Le vieux muet, ou, Un héros de Châteauguay
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Title: Le vieux muet, ou, Un héros de Châteauguay
Author: J. B. Caouette
Release date: November 25, 2004 [eBook #14151]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Produced by Renald Levesque; from files available from the BNQ
(Bibliothèque Nationale du Québec).
PRÉFACE
Un roman n'a guère besoin de préface; et, quand il en a une, ce n'est pas d'ordinaire un prêtre qui la signe. On sait pourquoi. Depuis soixante ans le roman est un des pins exécrables dissolvants de la morale publique. Son nom même est devenu presque synonyme de mauvais livre. Quiconque s'intéresse aux bonnes moeurs est obligé de dénoncer ce séduisant corrupteur. On lui ferme l'entrée des maisons honnêtes, et les jeunes filles qui se commettent en sa compagnie risquent d'y perdre et la pudeur et le sens chrétien.
Il faut donc au roman, pour se faire agréer de tous et n'éveiller aucun soupçon, un passe-port sérieux, qui établisse ses titres à la confiance publique, et lui ouvre les portes, généralement closes à tout visiteur suspect. Voilà pourquoi l'auteur du «Vieux Muet» s'est adressé à un prêtre, et l'a prié de présenter son livre au public.
Pareille précaution était-elle nécessaire, dans le cas présent? Je ne le crois pas. Mr J. B. Caouette est suffisamment connu du public pour que ses livres, fussent-ils des romans, aient leur libre entrée partout. Mais l'auteur a sans doute pensé que l'excès de prudence ne saurait nuire en la matière; et je n'ai pas cru devoir refuser le service que sa modestie réclamait.
Ma tâche, au reste, est bien simple. Je n'ai pas à faire l'éloge du livre, ni à dicter au lecteur le jugement qu'il devra porter. Une préface n'est pas une critique. Je veux seulement me porter garant de la moralité impeccable du «Vieux Muet». On peut le mettre en toutes les mains sans aucun danger.
La lecture de ce roman ne produira que de bonnes impressions sur l'esprit et le coeur. Il se dégage de l'ensemble du récit une morale douce, pure et fortifiante. La vertu y tient le premier et le beau rôle. On y a fait une place à l'amour, mais à un amour purifié par le devoir, la religion et le sacrifice. Les personnages que l'auteur met en scène ne sont pas simplement des sujets à dissection métaphysique ou anatomique, mais des êtres bien vivants, et surtout des chrétiens de bonne race, des catholiques qui agissent et parlent en catholiques. La religion entre dans ce livre, comme elle doit entrer dans notre vie; elle y est la source des nobles actions, et la règle de bonne conduite.
Les héros de Mr Caouette ne sont pas seulement de bons chrétiens, ce sont aussi de vrais canadiens-français. Il me fait plaisir de signaler ici le beau souffle patriotique qui circule à travers toutes les pages de cet ouvrage, et qui en constitue, à mes yeux, le premier mérite et le plus grand attrait. On ne pourra se défendre d'un légitime orgueil en lisant tels passages où éclatent, à la lumière des faits, la loyauté et la bravoure de nos ancêtres. Certains points de nos glorieuses annales y sont mis dans leur vrai jour. Plus d'un lecteur apprendra peut-être, en parcourant ce roman, à juger plus sainement les hommes et les choses du passé. L'auteur a trouvé moyen de donner, sous une forme agréable, une bonne et solide leçon d'histoire.
Mr Caouette en est à son coup d'essai. «Le Vieux Muet» est, croyons-nous, le premier livre en prose qu'il présente au public. Nous lui souhaitons tout le succès que méritent ses généreux efforts. Il lui a fallu bien du courage et un travail héroïque pour se mettre en mesure d'écrire cet ouvrage. L'exemple est bon à suivre, et nous le signalons à tous les jeunes compatriotes qui ont de la culture et des loisirs.
La génération nouvelle n'est peut-être pas assez inclinée aux travaux intellectuels. Les nations pas plus que les individus ne vivent seulement de pain. Il faut que les esprits se tiennent haut pour que les coeurs ne défaillent point; et l'on aurait bien tort de penser que la prospérité matérielle est le dernier mot du progrès et de la civilisation.
Puisse le livre, que nous présentons au public, réussir à allumer chez quelques-uns la flamme d'une noble émulation, et les porter vers les travaux de l'esprit! L'auteur pourra alors se féliciter d'avoir atteint son but, qui est d'être utile à ses jeunes compatriotes. En écrivant «Le Vieux Muet», il n'aura pas fait seulement un bon livre, il aura en même temps accompli une bonne action.
P. E. ROY, Ptre.
AVANT-PROPOS
Glorifier la religion, la patrie, la vertu, et être utile et agréable à la jeunesse canadienne-française: tel a été mon unique but en écrivant ce modeste ouvrage, que je dédie à mes jeunes compatriotes.
J.-B. C.
LE
VIEUX MUET
OU
UN HÉROS DE CHÂTEAUGAY
PROLOGUE
Il y a trente-cinq ans, vivait, à Saint-Sauveur de Québec, dans une pauvre hutte située sur la rive sud de la rivière Saint-Charles, un vieillard légèrement voûté, mais qui avait encore l'aspect d'un géant par la hauteur de sa taille et la largeur de ses épaules.
Une longue chevelure blanche et une barbe vénérable encadraient sa figure au teint d'ébène.
On l'eût pris, de prime abord, pour un descendant de la fière tribu huronne.
Il habitait, avec un chien terre-neuve, son seul et inséparable compagnon, cette masure qui n'était éclairée que par deux petits carreaux. Elle avait servi autrefois de forge aux ouvriers travaillant à la construction des navires dans le chantier de feu Jean-Elie Gingras: c'était l'un des derniers vestiges de ce temps qu'on appelle encore, à Québec, l'âge d'or.
D'où venait ce vieillard? quel était son nom? à quelle nationalité appartenait-il?
Nul ne paraissait le savoir.
Un jour de printemps, en revenant de la pêche, deux jeunes gens l'avaient rencontré sur la grève, portant un fusil sur l'épaule, et suivi d'un chien à la mine peu rassurante.
Les jeunes pêcheurs, sans doute effrayés par les grognements du chien, et aussi par la taille imposante de l'inconnu, s'étaient hâtés de reprendre le chemin de leur demeure. Ils répandirent partout la nouvelle de la rencontre qu'ils avaient faite.
Saint-Sauveur, il y a un demi-siècle, n'était pas cette belle et populeuse paroisse que nous admirons aujourd'hui; tous ses habitants se connaissaient aussi intimement que s'ils eussent été les membres d'une même famille.
L'apparition soudaine d'un tel colosse arpentant la grève, l'arme à l'épaule, ne pouvait manquer d'y créer une véritable sensation. Mais, disons-le à la louange des pionniers de cette paroisse, l'idée ne vint à personne que cet hôte de la grève pouvait être un loup-garou ou un croque-mitaine! Car il y avait longtemps, alors, que la sorcellerie ne faisait plus de dupes dans la bonne ville de Québec. Néanmoins, la curiosité publique était piquée; et, dès le même soir, quelques-uns des principaux paroissiens résolurent de se rendre à la grève, le lendemain, pour rencontrer cet étranger.
Les jeunes pêcheurs avaient ajouté que le colosse devait habiter l'ancienne forge, d'où ils avaient vu une épaisse fumée s'élever en spirale.
Le lendemain donc, sans autre arme qu'un sac rempli de provisions, quatre citoyens partirent en éclaireur pour aller sonder le mystère.
Rendus au pied de la route qui conduisait au chantier-Gingras, et qu'on nomme aujourd'hui la rue Saint-Ambroise, ils aperçurent le vieillard assis sur le seuil de la cabane, les coudes appuyés sur les genoux et le front plongé dans ses larges mains.
Au bruit de leurs pas, le cerbère, qui était couché devant son maître, se leva en aboyant; mais le colosse saisit l'animal qu'il musela solidement, puis, redressant sa haute taille, il attendit les visiteurs.
Ceux-ci, après avoir salué l'inconnu, qui leur rendit la politesse, lui adressèrent tour à tour la parole; mais, à la surprise générale, le vieillard, pour toute réponse, mit un doigt sur sa bouche et secoua tristement la tête.
A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit par les mêmes gestes; ce qui fit croire à ses interlocuteurs qu'ils étaient en présence d'un muet.
Cette infirmité apparente lui gagna d'emblée la sympathie des nouveaux venus, qui le considéraient maintenant avec le plus grand respect.
Sa figure exprimait la douceur et la franchise, et ses manières polies annonçaient une bonne éducation.
Il n'en fallut pas davantage pour rassurer et charmer nos curieux.
D'un geste affable, l'étranger indiqua la porte C'était une invitation à entrer. Les visiteurs se rendirent à cette muette prière et franchirent le seuil.
En entrant dans la forge, ils furent frappés de la propreté qui y régnait.
Il était évident que le vieillard résidait là depuis plusieurs jours, car le plancher avait été réparé, et l'on y voyait quelques meubles grossiers, mais solides, rangés dans un ordre parfait.
Au centre, une table; dans l'angle gauche de l'unique pièce, un lit fait avec des branches de sapin; en face de la porte, le long du pan, un banc et deux chaises; au-dessus, accrochés à de longues fiches, un fusil; une gibecière, une perche de ligne enfermée dans un étui, un filet, etc. Plus loin, une armoire sans porte contenant quelques assiettes et autres vaisseaux de grès. Le large fourneau de la forge faisait, pour le moment, l'office de poêle de cuisine.
Bref, la propreté et l'ordre rendaient presque agréable le séjour de ce logis pauvre et isolé.
Cette cabane ne portait qu'à l'extérieur les marques de son usage primitif; à l'intérieur, les traces de fumée avaient disparu sous une couche de chaux.
On l'eût dite l'image de ce vieillard inconnu et mystérieux, dont la figure était noire, mais dont l'âme semblait aussi blanche que la neige.
Le colosse tira de dessous la table un panier plein de poissons et de gibiers, pris ou abattus par lui la veille, et en distribua la plus grande partie à ses hôtes. Ces derniers furent heureux d'avoir l'occasion de lui offrir, en retour, leurs provisions, que l'étranger accepta gracieusement.
Mais les quatre visiteurs crurent devoir abréger leur visite qui commençait à devenir embarrassante pour tout le monde. Car bien que le vieillard semblât comprendre leur conversation, il n'y répondait que par signes!
Après avoir serré la main du malheureux, ils se retirèrent le coeur ému.
Le dimanche suivant, les fidèles de Saint-Sauveur, qui allaient à la messe de cinq heures, ne furent pas peu surpris de voir arriver à l'église notre géant, toujours suivi de son compagnon.
Ayant attaché le chien au tronc d'un arbre, il entra dans le temple, se prosterna pieusement devant l'autel de la Vierge-Immaculée, et y demeura à genoux tout le temps que dura le saint sacrifice de la messe. Son humble attitude et son recueillement firent l'édification de tous.
Et chaque dimanche, dans la suite, beau temps mauvais temps, les paroissiens le virent entendre la première messe avec la même dévotion. Sa place de prédilection, dans l'église, était l'autel de Marie. C'est vers cette bonne mère qu'il levait ses regards suppliants, et c'est par elle que ses soupirs et ses prières ardentes montaient, comme un pur encens, jusqu'au trône de Dieu!
Aussi bien, sa conduite irréprochable et exemplaire lui mérita bientôt l'estime et la considération de la brave population de Saint-Sauveur.
Le géant aimait la solitude. Il ne visitait personne, et ne sortait que pour vendre du poisson et du gibier.
La pêche et la chasse étaient ses seuls moyens de subsistance, et ils paraissaient suffire à ses goûts fort modestes.
Mais si le vieillard ne visitait personne, il avait l'honneur de recevoir souvent la visite du révérend Père Durocher, de pieuse mémoire, supérieur de la communauté des Oblats de Marie.
Que se passait-il entre le bon Père et le vieux muet, dans le cours de leurs longues et fréquentes entrevues? Nul n'osait le leur demander; et ceux qui interrogeaient le saint missionnaire au sujet de l'étranger, n'en recevaient pour toute réponse que ces mots: «Aimez-le, il est digne de votre affection....»
Quoi qu'il en fût, après chacune de ses entrevues avec le révérend Père Durocher, le solitaire semblait moins malheureux, et parfois même son visage, d'ordinaire triste, s'éclairait d'un doux sourire.
Le vieux muet avait acquis son droit de cité. A la curiosité qu'avait fait naître la venue de cet étrange colosse, succéda une bienveillante sympathie. Sa figure devint familière à tous. C'était un membre de la grande famille.
UN SAUVETAGE ÉMOUVANT
C'était en 18..., par un de ces chauds dimanches de juillet où les citadins, après les offices religieux aiment à s'éloigner un peu de la ville, afin de respirer un air plus pur, tout en se reposant des fatigues de la semaine.
Les privilégiés de la fortune se payent le luxe d'une promenade en voiture à travers les jolies paroisses qui environnent Québec. Ils n'ont que l'embarras du choix, car Beauport, Charlesbourg, Lorette, Cap-Rouge, Sainte-Foye, Sillery, sont des lieux charmants qui invitent au repos et à la rêverie.
Mais les pauvres, dont les jambes sont aussi solides que le coeur est joyeux, se rendent à pied en dehors des barrières, et vont passer le reste de l'après-midi à l'ombre des grands arbres.
Des familles entières descendent à la rivière Saint-Charles. Là, sous les regards des parents, les enfant prennent leurs joyeux ébats.
Plusieurs bambins, jambes nues, courent au bord de l'onde, en dirigeant des bateaux minuscules qui dansent sur l'eau, au bout de leur ficelle, et dont les oscillations causent des émotions à ces marins en herbe.
Ailleurs, de gentils mioches, légers comme des papillons, se poursuivent, s'empoignent, se bousculent et roulent, pèle-mêle, sur le sable fin de la grève.
Leurs rires argentins résonnent et leurs petits cris éclatent parfois comme une décharge de pétards.
Les parents, témoins de ce gracieux spectacle, partagent les joies des enfants. Et ces joies si pures leur font oublier les soucis de la veille, et retrempent leur courage et leurs vertus.
D'autres enfin—les amateurs de l'art nautique—prennent place dans une barque légère et battent les flots en cadence en faisant retentir l'air de mille refrains.
Bref, tous les goûts peuvent se satisfaire, et l'homme est libre de choisir les amusements qui lui plaisent le mieux, pourvu qu'il sache respecter toujours les règles de la morale et de la prudence.
Or, ce dimanche-là, pour échapper à l'intensité d'une chaleur torride, un grand nombre de personnes étaient venues se reposer sur la rive sud de la rivière Saint-Charles, à l'endroit connu sous le nom de l'ancien chantier-Gingras.
*
* *
La marée est haute, et l'onde perfide que dore la lumière éclatante du soleil, déroule mollement ses plis en modulant sa chanson monotone et reposante.
Quelques jeunes gens bien délurés s'agitent sur le rivage. Ils gesticulent et parlent tous à la fois. On les dirait sur des charbons ardents.
—Tiens! voilà Joachim Bédard! s'écrie l'un d'eux, en jetant son chapeau en l'air.
—Hourra! hourra! font les autres, en entourant le nouveau venu.
—Que me voulez-vous donc? demande Joachim Bédard, étonné et ahuri.
—Ce que nous te voulons, cher petit Joachim, reprend Pitre Verret, le plus bavard de la bande, c'est que tu nous prêtes ta chaloupe pour aller faire un tour sur cette charmante nappe d'eau, et, va sans dire, que tu viennes avec nous, mon petit coeur! Puis, sans lui donner le temps de répondre, il continue: «Vois ta barque onduler et parfois bondir, comme si elle voulait briser sa chaîne. Vite! sors ta clef, et rends la liberté à cette gentille prisonnière!»
