. Dans les temps plus rapprochés de nous, il y a eu plusieurs détenus politiques célèbres, tels que Blanqui, Raspail et Barbès entre autres.

—Et quelqu'un de ces malheureux est-il parvenu à s'échapper? continua la visiteuse.

—Oh! ce n'était pas facile, madame, de s'évader du Mont. Ainsi, du temps de François Ier, un jeune sculpteur nommé Gaultier fut enfermé ici je ne sais pour quel motif, et les abbés utilisèrent son talent pour décorer les stalles du choeur. Ces stalles, très bien conservées, dénotent de la part de celui qui les a ornées un très réel talent, car elles sont fouillées avec un goût fort original, qui répond d'ailleurs à l'ensemble de la décoration du choeur. Ce qui frappe surtout dans ce travail, c'est le temps prodigieux qu'il a fallu consacrer à l'exécution des plus petits détails. On lui attribue également l'escalier de dentelle.

Grâce à son talent reconnu, Gaultier bénéficiait, par suite même de son emploi, d'une liberté relative qui lui permettait de parcourir les diverses parties de l'abbaye. C'était un tempérament très doux et une nature contemplative. Il fit des projets de décorations merveilleuses pour l'intérieur du Mont. L'exécution de ces projets ayant été contrariée, il en fut extrêmement affecté, et on raconte qu'un jour, pris d'une sorte de folie, il se précipita du haut de la plate-forme située au niveau de l'église haute, ce qui a fait attribuer à cet acte le nom de Saut-Gaultier que porte cette plate-forme, mais en réalité, ce nom est beaucoup plus ancien.

Un autre prisonnier, connu sous le nom de Dubourg, qui fut enfermé en 1745 dans la cage de fer, eut un sort encore plus lamentable: il fut dévoré par les rats. Le véritable nom de Dubourg était: Victor de la Cassagne, journaliste hollandais qui avait pris la liberté de censurer les actes du roi de France, Louis XV. Il fut enlevé, sur le territoire hollandais, par les agents de la police royale, et jeté dans un des plus affreux cachots du Mont Saint-Michel. Touché par ses supplications, le prieur du Mont fit parvenir à sa femme, mère de quatre enfants, à Leyde, un billet lui apprenant qu'il vivait encore, mais qu'il était comme enterré vivant au Mont Saint-Michel.

Enterré était le mot. Affaibli par le chagrin et par les privations, Dubourg mourut dans la nuit du 27 août 1746. Au matin on trouva son corps rongé par une légion de rats.

Le seul prisonnier qui soit jamais parvenu à s'évader des cachots du Mont, est un peintre du nom de Colombat, qui avait été emprisonné à la suite d'une manifestation politique en 1832. Comme il avait été chargé de restaurer les peintures de l'église, il avait à sa disposition tout un matériel, notamment des cordages et une lanterne pour éclairer les coins sombres. En 1842, ayant soulevé une dalle dans la pièce où il était détenu, il parvint à l'entrée d'un puits, dans lequel il descendit à l'aide de sa corde. A sa grande terreur, il aperçut, à l'aide de la demi-clarté que sa lanterne sourde projetait dans les ténèbres de ce gouffre, des squelettes dans toutes les attitudes. Les uns gisaient pêle-mêle sur le sol humide où erraient des légions d'araignées et de scolopendres; d'autres, retenus au mur par des carcans d'acier, témoignaient que les malheureux enfermés dans cet abîme y étaient morts lentement de faim. C'était une oubliette ou in-pace, qui ne lui offrait aucune issue pour s'évader.

Après deux autres tentatives infructueuses, il parvint enfin à s'échapper par un conduit souterrain donnant accès sur les grèves. Il se réfugia à Jersey, et ne revint en France qu'en 1848, lors de l'amnistie accordée aux condamnés politiques. Il s'établit à Caen où il ouvrit un restaurant: A la descente du Mont Saint-Michel. Il y racontait volontiers les détails de son internement et des diverses péripéties par lesquelles il était passé avant de parvenir à s'évader. Il est mort en 1881.

Tout en donnant ces explications, le gardien avait ramené les visiteurs à la porte de sortie du Châtelet. Les touristes, enchantés, terminèrent leur excursion par une promenade sur les vieux remparts du Mont, remparts qui présentent un certain intérêt. En suivant leur ligne continue, l'on se rend compte de la puissance qu'offraient les défenses du Mont.

Tout à l'ouest de l'île se trouve la vieille chapelle de Saint-Aubert, pittoresquement perchée au sommet d'un roc qui, d'après la légende, était autrefois la cime de la montagne, et qui, sur la prière de saint Aubert, s'en détacha pour laisser la place libre aux ouvriers qui devaient construire l'église, et alla se précipiter du côté du Nord. On monte à cette petite chapelle, qui n'a que 4 mètres de long sur 2 m. 50 de large, par douze degrés taillés dans le roc. Au pied du bois qui couvre les pentes au haut desquelles s'élève la Merveille, on peut encore visiter la fontaine de Saint-Aubert, et les restes d'une tour destinée à protéger les plans inclinés aboutissant en cet endroit. Sur les tangues, on peut faire le tour du Mont en une demi-heure: Les endroits dangereux en sont tous relativement éloignés et ils sont aujourd'hui parfaitement connus. D'ailleurs, des guides accompagnent les touristes qui veulent parcourir sans la moindre inquiétude toute l'étendue des grèves. On peut pousser jusqu'à Tombelaine et même jusqu'à Genêts, mais le temps manquait aux compagnons de La Tour-Miranne pour cette dernière excursion.

A l'îlot de Tombelaine se rattache le souvenir d'un personnage qui était une véritable curiosité du Mont.

Tous les visiteurs du Mont Saint-Michel ont connu ce pêcheur étrange, aux allures mystiques, généralement désigné sous le nom de Marquis de Tombelaine, tant à cause de son élégance physique et de la distinction de ses manières, que de son séjour favori, qui était la solitude de Tombelaine.

Venu au Mont Saint-Michel, on ne sait d'où, à l'époque de la construction de la digue, il y exerçait alternativement les métiers de pêcheur et de guide.

Il parlait peu, mais écoutait et observait beaucoup.

Peu après la dernière grande marée d'équinoxe, qui avait déplacé les lises de la baie, le 3 avril 1892, se fiant à sa connaissance des mouvements de la mer, il était parti pour Tombelaine, à la nuit tombante. Les eaux montèrent d'une façon extraordinaire et à une heure inattendue. Étonnamment fort nageur, le marquis de Tombelaine, surpris par le danger, quitta ses vêtements, et lutta avec acharnement contre le flot. Il allait aborder à la grève de Saint-Marcan, lorsque la touffe d'herbe qu'il avait saisie ayant cédé sous son poids, il retomba à bout de forces dans les flots, perdit connaissance et se noya. Son cadavre fut retrouvé le lendemain sur la grève.

L'excursion au Mont Saint-Michel était terminée. Les voyageurs regagnèrent le break qui les avait amenés, après que les dames eurent fait leurs achats ordinaires de souvenirs et de cartes postales illustrées. A midi, la Société, de retour à Pontorson, dévorait à belles dents, l'appétit ayant été aiguisé par cette longue promenade, le plantureux déjeuner préparé pendant la visite à la Merveille.

—Allons!... dit Médouville pendant que ses amis sirotaient leur tasse de café, ne nous endormons pas, comme on dit, sur le rôti! Il faut maintenant nous diriger sur Saint-Malo et Dinan, et je vous assure que c'est là une excursion qui en vaut la peine. Profitons donc que le temps s'est remis au beau et partons.

—Nous vous suivons, marchez devant!... lui répondit Médrival.

Trois quarts d'heure plus tard, la flottille aérienne quittait la prairie où elle s'était abattue la veille, laissant impressionnés du spectacle, les curieux accourus de Pontorson pour assister au départ des treize aéroplanes. Les aviateurs passèrent au-dessus de Saint-Georges de Gréhaigne, de La Rue et de Roz-sur-Couesnon et ils se dirigèrent en droite ligne vers la pointe du Groin de Cancale qui ferme la baie au-nord-ouest.

Pendant une demi-heure, la caravane vola à dix mètres au-dessus de l'immense plaine grise, la mer, qui était pleine à neuf heures du matin et battait les remparts du Mont, s'étant retirée jusqu'au delà des limites de la vision.

Pendant le parcours, le professeur Darmilly expliqua à sa fille qu'aux temps anciens, la baie du Mont Saint-Michel présentait des proportions beaucoup plus vastes que de nos jours, car elle s'étendait jusqu'aux dernières pentes des collines du fond du golfe et comprenait l'immense étendue désignée sous le nom de «marais de Dol» au milieu duquel se dresse le mont Dol, haut de 65 mètres, et qui possède cette curieuse particularité d'avoir à son sommet une fontaine jaillissante intarissable. Or, au VIe siècle, ce mont était entouré de bois et de marais, comme les rochers voisins du mont Saint-Michel et de Tombelaine. Ces trois éminences sont d'ailleurs considérées comme les derniers débris d'une région de terre ferme qui aurait réuni la Bretagne au Cotentin.

Le sol du marais de Dol renferme, comme les grèves du Mont, des arbres fossiles parmi lesquels on a reconnu le chêne, le bouleau, le châtaignier. Ces arbres, les coërons dans l'ancien idiome du pays, étaient tous couchés dans le même sens à une profondeur uniforme de 3 mètres. L'emplacement du marais était submergé à l'époque romaine mais, insensiblement abandonné par les eaux, il se transforma en marécages à la suite de la formation d'un bourrelet de sables déposé par la mer à la limite extrême des marées. Ce bourrelet fut le point de départ d'une digue artificielle élevée successivement par les générations qui se succédèrent. Pendant des siècles, les riverains travaillèrent à consolider et à surélever cette défense contre la mer; puis en 1550, l'Administration prit la direction de l'oeuvre qui fut poursuivie, à partir de cette époque, avec plus de méthode que jusqu'alors. Cette digue, qui mesure 35 kilomètres de développement, commence aux environs de Pontorson, s'étend en demi-cercle et se termine au sud de Cancale. En défendant le marais contre les marées de vives eaux qui, en mars et septembre, s'élèvent jusqu'à 3 ou 4 mètres au-dessus du niveau moyen, cette construction a fourni à la culture une superficie de 15,000 hectares. Le marais de Dol, ainsi asséché par les efforts persévérants de plusieurs générations, constitue l'acquisition sur la mer, d'un terrain représentant un capital de plus de vingt-cinq millions, rapportant annuellement plus d'un million. On a formé le projet d'augmenter encore la surface cultivable en établissant une nouvelle digue appuyée d'un côté sur l'ancienne, au lieu dit «les Quatre-Salines», et de l'autre sur le Mont Saint-Michel, mais, si l'on tient, d'autre part, à ce que le mont conserve sa situation insulaire, ce projet ne pourra être réalisé. J'ajouterai que l'écoulement des eaux de l'intérieur, qui, avant la régularisation de la digue, ne pouvait se faire, se pratique actuellement au moyen d'un réseau de biefs ou fossés à pente insensible, qui permettent aux eaux de se déverser au moment de la basse mer. Tout ce système d'écoulement est placé sous la surveillance d'un syndicat composé de propriétaires. Les canaux collecteurs sont encore maintenant tels qu'ils étaient au moyen âge; ils ont été seulement agrandis à la suite d'améliorations progressives, et ils comportent trois exutoires principaux qui réunissent tout l'ensemble du réseau.

La flottille aérienne arrivait à ce moment à la hauteur de La Houle, faubourg de Cancale, et du rocher désigné sous le nom de la Fenêtre. Les aéros longèrent la côte sur laquelle est érigée la ville et passèrent à moins de cinq cents mètres de la façade de l'hôtel Duguesclin qui s'adosse contre la haute falaise de schiste. Quelques minutes plus tard, les aviateurs doublaient la pointe du Groin et viraient à l'ouest, suivant le cordon littoral bordant cette côte pittoresque justement appelée la Provence cancalaise. Les baies, ou mieux anses, de Port-Mer, Port-Piquin, Port-Briac furent franchies l'une après l'autre, et les aviateurs purent admirer, au passage, les nombreuses villas échelonnées tout le long de cette partie de la Côte d'Émeraude peu connue, en général, des touristes, en raison de sa situation en dehors des routes ordinaires.

Bientôt la baie de Saint-Malo apparut aux yeux des voyageurs aériens qui dépassèrent Rotheneuf et planèrent bientôt au-dessus du Sillon, isthme étroit qui relie le rocher malouin à la côte et au faubourg de Rocabey. Bientôt la patrie de Robert Surcouf et de Chateaubriand se développa en plan sous les aéroplanes qui en firent deux fois le tour, à cent mètres de haut, de façon à voir de près ses monuments les plus intéressants.

Saint-Malo, qui tire son nom de Saint-Mac-Law ou saint Maclou, évêque du pays de Galles qui apporta, à l'époque gallo-romaine, un concours actif à la fondation du village naissant, est à la fois une place de guerre et un port de commerce très actif qui envoie de nombreux bateaux à la grande pêche en Islande et à Terre-Neuve. Entre la mer, la Rance et son propre port, la ville occupe une île allongée entièrement entourée par de hauts remparts élevés au XVIe siècle et qui forment une curieuse promenade. La partie la plus considérable de cette fortification est le château situé à l'entrée de la ville, avec la grosse tour de Quiquengrogne construite par les ordres de la duchesse Anne malgré les récriminations de l'évêque Guillaume Briçonnet. Les monuments de la ville sont l'église Saint-Vincent, ancienne cathédrale du XIIe siècle avec une tour centrale du XVe, achevée seulement en 1859, puis l'église Saint-Sauveur, l'Hôtel de Ville moderne et le Musée. Derrière l'Hôtel de Ville, entre la rue Saint-Benoît et la rue Danycan, au point culminant du rocher malouin, se trouve la chapelle de Saint-Aaron qui marque, dit-on, l'emplacement où cet anachorète aurait été inhumé au VIe siècle.

Autour de la ville, à une certaine distance en mer, se trouvent de nombreux écueils fortifiés, tels que le fort National, les batteries de l'île Cézembre, le fort Harbour, le Petit et le Grand-Bey, ce dernier contenant le tombeau de Chateaubriand. Saint-Malo, qui remplace la ville épiscopale d'Aleth, a quelque peu perdu de sa prospérité passée; c'est surtout au XVIIe siècle que son port fut le plus florissant, en raison de ses relations avec le Nouveau-Monde. Un marin malouin, Jacques Cartier, découvrit le Canada, et la Compagnie des Indes Orientales fut fondée à Saint-Malo. Les guerres avec l'Angleterre donnèrent l'occasion aux corsaires de Saint-Malo de s'enrichir aux dépens du commerce anglais: Tout en demeurant un port actif, le douzième de France par son importance, et gardant le décor de sa situation pittoresque ainsi que le caractère de ses vieilles rues enserrées dans leurs remparts de granit, Saint-Malo est devenu le centre balnéaire le plus considérable du littoral, car ses beaux paysages, ses grèves de sable, attirent de très nombreux touristes.

Après avoir fait le tour de Saint-Malo, la flottille d'aéros passa au-dessus de Saint-Servan qui n'en est séparé que par le port. Les aviateurs examinèrent d'un regard curieux l'église paroissiale de style gréco-romain, et, sur les deux caps s'élevant dans la Rance, la tour Solidor bâtie en 1384 par le duc de Bretagne Jean IV, et qui porte actuellement un sémaphore à son sommet. La Tour-Miranne, qui tenait la tête de la caravane, se lança alors au-dessus de l'embouchure de la Rance qu'il traversa en deux minutes et, suivi de ses compagnons, traversa Dinard, la station balnéaire chère aux Anglais, pour virer ensuite dans la direction du sud et suivre le cours de la rivière jusqu'à Dinan.

Les bords de la Rance sont ravissants, et une excursion des plus agréables est celle qui consiste à remonter la rivière à bord du bateau à vapeur faisant le service entre les deux villes. Dominant la contrée du haut de leurs rapides aéros, les touristes apercevaient un panorama grandiose: le mont Dol à l'orient, avec le mont Saint-Michel à l'horizon, au-dessous d'eux la Rance roulant ses flots azurés, puis tout autour la plaine immense, les vallées, les bois, les prairies, les champs fleuris des pommiers roses et des ajoncs d'or; puis, de loin en loin, comme de petits tas de pierres disséminés au hasard, avec de frêles aiguilles surmontant l'agglomération, des villages qui sont Plouër, dont les filles ont le type très purement conservé des filles d'Italie, Pleurtuit, La Hisse, Saint-Jouan-des-Guérets, avec leurs clochers.

