Le vieux muet, ou, Un héros de Châteauguay
L'EXIL
Que de fois appuyé sur sa bêche immobile,
Fixant sur l'horizon son oeil doux et tranquille,
Il semblait contempler tout un monda idéal.
Oh! sa jeunesse alors, avec sa sève ardente,
Déroulant les anneaux de cette vie errante,
Lui montrait le pays natal.
OCTAVE CRÉMAZIE.
On dirait que le barde canadien pensait à Jean-Charles Lormier—qu'il connaissait, sans doute—quand il a écrit ces beaux vers; car il est difficile de mieux peindre l'attitude que prenait parfois notre héros, quand, appuyé sur sa bêche, il revoyait, comme dans un rêve: sa paroisse natale où il comptait tant d'amis sincères, le Saint-Laurent dont il avait si souvent admiré le majestueux cours, son père, sa mère, ses soeurs, son curé si bon et si dévoué, l'angélique figure de Corinne, le vieux François, les heures consacrées à l'étude et au service des. pauvres, les félicités et les consolations que lui laissaient entrevoir les fonctions sacerdotales. .........................................
Puis la scène changeait.
Il se voyait emprisonné dans sa maison que le feu dévorait, et, par la fenêtre, à travers la flamme, lui apparaissait la figure de Victor exprimant une joie infernale! Il voyait son frère, la poitrine percée d'une balle, gisant inanimé à ses pieds!
Il lui semblait entendre la foule, indignée, lui jeter à la face cette terrible accusation: «Tu n'es qu'un fratricide!»
Il était condamné à vivre loin du sol aimé de la patrie, et à porter toute sa vie une honte et un déshonneur immérités... Et des larmes coulaient lentement à travers sa barbe devenue aussi blanche que ses cheveux.
Mais, se rappelant les conseils et les consolations que lui avait prodigués l'abbé Faguy, il disait, en levant les yeux au ciel: «O mon Dieu! faites-moi souffrir davantage, si vous le désirez, mais, je vous en supplie, soulagez l'âme de mon pauvre frère!»
Jean-Charles croyait, avec un pieux auteur, que entre la mort apparente et réelle, du corps, il y a place à la miséricorde divine. Et il espérait que son frère, à ce moment suprême, avait reconnu ses fautes et avait eu le bonheur d'en obtenir le pardon. Alors, réconforté par l'espérance que Victor avait trouvé grâce devant Dieu, l'exilé reprenait sa bêche et se remettait au travail avec un courage nouveau.
*
* *
Dans le chapitre précédent, nous avons laissé Jean-Charles au moment où il arrivait à Berlin, petite ville située dans l'état du New-Hampshire.
Berlin, qui est aujourd'hui un centre industriel important, avec une population assez considérable, n'était pour ainsi dire à cette époque qu'un village peu remarquable et peu remarqué. Ses habitants étaient presque tous des catholiques qui avaient quitté l'Irlande pour échapper à la persécution.
Notre héros connaissait cela par les différents ouvrages américains qu'il avait lus. Berlin convenait bien à la vie ignorée qu'il se proposait de mener désormais; là il pourrait librement remplir ses devoirs religieux. C'était l'essentiel pour lui.
Mais le malheureux craignait de se compromettre en répondant franchement aux questions qui lui seraient posées. Il ne voulait avoir jamais recours au mensonge. Comment s'y prendre pour sortir d'embarras? Il résolut, en mettant le pied sur le sol américain, de faire le muet.
Il s'assignait là un rôle excessivement difficile à jouer. La moindre distraction pouvait le trahir. Pour ne pas être exposé à oublier son rôle, il prit l'habitude de garder toujours dans sa bouche un petit caillou, qui devait lui servir de moniteur au besoin.
C'est donc avec un petit caillou dans la bouche, que Jean-Charles, le 2 juillet au midi, se présenta, à Berlin, chez un nommé Patrick Kelly, fermier assez à l'aise, qui habitait, avec sa femme et deux grands garçons, une jolie maison blanchie à la chaux.
En voyant arriver cet homme, ce géant, sale, couvert de poussière et les habits en lambeaux, les membres de la famille Kelly éprouvèrent de la surprise et de la frayeur.
L'étranger les salua, et, par des signes qu'il avait longtemps pratiqués, leur fit comprendre qu'il ne parlait pas et qu'il désirait, en payant, avoir quelque chose à manger.
Douze dollars, qu'il avait pu soustraire aux flammes, composaient toute sa fortune.
