← Retour

Le vieux muet, ou, Un héros de Châteauguay

16px
100%



DEUXIÈME PARTIE.




LES FIANÇAILLES DE JEAN-CHARLES

Trois ans ont, fui depuis les événements que nous venons de raconter.

De terribles épreuves sont venues visiter le foyer des Lormier.

Le chef est disparu, emporté par une syncope du coeur, au moment où il faisait la conversation avec des amis.

Cette mort foudroyante a affecté Mme Lormier au point d'inspirer des craintes sérieuses pour sa vie. Elle a gardé longtemps le lit.

L'incorrigible Victor, de son côté, tenait les siens dans l'angoisse par ses nombreuses incartades. Il n'avait pas terminé sa cléricature.

Un échec, à l'examen décisif, le forçait à continuer son stage.

Pendant plusieurs mois, le clerc notaire s'était bien conduit; mais, s'obstinant à vivre éloigné des sacrements, il avait repris peu à peu ses anciennes habitudes. Cependant, il fut assez diplomate, nous voulons dire assez hypocrite, pour conserver les apparences du gentilhomme.

Bref, il avait trompe tout If inonde, excepté Jean-Charles et le curé Faguy qui le surveillaient, afin de réparer ses folies et d'éviter le scandale.

Victor tenait énormément à conquérir le titre de notaire, et il se préparait, avec ardeur cette fois, à subir l'examen qui devait avoir lieu dans quatre mois.

Jean-Charles venait d'avoir vingt ans, et, à cet âge encore si tendre, il était déjà le seul soutien de sa mère, de ses soeurs et de son frère.

*
*   *

Il y avait à cette époque, dans la paroisse de Sainte-R..., une famille du nom de LaRue qui se composait du père, de la mère et d'une jeune fille de dix-neuf ans.

Ce M. LaRue. qui avait fait fortune, à Montréal, dans la quincaillerie, était venu vivre de ses rentes à Sainte-R..., sa paroisse natale. C'était un homme dépourvu d'instruction, mais orgueilleux à l'excès, comme le sont ordinairement les parvenus.

Il avait ajouté à son nom la particule de, et lorsque quelqu'un l'appelait M. LaRue, tout court, il s'empressait de le reprendre en disant: «mon véritable nom est M. de LaRue, ainsi que je puis le prouver par l'arbre généalogique de ma famille que j'ai obtenu du maire de Marseille, d'où mes ancêtres étaient originaires...» Mais il ne montra jamais son fameux arbre généalogique... et ses co-paroissiens, un peu pour flatter sa vanité et beaucoup pour rire de lui, décidèrent, à l'unanimité, de l'appeler M. de LaRue, gros comme le bras! Ce brave rentier aspirait aux charges honorifiques, et, à force d'intrigues et d'argent, il était parvenu aux postes de préfet de son comté et de président de la commission scolaire de sa paroisse.

Mais il est nécessaire d'avoir de l'instruction pour remplir convenablement les devoirs de ces deux charges, et, M. de LaRue savait à peine lire et écrire. Le rentier se trouvait quelquefois dans l'embarras. Alors, il avait recours à la science de Jean-Charles.

C'est celui-ci qui rédigeait les lettres officielles, les annonces, les adresses, et les improvisations de M. de LaRue, car ce personnage aimait, à prendre la parole dans les occasions solennelles...

Jean-Charles, en un mot, était son inspirateur, son souffleur et son scribe: il faisait cuire les marrons et le rentier les mangeait! Au reste, M. de LaRue était le plus intègre des citoyens, et le plus dévoué des préfets.

Pénétrons dans le cabinet de ce personnage la veille au soir des vacances de 1817.

Jean Charles s'est éclipsé dans un coin et joue le rôle de souffleur.

Il s'agit d'un discoure que le président doit prononcer le lendemain dans les deux écoles de la paroisse.

L'orateur se promène majestueusement, fait des efforts de mémoire, se donne de l'importance. Mais, tout à coup, au beau milieu d'une période, il se perd, attend le mot, se retourne et... au lieu du mot qui reste dans la gorge de Jean-Charles, il entend une joyeuse voix qui lui jette ce cri: «Bonjour, cher papa!»

—Bonjour, ma petite Corinne! dit le bourgeois, en rendant à la jeune fille baisers et caresses; ta sauté est bonne, j'espère?

—Oui, cher papa, excellente!

—Tu dois être bien fatiguée, et de l'étude et du voyage, ma petite Corinne?

—Non, cher papa, pas trop! Le voyage a été charmant; je suis revenue de Montréal avec mes deux aimables compagnes, Antoinette et Marie-Louise Lormier.

—Ah! avec les soeurs de M. Lormier que ta vois ici, et que tu connais sans doute?

La jeune fille resta un peu confuse en présence de Jean-Charles qu'elle n'avait pas remarqué.

—Oui, dit-elle, j'ai eu l'honneur de connaître M. Lormier autrefois.

Jean-Charles s'était levé, et, ayant salué la jeune fille, il lui dit:

—Je suis heureux, mademoiselle, de renouveler votre connaissance. Je me rappelle fort bien avoir fréquenté la même école que vous il y a douze ans, et je n'ai pas oublié non plus que vous étiez toujours la première de la classe!

—C'est par un heureux hasard, reprit Melle de LaRue, que j'occupais ce rang.

—Mais, répliqua Jean-Charles en souriant, je vois que ce hasard vous a suivi à Montréal, puisque vous avez obtenu cette année la médaille d'or qui brille à votre cou et les jolis prix que vous venez de déposer sur la table! Je vous prie d'accepter mes respectueuses félicitations.

—Merci, monsieur! Ces prix m'ont été accordés sans doute en reconnaissance des bienfaits dont les religieuses sont redevables à mes bons parents.

Cette persistance que la jeune fille mettait à faire oublier ses mérites, charma vivement Jean-Charles. Cependant, voulant laisser la famille de LaRue à cette joie du retour, il manifesta le désir de se retirer.

Mais le vaniteux président, qui pensait à son boniment, ne voulait pas sacrifier la gloire aux joies de la famille: sa renommée avant tout, et son discours avant sa fille!

—Pardon, M. Lormier, dit-il, ne partez pas maintenant. Je veux terminer ce soir mon... notre affaire... vous savez?

La jeune fille comprit que sa présence gênait son père et Jean-Charles. Elle s'excusa de les avoir si brusquement dérangés, et sortit en saluant notre héros avec une grâce parfaite.

Le jeune homme reprit son rôle de souffleur au milieu des plus grandes distractions.

*
*   *

Quelle gracieuse et aimable jeune fille! pensait Jean-Charles, en regagnant, tout rêveur, son humble logis...

Corinne, nous l'avons dit, avait dix-neuf ans. Elle était, en effet, gracieuse et aimable, et, de plus, très jolie.

Il y avait beaucoup de modestie dans son langage et de distinction dans ses manières. Elle était aussi humble que son père était orgueilleux.

Douée d'heureux talents et d'un noble caractère, elle avait conquis tous les honneurs du couvent et mérité l'affection de ses maîtresses et de ses compagnes.

En se séparant d'elle, la supérieure du couvent lui avait dit: «Vous êtes libre maintenant de choisir entre la vie du monde et la vie religieuse. Mais que vous restiez dans le monde ou que vous reveniez vivre parmi nous, vous serez toujours utile et heureuse, parce que vous possédez l'esprit de piété et l'amour du devoir... Allez, ma chère enfant! et que Dieu vous ait sous sa sainte garde...»

Le dimanche suivant, Jean-Charles alla, avec ses deux soeurs, passer la soirée chez M. de LaRue.

Ils furent accueillis tous les trois avec la même affabilité.

Mme de LaRue était une femme sans instruction, mais sans prétention, et qui ne paraissait pas être offensée quand on oubliait la particule de en prononçant son nom.

Pour fuir la chaleur accablante, Mme de LaRue invita ses hôtes à passer une partie de la soirée sur le balcon.

Notre héros fut d'abord un peu intimidé en se trouvant assis en face de cette jeune fille, qui lui apparaissait couronnée de la triple auréole de la science, de la grâce et de la beauté!

Mais cette timidité, qui n'était pas d'ailleurs sans charme, ne l'empêcha pas, comme à l'entrevue qu'il avait eue, quelques jours avant, avec Corinne, de paraître très aimable. Il sut intéresser tout le monde par sa conversation agréable et instructive.

A neuf heures, ils rentrèrent au salon, et Jean-Charles invita Melle de LaRue à faire de la musique.

Corinne ne chantait pas du tout, mais, en revanche, elle jouait du piano d'une façon ravissante. Elle exécuta d'abord, seule, un morceau de maître, puis joua un duo avec Marie-Louise Lormier, duo que toutes deux avaient pratiqué au couvent.

Corinne, qui avait déjà entendu Jean-Charles, à l'église, et admiré sa belle vois de baryton, le pria de chanter.

Jean-Charles ne se fit pas répéter l'invitation et il rendit, avec beaucoup d'âme, un chant patriotique que le célèbre juge Bédard venait de composer.

Bref, notre héros créa une bonne impression sur l'esprit de la jeune fille et gagna aussi l'estime de Mme de LaRue.

*
*   *

La rencontre de cette jeune fille fut un rayon de soleil dans la vie depuis longtemps si triste de Jean-Charles.

Aussi une métamorphose complète s'opéra en lui.

Les relations entre les deux jeunes gens avaient pris un caractère intime qui n'échappait pas à la curiosité si vigilante de nos braves paysans. Ils avaient remarqué les visites régulières que Jean-Charles faisait à la famille de LaRue; et, le dimanche, après chaque office, ils voyaient Jean-Charles et Corinne revenir ensemble de l'église. Il y avait de quoi mettre les langues en mouvement; mais si on parlait beaucoup de Corinne et de Jean-Charles, ce n'était que pour en dire du bien.

La race des commères n'avait probablement pas encore fait son apparition sous le ciel du Canada...

Mais continuons.

Jean-Charles était ce que les gens appellent familièrement un parti avantageux.

La maison qu'il habitait et la terre qu'il cultivait appartenaient, il est vrai, à sa mère, mais il en était virtuellement le maître, et Mme Lormier ne cessait de le répéter chaque fois que l'occasion s'en présentait. D'ailleurs, il avait su faire fructifier les deux mille dollars qu'il avait, reçus du curé Fagny et du vieux François, comme un témoignage de reconnaissance ou d'admiration. De plus, ayant la légitime ambition de réussir dans la carrière que ses parents lui avaient ouverte, il travaillait sans relâche pour atteindre son but.

Il étudiait l'agriculture et savait tirer tous les avantages possibles des expériences faites par des agronomes intelligents.

Depuis quelques semaines, Jean-Charles était encore plus ardent à l'ouvrage.

Du matin au soir, sons la pluie comme sous les rayons brûlants du soleil, il travaillait sans s'accorder aucun repos et sans ressentir la moindre fatigue; car la belle figure de Corinne souriait toujours à son imagination, et lui faisait paraître les heures bien rapides et le travail ben doux!

Il l'aimait, cette jeune fille, et il savait qu'il en était aimé.

Il l'aimait, non pas parce qu'elle était jolie car il savait que la beauté extérieure ne dure que l'espace de quelques années, mais il l'aimait, parce qu'elle était bonne, tendre et pieuse.

Certes! il n'était paa insensible à l'éclat de ses grands yeux d'azur, ni aux charmes de son esprit, mais ce qu'il admirait le plus chez elle, c'était la candeur qui rayonnait aur son front et qui était le sublime reflet de la pureté de son âme.

*
*   *

Les vacances étaient terminées, et les soeurs de Jean-Charles se préparaient à partir pour le couvent, où elles devaient passer encore deux ans. Le jour du départ, elles allèrent faire leurs adieux à leur bonne amie, Comme de LaRue, qui remit à l'une d'elles une lettre à l'adresse de la supérieure du couvent. Cette lettre était ainsi conçue:

Chère madame la supérieure,

Je profite du départ des demoiselles Lormier, et de leur obligeance, pour vous faire parvenir encore de mes nouvelles. Vous me demandiez, dans votre honorée du 25 ultime, de vous dire comment j'avais passé les vacances, et si je me proposais d'entrer, cet automne, à votre noviciat.

Eh bien! je vous dirai que j'ai passé les plus heureuses vacances de ma vie, et que je n'ai nullement l'intention d'entrer au noviciat, malgré le respect et l'admiration que je porte à cette vénérable institution.

La vie de communauté est belle, sans doute, mais je suis persuadée que la vie de famille l'est bien davantage.

Du reste, j'ai prié longtemps la Sainte-Vierge avant de prendre une décision, et je crois sincèrement que celle que je viens vous annoncer aujourd'hui m'a été inspirée par cette divine mère à qui je suis déjà redevable de tant de faveurs!

Je m'efforcerai de mettre toujours en pratique les bons enseignements que j'ai reçus de vous et de vos dignes auxiliaires.

Je me recommande à vos prières, et vous prie de croire que le pieux souvenir de mes années du couvent restera à jamais gravé dans ma mémoire!

Veuillez agréer,

chère madame la supérieure,

l'hommage des sentiments les plus respectueux de votre affectionnée et dévouée servante..

CORINNE DE LARUE.

Le lecteur devine aisément que notre ami Jean-Charles n'était pas étranger à la décision que Corinne avait prise et qu'elle annonçait à la supérieure.

La haute perspicacité de Corinne lui avait permis de reconnaître promptement les qualités de coeur et d'esprit dont notre héros était doué.

Elle ne s'attachait pas, elle non plus, à la beauté du visage, mais elle ajoutait un grand prix à cette beauté de l'âme qui inspire à tous un respect irrésistible.

Jean-Charles, d'ailleurs, avait une physionomie imposante. C'était un colosse de six pieds et quatre pouces, à la figure douce, expressive et affable.

Corinne et, Jean-Charles étaient dignes l'un de l'autre, et leur pur amour s'était exhalé naturellement de leurs coeurs, comme le parfum s'exhale du calice des fleurs.

Et, ils formaient des rêves d'or en songeant à l'avenir.

—Eh! bonjour, Jean-Charles! Où allez-vous donc de ce pas? Vous êtes bien joyeux ce matin: vous sifflez connue un merle!...

—Bonjour! M. le curé. Je m'en allais justement au presbytère.

—Alors, nous ferons route ensemble, car je m'y rends.

—En effet, M. le curé, reprit Jean-Charles, je suis joyeux, et je crois que j'ai raison de l'être.

—Vraiment? interrogea le curé, en souriant avec malice.

—Oui, M. le curé, et j'espère que vous penserez comme moi.

—Peut-être... entrons! dit le curé en ouvrant la porte du presbytère.

—Permettez-moi, M. le curé, d'aller droit au but.

—C'est, du reste, votre louable habitude, mon cher. Parlez, je ne vous interromprai plus.

—J'ai vingt ans: j'aime Melle de LaRue; j'en suis aimé, et j'ai l'intention de la demander en mariage. Que me conseillez-vous. M. le curé?

—Sans hésiter, je vous conseille de l'épouser; c'est une jeune fille qui possède de rares qualités, et je suis certain qu'elle saura vous rendre heureux.

—Merci, M. le curé.

—A quand les noces, mon ami?

—Dans deux mois; est-ce trop tôt, M. le curé?

—Je ne crois pas; mais c'est un détail secondaire que vous réglerez facilement avec vôtre future épouse et ses parents.

Avant de faire la demande en mariage, je voulais vous consulter pour savoir si vous approuviez mon choix. Maintenant que j'ai votre approbation et celle de ma mère, je me sens plus à l'aise; et, dès ce soir, je parlerai à Corinne et à ses bons parents.

Encore une fois, M. le curé, merci! et au revoir!

—Au revoir, mon ami, et bonne chance!




UNE PÉNIBLE ÉPREUVE

Enfin, je le tiens! s'exclama Victor Lormier, en examinant un diplôme imprimé sur peau de vélin et muni du sceau de la chambre des notaires. Oui, je le tiens, ce diplôme tant désiré!

Je suis notaire! c'est-à-dire que j'ai le pouvoir de passer des contrats, des obligations, des transactions, etc.

Je le tiens, ce titre qui va me permettre d'épouser la...dot... je veux; dire la fille de cet imbécile et vaniteux de... Quand j'aurai mis la main sur le magot, je lui en ferai des niches au bonhomme... C'est moi qui rédigerai le contrat de mariage, et je te promets, mon bonhomme de futur beau-père, que j'y mettrai toute la science d'un notaire intéressé!

Je veux m'affranchir de l'humiliante tutelle de cet éléphant de Jean-Charles et devenir libre comme l'oiseau de l'air!