La rivière décrit des courbes accentuées, traverse le lac Saint-Suliac, large de 2 kilomètres et bordé de rochers escarpés, passe devant les chantiers de construction de la Landriais, et se perd un instant dans la grande nappe d'eau de Mordrenc, où sont le port Saint-Jean et le port Saint-Hubert. Elle traverse ensuite un site enchanteur au Chêne-Vert où se dresse la façade d'un château gothique moderne, et sous le beau viaduc de Lessart qui soutient la voie ferrée reliant Dinan à la Gouesnière et Saint-Malo.

Apercevant au delà de Dinan des prairies convenant pour un atterrissage, le président de l'Aéro-tourist donna un coup de gouvernail de profondeur pour escalader à une hauteur rassurante le viaduc de Lanvallay qui relie l'un à l'autre par-dessus la vallée les deux coteaux de la Rance. Il coupa ensuite l'allumage, une fois ce passage difficile franchi, et vint descendre avec une aisance et une sûreté de manoeuvre étonnantes à l'endroit même qu'il avait visé. Cinq minutes plus tard, tous ses compagnons ayant imité son exemple s'abattaient mollement dans l'herbe humide. L'étape du jour était terminée, on était à Dinan et il n'était que quatre heures à peine.

Dinan, ville de dix mille habitants, chef-lieu d'arrondissement des Côtes-du-Nord, est restée malgré ses embellissements, la ville de Duguesclin, a écrit Ardouin-Dumazet, car elle a gardé les édifices, les habitations particulières et maisons à encorbellement du temps. En créant des promenades et des jardins, en transformant ses douves en allées ombreuses, en jetant un superbe viaduc sur la vallée, elle a gardé assez de souvenirs du passé pour attirer le visiteur. Le charme de cette petite ville est pénétrant, avec ses rues montueuses bordées de fantastiques maisons déjetées, avec ses églises qui virent Duguesclin—l'une d'elles renferme le coeur du héros—et ses terrasses ombreuses qui dominent la rivière.

Les remparts, datant des XIIIe et XIVe siècles, étaient défendus par vingt-quatre tours, dont une quinzaine subsistent. Ils sont percés de trois portes: celle du Jerzual, de Saint-Malo et de Saint-Louis. Au sud, le château de la reine Anne, ou donjon, fait saillie sur l'enceinte. Construit par les ducs de Bretagne en 1382, il fut longtemps utilisé comme prison. C'est une énorme masse qu'un ravelin isole de la ville. Un pont de trois arches traversant deux profonds fossés conduit au portail et à la première cour. Sur la gauche, se trouvent le corps de garde et la courtine conduisant à la tour de Coëtquen, une des plus fortes de l'enceinte féodale de la ville. Cette belle tour contient une salle remarquable par son architecture. Pour pénétrer dans le château proprement dit, il faut franchir un second pont d'une seule arche.

A peu près au milieu de la ville se trouve la Tour de l'Horloge qui a été édifiée à la fin du XVe siècle. C'est une tour carrée surmontée d'une pyramide aussi aiguë que le clocher de pierre ajouré de la cathédrale de Saint Malo, et du haut de laquelle on jouit d'une vue splendide. Les rues avoisinant ce monument sont des plus curieuses à voir avec leurs vieilles masures aux toits surplombants. La plus intéressante est celle du Jerzual, qui aboutit à la porte de ce nom. C'est un coin des plus pittoresques de Dinan, en raison des constructions antiques qui la bordent et de sa pente accentuée. La porte, qui s'ouvre dans une tour, est de style roman à l'intérieur et gothique à l'extérieur.

Les églises intéressantes de Dinan sont Saint-Sauveur et Saint-Malo, cette dernière du XVe siècle, sauf la nef qui a été reconstruite il y a trente ans. On remarque à l'intérieur un bénitier de pierre soutenu par le diable, dont l'expression est saisissante, la chaire, et le banc d'oeuvre d'un travail très fouillé, dans le pourtour du choeur, un grand tableau moderne, puis le maître-autel, digne d'attention, que surmonte la statue du patron de l'église et qui est orné d'un bas-relief par Savary, représentant la légende du saint.

Le secrétaire général de l'Aéro-tourist-club n'avait pas manqué de narrer à ses voisins l'histoire succincte de la ville. Il rappela que Dinan, d'origine féodale, eut, depuis le Xe siècle jusqu'en 1225, des seigneurs particuliers, auxquels succédèrent les ducs de Bretagne qui firent de Dinan une des places les plus fortes de leurs états. La fidélité des habitants à la cause de Charles de Blois, durant la guerre de succession, leur attira deux sièges meurtriers, l'un en 1344 par Thomas d'Ageworth, l'autre en 1359 par le duc de Lancastre. La première fois, la ville, prise, fut pillée et brûlée; la seconde, elle fut secourue à temps par Du Guesclin qui provoqua en combat singulier un chevalier anglais, Thomas de Cantorbéry, le vainquit, et, en vertu des conditions du combat, obligea les assiégeants à se retirer. En 1598, un coup de main hardi, tenté contre le château par le gouverneur de Saint-Malo, Henri de Coëtquen, valut a Henri IV la possession de Dinan, à laquelle le roi attachait la plus grande importance. De 1634 à 1727, les États de la Bretagne siégèrent huit fois à Dinan. C'est à l'intérieur du château que, protégé par ses épaisses murailles, Olivier de Clisson se reposait, vers 1372, des ravages qu'il exerçait au nom du roi de France dans la ville et dans le pays voisin. En 1488, le vicomte de Rohan, commandant une partie de l'armée de Charles VIII, s'y installa, après avoir conquis la place qu'habita, en 1507, la duchesse Anne de Bretagne. C'est également dans le château de Dinan que le duc de Mercoeur vint, pendant les guerres de la Ligue, se renfermer à diverses reprises pour mûrir ses projets, et c'est dans ses salles que furent entassés, en 1778, plus de 2,000 prisonniers anglais, ce qui engendra une peste blanche qui décima la ville. Enfin c'est encore dans cet édifice devenu prison que fut enfermé en 1797 un individu qui avait pris le nom de comte d'Egmont et se disait le fils de Louis XVI.

Médouville se tut, et Bourdon put achever à son tour le récit qu'il faisait à ses collègues, Lhier et Médrival, des procédés de pêche aux huîtres appliqués dans la baie de Cancale, que les aéroplanes avaient traversée durant l'après-midi. Il expliquait comment la grande pêche ne s'effectuait qu'une seule fois par an, dans la deuxième quinzaine d'avril, et sous la surveillance d'un navire de l'État. Ce jour-là, c'est la vraie fête nationale de Cancale et de la Houle, et on la désigne sous le nom de Caravane. Au jour indiqué, 500 bateaux de pêche prennent dans le port leur place de bataille et, au signal convenu (deux drapeaux tricolores hissés à la Fenêtre, rocher en face du calvaire), prennent le large, suivis par le navire de l'Etat et par quatre bateaux jurés. Arrivé à l'endroit fixé pour la pêche, le navire de l'État tire, comme signal, un coup de canon. Aussitôt, comme électrisés par une même étincelle, les marins hissent leurs voiles, lancent leurs dragues (triangles en fer avec filets), et détachant les huîtres du fond, les ramènent dans leurs bateaux avec des treuils. Les huîtres qui n'ont pas la dimension réglementaire sont rejetées à la mer.

La pêche dure de sept à huit heures, suivant le temps. La fin de la pêche est annoncée par un second coup de canon, et immédiatement le bateau juré hisse, à la place du drapeau tricolore, un drapeau blanc et rouge, signal de la clôture. Les bateaux, escortés par le navire de l'État et les quatre bateaux jurés, reviennent, alors à Cancale et prennent position dans le port, pour procéder au débarquement de leurs huîtres.

Chaque patron les met en tas et, pour éviter les erreurs, marque son lot d'une planchette portant le nom et le numéro de son bateau. Si la mer monte, on recouvre les huîtres d'un filet, puis, à marée basse, on revient procéder au triage. Ces opérations terminées, le port se couvre d'une nuée de femmes et d'enfants qui viennent rébiner, c'est-à-dire glaner les huîtres oubliées. Quant aux dragues, pour éviter toute pêche de contrebande, elles sont mises sous clé jusqu'à l'année suivante.

Les bancs de Cancale s'appauvrissent. En 1874 la pêche totale était de 25 millions de mollusques, en 1890, de 6 millions seulement; le prix s'abaisse aussi par suite de l'invasion grandissante de l'huître portugaise à Paris. A Cancale l'huître est vendue 1 franc le cent; avec transport, elle revient, à Paris, à 1 fr. 45; on la revend 2 fr. 50.

Les huîtres draguées aux grandes marées sont versées dans les parcs; en deux ans, elles obtiennent la dimension voulue. On a ajouté aux bancs, dont la pêche était insuffisante, des «étalages», sortes de ruches en bois où l'on recueille le naissain, que l'on place sur des claies jusqu'à ce que les mollusques aient atteint la taille comestible.


CHAPITRE XVIII

LE PAYS D'ARMOR

EN ROUTE POUR SAINT-BRIEUC ET GUINGAMP.—UN VOL ININTERROMPU DE TROIS HEURES.—EXCURSION EN AUTOMOBILE AUX ROCHERS DU RAZ.—LES CÔTES DE BRETAGNE.—VISITE AU PHARE DE PENMARCH.—QUIMPER, VANNES, LORIENT.—LES ÎLES BRETONNES: SEIN, GROIX, HOÉDIC.—LES MÉGALITHES DU MORBIHAN.—ARRIVÉE A NANTES.

—Avons-nous beaucoup de kilomètres à parcourir aujourd'hui, président? demanda Médrival au moment d'occuper son siège incommode, sous les ailes étroites de sa Demoiselle.

Le marquis de La Tour-Miranne sourit.

—Vous ne songez donc qu'à franchir le plus de kilomètres possible, mon cher ami, plaisanta-t-il. Depuis dix jours que nous voguons dans les airs, vous devriez cependant être un peu calmé!

—Voyez-vous, président, vous avez fait les étapes trop courtes! Quel chemin voulez-vous qu'on puisse faire en deux heures tout au plus de vol! Aussi, je réclame!...

—Vous oubliez que nous ne saurions suivre, avec nos lourds biplans, votre subtil monoplan. Il faut donc vous résigner, mon bon Médrival!... Aujourd'hui nous allons visiter d'abord Saint-Brieuc mais, cet après-midi, nous avons près de quarante lieues de pays à franchir—exactement 146 kilomètres—avec escale à moitié chemin.

—Une misère, cela ne fait même pas deux heures de vol!... Enfin, il faut bien se contenter!...

—En attendant, je vous rappellerai encore à la prudence, mon cher ami, car vous me faites trembler avec les vitesses folles auxquelles vous vous plaisez.

—Bah!... n'ayez pas peur, président; je ne vous imposerai pas la corvée de rapporter mes morceaux dans votre mouchoir de poche.

Sur ces paroles, le jeune homme mit son moteur en route, et quelques secondes plus tard, il filait, aussi rapide que l'hirondelle, dans la direction de l'Ouest. La Tour-Miranne le regarda s'éloigner en secouant la tête d'un air chagrin, puis il se hissa à sa place de manoeuvre et démarra à son tour, donnant ainsi le signal de l'envolée à ses compagnons qui se hâtèrent de le suivre. Bientôt toute la flottille eut perdu Dinan de vue et dévora l'espace au-dessus des campagnes bretonnes. En un peu plus d'une heure, les 60 kilomètres séparant la ville de Duguesclin du chef-lieu des Côtes-du-Nord furent parcourus sans incident par les aéroplanes, qui atterrirent doucement dans les prairies bordant la petite rivière du Gouëdic, et leurs conducteurs les délaissèrent pour visiter la ville et le port, mais ils furent un peu déçus en trouvant à Saint-Brieuc l'aspect d'une capitale de terroir agricole, aux rues noires et tristes, aux places irrégulières, vides et mornes. Ils remarquèrent toutefois, ça et là, quelques débris de la cité ancienne: de vieilles maisons sculptées, quelques tourelles élégantes, un hôtel Renaissance coquet, puis les églises: Saint-Guillaume, édifice moderne dans le style du XIIIe siècle, bâtie sur l'emplacement d'une ancienne collégiale du XIe et la cathédrale Saint-Etienne, restaurée au siècle dernier, et qui contient les tombeaux des évêques, anciens et modernes, de la ville.

Le secrétaire général de L'Aéro-tourist-club expliqua à ses collègues que la ville de Saint-Brieuc devait son origine et son nom à un missionnaire de la Grande-Bretagne qui vint, à la fin du Ve siècle, avec quatre-vingt-quatre disciples, prêcher l'Évangile dans l'Armorique. En 1375, Olivier de Clisson se fortifia dans la cathédrale et y soutint un siège contre le duc. En 1394, il vint à son tour assiéger les Briochins qui s'étaient réfugiés dans leur église et ne purent en être délogés qu'au bout de quinze jours. En 1592, Saint-Brieuc fut pillée par les Espagnols, et elle eut à souffrir en 1601 d'une peste qui emporta une grande quantité d'habitants. Les États de Bretagne s'y réunirent fréquemment de 1602 à 1768. En 1793, pendant la Terreur, la guerre civile éclata autour de Saint-Brieuc, et jusqu'à l'avènement du Consulat qui permit la réouverture des églises, et à part quelques courts moments de tranquillité et d'apaisement, ce fut, de la part des chouans et des bleus, une guerre sans pitié, des meurtres sans nombre. Dans la nuit du 26 octobre 1799, une troupe de partisans que conduisaient Mercier, dit la Vendée, et Carrefort, parvint à enlever de la prison de Saint-Brieuc quelques prisonniers royalistes dont l'arrêt de mort devait être exécuté le lendemain, et à rendre en même temps à la liberté plusieurs chefs qui étaient également détenus.

La promenade des jeunes gens se termina par l'examen du Légué, qui est le port de Saint-Brieuc. Il se trouve aménagé au fond de la vallée du Gouet; la route qui y conduit est très agréable. De hautes collines rocheuses et dénudées, à l'aspect pittoresquement sauvage, encadrent la baie qui paraît toujours voilée d'un peu de tristesse, même aux heures de soleil. Sur l'autre rive du Gouet, en face du village de Sous-la-Tour se dressent, sur un promontoire boisé, les ruines de la tour de Cesson, élevée à la fin du XIVe siècle par le duc Jean IV. Cette tour fut enlevée aux Ligueurs, en 1598, par le maréchal de Brissac. Henri IV, à la demande des Briochins, la fit démolir d'un coup de mine; l'explosion fit seulement s'écrouler une moitié de l'édifice dont les murs ne mesuraient pas moins de quatre mètres d'épaisseur à la base.

Outremécourt, qui connaissait la contrée, apprit à ses camarades qu'à deux lieues à peine de Saint-Brieuc se trouvait la grève des Rosaires, l'une des plus belles plages des côtes de France, encaissée entre le rocher du Poissonnet et celui du Guérinet, au sommet duquel on accède par un sentier. De cet endroit on embrasse un immense panorama sur la baie tout entière, de Saint-Quay, dont on voit émerger tout l'archipel d'écueils jusqu'au cap Fréhel, dont l'autre face regarde Saint-Malo.

Les touristes revinrent à la ville et se rendirent à l'Hôtel de France pour déjeuner. Pendant le repas, Médouville, répondant aux questions qui lui furent adressées par les dames participant au Tour de France, fournit les explications qui lui étaient demandées sur les villes que l'on allait voir.

—Guingamp, dit-il, est une ville de neuf mille âmes bâtie dans un site pittoresque sur le Trieux. C'était autrefois la capitale du Goello et du duché de Penthièvre. Ses environs surtout sont intéressants, car la ville elle-même ne possède comme monument méritant l'attention que l'église Notre-Dame de Bon Secours, du XIVe siècle, avec son portail richement sculpté qui est du XVIe. La tour de l'Horloge, et la tour plate, où se trouvent les cloches, sont de beaux spécimens de l'art breton à l'époque de la Renaissance. Le porche pénétrant dans le bas côté où il coupe deux voûtes, renferme la statue de Notre-Dame du Halgoët, objet de pèlerinage. La tour centrale ainsi que la flèche mesurent 60 mètres de hauteur. L'intérieur est à cinq nefs, dont trois sont de même hauteur, et, chose curieuse, il y a dans les collatéraux, des arcs-boutants soutenant la voûte du milieu. Les piliers de gauche sont du style gothique, tandis que ceux de droite sont Renaissance, et, autre bizarrerie, on remarque des têtes et des bras sortant des piliers sous le clocher du transept. A gauche, existe un triforium gothique, et à droite un triforium Renaissance à trois étages d'arcades. Il faut encore mentionner des tombeaux des XIVe et XVIe siècles sur les côtés du choeur, puis un beau buffet d'orgues, des verrières modernes, dont l'une représente la bataille de Patay en 1870, une armoire aux reliques, du XVIIe siècle, et, dans la chapelle des Morts, un petit retable de la Renaissance.