Le vieux fermier lui répondit qu'il ne voulait pas accepter d'argent, et lui offrit de bon coeur de partager le modeste repas de famille. Il approcha de la table une chaise et invita l'étranger à s'y asseoir.
Mais celui-ci déclina la politesse et exprima, toujours par signes, qu'il mangerait quelques bouchées sur le perron de la maison.
La vieille fermière joignit ses instances à celles de son mari, mais sans plus de succès.
Le visiteur paraissait tenir à manger seul et à l'écart.
On lui servit de la bonne soupe, du lard, des pommes de terre, du pain de ménage très bien cuit, des crêpes, du lait et des brioches.
Le muet fit un excellent repas.
C'était le temps de la fenaison, et le vieux fermier avait une abondante récolte à faire.
Le matin même de ce jour, on avait commencé à faucher dans un vaste champ qui se trouvait à deux arpents de la maison.
Les faucheurs y avaient laissé les instruments de travail.
Jean-Charles se leva, se rendit au champ, prit une des faulx et se mit à abattre le foin.
La faulx, dans ses mains habiles, allait de droite à gauche avec un bruit clair et cadencé, et le foin tombait aussi dru que s'il eût été rasé par une faucheuse!
Le père Kelly, sa femme et les deux garçons s'étaient avancés sur le seuil de la porte et regardaient le faucheur avec une sincère admiration.
—Je n'ai jamais vu, dit le vieillard, un homme manier la faulx avec autant d'adresse et d'aisance; malgré la chaleur, il ne parait pas sentir la fatigue! Voyez donc, ajouta-t-il, en s'adressant à ses garçons, la large trouée qu'il a déjà faite dans le champ... de ce train-là, il ne mettrait pas de temps à faire nos foins!
—Vous avez raison, père, répondit l'aîné des garçons, cet homme est aussi adroit que fort, et ce serait un plaisir pour nous de travailler sous sa direction. Pourquoi ne l'engagez-vous pas?
—Oui, oui... dit le bonhomme, en se grattant l'oreille, mais on ne connaît pas ce géant-là, et je vous avoue qu'il me fait peur...
—Allons, allons! interrompit la mère Kelly, pourquoi aurais-tu peur de cet homme? Il a une figure très respectable, et il a l'air si bon et si malheureux!
C'est sans doute un chef de la rébellion canadienne qui a fui son pays pour ne pas tomber au pouvoir des tyrans...
Puis il est catholique, car il a fait dévotement le signe de la croix avant et après le repas; et je le crois Irlandais, vu qu'il comprend parfaite ment notre langue.
A ta place, bonhomme, je lui proposerais de l'engager.
—C'est bien, ma vieille, je verrai ça ce soir, répondit le fermier; et il sortit avec ses garçons pour aller rejoindre le faucheur.
Le vieillard félicita Jean-Charles sur son habileté à manier la faulx et lui dit: «Je n'ai pas voulu accepter d'argent pour le dîner, mais vous avez déjà trouvé moyen de le payer trois fois par votre travail... Allez maintenant vous reposer à la maison pendant que nous travaillerons.»
Le pseudo-muet se contenta de sourire à ces aimables paroles et continua, à faucher avec la même ardeur jusqu'au soir, ne s'arrêtant que pour boire ou aiguiser sa faulx.
Sans exagération, il avait, fait à lui seul une fois plus d'ouvrage que le vieillard et ses garçons ensemble!
C'était vraiment un homme extraordinaire que Jean-Charles Lormier!
Il avait marché toute la nuit et toute la matinée, ne s'était arrêté qu'une demi-heure pour dîner, et cependant il paraissait encore plus alerte que les garçons du père Kelly.
A sept heures, le vieux fermier invita l'étranger à venir prendre le souper.
Il accepta l'invitation, mais s'obstina encore à vouloir manger sur le perron.
Après le souper, Mme Kelley désigna à Jean-Charles la chambre qu'elle lui avait, préparée; mais celui-ci fit comprendre à la brave femme, par des gestes, qu'il ne devait pas occuper cette chambre, à cause de la malpropreté de ses vêtements, et qu'il irait passer la nuit dans la grange.
Toute la famille voulut le retenir à la maison, mais leur insistance fut inutile.
Le colosse se dirigea vers la grange et monta au fenil, où l'on avait déjà serré quelques bottes de foin.
Il fit sa prière, et, selon la pieuse habitude de toute sa vie, récita le chapelet; puis, s'étendant sur le foin parfumé, il s'endormit profondément.