—Oui, oui! approuvent las autres lurons, désireux de se signaler aux regards, autant que de naviguer.
—C'est bien! fait Joachim Bédard; allons-y!
—Moi, je vous conseille de ne pas y aller! dit, sur un ton autoritaire et prétentieux, un petit vieillard nerveux qui interrogeait le firmament.
—Pourquoi cela, père Latourelle? demande Joachim Bédard.
—Parce que nous allons avoir un grain accompagné d'éclairs et de tonnerre, et je vous assure qu'il est dangereux de s'aventurer sur l'eau.
—N'ayez pas peur, père Latourelle, répond Joachim Bédard, nous ne nous exposerons point. Du reste, nous avons bon bras et bon oeil, que diable!
—Jeunes gens! réplique le vieillard, en élevant la voix, je vous répète que vous feriez mieux de rester ici. Je suis un vieux marin, moi, et je vous dis que nous allons avoir une bourrasque terrible.
—Nous serons prudents, père Latourelle, reprennent les jeunes étourdis en sautant dans l'embarcation.
Un! deux! trois! commande celui qui parait le chef de la bande. Et les rames, maniées par douze bras vigoureux, impriment à la chaloupe un élan qui l'éloigné rapidement da rivage.
Lorsqu'ils ont atteint le milieu de la rivière, Joachim Bédard, le commandant, invite Pitre Verret, le premier ténor du choeur de l'orgue, à chanter une chanson.
Pitre Verret, sans se faire prier, entonne de sa plus belle voix le chant du Napolitain:
Le doux printemps se lève,
Riche comme un beau rêve:
Partons, amis, partons, (Bis)
L'hirondelle légère
Ne rase pas la terre:
Les vents nous seront bons. (Bis)
Refrain
Vogue, (Bis) vogue, ma balancelle;
Chantez, gais matelots;
Que votre voix se mêle
Aux murmures des flots (Bis).
II
A l'horizon de brume.
Le Vésuve qui fume
Promet Naple aujourd'hui (Bis).
Dans cette ville heureuse,
La vie est gracieuse
Comme un jardin fleuri (Bis)
Refrain
Vogue (Bis) vogue ma balancelle;
Chantez, gais matelots;
Que votre voix se mêle
Aux murmures des flots (Bis).
III
Quand la nuit tend ses voiles
Sous ce beau ciel d'étoiles,
Le gai Napolitain (Bis).
Chante la sérénade,
Puis sous la colonnade
S'endort priant un saint (Bis).
Refrain
Vogue (Bis) vogue, ma balancelle;
Chantez, gais matelots;
Que votre voix se mêle
Aux murmures des flots (Bis).
Des applaudissements frénétiques, s'élevant du rivage, saluent les dernières notes égrenées dans l'air par la voix superbe et sonore de Pitre Verret.
Le père Latourelle, en secouant la cendre de sa pipe, dit à ses voisins: «Il chante comme un rossignol, ce gaillard-là, mais c'est dommage que lui et ses amis n'aient pas suivi mon conseil, car le grain approche, et je redoute pour eux un malheur».
En parlant, le père Latourelle, montrait du doigt un gros nuage noir, qui, pareil à un drap mortuaire, déroulait à l'horizon ses plis frangés.
Le vent, un vent brûlant, commençait à agiter faiblement la surface de l'eau; et l'oreille percevait déjà un bruit vague qui ressemblait à un roulement de tambour: c'était le tonnerre qui mettait d'accord les sons de sa sinistre et mâle voix.
Mais notre artiste, grisé par les applaudissements, chante, chante toujours. Et ses compagnons, ivres de joie et de liberté, continuent à jouer de la pagaie et de la rame, sans même soupçonner l'approche de la tempête. Pourtant, s'ils dirigeaient leurs regards vers le nord, ils verraient maintenant plusieurs nuages se rapprocher pour ne former bientôt qu'un seul et immense rideau dont l'un des coins menace d'obscurcir le soleil!
Verret en est à sa dixième chanson, et il chante avec une verve endiablée:
C'est l'aviron
Qui nous mène,
Qui nous monte!
C'est l'aviron
Qui nous monte
En haut!
quand, soudain, le vent s'élève avec une rage épouvantable; un long serpent de feu déchire la nue et la foudre éclate!
—Au rivage! s'écrient tous les rameurs.
Un nouvel éclair sillonne le firmament et la pluie, une pluie torrentielle, se met à tomber!
Les rameurs essayent, mais vainement, de diriger leur embarcation vers la ville.
La frayeur s'ajoutant à l'inexpérience, paralyse leurs membres, et la chaloupe, mal gouvernée, danse comme une coquille au gré du vent et des flots!
De la rive, les gens suivent cette scène avec effroi; les parents des jeunes rameurs crient à fendre l'âme, et, cependant, personne n'ose aller au secours des malheureux!...
Le père Latourelle, plus énervé que jamais, casse sa pipe en maugréant:
—Ah! les imprudents! les étourdis! je leur ai bien dit qu'il leur arriverait malheur...
Au même moment, et comme si le ciel voulait réaliser ce sombre présage, un coup de vent terrible fait chavirer la chaloupe, et les six jeunes gens sont lancés dans les flots!
Quatre des malheureux réussissent à se cramponner à l'embarcation, mais Bédard et Verret en sont trop éloignés pour pouvoir la saisir.
Bédard, qui est un habile nageur, se maintient à la surface de l'eau, tandis que Verret, ignorant la natation, disparait pour ne plus reparaître....
Tout à coup, du rivage, retentit cette clameur presque joyeuse:
Le vieux muet! le vieux muet!
En effet, notre héros, sortant on ne sait d'où, accoure, suivi de son chien.
Avec la souplesse d'un jeune homme, il saute dans un canot, et, après s'être signé, rame dans la direction des naufragés.
Il est vraiment beau de voir s'élancer, tête nue, sous le feu des éclairs, ce brave colosse qui risque sa vie pour sauver celle de ses semblables!
Mais c'est une tâche d'une exécution quasi impossible que cet homme vient de s'imposer! Car le vent, soufflant dans la direction du sud, repousse le canot à mesure qu'il avance!
Les vagues s'élèvent à une hauteur effrayante, et quand le canot arrive à leur crête, on dirait qu'il va sombrer dans le gouffre!
La distance à franchir est d'environ quatre Arpents.
A la puissance et à la fureur des éléments, le rameur oppose la force et l'adresse. Tenant son canot nez au vent, il lui fait couper la vague écumante, et le force à courir vers le lieu du danger.
Malgré le bruit des flots et les éclats de la foudre, il entend à présent les cris et les appels désespérés des naufragés.
Alors, redoublant de courage et rassemblant toutes ses forces, il imprime à l'embarcation des élans qui la font bondir de vague en vague avec l'agilité d'un coursier. Quelques pieds seulement le séparent des malheureux. Encore un effort, et il est auprès d'eux!
Il jette l'ancre, et tend d'abord une rame à Joachim Bédard, qui lutte toujours contre les flots. Mais ce dernier, en voulant saisir la rame, disparaît dans l'abîme!
Sans hésiter, le vieillard plonge dans l'onde amère; le chien suit son exemple, et tous les deux reparaissent presque aussitôt, l'homme tenant Bédard, et le chien soutenant l'infortuné Verret!
S'approcher du canot et y monter avec son fardeau, est pour le sauveteur l'affaire d'un instant.
Le ciel, évidemment, lui prête force et courage.
Il arrache Perret de la gueule du chien et le dépose au fond du canot. Puis, tendant tour à tour la rame à ceux qui se tiennent cramponnés à leur chaloupe renversée, il a le bonheur de les recueillir dans sa barque.
Cependant, il ne peut compter sur l'aide de ceux qu'il vient d'arracher à la mort, car tous sont exténués par les efforts qu'ils ont faits pour sauver leur vie.
Aussi, comprenant toute la difficulté de la situation, le vieillard se recommande à la sainte Vierge et se met à ramer vaillamment.
Les spectateurs, agenouillés sur le rivage, adressent au ciel les prières les plus ferventes.
Peu à peu, le vent s'apaise, les nuages se dispersent et la mer devient plus calme.
Maintenant que la bourrasque a rentré ses fureurs, le canotier sent ses forces revenir, et le canot obéit aux vigoureuses poussées qu'il lui donne en frappant l'onde de ses rames.
Enfin, il touche au rivage, et la foule se lève en poussant des acclamations délirantes!
Mais à ces acclamations se mêlent tout à coup des cris déchirants. Une femme fend la foule et se jette sur le corps inanimé de Verret, que le vieux muet a étendu sur le sable de la grève.
Mon enfant! mon enfant! s'écrie-t-elle, en baignant de larmes la figure du jeune homme....
Notre héros fait signe à la mère de se calmer, puis, se penchant sur le corps du malheureux, il se met à pratiquer sur lui la respiration artificielle.
Pendant qu'il opère ainsi, la mère ne cesse de crier: «Sauvez mon enfant, mon Dieu! sauvez mon enfant!»
Et le vieillard, impassible, continue sa nouvelle tache avec un dévouement admirable.
Soudain, il tressaille de joie en voyant la poitrine du jeune homme se soulever, et en entendant un faible soupir s'exhaler de ses lèvres.
—Il vit! il est sauvé! s'écrie la mère avec transport.
Le colosse reprend son travail avec plus d'ardeur, et, au bout de cinq minutes, Verret restitue à la mer le breuvage mortel.
Il est sauvé.
A la demande de la mère, le géant prend le jeune homme dans ses bras, comme il eût fait d'un petit enfant, et le place sur un matelas qu'on a mis dans une voiture pour transporter Verret à sa demeure.
Le vieux muet veut rentrer dans sa cabane; mais il est entouré, retenu, pressé par la foule enthousiaste et reconnaissante.
Joachim Bédard et ses compagnons se démènent comme des gens qui ont perdu la raison. Ils sautent, chantent, rient et pleurent tour à tour!
Prenant les mains du colosse, ils les couvrent de baisers, et lui expriment leur profonde gratitude. Ils s'en éloignent, puis s'en rapprochent pour lui témoigner maintenant leur admiration, et l'assurer de leur dévouement.
—Monsieur! s'écrie Joachim Bédard: vous vous êtes jeté dans l'eau pour nous sauver la vie; eh bien, nous, tonnerre! si jamais ça se présente, nous nous jetterons dans le feu par dessus la tête pour vous sauver ou pour vous défendre!
—Oui! oui!... hourra! hurlent les autres naufragés; nous donnerons volontiers notre vie pour sauver la vôtre!
Et tout le rivage retentit des acclamations joyeuses de la multitude!
Le vieillard, un peu confus, mais tout rayonnant, montre à la foule le ciel, voulant exprimer par ce geste que les actions de grâces doivent s'adresser à Dieu!
Oui, un sourire rayonne sur le bon visage de notre héros; ce sourire est le reflet du vrai bonheur que procure toujours à l'âme la satisfaction du devoir accompli. Et il se félicite, non pas de ses exploits, mais d'avoir eu le grand privilège d'être choisi par Dieu pour faire des heureux...
Ce soir-là, il eut pour son chien des caresses plus tendres, et il lui fit partager en commun son modeste repas, comme le chien avait partagé avec lui les dangers et les honneurs de la journée!
Puis, malgré la fatigue qui paralysait ses membres, il s'agenouilla devant l'image de la sainte Vierge et y resta longtemps, le front courbé, l'âme débordante, remerciant Marie de lui avoir procuré ce bonheur. Un moment, des larmes jaillirent de ses paupières:
Ici, c'est le passé qui parle au souvenir!
Enfin, ne pouvant plus se tenir à genoux, il se jeta sur son lit de sapin et dormit comme un bienheureux.
LA TIREUSE DE CARTES
Le lendemain soir, en face de la maison servant de poste aux sapeurs-pompiers, un groupe nombreux et animé parlait de l'événement de la veille, qui avait créé tant d'émoi au sein de la paroisse. Tous faisaient l'éloge du vieux muet, à l'exception du père Latourelle, qui fumait nerveusement sa pipe, en réprimant, tantôt un geste et tantôt une parole menaçant de lui échapper.
—L'as-tu remarqué, Etienne, demande Jonas Grosselin, quand il a traîné son canot à l'eau? On eût dit qu'il traînait une latte!
—Oui, répond Etienne Corriveau: c'était un tour de force, mais c'est surtout sur l'eau que j'ai admiré sa force et son adresse.
—Moi aussi, approuve Frédéric Patry: je croyais, à chaque instant, qu'il allait être englouti; mais j'ai remarqué qu'il présentait toujours aux vagues la pince et jamais le flanc du canot.
—C'est justement cela qui prouve sa force et son adresse, reprend Etienne Corriveau. Car un homme faible et inhabile aurait coulé au fond tout de suite.
—Moi, dit Félix Bigaouette, ce que j'admire encore plus que sa force et son adresse, c'est son courage et son dévouement.
—Vous avez la note juste! fait Jean-Baptiste Dufresne. Cet homme a bravé la mort pour sauver la vie à des gens qu'il ne connaissait pas. C'est du dévouement poussé jusqu'à l'héroïsme!
Bref, chacun avait une bonne parole à dire à l'adresse de notre héros.
—C'est malheureux qu'il soit muet! oui, immanquablement, c'est malheureux! dit Félix Fortin, politicien incurable.
—Et, s'il parlait, Félix? interroge en riant Léon Saucier, tu en ferais sans doute un candidat?
—Immanquablement! je le prierais de poser sa candidature, aux prochaines élections, pour l'Assemblée législative; et il serait élu immanquablement...
—Bah! reprend un farceur, François Kirouac, parmi nos députés, j'en connais plusieurs qui sont, à la Chambre, plus muets que lui...
—Vous avez raison! glapit le père Latourelle,—sans saisir le trait d'esprit de François Kirouac,—car ce sauvage-là n'est pas plus muet que vous et moi!
—Hein! que dites-vous? interrogent toutes les voix.
—Je dis, bougonne, cette fois, le père Latourelle, qu'il fait le muet pour se moquer de nous. Tenez, hier, j'étais à ses côtés quand il donnait des soins à Pitre Verret, et lorsque le pauvre diable, qui avait bu plus d'eau que de raison, s'est mis à dégobiller, j'ai entendu le sauvage dire: «Sauvé!»
—Ta! ta! ta! vous radotez, vieil oiseau de mauvais augure! interrompt Joachim Bédard. J'y étais moi aussi, je suppose! et ce n'est pas le vieux muet qui a prononcé ces paroles, c'est la mère de mon ami Verret!
Tout le monde applaudit à la riposte.
Ce fut le signal de dispersion. Chacun reprit le chemin du logis.
Le père Latourelle, tout confus, se retira en marmottant entre ses dents:
«La tireuse de cartes me le dira bien, elle, si le sauvage parle!»
Cependant, l'affirmation catégorique de Joachim Bédard, avait impressionné le père Latourelle et jeté le doute dans son esprit. Après tout, se disait-il, je peux bien m'être trompé; à vrai dire, l'accident m'avait mis un peu à l'envers! En tout cas, je vas aller consulter la Châtigny, qui passe pour avoir le don de faire parler les cartes.
Attends un peu, mon p'tit Joachim Bédard: tu auras bientôt de mes nouvelles...
*
* *
Il y avait à la Canardière, petit village situé sur la rive nord de la rivière Saint-Charles, et qu'on nomme aujourd'hui Limoilou, une vieille femme qui pratiquait, l'art de la cartomancie. On l'appelait familièrement la Châtigny.
Sa clientèle se composait principalement de jeunes filles et de jeunes gens, dont elle savait exploiter la naïveté, car c'était une madrée commère que la Châtigny! Mais les revenus de cet art ne suffisant pas à sa subsistance, la cartomancienne blanchissait le linge, tricotait des bas, des mitaines, des cache-nez, etc., et avec ces divers métiers, elle trouvait le moyen de vivre assez bien.