Vive l'or! vive la liberté! Mais! je ne sais seulement pas ai elle est jolie, la fille de mon futur beau-père... Bah! que m'importent sa figure et sa tournure: c'est sa dot qu'il me faut!

Vive donc mon futur beau-père! et vive la dot de sa fille!

La chambre des notaires, involontairement, venait de diplômer un fripon fieffé.

Il n'est rien de plus beau qu'un notaire honnête homme,

Mais dans tous les grands corps on a vu, de tout temps,

Se glisser des fripons parmi d'honnêtes gens;

Quand même on trouverait dans le corps un faussaire,

Cela ne blesserait aucun autre notaire...

Maintenant, s'écria Victor, en proie à une véritable démence, en route pour Sainte-R...

Le lendemain, vers midi, il arrivait à Sainte-R..., armes et bagages, et se rendait dans sa famille.

—C'est le notaire Victor Lormier qui vous fait sa première visite! dit-il, en embrassant sa mère et en serrant la main de son frère. Voyez mon diplôme! ajouta-t-il, avec orgueil... Sa mère et Jean-Charles le félicitèrent et lui firent leurs souhaits de bonheur et de prospérité.

Jean-Charles alla aussitôt lui acheter un joli pupitre, surmonté d'un casier, qu'il fit placer dans la meilleure pièce de la maison et qui devait, désormais, servir d'étude au jeune notaire. Puis sur une feuille de métal, fixée au centre de la porte, il fit peindre en lettres d'or; Victor Lormier, notaire.

Enfin, Jean-Charles fit l'impossible pour rendre la maison paternelle agréable au jeune notaire et lui offrit toutes les facilités de gagner sa vie avec sa profession.

Après avoir pris un copieux dîner, (car il avait toujours bon appétit) le jeune notaire fit sa plus belle toilette, puis, le diplôme d'une main et la badine de l'autre, il alla faire ce qu'il appelait les visites officielles de la paroisse.

Le curé Faguy fut le premier qui eut l'honneur de recevoir M. le notaire Lormier; le maire vint en deuxième lieu, et, the last, but not the least, M. de LaRue ferma, pour ce jour, la liste des heureux mortels de Sainte-R....

—J'ai bien l'honneur de vous saluer et de vous présenter mes plus respectueux hommages, M. le préfet, dit Victor, en présentant sa main gantée à M. de LaRue, qui se prélassait dans son fauteuil en lisant un journal.

—Vous êtes bien aimable, M. Lormier.. répondit le préfet en pressant la main à Victor, Comment va la santé?

—Très bonne, je vous remercie, et la vôtre, M. le préfet?

—Excellente, mon jeune ami, excellente! Vous ne venez pas souvent vous promener à, Sainte-R...?

—Non, mais je viens aujourd'hui y fixer mes pénates pour exercer ma profession de notaire.

—Comment! vous êtes notaire! glapit le vaniteux préfet, en se levant de son fauteuil pour l'offrir à Victor.

—Oui, M. le préfet, j'ai l'honneur d'appartenir à ce corps éminent qui compte dans son sein tant d'hommes de génie... Et il déroula sous les veux ébahis du préfet le parchemin portant le grand sceau de la chambre des notaires!

—Oh! Oh! je vous félicite! et je vous prie de croire. M. le notaire, que je suis très honoré de recevoir votre visite.

—Merci, M. le préfet; je vous offre mes humbles services. Les pouvoirs du notaire, vous le savez, sont très étendus. Je puis servir d'intermédiaire entre les parties pour prêter et emprunter des capitaux, pour accorder les intérêts respectifs et amener des conciliations entre les personnes divisées par des prétentions ou des droits mal entendus, pour procurer la vente ou l'acquisition des immeubles, pour recevoir les inventaires après décès ou faillite, etc. Et, le fait d'avoir étudié chez maître Archambault, le plus savant notaire du pays, me vaudra, je crois, la confiance du public.

—Certainement, M. le notaire! Vous pouvez me compter pour un de vos clients.

—Merci, M. le préfet. Maintenant, comme un service en attire un autre, voici le service que je me propose de vous rendre.

Tout en étudiant le notariat, je me suis occupé un peu de politique. J'ai eu l'occasion d'écrire des articles pour le Canadien et de prononcer plusieurs discours. Je me suis fait de la popularité parmi les politiciens les plus influents. Quelques-uns de ces messieurs sont venus oe'offrir la candidature pour notre comté, qui, vous le savez, est actuellement sans représentant depuis la mort de ce pauvre X... J'ai été très flatté et très touché de cette marque d'estime et de confiance, mais, dans l'intérêt de ma profession, j'ai cru devoir refuser. Mais comme je sais que votre haute position de préfet vous met déjà en évidence et que votre connaissance des affaires et votre fortune vous donnent des droits à la représentation nationale, j'ai pris la liberté de proposer votre nom aux principaux hommes de notre parti qui doivent choisir le candidat.

—Comment! vous avez fait cela, M. le notaire? mais vous êtes d'une amabilité incomparable!...

—Pas du tout, M. le préfet; je n'ai en vue que les intérêts de notre cher pays. Votre grande expérience dans les affaires vous mettra plus en position que tout autre de nous représenter pratiquement. Voyez-voua, il y a en chambre trop d'hommes de profession et pas assez d'hommes d'affaires. Ce sont des hommes pratiques qu'il nous faut à l'heure actuelle. Et si vous acceptez, la candidature, votre élection est assurée.

—Si je l'accepte! Avec le plus grand plaisir. M. le notaire!... Mais connue je n'ai pas encore le don de la parole, je vous prierai peut-être, parfois, de me préparer des discours, des petits, vous savez! car il y a longtemps que je ne cultive pas ma mémoire, et elle est, devenue rebelle... Votre frère... Jean-Charles, m'en compose de bien beaux, mais il est si occupé, de ce temps-ci, le cher homme! ça me gêne de m'adresser toujours à lui...

—Certainement, M. le préfet: ne vous gênez pas avec moi. Vous pouvez compter sur mon concours et sur mon entier dévouement.

Victor se leva, prit son chapeau, sa canne et son diplôme, et s'inclina en disant: «M. le préfet, j'ai l'honneur de vous saluer.»

—Déjà, M. le notaire? Promettez-moi de revenir et de revenir souvent.

—Certes, oui, M. le préfet! En attendant, je vais m'occuper de votre candidature, et, demain on après demain, je viendrai vous en donner des nouvelles...

Ça prend, se disait, le notaire, en retournant à son bureau. La prochaine fois, je tâcherai de faire la connaissance de l'héritière... et le reste marchera comme sur des roulettes... Je l'éblouirai avec mon titre de notaire; car doit doit être aussi vaniteuse et stupide que son Père, cette petite drôlesse-là...

Victor ignorait la nature des relations que Jean-Charles entretenait avec la famille de LaRue, et il était à cent lieues de se douter que la jeune fille, dont il convoitait la fortune, était fiancée à Jean-Charles! Mais trois ou quatre jours après son arrivée à Sainte-R...., en furetant parmi les papiers de son frère, il mit la main sur un document qui fut pour lui toute une révélation. Comment! quoi! est-ce possible! ne cessait-il de s'exclamer, en regardant fixement le papier révélateur! Quoi! Jean-Charles va épouser dans quelques semaines Corinne de LaRue!...

Ho! ho! il était temps que j'arrive!... Arrête un peu, mon éléphant, tu ne la tiens pas encore... Si tu t'imagines, m... habitant, que je vais me laisser souffler par toi cette fortune qui fait depuis trois ans l'objet de mes plus chers désirs, tu vas te tromper! A nous deux maintenant!... Il se leva en faisant un geste menaçant pendant que ses yeux lançaient des éclairs sinistres! Il était hideux à voir...

La mère Lormier, ayant entendu les éclats de voix de son fils, crut qu'il l'appelait, et elle entra en ce moment dans le bureau, mais elle recula, épouvantée, en voyant, cette figure de réprouvé...

Victor, avec cette souplesse de caractère que possèdent les hypocrites, se radoucit aussitôt et dit à sa mère, en souriant: «Qu'avez-vous donc, bonne maman?»

—Je croyais, dit la vieille en tremblant, que tu m'avais appelée.

—Mais, non, bonne maman! Je déclamais un discours politique une je dois prononcer prochainement et j'apostrophais, avec colère et indignation, les ennemis de nos droits...

—Mon Dieu! que tu m'as fait peur! fit la vieille, en se retirant.

Bête que je suis! murmura sourdement Victor. Il faudra que je réprime ma colère si je veux réussir. Ah! c'est une rude partie que j'entreprends... N'importe! je risquerai tout, tout, tout, pour la gagner! Allons voir le futur beau-père...

*
*   *

—J'ai bien l'honneur de vous saluer, M. le candidat! dit Victor, en s'inclinant respectueusement devant M. de LaRue.

—Moi pareillement, M. le notaire, répondit le vaniteux rentier en s'enflant comme la grenouille de la fable... Avez-vous du nouveau?

—Mais, oui, mais, oui! M. le candidat. J'ai si bien joué mes cartes, que tous les aspirants à la candidature ont consenti à s'effacer devant vous...

—Alors, je serai élu par acclamation?

—Je le crois sincèrement. M. le candidat.

—Comment pourrais-je jamais récompenser votre dévouement, mon cher M. le notaire!

—Simplement, en m'accordant votre bienveillant patronage et en conseillant, à vos amis de s'adresser ù moi lorsqu'ils auront, besoin des services d'un notaire.

—Rien que cela! certes, je n'y manquerai pas, soyez-en sûr!—Savez-vous si l'élection aura lien bientôt?

—Dans cinq on six semaines, je crois.

—Vraiment? Cette élection arrive dans un bien mauvais temps pour moi, car c'est dans cinq ou six semaines que doit être célébré le mariage de ma fille, et je désire m'occuper un peu de son trousseau, des préparatifs de la noce, du contrat de mariage, etc.

—Quoi! mademoiselle de LaRue se marie?

—Mais, oui! Est-ce que vous ne savez pas qu'elle se marie avec votre frère?

—Grand Dieu! que dites-vous là! avec mon frère?

—Eh bien, oui, M le notaire!

—Que c'est donc malheureux! M. le candidat...

—Comment cela? demanda M. de LaRue avec la plus grande surprise.

—Pardon! j'aurais dû retenir cette parole, car toute vérité n'est pas bonne à dire.

—Voyons. M. le notaire, expliquez-vous, je vous en prie...

—Je veux dire que mon frère sera plus chanceux que vous et mademoiselle de LaRue.

—Je comprends de moins en moins, M. le notaire!

—Écoutez M. le préfet. En laissant échapper ces mots: «Que c'est donc malheureux!» J'ai voulu exprimer qu'en permettant à votre fille d'épouser un habitant, vous portiez atteinte à votre dignité de candidat et que cette mésalliance pourrait vous susciter de l'opposition et vous conduire à une défaite... En supposant même que, malgré cela, vous remportiez la victoire, croyez-vous que les ministres et vos collègues, qui viendront vous visiter dans votre splendide villa, seront bien flattés de presser la main calleuse de votre unique gendre... Que dis-je? ces grands personnages briseront votre coeur en ridiculisant votre chère enfant... Vous perdrez, d'emblée: bonheur, prestige, influence!

—Vous avez mille fois raison, M. le notaire! et dire que j'ai été trop sot pour penser à cela!...

—Quant à moi, reprit Victor, je suis très heureux de ce mariage; mais c'est dans l'intérêt de votre candidature que je fais ces remarques. Si vous tenez à ce mariage, je vous conseille de renoncer à la candidature...

—Hélas! il est trop tard, trop tard, M. le notaire, pour empêcher ce mariage, dit le bonhomme en larmoyant...

—Comment, trop tard? Y avez-vous donné votre consentement?

—Pas tout à fait, mais quasiment. Quand Jean-Charles m'a fait la demande en mariage, je lui ai répondu en riant: «Obtenez d'abord le consentement de ma fille et celui de ma femme, et, après cela je verrai...»

Alors, il n'y a rien de fait!

—Mais, M. le notaire, ce n'est pas facile pour moi de déranger un mariage qui est du goût de ma fille, du goût de ma femme et qui était bien aussi du mien jusqu'à ce que... Ah! si je vous avais connu plus tôt, ce n'est pas à un habitant que j'aurais donné la main de ma fille, mais c'est à un homme de profession, à... à un notaire intelligent comme vous, par exemple! Et dire que j'ai été assez stupide pour ne pas penser à cela...

—J'aurais été très fier, probablement, d'accepter la main de Mademoiselle de LaRue; mais il n'est pas question de moi... D'ailleurs, il ne manque pas de jeunes gens haut placés qui se disputeraient l'honneur de devenir le gendre d'un préfet et d'un futur député... Néanmoins, si je connaissais Melle de LaRue, je me flatte de croire que j'aurais la bonne fortune de lui plaire, et que je serais assez habile pour faire renoncer mon frère à sa sotte ambition...

—Dans ce cas, M. le notaire, je vais vous présenter nia fille, et ensuite je vous laisserai seul avec elle.

—Très bien! M. le candidat, dit Victor, en ajustant le noeud de sa cravate blanche et en se tirant la moustache.

Après les présentations d'usage, qu'il fit de la manière la plus solennelle, M. de LaRue s'éclipsa, en priant M. le notaire de bien vouloir l'excuser.

Victor. qui s'était fait de mademoiselle de LaRue un portrait vulgaire, fut surpris de se trouver en présence d'une personne qui réunissait en elle la beauté, la grâce et la distinction.

Il perdit un instant, son audace ordinaire et ne sut que bredouiller des mots incohérents aux paroles que lui adressa Corinne. Cependant, grâce à la bienveillante courtoisie de Melle de LaRue, et à la bonne opinion qu'il avait de lui-même, il reprit un peu d'aplomb et risqua les réflexions suivantes:

—Oui, mademoiselle, j'ai été admis à la pratique du notariat avec la plus grande distinction, et c'est un honneur dont j'ai bien le droit de me glorifier; mais à quoi sert la gloire sans le bonheur...

—Mais le bonheur est partout, monsieur! il est surtout dans l'accomplissement des devoirs envers Dieu, envers la famille et envers la société.

—Peut-être... mais, mademoiselle, pour le. moment, je voudrais le trouver dans le coeur d'une jeune personne que j'aime,... et si j'étais assez heureux pour me faire aimer d'elle, je lui donnerais volontiers, en échange de son amour, mon beau titre de notaire avec les espérances d'un brillant avenir.

Ce garçon-la est fou! pensa Corinne, sans répondre.

Victor prenant ce silence pour une émotion que ses paroles avaient fait naître dans le coeur de la jeune fille, reprit sur un ton qu'il cherchait à rendre persuasif: «Vous ne me répondez pas, mademoiselle Corinne,... pourtant, un seul mot de votre bouche me donnerait ce bonheur après lequel je soupire depuis trois ans...»

—Eh! que voulez-vous que je vous dise monsieur?...

Victor, perdant la tête, se jeta à genoux en s'écriant: «Je vous aime, Corinne! Dites que vous m'aimez, et je dépose à vos pieds mon beau titre de notaire avec les espérances d'un radieux avenir!...»

—Monsieur! veuillez reprendre votre siège, s'il vous plait, et causons sérieusement.

Victor, semblable à un enfant qu'on relève de pénitence, reprit aussitôt son siège, en s'essuyant le front et en redressant le noeud de sa cravate blanche...

Il était d'une stupidité à faire lever le coeur!

Corinne parut le prendre en pitié.

—Votre déclaration, M. Lormier, dit-elle, me prouve que vous ignorez que je dois épouser prochainement monsieur votre frère.

—Non, mademoiselle, je sais tout...

—Ah!

—Mais j'ai pensé que... qui... qu'on... j'ai pensé que vous préféreriez un homme de profession à un simple habitant...

—C'est ce qui vous trompe, monsieur! je préfère un simple habitant à un notaire simple!

Victor, dans son excitation, ne parut pas saisir le sens de la transposition du mot «simple», car il continua:

—Ne savez-vous pas, mademoiselle, que votre père doit poser sa candidature pour la prochaine élection du parlement, et que votre mariage avec un simple habitant pourrait faire perdre à M. de LaRue son prestige et son influence auprès des ministres? Eh bien! si vous désirez que votre père réussisse dans la carrière politique, aidez-le en épousant un homme de profession qui pourra figurer dignement avec vous dans les grandes occasions...