Le lendemain matin, à trois heures, l'intrépide faucheur était debout, frais et dispos. Il alla d'abord faire une marche sur la grève d'une jolie petite rivière qui traversait les terres du père Kelly. Puis, à quatre heures, armé de la faulx, il reprenait sa besogne aux champs.
C'est le travail qu'il fallait à cette nature pleine de sève; et depuis qu'il avait repris l'ouvrage, il sentait ses forces se décupler et le calme revenir dans son esprit.
Le vieux fermier était matinal, mais il ne se rendait jamais aux champs avec ses garçons avant cinq heures; aussi fut-il surpris d'entendre, vers quatre heures, le rythme cadencé de la faulx, il courut à la croisée et vit le géant à l'ouvrage.
Déjà à l'oeuvre! pensa-t-il. Oh! oui, ma bonne femme—qui est une physionomiste—avait bien raison de dire que ce colosse serait pour moi un homme précieux. Mais j'hésite à le prendre à mon service, car il me semble qu'il va me demander des gages trop élevés pour mes moyens...
Quel homme!
—Bonne femme! cria, le vieillard, viens donc voir, par curiosité, travailler le muet; regarde ce long rang de foin qu'il a déjà aligné sur le champ!
—Mais, mais, mais! fit la vieille, en s'extasiant à son tour; cet homme-là va plus vite qu'une machine! Engage-le, bonhomme, engage-le, au plus tôt: c'est le conseil que je te donne!
—Je le veux bien! mais je suis sûr qu'il va me demander un prix fou!
—C'est encore drôle! parle-lui en au déjeuner.
—Oui, je lui en parlerai.
Quelques instants après, le fermier et ses garçons jouaient de la faulx avec le géant: et c'était beau d'entendre le bruit sonore et rythmé de l'acier que répétaient les échos d'alentour!
A huit heures, la vieille fermière alla avertir les travailleurs que le déjeuner était prêt, et tous revinrent à la maison avec elle.
Cette fois-ci, bon gré mal gré, Jean-Charles fut obligé de s'asseoir à la table de famille.
Il dut, naturellement, ôter le caillou qu'il avait dans sa bouche, ce qu'il fit avant d'entrer dans la maison; mais il se promit bien d'être sur ses gardes et d'ouvrir la bouche seulement pour manger.
Vers la fin du repas, le père Kelly dit à Jean-Charles: «Aimeriez-vous à rester ici pour nous aider aux travaux de la ferme?»
Notre héros fit un signe affirmatif.
—Combien me demandez-vous par mois?
Jean-Charles fit comprendre par des signes que la nourriture et le vêtement lui suffiraient.
—Oh! alors, repartit le vieillard en riant, vous pouvez, désormais, considérer ma maison comme la vôtre, et je saurai me montrer aussi généreux que vous êtes peu exigeant...
*
* *
La mère Kelly était une femme de talent, d'ordre et de conduite; une de ces épouses et de ces mères qui sont l'honneur et assurent la prospérité d'une nation.
Elle était l'âme dirigeante de sa maison en même temps que l'idole de son mari et de ses enfants. Non contente de faire à la perfection tous les travaux du ménage, elle se livrait encore aux utiles industries qui savent tirer parti de tout et sont une source d'épargne au foyer du paysan.
Elle tissait la toile, la laine, taillait et confectionnait tous les vêtements et la lingerie de la famille.
Gardienne vigilante de la maison, toujours occupée à un travail intelligent et profitable, elle ne trouvait de temps ni pour les promenades futiles et dissipantes, ni pour les commérages fielleux et malsains.
Et le soir, en fermant ses paupières, elle pouvait dire, avec la satisfaction du devoir accompli: «Ma journée a été bien remplie, et je la présente devant vous, ô mon Dieu!»
Grâce à ses talents et à son travail, Mme Kelly donnait aux siens tout ce dont ils avaient besoin, et augmentait chaque année le joli pécule que son mari possédait déjà et qu'il avait placé à la banque.
*
* *
Jean-Charles, le lecteur s'en souvient, était, arrivé à Berlin, les habits en lambeaux; il avait déchiré ses vêtements dans ses longues courses, la nuit, à travers les bois.
La mère Kelly lui confectionna deux habillements.
Notre héros était fier d'être convenablement vêtu, non pas parce qu'il avait le désir de plaire, mais parce qu'il comprenait qu'un bon chrétien doit observer rigoureusement dans sa tenue les lois de la propreté et de la décence.
La propreté sur soi, a dit une belle âme, est comme une seconde pudeur.