Un soir de juillet, elle tricotait, en attendant la clientèle, quand elle entendit gratter à la porte. Croyant que c'était son chat, elle cria, sans se déranger: «Va te coucher, animal!»
Au bout de quelques secondes, le même bruit ayant recommencé, la Châtigny, impatientée, s'arme d'un torchon avec lequel elle veut corriger son chat importun. Elle entre-baille la porte et donne un grand coup de torchon sur la tête de... d'un vieillard, qui recule, épouvanté!
—Oh pardon! mille excuses! monsieur, s'écrie-t-elle; je croyais que c'était mon chat qui grattait à la porte!
—Moi, dit le père Latourelle—car c'était bien lui—je cherchais la sonnette!
—Vous l'auriez cherchée longtemps, car il n'y en a pas! Je vous prie, encore une fois, de m'excuser, monsieur, et veuillez entrer.
—Vous êtes madame Châtigny, n'est-ce pas?
—Oui monsieur, pour vous servir. Prenez une chaise.
—On me dit que vous tirez aux cartes?
—Oh! oui, monsieur; la cartomancie est un art que je pratique depuis quarante ans, à la satisfaction de tous ceux qui me font l'honneur de me consulter. Je possède aussi, sur le bout du doigt, la géomancie, la chiromancie, la physiognomonie...
—Pas possible! s'écrie le père Latourelle, tout ébahi d'entendre prononcer ces grands mots, dont il ne comprend pas la signification. Alors, madame, vous êtes une savante?
—Sans me vanter, monsieur, je crois pouvoir dire, sur le passé, le présent et l'avenir, tout ce qui peut intéresser mes honorables clients.
—Eh bien! parlez sur ce qui m'intéresse dans le moment.
—Avec plaisir, monsieur, mais ma règle est d'exiger d'avance la minime rétribution de cinquante cents.
—Cinquante cents! gémit le père Latourelle, en faisant une grimace; vous n'y pensez pas! Je vas vous donner vingt-cinq cents.
—Je n'ai qu'un seul prix, monsieur!
Il fallait donc s'exécuter. Le père Latourelle présenta deux pièces de vingt-cinq cents, que la Châtigny fit glisser prestement dans sa bourse. Puis, prenant un paquet de cartes, la sorcière se met à les aligner lentement sur la table.
Après les avoir examinées attentivement, elle risque ces mots: «Une femme brune vous aime tendrement.»
—Oui, je le crois, soupire le bonhomme, en pensant à sa vieille épouse!
—J'y suis, se dit en elle-même la tireuse de cartes; c'est un veuf qui songe à convoler en secondes noces. Et tout haut, elle ajoute; «Vous allez l'épouser prochainement.»
—Mais! vous êtes une sorcière! s'écrie le père Latourelle, pensant toujours à sa femme, car je dois fêter mes noces d'or dans deux semaines!
—Ha! se dit la Châtigny, il n'est pas veuf... Il faut chercher autre chose.
—Monsieur, vous avez un ennemi!
—Ça, c'est encore vrai! cet ennemi n'est autre que Joachim Bédard, qui m'en veut parce que je lui ai conseillé de ne pas se risquer sur l'eau, dimanche dernier, à l'approche de la tempête.
Ces dernières paroles jettent la tireuse de cartes dans le ravissement. Car elle avait entendu raconter, par le menu, le sauvetage émouvant que le vieux muet avait opéré sur la rivière Saint-Charles, et elle supposa que la visite du bonhomme n'était pas étrangère à cet événement.
Touchant plusieurs cartes avec le bout d'une plume d'oie, elle se met a compter à haute voix: un, deux, trois, quatre, cinq, six. Puis, d'un accent tragique: «Ciel! que vois-je? six jeunes gens qui vont se noyer sous les yeux de leurs parents et amis et nul ne cherche à les secourir! Que vois-je encore? un homme, un sauvage saute dans un canot et vole au secours des malheureux...»
Ici, la Châtigny fait une pause et regarde, à la dérobée, le père Latourelle, qui parait en proie à la plus vive agitation. Et elle continue: Ce sauvage est accompagné d'un chien; je les vois plonger et retirer deux hommes du fond de l'eau! Ce sauvage sauve ensuite les quatre autres jeunes gens qui s'étaient accrochés à leur chaloupe renversée!
La cartomancienne fait une nouvelle pause, et le père Latourelle en profite pour lui adresser, d'une voix tremblante, cette question:
—Ce sauvage, madame, parle-t-il?
La tireuse, après avoir regardé à plusieurs reprises trois différentes cartes, en les frappant chaque fois de sa plume magique, répond:
—Non, il ne parle point, puisqu'il est muet!
—Quoi! madame, vous affirmez qu'il est muet?
—Je l'affirme! répond la cartomancienne, d'une voix solennelle.
—Hélas! je vois bien que je ne suis pas chanceux! fait mélancoliquement le bonhomme...
—Est-ce que vous n'êtes pas satisfait de la consultation, monsieur?
—Oh! oui, madame! très satisfait! Tenez, par chez-nous, à Saint-Sauveur, personne ne veut croire à la sorcellerie, et je commençais moi aussi à en douter; mais, maintenant, j'y crois plus que jamais, et je proclamerai partout que vous êtes une sorcière, une vraie!
—Je ne suis pas une sorcière, monsieur; je connais mon art, voilà tout!
Et le père Latourelle reprit, tout penaud, le chemin de sa paroisse, se promettant d'être, à son tour, aussi muet qu'une carpe!
LA MAISON BLEUE
Tous les Québécois ont connu la Maison bleue, ou en ont entendu parler.
Elle n'avait rien de remarquable, cependant si ce n'est sa couleur d'azur qu'elle a conservée jusqu'au jour de sa démolition, c'est-à-dire durant un siècle environ.
C'était une modeste construction en bois, à un étage, située sur la rue Saint-Vallier, au sud-ouest de l'hôpital du Sacré-Coeur, à Saint-Sauveur.
Il y a un demi-siècle, la solitude la plus complète régnait aux alentours de cette demeure.
Elle paraissait alors très éloignée de la ville, probablement parce qu'elle était isolée dans un champ et qu'on y parvenait par un chemin impraticable. Aussi, quand les gens de Québec parlaient d'aller à la Maison bleue, ils avaient le soin de choisir un bon cheval et une voiture solide...
Mais que de changements depuis!
La rue Saint-Vallier, qui était autrefois un véritable bourbier, est maintenant pavée en asphalte! Toutes les autres rues de Saint-Sauveur sont macadamisées et entretenues avec la plus grande vigilance.
Cette paroisse est aujourd'hui annexée à la, cité de Québec, et la superbe résidence du maire actuel de cette ville—l'honorable S. N. Parent—s'élève à quelques pas du terrain occupé naguère par la Maison bleue.
Cette maison était alors le rendez-vous des honnêtes gens qui aimaient à se livrer au plaisir de la table, de la conversation et de la danse. Elle était, en particulier, le rendez-vous des gens des noces.
La mode ne condamnait pas, comme à présent, les nouveaux mariés à un voyage, et la lune de miel n'était pas forcée de courir en chemin de fer...
Non! et les noces, qui duraient deux ou trois jours, étaient couronnées par de joyeuses agapes sous le toit de cette maison si populaire.
Elle était tenue par un Français—type courtois et jovial—que tout le monde appelait Paschal.
Le 8 septembre au soir de l'année, 18..., il y avait fête de gala chez Paschal, en l'honneur d'un jeune couple de Saint-Roch, appartenant à des familles à l'aise.
Rien n'avait été épargné pour donner de l'éclat à la fête et du plaisir aux invités.
L'hôtellerie était resplendissante de lumières. De jolis bouquets de fleurs en ornaient toutes les chambres. La salle à dîner, surtout, offrait un coup d'oeil charmant; le propriétaire l'avait décorée avec beaucoup de goût.
Une société en verve et en appétit avait pris place autour d'une table garnie des mets les plus délicats.
On mangea fermement, on but modérément, et, au dessert, on chanta joyeusement!
La mode des discours indigestes et souvent ridicules, au dessert, n'était pas encore inventée... et les estomacs n'en digéraient que mieux!
Chaque convive y alla de sa chanson, et tout le répertoire national y passa!
—Mes amis, dit le père de la mariée, la danse étant un fameux digestif, je prie toute la compagnie de passer dans l'autre salle, où les musiciens sont à leur poste.
L'invitation fut chaleureusement acceptée, et, cinq minutes plus tard, les mariés et leurs amis mêlaient le bruit cadencé de leurs semelles aux accords du violon et de la clarinette...
Vers onze heures, la danse battait son plein. Un fiacre, portant six matelots en goguette, s'arrêta en face de la Maison bleue.
Les sons de la musique et les bruyants éclats de rire avaient attiré l'attention des marins, et la table toute servie, qu'ils voyaient du dehors, excitait maintenant chez-eux le désir de manger et de s'amuser aux dépends des French Canadians!
Le cocher leur fait observer que cette maison est l'hôtellerie la mieux tenue de Québec et que les gens avinés n'y sont pas admis. Ça m'a l'air de gens des noces, ajoute-t-il, et je vous assure qu'ils ne vous laisseront pas entrer.
—Avec cette clef-là, nous entrerons bien! dit l'un des matelots, en faisant briller à la lueur de la lune la lame d'un poignard!
—Si vous descendez de ma voiture, je vous quitte! menace le cocher, en s'apprêtant à fouetter son cheval!
—Nous t'avons payé, n'est-ce pas? eh bien, attends-nous!
Mais les matelots ont à peine mis pied à terre, que le cocher, sans songer qu'il risque d'embourber sa voiture, lance son cheval au galop!
—Bah! fait l'un des marins, en ricanant, nous nous rendrons au bâtiment, demain matin, dans la voiture des mariés...
Ils s'approchent de la maison, dont la porte et les fenêtres sont ouvertes comme en été, car la température est splendide.
Sans se donner la peine de frapper, ils entrent dans la salle à dîner et se placent à table.
—Mangeons et buvons! commande le plus audacieux de la clique...
La gaieté était si générale et si bruyante en ce moment dans la salle de danse, que l'entrée des matelots ne fut pas tout d'abord remarquée. Et quant Paschal aperçut les intrus, ceux-ci avaient déjà dévoré deux poulets et vidé trois bouteilles de vin!
—Que faites-vous ici? leur demande-t-il à brûle-pourpoint.
—Tu le vois, camarade, nous mangeons et buvons à ta santé!
—Sortez d'ici au plus vite!
—Pour toute réponse, l'un des bandits se lève et frappe le propriétaire en pleine figure!
Une servante fait irruption dans la salle de danse en criant: «Venez vite! venez vite! le bourgeois a été assommé par des bandits...»
Tous les hommes s'élancent au secours de Paschal, mais ils sont mal reçus par les matelots qui les attendent de pied ferme.
Une bagarre terrible s'ensuit, au milieu des cris d'effroi que poussent les femmes, en courant d'une chambre à l'autre!
Tout à coup, des hurlements de chien retentissent au dehors, et l'on voit apparaître dans la porte la haute stature du vieux muet.
D'un coup d'oeil, le colosse comprend tout. Il empoigne un des matelots et le jette comme une mitaine par la fenêtre! Un autre matelot va frapper le vieux muet dans le dos avec son poignard, quand l'énorme chien saute à la gorge du brigand et le renverse par terre.
Notre héros lui arrache le poignard, et le saisissant par une jambe, lui fait prendre le même chemin qu'à son compagnon! Un troisième s'avance, le poignard à la main, mais le colosse lui applique sur la main un coup de pied formidable qui le désarme et lance le poignard au plafond...
Alors, se voyant vaincus, les quatre marins se jettent aux genoux du terrible lutteur et lui demandent grâce!
Se plaçant près de la porte, le géant leur fait signe de sortir, et, à tour de rôle, il leur administre, à l'endroit où le dos perd son nom, un maître coup de pied qui les envoie rouler au milieu de la rue...
Le chien ne parait pas satisfait de la part qu'il a prise à la lutte, car il poursuit les matelots en leur mordant les jarrets!
Le vieux muet est obligé de siffler l'animal pour lui faire abandonner ses victimes!
Personne, heureusement, n'avait été blessé sérieusement. Paschal était le plus maltraité: il avait les lèvres fendues et l'oeil droit au beurre noir; mais il se félicitait d'avoir échappé, lui et ses hôtes, aux poignards des matelots.
—Ce n'est rien, dit-il, buvons maintenant à la santé de notre sauveur!
Tous les convives emplissent leur verre et boivent avec enthousiasme à la santé du vieux muet.
Après avoir vidé une larme de vin, notre héros veut se retirer, mais les convives, et surtout les dames, le supplient avec tant d'insistance de rester, qu'il se rend à leurs prières.
Il décline l'offre de danser, mais accepte celle de faire la partie de whist avec les doyens de la société.
La présence du colosse et du chien, qui, semblable à une sentinelle, se tenait sur le seuil de la porte, rassura tout à fait les gens des noces, qui se remirent à danser avec plus d'entrain que jamais!
*
* *
Le lecteur est certainement curieux de savoir quel heureux hasard avait conduit le vieux muet, ce soir-là, chez Paschal. Nous allons satisfaire sa légitime curiosité.
Ainsi que nous l'avons dit plus haut, le temps était serein et la lune brillait au ciel comme un vaste ostensoir.
La marée était basse, et le vieillard venait de tendre ses filets.
En revenant à sa cabane, il crut entendre, dans le lointain, des flots d'harmonie que la brise lui apportait. Il prêta l'oreille, et perçut distinctement les sons de la clarinette et du violon.
Charmé par cette musique, qu'il n'avait pas l'avantage d'entendre souvent, il s'approcha de l'hôtellerie.
Blotti sous un arbre, il écoutait depuis quelques instants, quand, subitement, la musique cessa et des cris lamentables arrivèrent jusqu'à lui.
Il se redressa, comme mû par un ressort, et, pressentant quelque malheur, il courut vers la Maison bleue, où se déroulait la scène que nous venons de raconter.
*
* *
A cinq heures du matin, les gens des noces se séparèrent, bien à regret, de ce nouvel ami, qu'ils appelaient leur sauveur, et lui témoignèrent la plus vive reconnaissance.
Bien des années ont passé depuis cette joyeuse époque, et bien des habitués de l'hôtellerie légendaire sont disparus pour toujours...
Disparue, elle aussi, cette chère Maison bleue, dont la vue seule faisait naître dans l'esprit des passants tout un monde de bien doux souvenirs!
PREMIÈRE PARTIE.
LA FAMILLE LORMIER
Avec la bienveillante permission du lecteur, nous remonterons à la source de cette histoire et ferons connaître l'origine, la jeunesse et les antécédents de ce personnage mystérieux que la population de Saint-Sauveur avait surnommé le Vieux muet ou le Bon sauvage de la grève.
Dans une de nos belles paroisses du district de Montréal qui bordent le majestueux Saint-Laurent, vivait, en 1812, une famille de cultivateurs composée du père, de la mère, de deux garçons et de deux filles.
Pour ne pas blesser les susceptibilités des alliés de cette famille, dont plusieurs demeurent encore au Canada, nous la désignerons sous le nom fictif de Lormier.
Habitant la paroisse Sainte-R..., depuis son enfance, le père de notre héros y avait acquis à cinq arpents de l'église, un lopin de terre sur lequel il élevait modestement sa famille.
L'aîné de ses garçons, Victor, avait atteint sa dix-neuvième année. Il venait de terminer, dans un collège de Montréal, un cours classique très médiocre.
Disons que le père Lormier et son épouse avaient accordé la plus grande part de leur affection à ce fils, dont ils voulaient faire un homme de profession, un mesieu.