—Monsieur, je ne m'amuserai pas à discuter ces questions avec vous; mais permettez-moi de vous dire seulement que les honneurs que vous avez fait miroiter aux yeux de mon père, me laissent bien indifférente, et que, si mon père était élu, personne n'aurait à rougir de votre frère; car, tout simple habitant qu'il est, il jouit de l'estime, de la confiance, du respect et de l'admiration de tous ceux qui le connaissent.

—C'est bien le cas de dire, mademoiselle, que l'amour aveugle... Libre à vous d'exagérer les mérites et les qualités d'un homme qui ressemble à un éléphant et que votre père n'acceptera point pour gendre. Car c'est sur moi qu'il a jeté les yeux, c'est à moi qu'il vient de donner son consentement, et aujourd'hui même il fera connaître sa décision à Jean-Charles. J'espère que la nuit vous portera conseil et que demain vous serez mieux disposée à écouter ma voix, qui est celle de la raison et de l'amour pratique... Mademoiselle, j'ai bien l'honneur de vous saluer!

Victor ne voulait pas quitter la villa de LaRue sans faire connaître au vaniteux préfet le résultat de l'entrevue qu'il venait d'avoir avec Corinne.

—Eh bien? demanda M. de LaRue au notaire, en voyant celui-ci revenir, la mine un peu renfrognée.

—J'ai obtenu un demi-succès, M. le candidat.

—Ma fille consent-elle à vous éponger, M. le notaire?

—Pas tout à fait... D'ailleurs, je n'espérais pas non plus triompher à la première attaque. Mais je crois que mes dernières paroles ont produit beaucoup d'effet sur l'esprit de mademoiselle de LaRue, car elle n'y a pas répliqué du tout. Je suis persuadé que la réflexion et vos bons conseils lui ouvriront complètement les yeux et lui feront regretter ses erreurs... Mais le moyen le plus sûr pour atteindre notre but, c'est, d'abord, de refuser à mon frère votre consentement, et, ensuite, s'il regimbe, de lui dire carrément qu'il vous insulte en osant,—simple habitant qu'il est,—aspirer à la main d'une personne aussi aristocratique et aussi distinguée que votre fille... Cette rebuffade va l'assommer net!

—Je serai clair et impitoyable, M. le notaire!

—De mon coté, M. le candidat, je vais tâcher de convaincre mon frère qu'il doit renoncer au fol et audacieux amour qu'il a laissé germer et grandir clans son coeur...

—A bientôt, M. le candidat!

—Au revoir, mon futur gendre!

Tout en marchant, Victor se promettait bien de se montrer énergique et courageux en présence de Jean-Charles; mais lorsqu'il fut rendu chez-lui, il vit le naturel, c'est-à-dire la peur, revenir an galop... Alors, pour se donner du courage, ou plutôt de l'audace, il lampa une roquille d'une liqueur forte qu'il cachait dans un placard de son étude.

Je suis bon maintenant! se dit-il, en lançant un épouvantable juron à l'adresse de son frère! Je vais aller rencontrer l'éléphant au champ, afin que notre mère ne s'aperçoive de rien, car elle a encore l'oreille fine et l'oeil clair, la vieille sorcière!

La liqueur commençait déjà à lui monter au cerveau!

Il aborda Jean-Charles par ces mots:

—Je viens t'annoncer une nouvelle qui va te surprendre, peut-être, mais dans le monde il faut s'attendre à tout... Je vais me marier prochainement, et devine avec qui...

—Déjà? Il faut que tu aies bien confiance en ton étoile pour oser te marier si tôt...

—Je n'ai guère besoin, pour le moment, de m'occuper de la question du pain quotidien, car ma future est une riche héritière et son père l'homme le plus généreux de la création...

—Tontes mes félicitations, mon cher! Quel est donc le nom de ma future belle-soeur?

—Mademoiselle Corinne de LaRue, prononça, emphatiquement le notaire.

—Farceur, va! fit Jean-Charles on riant. On a commis l'indiscrétion de te dire que je devais épouser Corinne prochainement. Eh bien, c'est vrai, Victor; si je ne te l'ai pas dit, c'est parce que je voulais te surprendre.

—Tu as en tort de ne pas me le dire; car, moi, ignorant tes prétentions et tes démarches, j'ai voulu connaître cette jeune fille, qui, entre parenthèse, est charmante, et je l'ai demandée en mariage. De plus, j'ai obtenu le consentement de son père... je ne fais pas les choses à demi, moi!

—Ce que tu me dis là, mon cher Victor, me prouve que tu es content du choix que j'ai fait, et je te remercie de la bonne opinion que tu as de mademoiselle de LaRue; c'est en effet, une personne très charmante.

—Laisse-moi te dire, mon cher Jean-Charles, que je te trouve bien prétentieux de croire que tu pouvais faire le choix d'une personne aussi distinguée que Melle de LaRue! N'as-tu jamais mesuré la distance qu'il y a entre elle et toi? c'est-à-dire entre la fille unique d'un riche préfet et un pauvre et simple habitant tel que toi?...

—Allons, mon cher Victor, je vois que tu as pris un verre de trop, car tu commences à perdre la carte! Je me moque bien de tes injures, mon petit...

—Je n'ai pas l'intention de te dire des injures, et d'ailleurs ce n'est pas de ma faute si la vérité ressemble parfois à des injures... mais c'est la vérité que je te dis; et je viens charitablement t'avertir que tu ferais mieux de ne plus remettre les pieds chez M. de LaRue, car ce monsieur veut donner la main de sa fille à un professionnel, entends-tu? et non à un habitant, et c'est le notaire Lormier qui est aujourd'hui le fiancé de Corinne!

—Victor, j'espère que tu n'es pas sérieux! mais, dans tous les cas, je te défends de profaner ainsi le nom de Melle de LaRue!

—Je suis très sérieux, an contraire! J'aime cette jeune fille; et le rang élevé qne j'occupe dans la société, en ma qualité seule de notaire public, me donne le droit d'aspirer à l'honneur de devenir son époux, tandis que ta condition inférieure d'habitant te défend même d'oser parler à cette jeune fille, dont le père, grâce à mon travail, occupera bientôt un siège au parlement... Vas-tu comprendre enfin la distance qu'il y a entre elle et toi?...

Je comprends que tu délires, et je te conseille d'aller te coucher... demain, tu penseras à autre chose... oui, va te coucher, mon petit!

—Demain comme aujourd'hui, vociféra Victor, je penserai à Corinne de LaRue, ma future épouse; et je te conseille, espèce d'éléphant, de penser à Josephte Bouliane: c'est une grosse habitante comme ça qu'il te faut pour épouse...

Jean-Charles leva les épaules de pitié et se remit à l'ouvrage en soupirant: «Pauvre frère! le voila encore sous l'influence de la boisson...»

Victor était joliment gris, en effet, car il chancelait en s'éloignant.

*
*   *

Le soir, après souper, Jean-Charles sortit et se dirigea vers la demeure de M. de LaRue.

La concierge entrebâillant seulement la porte, lui dit que Melle de LaRue était malade.

—Alors, je veux voir madame de LaRue.

—Elle est malade aussi! répondit la concierge, en fermant rudement la porte...

Surpris et indigné de la conduite grossière et inexplicable de la concierge, Jean-Charles alla frapper à la porte du cabinet de M. de LaRue. C'est le préfet lui même qui vint ouvrir.

—Que me voulez-vous? demanda-t-il à Jean-Charles, sans lui offrir à entrer.

Notre héros, de plus en plus étonné, garda cependant son calme ordinaire et dit sur un ton respectueux: «Je sollicite l'honneur d'avoir avec vous un moment d'entretien.»

—Entrez! mais soyez bref, car j'attends de la visite...

—Votre concierge vient de me fermer la porte au nez; dois-je comprendre qu'elle a été autorisée à agir ainsi à mon égard?

—Oui, c'est moi qui lui avais donné l'ordre de ne pas vous recevoir!

—Me permettez-vous de vous en demander la raison?

La raison? elle est bien simple: je ne veux pas que vous veniez ici avec l'intention de faire la cour à ma fille.

—Mais, pourtant, vous avez consenti tacitement à mon mariage avec mademoiselle de LaRue, puisque la date en a été fixée, en votre présence, par madame de LaRue.

—Oui... peut-être... mais je n'ai jamais donné mon consentement à ce mariage.

—Vous me considérez donc indigne de l'honneur d'épouser mademoiselle de LaRue?

—J'admets que vous êtes un brave et honnête garçon, mais je vous avouerai qu'il me répugne d'avoir pour gendre un simple habitant comme vous...

Trois petits coups secs, à ce moment, furent frappés à la porte.

M. de LaRue, visiblement embarrassé, se leva, se rassit, se leva de nouveau et cria: «entrez!»

Et Victor entra en disant: «J'ai l'honneur de vous saluer, M. le futur député!» Mais en apercevant Jean-Charles, qu'il ne s'attendait pas de rencontrer, il devint blanc comme un suaire... Car il était dégrisé maintenant, et la peur, dans son tout petit coeur, revenait encore au galop...

—Veuillez vous asseoir, mon cher M. le notaire, dit M. de LaRue.

—Me permettez-vous, M. de LaRue, dit Jean-Charles, de reprendre la conversation au point où elle était tantôt?

—Oui, sans doute, mais soyez bref, car... c'est bon... parlez!

—Il vous répugne, disiez-vous, d'avoir pour gendre un simple habitant comme moi. Mais ne sommes-nous pas tous des fils d'habitants?

—Vous savez que je n'ai pas assez d'instruction pour pouvoir discuter avec vous ces histoires-là; mais je vous dirai que la fille d'un futur député ne doit pas et ne peut pas épouser un homme qui est sans profession... et de plus, pour en finir, j'ajouterai que j'ai donné mon consentement à votre frère, M. le notaire Victor, qui m'a fait l'honneur de me demander ma fille en mariage...

—Et moi je refuse formellement de donner mon consentement au mariage de ma fille avec ce chercheur d'aventures! dit Mme de LaRue, en entrant avec Corinne dans le cabinet du futur député...

—Et moi, ajouta Corinne, permettez-moi de dire, mon cher papa, que j'éprouve pour ce petit notaire le plus souverain mépris!

—Venez avec nous, dit de Mme LaRue, en prenant le bras de Jean-Charles.............. .............................................

—Il ne me reste plus qu'à me retirer, je suppose? fit le notaire, en prenant sa canne, ses gants et son chapeau de soie...

—Pardon, M. le notaire, pardon! Il ne faut pas abandonner la partie si vite que cela! Je vous ai dit que je serais impitoyable, et je vous répète que je le serai jusqu'à la fin... Je ne donnerai jamais mon consentement à ce mariage, et je sais que ma fille respecte trop ma volonté pour se marier contre mon gré. Veuillez vous rappeler que «tout vient à point à qui sait attendre»; avec le temps et la patience, nous viendrons à bout de tout...

—Oh! si j'étais sûr de réussir, je me résignerais facilement à attendre; mais quelque chose me dit que, sans une action prompte et violente de votre part, je perdrai complètement la partie...

—Et que me conseillez-vous donc de faire, M. le notaire?

-A votre place, je dirais à mademoiselle

Corinne: «Je suis absolument opposé à ton mariage avec Jean-Charles, et je te défends de revoir ce garçon! Mon désir est que tu épouses le notaire, et je veux que, d'ici à deux semaines, tu prennes une décision. Telle est ma volonté de père!»

D'ailleurs, quand Jean-Charles ne sera plus admis ici, j'aurai mes coudées franches auprès de Melle de LaRue, et je saurai bien triompher de ses scrupules et de son prétendu mépris.

—C'est bien, M. le notaire! Dès demain, je parlerai énergiquement à ma fille...

—Je reviendrai après-demain, M. le candidat, et, en attendant, je m'occuperai activement de votre élection...

Le lendemain, en effet, le vaniteux rentier dit à sa fille: «Je suis absolument opposé à ton mariage avec Jean-Charles, et je te défends de recevoir ce garçon! Mon désir est que tu épouses le notaire, et je veux que d'ici à deux semaines, tu prennes une décision! Telle est ma volonté de père!»

—Mais, mon père, observa respectueusement Corinne, n'avez-vous pas approuvé mon mariage avec Jean-Charles?

—C'est-à-dire que j'ai eu un instant la faiblesse de le tolérer, mais aujourd'hui, je le répète, j'y suis absolument opposé, et je ne veux plus on entendre parler!

Cette mésalliance me couvrirait de ridicule aux yeux des chefs de mon parti et pourrait me faire perdre mon élection... que je veux gagner à tout prix, entends-tu? à tout prix!

—C'est bien! mon père, fit simplement Corinne. D'ici à, deux semaines, j'aurai pria une décision!

Et elle se retira, la mort dans l'âme...

Mme de LaRue, en femme sage et modeste qu'elle était, tenta l'impossible pour soustraire son mari à l'influence pernicieuse du jeune notaire.

En empêchant le mariage de Corinne et de Jean-Charles lui dit-elle, tu empoisonnes l'existence de ces deux coeurs si bien faits pour être unis; en recherchant l'amitié de ce misérable notaire, tu t'exposes à perdre ta réputation; puis en entrant dans la politique, tu risques de dépenser dans les luttes une partie de ta fortune, et, par ton ignorance, d'être la risée de la députation et du peuple...

Mais elle eut beau tourmenter et supplier son mari, celui-ci resta impitoyable, tel qu'il l'avait promis à Victor...

*
*   *

Le même jour, l'abbé Faguy reçut la visite de mademoiselle de LaRue.

—Asseyez-vous, mademoiselle, dit le bon prêtre, en désignant son meilleur fauteuil à la visiteuse. Vous venez, sans doute, me donner des nouvelles de nos chers pauvres, que vous visitez avec une régularité qui vous fait grandement honneur.

—Non, M. le curé, car la pénible épreuve que je subis depuis quelques jours m'a fait négliger ces chers clients.

—Quelle est donc cette épreuve, mademoiselle?

—Oh! la plus douloureuse que le coeur d'une fiancée puisse recevoir de la part d'un père bien-aimé...

—Expliquez-vous, je vous prie, mademoiselle!

—Vous aviez sans doute entendu parler de mon prochain mariage avec M. Jean-Charles Lormier?

—Oui, c'est mon ami Jean-Charles lui-même qui me l'a annoncé.

—Eh bien! mon père s'oppose formellement à ce mariage.

—Que me dites-vous là, mademoiselle?...

—Oui, M. le curé, mon père s'oppose à ce mariage parce que, dit-il, M. Jean-Charles Lormier n'est qu'un habitant; et il veut que j'épouse M. Victor Lormier, parce que ce dernier est un professionnel...

Ces mots blessèrent profondément le coeur si délicat du prêtre; mais, voulant cacher l'émotion qu'il éprouvait et se donner un peu de contenance, il se leva et fit semblant d'éternuer. Ce petit exercice lui permit de dissimuler le dégoût que le nom de Victor lui avait probablement inspiré.

—Je viens vous prier de me dire, M. le curé, reprit Corinne, si je puis épouser M. Jean-Charles contre la volonté de mon père?

—Non! mademoiselle; un enfant doit respecter l'autorité paternelle!

—Mais suis-je obligée de faire la volonté de mon père quand il me dit d'épouser Victor?

Le prêtre resta silencieux.

—Je comprends, M. le curé, votre hésitation à me répondre, car vous ne connaissez peut-être pas ce Victor; mais je le connais, moi! J'ai pris, ce matin, des renseignements à son sujet auprès de deux personnes dignes de foi, et j'ai la preuve que ce garçon est un libertin de la pire espèce... Si Victor était un jeune homme respectable, je n'hésiterais pas à accepter le sacrifice que mon père veut m'imposer. Mais, M. le curé, sachant que le notaire Lormier est un misérable, suis-je obligée de l'épouser?

—Non, mademoiselle. Mais, je vous le répète, vous ne pouvez pas non plus en épouser un autre sans le consentement de votre père.

—Alors, M. le curé, ma décision est prise: je resterai dans le célibat, et je prierai Dieu de me faire oublier Jean-Charles!

—Tenez, mademoiselle, vous allez avoir l'occasion de vous expliquer avec Jean-Charles, car le voilà!

—Oh! M. le curé, je me sauve... Mon père m'a même défendu de revoir Jean-Charles...

—Dans ce cas, mademoiselle, obéissez à votre père, et que Dieu et la Sainte-vierge vous protègent!

—Merci! M. le curé.

Les deux fiancés ne se rencontrèrent pas. Corinne sortit par une porte et Jean-Charles entra par une autre.

La figure de notre héros portait l'expression de la douleur la plus intense.

Il avait bu, pendant quelques jours, à la coupe d'un bonheur parfait,—trop parfait pour être durable,—et la coupe enchanteresse venait de se briser...