Et comme Jean-Charles avait la noble habitude de s'approcher, chaque dimanche, de la sainte table pour y recevoir le corps adorable de Jésus-Christ, il lui semblait que, pour se présenter devant le Roi des rois, il devait se vêtir aussi proprement, sinon plus, qu'il convient de le faire, quand on se présente devant un roi ou un grand du monde.
Il n'est pas nécessaire d'apporter de la toilette au banquet de l'eucharistie, non! mais de la propreté et de la décence, oui!
Ce serait outrager Dieu que d'agir autrement.
Jean-Charles demeurait à plus d'un mille du village, et il n'y allait que le dimanche.
S'il fuyait la société, c'est parce qu'il craignait d'y rencontrer des compatriotes qui l'auraient reconnu et peut-être dénoncé à la justice comme assassin!
Pourtant, bien habile eût été celui qui aurait reconnu le jeune héros de Châteauguay dans cet homme, à la barbe et à la chevelure blanches, qu'on voyait passer, appuyé sur une canne comme un vieillard, portant le costume du paysan et coiffé d'un chapeau de paille à larges bord»!
Même une fois, en sortant de l'église, il s'était trouvé face à face avec un de ses plus intimes amis de Saint-Denis, qui l'avait regardé sans le reconnaître.
Ce fait avait quelque peu calmé ses appréhensions, mais il ne voulait pas s'exposer.
*
* *
Jean-Charles était à Berlin depuis un an.
Il ignorait absolument ce qui s'était passé au Canada dans le cours de ces douze longs mois.
L'exilé recherchait la solitude; cependant—curiosité bien légitime—il désirait ardemment être renseigné sur les dispositions de ses amis à son égard, sur le sort des malheureuses victimes de l'insurrection et sur les affaires générales de son cher pays.
S'il avait pu seulement lire les journaux!
Mais il était privé de cette précieuse source de renseignements, caria famille Kelly ne recevait aucun journal...
L'exil lui aurait peut-être paru supportable s'il eût pu, au moins, satisfaire son goût pour l'étude; mais il n'avait pas de livres, et n'osait pas aller en acheter au village!
Un dimanche l'après-midi, Jean-Charles était monté au grenier de son logis pour chercher une médaille—souvenir de la bataille de Châteauguay—qu'il portait toujours dans une de ses poches, et qu'il avait perdue depuis quelque temps.
Il la trouva dans un coin, en arrière d'un vieux coffre poussiéreux.
En voulant remettre ce coffre à sa place, le chercheur en détacha le couvercle qui glissa sur le plancher.
Un cri mêlé de surprise et de joie, s'échappa, de la bouche de notre héros.
Que contenait donc ce coffre mystérieux?
Des livres... oui, un grand nombre de livres!
Jean-Charles, assis sur ses talons, restait ébahi en face de cette bibliothèque d'un nouveau genre!
Enfin, il se décida à faire l'examen de son trésor.
Le premier volume—grand format qu'il sortit, était un recueil des principales productions de Shakspeare: Othello, Hamlet, Macbeth, Henri VI, et la Mort de Richard III; puis un dictionnaire anglais et français; un volume renfermant le Paradis perdu et les poésies choisies de Milton; une grammaire anglaise; une histoire universelle; les principaux poèmes et drames de Byron.
Bref, il y avait dans ce coffre, entassés pêle-mêle, une centaine de volumes classiques et religieux, et plusieurs cahiers remplis de notes relatives à l'enseignement de la langue anglaise.
L'heure du souper était passée depuis longtemps et la famille Kelly attendait encore Jean-Charles pour se mettre à table.
—Que fait donc le géant? dit le vieux fermier.
—Il me semble que j'entends des pas, en haut, répondit sa femme. Va donc voir s'il est là.
Le vieillard se rendit au grenier et trouva notre héros, tout couvert de poussière, occupé à placer soigneusement les livres sur des tablettes.
En voyant le vieux fermier, Jean-Charles lui montra les livres avec une joie enfantine!
—Ces livres, fit le bonhomme, sont un héritage de mon frère aîné, ancien professeur, décédé à Cork, en Irlande, il y a quarante ans.
Venez-vous souper? ajouta-t-il.
Jean-Charles regarda à sa montre et constata, avec étonnement, qu'il était sept heures et quart!
Il descendit avec le père Kelly.
Les quelques heures qu'il venait de passer en tête à tête avec les livres, lui avaient paru bien courtes. Et cette trouvaille lui procurait autant de bonheur que la découverte d'un trésor en procure au mineur.