La meilleure place au foyer et le meilleur morceau à table avaient toujours été donnés à cet enfant privilégié. Celui-ci ne manquait pas de talents; mais, gâté par la tendresse aveugle de ses parents, il était devenu orgueilleux, exigeant et paresseux.
Au physique, il ressemblait beaucoup à sa mère, qui était maigre et délicate, niais au moral, on ne lui voyait pas de ressemblance dans sa famille.
Le cadet Jean-Charles, âgé de seize ans, était l'antipode de son frère; et, au moral comme au physique, il était le portrait de son père—véritable colosse—qui passait pour être un des hommes les plus forts delà province de Québec.
Jean-Charles sortit de l'école le lendemain de sa première communion.
Il aimait l'étude passionnément; mais, en fils soumis et obéissant, il s'inclina devant la volonté de ses parents, qui voulaient faire de lui un habitant.
D'ailleurs, un généreux désir lui était venu de se sacrifier pour son frère.
Certes, l'aîné ne faisait rien pour s'attirer les bonnes grâces du cadet. Au contraire, il l'abreuvait sans cesse d'injures. Mais Jean-Charles acceptait tout pour l'amour de Dieu et par respect pour ses parents.
Cependant, il n'avait pas renoncé à l'étude complètement. Il étudiait sous la direction du curé de la paroisse, M. l'abbé Faguy, qui avait pour lui l'affection d'un véritable père.
L'enfant travaillait le jour aux travaux de la ferme, et, le soir, pendant que les camarades se livraient aux jeux, lui, s'enfermait dans sa chambre où il peinait jusqu'à minuit et une heure du matin. Il faisait de rapides et réels progrès.
Durant les vacances, Victor, qui voyait dans cet excès de travail un reproche à son adresse, cherchait à humilier Jean-Charles et à le tourner en ridicule aux yeux de la famille. Mais ces humiliations ne semblaient pas produire d'effet sur l'esprit de Jean-Charles. Il laissait dire son frère, et continuait son travail. Cependant, trois ou quatre fois par mois, il fermait ses livres pour aller faire une partie de chasse en compagnie de son vénérable précepteur.
Jean-Charles maniait le fusil avec une grande dextérité, et il revenait presque toujours de la chasse la gibecière bien garnie.
A seize ans, il était déjà un homme, car sa taille mesurait cinq pieds et onze pouces! Il promettait de devenir un colosse comme son père.
Chevelure d'ébène, peau basanée, front large, oeil brillant d'intelligence et d'énergie: tel était le portrait de Jean-Charles Lormier.
Tout le monde, excepté son malheureux frère, l'aimait et le respectait.
On l'aimait, parce qu'il était affable et laborieux; on le respectait, parce qu'il remplissait tous ses devoirs envers Dieu et envers ses parents.
Le curé de Sainte-R... avait observé depuis longtemps chez cet adolescent les plus rares qualités du coeur et de l'esprit. Mais celles qu'il admirait le plus, étaient la piété, la modestie et la charité.
Sa piété, vive et constante, édifiait les grands comme les petits; sa modestie l'empêchait de voir ses propres mérites; sa charité s'exerçait envers tous les enfants de son âge, mais elle semblait être plus vigilante envers ceux d'entre eux qui avaient le malheur de s'éloigner des sacrements.
Dans cette poitrine d'enfant battait déjà un coeur d'apôtre!
Le curé Faguy cultivait soigneusement ces belles qualités natives. Et l'élève subissait avec bonheur la douce influence du maître qui se dévouait sans cesse pour lui.
«En voilà un qui fera son chemin!» disaient de Jean-Charles les braves habitants de Sainte-R....
LA LOYAUTÉ DES CANADIENS-FRANÇAIS.
Nous sommes toujours surpris, et avec raison, de voir certains fanatiques mettre en doute la loyauté des Canadiens-français.
Pour faire disparaître ce doute de leur esprit malade, il nous faudrait, ni plus ni moins, renoncer à notre belle langue et à notre sublime religion. Car, à maintes reprises, sur le champ de bataille, nos compatriotes ont prouvé que l'Angleterre n'avait pas, au Canada, de sujets plus braves et plus loyaux qu'eux.
Quinze ans à peine après la cession de notre pays à l'Angleterre, c'est-à-dire en 1775, lors du siège de Québec par les Américains, qui donc repoussa l'envahisseur? L'histoire nous dit que ce fut une poignée de Canadiens-français, ayant à leur tête le capitaine Dumas.
Et, c'est en cette mémorable journée (31 décembre 1775), que les chefs de l'armée américaine, Montgomery et Arnold, trouvèrent la, mort en voulant prendre d'assaut la vieille cité de Champlain.
Pourtant, avant de parvenir jusqu'à Québec, l'armée américaine s'était mesurée avec la milice anglaise, et elle s'était emparée de Carillon, de Saint-Frédéric, de l'Ile-aux-noix, de Chambly, de Montréal et de Trois-Rivières... Mais il appartenait à des Canadiens-français de réparer, ici, les échecs successifs des Anglais et de sauver l'honneur de l'Angleterre!
Cependant, dès l'année suivante, les Anglais se voyant débarrassés des Américains, recommencèrent à persécuter nos compatriotes.
Ce qui humiliait probablement ces grandes âmes, c'était de penser que le salut du Canada était dû à la vaillance canadienne-française!
En 1778, le gouverneur Carleton, que les ultra-loyaux avaient accusé d'avoir eu trop d'égards pour nos compatriotes, fut rappelé en Angleterre et remplacé par le général Haldimand, qui se fit cordialement détester.
Haldimand ne semblait avoir qu'un seul désir: angliciser et protestantiser, par la violence, les Canadiens-français.
L'Angleterre en débarrassa le Canada en 1785.
Et que dire du règne de ces autres gouverneurs: sir Robert Prescott et sir James Henry Craig? Ce dernier, surtout, fut le plus grand persécuteur de notre race. Malheur aux Canadiens-français qui osaient revendiquer leurs droits! Pour ce crime, il fit jeter dans les cachots: Papineau, Bédard, Taschereau, Blanchet, Laforce et plusieurs autres.
L'histoire a donné à l'administration despotique de Craig le nom de Règne de la terreur.
Ce stupide tyran quitta le Canada en juin 1811.
Saluez avec respect, lecteur, le nom de son successeur: sir George Prévost!
Au début de son administration, il se montra courtois, libéral et généreux envers nos compatriotes, et s'efforça de réparer les injustices commises sous le règne de Craig.
De tels procédés lui attirèrent bientôt l'estime et le respect des Canadiens-français, qui ne demandaient qu'à être traités comme des hommes libres et non comme des esclaves!
L'Angleterre, d'ailleurs, avait plus besoin que jamais de compter sur l'appui des Canadiens-français. Car, étant en guerre avec la France et les États-Unis, elle redoutait une nouvelle invasion américaine.
Les Américains, eux, se dirent qu'ils pouvaient maintenant compter sur le concours des Canadiens-français, d'abord parce que ceux-ci avaient souffert de la tyrannie de Craig, et ensuite parce que leur mère-patrie, la France, faisait cause commune avec les États-Unis. Et, convaincus que les circonstances se prêtaient bien à une nouvelle tentative de conquête, ils lancèrent sur notre pays, en juin 1812, sous les ordres du général Dearborn, trois armées différentes.
Leur dessein était d'arriver du premier coup au coeur du pays, à Montréal. Mais ce joli plan fut déjoué par la milice canadienne; et les soldats de l'Oncle Sam, après avoir essuyé de grands revers, se retirèrent, l'humiliation et la rage dans l'âme!
Cependant, ils n'avaient pas abandonné l'idée de s'annexer le Canada, mais ils en remettaient l'exécution à plus tard.
Sir George Prévost, de son côté, ne négligea rien pour organiser la défense de la colonie. Il invita tous les hommes de bonne volonté à prendre les armes afin de repousser pour toujours les envahisseurs.
L'appel du gouverneur général fut entendu. Dans plusieurs paroisses, exclusivement canadiennes-françaises, on fit de nombreuses recrues.
Le capitaine M. L. Juchereau-Duchesnay, un des amis les plus dévoués du lieutenant-colonel de Salaberry, avait accepté la tâche de faire une levée de soldats.
Un dimanche du mois de mai 1813, il arrive à Sainte-R...
Après la messe, le maire le présente aux paroissiens, et leur dit que le brave capitaine va leur expliquer le but de sa visite.
La haute stature de l'étranger, sa figure sympathique, et le bel uniforme qu'il porte, lui attirent la bienveillance des auditeurs. D'une voix forte et vibrante, il dit:
Messieurs,
«Je viens remplir auprès de vous une mission qui m'a été confiée par son excellence le gouverneur-général.
«Permettez-moi de vous dire, d'abord, que notre pays est menacé d'une nouvelle invasion. En effet, nos voisins se préparent à franchir la frontière pour venir planter le drapeau étoilé sur le sol canadien.
«Ils savent que ce sont les Canadiens-français qui les ont repoussés en 1775. Et parce que la France est aujourd'hui en guerre avec l'Angleterre, les Américains croient que nos compatriotes les aideront à conquérir le Canada. Mais ils se font illusion; la voix de la loyauté doit parler plus haut dans nos coeurs que la voix du sang qui coule dans nos veines.
«Notre devoir est de prouvera ces ambitieux que leur espérance constitue une insulte pour nous, puisque c'est à la faveur de notre trahison qu'ils veulent réaliser leur rêve... Nous sommes Français, c'est vrai, mais nous ne sommes pas des traîtres!
«Faisons donc comprendre à ces gens que nous sommes avant tout Canadiens, c'est-à-dire loyaux à l'autorité établie ici, et loyaux au drapeau qui abrite et protège nos destinées!
«En 1775, la paroisse de Sainte-R... a fourni à la milice canadienne un bon nombre de vaillants soldats. Eh bien! messieurs, je suis convaincu que, cette fois-ci encore, votre paroisse ambitionne l'honneur d'être au premier rang pour combattre les ennemis de notre pays, quels qu'ils soient!
«Oui, le chaleureux accueil que vous me faites, le patriotisme qui rayonne sur les traits de l'ardente jeunesse que je vois devant moi, et l'enthousiasme qui fait battre vos coeurs, me prouvent que ce n'est pas en vain que je viens faire appel à votre dévouement pour la patrie!
«J'aurai le plaisir de passer quelques jours au milieu de vous; et, dès maintenant, je crois pouvoir dire avec assurance que je quitterai votre paroisse à la tête de plusieurs soldats, qui sauront faire refleurir sur le champ de bataille les traditions de vaillance que nous ont léguées nos glorieux ancêtres!»
Ces dernières paroles surtout sont saluées par de longs applaudissements.
De vigoureux jeunes gens entourent le capitaine, l'acclament bruyamment et lui offrent leurs services.
Le capitaine les remercie cordialement, mais leur conseille de consulter leurs parents avant de prendre une décision.
Le même jour, au souper, Jean-Charles amena la conversation sur la visite du capitaine Juchereau-Duchesnay, et il exprima à ses parents le désir d'offrir ses services au brave militaire.
—Tu n'es pas sérieux! lui dit sa mère.
—Oui, je suis très sérieux, ma mère! répondit respectueusement mais fermement Jean-Charles.
Le père ne parla pas tout d'abord, mais il était visiblement ému, car une larme perla au coin de ses paupières.
Le père Lormier était un patriote dans le vrai sens du mot, et, en 1775, il avait combattu contre les Américains.
Jean-Charles reprit:
—Notre pays a besoin de soldats pour le défendre contre les attaques d'un ennemi nombreux et puissant, et il me semble que c'est le devoir de tous les jeunes gens de coeur de voler à sa défense!
—Mais tu n'es encore qu'un enfant! interrompit la mère; que feras-tu sur un champ de bataille?
—Je ne suis qu'un enfant, peut-être, ma mère; mais je suis capable de porter un fusil, et je saurai m'en servir, Dieu merci!
La mère n'ajouta plus rien. Elle lisait dans les yeux de Jean-Charles une résolution inébranlable; et d'ailleurs elle avait sur cette question de la guerre les mêmes principes que son mari et son enfant.
—Voyons, fit Jean-Charles, en s'adressant à Victor, j'espère que tu ambitionnes comme moi l'honneur de servir le pays?
—Moi? moi? riposta Victor, sur un ton ironique; allons donc! Je suis trop patriote pour prêter le concours de mes bras aux Anglais... Va te faire casser la tête pour eux, si cela te plaît, mais n'insulte pas à mon patriotisme!
Le père Lormier, indigné d'entendre cet insolent langage, dit à Jean-Charles: «Va, mon enfant! et que Dieu te protège!»
Victor comprit la bévue qu'il venait de commettre, et voulut la réparer par ces paroles: «J'ai mes opinions là-dessus, mon cher Jean-Charles, mais je respecte les tiennes, et j'admire le zèle qui t'anime!»
Un triste silence fut la seule réponse que Victor reçut... Voyant que personne ne daignait relever ses remarques, il se remit à manger avec un appétit vorace, tout en lançant, à la dérobée, à son vaillant frère, un regard chargé de haine.
Quel débarras pour moi, pensait-il, si cet imbécile-là pouvait se faire casser la caboche par les Américains...
*
* *
Ah! depuis quelques mois, Victor avait, baissé l'esprit de son père et de sa mère! Ils se reprochaient d'avoir eu pour lui trop d'indulgence et pour Jean-Charles trop de sévérité.
Quand Jean-Charles et. Victor furent sortis, le père et la mère Lormier échangèrent un triste et long regard.
Le père prit le premier la parole:
—Quelle leçon le bon Dieu nous donne tous les jours dans la conduite si différente de nos deux garçons! Jean-Charles—toujours méconnu et sacrifié,—n'a eu pour nous que de la tendresse et du respect, tandis que Victor,—sans cesse choyé et préféré,—ne nous a témoigné que de l'ingratitude!
—Hélas! soupira la mère Lormier, nous avons peut-être gâté Victor en le choyant trop...
—C'est justement ce que me disait l'autre jour le curé de Saint-Denis, reprit le père Lormier.
Comment! tu as osé te plaindre de Victor au curé de Saint-Denis?...
—Non. Sans mentionner le nom de notre fils, je plaignais les familles qui ont dans leur sein des enfants gâtés, et ma remarque a inspiré au prêtre les réflexions suivantes:
—L'enfant gâté devient souvent un être paresseux, ingrat, orgueilleux et méchant. Il ne peut en être autrement, puisque ses parents, sans le vouloir, flattent ses passions et ses vices... Ils prennent ses mauvaises actions pour des espiègleries et, ses vices pour des caprices passagers... Ce cher enfant! disent-ils, parfois, il est trop jeune pour comprendre qu'il fait mal; l'âge et la raison lui feront, bien discerner plus tard le bien du mal! Et, l'enfant marche, s'avance, s'enfonce dans cette voie tortueuse qui le mène, où? à l'inévitable perdition... Habitué, dès l'enfance, à agir selon ses caprices et sa volonté, il se moque bientôt des conseils de ses parents et, n'écoute que la voix de ses passions!
—Mais, interrompit la mère Lormier, Victor, heureusement, ne ressemble pas à l'enfant que tu viens de peindre!
—Au contraire, je trouve entre les deux bien des traits de ressemblance! Et c'est notre oeuvre... Nous sommes d'autant plus à blâmer, ajouta le père Lormier, que nous connaissions, par les sermons de M. l'abbé Faguy, les devoirs des parents envers les enfants; et d'autant plus à plaindre que nous avions la légitime ambition de donner à la société des enfants modèles...
-La mère Lormier ne répondit pas.
—Mieux vaut tard que jamais, s'écria énergiquement le père Lormier. en se levant de table; je vais, dès ce jour, recommencer l'éducation de Victor; je serai aussi sévère pour lui, dans l'avenir, que j'ai été tendre dans le passé!