Il serra silencieusement la main tremblante du prêtre, et se laissa choir sur un siège en exhalant cette plainte: «Mon Dieu, que je souffre!»

—Oui, mon ami, je le sais, et je vous prie de croire que je ressens autant que vous le malheur qui vous frappe. Mais attendons tout de la bonté infinie de Dieu!

—Il n'y a donc pas de bonheur, ici-bas, M. le curé?...

—Oui, mon ami! Mais il ne faut pas croire que le bonheur réside toujours dans la réalisation de nos désirs les plus chers; Dieu le fait naître parfois du sein de nos malheurs! Le bonheur? il est partout, quand on le cherche avec les yeux de la foi; il est même dans la souffrance, si seulement on offre cette souffrance à Dieu en lui disant, comme autrefois Jésus avant de monter sur le calvaire: «Mon Père, s'il est possible, faites que ce calice s'éloigne de moi; néanmoins que ma volonté ne s'accomplisse pas, mais la vôtre!» Ah! si nous avions, la foi véritable, mon ami, que de maux, de peines et de misères nous nous épargnerions! Car la foi nous ferait accepter avec résignation toutes les épreuves, en nous faisant entrevoir, après cette vie, un bonheur parfait et éternel!

—J'admets volontiers, dit Jean-Charles, que ce n'est pas ainsi que nous agissons dans le monde pour mériter d'obtenir ce trésor qu'on nomme le bonheur, et après lequel tant de gens soupirent sans pouvoir l'atteindre...

—Pourtant, mon ami, je vous assure que c'est l'unique moyen de l'obtenir. Et quoi qu'il arrive, ne laissez jamais le découragement entrer dans votre coeur!

Priez! et si c'est la volonté de Dieu que vous épousiez mademoiselle de LaRue, il saura bien faire disparaître les obstacles qui s'élèvent en ce moment entre vous et elle.

Ah! mon cher enfant, secouez cette faiblesse qui s'est emparée de vous un instant; reprenez avec courage vos travaux manuels et intellectuels; et, encore une fois, attendez tout de la bonté infinie de Dieu, qui connaît mieux que nous ce dont nous avons besoin!

—Je comprends maintenant, M. le curé, que si nous sommes si souvent malheureux, c'est parce que nous ne prions pas assez. Et, advienne que pourra, je suivrai désormais la ligne de conduite que vous venez de me tracer!

*
*   *

Notre âme est une lyre

Aux sons mélodieux,

Mais qui ne doit redire

Que des accorda pieux!

Laissons chanter notre âme:

La prière est un chant

Que le Seigneur réclame

Du juste et du méchant!




L'OR VAINCU PAR L'ÉLOQUENCE

Victor avait cru prudent de déménager le soir même du jour, où, excité par la boisson, il était allé provoquer Jean-Charles aux champs.

Il avait loué deux chambres dans une maison, occupée par un vieux couple, et qui était située presque en face de la villa de LaRue. C'est une idée géniale que j'ai eue, pensait-il, de transporter mes pénates ici. De ma chambre, et sans me déranger, je pourrai voir aller et venir ma fiancée.

Elle est encore un peu farouche, ma fiancée! mais avec le temps je finirai bien par l'apprivoiser...

Pour faire l'assaut de son coeur, je commencerai par lui sourire, sans lui parler; puis, dans deux ou trois jours, je lui décocherai, en passant, des compliments sur sa beauté, sa grâce, sa taille, etc. Ces sortes de compliments chatouillent toujours agréablement l'oreille des jeunes filles...

Enfin, je me ferai si gentil, si insinuant, si spirituel, que, bientôt, elle raffolera de moi! Ce n'est plus moi qui courrai après elle, c'est elle qui courra après moi... Il en est de même de toutes les jeunes filles.... du moins de celles que j'ai connues à Montréal... Ici, je suis à l'abri des indiscrétions de ma bonne femme de mère et... des taloches de Jean-Charles!

Maintenant, si je veux conserver les bonnes grâces de mon futur beau-père et voir la couleur de son argent, il faut que je m'occupe sérieusement de sa candidature, car l'élection aura lieu avant les fêtes du nouvel an.

Victor rédigea un manifeste destiné à voir le jour dans les colonnes du Canadien, sous la signature de M. de LaRue, et il écrivit un petit discours mielleux que le candidat apprendrait par coeur et irait débiter dans toutes les paroisses du comté.

Après avoir élaboré soigneusement ces deux formidables pièces, il alla les soumettre à M, de LaRue, qui s'en déclara enchanté. L'appel nominal fut fixé au 15 décembre et le scrutin au 22 du même mois.

M. de LaRue lança son manifeste. Il le publia d'abord dans le Canadien et en fit tirer une impression sur des milliers de feuilles volantes que Victor se chargea de faire parvenir, le dimanche suivant, à tous les électeurs.

Puis le candidat, en compagnie de Victor, se mit à parcourir toutes les paroisses du comté, lisant partout son manifeste et récitant son petit boniment.

Victor, qui excellait dans le genre populacier, terminait chaque assemblée par une philippique échevelée, qui, dans l'esprit de son auteur, devait produire autant d'effet que les harangues de Démosthène contre Philippe de Macédoine... Le Macédoine, ici, était un avocat pauvre, mais doué de grands talents, qui venait d'entrer dans l'arène contre M. de LaRue.

M. de LaRue et Victor évitaient, naturellement, de se mesurer à la tribune avec leur éloquent adversaire...

Celui-ci jouissait d'une grande popularité, et il était évident pour tout le monde qu'il allait faire mordre la poussière au vaniteux rentier.

M. de LaRue, qui commençait à avoir des craintes sérieuses, dit un jour à Victor qu'il regrettait de s'être embarqué dans cette galère, car il avait compté sur une élection par acclamation...

—Je comprends, dit Victor, que cette opposition imprévue est bien désagréable pour vous, et j'admets que votre adversaire est un lutteur bien difficile à terrasser, mais, A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire! Et si vous triomphez contre lui, vous aurez certainement la chance de devenir ministre!

—Vous croyez, M. le notaire?

—Oui, franchement, je le crois! Cependant je regrette de constater que vous perdez du terrain tous les jour, mais par votre faute, et votre très grande faute! car jusqu'à présent vous n'avez presque pas dépensé d'argent.

—Mais, fit observer M. de LaRue, mon adversaire n'a pas dépensé d'argent, lui non plus, et il est incapable d'en dépenser, puisqu'il est pauvre comme un moine!

—Oui, c'est vrai, mais il possède cette puissance de la parole qui fascine le peuple...

—Vous le fascinez bien, le peuple, vous aussi, M. le notaire, par vos discours!

—Peut-être... mais ce n'est pas moi qui suis le candidat!

—Alors, que faut-il que je fasse, M. le notaire?

—Pour gagner une élection, sans le secours d'une forte éloquence personnelle, comme dans votre cas, par exemple, un candidat doit dépenser de l'argent, encore de l'argent et beaucoup d'argent! L'argent, voyez-vous, c'est le nerf de la guerre... En d'autres termes, pour tout dire, si vous mettez peu d'argent dans la lutte, vous serez battu; et si vous en mettez beaucoup, vous battrez votre adversaire! Choisissez entre la défaite, c'est-à-dire l'humiliation; et la victoire, c'est-à-dire la gloire et la renommée...

—Je veux écraser mon adversaire! s'écria le belliqueux rentier, avide de gloire et de renommée! M. le notaire, ajouta-t-il, je vous choisis pour mon agent et, mon trésorier; allez-y largement!

—Je vous remercie, M. le futur ministre, de ce témoignage de confiance. Je prendrai vos intérêts avec le même soin que je les prendrais si j'étais déjà votre gendre...

—A propos, M. le notaire, vous savez sans doute que ma fille est partie hier soir, avec son oncle Ulric, pour Montréal.

—Comment voulez-vous que je le sache, si vous ne me l'avez pas dit? Ce n'est pas Melle Corinne, bien sûr, qui m'aurait annoncé la nouvelle de son départ: car, depuis quelques jours, je me suis souvent placé sur son chemin, tantôt pour lui sourire, tantôt pour lui adresser des compliments délicats, et elle n'a pas fait plus de cas de moi que si j'eusse été un mannequin... A la fin, j'ai pensé qu'elle était myope et un peu sourde...

—Ma tille est très gênée, voyez-vous!

Oui, elle est partie pour Montréal, et voici dans quel but. Dernièrement, je lui ai défendu de revoir Jean-Charles, et je lui ai dit en même temps que je désirais vous avoir pour gendre. De plus, je lui ai déclaré que, d'ici à deux semaines, je voulais avoir une décision définitive au sujet de son avenir.

Or, hier matin, elle m'a tenu ce langage:

—Mon père, ma décision est prise pour ce qui concerne Jean-Charles: je ne l'épouserai pas! mais pour ce qui concerne son frère, j'ai besoin de réfléchir et de prier avant de me prononcer. Cette semaine, les élèves du couvent de la congrégation Notre Dame, à Montréal, font leur retraite annuelle, et je vous demande la permission de la suivre avec elles. J'espère que, après la retraite, je pourrai vous faire connaître la décision que vous attendez de moi.

Donc, M. le notaire, nous avons gagné le prin cipal point: ma fille renonce à Jean-Charles. J'ai confiance qu'elle va prendre maintenant une décision favorable à nos projets.

—Oui, M. le futur ministre, je partage entièrem... un peu... votre confiance. Mais dans le cas où cette décision me serait défavorable, vous pourriez forcer la main à Melle Corinne, en lui faisant un devoir de conscience de m'épouser; car elle me parait très scrupuleuse, votre charmante fille!

—Nous aviserons dans le temps, M. le notaire. En attendant, n'est-ce pas? ne négligeons rien pour assurer le succès de mon élection. Il faut que j'écrase mon adversaire...

—Tous mes instants vous appartiennent, M. le futur ministre; je sais qu'en m'absentant de mon bureau, comme je le fais depuis quelque temps, je perdrai un bon nombre de clients, mais n'importe! Je n'ai pour le moment qu'une seule ambition, celle de battre votre adversaire à plate couture...

—Merci, M. le notaire; je saurai reconnaître généreusement vos précieux services. Ha! tenez, pendant que j'y pense, je veux vous demander encore une faveur.

—Ne vous gênez pas, M. le futur ministre!

—Voulez-vous avoir la bonté de me préparer un autre petit discours que je pourrai prononcer dans les paroisses où j'ai déjà porté la parole? car je n'aime pas répéter toujours la même chose, vous savez!

Comme je veux capter le vote anglais je vous prie d'introduire dans ce discours quelques compliments bien tournés à l'adresse des Anglais,... sans sacrifier les principes, par exemple!... je tiens aux principes, vous savez!

—Je comprends; un discours assaisonné de bon sens, de patriotisme et de loyauté. Vous serez servi à souhait, M. le futur ministre!

*
*   *

Victor, qui ne se croyait heureux que lorsqu'il avait bien mangé et bien bu, se dit: «Je vais organiser dans toutes les paroisses de notre comté, au nom et avec l'or de M. de LaRue, des festins publics qui auront le double effet de rendre les gens heureux et d'assurer l'élection de mon candidat...»

Et il se mit à l'oeuvre avec une ardeur digne d'une meilleure cause.

Ce cabaleur sans vergogne inonda les paroisses de boisson, et y ouvrit un véritable marché de votes.

En un mot, il inaugura ouvertement, avec l'orgie et la débauche, ce mode d'intimidation et d'achat des consciences qui s'est répandu depuis, d'une manière alarmante, d'un bout à l'autre du pays!

Les fêtes—véritables bacchanales—duraient depuis environ un mois, quand, effrayé des désordres affreux qui régnaient par tout le comté, le dimanche comme la semaine, le clergé éleva la voix, pour rappeler les fidèles à leurs devoirs de chrétiens et de citoyens.

Les électeurs finirent par se ressaisir, puis la débandade se déclara parmi les partisans du candidat trop prodigue.

Le jour du scrutin—si ardemment attendu par M. de LaRue—arriva enfin, et le vaniteux rentier fut battu par une grande majorité!

L'or avait été vaincu par l'éloquence!

Les malins disaient: «Le bon Dieu s'est fâché et il a donné une bonne raclée au diable!»

Cette élection avait coûté à M. de LaRue la somme fabuleuse de dix mille dollars... Le rusé notaire—va sans dire—avait eu le soin d'empocher une partie de cette somme: la bagatelle de deux mille cinq cents dollars...

*
*   *

Oh! les ingrats! les ingrats! me trahir de la pareille façon! s'écriait M. de LaRue, le lendemain de sa défaite, en pleurant comme un enfant! Oh! les ingrats! moi qui les ai empiffrés de victuailles, moi qui... moi... Oh!

—Pour l'amour de Dieu! lui dit Mme de LaRue, tâche de te calmer et de cesser tes ridicules lamentations! Je comprends que c'est humiliant pour un homme de ton âge d'avoir été la dupe et la victime d'un blanc-bec tel que Victor Lormier... mais, enfin, c'est fait! et cela te prouve qu'il n'est pas toujours bon de mépriser les conseils de sa femme pour suivre aveuglement ceux du premier godelureau venu! Ton échauffourée te coûte dix mille dollars! C'est une grosse somme, j'en conviens; mais, pour ma part, je ne regretterais pas la perte de cette somme si elle pouvait avoir l'effet de corriger ta sotte vanité et ton ambition... Que dis-je? pour atteindre ce but, je sacrifierais volontiers toute notre fortune!

—Tu as une singulière manière de me consoler, toi! reprit M. de LaRue, en cessant de pleurer...

—Si mes consolations ne te plaisent pas, va en demander d'autres à ton charmant conseiller et ami, Victor Lormier!

M. de LaRue, que le lecteur a vu naguère si impérieux, si impitoyable, ne put répondre un seul mot aux reproches sanglants de sa femme. Il se retira dans son cabinet pour y faire d'amères, mais sérieuses réflexions.

Ma femme a raison, cent fois, mille fois raison! Si j'avais suivi ses conseils, je n'aurais pas aujourd'hui la conscience bourrelée de remords! Que d'erreurs regrettables, et peut-être irréparables, la vanité et l'ambition m'ont fait commettre depuis quelques semaines... J'ai scandalisé mes concitoyens, triplé le nombre de mes ennemis, perdu une partie de ma fortune, préféré le misérable notaire Lormier à son frère si doux et si honnête! J'ai obligé ma fille à aller s'enfermer dans un couvent; j'ai banni pour toujours de ma demeure la paix et le bonheur...

Oui, ma femme a raison, cent fois et mille fois raison!... A quoi, en effet, peuvent servir mes lamentations, sinon à me rendre plus ridicule encore! J'ai eu la faiblesse de commettre le mal,—et j'en demande bien pardon au bon Dieu,—mais il me reste le devoir de le réparer, dans la mesure du possible.

D'abord, je vais écrire à ma fille pour la prier la supplier même, de renoncer à la vie religieuse, qu'elle me dit vouloir embrasser, et de venir reprendre sa place à mon foyer. Et ensuite, je tâcherai de me réconcilier avec Jean-Charles en lui offrant,—gage de réparation et d'amitié,—la main de ma fille bien-aimée!

Ce qui fut pensé, fut fait. M. de LaRue n'était pas instruit, mais il savait lire et écrire passablement.

Il écrivit donc à sa fille une longue lettre dans laquelle il s'accusait de l'avoir contrainte, par ses duretés, à briser les doux liens qui l'unissaient à Jean-Charles, puis à fuir le foyer domestique pour aller ensevelir sa jeunesse et son bonheur entre les murs sombres du couvent... Il la priait de lui pardonner la peine qu'il lui avait causée et tous les torts qu'il avait eus envers elle. Il lui assurait que, si elle voulait revenir sous le toit paternel, elle aurait la liberté d'épouser Jean-Charles, qu'il regrettait d'avoir traité si durement.

Il lui annonçait sa défaite, et, au lieu de la déplorer, il remerciait Dieu de la lui avoir infligée, comme moyen de le guérir de sa vanité et de son ambition...

Par le retour du courrier, M. de LaRue reçut de sa fille une lettre dont voici la teneur:

Très cher et bien-aimé père,

Quoi! vous daignez vous accuser devant moi des torts et de la peine que vous croyez m'avoir causés! Quoi! vous me faites des excuses et vous me demandez de vous pardonner! Oh! père chéri, au lieu de vous accuser et de vous excuser, vous devriez plutôt remercier Dieu, comme je le remercie moi-même, d'avoir fait jaillir la lumière des ombres passagères qui ont enveloppé et attristé un instant notre chère famille.