Il sentit se réveiller sa passion pour l'étude.
Sa connaissance de l'anglais était assez grande: il lisait et écrivait avec facilité en cette langue; mais il voulut en pénétrer les secrets et le génie, et se mit à l'oeuvre avec courage.
De temps à autre, quand les travaux de la ferme ne pressaient pas, et qu'il avait besoin de distraction, notre héros allait à la chasse ou à la pêche. Il pouvait aisément contenter ces goûts, car la rivière Wilson, qui traversait les terres du père Kelly, était très poissonneuse, et le gibier foisonnait dans les bois d'alentour.
En somme, pour un homme comme lui qui se croyait déchu de ses droits, de sa dignité, et exclu pour toujours de la société des honnêtes gens, une telle vie ne manquait pas d'agrément et d'utilité, et il en remerciait tous les jours le bon Dieu.
La maison du vieux fermier était fort habitable, et l'exil maintenant n'y pesait pas trop. Elle était petite, mais le coeur de son propriétaire était grand. On eût pu écrire sur le seuil de ce logis les mots du philosophe latin: Parva domus, magna quies!
Dans l'esprit des membres de la famille Kelly, le géant—comme ils appelaient notre héros—était un grand persécuté, un saint, et tous lui témoignaient la plus sincère vénération.
Ils le croyaient réellement muet.
Jean-Charles pouvait, depuis longtemps, se dispenser du caillou: à force de rester silencieux, il avait pour ainsi dire perdu l'usage de la parole.
Au milieu de ses épreuves, Jean-Charles avait reçu du ciel une consolation, la plus grande qu'il pût désirer: celle de croire que son frère était sauvé!
Une nuit, il vit, en songe, son frère s'approcher de lui, la figure toute rayonnante d'espérance, et lui dire: «Frère, console-toi, car j'ai reconnu mes fautes quelques instants avant de mourir, et Dieu a eu pitié de moi! Prie pour le soulagement de mes peines...»
C'était dans la première nuit de mai.
Chaque nuit de ce mois consacré à la Sainte-Vierge, le même songe revint flotter dans son imagination et la même figure lui apparut.
La dernière unit, l'ombre mystérieuse laissa tomber, en disparaissant, ces paroles qui allèrent droit au coeur du pauvre exilé: «Au revoir dans le ciel!»
Le matin, en s'agenouillant pour sa prière, Jean-Charles fît monter vers Dieu de vives actions de grâces!
Que m'importent, se dit-il, les jugements des hommes, le mépris de mes concitoyens et l'exil, si mon frère est sauvé!
Il ne me reste plus qu'à attendre, ici, l'heure où Dieu daignera m'appeler à lui.
L'ORPHELIN O'NEIL
Vers la fin de la quatrième année de son exil, Jean-Charles, en revenant un soir à la maison, après sa journée de travail, aperçut le corps d'un petit garçon qui gisait inanimé sur le bord d'un ruisseau. L'enfant portait à la tête une blessure d'où le sang coulait encore faiblement. Notre héros trempa son mouchoir dans l'eau glacée et, à plusieurs reprises, l'appliqua sur la figure du petit blessé, qui revint promptement à la vie.
En recouvrant ses sens, le bambin tressaillit de frayeur en sentant sur son visage le contact des larges mains du géant. Mais celui-ci lui adressa les paroles les plus tendres et réussit à le rassurer tout à fait.
L'enfant paraissait avoir une dizaine d'années. Ses grands yeux bleus exprimaient à la fois l'intelligence et la bonté.
—Veux-tu venir te reposer chez-moi; j'irai te reconduire chez tes parents, après le souper?
L'entant, pour toute réponse, se contenta de sourire.
Jean-Charles prit ce sourire pour un consentement, et il se dirigea avec son protégé vers la maison du vieux fermier.
—Tiens! vous nous amené le petit muet de Frank U'Neil! s'écria la mère Kelly.
Le géant expliqua par des signes qu'il l'avait trouvé évanoui sue le bord d'un ruisseau, le visage ensanglanté.
—Pauvre misérable! soupira la vieille fermière, c'est sans doute son père qui l'aura, encore battu. Et elle ajouta que l'enfant était orphelin de mère, et que son père—un ivrogne et un paresseux—lui faisait, subir les plus mauvais traitements.
En entendant ces paroles, notre héros prit l'orphelin dans ses bras et lui fit comprendre qu'il voulait être pour lui désormais un ami, un second père, un défenseur!