Le pèlerinage à Notre-Dame du Halgoët, ou grand Pardon, a lieu le samedi soir qui précède le premier dimanche de juillet; il attire des milliers de pèlerins qui animent la vieille cité par la pittoresque variété de leurs costumes bretons.

Non loin de l'église, en suivant la Grande-Rue, on arrive à la place de la Pompe, où se trouve la fontaine du duc Pierre, en plomb repoussé, alimentée par un aqueduc bâti au XVIe siècle. Cette fontaine est une des oeuvres les plus exquises de l'époque de la Renaissance. Les figures de nymphes et de chevaux marins, dominées par une statue de la Vierge, étonnent par leur grâce dans le décor un peu sévère de la vieille place aux maisons rappelant l'ancien rang occupé autrefois par la cité.

—Et Carhaix où nous devons faire halte, vous ne nous en parlez pas?... demanda Breuval à l'orateur.

—D'abord je dois vous parler d'Huelgoat, que nous rencontrerons sur notre route. C'est, paraît-il, un bourg d'aspect agréable, avec ses maisons blanches aux portes et aux fenêtres encadrées de granit gris, et qui se trouve situé au bord d'un étang de 40 hectares, entouré de prairies, de bois, de petites collines marbrées de roches aiguës. Sur la chaussée de l'étang se dresse un vieux manoir seigneurial du XVIe siècle, tout empanaché de lierre et dominant le plus extraordinaire chaos de rochers qui se puisse voir. Entre les roches, un torrent gronde et se perd. Il a creusé, dans les granits, des marmites et des niches, sculpté des colonnes, et il se précipite de très haut dans des gouffres insondables.

L'église, du XVIe siècle, a un clocher moderne. On y remarque le vieux couvercle des fonts, un dais et une frise en bois identique à celle qu'on peut voir à Landerneau et à Roscoff, et un groupe sculpté représentant un prêtre entre un seigneur et un mendiant. Près de l'église se trouve la chapelle de Notre-Dame des Cieux, du XVe siècle, qui possède un curieux retable. En suivant le chemin qui conduit à l'étang, on arrive à un pont qui porte un moulin d'aspect pittoresque; non loin d'un chaos de rochers appelé le ménage de la Vierge, l'oreille, les fauteuils, etc. Au delà du pont, on aperçoit une énorme pierre branlante appelée le rocher tremblant.

Maintenant, pour parler de Carhaix, poursuivit Médouville, je vous dirai que c'est un point de jonction très important des routes et voies ferrées de la Bretagne, et qui compte trois mille habitants. C'est la patrie du premier grenadier de France, Malo Corret de la Tour d'Auvergne, mort en 1800. Carhaix passe pour avoir été, sous le nom de Vorganium, la capitale des Osimiens, peuple d'Armorique ayant pris part à la guerre des Vénètes contre César. La découverte de sept voies romaines qui rayonnaient de la ville, prouve que les Romains s'y établirent. Au Ve siècle, elle fit partie du royaume de Cornouailles et devint la résidence d'Ahès, fille du roi Gradlon, d'où est venu, croit-on, le nom de Ker Ahès, ville d'Ahès, en français Carhaix. Au VIe siècle, elle fut prise et reprise par les troupes de Jean de Montfort et de Charles de Blois et par Duguesclin lui-même en 1364, enfin saccagée plus tard par les Ligueurs et les royaux. Carhaix, la cité montueuse de Brizeux, est juchée sur le plateau où se croisaient jadis toutes les voies romaines de l'Armorique; c'est encore aujourd'hui le noeud principal du réseau intérieur des chemins de fer sillonnant la Bretagne. Un moment, la prospérité des mines de plomb argentifère exploitées dans les environs, à Poullaouen notamment, parut prédire une situation florissante à Carhaix, mais ces mines, insuffisamment rémunératrices, furent abandonnées et la région dut rester agricole et pastorale. Le monument principal de Carhaix est l'église Saint-Trémeur, ancienne collégiale, que domine une tour de 45 mètres de haut.

—Et notre point d'arrêt définitif, je serais aise de le connaître avant d'arriver, fit à son tour le fabricant de produits alimentaires, Lhier. Tu devrais nous en dire quelques mots, si tu es documenté.

—A ton service. Quimper, chef-lieu du Finistère, au confluent du Steir et de l'Odet, à quatre lieues de la mer, possède dix-huit mille habitants. C'est, d'après les guides que j'ai consultés, une ville assez agréable, que les deux rivières sus-nommées coupent de nombreux petits canaux dans l'eau paisible desquels se reflètent les vieilles maisons. Il existe également des rues plus modernes et de belles promenades ombragées. Quimper, dont le nom en breton kemper signifie confluent, s'est longtemps appelé Quimper-Corentin, du nom de son premier évêque, saint Corentin. C'était, au commencement du moyen âge, la capitale de la Cornouaille, et le prince qui l'habitait, le roi Gradlon, est souvent mentionné dans les légendes bretonnes. Le pays fut réuni au duché de Bretagne dès le XI'e siècle. Quimper fut pris et pillé en 1344 par Charles de Blois et assiégé l'année suivante par Montfort qui ne put le reprendre. La ville se soumit dix ans plus tard après la bataille. Quimper, qui était pour le parti ligueur, ne revint à la France qu'en 1594; après l'entrée de Henri IV à Paris. Depuis lors son histoire ne présente plus aucun fait important.

«On remarque à Quimper le palais épiscopal, édifié sur l'emplacement de l'ancien évêché construit par Bertrand de Rosmadeuc et qui ne contient plus, à l'intérieur, qu'une cage d'escalier, seul reste de la construction primitive, puis, à très peu de distance de l'évêché, la cathédrale Saint-Corentin, un des plus beaux édifices gothiques de la Bretagne. Élevée de 1239 à 1515, avec une interruption des travaux pendant tout le XIV'e siècle, elle présente le style gothique breton dans toutes ses phases. C'est également la cathédrale gothique la plus complète de la Bretagne, avec celle de Saint-Pol-de-Léon, et la plus belle avec celle de Tréguier, si l'on met à part la cathédrale de Nantes dont le choeur est moderne. Les flèches des tours, hautes de 75 mètres, ont été reconstruites en 1754, et l'on a placé entre elles la statue équestre du roi Gradlon. L'édifice, qui mesure 92 mètres de longueur sur 15 de largeur, affecte en plan la forme d'une croix latine, et l'axe du choeur est fortement dévié pour symboliser l'inclinaison de la tête du Christ sur là croix. Les bas côtés et le pourtour du choeur sont occupés par seize chapelles dont plusieurs appartenaient aux grandes familles de la contrée qui y avaient leurs tombeaux. Ces chapelles sont ornées de fresques. Les vitraux, en partie du XVe siècle, sont admirables. La plupart des peintures murales des chapelles sont de l'artiste breton Yan d'Argent.»

L'orateur dut interrompre sa conférence. L'heure du départ avait sonné et il était temps de rejoindre les véhicules aériens immobiles dans la prairie. Au signal, les monoplans s'envolèrent d'abord, puis le gros de la caravane formé des biplans Landoux. Le président ayant recommandé à ses amis d'emporter la quantité d'essence nécessaire pour effectuer un trajet de 150 kilomètres, il ne fut pas besoin de reprendre terre pendant le trajet qui fut exécuté d'une seule traite en passant au-dessus de Guingamp et de Carhaix. A six heures du soir, les touristes arrivaient, après deux heures quarante minutes de vol ininterrompu, en vue de l'ancienne ville du roi Gradlon. Un seul appareil manquait à l'appel à l'arrivée, celui du Père Tranquille. La Tour-Miranne commençait à être inquiet quand l'aéro reparut, avec un retard d'une demi-heure qui s'expliquait par une panne d'allumage, la magnéto s'étant déréglée et ayant obligé Outremécourt à atterrir quelques instants sur les bords de l'Aulne, à Châteauneuf, pour réparer.

En attendant l'heure du dîner, les aviateurs firent le tour de la ville, mais à un certain moment, le secrétaire général du club disparut à un tournant de rue. Ses amis, attablés au restaurant, attaquaient déjà le rôti quand il revint, l'air radieux et en se frottant les mains avec satisfaction.

—J'ai trouvé cinq autos, s'écria-t-il en pénétrant dans la salle du repas.

—Hein! que dites-vous, Saint-Otto?... s'étonna Damblin. C'est le patron des chauffeurs, ce saint-là?

Un éclat de rire général accueillit l'exclamation de l'ingénieur, et Médouville lui-même sourit.

—Non, vous vous méprenez, dit-il. Je veux dire que j'ai trouvé à louer pour demain cinq voitures automobiles qui vont nous permettre de visiter, mieux que nous ne saurions le faire avec nos aéros, toute la côte du Finistère. Si vous voulez, nous irons d'abord à Douarnenez, puis, de là, à la pointe du Raz. Nous suivrons ensuite la côte jusqu'à Penmarc'h et nous reviendrons par Pont-l'Abbé et Rosporden.

—Si l'excursion en vaut la peine, j'en suis, déclara l'industriel Lhier. Et vous, Mesdames?...

L'avis unanime fut pour accepter la proposition du secrétaire. Il n'y eut que les enragés du monoplan, Médrival et Garuel, qui firent quelque peu la grimace, car pour eux il n'existait plus d'autre mode de locomotion que l'aéroplane à grande vitesse. Cependant ils ne voulurent pas encore se séparer de leurs camarades, et il fut convenu que le lendemain, à sept heures du matin, on partirait pour l'excursion projetée.

Il se trouva justement que Médouville avait eu une très heureuse idée en organisant cette petite randonnée terrestre, car un orage éclata dans la nuit, et le vent était tel, le lendemain, que l'on n'aurait pu tenter aucun vol. La caravane partit donc en autos, sous un ciel gris que traversaient de petits nuages bas emportés avec une excessive vitesse par le vent du sud-ouest, et elle arriva bientôt à Locronan, célèbre par son église très curieuse et son pèlerinage. Les touristes s'arrêtèrent quelques minutes à examiner ce monument dont la grosse tour carrée est surmontée d'une lanterne moderne. Faisant saillie d'une travée sur la façade, la chapelle du Peniti, ou maison de pénitence, construite en 1530 aux frais de Renée de France, duchesse de Ferrare, fille de Louis XII et d'Anne de Bretagne. Cette chapelle, qui a son portail et son campanile particuliers, renferme le tombeau de saint Ronan. La statue couchée du saint repose sur une table massive; la tête est soutenue sur un coussin porté par des anges. Six autres anges, adossés à des pilastres, supportent la table funèbre sous laquelle les infirmes doivent passer en rampant pour être guéris de leurs maladies. On conserve dans l'église la clochette de Saint-Ronan que l'on porte dans les processions comme une relique.

Médouville rappela à ce sujet la légende du saint qui, venant d'Irlande, aborda sur la plage du pays de Léon et, s'arrêtant dans un lieu fort retiré, y bâtit une petite hutte où il se retira pour prier. «Il pensoit, dit un vieux chroniqueur, être si bien caché que personne ne le connaistroit que Dieu, mais il en arriva tout autrement, car quelques paouvres malades estans par spéciale Providence venus à son ermitage demander l'aumosne, le Saint leur donna la santé qui leur fut plus chère que tout l'or du monde. Cela fut cause que, de tout le Léonnois, on accouroyt vers luy.»

Lorsque saint Ronan mourut dans la forêt, sur les confins de l'évêché de Vannes, les trois comtes de Vannes, de Cornouaille et de Léon, pour décider à quel diocèse appartiendrait le corps, le mirent dans une charrette attelée de deux boeufs farouches. Les boeufs, conduits par la main invisible de Ronan, marchèrent droit devant eux au plus épais de la forêt. Les arbres s'inclinaient ou se brisaient sous leurs pas avec des craquements effroyables. Arrivés au centre de la forêt, à l'endroit où étaient les plus grands chênes, le chariot s'arrêta. On comprit, on enterra le saint, et on bâtit son église en ce lieu.

Tous les ans a lieu en son honneur un Pardon très fréquenté, mais l'affluence est surtout nombreuse au Pardon septennal, appelé la Grande Troménie, et qui dure huit jours.

La Grande Troménie, dit Dom Plaine, consiste dans une immense procession composée de quinze à vingt mille personnes, devant toucher successivement au territoire de cinq paroisses, et faire douze stations à différentes chapelles de piété.

Le parcours de la procession, parfaitement déterminé par la tradition immémoriale, est de tout point invariable. C'est celui que saint Ronan s'était condamné à faire pieds nus, chaque septième jour, avant de prendre aucune nourriture. Aussi la procession en question n'est-elle arrêtée ni par haie, ni par barrière. Rien ne saurait empêcher les fidèles, dans la circonstance, d'accomplir le parcours traditionnel... Les vingt mille personnes qui accompagnent cette magnifique procession, le font d'ailleurs avec le plus grand esprit de foi et de piété. C'est à chaque septième année que se fait cette procession avec un éclat et une pompe qui n'a rien de comparable peut-être dans toute la France, au moins comme usage constant, ininterrompu, séculaire. La Petite Troménie, ou procession annuelle, n'a pas la même solennité; elle ne dépasse pas les limites de la paroisse. Le mot troménie, vient de Tromenez, le tour de la montagne, ou de tro minieh, tour de l'asile. La procession qui a lieu le deuxième dimanche de juillet, se met en marche à midi. A quatre heures, elle fait halte au sommet de la montagne de Saint-Ronan, et de ce point dominant la baie de Douarnenez, un prêtre adresse une allocution aux pèlerins. A sept heures la cérémonie est terminée et les fidèles de retour à Locronan.

Médouville avait narré la légende du saint et donné ces explications complémentaires pendant le trajet de l'auto de Locronan à Douarnenez, où l'on arriva quarante minutes après avoir quitté Quimper.

La baie immense de Douarnenez, avec sa bordure de collines que domine la masse arrondie du Méné-Hom, avec ses rives hardiment découpées et ses grands pins descendant jusqu'aux grèves, forme un admirable paysage; la ville est bien située dans la coupure profonde de la rivière de Poul-David; la plage même de Douarnenez est très petite (cabines de bains), mais, à 2 kilomètres, s'étend la plage de Riez dans un site charmant.

Douarnenez est le premier des ports sardiniers de la France. C'est une ville populeuse et sans intérêt, aux maisons banales mais animées par une population de pêcheurs et d'ouvrières employées dans les confiseries de sardines. Toute son activité, toute son industrie sont concentrées dans la pêche, la salaison et la confiserie de la sardine. Pendant cinq mois, du 20 juin au mois de décembre, 800 bateaux et 4,000 pêcheurs y prennent certaines années plus de cent millions de poissons. En outre, plus de 200 embarcations (2,500 à 3,000 hommes d'équipage) vont pêcher le maquereau sur les côtes d'Écosse.

Pendant les guerres civiles du XIV'e siècle, Douarnenez fut prise par Jacques de Guengat, qui tenait le parti du roi. Elle fut reprise par Fontenelle en 1595, et ses maisons furent démolies pour fortifier l'île Tristan, située en face de Douarnenez. Ce dernier nom, qui signifie littéralement la terre de l'Ile, a été donné à Douarnenez en raison de son voisinage de l'île Tristan. Cette île renfermait un prieuré dédié à Saint-Tutuarn; Fontenelle s'établit dans le prieuré, qu'il transforma pendant trois ans en un repaire de bandits, malgré les efforts réitérés de la garnison de Brest.

Les touristes ne firent que traverser Douarnenez, et les voitures filèrent, sans ralentir leur allure, sur Audierne et la pointe du Raz. Audierne est une petite ville de 3,400 habitants située au pied d'une colline boisée sur la rive droite de la rivière du Goyen. Son port dé pêche, d'un accès difficile, signalé par deux phares, était très important jusqu'au XVIe siècle, alors que la pêche de la morue était florissante, mais il a perdu de son importance, depuis cette époque. Il assèche complètement à marée basse et ne peut recevoir, à marée haute, des navires de plus de trois cents tonneaux. La plage d'Audierne, assez fréquentée, s'étend à droite du môle situé à la pointe de Raoulic; à deux kilomètres de cette pointe, la pointe de Lervily forme l'extrémité de la vaste baie d'Audierne dont les parages sont dangereux et les rives, les plus mauvaises de nos côtes, s'étendent en arc de cercle jusqu'aux rochers de Penmarc'h.