Oui, père chéri, vous avez été pour moi le génie bienfaisant, l'heureux intermédiaire dont le ciel s'est servi pour me remettre dans la voie sûre où je suis maintenant et où je désire rester jusqu'au terme de ma vie!

Ne pleurez pas sur mon sort, père bien-aimé, car je suis heureuse autant, ce me semble, qu'il est possible de l'être ici-bas.

Et c'est aujourd'hui que je comprends tout ce qu'il y a de vrai dans ces paroles d'une sainte âme: «Mon coeur surabonde de joie et de consolation! Le couvent est pour moi la porte du paradis, le palais où le Roi des rois veut bien recevoir son indigne épouse.»

Que les desseins de Dieu sont grands et impénétrables!

Il y a quelques semaines à peine, je me croyais appelée à rester dans le monde, et j'écrivais à la révérende mère supérieure de notre couvent: «La vie de communauté est belle, sans doute, mais je suis persuadée que la vie de famille l'est bien davantage!»

C'était alors ma conviction. Je me préparais même à recevoir le sacrement de mariage! Mais tout cela n'était qu'un rêve que le bon Dieu s'est chargé de dissiper.

Je renonce sans regret, croyez-le, à l'union que vous me proposez avec M. Jean-Charles Lormier. Je ne veux pour époux que l'immortel et divin crucifié...

Oh! ne me plaignez pas, cher père et bien tendre mère, mais unissez vos prières aux miennes afin que Jésus affermisse de plus en plus le désir que j'ai de me sacrifier à lui pour toujours.

Ce saint désir, bien chers parents, est le fruit de vos bons exemples et de l'instruction religieuse que vous m'avez fait donner.

Pour vous récompenser de l'indicible bonheur que je ressens maintenant, et dont je vous suis redevable, je prierai Dieu de voua combler de ses faveurs et d'adoucir dans votre âme et dans la mienne l'amertume de notre séparation terrestre!

Veuillez agréer, cher père et bien tendre mère, l'assurance de mon profond respect et de ma vive affection, et me croire,

Votre fille tout aimante,

CORINNE DE LARUE.

La lecture de cette lettre plongea M. et Mme de LaRue dans une profonde tristesse. Ils aimaient tendrement leur fille, leur unique enfant, et il leur en coûtait de s'en séparer pour toujours...

Cependant, ils étaient trop bons chrétiens pour vouloir s'opposer aux desseins de la Providence.

M. de LaRue était un brave homme; il n'avait qu'un seul défaut—défaut bien détestable, il est vrai—la vanité. Mais il ne parlait plus maintenant de la noblesse de son origine; et s'il n'eût craint d'attiser contre lui les épigrammes de ses ennemis, il aurait biffé la particule de qu'il avait si amoureusement accolée à son nom...

Mais, hélas! il était condamné à la garder jusqu'à la mort, cette cruelle particule!

—Qu'allons-nous faire? demanda M. de LaRue, en s'adressant à sa femme.

A présent, il aimait à prendre conseil de sa femme.

—Ce que nous allons faire? Nous allons retourner à Montréal le plus tôt possible, afin d'être plus près de notre fille et d'avoir l'avantage de la visiter souvent. Puis, lorsqu'elle aura prononcé ses derniers voeux, si ses supérieures l'envoient à l'étranger, eh bien! nous reviendrons à Sainte-R... pour y finir nos jours.

—Très bien! ma femme; je vais mettre mes affaires en ordre, et nous partirons la semaine prochaine.

M. de LaRue voulait, avant son départ, revoir Jean-Charles, lui faire ses excuses, implorer son pardon et se réconcilier avec lui.

Il fallait aussi lui apprendre la décision de Corinne. Le malheureux père avait peine à s'y résoudre. Quel coup terrible cette nouvelle allait porter au coeur du brave garçon!

Un moment, il eut la pensée d'écrire pour éviter un entretien qui l'effrayait.

Mais comprenant que ce serait manquer de courage et de courtoisie, il se décida à aller trouver Jean-Charles, pour lui tout avouer, avec franchise et simplicité.

Dans l'entrevue qu'il eut avec notre héros, celui-ci se montra courtois, généreux, clément et courageux. Il considérait la décision de Corinne comme une inspiration du ciel, et, en bon chrétien qu'il était, il l'accepta avec une entière soumission à la volonté de Dieu.

*
*   *

Victor Lormier, qui avait entendu parler du prochain départ de M. de LaRue pour Montréal, résolut d'aller lui faire ses adieux et lui demander en même temps des nouvelles de Corinne, car il n'avait pas osé revoir M. de LaRue depuis l'élection.

Mme de LaRue ayant vu venir le notaire, voulut le recevoir elle-même.

—Bonjour, chère madame! dit Victor, en se mettant la bouche en coeur; comment est votre précieuse santé?

—Que vouiez-vous, monsieur?

—Est-ce que vous avez reçu, chère madame, des nouvelle de mademoiselle Corinne?

—Retirez-vous, monsieur!

—M. de LaRue est-il ici, madame?

—Oui, monsieur!

—Est-ce que je pourrais le voir, madame?

—Non, monsieur!

—Est-il malade, madame, ce cher M. de LaRue?

—Mon, monsieur!

—Alors, madame, je désirerais le voir pour une affaire très importante concernant son élection.

—Retirez-vous, monsieur, vous dis-je!

—Pardon, chère madame, si j'insiste pour voir M. de LaRue, mais je suis certain qu'il sera... content de me recevoir...

—Vous vous trompez! dit M. de LaRue, en se montrant; je ne tiens pas du tout à vous recevoir et vous prie de déguerpir, oiseau de malheur que vous êtes!

—Mais, M. le candidat... pardon! M. le préfet; vous savez...

Pan!

La porte fermée avec violence par M. de LaRue coupa la parole à l'obséquieux notaire, qui se retira, la rage au coeur...

Mais, avec cette faiblesse de caractère et ce cynisme que le lecteur lui connaît, Victor se consola presque aussitôt en faisant les réflexions qui suivent:

«Si je perds le gâteau (il voulait dire la dot de Corinne) j'en ai toujours bien pris une tranche de deux mille cinq cents dollars! Avec cette somme je pourrai m'amuser un brin, en attendant les clients... qui ne viennent pas vite, les imbéciles!

Mais, j'y pense, il n'y a aucun amusement pour moi, ici... Si j'allais vivre à Montréal? oh! oui, par exemple, c'est là qu'on s'amuse... Mais je n'attendrai pas mes ex-futurs beau-père et belle-mère, car je présume qu'ils aimeront autant ne pas m'avoir pour compagnon de voyage!»

Il fit ses préparatifs promptement et partit, le lendemain, sans daigner seulement aller voir sa vieille mère, que le chagrin conduisait au tombeau!

Jean-Charles n'avait pas revu son malheureux frère depuis qu'il l'avait rencontré chez M. de LaRue; mais il lui pardonnait du fond du coeur tout ce qu'il avait souffert à cause de lui..




VINGT ANS APRÈS

Nous sommes en 1837.

Jean-Charles vient d'atteindre sa quarantième année, et il est encore célibataire. Il a connu pourtant, dans le cours des vingt dernières années, de bonnes et charmantes filles qui auraient été heureuses d'unir leur destinée à la sienne. Pour toutes, indistinctement, il a été courtois, aimable, et très réservé.

Aux amis qui lui ont conseillé de se marier, Jean-Charles a répondu qu'il se croyait voué au célibat.

Corinne est maintenant soeur Sainte-Agnès de Jésus.

Jean-Charles, tout en bénissant les desseins de la Providence, garde au coeur, avec le souvenir de cette pieuse jeune fille, la blessure qu'y a faite un amour profond. Et sur cette plaie toujours saignante, il ne veut mettre le baume d'aucun autre amour terrestre. Ce serait, pense-t-il, une sorte de profanation. Son sacrifice est donc bien fait, et sa détermination inébranlable.

A ce premier sacrifice. Dieu en a ajouté d'autres. Les liens qui rattachaient notre héros à la terre se sont presque tous rompus. Depuis longtemps, sa mère est allée recevoir au ciel la récompense de ses vertus. Les deux soeurs qui lui restaient, ont toutes deux embrassé la vie religieuse...

Il parait donc bien seul sur la terre, cet homme, si jeune encore, si plein de vie, si digne d'être aimé, et si capable de rendre les autres heureux!

Cependant, au lieu de se renfermer dans une solitude égoïste et stérile, il emploie au bien de ses concitoyens et au soulagement des pauvres, l'activité débordante de sa grande âme.

Malgré sa modestie, il a dû accepter par dévouement et patriotisme des charges civiles qu'il remplit avec autant de zèle que de prudence.

Pour combler le vide fait à son foyer, il a donné l'hospitalité à une nombreuse famille, tombée dans le malheur.

Prosper Larose avait été l'ami d'enfance de Jean-Charles. Devenu infirme, et incapable de supporter les siens, il fut recueilli dans la demeure des Lormier, et y fut traité comme un frère par son ami d'autrefois.

Victor, lui, avait dissipé en peu de temps les deux milles cinq cents dollars que, à titre de rémunération, il s'était cru justifiable de soutirer à M. de LaRue, pendant la lutte électorale.

Il avait d'abord exercé sa profession sur une des principales rues commerciales de Montréal, mais sa conduite désordonnée lui ayant fait perdre la confiance du public, il dut fermer son étude, et fut bientôt réduit à travailler en qualité de copiste chez le notaire Archambault. Puis, quand il était à bout de ressources, il venait passer quelque temps chez Jean-Charles, dont la maison et le coeur lui étaient toujours ouverts. Mais Victor se lassait vite de la vie honnête et paisible qu'on menait à Sainte-R..., et, malgré la franche hospitalité de son frère, il reprenait le chemin de la métropole pour retourner à ses plaisirs...

*
*   *

Depuis environ deux ans, les Canadiens-français les plus en vue, et en particulier ceux... qui occupaient des sièges dans la Chambre d'assemblée du Bas-Canada, s'agitaient contre le gouverneur-général et ses ministres, qu'ils accusaient de bien des méfaits politiques.

Tous les historiens admettent que les griefs de nos compatriotes étaient fondés, mais plusieurs condamnent les chefs qui eurent recours, à la violence pour obtenir la réparation des injustices et des torts dont ils souffraient.

Des assemblées tumultueuses, et souvent provocatrices, avaient eu lieu dans les grandes paroisses des districts de Montréal et de Québec.

Les choses allaient de mal en pis. Et les hommes, bien intentionnés sans doute, qui s'étaient mis à la tête du mouvement, et qui voyaient maintenant la foule se livrer à des écarts regrettables, se crurent obligés, sous peine de trahison, de suivre ceux qu'ils avaient involontairement lancés dans une voie malheureuse.

La paroisse de Sainte-R... avait, jusque-là, échappé à cette agitation.

—Comment se fait-il, dit à ses amis le Dr Chénier, un des principaux agitateurs, que la paroisse de Sainte-R... n'ait pas encore suivi l'exemple des paroisses de Saint-Ours, de Saint-Denis, de Saint-Charles, etc., qui ont tenu des assemblées pour protester contre la tyrannie de ceux qui nous gouvernent? Le maire de cette paroisse, Jean-Charles Lormier, est pourtant un patriote ardent et le plus brave parmi les braves...

—C'est étonnant, en effet, remarqua le chevalier de Lorimier. Vous le connaissez bien, docteur; pourquoi n'allez-vous pas le voir pour vous entendre et organiser avec lui une assemblée monstre dans sa paroisse?

—J'irai bien, répondit le Dr Chénier

—Oui, allez-y! allez-y! approuvèrent plusieurs patriotes, qui connaissaient la réputation de bravoure que Jean-Charles Lormier s'était acquise.

*
*   *

C'était le 30 octobre au matin.

Le Dr Chénier n'était pas homme à remettre au lendemain ce qu'il pouvait faire plus tôt...

Il se mit en route et, le soir du même jour, vers huit heures, il arrivait chez le maire de Sainte-R... Il le trouva entouré de ses chers livres.

L'étude était devenue la passion dominante de notre héros.

—Je suis bien fâché de vous déranger, dit le Dr Chénier, en donnant à Jean-Charles une chaude poignée de main.

—Vous êtes le bien venu, mon cher docteur; asseyez-vous, et lisez ce journal pendant que j'irai dire à la servante de préparer le souper.

—Pas pour moi, dans tous les cas, M. le maire, car j'ai soupé au village voisin. D'ailleurs il faut que je reparte dans quelques minutes.

—Ah! vraiment! Vous êtes donc bien pressé, docteur?

—En effet, je suis venu vous voir pour une affaire de la plus haute importance.

—De quoi s'agit-il donc, docteur?

—Vous connaissez la campagne que nous avons entreprise d'un bout à l'autre de la province, pour obtenir du gouvernement impérial le redressement de nos griefs. Tous les patriotes des paroisses les plus importantes de la province ont adopté des résolutions dénonçant l'état de choses actuel et revendiquant les droits, les privilèges et les libertés qui nous sont dus. Or, à ce concert enthousiaste de revendications nationales, il manque une voix puissante: celle de votre patriotique paroisse! Et je suis en ce moment l'interprète d'un grand nombre de patriotes en vous priant de convoquer une assemblée dans le genre de celles qui ont eu lieu dans les autres paroisses. Vous pourriez, par exemple, soumettre à cette assemblée les résolutions que les patriotes de Saint-Ours ont adoptées, à l'unanimité, le 7 mai dernier. Voici le texte exact de ces résolutions:

1° Proposé par le Dr W. Nelson, secondé par M. J. Auger, et résolu:

—Que nous avons vu avec les sentiments de la plus vive indignation les résolutions proposées à l'adoption de la Chambre des Communes, le 6 mars dernier, résolutions dont l'effet nécessaire est de nous enlever toute garantie de liberté et de bon gouvernement pour l'avenir de cette province.

2° Proposé par L. F. Deschambault, écuyer secondé par le capitaine Jalbert, et résolu:

—Que l'adoption de ces résolutions sera une violation flagrante de la part des Communes et du gouvernement qui les a proposées, de la capitulation des traités, des actes constitutionnels qui ont été octroyés au pays. Que ces actes, ces traités, portant des obligations réciproques, savoir: de notre part, amour et obéissance; de la part de l'Angleterre, protection et garantie de liberté,—seraient virtuellement annulés par la violation des promesses d'une des parties contractantes.

3° Proposé par M. O. Chamard, secondé par M. O. Mignault, et résolu:

—Que, dans ces circonstances, nous ne pouvons regarder le gouvernement qui avait recours à l'injustice, à la force et à une violation du contrat social que comme un pouvoir oppresseur, un gouvernement de force pour lequel la mesure de notre soumission ne devrait être désormais que la mesure de notre force numérique, jointe aux sympathies que nous trouverions ailleurs.

4° Proposé par M. Moyen, secondé par M. Marchesseau, et résolu:

—Que le machiavélisme qui, depuis la session, a accompagné tous les actes du gouvernement, la mauvaise foi qui les a caractérisés jusqu'ici, la faiblesse qui perce à chaque page du rapport des commissaires et dans les discours des ministres où on ne rougit pas d'alléguer notre division et notre petit nombre, comme motif de nous refuser justice, ne nous inspirent que le plus profond dégoût, et le mépris le plus prononcé pour les hommes qui commandent à un des peuples les plus grands, les plus nobles de la terre ou qui sont attachés à un tel gouvernement.

5° Proposé par M. E. Durocher. Secondé par le capitaine Côté et résolu:

—Que le peuple de ce pays a longtemps attendu justice de l'administration coloniale d'abord, du gouvernement métropolitain ensuite, et toujours inutilement. Que pendant trente ans la crainte a brisé quelques-unes de nos chaînes, pendant que l'amour désordonné du pouvoir nous en imposait de plus pesantes. La haute idée que nous avons de la justice et du l'honneur du peuple anglais nous a fait espérer que le parlement qui le représente apporterait un remède à nos griefs. Ce dernier espoir déçu, nous a fait renoncer à jamais à l'idée de chercher justice de l'autre côté de la mer, et de reconnaître enfin combien le pays a été abusé par les promesses mensongères qui l'ont porté à combattre contre un peuple qui lui offrit la liberté, des droits égaux, pour un peuple qui lui préparait l'esclavage. Une triste expérience nous oblige de reconnaître que de l'autre côté de la ligne 45 étaient nos amis et nos alliés naturels.