C'est Dieu, pensa-t-il, qui a mis cet infortuné sur mon chemin. Je m'efforcerai d'en faire un bon chrétien et un citoyen utile.
Toute la famille Kelly s'associa de grand coeur à un tel acte de charité et de dévouement.
La vieille fermière s'empressa de donner à l'enfant les soins que requérait son état. Elle lava la blessure qu'il portait à la tempe gauche et y appliqua une compresse: puis, après lui avoir fait prendre un bon souper, elle le fit coucher sur un lit bien moelleux. Le lendemain, qui était un dimanche, Jean-Charles, impatient de savoir si l'enfant avait fait sa première communion, se rendit au presbytère de Berlin.
Le curé lui apprit que le petit muet ne fréquentait aucune école depuis trois ans, c'est-à-dire depuis la mort de sa mère, et qu'il ignorait les vérités les plus élémentaires de la religion.
Alors notre héros résolut d'instruire l'orphelin et de le préparer du mieux qu'il le pourrait au sacrement de l'eucharistie.
Il se procura quelques livres pédagogiques à l'usage des muets.
Jean-Charles comptait un peu sur sa longue pratique du mutisme, pour se débrouiller dans les méthodes assez compliquées qu'il allait être obligé d'enseigner. Son illusion fut de courte durée. Des difficultés presque insurmontables se dressèrent devant lui dès les premiers pas.
L'intelligence de l'élève restait fermée, malgré les efforts du maître pour y introduire un peu de lumière.
Évidemment le maître s'y prenait mal; car l'élève paraissait apporter toute la bonne volonté désirable.
Il fallait donc étudier la méthode, en approfondir tous les secrets; il fallait aussi se bien mettre au niveau du pauvre enfant, savoir par quelles lentes et pénibles opérations il était possible d'éclairer cette raison, qui ne s'ouvrait sur le monde extérieur que par le sens de la vue!
Le professeur improvisé n'avait pas prévu tous ces obstacles. Mais avec son énergie et sa patience habituelles, il se mit sérieusement a l'oeuvre pour les surmonter.
Tous les soirs, on pouvait le voir, pendant deux ou trois heures, penché sur ses livres, apprenant tous les signes de l'alphabet, s'exerçant à les bien reproduire, et cherchant les moyens de les rendre intelligibles à son élève. Une pensée le soutenait dans ce travail ingrat et fatigant: sauver le corps et l'âme du cher orphelin!
Il y avait deux semaines que l'enfant vivait sous le toit de la famille Kelly, et son père ne semblait pas s'en occuper.
Un jour, Jean-Charles travaillait dans la grange, pendant que son protégé s'amusait au bord du chemin. Soudain des cris déchirants retentirent.
Prompt comme l'éclair, notre héros s'élance dehors et aperçoit un homme, ou plutôt une brute, qui tient le petit muet par les cheveux et le frappe à coup de pied dans le ventre!
Il bondit sur l'inconnu, le saisit par les flancs et le serre avec tant de force, que le misérable lâche prise et se met à crier à son tour comme un possédé!
Jean-Charles desserre ses tenailles, puis mettant son terrible poing sous le nez du père dénaturé, il lui fait comprendre qu'il l'assommera s'il maltraite encore son enfant.
Sur la promesse qu'il ne recommencera plus, l'ivrogne est remis en liberté, et s'éloigne en se tenant les côtes...
Le surlendemain au midi, Frank O'Neil se présentait chez le père Kelly pendant que toute la maisonnée était à table.
En l'apercevant, le petit muet se pressa contre le géant comme pour se mettre sous sa protection.
Le misérable était sobre. Il entra, le chapeau sous le bras, et demanda au vieux fermier s'il voulait bien lui donner de l'ouvrage.
—Non! répondit sèchement celui-ci.
—Pourquoi donc, monsieur, refusez-vous de m'employer?
—Parce que tu es un ivrogne, un paresseux et un père dénaturé!
—J'admets, monsieur, que j'ai été tout cela; mais j'ai bien réfléchi depuis deux jours, et j'ai pris la résolution de ne plus boire, de travailler comme un homme de coeur, et de bien traiter mon enfant.
—Bah! ce sont des promesses d'ivrogne que tu fais là...
—Je vous assure, monsieur, que je tiendrai mes promesses. Veuillez me mettre à l'épreuve.
La père Kelly interrogea Jean-Charles du regard, et celui-ci lui fit un signe qui voulait dire: donnez-lui une chance.