—Cependant, dit la mère Lormier, il ne faut pas trop le brusquer, ce pauvre enfant! Il vaut mieux agir avec douceur et prudence!
La faiblesse naturelle de la naïve mère reprenait le dessus...
Quatre jours plus tard, Jean-Charles, après avoir reçu le Dieu des forts, quittait Sainte-R... pour une destination inconnue. Car lui et ses compagnons avaient renoncé à leur propre volonté pour se conformer à celle du brave capitaine Duchesnay, qui leur dit en partant: «Soldats! suivez-moi, et je vous conduirai à la victoire!»
*
* *
Dans le cours de l'hiver de 1813, le cabinet de Washington se prépara soigneusement à la guerre. Il était déterminé, cette fois-ci, à remporter la victoire, à n'importe quel prix! Aussi, pour atteindre son but, choisit-il des officiers triés sur le volet, et des soldats éprouvés.
Dès les premiers jours du printemps, les Américains firent leur apparition sur le sol canadien. Ils étaient dirigés par les généraux Hampton et Wilkinson.
Durant cinq mois consécutifs, ils eurent à lutter contre les Hauts-Canadiens, qui voulaient non seulement entraver la marche de nos ennemis, mais les écraser et les mettre en fuite.
Malheureusement, c'est le contraire qui arriva, et les soldats du Haut-Canada essuyèrent défaites sur défaites!
Allons planter notre drapeau sur Montréal et Québec! s'écrièrent les Américains avec transport; dans quelques jours, nous serons les maîtres du pays...
Ils avalent la mémoire courte, puisqu'ils paraissaient avoir oublié les souvenirs de 1775. Mais les soldats canadiens-français devaient les leur rappeler d'une manière sanglante.
UN HÉROS DE SEIZE ANS
Nous sommes au matin du 26 octobre 1813. Le général Hampton a déployé sa nombreuse armée sur la rive gauche de la rivière Châteauguay, à quelques cents pieds de l'endroit choisi par le lieutenant-colonel de Salaberry.
Les deux armées ne sont séparées que par le ravin Bryson.
A dix heures, un officier s'avance à cheval vers l'armée du colonel de Salaberry et crie d'une voix de stentor: «Braves Canadiens, rendez-vous, nous ne voulons pas vous faire de mal!»
Pour toute réponse, il reçoit une balle qui le jette en bas de sa monture!
C'est de Salaberry lui-même qui vient de donner, par ce premier coup, le signal de la bataille!
De la position qu'il occupe, de Salaberry peut parfaitement voir les Américains, qui sont au nombre de plusieurs mille, tandis que le général Hampton ne peut, aucunement se rendre compte du nombre de ses ennemis; car de Salaberry a eu le soin de dissimuler ses soldats derrière d'énormes abattis.
Les Canadiens ne sont qu'une poignée, mais ils font un tel vacarme, qu'on les croirait deux fois plus nombreux que leurs ennemis!
Durant une heure, la fusillade est terrible de part et d'autre. Puis, elle cesse soudain du côté des Canadiens.
L'ennemi croyant à une retraite, se met à avancer en poussant des cris joyeux!
Court espoir qui détermine une fausse manoeuvre...
C'est ce que voulait le colonel de Salaberry. Sur son ordre, une décharge formidable a lieu presque à bout portant et jette la consternation parmi les Américains. Ils tombent sous les coups de nos soldats comme les épis de blé sous la faulx du moissonneur!
Les Canadiens font des prodiges de valeur: Jean-Charles Lormier se distingue entre tous les autres par une bravoure poussée jusqu'à la témérité, car il combat presque toujours à découvert.
Tout à coup, son fusil éclate entre ses mains et lui enlève un doigt! Il ramasse son arme, la prend par le canon et s'élance sous le feu de l'ennemi!
«Ce gaillard-là est devenu fou!» pensent les combattants...
Une balle lui transperce l'oreille droite et une autre l'atteint à la joue! Le sang ruisselle sur sa figure, mais il continue sa course à travers le ravin!
Où va-t-il? que va-t-il faire?
Rendu à deux pas des ennemis, il lève son bras armé des débris de sa carabine et en assène un coup sur la tête d'un officier, qui s'affaisse sur le sol comme une masse inerte!
Jean-Charles le désarme, et, avec l'agilité du lévrier, il court reprendre sa place d'honneur aux côtés de son capitaine!
Puis, sans perdre une seconde, il loge dans la tête d'un soldat américain la balle qui était destinée à un soldat canadien...
Ce coup d'audace si imprévu semble paralyser un instant les ennemis. Les Canadiens, au contraire, plus confiants que jamais, lancent aux soldats de Hampton une véritable pluie de balles, pendant qu'une vingtaine de sauvages, dirigés par le capitaine La Mothe, font, sous les arbres, un tapage d'enfer pour effrayer les Américains. Ce stratagème réussit à merveille. De plus en plus convaincus qu'ils ont affaire à des milliers de combattants, les envahisseurs commencent à reculer.
Aussitôt de Salaberry ordonne à ses braves de tirer tous ensemble, et cette décharge générale sème la mort et la terreur parmi les ennemis, qui se mettent à fuir dans toutes les directions!
Le colonel de Salaberry venait de remporter l'une des plus brillantes victoires que mentionnent nos annales.
La bataille avait duré quatre heures et demie.
Les Américains étaient au nombre de sept mille, et les Canadiens environ trois cent-cinquante...
La perte du côté des Américains fut de cinq cents, tant tués que blessés.
Les Canadiens perdirent trois prisonniers et eurent quatre blessés!
Ces chiffres sont plus éloquents que les discours et les écrits, et nous prions le lecteur de les graver dans sa mémoire afin de ne jamais les oublier.
Après la bataille, le lieutenant-colonel de Salaberry rassembla sa petite armée sur la crête du ravin Bryson; puis ayant complimenté ses soldats en général, il s'adressa en ces termes à Jean-Charles Lormier:
«Jeune homme, je suis heureux de vous féliciter et de vous dire, en présence de vos camarades, que vous avez bien mérité du pays! Je me ferai un devoir de signaler votre bravoure à son excellence le gouverneur-général.»
Ces nobles paroles furent saluées par des vivats chaleureux; car tous les soldats admiraient le courage que, depuis la reprise des hostilités, notre jeune héros avait montré en maintes circonstances, et tous l'aimaient et le respectaient.
*
* *
D'après les ordres de sir George Prévost, les soldats devaient encore rester sous les armes, en prévision de nouvelles attaques. Mais Jean-Charles, vu les blessures qu'il avait reçues, était contraint de retourner dans sa famille.
Il avait, hâte sans doute de revoir ses parents, son vénéré pasteur, le clocher de son village; mais il lui répugnait, d'abandonner son poste avant que la guerre fut complètement terminée..
Il était allé, les larmes aux yeux, supplier le lieutenant-colonel de Salaberry de bien vouloir le garder dans ses rangs.
Le lieutenant-colonel, tout ému, lui avait répondu:
—Impossible, mon brave! le médecin s'y oppose formellement, et mon autorité doit s'effacer ici devant la sienne!
Habitué à respecter l'autorité. Jean-Charles reprit, sans murmurer, le chemin de sa paroisse.
La nouvelle de la glorieuse bataille de Châteauguay s'était répandue comme une traînée de poudre dans toutes les parties du Canada. Les noms des héros de cette bataille; de Salaberry, Jean-Charles Lormier, Juchereau-Duchesnay, Ferguson, La Mothe, Daly, Bruyère, l'Écuyer, Debartzeh. Longtin, Lévesque, O'Sullivaa, Johnson, Pinguet, Hebden. Schiller et Guy. volaient de bouche fin bouche et soulevaient des acclamations patriotiques.
A Sainte-R..., on connaissait les exploits de Jean-Charles Lormier. On savait déjà que, sur l'ordre du médecin, le jeune héros revenait dans sa famille, et l'on se préparait à le recevoir avec de grandes démonstrations de joie.
Le bon curé avait appris par une lettre du lieutenant-colonel de Salaberry que Jean-Charles arriverait à Sainte-R..., le 30 octobre au matin. Or, pour ce matin-la, il avait convié à son presbytère le père et le frère de Jean-Charles et tous les notables de la paroisse.
La maison de la famille Lormier était bâtie sur le chemin du roi, et, pour s'y rendre, notre héros devait passer devant le presbytère, où, sur la vaste véranda, le curé et ses convives l'attendaient.
Vers onze heures et demie, un cabriolet, traîné par un petit cheval vigoureux, allait passer comme une flèche devant le presbytère, quand le curé fit signe au conducteur d'arrêter.
Jean-Charles était dans cette voiture.
Il est agréablement surpris de rencontrer ceux qui lui sont chers et qui l'acclament avec enthousiasme. Il se jette dans les bras de son père, de son frère, du curé Faguy, et distribue à tous de chaudes poignées de main.
Tout le monde est heureux de le revoir et de fêter son retour.
Victor semble rayonnant, mais son coeur ne bat pas à l'unisson des autres. Cependant en hypocrite qu'il est, il prend une part bruyante à ce concert de louanges et d'allégresse.
Tout à coup, dominant les joyeux éclats de voix, la petite cloche de l'église sonne l'angélus.
Les convives se lèvent, chapeau bas, et le pasteur récite l'angelus auquel toutes les voix répondent.
L'angelus, dit le curé, c'est une invitation à la prière, mais c'est aussi une invitation à la table; et comme ma vieille ménagère m'annonce que le dîner est servi, je vous prie de venir manger le veau gras en l'honneur de notre ami Jean-Charles!
Après le repas, le curé conduit ses convives sur la véranda, et leur distribue des cigares. Quelques-uns—les grands fumeurs—déclinent la politesse et demandent la permission de fumer la pipe.
Lorsque cigares et pipes sont allumés, le curé prie Jean-Charles de raconter les événements auxquels il a été mêlé depuis six mois.
Jean-Charles n'avait pas l'habitude de parler devant un cercle aussi nombreux, et il se sent quelque peu intimidé; mais comme il est très. intelligent et qu'il a une excellente mémoire, il raconte avec simplicité les différentes escarmouches que la milice canadienne a eu à soutenir avant la bataille de Châteauguay. Il parle, avec la plus grande admiration de la science, de l'habileté et de la bravoure du lieutenant-colonel de Salaberry, et il rend justice à tous les officiers, anglais ou canadiens-français, qui ont partagé, avec l'intrépide de Salaberry, les dangers et la gloire des combats. Mais de lui-même, pas un mot. Il ne fait seulement pas allusion à ses blessures.
L'imbécile! se dit Victor: il ne parle pas de lui! Moi, si j'étais à sa place, je ferais sonner haut mes exploits, et j'en inventerais pour épater les badauds...
Mais les autres auditeurs ne pensent pas comme Victor. Ils connaissent, par des courriers, la part glorieuse que Jean-Charles a prise dans tous les engagements, et ils admirent la grande modestie du jeune héros.
Enfin, l'heure de la séparation sonne.
M. Robidoux, maire de Sainte-R..., se fait l'interprète des invités en remerciant le curé de sa charmante hospitalité.
Je veux, à mon tour, dimanche prochain, fêter notre ami Jean-Charles, et je vous invite tous ensemble pour le souper et la soirée.
—Je m'y oppose de toutes mes forces, M. le maire! dit fermement un jeune homme qui vient d'arriver.
Tous les regards se dirigent sur le nouveau venu.
—Tiens! bonjour, docteur! fait le curé, en s'adressant à celui qui vient de parler. Vous arrivez bien en retard, mon ami!
—Je vous en demande pardon, M. le curé, mais j'ai été appelé auprès de Louis Fournel, qui est dangereusement malade, et il m'a été impossible de venir plus tôt.
Le Dr Chapais s'avance vers Jean-Charles à qui il donne l'accolade la plus amicale.
—Oui, M. le maire, reprend-il, en ma qualité de médecin, je m'oppose à votre aimable proposition. D'ici à quelques temps, Jean-Charles a besoin d'un repos absolu. D'ailleurs, chose différée n'est pas abandonnée. Vous vous reprendrez plus tard, n'est-ce pas?
Le maire s'inclina devant la décision du Dr. Chapais, dont il savait apprécier le talent et le tact. Du reste, il n'aurait pas voulu retarder le rétablissement de notre héros ni même lui causer la moindre fatigue.
*
* *
Le Dr Chapais accompagna Jean-Charles à la maison paternelle.
Nous renonçons à décrire la scène qui eut lieu quand le jeune héros arriva chez lui. Sa mère lui sauta au cou et le couvrit de baisers et de caresses. Elle riait et pleurait à la fois! Oui, elle pleurait, cette pauvre mère! car, bien des fois, depuis le départ de son enfant, elle s'était adressé d'amères reproches au sujet des injustices qu'elle comprenait avoir commises envers ce fils si bon, si tendre et si généreux! En même temps elle se reprochait d'avoir trop choyé Victor, qui la payait d'ingratitude. Je suis peut-être la cause du départ de Jean-Charles pour la guerre, se disait-elle encore: il a fui ce toit où la tendresse lui manquait!
Parfois, elle s'écriait: «Mon Dieu, faites que mon enfant revienne; s'il lui arrivait quelque malheur, j'en mourrais! S'il revient, ô mon Dieu, je vous fais la promesse de l'aimer comme il mérite de l'être, et de lui donner tous les soins qu'une bonne mère doit donner, sans préférence, à tous ses enfants!»
Maintenant, elle le voyait, cet enfant trop longtemps méconnu; elle l'étreignait sur son coeur et aurait voulu, en une minute, réparer les fautes de plusieurs années!
Le Dr. Chapais mit fin à ces transports en faisant observer délicatement à Mme Lormier que son fils était bien fatigué et qu'il avait besoin d'un repos du corps et de l'esprit.
—Sous nos bons soins, chère madame, ajouta-t-il, notre blessé se rétablira promptement.
Puis le médecin fit un examen minutieux des blessures de Jean-Charles, et lui déclara que sa blessure à la joue était assez sérieuse, surtout à cause du froid qui s'y était introduit durant les deux nuits qu'il avait passées sur la terre humide, sans couverture, après la bataille de Châteauguay.
Il pansa soigneusement le blessé et le força à prendre le lit.
—Je reviendrai te voir demain matin, lui dit-il en prenant congé.
CONVALESCENCE ET ÉTUDE
L'histoire devra flétrir comme elle le mérite la conduite inhumaine tenue par le général de Watteville (bras droit du gouverneur Prévost), à l'égard de la milice canadienne, durant l'automne 1813. Il avait en réserve mille soldats sur les bords de la rivière Châteauguay, et, cependant, il laissa le colonel de Salaberry combattre avec une petite armée de trois cent-cinquante hommes contre sept mille Américains!
Plus que cela, pendant que ce vaillant général se reposait sur un lit moelleux, dans une maison très confortable, il oubliait que les soldats canadiens n'avaient pas de couvertures de laine par cette froide et humide température d'automne!
Jean-Charles, comme nous l'avons dit, était resté deux nuits exposé à l'inclémence de la température, et le froid avait nécessairement aggravé son état.
Mais depuis qu'il goûtait les douceurs du foyer domestique, et qu'il suivait le traitement du Dr Chapais, il éprouvait un mieux sensible. Ses blessures se cicatrisaient à vue d'oeil, et il sentait que ses forces lui revenaient de jour en jour.
Cependant, au bout d'un mois, il était encore condamné au repos, et c'est le repos qui le faisait souffrir le plus.
Quand il voyait son vieux père travailler seul comme un mercenaire pour gagner le pain de toute la famille, tandis que lui était confiné dans sa chambre, il en ressentait un chagrin insupportable.