La pointe du Raz, extrémité du Finistère, n'est éloignée que d'une quinzaine de kilomètres d'Audierne. La Tour-Miranne avait eu la précaution de prendre un guide à Audierne, et ce fut sous sa conduite que les touristes purent faire l'excursion à pied, par le sentier longeant la crête de la falaise, à cent mètres au-dessus de la mer mugissante, et jouir ainsi d'un spectacle grandiose et vraiment unique au monde.

La pointe du Raz, ou cap Sizun, limite extrême du littoral de l'ouest de la France, est l'un des points d'où l'on peut admirer l'Océan dans toute sa splendeur.

Cette route du Raz est une des plus sauvagement impressionnantes de la péninsule celtique. La végétation n'ose s'éloigner d'Audierne. Jusqu'à Plogoff se rencontrent encore quelques ajoncs rabougris, quelques arbres chétifs penchés vers le nord-est, comme s'ils cherchaient à fuir éperdument les assauts incessants de la tempête toujours régnante.

Mais, après ce pauvre village, rien ne pousse plus que des pierres stériles, que des croix émaciées, «calvaires» de granit dressant vers les cieux leurs bras décharnés. De-ci, de-là, quelques misérables cabanes aux portes desquelles, en dépit de la pluie et du vent, se montrent curieusement au passage, de moyenâgeuses silhouettes, d'austères «bigoudines» au béguin noir collé sur les oreilles, aux cheveux lissés, à la jupe courte embrodée au bas de quelque vague et claire ornementation.

Tout ce paysage, hommes et choses, évoque la vision de la lutte incessante, de l'âpre combat pour la vie, pour la vie qu'il faut arracher, miette à bribe, à l'ouragan qui règne ici en maître incontesté, à l'Océan, toujours en fureur, dont les grondements clament aux oreilles, semblant réclamer des victimes nouvelles, toujours irrassasié.

A perte de vue la mer était blanche, d'un blanc jaune, jauni comme par le fiel d'une fureur incalmable; sur les brisants du Raz, sur les sinistres «têtes de chiens» qui si souvent déchirèrent les navires en perdition de leurs pointes acérées, le courant s'enfuyait, laissant des traînées rapides.

Au premier plan, à quelques centaines de mètres de la Pointe, le phare de mer, le phare planté là au milieu du chaos comme une exclamation de défi de l'homme à la Grande agitée, le phare qu'à ce moment noyaient les vagues jusqu'à hauteur de la lanterne, grondant de fureur de ne pouvoir trouver d'issue pour pénétrer l'étroit pylône de pierre en lequel deux créatures humaines, séparées du reste du monde, s'abritaient.

Au loin, coupant la ligne d'horizon, comme plus bas que l'écume blanche, semblait s'engloutir une tache sombre, la pauvre île de Sein que paraissaient par moments, recouvrir les embruns.

Ile de Sein! Courtes syllabes qui sonnent comme un glas! Terre lugubre qui, pendant huit mois de la longue année, ne connaît du monde civilisé que le feu brillant du phare de terre aperçu parfois dans la trouée des vagues, tout là-haut, tout là-bas; triste lieu qu'envahissent chaque hiver la mer et la famine, acculant les habitants dans les parties hautes de l'île. Contrée de la mélancolie d'où toute note claire est bannie, où les femmes elles-mêmes se vêtent à l'unisson de la nature, prenant dès l'enfance les voiles et la coiffe sombre de la veuve et ne les quittent jamais.

L'île de Sein ne ressemble en rien aux îles du Morbihan; l'espace semble rigoureusement mesuré, les rues ont à peine un mètre de large. Toute la vie est concentrée dans le bourg de 842 habitants. L'activité y est assez grande à cause de la pêche; non seulement la population de l'île, mais en été les marins de Paimpol se livrent à la pêche du homard; cette activité a amené une aisance relative et a fait perdre à l'île son caractère farouche. Elle ne renferme ni arbre, ni buisson; on y cultive l'orge et les pommes de terre, une soixantaine de vaches paissent l'herbe rare; l'eau est insuffisante, une seule fontaine pour l'île, oblige à recourir aux citernes et même à des tonneaux d'eau amenés du continent. En revanche, les cabarets sont nombreux, on en compte 24 dans l'île. Tous les hommes sont pêcheurs ou marins; les femmes sont tristement habillées de robes sombres et d'une coiffe de laine noire tombant sur les épaules.

La vie est rude à l'île de Sein; non seulement l'Océan broie ses barques et noie ses pêcheurs, mais aux grandes marées il la submerge parfois. Au XVIIIe siècle, le duc d'Aiguillon, gouverneur de Bretagne, fit construire la digue qui préserve un peu l'île au sud; il décida aussi que, tous les trois mois, les habitants seraient ravitaillés. En 1868, un raz de marée envahit l'île en pleine nuit, les habitants se réfugièrent sur les toits, dans le clocher, la mer se retira heureusement. Les Iliens du Sein sont d'admirables sauveteurs.

L'île se prolonge dans la direction de l'ouest, jusqu'à une distance de 8 milles, par une chaîne de récifs. Les uns élèvent leurs cimes au-dessus des plus hautes mers, d'autres se couvrent et se découvrent alternativement; la plupart sont toujours submergés. Ils constituent une sorte de barrage dont la-direction est à peu près normale à celle des courants de marée, et la mer s'y brise avec une violence extrême. Cette singulière formation géologique, connue sous le nom de Chaussée de Sein, était tristement célèbre parmi les navigateurs avant la construction du phare d'Ar-Men, de second ordre, à feu scintillant, haut de 28 m. 50 au-dessus des plus hautes mers.

Cette construction du phare est prodigieuse; élevé sur une roche sans cesse submergée, elle fut commencée en 1867. Dès que l'on pouvait accoster, des hommes descendaient sur la roche, munis de ceintures de sauvetage, se couchaient sur elle, s'y cramponnant d'une main, tenant de l'autre un fleuret ou un marteau et travaillant avec une activité fébrile, incessamment couverts par la lame. Si l'un d'eux était entraîné par la violence du courant, sa ceinture le soutenait et une embarcation allait le reprendre pour le ramener au travail. En 1869, la construction proprement dite commença. En 1872, on avait 144 mètres cubes de maçonnerie représentant une dépense de 135,486 francs. Le maximum d'heures de travail auquel on avait pu arriver était de 22 heures par an. Enfin, en 1881, le phare était inauguré. Ses gardiens sont parmi les plus isolés; leur ravitaillement, toujours difficile, est parfois impossible.

Les touristes ne se lassaient pas de regarder l'Océan s'étendant jusqu'à l'extrême horizon, et le guide leur nommait les écueils dressant leurs têtes menaçantes jusqu'à l'horizon. C'étaient les rochers de Gorlégreiz, Gorlébella et de la Vieille, ce dernier avec le nouveau phare dressant sa haute silhouette de pierre en plein Raz, dans une solitude éternelle, au milieu d'une mer farouche agitée d'incessants remous, puis les roches des Barulets, de Beguelnan et de Tevennec, cette dernière également pourvue d'un phare.

—Un bateau a encore sombré au Raz il y a quinze jours, dit le guide à La Tour-Miranne, entre deux crachats d'embruns. Il a été pris par le courant au sud d'Ouessant, la tempête avait démoli sa mâture, le Raz l'entraîna et ne le lâcha plus. Dix hommes ont péri. La baie des Trépassés a rendu les cadavres la semaine dernière seulement, lors de l'accalmie.

S'arrachant avec peine à sa contemplation, le président entraîna ses compagnons qui revinrent à Plogoff, après avoir remarqué au passage une sorte de siège naturel que les habitants du pays appellent le fauteuil de Sarah Bernhardt depuis que la célèbre tragédienne s'y est assise pour admirer l'Océan dans toute sa fureur.

—Au phare d'Eckmühl, maintenant!... s'écria le jeune homme en remontant en voiture.

Mais il y a plus de 50 kilomètres de la pointe du Raz à la pointe de Penmarc'h. Les automobiles durent faire halte à Pont-l'Abbé, sur le parcours, et, ayant trouvé un hôtel d'apparence assez confortable, la caravane demanda à déjeuner. Les excursionnistes avaient pu remarquer, en traversant la petite ville, qu'elle ne ressemblait en rien aux autres villes bretonnes qu'ils avaient vues jusqu'alors. En effet, Pont-l'Abbé est un centre des plus curieux de la presqu'île armoricaine, et sa devise: Ep chang, qui veut dire sans changer, ne ment pas. Pont-l'Abbé a de grandes places et des petites rues étroites. Les hommes ont un costume que l'on ne rencontre nulle part, brillant et bizarre. Les femmes portent trois jupes en étage et une coiffe pointue qui rappellent les symboles et les cultes de la vieille Asie. Les broderies jaunes, la coiffure, tout est singulier et semble plus ancien que la Bretagne elle-même si parfumée d'ancienneté.

Les Bigoudens, comme on les nomme de la pièce caractéristique qui termine la coiffure des femmes, sont à ce point particuliers parmi tous les autres Bretons, qu'on leur prête une origine différente, presque fabuleuse. Les uns les font descendre des Phéniciens; Tyr aurait envoyé une colonie sur ce point de la côte; les autres les rangent au nombre des Mongols.

Le climat de cette terre est délicieux, et comme à Roscoff en Léon, il n'est rien que l'on n'obtienne de la culture.

Le repas expédié, les touristes reprirent place dans les voitures et se firent conduire à Penmarc'h—la tête de cheval—qui constitue l'extrémité sud-ouest du Finistère. Ils passèrent, avant de quitter Pont-l'Abbé, devant son église, ancienne chapelle édifiée en 1383, et que surmonte un clocher de forme bizarre, puis devant le Château, construction plus ancienne encore, car c'était une vieille forteresse qui appartint en 1500 à Toussaint de Beaumanoir. Elle fut, plus tard, assiégée et prise par les Ligueurs qui la conservèrent jusqu'à leur soumission, c'est-à-dire pendant près de cent ans. Ce monument, où sont installées aujourd'hui la mairie et la gendarmerie, se compose d'un corps de bâtiment flanqué d'une grosse tour ronde à créneaux et d'une tourelle carrée renfermant l'horloge de la ville.

La route de Pont-l'Abbé à Penmarc'h n'a rien de bien intéressant, aussi les douze kilomètres séparant ces deux pays l'un de l'autre furent-ils rapidement franchis, et les promeneurs, ayant mis pied à terre à peu de distance du phare qu'ils désiraient visiter, aperçurent en passant le petit village de Kérity qui posséde une église du XIIIe siècle en ruines et un petit port.

Les plus puissants phares du monde sont ceux de la Hève, situés à quatre kilomètres de l'entrée du port du Havre, et inaugurés en 1893 et dont la lumière serait aperçue à trente kilomètres au delà de Paris, si la sphéricité de la terre ne s'y opposait pas, et celui d'Eckmühl, allumé pour la première fois en 1897, et qui a été édifié sur l'extrémité de la pointe de Penmarc'h, grâce à un legs de trois cent mille francs de la marquise de Blocqueville, née d'Eckmühl. C'est un phare électrique placé au sommet d'une tour de granit de soixante mètres de hauteur. Les touristes firent l'ascension des trois cent cinquante-sept marches conduisant à la lanterne, et, arrivés en ce point, purent examiner l'appareil optique du feu-éclair, dont l'ingénieur Damblin leur fournit la théorie.

—La source lumineuse, dit-il, peut-être considérée comme un robinet donnant un débit constant ou un flux lumineux constant dans l'unité de temps. Le réservoir qui se remplit et se vide périodiquement, à l'aide d'une soupape, c'est l'appareil optique à éclats. Plus courte sera la durée de l'ouverture de la soupape, plus grande sera l'intensité du faisceau ou le débit du jet. La section de la soupape est comparable à celle de la lentille annulaire; plus elle est grande, plus elle rassemble une forte proportion du flux lumineux, mais naturellement aussi, plus l'intervalle qui sépare deux éclats consécutifs est grand, puisqu'il faut laisser au réservoir le temps de se remplir de nouveau. Tel est le principe des feux éclairs, et celui de Penmarc'h en est une application. L'éclair lumineux a une durée d'un dixième de seconde et il se répète toutes les cinq secondes; sa portée est de cinquante milles marins, soit 90 kilomètres par temps clair.

—Mais lorsqu'il y a de la brume, hasarda M. Le Clair.

—La portée est naturellement réduite suivant l'opacité de la brume, mais le phare est muni d'un signal sonore, une puissante sirène à air comprimé, qui annonce aux navires la proximité de la côte.

Les visiteurs donnèrent un dernier regard à la statue du maréchal Davoust, prince d'Eckmühl, d'après Dumont, et qui est érigée dans la salle au-dessous de la lanterne, puis ils redescendirent les trois cent cinquante-sept marches et se retrouvèrent sur le sol ferme. Quelques minutes après, ils arrivaient aux célèbres rochers de Penmarc'h, après s'être un instant arrêtés devant une croix de fer scellée dans la falaise et rappelant que, le 10 octobre 1870, cinq personnes, assises tranquillement en cet endroit, furent subitement balayées par une vague de fond colossale.

«L'océan de Penmarc'h, a dit l'écrivain Suarès, est le roi des épouvantements. Là règne la fureur; les rocs sombres paraissent figés, roidis dans la terreur que leur cause le combat éternel d'un ciel gros de menaces et de vagues sinistrés. Des blocs et des blocs, des montagnes éboulées, partout des débris et des ruines. Pas un arbre; seuls règnent le sable et le granit. Sur cette terre virile, toute en os et en promontoires, pareille aux squelettes décharnés d'un ossuaire de géants, la douceur des arbres se fait sentir par un regret. C'est un canton de deuil, un littoral sans pitié, le plus riche en naufrages. Des lames sourdes parfois se forment et balayent tout ce qu'elles touchent, sournoises comme là mort, rapides comme l'infortune. Une vague plus haute qu'une maison a mangé d'un seul coup cinq personnes assises par un beau jour au haut d'un rocher pareil à une colline. Comme la gueule d'un monstre caché au fond de l'eau, elle est sortie et a happé sa proie. La mer cruelle a l'éclat sombre et gris d'un regard de haine, et les rocs se penchent comme des monstres en méditation.»

Lorsque là tempête fait rage, les grandes lames de l'Atlantique s'abattent avec fureur sur ces rochers de granit, et le bruit que fait la mer est tel alors qu'il s'entend jusqu'à Quimper, éloigné cependant de 30 kilomètres. D'épais nuages de vapeur volent en tourbillons, le ciel et la mer se confondent, et l'on n'aperçoit, au milieu d'un sombre brouillard, que des flocons d'écume voltigeant dans les airs avec le bruit de détonations d'artillerie.

Heureusement, ce jour-là, le temps était relativement beau, et les promeneurs n'eurent pas à redouter le sort des victimes de l'accident de 1870. Ils purent donc faire sans le moindre danger le tour de la pointe et visiter la plage de Saint-Guénolé, peu éloignée, avant de regagner les voitures devant les ramener à Quimper.

Tout le monde se coucha de bonne heure, ce soir-là, car l'air salin fouettant le visage avait, autant que la promenade elle-même, fatigué les aviateurs et leurs passagères. Mais, le lendemain, chacun fut debout de bon matin. Médrival vint aussitôt trouver le chef de la caravane, Robert de La Tour-Miranne, et l'entreprit par sa question quotidienne.

—Quel est l'itinéraire du jour, président?....

—Soyez satisfait répondit celui-ci. Aujourd'hui nous allons faire de la route.

—Ah! ah! ce n'est pas malheureux!... Où devons-nous nous arrêter ce soir: à Bordeaux ou à Bayonne?...

—Peste!... comme vous y allez, mon cher!... Non, nous allons simplement à Nantes, en passant par des endroits assez intéressants à voir: le Faouët, Pontivy et Ploërmel où nous déjeunerons, puis Malestroit, Redon, Pontchâteau et Savenay l'après-midi. Cela nous fait le total, déjà coquet, de 270 kilomètres à parcourir.

—Peuh! cela fait juste trois heures de vol pour nous! Mais, dites-moi, président, pourquoi ne suivons-nous pas le bord de la mer pour nous rendre à Nantes, par Quimperlé, Lorient, Vannes et Saint-Nazaire?... Il doit y avoir aussi des coins intéressants à voir par là-bas?...