6° Proposé par le capitaine Beaulac, secondé par le capitaine Chappedelaine, et résolu:

—Que nous nions au parlement anglais le droit de législater sur les affaires intérieures de cette colonie contre notre consentement, et sans notre participation et nos demandes, comme le non-exercice de ce droit par l'Angleterre nous a été garanti par la constitution et reconnu par la métropole, lorsqu'elle a craint que nous n'acceptassions les offres de liberté et d'indépendance que nous faisait la république voisine. Qu'en conséquence, nous regardons nul et non avenu l'acte de tenure, l'acte de commerce du Canada, l'acte qui incorpore la société dite «Compagnie des terres», et enfin l'acte qui sera sans doute basé sur les résolutions qui viennent d'être adoptées par les Communes.

7° Proposé par M. Ducharme, secondé par M. Tétreau, et résolu:

—Que nous ne nous regardant plus liés que par la force au gouvernement anglais, attendant de Dieu, de notre bon droit et des circonstances, un sort meilleur, les bienfaits de la liberté et un gouvernement plus juste. Que, cependant, comme notre argent public dont ose disposer sans aucun contrôle le gouvernement métropolitain va devenir entre ses mains un nouveau moyen de pression contre nous, et que nous regardons comme notre devoir comme de notre honneur de résister par tous les moyens actuellement en notre possession à un pouvoir tyrannique, pour diminuer autant qu'il est en nous ces moyens d'oppression, nous résolvons:

8° Sur la proposition du capitaine Doyen, secondé par M. L. Métivier, il est résolu:

—Que nous nous abstiendrons autant qu'il sera en notre pouvoir de consommer les articles importés, particulièrement ceux qui paient des droits plus élevés, tels que le thé, le tabac, les vins, le rhum, etc. Que nous consommerons, de préférence, les produits manufacturés dans notre pays; que nous regarderons comme bien méritant de la patrie quiconque établira des manufactures de soie, de drap, de sucre, de spiritueux, etc. Que, considérant l'acte de commerce comme non avenu, nous regarderons comme très licite le commerce désigné sous le nom de contrebande, jugerons ce trafic très honorable, tâcherons de le favoriser de tout notre pouvoir, regardant ceux qui s'y livreront comme méritant bien du pays; et comme infâme quiconque se porterait dénonciateur contre eux.

9° Sur motion de M. Olivier, secondé par M. Charles Lebeau, il est résolu:

—Que pour rendre ces résolutions plus efficaces, cette assemblée est d'avis qu'on devrait faire dans le paya une association dont le centre serait à Québec où à Montréal, dans le but de s'engager à ne consommer que des produits manufacturés en ce pays, ou importés, sans avoir payé de droits.

10° Sur motion de M. Labarre, secondé par M. Joseph Dudevoir, il est résolu:

—Que pour opérer plus suffisamment la régénération de ce pays, il convient, à l'exemple de l'Irlande, de se rallier tous autour d'un seul homme. Que cet homme, Dieu l'a marqué comme O'Connell, pour être le chef politique, le régénérateur d'un peuple; qu'il lui a donné pour cela une force de pensées et de paroles qui n'est pas surpassée, une haine d'oppression, un amour du pays, qu'aucune promesse, aucune menace du pouvoir ne peut fausser. Que cet homme, déjà désigné par le pays, est L. J. Papineau. Que cette assemblée considérant les heureux résultats obtenus en Irlande du tribut appelé «Tribut O'Connell», est d'avis qu'un semblable tribut, appelé «Tribut Papineau», devrait exister en ce pays; les comités de l'association contre l'importation seraient chargés de le prélever.

11° Sur proposition de M. Marchesseau, secondé par M. A. Lorendeau, il est résolu:

—Que cette assemblée ne saurait se séparer sans offrir ses plus sincères remerciements aux orateurs peu nombreux, mais zélés et habiles, qui ont fait valoir la justice de notre cause dans la Chambre des Communes, ainsi qu'aux hommes honnêtes et vertueux qui ont voté avec eux; que pareillement les industriels de Londres, qui ont présenté une requête à la Chambre des Communes, en faveur de ce malheureux pays, ont droit à notre plus profonde reconnaissance.

12° Sur proposition de S. Cherrier, écuyer, secondé par M. Godfroi Cormier, il est résolu:

—Que cotte assemblée entretient la conviction que dans une élection générale dont le pays est menacé, à l'instigation d'hommes faibles et pervers, aussi ignorants de l'opinion publique dans la crise actuelle qu'ils sont dépourvus d'influence, les électeurs témoigneront leur reconnaissance à leurs fidèles mandataires en les réélisant et en repoussant ceux qui ont forfait à leurs promesses, à leurs devoirs, et qui ont trahi le pays, soit en se rangeant du côté de nos adversaires, soit en s'abstenant lâchement, lorsque le pays attendait d'eux l'expression honnête de leurs sentiments.

—Comment trouvez-vous ces résolutions, M. Lormier? demanda le Dr Chénier.

—J'aurai la franchise de vous dire, mon cher docteur, que je les trouve diffuses, mal rédigées, illogiques, violentes et immorales; je les crois de nature à faire un tort immense à notre belle cause, et, de plus, à nous couvrir de ridicule aux yeux de tous les hommes sérieux.

—Mais, M. Lormier, il me semble que vous les jugez avec trop de sévérité!

—Non! mon cher docteur. Examinons-en quelques-unes ensemble.

Elles nous blâment d'avoir été soumis à l'autorité établie en 1775 et en 1812, et, par conséquent, nous reprochent d'avoir repoussé l'invasion américaine; c'est-à-dire qu'elles déchirent deux pages de notre histoire où l'héroïsme et la loyauté de notre race brillent, d'un pur éclat.

Elles menacent l'Angleterre de demander aujourd'hui contre elle la protection des Américains!... Vous savez bien que cette menace est puérile, puisque les États-Unis et l'Angleterre ont fait la paix depuis longtemps, et qu'ils sont liés maintenant par des intérêts commerciaux, et ne peuvent rompre leurs liens, sans se causer mutuellement des torts désastreux.

Vous savez, de plus, que les États-Unis traversent actuellement une crise commerciale terrible qui requiert leur attention, leur énergie et leur travail. Il est donc impossible pour les Américains de s'occuper de nous dans ce moment-ci.

Ces résolutions regardent comme très licite et très honorable le commerce désigné sous le nom ile contrebande, et comme infâme quiconque se porterait dénonciateur contre les contrebandiers...

En d'autres termes, elles érigent le vol en principe et déclarent dignes de mépris les citoyens qui voudraient dénoncer les voleurs!...

Jolie morale, n'est-ce pas?

Tenez, docteur! nul ne désire plus que moi voir notre peuple libre, heureux et prospère; mais je crois que nous travaillons à reculer cette ère de liberté, de bonheur et de prospérité après laquelle nous soupirons si ardemment!

—Que convient-il donc de faire, M. Lormier, suivant vous?

—Recommencer sur d'autres bases le travail qui a été fait. Organiser des assemblées publiques et y faire adopter des résolutions à la fois courtoises et fermes; car en employant les menaces et la violence, nous perdons notre droit et notre force. En un mot, je suis prêt à vous suivre partout, si vous voulez combattre avec des armes légales et constitutionnelles!

Permettez-moi de vous citer, à mon tour, quelques extraits du mandement que Mgr Lartigue, évêque-coadjuteur de Mgr Signaï, à Montréal, a adressé à ses diocésains, le 24 octobre courant, et dans lequel il prêchait l'obéissance au pouvoir établi:

Depuis longtemps, N. T. C. F. nous n'entendons parler que d'agitation, de révolte même, dans un pays toujours renommé jusqu'à présent pour sa loyauté, son esprit de paix, et son amour pour la religion de ses pères.

On voit partout les frères s'élever contre leurs frères, les amis contre leurs amis, les citoyens contre leurs concitoyens, et la discorde d'un bout à l'autre de la province, semble avoir brisé les liens de la charité qui unissait entre eux les membres d'un même corps, les enfants d'une même église, du catholicisme qui est une religion d'unité.

Encore une fois, nous ne vous donnerons pas notre sentiment politique, qui a droit ou tort entre les diverses branches du pouvoir souverain. Ce sont de ces choses que Dieu a laissées aux disputes des hommes; mais la question morale, savoir, quels sont les devoirs d'un catholique à l'égard de la puissance civile établie et constituée dans chaque état; cette question religieuse, dis-je, est de notre ressort et de notre compétence...

Ne vous laissez donc pas séduire, si quelqu'un voulait vous engager à la rébellion contre le gouvernement établi, sous prétexte que vous faites partie du peuple souverain; la trop fameuse convention nationale de France, quoique forcée d'admettre la souveraineté du peuple, puisqu'elle lui devait son existence, eut soin de condamner elle-même les insurrections populaires, en insérant dans la déclaration des droits, en tête de la constitution de 1795, que la souveraineté réside non dans une partie, ni même dans la majorité du peuple, mais dans l'universalité des citoyens.

Or, qui oserait dire que, dans ce pays, la totalité des citoyens veut la destruction de son gouvernement?...

Ce mandement, vous le voyez, mon cher docteur, est une condamnation formelle des résolutions que vous venez de me soumettre..

—Hélas! gémit le Dr Chénier, nous sommes donc condamnés à subir toujours la partialité injuste de ceux qui nous gouvernent, à sacrifier nos droits, nos libertés, et à baiser la main qui nous soufflette?...

—Non, mon cher docteur, tout n'est pas désespéré! J'ai foi dans l'avenir de notre cher pays et je suis persuadé qu'il n'est pas éloigné le jour où justice nous sera complètement rendue; mais, je le répète, ce n'est que par les moyens légaux et constitutionnels que nous l'obtiendrons, et de Dieu et des hommes!

—Nos intentions sont pures! s'écria avec exaltation le Dr Chénier, et Dieu ne nous abandonnera pas! D'ailleurs, eussiez-vous cent fois raison, il m'est impossible maintenant de reculer, car je passerais pour un lâche et un traître! Quoi qu'il advienne, j'irai jusqu'au bout!

—Mais, mon cher docteur, c'est la guerre civile que vous préparez!

—Peut-être!

—Vous allez au combat, et vous êtes sans armes!... c'est donc l'écrasement de notre peuple que vous voulez?

—Nous voulons la liberté! s'écria le Dr Chénier; et, pour l'obtenir, nous verserons, s'il le faut, jusqu'à la dernière goutte de notre sang...

Et le Dr Chénier enfourcha son cheval qu'il lança, ventre à terre, dans la direction de Saint-Charles...

*
*   *

Quelques jours plus tard, la guerre civile éclata dans toute son horreur, et l'infortuné Chénier fut tué à la bataille de Saint-Eustache, après avoir combattu vaillamment!

Jetons un voile sur les sombres événements de 1837-38, et admirons en silence l'héroïsme de ces Canadiens qui furent les victimes d'un patriotisme sincère, mais mal éclairé...

«On ne peut, dit notre grand historien, F. X. Garneau, lire sans être ému les dernières lettres du chevalier de Lorimier (une des victimes de l'insurrection de 1837-38) à sa famille et à ses amis, dans lesquelles il proteste de la sincérité de ses convictions. Il signa, avant de marcher au supplice, une déclaration de ses principes qui témoignent de sa bonne foi, et qui prouvent le danger qu'il y a de répandre des doctrines qui peuvent entraîner des conséquences aussi désastreuses.»

*
*   *

Jean-Charles Lormier agrandissait graduellement, en travaillant le soir, le cercle des connaissances qu'il avait acquises sous l'habile direction de l'abbé Faguy.

Déjà, en 1826, à la demande de son digne précepteur, Jean-Charles avait subi un examen particulier en présence du juge P. S. Bédard et du Dr Chapais. Les questions—soigneusement préparées par le juge Bédard—comprenaient les matières suivantes: la géographie, l'histoire, les préceptes de littérature et de rhétorique, un thème latin, une version latine, une version grecque, une composition, un thème anglais et une version anglaise; la chimie, l'histoire naturelle et l'astronomie, la philosophie, les mathématiques et la physique.

Jean-Charles était sorti triomphant de cette rude épreuve.

Un soir du mois de mai 1838, l'abbé Faguy entra, sans se faire annoncer, dans la chambre de Jean-Charles, qu'il surprit à lire un ouvrage du prince des théologiens, St-Thomas d'Aquin, traitant de la sainteté du prêtre.

—Ah! ah! dit l'abbé Faguy, je vous surprends encore en tête à tête avec l'ange de l'école! Si je n'ai pu jusqu'à présent vous convertir aux idées sacerdotales, j'espère que Saint-Thomas opérera en vous cette conversion...

—Non, M. le curé! car plus je réfléchis, plus je me reconnais indigne d'embrasser le sacerdoce! Écoutez, ajouta-t-il, en prenant un autre livre qui se trouvait sur sa table, en quels termes un pieux religieux parle du sacerdoce:

«Saint-Ambroise l'appelle une profession déifique, et il ajoute qu'elle surpasse infiniment toutes les grandeurs de ce monde. Il la met au-dessus non seulement de celle des rois et des empereurs, mais même au-dessus de celle des anges.

«Le pape Innocent III, considérant les immenses pouvoirs du prêtre, ne balance pas à le placer, en ce point, au-dessus de la très-Sainte-Vierge elle-même; et Saint-Bernardin de Sienne, si renommé pour sa tendre piété envers la divine mère, ose s'adresser à elle et lui dire: Virgo, benedicta, excusa me, quia non loquor contra te, sacerdotiun proetulit super te

—Quand, M. le curé, les plus grands saints ont exalté ainsi la grandeur de votre auguste profession, comment puis-je croire, faible et misérable créature qne je suis, que Dieu daigne m'appeler au sacerdoce!...

—Permettez-moi, mon cher ami, de vous répondre par ces rassurantes paroles que je trouve dans l'ouvrage même que vous venez de citer:

«Une bonne et légitime vocation à quelque profession que ce soit, obtient toujours de la bonté divine les grâces nécessaires pour la bien remplir, si le sujet est d'ailleurs bien disposé; et ces grâces sont plus ou moins considérables selon que l'état auquel on est appelé exige des secours plus ou moins abondants pour être dignement rempli.

«Or, d'après ce principe, avoué de tout le monde, de quelles grâces n'a pas besoin ce jeune ordinand qui, faible et sans expérience, va gravir la montagne de Dieu, devenir son confident particulier, l'exécuteur de ses grands desseins, le sacrificateur de son fils, le médiateur perpétuel entre la terre coupable et le ciel irrité? Obligé, par état, de travailler avec ardeur non seulement à son propre salut, mais encore au salut des milliers d'âmes qui lui seront confiées, n'est-il pas certain qu'il recevra, s'il n'y met obstacle, la plénitude de grâces dont il aura besoin pour lui et pour ses frères?

Aussi, qui pourrait savoir l'infusion de dons spirituels qui s'opère dans l'âme de ce jeune homme au moment on on peut lui dire avec vérité: Tu es sacerdos in aeternum? Il se passe en ce moment des mystères ineffables dont Dieu seul a le secret, mais qui, du reste, se traduisent souvent chez le nouveau prêtre en un saint frémissement d'abord, puis en soupirs et en larmes, puis enfin en des actes éminents de vertu et de sainteté.

«Oui, quand il est bien appelé, quand il répond fidèlement à sa vocation, quand il prend réellement Dieu pour son partage et qu'il renonce à tout jamais et de grand coeur aux frivolités de la terre et aux vains plaisirs du monde, le sang de Jésus-Christ dont il s'abreuve chaque jour, retombe en pluie de grâces sur son âme et lui communique cette foi qui fait des prodiges, ces vertus qui édifient, cette charité qui embrase, et ces transports de zèle qui touchent les pécheurs les plus endurcis.»

Ne dirait-on pas, mon cher Jean-Charles, que ces paroles ont été écrites expressément pour réfuter vos objections? Du reste, je vous connais assez pour pouvoir vous dire en toute certitude que le bon Dieu vous appelle à la vie religieuse. Vous faites du bien dans le monde, c'est vrai, mais vous auriez l'occasion d'en faire mille fois plus si vous étiez prêtre, car le prêtre est le continuateur des oeuvres bienfaisantes que Jésus-Christ est venu accomplir sur la terre.

Ecoutez bien ces autres paroles: «Partout où il y a une misère spirituelle ou corporelle, le prêtre doit se trouver là pour la soulager.

«Le pauvre endure les rigueurs de la pauvreté: quel est, dans une paroisse, le vrai père des pauvres, si ce n'est le prêtre?

«La souffrance diversifiée de mille manières, torture sans relâche une multitude d'infortunés: quel est le consolateur des affligés? si ce n'est le prêtre?