Un matin, il dit au médecin: «Est-ce que j'en ai pour longtemps à rester ainsi les bras croisés? Ne puis-je pas travailler une couple d'heures par jour aux travaux de la ferme? Il me semble qu'un peu d'exercice me ferait du bien?»
—Non, mon ami, répondit le médecin; ce n'est pas avant deux semaines que tu pourras reprendre les travaux manuels. Tout ce que je puis te permettre, pour le moment, c'est une petite promenade au grand air, par une journée ensoleillée.
—Quoi! je dois mener cette vie de fainéant durant deux semaines encore! mais vous n'êtes pas sérieux, sûrement! J'aimerais cent fois mieux être exposé aux balles des Américains que de rester, ici, inactif; l'inactivité me tue!
—Que veux-tu, mon cher? Il faut laisser à
Dieu et... un peu au médecin aussi le soin de ces choses...
Enfin, l'heure de la délivrance arriva pour Jean-Charles.
Le matin du seizième jour. à 4 heures, il se rendit à la grange. Ayant allumé une lanterne, il s'arma d'un fléau et se mit à battre le grain. Sous ses coups mesurés, les épis gémissaient et rendaient leurs grains qui volaient comme une poussière d'or.
A midi, aux sons de la cloche, il s'arrêta pour réciter la sublime prière de l'angélus, puis se remit à l'ouvrage jusqu'à ce que sa soeur vînt lui dire qu'on l'attendait depuis longtemps pour dîner.
Il était près d'une heure. Son père venait d'arriver avec une charge de bois.
Le père et la mère Lormier grondèrent leur fils d'avoir travaillé toute la matinée sans venir se reposer.
—Bah! répondit le jeune hercule, je n'ai pris qu'un petit exercice pour me mettre en appétit. D'ailleurs, je ne me suis jamais senti aussi bien que depuis que j'ai repris le travail.
—Tu te fais peut-être illusion, dit la mère; en tout cas, il ne faut pas abuser de ses forces; tu n'iras pas travailler cette après-midi.
—Voyons, ma mère! je vous prie de me laisser travailler; si vous saviez comme le travail me fait du bien!
Et voulant convaincre sa mère qu'il avait raison: «Voyez-vous ce baril de lard qui pèse trois cents livres; eh bien! il y a deux jours, je n'ai pas été capable de le remuer, et, maintenant, il me semble que je puis le soulever de terre.
Il prit le baril, le leva au bout de ses bras et le plaça sur un coin de la table!
La mère était convaincue...
—C'est bien! c'est bien! dit-elle. Mais d'abord mangeons!
Si j'avais la force de cet éléphant-là. pensa Victor, je lui en flanquerais une tripotée.... mais je suis la faiblesse même!
Victor n'avait pas attendu Jean-Charles pour dîner. Oh non!
Je ne me fais jamais attendre, moi, avait-il dit naïvement à sa mère, et je n'aime pas attendre les autres...
L'exactitude aux repas, selon Victor, était le nec plus ultra de la bienséance! Et, rendons-lui cette justice, il pratiquait cette bienséance mieux que personne, car il était toujours le premier à se mettre à table et le dernier à en sortir...
Après le dîner, Jean-Charles et son père se rendirent à la grange pour continuer à battre le grain.
Dans les mains du jeune homme le fléau faisait merveille.
—Pas si vite! lui fit observer son père; à te voir travailler, on dirait que tu veux rattraper le temps perdu par la maladie! Prends donc ton temps, rien ne presse!
—Pourtant, mon père, il me semble que je travaille plus lentement que vous!
Le fait est que le père Lormier n'était pas non plus un manchot à l'ouvrage!
Pas un ne pouvait dépiquer plus promptement que lui un minot de grains. Mais n'écoutant que sa bonne nature, il ménageait plus les autres que lui-même.
Le lendemain soir, Jean-Charles alla faire visite au bon curé, qui fut heureux de le revoir.
—Comment va la santé, mon brave?
—Bonne, M. le curé. Dieu merci! Je suis tellement bien que j'oublie parfois que j'ai été malade.
—A la bonne heure! mais prenez garde de commettre des imprudences... Êtes-vous encore disposé à reprendre l'étude?
—Certainement, M. le curé, et je vous avouerai que c'est le but principal de ma visite ce soir. Je viens vous prier de bien vouloir me donner trois leçons par semaine.
—Mais, oui; avec le plus grand plaisir! Vous avez sans doute oublié un peu, dans le cours des derniers mois, les leçons que je vous avais données?
—Je ne crois pas, M. le curé, car le soldat a souvent des loisirs, et j'ai employé tous les miens à l'étude.
—Alors, tant mieux! et je vous en félicite cordialement. Les loisirs consacrés à l'étude, mon enfant, sont des loisirs que Dieu bénit. Car la vraie science éclaire l'esprit, élève l'âme et met au coeur de celui qui la possède le désir et le courage de combattre les ennemis de Dieu et de la religion. Mais de nos jours, hélas! peu de nos compatriotes, en dehors des villes, ont l'avantage d'acquérir cette science. Il y a bien, il est vrai, depuis 1801, une loi pourvoyant à l'établissement d'une corporation connue sous le nom de l'Institution Royale qui a pour mission de créer des écoles publiques. Mais comme ces écoles sont administrées par des protestants, vous comprenez que les enfants catholiques ne peuvent pas les fréquenter sans danger pour leur foi.
—Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen, M. le curé, de faire modifier cette loi de façon à obtenir pour les catholiques un enseignement conforme à leur foi?
—Ah! mon ami, voilà ce que le clergé demande depuis longtemps, mais, jusqu'à présent, il a été obligé de se contenter des belles promesses qui lui ont été faites. En attendant qu'une loi plus équitable soit adoptée, le clergé s'impose mille sacrifices pour répandre un peu partout les bienfaits de l'instruction et de l'éducation. Cependant il lui est impossible de tout faire, et, malgré son dévouement, la plupart des enfants catholiques grandissent dans l'ignorance. C'est un état de choses déplorable et désastreux pour notre religion, notre langue et nos libertés!
—Le clergé ne doit pas être seul à lutter je suppose que les députés qui nous représentent réclament aussi justice pour les catholiques?
—D'abord je vous dirai que les représentants de notre race, au Parlement, sont encore peu nombreux, et ils forment deux catégories bien distinctes: les vaillants et les pusillanimes. Les premiers, possédant la vraie science, luttent courageusement pour des principes et sacrifient leurs intérêts au bien public. Les derniers, manquant de lumière et de patriotisme, abandonnent souvent les principes afin de pouvoir obtenir,—prix de leur trahison,—quelques miettes du gâteau ministériel!
C'est ignoble, c'est honteux, mais c'est cela!
Tenez, il n'y a pas très longtemps, nous avons eu dans la personne du député X... un triste exemple de ces hommes sans valeur. Il avait fait un joli discours à la Chambre sur la question de l'instruction publique, et réclamé, avec vigueur, les réformes que les catholiques demandent depuis des années. En un mot, il avait fait son devoir.
Quelques jours plus tard, à la surprise de toute la députation, M. X... déclara de son siège que les catholiques devaient, en attendant mieux, envoyer leurs enfants aux écoles publiques dirigées par la corporation appelée l'Institution Royale... Le jour du vote, M. X... était absent de la Chambre... et, le surlendemain, il acceptait une haute position dans le service civil...
Quels secours pouvons-nous attendre de pareils représentants! Ils sont plus à craindre que des ennemis déclarés...
Ce qu'il nous faut aujourd'hui, à la Chambre, ce sont des hommes de foi, de science et de caractère; des hommes capables d'aider notre race à remplir sur ce coin de terre de l'Amérique sa mission providentielle, qui peut se résumer ainsi:
Gesta Dei per Canadae Francos!
—Ce député, M. le curé, n'est-il pas un catholique et un homme de science?
—Du catholique, il a le nom sans les vertus. De la science, il a les ombres sans les beautés.
Ah! mon ami, plaignons le sort de ce malheureux, et de ses pareils, qui se croient pourtant des esprits forts, et travaillons à acquérir la véritable science qui rend l'homme vertueux et vaillant. L'homme vertueux, c'est l'aigle qui regarde en face le soleil; l'homme vicieux, c'est le hibou qui recherche l'ombre et la nuit...
—Si je recherche la science, M. le curé, c'est parce que j'y vois le moyen d'apprendre à mieux connaître mes devoirs de fils, de chrétien et de citoyen. Si la science ne pouvait me procurer ces connaissances, je n'en voudrais pas!
—C'est bien, c'est très bien, cela! La vraie science, en effet, apprend à l'homme à connaître ses devoirs, et elle offre de plus à son esprit des jouissances inexprimables qu'il ne peut trouver dans les plaisirs désenchanteurs et déshonnêtes que tant de gens achètent au prix de leur fortune et de leur salut.
Quelques esprits bornés prétendent que la religion catholique est l'ennemi de la science et du progrès matériel. Rien de plus faux. La religion et la science, il est vrai, sont deux choses bien distinctes, mais qui savent s'unir pour le bien commun, le progrès et la grandeur de l'humanité.
Les études que vous poursuivez avec tant d'ardeur vous convaincront de ces vérités; et, j'en ai la certitude, vous serez plus tard un défenseur éclairé des solides principes qui sauvent les sociétés.
—C'est mon plus grand désir, M. le curé.
—Très bien! demain soir, mon cher, nous nous mettrons sérieusement à l'oeuvre.
UN CLERC NOTAIRE QUI S'AMUSE
Il y avait déjà plusieurs mois que Victor avait terminé ce qu'il appelait emphatiquement ses études, et il ne paraissait pas songer à son avenir.
Il savait friser ses moustaches, s'habiller et porter la badine comme un gommeux... et c'était tout! Mais le père Lormier, qui n'était pas riche, commençait à murmurer contre les dépenses de son fils aîné.
Le jour des Rois au soir, profitant d'un moment qu'il était seul avec Victor, il lui demanda ce qu'il se proposait de faire, plus tard, dans le monde.
Cette question parut surprendre le jeune homme, qui baissa la tête sans répondre.
—Voyons, insista son père, réponds-moi: as-tu déjà pensé à ton avenir?
—Oui... non... oui, j'y pense quelquefois.
—Eh bien?
—Je voudrais prendre... je voudrais... je voudrais étudier le... la... le notariat.
—Le notariat? à la bonne heure! c'est une profession que j'aimerais te voir embrasser. Dès ce soir, je vais écrire à mon vieil ami, le notaire Archambault, de Montréal, et à ma cousine Françoise, de la même ville, qui te traitera, j'en suis certain, comme son propre enfant.
—Je vous remercie infiniment, mon père, dit Victor.
Le père fut surpris et charmé d'entendre cette parole courtoise sortir des lèvres de son fils; car c'était la première fois, peut-être, que Victor lui adressait des remerciements...
Pauvre père! s'il avait pu lire en ce moment dans la pensée de son fils, il aurait reculé d'horreur!
*
* *
Depuis le commencement du carnaval, la jeunesse de Sainte-R... s'amusait très bien, mais d'une façon toujours conforme aux règles de la morale, que le vigilant curé savait faire respecter dans toutes les familles. Et la conscience des jeunes gens ne s'en trouvait que mieux, parce qu'elle n'avait que des peccadilles à se reprocher quand venait le saint temps du carême. Mais ces plaisirs innocents n'allaient pas du tout au goût dépravé et à la conscience élastique de Victor Lormier. Il lui fallait des amusements plus en harmonie avec les désirs malsains qui trônaient dans son coeur; et il savait que la paroisse de Sainte-R... ne pouvait pas lui fournir les plaisirs qu'il rêvait.
Il était à se demander comment il pourrait; faire, sans argent, pour atteindre son but ignoble, quand son père vint lui dire qu'il devait choisir une carrière.
Le père Lormier, en proposant à son fils, d'aller à Montréal, donnait donc à celui-ci le moyen et l'occasion de réaliser le rêve infâme: qu'il caressait depuis quelques jours! Le misérable jubilait intérieurement.
Il prit sa canne ut sortit en sifflant un motif d'opéra.
Il rentra au logis vers onze heures, et vit de la lumière dans la chambre de son frère.
Tiens! se dit-il, mon fou de Jean-Charles qui jongle encore avec ses livres? Je vais entrer le taquiner un tantinet avant de me coucher...
—Bonsoir, Jean-Charles! lui dit-il joyeusement, en lui tapant sur l'épaule.
—Bonsoir, Victor!
—Qu'est-ce que tu lis là: l'A. B. C., sans doute?
Et en disant cette sottise, il jette un coup d'oeil sur le livre ouvert et les feuillets écrits que Jean-Charles a devant lui.
—Quoi! s'écrie-t-il, tu traduis le latin maintenant?... Parbleu! elle est bonne celle-là!
Et il éclate de rire.
Jean-Charles ne répondant pas, Victor continue sur le même ton:
—Ah! c'est pour apprendre le latin que, depuis plusieurs semaines, tu suis régulièrement, tous les deux soirs, les leçons du curé! C'est encore dans les jardins de Virgile et d'Horace que tu pioches jusqu'à minuit et une heure du matin!
Franchement, je ne te comprends pas! Laisse-moi donc voir un peu ce que tu as barbouillé sur ces feuillets...
Après avoir lu, il dit:
Vraiment, tu m'épates! Je ne te croyais pas aussi savant que cela! Quoi! tu ne te contentes pas de faire une traduction libre de l'Énéïde et des Géorgiques de Virgile, mais tu ambitionnes de rendre fidèlement la pensée du prince des poètes latins! Pourquoi ne mets-tu pas ton chef-d'oeuvre en vers... Plaisanterie à part, ce n'est pas mal, assurément, ajoute-t-il, en remettant les feuillets sur la table. J'avoue même que je ne suis pas capable d'en faire autant. Mais à quoi va te servir toute cette science? Tu devrais comprendre que ça n'a pas plus de bon sens pour un habitant d'apprendre le latin, que pour un éléphant d'apprendre la valse!
Le latin pour un habitant: ha! ha! hi! hi!
Puis il reprend: Ce n'est pas nécessaire de connaître la langue de Virgile pour tenir le manchon de la charrue ou traire les vaches... Il ne te manquait que cela pour ressembler à Cincinnatus!... Ecoute! je te conseille de travailler plutôt à réformer ton écriture afin de pouvoir copier convenablement mes actes quand je pratiquerai le notariat à Sainte-R...
—Hein! es-tu enfin sérieux? lui demande Jean-Charles avec un réel intérêt.
—Certainement! je suis sérieux comme il convient à un futur notaire de l'être! C'est la profession que j'ai choisie, au grand plaisir de notre père. Dans quelques jours, je partirai pour Montréal, et j'entrerai, je crois, à l'étude de maître Archambault.
—Si tu dis vrai, je t'approuve moi aussi, mon cher Victor, et, tu peux compter sur mes humbles ressources pour t'aider à payer les frais de ta cléricature.
—Merci, Jean-Charles, et bonne nuit!
Le futur notaire alla se mettre au lit en disant: en voilà encore un naïf que je vais plumer à mon aise... Puis, sans réciter aucune prière, il s'endormit.
Jean-Charles, ainsi que le lecteur l'a remarqué, subissait toujours avec patience les balivernes et les injures de Victor.
C'est par le silence de la pitié, du reste, qu'un homme sage doit répondre aux injures d'un manant, surtout quand ce manant est un frère.
*
* *
Le soir des Rois, le père Lormier avait écrit au notaire Archambault et à sa cousine Françoise, et le surlendemain, il recevait des réponses favorables à ses deux lettres.
Le notaire Archambault lui disait: «C'est avec le plus grand plaisir que j'accepte pour clerc le fils de mon bon et vieil ami Lormier. Je n'ai pas l'avantage de le connaître, mais s'il possède les qualités de son père, il fera, grandement honneur à la profession du notariat.