—C'est vrai, dit l'ingénieur Damblin qui s'était approché. Il y a le port de Lorient, qu'il faudrait voir, nous qui n'avons pas aperçu Brest; puis les alignements de Carnac, Sainte-Anne-d'Auray, Quiberon...

—Pourquoi pas Belle-Ile en mer pendant que vous y êtes! riposta en riant La Tour-Miranne. Ne voulez vous donc pas voir les vieux châteaux de Josselin, de Pontivy, l'église Saint-Fiacre du Faouët, la maison de Malestroit et de sa femme...

—Oh! des vieux châteaux et des églises, il n'y a guère que cela en Bretagne, et nous en avons déjà vu pas mal, reprit Médrival. La mer, c'est plus intéressant. Est-ce que le trajet serait beaucoup plus long?

—A vol d'oiseau, il y a 120 kilomètres de Quimper à Vannes et 110 de Vannes à Nantes, mais la route serait un peu allongée si l'on passait à Carnac et à Sainte-Anne-d'Auray. En somme, on peut dire que le parcours est le même d'un côté comme de l'autre, et pour ma part je n'ai pas de préférence. Il en sera ce que la majorité décidera!...

Après quelques instants de discussion, la route par Vannes fut décidée, et la flottille s'envola, les aviateurs s'étant donné rendez-vous aux monuments mégalithiques de Carnac, distants de 100 kilomètres du chef-lieu du Finistère. Les aéros suivirent, d'abord exactement la route de Quimperlé qu'ils traversèrent à faible hauteur, et Médouville en profita pour citer les vers de Brizeux, le poète breton:

Sans cesse l'on ne voit et l'on n'entend chez nous

Qu'eaux vives et ruisseaux et bruyantes rivières

Des fontaines partout dorment sous les bruyères,

C'est le Scorff tout barré de moulins, de filets,

C'est le Blavet, tout noir au milieu des forêts;

L'Ellé plein de saumons ou son frère l'Isole

De Scall à Quimperlé coulant de saule en saule...

La ville de Quimperlé s'étale gracieusement sur des collines rocheuses élevant au-dessus des deux petites rivières, l'Isle et l'Ellé, la masse de ses maisons claires et de ses terrasses ombragées et fleuries, dominées par la silhouette un peu lourde de son église, la basilique de Sainte-Croix. Les rues étroites et montueuses sont pittoresques avec leurs anciens logis à poutrelles et leurs vieux hôtels de granit gris aux sculptures rongées de mousses. Elle offre un contraste frappant avec l'industrieuse cité de Lorient, qui n'est cependant éloignée que de cinq lieues, et au-dessus de laquelle les aviateurs de l'Aéro-tourist-club planèrent un peu après, afin de se rendre compte de sa disposition générale.

Lorient, ville de quarante-quatre mille habitants, est un port militaire et de commerce situé sur le Scorff près de son confluent avec le Blavet. Sa fondation ne remonte qu'à deux cents ans, époque où des chantiers de construction y furent créés par la puissante Compagnie des Indes qui donna le nom de l'Orient à ce nouveau centre. La Compagnie fut ruinée à la suite de la prise du Bengale par les Anglais qui avaient essayé, mais heureusement en vain, de s'emparer des chantiers en 1746, et ses établissements furent acquis par l'État et la ville se développa autour d'eux. Lorient, qui fait de grands armements pour la pêche, ainsi qu'un grand commerce de poissons frais et de conserves de sardines, vit surtout de son arsenal.

Les aéroplanes traversèrent, à petite allure, la ville dans toute sa largeur, du square Bodelio aux casernes et à la jetée du port de commerce, en passant au-dessus de l'hôpital, du tribunal, du musée Saint-Louis, de la place d'Armes et de la préfecture maritime, puis ils traversèrent le Scorff, laissèrent Port-Louis à tribord et pointèrent droit sur Plouharnel et Carnac, à l'entrée de la baie de Quiberon.

L'île de Groix se distinguait à l'horizon du sud, comme le dos de quelque formidable cétacé endormi à la surface des flots, cependant elle ne mesure pas moins de 8 kilomètres de long sur 2 ou 3 de large, et renferme une population très dense, presque cinq fois supérieure, à égalité de surface, à celle de la France, car elle n'est pas moindre de cinq mille habitants pour 20 kilomètres carrés.

Cette île, qui s'appelait primitivement Enez-el-Groach, «l'île des Sorcières», ce qui a permis de croire qu'elle a été habitée à cette époque par des druidesses, de même que l'île de Sein, la Sena de Pomponius Méla, qui renfermait un célèbre oracle interprété par neuf prêtresses vouées à une virginité perpétuelle. L'île de Groix a dû être couverte autrefois de monuments mégalithiques, à en juger par ceux qui se sont conservés jusqu'à nos jours. Bordée d'une haute falaise, elle présente des curiosités naturelles remarquables; ce sont des grottes profondes que la mer a creusées dans les roches schisteuses. Les plus intéressantes à visiter sont: Le Trou d'Enfer, le Trou du Tonnerre, la Grotte aux Moutons, etc. L'île possède deux sémaphores et deux phares.

Les habitants, que l'on appelle les Grésillons, sont presque tous pêcheurs. Les femmes font, presque absolument à elles seules, les travaux des champs; le sol se laboure par des moyens primitifs; en 1895, une fourche sur laquelle les femmes semblaient sauter pour enfoncer le fer, remplaçait les charrues. La terre est divisée en sillons.

Les pêcheurs grésillons pratiquent, en hiver, la pêche au chalut, particulièrement pénible; le chalut est un immense filet avec lequel ils drainent le fond de la mer; une embarcation de Groix, pour la pêche au grand chalut, revient de quinze à vingt mille francs; l'équipage se compose de six à sept hommes, pouvant gagner de quatre à cinq cents francs par campagne.

C'est dans le Coureau de Groix qu'a lieu la pêche de la sardine et que se fait la Bénédiction du Coureau, pour obtenir du ciel qu'elle soit abondante.

Cette cérémonie est célébrée le jour de la Saint-Jean, au milieu du chenal, par les clergés de Ploemeur, de Riantec, de Port-Louis et de Groix, escortés d'une flottille de pêcheurs.

Les moeurs et les habitudes des Grésillons ne sont pas plus singulières que celles des habitants des îles de Houat et de Hoédic (Le Canard et le Caneton), situées à 12 kilomètres au sud-est de Quiberon. «Ces îles, dit l'écrivain Ardouin-Dumazet, sont des débris du littoral qui réunissait la péninsule de Quiberon à la pointe du Croisic. Avec cette péninsule et l'île de Hoédic, Houat appartient à l'une des zones granitiques qui alternent avec les schistes en bandes parallèles, sur la côte sud de la Bretagne, tandis que Belle-Ile et la presqu'île de Rhuis appartiennent à la zone schisteuse, Houat et Hoédic forment deux communes ayant ensemble une population d'environ 700 habitants, presque tous parents les uns des autres. Les terres cultivables, évaluées en «sillons», bandes de terre de 65 mètres de long sur 65 mètres de large, sont tellement morcelées, que les champs, à Houat, sont divisés en 4.000 parcelles; et même certains sillons sont indivis entre plusieurs membres de la même famille, chacun est propriétaire pendant une année.

L'esprit communautaire qui préside à Houat a trouvé un remède à ce morcellement qui rendait toute culture impossible, les sillons voisins sont labourés, cultivés ensemble; les récoltes sont réparties entre les associés. Le recteur est toujours l'arbitre des discussions.

Le travail des champs incombe entièrement aux femmes, celles-ci vivent à l'écart; lorsque les hommes, tous marins renommés, reviennent à l'île, ils mangent à une cantine le dîner préparé par la ménagère. La pêche à la crevette et à la langouste est la ressource des pêcheurs des îles, ceux d'Houat surtout y sont fort habiles. Houat et sa voisine Hoëdic étaient deux petites républiques qui avaient confié au recteur tous les droits administratifs, il remplissait non seulement sa mission de curé de paroisse, mais encore les fonctions de maire, juge de paix, syndic des gens de mer, percepteur, fournisseur, dirigeait la poste, le télégraphe, tenait la pharmacie, etc. Cette autorité du recteur est restée longtemps une des curiosités de la Bretagne: de véritables chartes réglaient par le menu les droits et les devoirs de chacun; détail amusant, à Houat, la charte locale interdisait aux jeunes filles d'aller sur la grande terre avant l'âge de trente ans, de peur qu'elles ne se gâtassent.

Depuis une douzaine d'années toutefois, cet état de choses s'est transformé, les îles sont maintenant des communes administrées par un maire et un conseil municipal; elles dépendent du canton de Quiberon, et l'ancienne organisation tend à disparaître. A Houat, plus isolée que Hoëdic, la tradition et les qualités natives de la race sont demeurées plus intactes.»

A dix heures moins quelques minutes, la flotte des biplans Landoux s'abattit sur la plaine de Carnac où les monoplans, plus rapides, l'attendaient. Laissant les appareils aux soins des mécaniciens, les clubmen se dirigèrent vers les alignements dont Médouville, le cicérone de l'expédition, s'empressa de donner l'explication.

—Les mégalithes du Morbihan, dit-il, sont, les plus beaux que l'on connaisse. L'État s'en est rendu acquéreur et a fait faire des travaux importants de restauration et d'appropriation qui en assurent la conservation. Les monuments mégalithiques (du grec mega, grand, et lithos, pierre) de Carnac et de Locmariaquer se composent de neuf types caractérisés.

1° Le menhir (qui signifie pierre longue en breton) est une pierre brute disposée verticalement.

2° Les alignements, groupes de menhirs placés en lignes.

3° Le lech, menhir taillé portant des inscriptions.

4° Le cromlech, groupe de menhirs rangés en cercle.

5° Le dolmen (table de pierre), monument en forme d'habitation, composé de plusieurs menhirs debout formant une ou plusieurs chambres recouvertes de pierres plates ou tables.

6° L'allée couverte, composée de deux lignes parallèles de menhirs recouverts de tables.

7° Le cist-ven (tombe de pierre), composé de pierres plates formant une petite chambre fermée.

8° Le galgal, agglomération de petites pierres formant une butte artificielle.

9° Le tumulus, simple butte de terre.

Tous les galgals ou les tumulus de cette région du Morbihan recouvrent des dolmens, des allées couvertes, ou des cist-vens. Les dolmens et allées couvertes ont tous été primitivement, dans cette région, recouverts de tumulus ou de galgals; le temps ou les besoins de la culture les ont découverts. Les menhirs, les alignements et les cromlechs ont toujours été à découvert.

Les dolmens avec les menhirs sont les monuments communs du Morbihan, tous ont à peu près le même aspect, sans être jamais semblables; généralement le dolmen a son ouverture placée entre le lever et le coucher du soleil au solstice d'été; très souvent les galets qui couvrent le sol portent des signes lapidaires encore inexpliqués; des savants, comme le Dr Letourneur, M. de Mortillet, Ch. Keller, les comparent à certaines lettres des plus anciens alphabets, à certains caractères gravés sur des rochers en Norvège, à certains dessins des vases de Mycènes. Les blocs, formant ces monuments mégalithiques, en granit du pays, sont, sans doute, des blocs restés à la surface du sol après les dégradations des époques diluviennes. Bien des fouilles furent faites dans cette région; en 1727 on les commença; la Société Polymathique du Morbihan les poursuit encore maintenant.

Dans les dolmens on découvre des haches, ou «celtoe» en pierre, des colliers, des débris d'ossements humains; sous les tumulus, dans des cryptes, des ossements humains prouvant qu'ils étaient des tombeaux; près des menhirs, quelques vases, quelques instruments de pierre. Il est probable que certains menhirs indiquaient les tombes, certains autres seraient des monuments commémoratifs; les cromlechs sembleraient être les restes des monuments religieux où se célébraient les cérémonies, les alignements auraient été des sortes de voies sacrées. Cette région était sans aucun doute le centre d'un pays éminemment religieux, où l'on devait venir de loin, pour honorer les chefs puissants, militaires ou religieux, ce qui explique la quantité et la variété des monuments ainsi que la richesse de leur mobilier funéraire. Leur âge donne lieu à de nombreuses discussions.

Le merveilleux, cher aux Bretons, intervient dans cette question toujours mystérieuse. Une légende locale donne une explication naïve: saint Cornély, poursuivi par une armée de païens, courut se sauvant devant eux, jusqu'au bord de la mer. Là, ne trouvant point de bateau, et sur le point d'être pris, il usa de son pouvoir de saint et métamorphosa en pierres les soldats qui croyaient le saisir. C'est pour cela que les pierres des alignements s'appellent encore dans le pays soudar del sant Cornély (soldats de saint Cornély). Ce saint est d'ailleurs resté le patron de Carnac et les paysans l'invoquent contre les épizooties.

Après avoir longuement admiré les alignements de pierre, et comme l'heure s'avançait, les touristes se rembarquèrent à bord de leurs aéros, et remontèrent vers le nord, laissant à droite la baie du Morbihan et l'île d'Arz, sur laquelle le verbeux secrétaire général fit connaître quelques particularités curieuses.

—Cette île est assez prospère, expliqua-t-il, car pas un coin de terre n'est perdu; le bourg est pittoresque avec ses maisons déjà vieilles.—Arz est habitée par des familles de marins. Sur une population de 1.140 habitants, on ne compte que onze ménages de cultivateurs, lesquels font la culture pour les autres. L'île est divisée en deux champs dont l'assolement est régulier; toutes les terres d'un côté de l'île sont cultivées en blé pendant une année, toute l'autre l'est en légumes; chacun ramasse dans l'immense champ commun la récolte poussée sur sa part de sillons. Malgré cette association intelligente, l'étendue du domaine est trop faible pour suffire aux besoins de sa population; à peine récolte-t-on des vivres pour six mois et, sans l'argent apporté par les marins, l'île se dépeuplerait, faute de vivres... Les femmes ont un joli costume. L'usage permet aux jeunes filles de demander les hommes en mariage.

—Il faudra venir dans l'île d'Arz, n'est-ce pas, mademoiselle? dit ce sans-gêne de Médrival en s'adressant à la soeur de Jean Outremécourt.

La jeune fille rougit mais ne répondit pas.

La flottille passa au-dessus d'Auray, ville de six mille âmes, située sur une colline dominant le Lochon, ou rivière d'Auray, qui divise la ville en deux parties: le quartier Saint-Gildas et le quartier Saint-Goustan, reliés l'un à l'autre par un vieux pont de pierre, en aval duquel la rivière forme le port. Les aviateurs aperçurent de loin la basilique de Sainte Anne, célèbre par le pèlerinage qui, depuis le XVIIe siècle, attire des foules nombreuses de tous le, points de la Bretagne. Le 26 juillet, jour de la fête de sainte Anne, tous les costumes bretons, les gilets brodés des hommes et les coiffes blanches des femmes, sont réunis et forment une foule pittoresque, grave et silencieuse comme l'âme bretonne.

Ainsi que l'inépuisable Médouville devait l'exposer quelques instants plus tard pendant le déjeuner, la fondation de la basilique est due à une vision éprouvée en 1623 par un simple paysan nommé Yves Nicolazic. Sainte Anne lui étant apparue, lui commanda de faire bâtir une chapelle en son honneur dans le champ dit de Bocenno où, ajouta-t-elle, cette chapelle avait existé 924 ans auparavant. En 1625, Nicolazic, repoussé et traité de fou par tous, découvrit dans l'endroit désigné, une statue de bois vermoulu presque informe. Grâce aux offrandes qui affluèrent alors, une église put être édifiée et l'on y plaça l'image de bois dont la garde fut confiée à des religieux carmes. L'église, le couvent et ses dépendances furent achevés vingt ans plus tard. La statue miraculeuse fut brisée et brûlée comme un objet de superstition, en 1793, et il n'en échappa qu'un fragment, qui a été inséré dans le piédestal de la nouvelle statue offerte à l'admiration des fidèles.

La basilique actuelle de Sainte-Anne-d'Auray est une construction moderne de style Renaissance. Au-dessus du choeur, s'élève une tour carrée avec tourelles aux angles; elle est surmontée d'une flèche octogonale dont le faîte, à jour, est dominé par une statue dorée de sainte Anne. Le sommet du portail principal est couronné de tourelles semblables à celles de la tour.