C'est bien, c'est bien! dit le fermier. Viens dîner. Mais je t'avertis que si tu recommences à boire ou si tu maltraites ton enfant, je te mettrai à la porte pour toujours!
—Ne craignez rien, M. Kelly, je n'ai qu'une parole, et je vous l'ai donnée...
*
* *
L'ivrogne demeurait chez le vieux fermier depuis cinq semaines, et il avait tenu parole.
Mais il n'avait pas assisté une seule fois à la messe, ce qui chagrinait beaucoup Jean-Charles.
Le sixième dimanche, en entrant dans l'église avec l'orphelin, notre héros vit Frank O'Neil qui se tenait à genoux, à l'ombre d'un pilier, le front dans les deux mains.
Sa présence dans le temple causa à Jean-Charles et au petit muet une joie indicible. Ils avaient prié pour obtenir la conversion du malheureux, et ils voyaient que le ciel n'était pas resté insensible à leurs prières. Ce matin-la ils prièrent avec plus de ferveur que jamais.
Le dimanche suivant, l'ivrogne, après avoir fait une confession générale, eut le bonheur de s'approcher de la sainte table. Dieu venait de faire un miracle en faveur de cette victime de l'ivrognerie; car, à dater de ce jour, Frank O'Neil devint un fervent chrétien, un homme laborieux et un père au coeur tendre et aimant.
*
* *
Jean-Charles était parvenu à se familiariser avec la méthode si ingénieuse de l'abbé de l'Epée, qui permet aux muets de se faire comprendre par des signes aussi bien que s'ils s'exprimaient par la langue. Et son élève, James O'Neil, après deux ans d'étude, lisait, écrivait et savait son catéchisme à la perfection. C'était un enfant excessivement intelligent.
Un jour, notre héros proposa au curé de Berlin d'interroger le petit muet par écrit.
L'épreuve eut lien en présence d'une centaine d'élèves de la paroisse.
Le curé écrivait des questions sur un tableau, et l'orphelin y répondait aussi par écrit.
L'épreuve dura une heure.
Elle fut un triomphe pour le petit muet et une belle leçon pour tous les élèves!
Puis le curé traça sur le tableau les mots suivants:
«James O'Neil, vous avez très bien répondu à toutes mes questions, et je vous en félicite. Vous ferez votre première communion dans un mois.»
L'enfant, ne pouvant contenir sa joie, sauta au cou du prêtre et l'embrassa avec effusion!
Un mois plus tard l'âme encore vierge de toute souillure, il eut l'ineffable bonheur de recevoir l'auguste sacrement de l'eucharistie.
Faire sa première communion!
Que de foi, d'amour et de grandeur dans ce premier acte de l'enfant! et que d'influence il exerce sur la vie entière de celui qui l'accomplit selon les vues de l'Eglise!
James se rendait parfaitement compte de l'importance de cet acte, et, sous le regard de Dieu, il formait la résolution d'en garder jusqu'à la mort le salutaire souvenir.
*
* *
Le jeune muet venait d'atteindre sa vingt-unième année.
La moitié de sa courte existence s'était écoulée sous la sage direction de notre héros.
L'élève avait reçu une instruction saine et forte qui le rendait capable d'occuper une bonne situation dans le monde des affaires.
Il écrivait correctement les langues anglaise et française, et connaissait suffisamment les sciences exactes.
Le commerce avait pour son jeune esprit des attrait séduisants. Mais n'ayant pu se caser à Berlin, il résolut, après avoir consulté son protecteur, d'aller tenter fortune ailleurs.
Le maire de Berlin réussit à lui obtenir une position de sous-comptable dans le célèbre magasin des MM. Stewart, à New-York. Ses nouveaux maîtres lui demandaient de venir incessamment.
Ce fut bien pénible pour notre héros de consentir à cette séparation; mais il offrit à Dieu ce nouveau sacrifice.
Au moment de se séparer, peut-être pour toujours, de l'homme qui lui avait donné les bienfaits de l'instruction, le jeune muet se sentit accablé de douleur.
Il voulut exprimer, clans son langage mystérieux, toute la reconnaissance dont son coeur débordait, mais ses larmes seules parlèrent...
Il partit avec son père pour la métropole commerciale des États-Unis.
Jean-Charles s'était montré fort devant la faiblesse et la douleur de son protégé; mais, resté seul, il sentit un vide immense se faire autour de lui!
Depuis longtemps, il s'était résigné à son sort. La bonheur du jeune homme faisait son bonheur. Car James O'Neil n'était pas seulement son élève, il était son ami, son compagnon de tous les instants.