«Tu m'as demandé une réponse par le premier courrier: tu l'as! A mon tour, je te demande de m'envoyer ton fils par la première diligence!»
La cousine Françoise terminait ainsi sa lettre:
«La mort m'a enlevé, il y a deux ans, mon fils unique. Eh bien! le tien prendra la place du défunt dans ma maison et dans mon coeur... Qu'il vienne, je l'attends.»
Le père Lormier était si content du changement apparent qu'il remarquait depuis quelques jours chez son fils, qu'il oublia tout ce qu'il avait souffert de sa part dans le passé.
La mère, avec ce sentiment de bonté qui se retrouve dans le coeur de toutes les mères, disait à son mari: «Après tout, nous ne devons pas regretter les sacrifices que nous avons faits pour ce cher enfant! Il s'est oublié c'est vrai, mais il était si jeune! Maintenant qu'il est disposé à mieux faire, aidons-le de toutes nos forces.»
Toute la famille allait s'ennuyer de l'absent; mais celui-ci promettait d'écrire, d'écrire souvent, et de tenir sa famille au courant de ses affaires... de ses succès! Enfin, on se saigna a blanc pour acheter de beaux habits à Victor.
Jean-Charles, au départ, lui glissa dans la main le fruit de ses épargnes; et le clerc notaire quitta Sainte-R... en versant une larme hypocrite sur les mains de sa mère défaillante...
J'ai de l'argent... et je suis libre! pensa Victor, en s'étendant sur le siège moelleux de la diligence.... Et il se prit à savourer par anticipation tous les plaisirs que l'argent et la liberté peuvent procurer à un coeur corrompu!
Il arriva à Montréal le même jour, vers 5 heures de l'après-midi, il appela un cocher et se fit conduire chez la cousine Françoise, Mme veuve de Courcy, qui habitait une assez jolie maison située sur la rue Saint-Denis.
Mme de Courcy était une femme de soixante ans, aux manières affables et au coeur très charitable. Elle vivait seule avec une vieille fille, qui était à son service depuis trente ans.
Dans l'espace de dix-huit mois, un double deuil était venu la frapper dans ses plus chères affections.
Son mari, homme probe, intelligent et laborieux, avait réalisé, dans le commerce de grains, une fortune de trente mille dollars, qu'il avait léguée à sa femme.
La veuve reçut Victor le coeur et les bras ouverts.
Elle s'informa de son père, de sa mère, de ses soeurs et en particulier de son frère, dont elle avait souvent entendu parler.
—Vous devez être fier de lui, n'est-ce pas? demanda-t-elle à Victor.
—Oh oui! répondit laconiquement celui-ci.
—Certes, vous avez bien raison, car il t'ait non seulement honneur à notre famille, mais à tous les Canadiens-français. J'ai bien hâte de faire la connaissance de ce jeune héros, J'espère que vous me ferez le plaisir de me l'amener bientôt?
—Oh oui!
—On le dit bon, généreux et fort comme six hommes?
—Oh oui!
Victor, évidemment, ne partageait pas à l'égard de son frère l'enthousiasme de la cousine Françoise; mais celle-ci ne parut pas s'en apercevoir, tant elle était heureuse de donner l'hospitalité à un membre de la famille Lormier, qu'elle affectionnait vivement.
—Justine! portez, s'il vous plaît, le bagage de monsieur dans la chambre que mon pauvre fils occupait.
Et elle ajouta: «M. Victor Lormier doit demeurer ici, et je désire qu'il soit traité comme l'enfant de la maison.»
Puis, s'adressant au jeune homme: «J'apprends que vous entrez à l'étude de M. le notaire Archambault?
—Oui, madame; je me sentais attiré depuis longtemps vers le notariat, et je crois qu'il était difficile de me choisir un meilleur patron que M. Archambault.
—En effet, mon cher, M. Archambault est un savant et un saint homme.
—Ah! un saint homme! fît Victor, d'un ton plutôt moqueur que sympathique. J'en suis fort aise!
Après une pause, il reprit: savez-vous à quelle heure cet excellent M. Archambault se rend à son bureau, le matin?
—On me dit qu'il y est toujours rendu avant sept heures.
—Sapristi! il parait qu'il est matinal, le saint homme! Et à quelle heure, s'il vous plait, va-t-il prendre son dîner?
—Il ne va pas dîner, il prend le lunch au bureau.
—Sapristi! Et il sort du bureau à quatre heures, je suppose?
—Pardon! jamais avant six heures.
—Sapristi! Ça lui fait des journées de onze heures! C'est donc un bourreau de travail que ce M. Archambault?
Il a une forte clientèle, voyez-vous, et puis c'est un homme très minutieux; mais il n'est pas exigeant du tout, et il n'impose à ses clercs qu'un travail raisonnable. S'il se tient aussi longtemps à son étude, c'est probablement aussi parce que sa demeure ne lui offre plus les attraits qu'elle avait autrefois. Il est veuf, et ses deux fils, qui sont mariés, résident à Ottawa.
Ces dernières paroles rassurèrent un peu Victor. Décidément, il y aurait moyen de s'amuser avec un si brave homme pour patron.
—Je vous remercie, madame, de vos bons renseignements, et vous demande pardon si je me suis permis de vous poser des questions, peut-être indiscrètes, au sujet de M. Archambault.
—Mais pas du tout, mon cher Victor! c'est tout naturel que vous désiriez connaître, avant de le voir, celui qui est chargé de vous diriger dans votre nouvelle carrière.
Justine vint dire à sa maîtresse que le souper était servi.
La salle à dîner était, comme les autres pièces de cette maison, d'une propreté remarquable. Peu de luxe, mais du goût et de l'ordre partout.
La vue de la table éveilla les convoitises gastronomiques du clerc notaire. Il fit royalement honneur aux mets délicieux qu'on lui servit, et complimenta délicatement et Mme de Courcy et Mlle Justine.
Bref, il se montra poli, aimable et reconnaissant. Cette reconnaissance partait plutôt du ventre que du coeur!
Vers sept heures et demie, il manifesta poliment à la maîtresse de céans l'intention d'aller voir un ancien confrère de classe.
—Allez, mon cher Victor; vous êtes libre! Ce confrère de classe, qui se nommait Urbain Chevanel, avait fait, de tout temps, le désespoir de ses maîtres et la désolation de ses parents. Il était clerc notaire. «Qui se ressemble, se rassemble», dit le proverbe. Or, Urbain et Victor justifiaient pleinement cette sentence morale. Ils s'étaient connus et liés d'amitié au collège, et saisirent la première occasion de se rassembler dans le monde interlope.
Nous ferons grâce au lecteur de l'entrevue qui eut lieu entre ces deux jeunes misérables et des projets qu'ils formèrent pour l'avenir...
Victor rentra chez Mm. de Courcy à dix heures. Celle-ci lui indiqua la chambre qui lui était destinée, et lui souhaita une bonne nuit.
Resté seul, le jeune homme fit une rapide inspection de son nouveau logis. C'était une chambre vaste et bien meublée. Plusieurs tableaux et images en ornaient les murs. Les tableaux représentaient les principales scènes, de la vie de Nôtre-Seigneur; et les images, l'auguste Vierge-Marie, puis la mort du juste et celle du pécheur.
A la tête du lit, pendait un joli bénitier supporté par deux anges, et au pied du lit, adossé au mur, était placé un prie-dieu, au-dessus duquel brillait un grand crucifix doré.
Victor se déshabilla à la hâte, et allait se mettre au lit, quand ses yeux rencontrèrent le prie-dieu et le crucifix doré qui semblait lui dire: «Mon enfant, viens prier!»
Il eut peur... Et s'approchant d'un large fauteuil, il s'y laissa choir.
Minuit sonna, et il était encore assis dans le fauteuil!
Allons! se dit-il, je ne suis plus un enfant!
Il se leva, éteignit la lumière et se jeta dans le lit en se cachant la tête sous les couvertures... Le sommeil vint bientôt le soustraire à la frayeur passagère que la vue de ces pieux objets lui avait inspirée...
A six heures et demie, le lendemain matin, il se leva, fit sa toilette et sortit pour échapper aux obsessions qui l'avaient énervé et effrayé la veille. Il rentra au bout de trois quarts d'heure.
Ce cher enfant! pensa la bonne Mme de Courcy, en le voyant revenir, il a sans doute été entendre la messe!
—Eh bien! mon cher étudiant, comment avez-vous passé la nuit?
—J'ai dormi comme un enfant, madame!
—Tant mieux! tant mieux! Allons déjeuner maintenant.
*
* *
En sortant de table, Victor prit congé de Mme de Courcy, en lui disant qu'il se rendait à l'étude de maître Archambault.
Il était neuf heures précises, lorsqu'il se présenta chez son futur patron, qui lui fit l'accueil le plus sympathique.
Après avoir causé quelques instants avec Victor, le notaire lui dit: «Je vous donnerai dix dollars par mois pour la première année, et dans la suite je vous rétribuerai selon vos mérites. Ce que j'attends de vous, c'est une bonne conduite et beaucoup de ponctualité, Vos heures de bureau seront de neuf heures du matin à quatre heures de l'après-midi. Vous prendrez une heure pour le lunch. Acceptez-vous ces conditions!»
—Certainement, monsieur, et avec reconnaissance!
—Très bien! Faites-moi le plaisir de copier cette longue obligation, que je veux présenter au bureau d'enregistrement ce matin.
Victor se débarrassa de sa badine et de son chapeau haute forme, et se mit à l'ouvrage.
Il avait une très belle écriture. A onze heures et quart, l'obligation était copiée et collationnée.
Le notaire lui tailla de la besogne, et sortit pour aller faire enregistrer l'obligation.
—Ouf! fit Victor, en s'épongeant le front, il faut que ça marche rondement avec lui!
Le notaire revint à midi et dix minutes, et son clerc écrivait encore.
—Comment! vous n'êtes pas allé dîner?
—Je n'ai plus qu'une douzaine de lignes à écrire pour terminer cet acte de vente.
—Vous le terminerez à votre retour; allez?
Victor n'était pas fâché d'interrompre l'ouvrage, car, n'ayant pas l'habitude du travail, il avait la main et le bras engourdis.
Il arriva chez Mme de Courcy, le sourire sur les lèvres. Je suis en retard, chère madame, dit-il.
—Mais non, mon enfant! J'espère que vous êtes content et de votre patron et de votre matinée?
—Oui, madame, je suis enchanté du patron, et j'ai fait de mon mieux pour lui donner satisfaction.
Il parla de ses heures de travail, mais ne souffla pas un mot des appointements que le notaire lui avait promis.
Comme toujours, il mangea consciencieusement et retourna au bureau pour une heure.
Le notaire tint Victor en baleine jusqu'à quatre heures, puis il le congédia en lui disant, pour l'encourager, qu'il était très satisfait de lui.
En sortant de l'étude de maître Archambault, notre étudiant lit la rencontre de son ami Urbain Chevanel, qui lui proposa de l'amener au restaurant du Saumon d'or.
—Ecoute, mon ami, lui dit Victor, je vais te suivre avec plaisir, mais je ne veux faire usage d'aucune liqueur enivrante, car il ne faut pas que ma maîtresse de pension s'aperçoive que je prends de la boisson.
—Viens toujours, et tu verras que dans cette maison, on peut s'amuser sans boire.
Ces paroles décidèrent le faible Victor.
Chevanel conduisit son ami au restaurant du Saumon d'or, tenu par une jeune femme de réputation douteuse. Cette maison était le rendez-vous de plusieurs jeunes libertins qui avaient adopté cette maxime: «Il faut que jeunesse se passe!»
C'était le milieu souhaité par Victor. Dès la première visite, il fit quelques liaisons, se mit au courant, se montra généreux, dépensa cinq dollars, et prit pied. Il se crut conquérant, mais il était surtout conquis. Tous ses instincts mauvais s'unirent pour le lier, l'enchaîner! Il eut bien quelques vagues remords, puis il s'abandonna lâchement, bêtement à l'éternel ennemi de notre salut...
Oh! qu'elle est profonde cette chute du jeune homme dans le premier enivrement de la passion, où sa tête tourne avec son coeur, où son jugement et sa conscience battent en retraite; et où se forme la chaîne qui le tient esclave, peut-être pour toujours!
—Vers cinq heures et demie, Victor prit congé, en promettant d'être de retour à huit heures.
—Au souper, il tint à Mme de Courcy ce langage: «J'ai renouvelé connaissance, hier, avec un ancien confrère de classe qui étudie le notariat depuis un an et qui possède une bibliothèque renfermant les meilleurs ouvrages sur le droit. Cet ami, garçon charmant et très laborieux, m'a fait l'offre d'aller étudier avec lui tous les soirs. Or, comme je désire acquérir le plus de science légale possible, je serais heureux d'accepter l'offre qu'il me fait; mais j'hésite, parce que nous pourrions étudier très tard parfois, et ce serait ennuyeux pour vous ou pour Mlle Justine de m'ouvrir la porte à onze heures ou minuit.»
—N'allez-pas, pour cette raison, mon enfant, refuser une offre aussi avantageuse. D'ailleurs, j'ai deux clefs, et, si vous le désirez, je vous en donnerai une, et vous pourrez revenir à l'heure que vous voudrez.
Inutile de dire que Victor accepta la clef. C'était son intention d'en demander une, et, pour atteindre son but, il avait inventé une histoire, que Mme de Courcy avait gobée comme un verre de lait.
Le misérable ayant gagné son point, se leva de table, salua respectueusement la brave femme, et... se rendit tout droit au Saumon d'or...
C'est dans ce lieu et dans d'autres semblables que, désormais, au sortir de son bureau, le clerc notaire dépensera sa jeunesse, ses facultés, son honneur, et l'argent qu'il obtiendra sous de faux prétextes...
Ce jour-là, il se vautra dans la fange et l'orgie jusqu'à deux heures le lendemain matin.
Sûr qu'il était de pouvoir rentrer au logis sans être remarqué, il ne s'était pas gêné de vider plusieurs verres de liqueur forte, afin, le misérable! de ne plus être effrayé, comme la veille, par la présence des pieux objets qui décoraient sa chambre!
Il dormit d'un sommeil de plomb, comme dort le pourceau après s'être roulé dans la boue...
*
* *
Trois mois s'écoulèrent sans amener de changement dans la vie honteuse de Victor. Il avait dépensé les cinquante dollars que Jean-Charles lui avait donnés et tout l'argent qu'il avait gagné chez son patron. Puis se trouvant pris au dépourvu, il n'avait pas reculé devant un infâme mensonge pour arracher trente dollars à Mme de Courcy.
Voici le subterfuge qu'il avait employé.
Un jour, il dit à la bonne veuve: Depuis longtemps, nous consacrons, mon ami et moi, la plus grande partie de nos loisirs à la préparation d'un ouvrage sur le droit canadien, que nous voudrions publier en brochure. Le coût de l'impression s'élèverait à cent-cinquante dollars, mais si nous pouvions donnera présent le tiers de cette somme à l'éditeur, celui-ci se mettrait immédiatement à l'oeuvre, et dans un mois nous pourrions mettre notre ouvrage en vente chez tous les libraires de la province. De plus, nous avons l'assurance de sir George Prévost que l'état en achètera cent exemplaires. De sorte que nous sommes sûrs de réaliser un joli bénéfice. Mon ami possède vingt-cinq dollars, mais, malheureusement, je ne suis pas en mesure de fournir la même somme, et, si je l'osais, je vous prierais de me la prêter.
—C'est vingt-cinq dollars qu'il vous faut?
—Oui, chère madame.
—Mais avec plaisir, mon enfant! Je vous en prêterai bien trente, si vous aimez.
—C'est bien, chère madame; j'emploierai le surplus à des bonnes oeuvres...
Et la naïve et trop confiante dame versa les trente dollars dans la main de l'hypocrite!