«Les passions tyrannisent le coeur des hommes et les exposent à d'effroyables dangers: qui s'oppose à leurs ravages? qui fait voir la fausseté de leurs promesses? qui met à nue l'illusion et le vide de leurs grossières jouissances, si ce n'est le prêtre?

«Le péché entraîne tous les jours des milliers d'âmes au fond des enfers: quel est l'ennemi déclaré du péché? quel est l'homme obligé pendant toute sa vie de combattre le péché par tons les actes de son ministère, si ce n'est le prêtre?»

Et ailleurs le même auteur dit:

«Le prêtre est, par la nature de ses fonctions, l'homme de la charité. Quand il assiste les pauvres par ses propres aumônes et par celles que les riches lui confient; quand il récite son office au nom de l'église, quand il instruit les enfants, quand il menace les pécheurs, quand il perfectionne les justes, quand il visite les affligés, quand il se penche sur la couche des mourants; partout et toujours il est l'ange de la charité, il s'efface, il s'oublie en quelque sorte pour épancher sur les autres les trésors de la charité; tout ce qu'il pense, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait n'a qu'un principe et qu'un but: la charité, la charité, toujours et en tout la charité!»

Tout, dans votre vie, mon cher Jean-Charles, me prouve que Dieu vous appelle aux fonctions du sacerdoce. Car, dans des conditions tout à fait anormales, vous avez acquis la science qui éclaire l'intelligence, le zèle et, la charité qui font le véritable apôtre. Vous avez voulu vous marier, et Dieu, par une complication soudaine qui surpasse toutes les conceptions de l'esprit humain, vous a séparé pour toujours de celle que vous aimiez et qui vous avait promis son coeur et sa main.... Vous avez perdu votre père et votre mère. Vous aviez deux soeurs que vous chérissiez tendrement, et le ciel les a ravies à votre affection en les ensevelissant dans le même cloître. Il ne vous reste qu'un frère, et il vit loin de vous...

—Hélas! oui, M. le curé, il ne me reste qu'un frère... et ce malheureux semble m'avoir voué une haine implacable: car la dernière fois qu'il est venu me voir, il m'a abreuvé d'injures et m'a dit, en me quittant: «Quand je reviendrai, ce sera pour te brûler la cervelle!»

—Ne vous occupez, mon cher ami, ni de ses injures ni de ses menaces, et continuez à prier pour lui. Je suis persuadé qu'il ne mourra pas dans l'impénitence!

Vous désirez la conversion de votre frère; eh bien, ce seul motif doit être suffisant pour vous engager à devenir prêtre; car lorsque vous monterez à l'autel pour immoler le Fils de Dieu sur la pierre du sacrifice, c'est alors que vous aurez le pouvoir d'obtenir la conversion de votre pauvre frère!




TROISIÈME PARTIE.




LA FUITE

Je serai prêtre! Je convertirai mon frère! Voilà ce que Jean-Charles se répétait à tous les instants du jour, depuis sa touchante entrevue avec l'abbé Faguy.

Il avait même écrit à Mgr Signaï pour lui demander l'autorisation d'entrer au grand séminaire de Saint-Sulpice, à Montréal, et il avait accompagné sa lettre des documents suivants: un certificat de baptême et de confirmation, un certificat de bonne santé, et une lettre de l'abbé Faguy énumérant les qualités et les marques de vocation qu'il avait observées chez son élève.

Mgr Signaï, qui connaissait de réputation le héros de Châteauguay, s'était empressé de lui accorder l'autorisation demandée; et il lui disait que, vu son âge (41 ans) et les études particulièrement remarquables qu'il avait faites sous la direction de l'abbé Faguy, il pourrait, probablement avant deux ans, recevoir le sacrement de l'ordre.

Cette nouvelle avait fait renaître la joie et le bonheur dans le coeur de Jean-Charles.

Maintenant il se croyait réellement appelé à la vie religieuse, et il s'y préparait par la prière et l'aumône.

Il donna aux pauvres une partie de ses biens et laissa à son frère une rente viagère de trois cents dollars par année.

*
*   *

Prosper Larose, le vieil ami d'enfance que Jean-Charles héberge et soutient, est allé avec sa famille passer quelques jours de récréation à Saint-Denis.

C'est le soir. Notre héros est occupé à étudier, mais parfois il s'arrête pour livrer son âme aux espérances de la vie nouvelle.

A le voir, le front rayonnant de bonheur, on dirait qu'il ne souffre plus, et même qu'il a perdu la souvenir du passé... Que de choses consolantes lui montre l'avenir!

Son coeur est déjà enflammé d'amour et de zèle pour les pauvres, les riches, les vieux, les jeunes, pour tous ceux enfin qui souffrent ou jouissent sans songer à l'unique chose nécessaire: le salut de leur âme!

Et parmi ces malheureux qui ont été ou consolés par ses paroles ou convertis par son dévouement, il voit son frère, marchant dans le sentier du devoir et de la vertu... Puis Jean-Charles se remet au travail avec plus d'ardeur.

Cependant, vers minuit, l'esprit fatigué, il se jette sur un sofa pour se reposer une heure ou deux, car, depuis quelque temps, il travaille du soir au matin.

Il s'endort... et rêve qu'il est prêtre!

Il a revêtu les saints habits et va monter à l'autel. Il tremble et pleure de joie en pensant que tantôt ses mains toucheront au corps et au sang de Jésus-Christ... Soudain, une flamme monte, enveloppe l'autel et le consume....

Jean-Charles fait un effort, se réveille... et voit que la maison est en feu!

L'incendie, allumé au dehors, envahit tout, et déjà les appartements sont pleins de fumée.

Jean-Charles ne voit rien, il étouffe!

Impossible d'approcher des fenêtres, le feu y fait rage! Reste la porte, mais elle est solidement barricadée... Sa maison est devenue une prison...

Alors, dans un élan désespéré, le prisonnier donne un coup de pied dans la porte, et tout vole en éclats!

La flamme entre, et notre héros traverse un mur feu.

—Ah! ah! mon éléphant! hurle Victor, en braquant, sur Jean-Charles le canon d'un pistolet: tu as échappé au bûcher que je t'avais préparé, mais tu n'échapperas pas à mes balles!

En prononçant ces mots, le misérable presse la détente de son arme, et une balle siffle aux oreilles de Jean-Charles!

Prompt comme l'éclair, celui-ci arrache le pistolet de la main du meurtrier; dans ce mouvement rapide, son doigt rencontre la gâchette de l'arme, une détonation terrible éclate, et Victor roule sur le sol, la poitrine percée par une balle...

Fou de douleur, Jean-Charles se penche sur son frère, l'appelle, le couvre de baisers et de larmes, mais Victor ne donne aucun signe de vie...

An feu! au feu! crient plusieurs personnes qui viennent en courant vers le lieu du sinistre.

—Mon Dieu! j'ai tué mon frère! s'écrie Jean-Charles... Je suis perdu... Ils vont m'arrêter, me conduire en prison, et me condamner à mort...

Cette dernière pensée: «Je suis le meurtrier de mon frère», se fixe dans son cerveau! Il ne peut plus raisonner; il voit déjà l'échafaud si dresser devant ses yeux! Un seul instinct lui reste: fuir bien loin pour se soustraire à la poursuite des hommes...

Au feu! au feu! répètent les mêmes personnes en se rapprochant.

Jean-Charles se sauve et renverse, en chemin, un de ses amis, qui lui demande, en se relevant: «Où vas-tu donc ainsi, Jean-Charles?»

«Je suis reconnu!» pense le malheureux...

Un peu plus loin, il s'arrête, prête l'oreille un instant, et reprend sa course rapide dans une autre direction...

Au cri de au feu! au feu! se mêlent bientôt les sons lugubres du tocsin.

Les gens accourent de toutes parts pour travailler à éteindre les flammes, mais il est trop tard, car l'élément destructeur achève son oeuvre; la maison n'est plus bientôt qu'un amas de cendres...

—Où est donc M. Lormier! demande à la foule, d'une voix tremblante, le curé Fagny.

—Il se sauve par là-bas! répond Paul Normand, en montrant le bois.

—En êtes-vous sûr? interroge le prêtre.

—Certainement, M. le curé; et il courait avec tant de vitesse qu'il a failli m'écraser en passant! Je lui ai demandé où il allait, mais il ne m'a pas répondu!

—C'est étrange! pense le curé, le coeur rempli d'inquiétude.

—Mais, bonne Sainte-Anne! qu'est-ce que c'est que ça?... s'écrie une vieille femme, en reculant, épouvantée: on dirait que c'est un homme qui est étendu dans l'herbe!

Plusieurs spectateurs s'avancent, et un même cri de surprise s'échappe de leur bouche; «Le notaire Lormier!»

Ils relèvent le malheureux, et, à la lueur du brasier, on voit qu'il est couvert de sang...

—Tiens! un pistolet! fait Jos. Bélanger, en montrant à la foule terrifiée l'arme qu'il vient de ramasser...

—Un meurtre a été commis, disent quelques-uns!

—Et le meurtrier se sauve! ajoute, d'une voix méchante, la vieille femme...

—Silence! commande le curé: attendez avant de vous prononcer!

—Il n'est pas mort, dit Paul Normand; il a remué le bras droit...

—Non, il n'est pas mort! répète le Dr Chapais, après avoir consulté le pouls du blessé; transportez-le avec précaution chez Paul Normand.

Quatre solides gaillards placent le blessé sur une civière improvisée et le portent chez Paul Normand, dont la maison n'est qu'à deux arpents de distance.

Le Dr Chapais sonde la plaie, et dit au curé, qui l'interroge du regard, que la blessure est mortelle.

La balle avait traversé la poitrine de part en part.

Au moment où le médecin allait achever les pansements, le blessé parut faire un effort pour articuler quelques mots.

—Victor! prononce le Dr Chapais d'une voix forte, me reconnais-tu?

Le blessé tressaille en entendant ces mots, puis il ouvre les yeux et murmure: «Allez chercher le prêtre, pour l'amour de Dieu! allez chercher le prêtre!»

—Me voici, mon cher enfant! dit l'abbé Faguy.

—Mille pardons! M. le curé, interrompt le Dr Chapais; permettez-moi de faire avaler ceci au blessé.

Aidé du prêtre, le Dr Chapais soulève la tête du malheureux et lui verse dans le gosier quelques gouttes d'un cordial qui produit un effet merveilleux.

—Merci, docteur! fait Victor, avec la plus grande lucidité. Veuillez me laisser seul avec M. le curé.

—M. le curé, dit le blessé en fondant en larmes, je sens que je vais mourir et je veux me confesser avant de paraître devant Dieu, que j'ai si souvent offensé! Croyez-vous que puisse encore être pardonné?

—Oui. mon cher enfant, je vous l'assure!

Alors Victor fit sa confession qui dura près d'une heure.

—Courage, mon enfant, dit le prêtre; je vais aller chercher la sainte hostie; préparez-vous par la prière à recevoir le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

—Hélas! M. le curé; je ne sais plus une seule prière! murmure tristement le moribond...

—Prenez ce crucifix, mon enfant, et, en le regardant, dites, du fond de votre coeur: «Doux coeur de Jésus, miséricorde!»

Le curé, en sortant, souffle quelques mots à l'oreille du Dr Chapais, et prend sa course vers l'église.

Le docteur vient s'asseoir auprès du blessé, et, tout en lui prodiguant des soins, il écrit à la hâte quelques lignes sur une feuille de papier.

Au bout d'un quart d'heure, les sons argentins, d'une clochette annoncèrent que le prêtre entrait dans cette demeure. Tous les assistants se jetèrent à genoux en s'inclinant respectueusement sur le passage du prêtre qui portait le corps sacré du divin consolateur.

A ce moment, le blessé fut saisi d'un tremblement convulsif, puis il eut un évanouissement qui inspira au prêtre et au médecin les plus grandes craintes; mais il reprit presque aussitôt ses sens et on l'entendit réciter d'une voix sifflante cette belle invocation: «Doux coeur de Jésus, miséricorde!»

Il reçut le saint viatique avec une piété touchante.

Après avoir administré au moribond tous les secours de notre sublime religion, le curé lui dit: «Mon enfant, avant de quitter ce monde, il vous reste un devoir à remplir envers votre frère. Certaines gens supposent qu'un meurtre a été commis sur votre personne, et que le meurtrier est votre frère, Jean-Charles.

Vous m'avez dit, avant de faire votre confession, que vous avez été victime d'un simple accident, et que votre frère vous a blessé en vous arrachant l'arme avec laquelle vous vouliez le tuer. Eh bien! voulez-vous signer cette déclaration que j'ai fait préparer par le Dr Chapais, et qui me parait être l'expression de votre pensée? Je vais vous la lire:

Sainte-R..., 26 juin 1838.

Je, soussigné, déclare que la blessure dont je souffre en ce moment m'a été faite accidentellement par mon frère, Jean-Charles, alors qu'il venait de m'enlever un pistolet que, sous l'influence de la boisson, j'avais dirigé contre lui, avec l'intention de le tuer.

Je déclare de plus que mon frère m'a toujours témoigné la plus vive affection et que j'ai été sans cesse l'objet de sa plus grande sollicitude.

En foi de quoi j'ai signé.

—Oui, M. le curé, je vais signer cette déclaration avec bonheur, et je vous prie de demander à mon frère de bien vouloir me pardonner tout le mal que je lui ai fait, et de m'accorder l'aumône de ses bonnes prières.

Victor prit la plume que le curé lui présenta, mais elle lui échappa des mains; il était trop faible pour la tenir. Cependant, soutenu d'un côté par le curé et de l'autre par le Dr Chapais, il réussit enfin à écrire très lisiblement son nom au bas de ce précieux document, qui réhabilitait Jean-Charles dans l'opinion publique et lui ouvrait en même temps les portes du sacerdoce...

Épuisé par les efforts qu'il avait faits, le blessé ne pouvait plus prononcer une seule parole; mais au mouvement de ses lèvres et à la fixité de ses regards sur le petit crucifix, on devinait qu'il priait.

Le curé récita les prières des agonisants, auxquelles tous les assistants, émus, répondirent avec ferveur.

Puis avec les dernières paroles du prêtre, le mourant exhala le dernier soupir en disant, cette fois, d'une voix entre-coupée: «Doux... coeur... de Jésus..., mi... sé... ricorde!»

*
*   *

L'incendie, la fuite de Jean-Charles et la mort si tragique de Victor, avaient jeté l'émoi, la douleur et la tristesse parmi l'honnête et paisible population de Sainte-R...

Aussi, le lendemain matin, des centaines de personnes assistèrent à la messe qui fut dite à cinq heures par le curé Faguy. Il y avait presque autant de monde que le dimanche.

Après la messe, plusieurs groupes se formèrent à la porte de l'église, et chacun commenta à sa manière les tristes événements de la nuit.

Tous savaient que le notaire Lormier avait été blessé par une balle et qu'il était mort de sa blessure; mais la plupart, ignorant encore les détails de la tragédie, croyaient tout bonnement que Jean-Charles, dans un moment de colère et de découragement, avait tué son misérable frère afin de s'en débarrasser...

Avouons que la fuite précipitée de Jean-Charles était bien propre à accréditer cette croyance.

Cependant, les sympathies de la foule penchaient plutôt du côté du meurtrier que du côté de la victime...

Les propos et les suppositions allaient grand train, quand le curé parut sur le perron de l'église, tenant un papier à la main.

—Mes amis, dit-il, je crois de mon devoir de vous rappeler qu'il ne faut jamais juger les choses simplement sur les apparences.

Du fait que le notaire Lormier a été mortellement blessé, et que son frère a disparu, plusieurs personnes ont conclu qu'il y avait eu assassinat et que l'assassin était M. Jean-Charles Lormier.

C'était une conclusion aussi fausse que prématurée.

Dieu, heureusement, a permis que la lumière fût faite sur le sombre drame de la nuit dernière, et nous devons l'en remercier de tout notre coeur!

M. Jean-Charles Lormier est aussi innocent que vous et moi de la mort de son frère, et en voici la preuve.

Puis le curé donna communication à la foule de la déclaration que le lecteur connaît, et qui avait été signée par le mourant et contresignée par le curé, le Dr Chapais et Paul Normand.

L'assistance ne pouvant retenir la joie, fit entendre de frénétiques applaudissements.

—Ce n'est pas l'occasion d'applaudir, mes amis, reprit le curé d'une voix grave. Tout nous invite au calme, à la prière et à la tristesse. Oui, chacun de nous doit prier pour le repos de l'âme du compatriote que Dieu vient d'appeler à lui, et chacun de nous aussi doit déplorer amèrement le départ subit de notre bon ami, M. Jean-Charles Lormier.