Les touristes ne firent qu'un court séjour à Vannes—juste le temps de déjeuner et de parcourir ses rues les plus intéressantes, dit La Tour-Miranne pressé d'atteindre Nantes le même soir. Ils se contentèrent de jeter un coup d'oeil, en passant, sur ses vieux édifices: maisons de bois à étages surplombant, hôtels antiques, ruelles montantes et silencieuses, et sur ses douves, car Vannes a conservé ses anciens remparts avec leurs assises de l'époque romaine, les mâchicoulis du moyen âge et les vieilles tours de cette époque. Au pied de ces vieux murs, couverts de plantes grimpantes, coule la rivière, bordée de lavoirs, et qui disparaît sous une voûte recouvrant la place du Morbihan pour former plus loin, soutenue par la marée, le port de Vannes.

Le chef-lieu du Morbihan se divise en deux parties bien distinctes: la vieille ville, entourée en partie de son ancienne enceinte fortifiée, groupant ses rues tortueuses autour de la cathédrale Saint-Pierre, lourd monument flanqué de tours inégales construit au XIIIe au XVe siècle, et la ville neuve, formant autour de la vieille cité une ceinture étendue de faubourgs. C'est en dehors de cette enceinte que se trouvent les édifices publics, le port, les casernes, les couvents et les écoles.

La caravane avait fait halte sur la promenade de la Garenne d'où l'on aperçoit un superbe panorama. Le marquis de La Tour-Miranne fit remarquer à ses amis, à peu de distance de l'immense parc de la Préfecture, la tour dite du Connétable, et ainsi nommée parce que le connétable de Clisson y fut enfermé en 1387 par ordre du duc de Bretagne, au moment où il se préparait à une descente en Angleterre pour le compte du roi Charles VI.

—Quant à l'emplacement même que nous occupons en ce moment, ajouta le jeune président, il est tristement célèbre. Vous n'ignorez pas que la guerre civile régna dans le Morbihan durant la période révolutionnaire, et que les communes voisines de Vannes se firent toujours remarquer par leur dévouement royaliste. Après l'expédition de Quiberon en 1795, la commission militaire créée à Auray sous la présidence du brave Laprade, chef de bataillon de la 72e demi-brigade, s'étant déclarée incompétente, fut cassée. Une partie des prisonniers qui avaient pris les armes contre la patrie, furent alors conduits à Vannes, et la nouvelle commission qui s'y organisa les condamna immédiatement à être passés par les armes. Les chasseurs de la 19e demi-brigade furent commandés pour les fusiller: officiers et soldats refusèrent d'obéir. Le bataillon des volontaires de Paris, certains disent de Belgique, se chargea de l'exécution de la sentence! MM. de Sombreuil, de la Landelle, de Broglie, de Hercé, évêque de Dol, en tout vingt-deux personnes, furent fusillés à l'endroit où nous nous trouvons. Le reste des insurgés royalistes, au nombre de cent cinquante environ, furent conduits sur la rive droite de Larmor, et le lieu où ils tombèrent a conservé le nom de pointe des Émigrés.

Un long silence suivit le lugubre récit du président.

—Allons, fit en secouant les épaules comme pour chasser les réflexions pénibles suscitées par ces tristes souvenirs, René de Médouville, embarquons. Il va bientôt être quatre heures, nous n'arriverons pas de bonne heure à Nantes, si nous nous attardons davantage.

Personne ne répondit. Les pilotes reprirent leurs places et, quelques instants plus tard, la caravane volait dans la direction de La Roche-Bernard et de Nantes. Toutefois, en arrivant en vue de La Roche, La Tour-Miranne qui, comme d'habitude, occupait la pointe du triangle tracé dans les airs par les six biplans Landoux, vira vers le sud pour atteindre Guérande qui ne tarda pas à se profiler sur le sommet de sa colline dominant les marais salants, à sept kilomètres de la mer. Les aéros firent le tour des vieux remparts, depuis la porte Bizienne jusqu'à la porte Saint-Michel, la plus importante de la ville, et qui est flanquée de deux hautes tours renfermant les archives, l'hôtel de ville et la prison; puis, après avoir admiré la grande plaine des marais salants, où les réserves d'eau de mer font d'immenses taches de moire changeante, d'un aspect tout particulier, les aviateurs décrivirent une nouvelle courbe qui les amena en vue de Saint-Nazaire et de l'embouchure de la Loire dont il fallait encore suivre le cours pendant 60 kilomètres avant d'atteindre Nantes. On ne put qu'embrasser du regard le panorama du port de Saint-Nazaire, le septième de France par ordre d'importance, mais on n'avait pas à regretter de ne pouvoir s'arrêter, car la ville n'offre qu'un médiocre intérêt, se composant de deux parties distinctes et faisant entre elles un singulier contraste: un bourg habité par des pêcheurs et dont les maisons sont groupées sur le rocher, autour d'une vieille église, et une ville moderne le long de la Loire.

Pendant une heure, la flottille aérienne longea la rive droite du grand fleuve. En arrivant en vue du village de Saint-Herblain, dans la banlieue du chef-lieu de la Loire-Inférieure, La Tour-Miranne aperçut, au pied d'une colline, les monoplans qui, étant venus directement de la Roche-Bernard, avaient atterri depuis un long moment. Il dirigea donc la course de son appareil de ce côté et bientôt tous les clubmen se trouvèrent une fois de plus rassemblés, aucun accident n'étant survenu pendant cette longue randonnée au-dessus de la terre d'Armorique.

—Voilà maintenant presque la moitié de notre tour de France effectuée, annonça joyeusement le président de l'Aéro-tourist, et sans le plus petit incident, en dépit des fâcheux pronostics qui avaient accueilli l'annonce de notre départ. C'est avec une profonde satisfaction que je constate ce résultat, et vous voyez, mes amis, que nous avions raison d'avoir foi dans les nouveaux appareils de locomotion mis par la science à la disposition des voyageurs.

—C'est, ma foi, vrai, approuva, de son ton posé, le père Tranquille, aussi je crie: Vive le tourisme en aéroplane! C'est merveilleux!

—Et vous pouvez ajouter: Vive le président de l'Aéro-tourist-club! compléta Damblin, car c'est à sa ténacité et à sa persévérance que nous devons le succès.

Un bruyant hourra accueillit les paroles de l'ingénieur, et laissant les appareils sous la surveillance des mécaniciens, les touristes prirent à pied le chemin de la ville de Nantes dont la vaste agglomération apparaissait à une faible distance.


CHAPITRE XIX

DE NANTES A TOULOUSE

DE NANTES À LA ROCHELLE.—EXCURSION DANS L'ILE DE RÉ.—UN BAIN DE PIEDS FORCÉ.—LES RIVAGES DE LA FRANCE SUR L'ATLANTIQUE.—UNE DÉFECTION.—LES MARAIS SALANTS.—BORDEAUX.—REMONTÉE DE LA GARONNE.—AGEN ET TOULOUSE.

Les touristes séjournèrent trois jours à Nantes avant de poursuivre leur voyage. Plusieurs aéroplanes avaient grand besoin de réparations, et les mécaniciens accompagnant l'expédition durent consacrer ce temps à remettre en état les machines fatiguées par un dur travail de dix jours, pendant lesquels plus de 1200 kilomètres avaient été franchis. Pouliot, le contremaître, avait demandé par dépêche, aux ateliers de Levallois, les pièces de rechange nécessaires, et Martin Landoux, qui avait quitté la caravane à Caen pour rentrer à Paris, s'empressa d'expédier ces pièces qui furent immédiatement réajustées.

Pendant que les ouvriers s'escrimaient ainsi de leur mieux sur les machines qui avaient été garées dans les granges du village de Saint-Herblain, les voyageurs visitèrent Nantes dans ses plus petits recoins. Ils admirèrent, place Royale, la fontaine en granit bleu de Rennes, édifiée en 1865, et qui est ornée de quatre statues en bronze, personnifiant le Loir, l'Erdre, le Cher et la Sevré, supportant une vasque surmontée de la statue de Nantes, puis l'église Saint-Nicolas, construite, en 1844, par Lassus, dans le style du XIIIe siècle, avec une tour, carrée surmontée d'un clocher aigu, en pierre, flanqué de clochetons à jour, et haut de 85 mètres. En traversant la place du Bouffay, Médouville apprit à ses compagnons qu'en cet endroit s'élevait jadis le château fort des comtes de Nantes et des ducs de Bretagne, dans lequel le comte de Chalais en 1626 et les membres de la conspiration de Cellamare en 1720, eurent la tête tranchée. Dans ce château furent aussi enfermées en 1793 les victimes de la Terreur. L'échafaud demeura dressé pendant quatre mois en permanence sur la place.

Le château reçut également la visite des promeneurs. Ce monument, qui a été autrefois la résidence des ducs de Bretagne, reçut la visite de presque tous les rois de France depuis Louis XI. Mme de Sévigné y séjourna en 1675. Il a aussi servi de prison d'État; le maréchal Gilles de Rais, Fouquet, le cardinal de Retz, y furent enfermés à diverses époques. Ce dernier s'en échappa, en descendant à l'aide d'une corde, du haut d'un des bastions Mercoeur (ce bastion qui donnait sur la Loire fut démoli depuis). La duchesse de Berry fut également détenue, en 1832, au château de Nantes, avant d'être conduite à la citadelle de Blaye. Entourée de grands fossés, qui ont été rétrécis lors de l'alignement de la place de la duchesse Anne, la forteresse fut commencée au Xe siècle. En 1466, le duc François II en ordonna la reconstruction, et on attribue à ce prince la façade, flanquée originairement de quatre grosses tours, dont trois seulement subsistent.

Du côté du quai, le château était protégé par trois autres tours intactes qu'on rapporte au temps d'Anne de Bretagne. Pendant les guerres de la Ligue, le duc de Mercoeur ajouta deux gros bastions portant la croix de Lorraine; cette partie des remparts a conservé son caractère; la sculpture des mâchicoulis est particulièrement curieuse.

Les visiteurs pénétrèrent dans la cour du château, par un pont de pierre jeté au-dessus des fossés, et remarquèrent le grand logis du XV'e siècle flanqué du donjon et dont la façade offrait une frise et des lucarnes très richement ornementées. A côté de ce bâtiment, dont la façade est agrémentée de deux loggias, se dresse l'armature en fer forgé d'un grand puits de pierre. Les jeunes gens parcoururent les parties accessibles au public et terminèrent leur promenade par une visite au musée, qui contient des oeuvres d'art, sculpture et peinture, des maîtres les plus illustres, anciens et modernes.

Pendant qu'ils déambulaient dans les rues actives du chef-lieu de la Loire-Inférieure, dont le caractère est très différent de la Bretagne grise et intime, et qu'ils suivaient les quais, siège d'un mouvement aussi intense que ceux de Rouen et du Havre, Médouville, désireux de faire partager sa science à ses compagnons, leur développait l'histoire de la ville où ils se trouvaient actuellement.

Condivicnum, disait le verbeux secrétaire, était la ville principale des Namnètes. Cette cité était située sur les coteaux de Saint-Donatien, assez loin de la Loire sur laquelle se trouvait une localité, avec port sur le fleuve, appelée Portus Namnetum, d'où est venu le nom de Nantes. Les deux villes se réunirent plus tard, et les Romains en firent un centre de commerce. En 407, l'Armorique ayant chassé les Romains, fut administrée pendant, quarante ans par Conan Mériadec, chef des Bretons, qui fit de Nantes sa capitale. Aux Ve et VIe siècles, le pays subit plusieurs invasions des Barbares. Clotaire I'er s'empara de Nantes en 560 et la fit administrer par l'évêque saint Félix qui fit creuser le canal portant son nom, destiné à relier la Loire au Sail et à l'Erdre. Vaincue trois fois par Charlemagne, la Bretagne se releva sous ses successeurs. En 843, la trahison du gouverneur Lambert, à qui Charles le Chauve avait refusé le titre de comte de Nantes, en ouvrit les portes aux Normands.

Subdivisé en plusieurs comtés après le meurtre de Salamon, roi des Bretons, assassiné en 874, le duché de Bretagne fut rétabli en 936 par Alain Barbetorte qui chassa les Normands de Nantes et des îles de la Loire. A sa mort, survenue en 952, l'anarchie recommença, et la souveraineté de la Bretagne fut disputée les armes à la main par les comtes de Nantes et ceux de Rennes. Pierre de Dreux, créé duc de Bretagne, fit de Nantes sa capitale; il l'entoura de fortifications et la défendit vaillamment contre Jean Sans-Terre en 1214.

Pendant la lutte de Jean de Montfort contre Charles de Blois, au XIVe siècle, Nantes prit parti d'abord pour Montfort; mais, en 1342, le duc de Normandie, fils aîné du roi de France, s'empara de la ville et y fit prisonnier Jean de Montfort. En 1345, Edouard III d'Angleterre assiégea sans succès Nantes, défendue par Charles de Blois. Enfin, lorsque le fils de Montfort eut triomphé et que, proclamé duc de Bretagne sous le nom de Jean IV, il se fut allié aux Anglais, Nantes leur résista, et les Anglais après un siège inutile, durent s'éloigner.

Louis XI essaya, mais vainement, de soumettre définitivement la Bretagne à la couronne; il rencontra dans le duc François II un adversaire digne de lui. Mais, en 1488, l'indépendance de la Bretagne reçut un coup mortel à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, et, un peu plus tard, Anne de Bretagne, se laissant marier à Charles VIII, lui apporta son duché en dot en 1491.

Au XVe et au XVIe siècle, Nantes fut désolée par des pestes et des épidémies. Le calvinisme essaya, sans succès, d'y pénétrer. Sous Henri III, la ville s'engagea dans la Ligue, à la suite du duc de Mercoeur, alors gouverneur de Bretagne, qui résista neuf ans à Henri IV et n'ouvrit Nantes au roi qu'en 1598.

En 1626, la conspiration de Chalais vint se dénouer à Nantes par la mort tragique du comte, ennemi de Richelieu. En 1661, Louis XIV y fit arrêter le surintendant Fouquet. En 1718, la conspiration de Cellamare, ourdie par la duchesse du Maine au profit de l'Espagne, contre le gouvernement du Régent, éclata aussi en Bretagne, et les principaux meneurs furent jugés, condamnés et suppliciés à Nantes.

Au XVIIIe siècle la traite des noirs fut pour les armateurs nantais une source peu honorable de richesses.

En 1789, Nantes suivit avec ardeur l'élan de la Révolution. Elle résista avec énergie aux attaques des Vendéens. Mais, en 1793, elle fut une des victimes les plus maltraitées par la Terreur. Carrier, envoyé en mission par le Comité de Salut public, vint y élever la guillotine et organisa les fameuses noyades, qu'il appelait des mariages républicains. Ces infamies durèrent quatre mois, jusqu'à ce que le secrétaire de Robespierre, Julien, passant à Nantes, dénonçât Carrier à la Convention et le fit révoquer deux jours avant la chute de Robespierre.

En 1793, les Vendéens ayant voulu s'emparer de Nantes, en furent repoussés par Canclaux; Cathelineau fut tué à cette attaque. Charette fut fusillé à Nantes en 1796. En 1799, les Vendéens occupèrent un instant la ville. L'Empire ruina le commerce de Nantes, et ce fut en compensation que Napoléon décida l'établissement du canal de Bretagne. En 1830, Nantes fut une des premières villes qui se prononcèrent contre Charles X. Un engagement y eut lieu, le 30 juillet, entre les soldats du 10e léger et les jeunes gens de la ville, dont dix furent tués. En 1832, la duchesse de Berry fut arrêtée à Nantes, après avoir vainement essayé de soulever la Vendée.

Pendant que parlait le prolixe secrétaire de l'Aéro-tourist, dont les trois quarts des paroles se perdaient dans le bruit des voitures et des tramways, la promenade s'achevait, et les promeneurs pénétraient sous le porche de l'hôtel où ils avaient momentanément élu domicile.

—Alors nous ne repartons que demain?... interrogea Médrival, pendant le repas.

—Il le faut bien, lui répondit La Tour-Miranne, puisque le travail de révision des aéros ne sera terminé que ce soir.

—C'est véritablement malheureux de perdre ainsi trois jours de notre semaine, observa le jeune homme avec amertume.

—Je le sais; mais qu'y puis-je? fit le président. Il y eut un moment de silence.

—Où devons-nous aller demain? reprit le monoplaniste.

—A La Rochelle.

—Quelle distance?

—160 kilomètres tout au plus.

Les lèvres du sportsman s'allongèrent avec une moue significative.

—C'est peu, en vérité, soupira-t-il. Ne pourrions-nous pas, afin de regagner le temps perdu, effectuer une seconde étape l'après-midi?...

—Si la chose est possible, et si nos camarades n'y voient pas d'inconvénient, je le veux bien, moi.