*
* *
Chose étonnante, malgré l'existence orageuse qu'il menait, Victor était toujours à son poste, aux heures réglementaires, chez maître Archambault; car il avait l'ambition maintenant de se faire admettre à la pratique du notariat. Il travaillait bien et avait même acquis l'esprit d'ordre que possédait à un rare degré son patron.
Aussi le notaire en était satisfait, et il s'était fait un devoir de le déclarer dans une lettre au père Lormier.
Grâce à l'hypocrisie, dont il était l'incarnation même, Victor avait réussi à capter entièrement la confiance de Mme de Courcy.
La brave femme écrivait à Mme Lormier que son fils était le modèle des étudiants de Montréal!
Et de son côté, Victor, comme il l'avait promis, adressait souvent à ses parents des épîtres qui les attendrissaient jusqu'aux larmes... Mme Lormier lisait et relisait si souvent ces épîtres, qu'elle les savait par coeur!
—Ce tendre enfant! ce cher ange! disait-elle parfois à son mari; quand on pense qu'on se permettait de lui faire des reproches...
Jean-Charles se réjouissait sincèrement des bonnes nouvelles que sa famille apprenait sur le compte de Victor.
Je l'ai condamné sans le bien connaître, pensait-il. Et il demandait pardon à Dieu du jugement téméraire dont il croyait s'être rendu coupable à l'égard de son frère...
UNE PARTIE DE CHASSE
Le printemps de 1814 brillait dans toute sa splendeur. L'homme, les oiseaux, les insectes, la brise et les ruisseaux semblaient unir leurs voix pour célébrer la résurrection de la nature.
La paix qui régnait enfin dans notre pays et le retour des beaux jours faisaient renaître l'espérance dans tous les coeurs.
Les habitants des villes et ceux des campagnes avaient repris leurs travaux respectifs avec une ardeur fébrile, voulant réparer les dommages considérables causés à l'industrie, au commerce et à l'agriculture par les soldats américains. Mais, hélas! cette paix n'était que le calme qui précède la tempête. Les Américains se préparaient à frapper un nouveau coup pour s'emparer du Canada.
Aussi, vers la fin de mai, ils traversèrent la frontière et recommencèrent leurs attaques contre la milice canadienne.
Le lieutenant-colonel de Salaberry, resté sur la brèche, voyait sa petite armée s'accroître de jour en jour de recrues, qui lui arrivaient de toutes parts.
Jean-Charles Lormier, après avoir obtenu le consentement de ses parents, offrit ses services, qui furent agréés avec bonheur. Mais ce n'est pas avec le même bonheur que ses bons parents lui accordèrent leur consentement. Au contraire, ils ne voulurent pas d'abord entendre parler de son départ pour la guerre.
—Non, non, tu n'iras pas! lui dit son père.
—Mais pourquoi donc, mon père, ne voulez vous pas que j'y aille?
—A cause des dangers auxquels tu seras sans cesse exposé. Tu risques de perdre la vie ou au moins la santé dans cette guerre.
—C'est vrai, mon père. Mais n'est-il pas du devoir des citoyens de risquer leur santé et même leur vie pour combattre les ennemis de leur pays?
—Nous avons assez de patriotisme au coeur pour le comprendre ainsi, reprit la mère; mais tu as déjà fait ta part à la bataille de Châteauguay, puisque tu y a perdu un doigt. Il me semble que, sur le seuil de notre vieillesse, la patrie ne doit pas exiger, de nous, deux fois le même sacrifice dans l'espace de quelques mois...
—Hélas! il m'est bien pénible, chers parents, de me séparer de vous, et de penser que mon départ va vous causer de la peine et de cruelles angoisses; mais ne croyez-vous pas comme moi qu'il nous faille toujours sacrifier l'amour de la famille à l'amour de la patrie? D'ailleurs, cher père, je veux marcher sur vos traces. En 1775, vous avez combattu vaillamment les ennemis de notre pays, et vous êtes sorti sain et sauf de tous les combats. Eh bien! j'espère que Dieu me donnera votre vaillance et m'accordera le bonheur de vous embrasser après la victoire!
Un long silence suivit ces dernières paroles. Puis le père et la mère Lormier, après avoir pressé Jean-Charles sur leur coeur, lui dirent:
—Pars, enfant! nous prierons Dieu pour toi!
*
* *
Jean-Charles devait partir dans deux jours. Il mettait la dernière main à ses préparatifs, lorsqu'il entendit frapper à la porte. Il alla ouvrir, et se trouva en présence de l'abbé Faguy. Le curé portait un fusil sous le bras.
—Bonjour, M. le curé! Est-ce que vous venez à la guerre, vous aussi? lui demanda le jeune homme en riant.
—Oui, mon brave, je vais faire la guerre aux gibiers, et je viens vous prier de me servir de capitaine.
—Je vous servirai plutôt de lieutenant; et je vous remercie de me fournir l'occasion de m'exercer la main avant de me trouver en face des Américains!
Il décrocha son fusil, et partit avec son aimable précepteur et ami.
Neuf heures venaient de sonner.
Jean-Charles dit à sa mère qu'il serait de retour pour le dîner.
Les chasseurs suivirent d'abord le rivage en tuant, par ci par là, quelques bécassines, puis, après avoir marché l'espace d'une vingtaine d'arpents, ils entrèrent dans le bois.
Le but du curé, en entrant dans la forêt, était de faire la chasse aux insectes plutôt qu'aux gibiers, car l'abbé Faguy était un entomologiste distingué.
—Pendant que je poursuivrai les infiniment petits, dit-il à Jean-Charles, tâchez d'attraper les infiniment gros...
Il accrocha son fusil à la branche d'un arbre et se mit à examiner soigneusement l'épais tapis de mousse qu'il avait sous les pieds, et qui lui promettait une ample moisson d'insectes!
Jean-Charles s'enfonça dans la forêt et chassa jusqu'à onze heures avec beaucoup de succès, puis il revint à l'endroit où il avait laissé le prêtre. Mais l'entomologiste n'était pas revenu, car son fusil pendait encore à la branche de l'arbre.
Jean-Charles se disposait à s'asseoir sur la mousse, quand, tout à coup, il entend un rugissement suivi d'un cri de détresse. S'emparant de son fusil, il s'élance dans la direction d'où vient le bruit Mais à peine a-t-il fait quelques pas, qu'il s'arrête, glacé de terreur, devant le spectacle qui s'offre à ses regards.. Il aperçoit d'abord deux oursons qui gambadent follement autour d'un arbre, et, plus loin, une ourse d'une taille énorme tenant l'abbé Faguy entre ses pattes, et s'apprêtant à le dévorer...
Notre héros épaule son fusil, et lance une balle à l'ourse qui roule sur le corps du curé. Il jette son arme à terre et bondit sur l'animal, Mais celui-ci, qui n'est qu'étourdi, se dresse soudain de toute sa hauteur devant le jeune homme et lui pose ses terribles griffes sur les épaules.
Jean-Charles est un instant ébranlé parle choc. Cependant, il garde son sang froid et se remet solidement sur pied. Puis de la main gauche il étreint l'ourse à la gorge, et de la droite il le frappe à coups redoublés sur l'a tête!
Une lutte épouvantable s'engage entre l'homme et l'animal. Mais l'ourse, déjà affaiblie par la blessure de la balle, ne peut résister longtemps aux coups que le poing formidable de notre héros lui applique toujours au même endroit, et elle tombe lourdement sur le sol.
Le lutteur prend son fusil et se débarrasse complètement de la bête en lui logeant une balle dans l'oreille.
Il se penche sur le corps inanimé du prêtre et constate, avec épouvante, que celui-ci ne donne aucun signe de vie, bien qu'il ne paraisse pas avoir été blessé.
Le prêtre est-il mort on simplement évanoui?
Jean-Charles tente de le ranimer en lui mouillant les tempes, mais ses soins et ses efforts sont inutiles. Alors, sans songer à son épuisement et à ses blessures, d'où le sang s'échappe abondamment, il prend l'abbé Faguy dans ses bras et se dirige vers le village.
La distance à franchir n'est que de vingt-cinq arpents, mais le chemin est très étroit et rocailleux, et notre, héros marche avec beaucoup de lenteur pour ne pas perdre l'équilibre et tomber avec son précieux fardeau.
Il arrive au presbytère à midi et demi.
En l'apercevant, tout couvert de sang, et portant le curé dans ses bras, la vieille ménagère pousse des cris de paon!
—Allons, calmez-vous, mademoiselle, et envoyez chercher immédiatement le Dr Chapais.
Il entre en titubant, comme un homme ivre, et dépose son vénérable ami sur un canapé.
Cinq minutes plus tard, le serviteur du curé arrivait avec le Dr Chapais.
Ayant fait un examen rapide, le médecin constata qu'il n'y avait rien de grave. Un simple évanouissement, dit-il.
En effet, sous ses soins le prêtre reprit bientôt connaissance.
En ouvrant les yeux, il aperçut Jean-Charles tout couvert de sang et les vêtements en lambeaux. Il se souvint de la scène du bois Panet, et frémit en se rappelant l'attaque de l'ourse. Il ignorait le reste, mais il devinait tout maintenant et comprenait que le jeune homme lui avait sauvé la vie, au péril de la sienne! Et, dans un élan de reconnaissance, il lui saisit les mains ensanglantées et les couvrit de baisers et de larmes.
Jean-Charles était dans un état qui faisait pitié à voir.
Le Dr Chapais lui dit: «Vite! mon ami, monte dans la voiture avec moi et je vais t'accompagner chez ton père!»
—Non! protesta le curé; je ne veux pas que ses parents le voient dans cet état. Placez-le dans ma meilleure chambre, et je veux qu'il y reste jusqu'à ce qu'il soit complètement rétabli. Nous avertirons sa famille ce soir.
—Dans ce cas, dit le médecin, en prenant le bras da blessé, obéissons à M, le curé, et suis-moi!
Il le conduisit dans la chambre même du curé.
Après avoir étanché le sang qui coulait encore à flots des blessures du jeune homme, le médecin alla chercher à sa pharmacie ce dont il avait besoin pour faire les premiers pansements.
Avant de sortir du presbytère, il dit à l'abbé Faguy: «Notre ami porte sur les épaules et sur la poitrine des blessures très sérieuses, et il faut vraiment qu'il soit doué d'une force merveilleuse pour n'y avoir pas déjà succombé.
J'espère pouvoir le sauver, car les blessures à la tête qui m'inspiraient de vives inquiétudes, ne sont pas graves du tout. Mais je vous recommande de bien veiller sur lui pour l'empêcher de commettre des imprudences.
—Oh! docteur, vous pouvez être sûr que je ne le quitterai presque pas. Je me rends à l'instant auprès de lui.
—Pardon, M. le curé, je vous défends bien de vous lever avant ce soir. Je vais vous préparer un médicament qui vous remettra parfaitement. A bientôt.
*
* *
A une heure et demie, voyant que Jean-Charles n'était pas revenu, le père et, la mère Lormier commencèrent à avoir des inquiétudes à son sujet.
—C'est étrange, dit la mère Lormier, qu'il ne soit pas déjà arrivé. Il m'a promis qu'il serait ici pour midi. J'ai le pressentiment d'un malheur, ajouta-t-elle, en se portant une main au front.
—Allons! chasse cette sombre pensée. M. le curé l'a probablement retenu chez-lui pour dîner.
Mme Lormier branla la tête en signe de doute, et dit: «Va toujours t'en assurer.»
Le père Lormier partit aussitôt pour aller au presbytère. C'est le serviteur François qui lui ouvrit la porte.
Le père Lormier lui demanda si M. le curé était de retour.
François allait répondre, quand l'abbé Faguy, qui avait reconnu la voix du visiteur, dit: «Oui, M. Lormier, entrez!»
Le père Lormier entra, et en voyant le prêtre couché sur le canapé, la figure triste et pâle, il lui demanda, d'une voix tremblante:
—Et mon fils?
—Il est ici, répondit le curé; venez vous asseoir près de moi.
—Mais, M. le curé, dites-moi tout: il est arrivé malheur à mon fils, n'est-ce pas?
—Oui, mon ami, mais il est mieux maintenant.
—Où est-il? je veux le voir!
—Il est dans ma chambre, et le médecin est justement à panser ses blessures.
—Ses blessures, dites-vous? Grand Dieu! que lui est-il donc arrivé?
—N'eus étions depuis environ une heure dans le bois Panet. Votre fils s'était éloigné pour chasser, et moi je m'amusais à chercher des insectes pour ma collection. Devant mes yeux passa un lépidoptère d'une rare espèce; je voulus le saisir au vol, mais il disparut dans un buisson. Je m'élançai à sa poursuite et j'allais l'attraper, quand, du milieu du buisson, surgit une ourse qui se jeta sur moi et me renversa à terre. Je m'évanouis.
Que se passa-t-il ensuite? Dieu et votre brave, fils seuls le savent! lorsque je repris mes sens, j'étais étendu sur mon canapé, et j'avais à mes côtés Jean-Charles. Le cher enfant vous contera, le reste.
Tout ce que je sais, c'est que je dois la vie à l'héroïsme de votre fils... Son dévouement lui a valu plusieurs blessures, mais aucune n'est grave; et la meilleure preuve, c'est que mon sauveur, après avoir tué l'ourse, m'a porté dans ses bras depuis le bois-Panet jusqu'ici... Mais, comme ses vêtements étaient en désordre, et que le sang s'échappait de ses blessures, je n'ai pas voulu le laisser partir sans lui faire donner les soins que son état requérait.
A ce moment, le Dr Chapais entra, et le père Lormier le supplia de lui laisser voir Jean-Charles.
—Oui, je vous permets de le voir, mais ne lui parlez pas, car il repose sous l'influence d'un narcotique.
Le médecin conduisit le père Lormier dans la chambre où son fils reposait, la tête presque entièrement enveloppée de bandages.
Debout comme une statue, et la tristesse peinte sur la figure, le vieillard, muet, regardait ce spectacle navrant. Tout à coup, il s'approcha du lit et mit son oreille près de la bouche du malade, afin de s'assurer s'il vivait encore; puis ayant entendu sa respiration, il se releva un peu tranquillisé. Revenu auprès du docteur, il le pria de lui dire franchement toute la vérité.
—Votre fils n'est pas en danger, répondit le Dr Chapais, et je vous assure qu'il guérira complètement; mais je ne crois pas qu'il puisse quitter la chambre avant cinq ou six semaines. Et, d'ailleurs, c'est le désir de M. le curé que Jean-Charles se rétablisse ici.
—Eh! soupira le père Lormier, comment vais-je m'y prendre pour annoncer cette triste nouvelle à ma femme et à mes pauvres filles...
—Tenez, mon ami, dit l'abbé Faguy, voici ce que vous devez faire D'abord, vous êtes trop bon chrétien pour ignorer que rien ne peut arriver sans la permission de Dieu. Eh bien! allez dire franchement à votre famille: «Notre pauvre Jean-Charles a reçu des blessures en luttant contre une ourse pour sauver la vie du curé, mais ses blessures ne sont point graves. Cependant, il n'est pas revenu avec moi, parce que le curé, qui l'aime autant qu'un père aime son enfant, et qui est la cause de l'accident, a voulu absolument garder notre fils chez-lui, afin de le soigner lui-même. C'est un malheur, c'est vrai, qui nous arrive, mais à quelque chose malheur est bon. Grâce à cet accident, Jean-Charles ne pourra pas partir pour le champ de bataille, où sa bravoure l'aurait peut-être conduit à la mort.»
Ces dernières paroles parurent frapper l'esprit du père Lormier. Il répondit avec calme: «Vous avez raison, M. le curé, et je comprends qu'au lieu de murmurer, nous devons plutôt remercier le bon Dieu d'avoir permis ce malheur pour nous laisser notre fils!»