Mes devoirs de pasteur m'ont empoché de vous faire connaître plus tôt les faits que je viens de vous exposer. Mais je comprends, et vous devez comprendre comme moi, que nous avons une autre tâche importante à remplir: celle de rechercher l'innocent, de le rassurer, de le consoler et de le ramener au milieu de nous.

Pour ma part, je n'aurai de tranquillité et de repos, que lorsque nous aurons retrouvé cet honorable citoyen.

Donc, mes amis, à l'oeuvre immédiatement!

Divisons-nous par groupes, et faisons toutes les recherches qu'il sera en notre pouvoir de faire...

*
*   *

Pour dérouter les recherches, Jean-Charles avait traversé le Saint-Laurent en se servant d'un radeau qu'il prenait autrefois pour faire la pêche. Puis arrivé de l'autre côté, il avait défait son radeau et en avait jeté à la mer les différentes pièces, pour ne pas éveiller de soupçons. Rassuré, il avait pris sa course en suivant le bord de l'eau.

Au point, du jour, il s'enfonça dans la forêt, dont il connaissait tous les coins et recoins, et continua à marcher jusqu'à ce qu'il fût complètement exténué.

Il était trois heures de l'après-midi.

Dans la forêt, il y avait une petite caverne que Jean-Charles avait découverte, un jour, en chassant le gibier. Un buisson touffu en dérobait l'ouverture. Cette caverne lui avait déjà servi d'abri pendant l'orage. Il y entra et se coucha sur des branches de sapin qu'il avait étendues sur le roc vif qui formait le plancher de ce logis d'un nouveau genre.

Il n'espérait pas pouvoir dormir de sitôt, mais il voulait reposer ses membres endoloris, secouer le trouble qui agitait son esprit, et envisager la situation sous toutes ses faces.

Sa foi et son expérience lui avaient appris que la prière est un moyen puissant d'élever l'âme, et de la consoler dans les épreuves; or, ayant une dévotion toute particulière à la Sainte-Vierge, il se mit à réciter pieusement son chapelet.

Comme il disait le dernier Ave Maria, il éprouva cet engourdissement qui est le signe précurseur du sommeil; ses paupières s'appesantirent et bientôt il goûta les douceurs d'un long et paisible repos.

Quand il s'éveilla, le jour commençait à paraître. Il avait dormi douze heures... Le fugitif ne se sentait plus fatigué du tout, mais la faim et la soif lui causaient maintenant des douleurs insupportables.

Il sortit de sa cachette, et, après de longues recherches, ne put trouver rien autre chose à se mettre sous la dent que des fraises.

L'eau pure, dans ces parages, était presque aussi rare que les substances nutritives.

Enfin, il trouva un large et clair ruisseau on il étancha sa soif dévorante. Tout à coup, il aperçut son image dans le cristal de l'onde, et recula en poussant un cri de surprise et de douleur: il venait de constater que ses cheveux étaient devenus aussi blancs que la neige!

Dans deux jours, le malheur l'avait vieilli de vingt-cinq ans...

Il s'assit sur le bord du ruisseau en faisant cette amère réflexion; «Je n'ai que quarante-un ans et j'ai déjà l'apparence d'un vieillard!»

L'infortuné était là depuis longtemps, l'oeil perdu dans l'espace, lorsqu'il fut tiré de sa rêverie par un bruit vague, lointain, qui ressemblait à l'aboiement du chien.

«Voilà mes ennemis qui me poursuivent!»

A cette pensée, il se leva, comme mû pur un ressort, et se mit à courir de toutes ses forces vers sa caverne.

Son oreille ne l'avait pas trompé; l'écho lui apportait maintenant des aboiements distincts et fréquents.

Il se blottit, tout tremblant, dans l'étroite tanière qui lui avait servi de logis, et attendit, l'angoisse dans l'âme.

Le chien, surtout, l'effrayait. Connaissant l'intelligence et le flair exercé de cet animal. Jean-Charles était convaincu qu'il viendrait tout droit à la caverne et y attirerait ses maîtres.

Soudain, les branches du buisson s'écartèrent sous les griffes d'un énorme chien noir à l'oeil enflammé qui s'avança, en flairant le sol, jusqu'à l'ouverture de la caverne! Puis, apercevant Jean-Charles, le matin poussa un hurlement terrible et s'élança la gueule ouverte. Mais notre héros, qui guettait l'animal, le saisit à la gorge et l'étrangla avec ses doigts qui avaient la puissance d'une tenaille!

Il prit ensuite le chien par une patte et le lança au fond de la caverne.

Aussitôt, il entendit au dehors un bruit confus de pas, de sabres et de voix, et, à travers le feuillage, il vit six soldats anglais qui s'arrêtèrent en disant que le fuyard ne devait pas être loin, puisqu'ils venaient d'entendre aboyer le chien. Ils se mirent à siffler et à appeler: «Jack! Jack! come here!»

—C'est singulier! dirent-ils, le chien n'aboie plus et ne revient pas!

Et ils se mirent à fouiller partout; ils écartèrent même les premières branches de l'épais buisson qui masquait la caverne...

—C'est tout à fait singulier! où l'animal peut-il donc être allé?...

—Qu'il aille chez le diable! dit l'un des soldats, en s'asseyant au pied d'un arbre. Pour moi, je suis peu disposé à le suivre; mangeons et prenons un coup, en attendant que Jack revienne, car il va revenir, c'est sûr!

Les autres soldats suivirent son exemple, en prenant place au pied de l'arbre.

—Allons, William, sors les vivres et les bouteilles, surtout les bouteilles...

Et William se mit en frais de déboucler un gros sac qu'il portait en bandoulière.

—Servez-vous, mes petits coeurs, dit-il, en déposant le sac sur le sol. John! ajouta-t-il, je te confie les bouteilles.

John sortit du sac deux bouteilles de genièvre, et dit:

—Un coup d'appétit, pour ouvrir le chemin; quand nous aurons bien mangé, nous en prendrons un autre pour le refermer!

—Bravo, John! s'écria un grand gaillard, que ses camarades appelaient Ned Smith; verse-nous une bonne rasade!

—Voilà, mes boys! à votre santé, et à la, santé de Sir John Colborne!

—A la mort de Papineau! vociféra Ned Smith!

—Papineau! interrompit Herbert Thompson. nous ne le tenons pas encore... je crois qu'il est rendu aux États-Unis, et je ne serais pas surpris que Pierre-Rémi Narbonne, que nous poursuivons ce matin, serait allé rejoindre son chef.

—C'est impossible, reprit William, puisqu'il a été vu avant-hier, à Saint-Charles, avec Cardinal et Davignon.

—Ta! ta! ta! c'est le sergent Darlington qui t'a dit cela, mais il ne faut pas croire tout ce que Darlington dit, car depuis six jours il est plein comme un oeuf...

—C'est vrai que ce gueux-là n'a pas dérougi depuis longtemps!

—Dis donc, John! fit Ned Smith, d'un air railleur, si le chien ne revient pas, que vas-tu dire à son maître, sir John Colborne?

—Je lui dirai: «Excellence! ton chien est mort!»

—Mais il pourrait bien te faire pendre avec les Canadiens-français qu'il a enfermés dans les cachots, pour avoir soulevé le peuple ou pris part à la rébellion...

—Si je meurs avec eux, répondit John, je ne mourrai pas avec des lâches; car j'ai combattu contre eux à Saint-Denis, et je vous jure que, dans toute ma carrière de soldat, je n'ai jamais vu d'hommes plus braves et plus adroits que ces Canadiens-français! Ils n'étaient qu'une poignée et n'avaient pour armes que des vieux fusils à pierre, des faulx, des fourches, des bâtons, et cependant ils nous ont battus, archibattus...

—Est-ce pour te vanter que tu dis cela! demanda Ned Smith.

—Non, mais c'est pour rendre justice à qui justice est due!

—Badinage à part, fit observer William, nous allons être envoyés tous les six au black-hole, par sir John Colborne...

—Pourquoi cela? interrogea Ned.

—Primo, parce que nous avons laissé échapper Narbonne; seconde, parce que nous avons perdu le chien qui nous a été confié et qui était le toutou de sir John Colborne.

—Eh bien! riposta John, nous dirons à sir John Colborne, primo, que Narbonne s'est sauvé aux États-Unis par la voie de Mégantic, que personne n'a encore été chargé de surveiller; secondo, que le chien s'est tué sur les rochers en dégringolant de la cime d'une montagne, et voilà!

—Tu es bien sot, mon cher, si tu t'imagines que sir John va avaler ça comme il avale un verre de brandy...

—Eh bien! il le prendra comme il voudra, je me fiche pas mal de ce brûlot-là, moi!

—Chut! dit William en riant; la discipline nous oblige à respecter nos chefs! Puis il ajouta, en levant son verre: «A la santé de Lord Gosford, notre estimable gouverneur-général!»

—Oui! avec plaisir, dit John. J'aime et respecte Lord Gosford: c'est un gentilhomme; et si les Canadiens-français et les Irlandais n'obtiennent pas justice, nous ne pouvons pas en imputer la faute à Lord Gosford.

—Est-ce que nous retournons au camp, maintenant? demanda William.

—Oui, allons-y! répondirent les autres.

Ils étaient tous à moitié ivres!

Cinq minutes plus tard, ils s'en allaient en chantant: «For he's a jolly good fellow».

Les soldats étaient plutôt altérés qu'affamés, car ils avaient vidé leurs deux bouteilles de liqueur, et avaient laissé intactes au pied de l'arbre trois boites de conserves.

Chaque boîte contenait quatre livres de langues salées.

Cet oubli, dans les circonstances, était pour Jean-Charles le salut; il souffrait horriblement de la faim. Aussi, lorsque les soldats furent partis, s'empressa-t-il d'aller chercher le trésor.

Les langues salées étaient délicieuses, et notre héros aurait pu facilement en manger trois ou quatre, mais il n'en mangea que juste assez pour apaiser les douleurs de la faim. Car le voyage qu'il avait entrepris, et qu'il voulait faire seulement de nuit, afin de ne pas être reconnu, serait peut-être long; et dans les autres forêts où il avait l'intention de se cacher, le jour, il ne trouverait guère de nourriture. Il lui fallait donc veiller sur ses vivres aussi soigneusement que l'avare sur son argent.

C'est vers les États-Unis que le fugitif dirigeait sa course aventureuse.

Il avait eu d'abord l'intention d'aller à Plattsburg, dans l'état de New York, mais la conversation qu'il venait d'entendre, l'engageait à modifier son plan; il irait maintenant dans l'état du New Hampshire, en suivant la voie de Mégantic qui n'était pas encore surveillée, avaient dit les soldats.

La journée lui parut affreusement longue. Enfin les dernières lueurs du crépuscule s'éteignirent et la nuit vint. La lune brillait au ciel d'un vif éclat. Le fugitif reprit sa marche, ou plutôt sa course, car il courait presque continuellement, dans le but de rattraper le temps; perdu.

Le lendemain, à cinq heures, il rentra sous bois et choisit son gîte au milieu d'un bouquet d'arbres entrelacés et inextricables. Il cassa. quelques branches autour de lui et se coucha sur la mousse. Comme il. était fatigué, il s'endormit bientôt.

Sa nouvelle cachette lui avait semblé aussi sûre que la caverne qu'il avait habitée le jour précédent.

En effet, nul n'aurait pu supposer qu'un être humain se fût introduit dans ce labyrinthe apparemment sans issue.

Vers deux heures de l'après-midi, Jean-Charles fut réveillé par un vacarme épouvantable. Sans remuer, il prêta l'oreille, et il entendit siffler une balle au-dessus de lui!

«J'étais plus en sûreté dans ma caverne!» pensa le fugitif.

Pif! paf!

Et deux autres halles lui brûlèrent les cheveux!

Croyant sa dernière heure venue, Jean-Charles fit le signe de la croix et éleva son âme à Dieu.

—Nous le tenons, cette fois, crièrent trois hommes qui se rapprochaient, le fusil à la main!

—Tiens, le voilà! dit l'un d'eux; laisse-moi tirer.

Psitt!...

—Je l'ai! il est mort!...

«Hourra!» crièrent ensemble les trois disciples de Nemrod, en ramassant un lièvre qui gisait dans l'herbe, les quatre pattes en l'air!

Je l'ai échappé belle! pensa notre héros, en se frottant le cuir chevelu que les balles avaient effleuré... Aussi, quelle sottise de ma part d'être venu me gîter au beau milieu d'un bois pour servir de cible aux chasseurs maladroits! Décidément, je crois que j'ai perdu la tête.... Si encore ces chasseurs ne peuvent pas voir un autre lièvre rôder autour de moi...

Mais non, ils s'éloignaient, portant sur leurs épaules une longue perche à laquelle était suspendu leur unique trophée, nous voulons dire leur lièvre...

—Tas d'imbéciles! murmura Jean-Charles, en les regardant marcher: ne dirait-on pas, à les voir, qu'ils ont tué un lion!

Notre héros avait eu la précaution, avant de s'enfermer dans le bosquet, de puiser de l'eau pure dans une sorte de récipient qu'il avait fabriqué avec de l'écorce de bouleau. Il but pour se désaltérer et se rafraîchir, car il faisait une chaleur atroce, même à l'ombre, et il mangea à son appétit, afin de pouvoir supporter les fatigues de la longue course qu'il se proposait de faire dans la nuit.

Il avait hâte d'arriver aux États-Unis.

Ce pays lui offrait un abri certain contre toutes les perquisitions. Perdu dans cette agglomération humaine, où viennent se fondre tant de races diverses, il pourrait vivre, ignoré, et s'arranger une existence tranquille et sûre.

Le soir, à, huit heures, il se mit en route et marcha toute la nuit.

Il en fut de même la, nuit suivante.

Enfin, la cinquième nuit, il s'en allait à grands pas par un chemin que les arbres rendaient très obscur, quand, soudain, deux hommes d'une haute taille se placèrent devant lui, le pistolet au poing, eu lui disant en anglais: «Vous êtes, notre prisonnier!»

—Pourquoi cela? leur demanda Jean-Charles.

—Parce que vous désertez le pays, après avoir pris une part active à l'insurrection.

—Vous vous trompez!

—Non! nous vous reconnaissons, d'ailleurs: vous êtes Pierre-Rémi Narbonne!

—Vous vous trompez! vous dia-je.

—Suivez-nous toujours; vous vous expliquerez avec la justice.

—Très bien! dit Jean-Charles.

Les soldats étaient placés côte à côte devant lui.

Tout à coup, Jean-Charles fit un bond de travers et donna un coup de poing au premier soldat qui assomma l'autre avec sa tête, et tous les deux roulèrent dans la poussière!

Jean-Charles les désarma et les lia ensemble avec la corde qui devait sans doute servir à l'attacher lui-même; puis il prit ses jambes à son cou, sans leur laisser son adresse...

Le lendemain matin, il arrivait à Berlin, New Hampshire.

Il avait franchi, en cinq nuit, une distance de cent soixante-quatre milles!

*
*   *

Les beaux jours de l'été avaient fui, et les habitants de Sainte-R... pleuraient encore la disparition de Jean-Charles.

Pendant plusieurs semaines, le curé et ses paroissiens avaient fait les plus actives recherches sans avoir pu découvrir les traces du malheureux fugitif.

Quelques-uns croyaient que notre héros s'était noyé en voulant traverser le fleuve; car la marée montante avait ramené, le lendemain, au rivage, les pièces éparses du radeau dont le malheureux s'était servi.

Quoi qu'il en soit, des prières publiques furent dites à l'intention du cher disparu, et tous les habitants de Sainte-R... prirent le deuil en son honneur.

L'abbé Faguy, ce coeur pourtant si fort et qui savait si bien consoler les autres dans leurs afflictions, se montrait inconsolable de la disparition de son ami.

L'hypothèse de la noyade lui paraissait absurde: Jean-Charles était trop habile nageur; et d'ailleurs on aurait retrouvé son corps.

Il se représentait nettement la situation: Jean-Charles a dû croire que la balle avait tué son frère instantanément, et, craignant d'être arrêté et condamné comme assassin, il aura fui à l'étranger pour se soustraire à la justice.

Que d'innocents, hélas! ont été condamnés simplement sur des preuves de circonstances...

L'abbé Faguy espérait, cependant, que Dieu lui permettrait de retrouver bientôt le fugitif, afin de le rassurer et de le consoler.

Mais Dieu, dont les desseins sont aussi justes qu'impénétrables, en avait décidé autrement.

Jean-Charles devait boire jusqu'à la lie le calice de douleur...

Chargement de la publicité...