—Qu'en dites-vous, Messieurs? interrogea Médrival.

—C'est à voir, répondit tranquillement Outremécourt, cela dépendra de l'heure à laquelle nous arriverons à La Rochelle.

De la discussion qui s'engagea entre les aérotouristes, résulta que le départ serait opéré de bonne heure, afin d'essayer de contenter l'enragé aviateur. Cette décision fut réalisée, et le lendemain, dimanche 19 juin, à sept heures du matin, les treize appareils s'enlevèrent du champ où ils avaient été amenés et prirent immédiatement la direction du sud, par un temps magnifique et un faible vent soufflant de l'ouest. Vingt minutes après leur départ, les voyageurs arrivèrent près de Saint-Philibert de Grandlieu, à la pointe orientale du lac de Grandlieu dont la superficie est de sept mille hectares avec une profondeur qui ne dépasse pas deux mètres. Ce marécage, alimenté par les rivières Boulogne et Ognon, s'est formé, selon la tradition, au XVIe siècle sur l'emplacement du bourg d'Herbadilla ou Herbauge, par une inondation de la Loire. Le pays l'environnant est une plaine triste et monotone, ressemblant fort à la Grande-Brière traversée l'avant-veille par les biplans. Au sujet de cette dernière région, le professeur Darmilly avait donné à sa fille les explications suivantes:

—La Grande-Brière est un immense marais tourbeux, qui ne mesure pas moins de 20 kilomètres de long sur 15 de large, entre Herbignac et la Loire, et qui est séparé des dunes et des marais salants par une succession de plateaux peu élevés. Pendant l'hiver, cette vaste plaine est couverte d'eau et ressemble absolument au lac de Grand-Lieu dont elle présente la même surface. On y pêche du poisson en abondance. Chaque hameau est comme une île qui surnage au-dessus de la plaine inondée, et l'illusion est encore augmentée par la forme circulaire de chacun d'eux. Dès que les chaleurs sont arrivées, on assèche la tourbière au moyen de nombreux canaux d'irrigation, dont on ouvre les écluses et qui se déversent dans la mer. Dans le courant du mois d'août, pendant une période de huit jours, il est permis à tous les habitants de venir extraire la tourbe. La contrée, ordinairement triste et déserte, prend alors un aspect animé, grâce aux milliers de personnes qui se répandent sur la plaine. On extrait ainsi, tous les ans, de quatre à cinq millions de tonnes de tourbe.

«Aux temps géologiques, l'emplacement de la Grande-Brière était occupé par des forêts détruites par les irruptions de la mer entre Montoir et Saint-Nazaire. Les bois que l'on trouve dans la tourbe sont tous des chênes ou des bouleaux atteignant jusqu'à dix mètres de long; ils sont couchés sur un lit de feuilles transformées en carbone. Les riverains en extraient chaque année de grandes quantités qu'ils utilisent comme bois de chauffage et même comme bois de charpente. Ce bois offre une particularité: complètement noir et très mou lorsqu'on l'extrait de la tourbière, il se travaille facilement et acquiert en séchant une très grande dureté. On a découvert, en certains endroits, des instruments de l'âge de bronze qui, par leur fini et leur régularité, indiquent la dernière et la plus belle période de cette époque.

«L'île de Noirmoutiers, dont nous ne sommes guère éloignés en ce moment que d'une vingtaine de kilomètres à vol d'oiseau, poursuivit le professeur, est un point également fort intéressant au point de vue géologique. Cette île a été transformée par les alluvions de la Loire, car elle se trouve située au point de rencontre des courants du golfe de Gascogne et de ceux de la Manche. D'après Ptolémée, Noirmoutiers aurait été autrefois rattachée au continent. A l'époque romaine, elle était considérée comme faisant partie d'un archipel mal défini et portant le nom d'Insulae Nametum, bien qu'on donne aussi à Noirmoutiers l'étymologie de Nigrum monasterium (le monastère noir) désignation qui semble quelque peu contraire avec l'Abbaye Blanche indiquée sur une carte de 1750. Quelques historiens la regardent comme étant l'île de Seyne placée par Strabon à l'entrée de la Loire.

«Noirmoutiers présente le double avantage d'être rattachée à la terre ferme au moment de la basse mer et de redevenir une île à marée haute. Elle communique avec le continent par une chaussée empierrée appelée le Guâ (ou gué), de cinq kilomètres de long, ou les piétons et les voitures peuvent s'engager dès que la mer s'est retirée. Si un voyageur imprudent se trouvait surpris par la marée qui arrive très rapidement sur les immenses grèves du Fain, il aurait encore la ressource de grimper sur des refuges élevés de distance en distance sur le côté de la route, et d'attendre, perché sur ces échafaudages en charpente, la baisse et le retrait des eaux. Quoique la route des grèves soit la plus fréquentée, on peut aussi aborder l'île en bateau à toute heure de la marée, par le détroit de Fromentine dont le milieu est occupé par une fosse large d'un kilomètre à basse mer. On atteint ainsi l'extrémité orientale de l'île.

«Enfin, pour terminer ce qui a trait à cette île, j'ajouterai que Noirmoutiers est composée de deux parties distinctes: l'île proprement dite, dont la plus grande longueur atteint huit kilomètres de long, et l'isthme de sable, de douze kilomètres de long, reliant le noyau de l'île au détroit de Fromentine, point le plus rapproché du continent. Cet isthme, formé de dunes et de plages sablonneuses, a été surtout édifié par les lames qui battent la côte sous l'influence des forts vents de l'ouest et qui, de ce côté, se précipitent avec une majesté toute puissante, tandis que, de l'autre côté, la mer après avoir passé sur de vastes grèves est beaucoup plus calme. Par suite de ce mouvement différent des deux côtés, les sables s'accumulent en dunes à l'ouest, tandis que, de l'autre côté, les vases se déposent à chaque marée. Les travaux des hommes complètent d'ailleurs les efforts de la mer: ce sont les renclôtures de grèves. Entreprises et poursuivies depuis le commencement du XIXe siècle, elles ont augmenté de plus de 500 hectares le territoire de Noirmoutiers. Mais si l'Océan laisse facilement empiéter sur son domaine, il oblige également à prendre des précautions pour que l'isthme ne soit pas rompu. Aux environs de la Guérinière, celui-ci n'a pas un kilomètre de large; les tempêtes lui font des brèches qu'il faut réparer fréquemment. D'après la tradition locale et les repères connus dans le pays, la mer aurait gagné, du côté des grèves du Fain, une large bande de terrain, depuis trois cents ans.»[2]

[Note 2: Les Rivages de la France, autrefois et aujourd'hui, par Jules Girard.]

Pendant le discours du professeur, le terrain avait changé sous les aéroplanes: aux plaines marécageuses et mornes des environs du lac de Grand-Lieu avait succédé une campagne agreste et riante, dont les champs étaient, comme dans certains endroits de la Bretagne, encadrés de haies verdoyantes. On traversait le Bocage vendéen, théâtre des luttes entre les Chouans et les armées républicaines, à l'époque de la Révolution. Bientôt, le chef-lieu du département de la Vendée, La Roche-sur-Yon, qui porta autrefois les noms de Napoléon, puis Bourbon-Vendée, apparut, mais la flottille ne ralentit pas. Elle laissa à bâbord cette cité, qui ne présente d'ailleurs rien de particulièrement intéressant, et arriva bientôt au-dessus de Luçon, dans l'ancien golfe du Poitou, devenu le marais vendéen, et qu'il était facile de reconnaître de loin à la flèche qui surmonte sa belle cathédrale commencée au XIIe siècle et achevée au XVIIIe. En passant, Médouville ne manqua pas de rappeler à son passager, qui était, comme d'habitude, Mme Lhier, que Luçon fut dès le VIe siècle le siège d'une abbaye érigée en évêché en 1317, évêché qui eut un instant le cardinal de Richelieu pour titulaire.

En arrivant près de Saint-Michel en l'Herm, non loin de la baie de l'Aiguillon, la flottille retrouva l'Océan, que l'on n'avait plus aperçu depuis la baie du Morbihan, et les aviateurs purent apercevoir au loin sur la vaste nappe brillante, une longue tache sombre: l'île de Ré. Au-dessous d'eux, émergeait hors des eaux au fur et à mesure du retrait de la marée, une masse régulière ressemblant à une ville submergée dont la perspective décroissante se serait mêlée avec la teinte neutre du fond du tableau. C'étaient les bouchots servant à la culture des moules.

Les eaux commençant à s'écouler, on pouvait voir s'élancer sur la vase des êtres aux formes bizarres, moitié hommes, moitié bateaux, agitant avec vivacité une seule jambe et qui, pénétrant dans les interstices des clayonnages des bouchots, disparaissaient dans un labyrinthe de rues constituées par les compartiments de la moulière, régulièrement disposés de manière à recevoir les mollusques, d'abord à l'état de naissain, puis au fur et à mesure de leur développement, jusqu'au moment de la récolte. Une population nombreuse, de plus de trois mille personnes réparties dans les villages d'Esnandes, Charron, Marsilly, situés autour de la baie de l'Aiguillon, vit ainsi de l'élevage des moules. Les hommes se rendent aux bouchots, à marée basse, au moyen de l'acon ou pousse-pied, sorte de petit bateau plat qu'on saisit des deux bords, un genou posé sur le fond pendant que l'autre jambe, protégée par une longue botte, plonge dans la vase comme une rame dans l'eau. Cette industrie, toute locale, est assujettie aux vicissitudes des saisons dues aux caprices de la mer. Lorsque les vases amoncelées par les mauvais temps d'hiver, menacent de submerger entièrement les bouchots, un insecte, le coryphée à longues cornes, fait son apparition. Se multipliant par quantités énormes, il remue la vase et arrête ainsi la formation des sillons profonds que creusent les vagues d'hiver et qui rendraient difficile l'accès des bouchots avec l'acon. Ainsi ce faible insecte est indispensable à la conservation de cet élevage et à l'aisance des habitants de ces rivages vaseux.

A peu de distance du village de Saint-Michel-en-l'Herm, au lieu de se diriger en droite ligne sur l'anse de l'Aiguillon, La Tour-Miranne, qui volait un peu en avant de ses compagnons, lança un violent coup de sirène et atterrit. Surpris de cette brusque manoeuvre, et craignant que quelque accident fût survenu à leur président, les aviateurs imitèrent ce mouvement et l'instant d'après ils se trouvèrent tous rassemblés, entourant leur chef.

—Qu'y a-t-il donc?... Que vous est-il arrivé? demandèrent une douzaine de voix.

—Rien, rien, mes chers amis, répondit le jeune homme en souriant. Une idée qui m'est venue tout simplement. Que diriez-vous d'une excursion, par ce beau temps, dans l'île de Ré dont nous ne sommes éloignés que d'une douzaine de kilomètres?...

Les pilotes s'entre regardèrent les uns les autres.

—Voilà deux heures que nous naviguons, reprit La Tour-Miranne, et nous ne sommes plus qu'à huit lieues à vol d'oiseau de La Rochelle. Nous avons donc grandement le temps de parcourir l'île de Ré du nord au sud, tout au moins d'Ars jusqu'à Sablanceaux.

—C'est, en effet, un projet séduisant, répliqua le Père Tranquille au nom de ses compagnons, mais je doute qu'il nous reste assez d'essence dans les réservoirs pour voler encore une heure.

—Si ce n'est que cela, fit vivement le mécanicien Pouliot, cela peut s'arranger, monsieur Outremécourt.

—Comment cela?...

—J'ai songé depuis longtemps qu'il pouvait nous arriver d'être obligés d'atterrir par manque d'essence dans un endroit désert, éloigné d'une ville, et j'ai chargé sur l'aéro de M. Morengian, avec le matériel du camping, dix bidons de dix litres. Je vais, si vous voulez, transvaser le contenu de ces bidons dans les réservoirs qui me paraîtront sonner le creux. Cela nous donnera bien une heure et demie de marche de plus.

—Je ne vois plus alors d'objection à faire, dans ce cas, acquiesça Outremécourt. Je vous recommande seulement de bien vérifier nos moteurs et de gonfler nos flotteurs, car nous allons voguer au-dessus des plaines du père Neptune, et un bain imprévu manquerait totalement de charme!

Mais le mécanicien n'écoutait déjà plus. Aidé de son second et de deux voyageurs complaisants, il s'était empressé de débarrasser le monoplan de M. Morengian, qui voyageait seul, de sa provision de bidons, et il en répartissait le contenu dans les récipients des aéros, dont il visitait en même temps le mécanisme. Au bout d'une demi-heure, l'opération fut terminée.

—C'est fait! déclara gravement l'ouvrier. Tout est vérifié, ça peut aller maintenant!

La Tour-Miranne commanda donc le départ, et il s'élança le premier dans les airs, suivi de près par les monoplans qui ne tardèrent pas à le dépasser. Quelques instants plus tard, la flottille tout entière s'avançait au-dessus de l'Océan, qui s'étendait comme une plaine verdâtre jusqu'à l'horizon. La brise était presque complètement tombée et les aéros volaient avec rapidité.

Le président de l'Aéro-tourist-club s'était sans doute trompé dans son évaluation de la distance séparant là pointe de l'Aiguillon du Fier-d'Ars, car il fallut plus de vingt minutes de vol aux biplans pour se retrouver au-dessus d'un sol ferme.

—Ouf!... murmura entre ses dents le professeur Darmilly lorsque cette traversée eut pris fin, je suis plus tranquille maintenant! C'était un peu imprudent un pareil exploit! Heureusement tout s'est bien passé!

L'île de Ré, qui mesure 25 kilomètres de longueur, est formée de deux terres réunies par l'isthme du Martroy. Elle est aussi plate que l'île d'Oléron sa voisine, et s'étend parallèlement à la côte vendéenne dont elle est séparée par un bras de mer peu profond. Une tradition conservée dans l'île rapporte qu'il avait existé sur la côte une ville appelée Antioche en souvenir des croisades, ville engloutie par la mer, et d'où est resté le nom de pertuis d'Antioche donné à l'espace régnant entre les deux îles. Les attaques de la mer auraient coupé l'île en deux, au Fier-d'Ars qui ne mesure que 70 mètres de largeur, sans les travaux de défense effectués sur la «côte sauvage» qui reçoit de plein fouet l'assaut des grandes lames du large et les dunes du sud.

Les salines du Fier-d'Ars seraient perdues et les terres inondées depuis longtemps car, dans les tempêtes, on sent le sol frémir sous ses pas. Et tandis qu'une mer furieuse brise sur les rochers du Chanchardon, de l'autre côté de l'île, qui regarde le continent, les eaux sont calmes. La terre est fertile dans l'île de Ré, bien que les arbres n'y puissent croître en raison de l'intensité du vent de mer; elle est divisée à l'infini et chaque habitant en possède une parcelle.

Les aviateurs purent apercevoir de nouveau d'immenses marais salants semblables à ceux qu'ils avaient déjà pu voir en passant non loin de Guérande. L'exploitation de ces marais constitue encore une industrie assez florissante: ils sont formés de surfaces bien planes, divisées comme un damier en compartiments dans lesquels l'eau de mer s'évapore, abandonnant par la cristallisation le sel qu'elle contient. Aux grandes marées, l'eau monte par les étiers, espèces de canaux creusés pour la conduire dans la vasière, vaste bassin d'évaporation placé au point le plus élevé de l'exploitation. Après avoir abandonné une partie des sels étrangers dans ce premier bassin, l'eau est amenée par des rigoles munies de vannes, jusque dans les oeillets où le sel se forme définitivement. Tous les deux ou trois jours pendant la saunaison (de juin à septembre) les paludiers, à l'aide du grand râteau plein en bois, attirent, sur une plate-forme réservée entre les compartiments et appelée la dure, le sel qui s'est formé dans l'oeillet. Le sel blanc est écrémé à la surface et recueilli à part; le sel ramassé au fond est en gros cristaux auxquels adhèrent quelques parcelles terreuses du fond, qui leur donnent une teinte grisâtre. On laisse égoutter le sel sur la dure, puis les femmes viennent le prendre dans des vases nommés gides, qu'elles posent sur leur tête, et, courant pieds nus sur les terres glissantes de la saline, elles transportent la récolte sur les trémés, où elle est mise en mulon et recouverte d'un enduit en terre glaise pour la préserver de la pluie. L'oeillet produit en moyenne 1.200 kilos de sel gris et 80 kilos de sel blanc. L'hiver, les paludiers se bornent à entretenir les canaux.

L'industrie du sel, pendant quelques années en souffrance, a repris aujourd'hui son essor, malgré la grande quantité de marais salants qui ont été établis; elle est devenue plus rémunératrice pour les paludiers, grâce à l'exportation, par les bateaux du Croisic, du sel destiné aux salaisons de la morue en Islande et du hareng en Norvège.

Les aéroplanes avaient rétrouvé le sol ferme à Saint-Martin-de-Ré. Ils passèrent au-dessus de la citadelle et aperçurent les bâtiments du dépôt des forçats, où les condamnés aux travaux forcés sont détenus en attendant que les transports de l'État les conduisent à la Guyane ou en Nouvelle-Calédonie. Suivant la côte orientale de l'île, la caravane traversa la petite ville de la Flotte, laissa en arrière le fort de la Prée et arriva au-dessus de Rivedoux. A moins de trois kilomètres de distance à l'est, on pouvait distinguer très nettement la pointe de Saint-Marc et le port de La Palliée, où de nombreux navires étaient à l'ancre. Un peu plus loin, dans la même direction, s'apercevait une agglomération qui n'était autre que La Rochelle.

—Allons, encore un bras de mer à traverser!... murmura le professeur Darmilly. Pourvu que rien ne vienne à casser avant que nous soyons de l'autre côté!...

Ce souhait ne devait malheureusement pas être exaucé. Comme les biplans étaient à moins d'un kilomètre de la côte, on entendit soudain des cris désespérés. La Tour-Miranne, dont l'appareil surplombait déjà le terrain solide, tressaillit. Ne pouvant se rendre compte de ce qui venait d'arriver, il manoeuvra ses gouvernails pour s'élever rapidement et décrire un cercle de grand rayon sans risquer d'aborder les aéros qui le suivaient. Lorsqu'il eut effectué un demi-tour, le spectacle qui lui apparut le fît frémir. Un aéro, victime d'une avarie quelconque dont la cause échappait au premier coup d'oeil, oscillait désemparé et, malgré les efforts de son pilote, s'abattait comme un grand oiseau frappé par le plomb du chasseur.

—Bon!... en voilà un qui pique une tête dans la grande tasse!... s'écria le contremaître Pouliot, le passager de La Tour-Miranne. Qu'est-ce qui lui est arrivé à celui-là?...

Avec une angoisse facile à comprendre, le président de l'Aéro-tourist suivit des yeux la chute, heureusement assez lente, de l'aéroplane qui flottait maintenant à la surface de l'Océan, soutenu par ses cylindres de caoutchouc remplis d'air comprimé.

Décrivant des orbes de diamètre de plus en plus restreint, en même temps qu'il s'abaissait graduellement, le chef de l'expédition finit par effleurer la surface des vagues et à tourner autour de l'appareil en détresse. Il reconnut alors M. Le Clair et son épouse, qui, pâles d'épouvanté, s'étaient hissés tant bien que mal au-dessus du moteur afin d'échapper au contact des flots.

—Courage!... leur cria Robert. Je vais vous envoyer du secours!

—Envoyez-nous vite un bateau!... répondit M. Le Clair. Notre moteur ne fonctionne plus.

Déjà le biplan portant le sportsman était au rivage où il abordait. Une minute après les aviateurs étaient réunis. En quelques phrases brèves, le jeune homme mit ses compagnons au courant de ce qui venait d'arriver.

—Un bateau!... dit-il. Vite, organisons le sauvetage de nos camarades!...

L'arrivée de la caravane aérienne avait heureusement causé une vive émotion parmi la population du port. Beaucoup de marins avaient remarqué depuis un moment les planeurs volant au-dessus de l'île de Ré et étaient accourus sur la grève. Aux premiers mots de La Tour-Miranne, plusieurs matelots coururent aux canots et se dirigèrent droit vers les naufragés. Le marquis avait sauté dans une de ces embarcations et il fut l'un des premiers auprès de l'aéro, dont les passagers suivaient avec anxiété l'arrivée du secours promis. Non sans difficulté, les deux malchanceux touristes purent passer, de leur esquif à demi submergé, dans le canot.

—Ouf!..., murmura M. Le Clair, nous voilà tout de même tirés d'affaire, mais pour une émotion, c'est une fameuse émotion que nous avons éprouvée là!... Enfin, heureusement que la mer était calme!...

La Tour-Miranne serrait, sans pouvoir parler, la main des deux «récapés», comme disent les mineurs du Nord dans leur rude patois. Son regard exprimait éloquemment ce que ses lèvres auraient été impuissantes de formuler.

Les matelots amarrèrent l'aéroplane à deux bateaux par des filins solides, puis ils revinrent en naviguant à la godille et remorquant l'appareil que l'on parvint à hisser sur la grève grâce à son chariot qui n'avait subi par bonheur aucune détérioration.

Une discussion un peu confuse s'engagea entre les clubmen anxieux d'élucider la cause de l'accident qui était survenu si malencontreusement à leur compagnon. Le contremaître, qui s'était empressé d'examiner le moteur, y mit fin en déclarant:

—C'est une panne due à réchauffement exagéré d'un palier de l'arbre de couche, palier dont la position a sans doute été légèrement dérangée à la suite du choc dans l'aéro de M. Le Clair reçu par sa rencontre avec le biplan de M. Morengian, ainsi que vous devez vous en souvenir. Le défaut s'est aggravé petit à petit et, comme nous volons depuis trois heures et demie sans interruption, le coussinet a surchauffé, malgré l'huile de graissage, et a fini par gripper, immobilisant ainsi subitement l'hélice dont l'arbre ne pouvait plus tourner.

—Cela doit être exact! approuva M. Le Clair, car nous avons ressenti une secousse brusque comme si le moteur calait, subitement. J'ai juste eu le temps de manoeuvrer le gouvernail de profondeur pour atténuer la vitesse et ne pas tomber trop brutalement. Je suis content de savoir qu'il n'y a là-dedans rien de ma faute et que le bain de pieds que nous avons pris ne provient pas d'une maladresse ou d'une erreur dans la manoeuvre. Ma femme ne me l'aurait pas pardonné!...

—Dites alors que vous avez voulu faire une expérience d'hydroplane! conclut Médouville, mais vous pouvez vous vanter que vous nous avez causé une belle venette à tous!

Pendant que s'échangeait cette conversation, La Tour-Miranne, après avoir chaleureusement remercié les marins du secours qu'ils avaient apporté sans hésitera l'aviateur en péril, s'était enquis auprès d'eux d'un emplacement propice pour garer les appareils jusqu'au moment où ils pourraient reprendre l'air. Les matelots lui indiquèrent une terre-plein à peu de distance, et ils s'offrirent à y remorquer les aéroplanes, ce qui fut accepté. Pouliot et son second furent laissés à la garde des éléments de la flottille aérienne et les pilotes, après avoir fait une rapide visite aux bassins de La Pallice, prirent le chemin de La Rochelle, où un tramway les conduisit en un quart d'heure.

—Avec tout cela, remarqua Médouville, nous ne savons pas ce que sont devenus les monoplans. Ils nous ont, comme d'habitude faussé compagnie, longtemps avant que nous fussions arrivés en vue de La Roche-sur-Yon. Où sont-ils maintenant?...

—J'ai songé, par bonheur, lui répliqua Outremécourt, à prévenir Damblin que nous devions déjeuner à l'Hôtel de la Tour; situé sur le port. J'espère que nous les retrouverons là.

Le Père Tranquille ne se trompait pas dans ses suppositions, et la première personne dans laquelle il faillit se jeter, en pénétrant sous, le porche voûté de l'hôtel, fut justement l'ingénieur.

—Où diable étiez-vous donc passés, s'exclama celui-ci? Nous avons attendu près de deux heures avant de nous décider à venir ici!...

Les explications indispensables furent échangées entre les deux groupes, qui se firent part des incidents ayant émaillé leur route réciproque. Le repas terminé, La Tour-Miranne se leva.

—Mes chers amis, dit-il, nous allons, si vous le voulez bien, faire rapidement le tour de la ville et repartir ensuite à La Pallice. Nous pouvons encore faire une assez longue étape aujourd'hui et je vous propose d'essayer d'atteindre Pons ou Saintes. Demain matin, nous gagnerons Bordeaux.

Les touristes s'entassèrent dans des voitures de louage et parcoururent le chef-lieu de la Charente-Inférieure. La Rochelle est, au point de vue monumental, une des villes les plus curieuses du sud-ouest. Dans le port se trouvent les trois tours de Saint-Nicolas, de la Chaîne et de la Lanterne. La première, qui date de 1384, se compose de quatre tourelles demi-cylindriques et d'une tour carrée regardant la mer. La cathédrale, du XVIIIe siècle, occupe l'emplacement de l'ancienne église Saint-Barthélemy, dont la tour subsiste encore. L'hôtel de ville édifié en 1595, et restauré depuis, est un remarquable édifice de style gothique à l'extérieur et Renaissance à l'intérieur. Un grand nombre de maisons ont conservé leur physionomie du moyen âge, leurs porches et leurs terrasses qui leur donnent un aspect tout particulier.

Les promeneurs donnèrent un coup d'oeil à l'ancienne enceinte élevée d'après les plans de Vauban et sur le port encombré de bateaux de commerce de faible tonnage, et d'où l'on déchargeait du charbon, des céréales, des vins et eaux-de-vie de Charente, des denrées coloniales de toute nature, puis, après avoir regardé de loin la digue de 1500 mètres de long élevée en 1627 par les ordres de Richelieu, qui dirigeait le siège de la place forte des huguenots, ils se firent conduire au terre-plein de La Pallice où les biplans étaient garés. Les aviateurs montant les monoplans avaient proposé d'assister au départ de leurs camarades avant d'aller retrouver leurs appareils dans la prairie au delà de la gare de La Rochelle où ils étaient restés sous la garde de paysans qu'avait alléchés la promesse d'une récompense.

—Nous nous retrouverons ce soir à Saintes, n'est-ce pas? demanda Damblin.

—Si vous voulez, répondit La Tour-Miranne.

Madame Lhier s'avança.

—Je vous adresserai, messieurs, une proposition, dit-elle en souriant.

—Parlez, chère madame, dit en s'inclinant le président. Nous vous écoutons.

—Nous ne sommes plus très éloignés de Royan, n'est-ce pas, monsieur le marquis?...

—Une vingtaine de lieues tout au plus, madame.

—Vous n'ignorez pas que nous possédons un chalet à Royan, où nous passons la saison balnéaire. Nous vous prions, mon mari et moi, d'y accepter l'hospitalité ce soir.

Le chef de l'expédition promena son regard sur tous ses compagnons, paraissant les consulter.

—Si nos amis n'y voient aucun inconvénient, j'accepte votre offre avec reconnaissance, madame, déclara-t-il. C'est donc à votre chalet que nous nous retrouverons tout à l'heure.

—Sauf moi et ma femme cependant, articula M. Le Clair en s'approchant. Les circonstances nous obligent à décliner votre très aimable invitation.

—Et pourquoi cela, monsieur? interrogea de sa voix musicale l'épouse du grand industriel.

—Simplement parce que nous nous trouvons immobilisés pour longtemps à la suite de l'accident de ce matin. Notre mécanicien vient de m'apprendre qu'il y aurait bien pour quatre jours de travail à réparer le mécanisme de notre aéro, qui a plus souffert qu'on ne le croyait tout d'abord. Dans ces conditions, je me vois donc obligé de vous dire qu'à mon très grand regret, je me résigne à rentrer à Paris avec la machine à réparer. Mais, si je le puis, je vous promets d'accourir vous retrouver à l'une de vos prochaines étapes.

Pouliot, interrogé, confirma la fâcheuse nouvelle. La machine devait, de toute nécessité, être transportée à l'atelier et subir une révision minutieuse. Les clubmen furent désagréablement impressionnés, mais il fallait bien se rendre à l'évidence. Ils n'allaient plus déjà être que douze! Enfin, on devait se résigner; de chaleureuses poignées de mains furent échangées, avec des promesses de se revoir le plus tôt qu'il serait possible, et les biplanistes prirent leur vol, tandis que les protagonistes du monoplan se hâtaient à leur tour d'aller retrouver leurs véhicules.

Une demi-heure plus tard, l'équipe des biplans traversait du nord au sud la ville de Rochefort-sur-Mer, après avoir longé la côte des Charentes pendant une trentaine de kilomètres. Le grand port militaire s'étendit en plan sous leurs pieds et les aviateurs purent en scruter les moindres détails.

La position de Rochefort est assez avantageuse, à l'abri de tout bombardement du côté de la mer, et à proximité de la vaste rade de l'île d'Aix. Le port militaire, sur la Charente, en aval de la ville, mesure 1500 mètres de long et possède trois cales sèches. L'arsenal est parfaitement outillé, mais la barre de la rivière n'en permet l'accès aux vaisseaux calant plus de 7 mètres qu'à certaines époques de l'année. Le port de commerce, en amont du port militaire comprend en premier lieu un port en rivière dit la Cabane Carrée, et trois bassins à flot. Il reçoit surtout des houilles anglaises, des engrais et des bois venant de Suède, d'Allemagne et d'Amérique.

Les touristes aériens admirèrent la belle distribution de la ville, avec ses rues larges se coupant à angle droit et dont les principales aboutissent à la place Colbert, ainsi nommée en souvenir du grand ministre de Louis XIV, fondateur de la place, mais ils n'aperçurent aucun monument remarquable. Déjà les aéros, dans leur vol rapide, avaient franchi le canal de Brouage et Rochefort n'apparaissait plus que confusément dans l'éloignement. Enfin, au moment où l'on distinguait l'agglomération de Saujon, les monoplans reparurent et, la flottille de nouveau réunie, vinrent doucement atterrir dans la conche de Pontaillac, à quelques centaines de mètres des bois de pins où se cachent les villas de Royan.

—Madame Lhier vous demande deux heures pour organiser la réception et donner les ordres nécessaires, dit M. André Lhier à ses compagnons.

—Deux heures!... ce sera vite passé, dit Médouville. Nous allons faire un tour par la Grande-Conche et donner un dernier regard à la mer que nous ne reverrons plus désormais dans notre voyage.

—Vous parlez de l'Atlantique, fit observer Damblin, mais nous avons encore la côte d'Azur, la Méditerranée à longer. J'espère que nous y serons bientôt, hein, président?...

La Tour-Miranne leva la tête.

—Demain lundi, nous avons deux étapes à franchir: Bordeaux le matin et Agen l'après-midi, 140 kilomètres chacune. Après-demain, nous serons à Toulouse, puis nous consacrerons nos deux journées en excursions aux curiosités naturelles du Massif Central de la France.

—C'est cela!... Après la mer, la montagne, scanda Médrival. Et la semaine prochaine?...

—Nous serons, j'espère, dimanche à Marseille. Ensuite, la Côte d'Azur, les Alpes et le Jura.

—Allons! cela nous fait encore quelques kilomètres à parcourir!... murmura l'enragé partisan des monoplans à surface réduite, en se frottant les mains.

—Espérons qu'il ne surviendra toutefois, pendant ce long trajet, aucun accident du genre de celui de ce matin, ajouta Outremécourt.

Cette espérance devait être réalisée, et les étapes annoncées par le président furent parcourues sans incident notable. La flottille aérienne passa le lendemain de bonne heure l'embouchure de la Gironde, entre les deux pointes de sable de la Coubre et de Grave, puis, après avoir aperçu à peu de distance l'île et le phare de Cordouan, les aéros obliquèrent pour descendre au sud et traverser toute la région viticole du Médoc. Les 57 kilomètres séparant Lesparre de Bordeaux furent franchis en un peu plus d'une heure, et les aviateurs firent escale au Bouscat, à deux kilomètres de la ville, qu'ils visitèrent en détail avant de se rembarquer pour Agen, qui fut atteint sans incident à six heures du soir, après avoir remonté le cours de la Garonne pendant plus de cent kilomètres et aperçu les agglomérations de Langon et de Marmande.

Le mardi, après la visite obligatoire aux monuments de la ville d'Agen, à sa cathédrale Saint-Caprais dont le transept est du XIe siècle, aux églises Saint-Hilaire et des Jacobins, à la statue de Jasmin et aux anciens hôtels d'Estrades, de Vaurs et du consul Jean Vergés, édifiés au XVIe et au XVIIe siècle, les touristes reprirent le chemin des airs, et continuèrent de se diriger vers le sud-est, c'est-à-dire vers Moissac et Castelsarrasin. A dix heures du matin, après un parcours de 110 kilomètres en deux heures, ils arrivaient à Toulouse qu'ils s'empressaient de visiter avant de repartir pour Albi et Rodez, qui devait être le lieu d'étape pour ce jour.

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