Ensemble—le matin au réveil et le soir au coucher—ils adressaient à Dieu leurs prières d'amour et de reconnaissance; ensemble ils avaient travaillé pour soustraire Frank O'Neil à l'ivrognerie et en faire un catholique fervent, et un bon père; ensemble, parfois, pour se distraire, ils couraient les bois et les grèves pour chasser ou pêcher; ensemble, enfin, chaque dimanche, ils allaient s'agenouiller à la table. sainte pour recevoir le divin consolateur!
LE RETOUR AU PAYS
Jean-Charles habitait Berlin depuis quinze ans.
Sa vie était maintenant monotone et, languissante.
Un matin, il éprouva les atteintes d'un mal qui l'avait fait souffrir pendant plusieurs années, mais dont il s'était cru guéri pour toujours.
C'était le mal du pays. Il sentait de nouveau s'allumer en son coeur le désir intense de revoir le pays natal. Désir mystérieux, dévorant, incontrôlable, qui s'enfonce dans le coeur comme la lame d'une épée, y pratique une blessure profonde, lancinante, insondable!
Pour combattre ce mal cruel, Jean-Charles eut recours à la prière, au travail, à l'étude, à la pêche, à la chasse, à tous les moyens enfin que la foi et la raison purent lui suggérer. Ce fut inutile. La blessure était là, se creusant tous les jours, et; tous les jours causant des douleurs plus intolérables.
L'image de la patrie lointaine se fixait dans son imagination et devant ses yeux; il la portait en tous lieux et à tous les instants.
Le jour, elle se mêlait à tous ses travaux et à toutes ses pensées; la nuit, elle lui souriait, en des rêves gracieux, ou l'épouvantait en d'affreux cauchemars..
Plus de repos pour le pauvre exilé!
Peu à peu, l'appétit et le sommeil l'abandonnèrent; il éprouva du dégoût pour le travail et l'étude, les deux choses qu'il aimait le plus an monde; son énergie de fer s'éteignit et un dépérissement lent, mais visible de sa santé lui fit comprendre que la mort serait le résultat inévitable du mal qui le minait.
Il se résolut à mourir.. Mais au-dessus, bien au-dessus de cette résolution flottait toujours cette pensée: revoir la patrie!
Que de fois appuyé sur sa bêche immobile,
Fixant sur l'horizon son oeil doux et tranquille,
Il semblait contempler tout un monde idéal.
Oh! sa jeunesse alors, avec sa sève ardente,
Déroulant les anneaux de cette vie errante,
Lui montrait le pays natal!
Mon Dieu! qu'il souffrait le pauvre exilé!
Il faut que je parte! se dit-il; car je sens que je mourrai bientôt si je reste sur cette terre d'exil, et je n'ai pas le droit d'abréger ainsi mes jours.
J'irai me livrer à la justice de mon pays, laissant à mes amis le soin de faire reconnaître mon innocence... et, avant de partir, j'écrirai à l'abbé Faguy pour lui annoncer mon prochain retour.. Écrire à M. l'abbé Faguy?... Pauvre insensé que je suis! se reprocha-t-il. Que de lettres, depuis quinze ana, n'ai-je pas écrites à ce vénérable ami, sans jamais oser les confier à la poste, de crainte qu'elles ne fussent interceptées! M. l'abbé Faguy doit être mort aujourd'hui, car le cher homme avait une santé si délicate...
Puis, s'exaltant, il s'écria: non, je n'écrirai pas! non, je n'irai pas me livrer à la justice aveugle des hommes! J'irai dans mon pays, soit! mais pour y continuer, dans l'obscurité, la vie que je mène ici...
J'irai finir mes jours sur les bords de la rivière Saint-Charles, à Québec; sur ce coin de terre qui rappelle à tout Canadien-français de si touchants souvenirs! C'est là, au fond de la riante vallée, dit l'historien, qu'est le berceau de la colonie; c'est là que se trouve l'empreinte des pas du découvreur, du premier colon, du premier missionnaire; c'est là qu'est le site de la première croix, du premier fort, du premier couvent; en un mot, c'est l'unique centre d'où rayonnèrent longtemps sur le reste du pays, les lumières de l'Evangile et de la civilisation!
Oui, j'irai à Québec; car Québec, c'est plus que Sainte-R..., plus que Montréal: c'est à la fois la tête et le coeur de la patrie canadienne-française!
Il planta sa bêche dans la terre et se rendit à la maison pour y faire ses préparatifs de départ.
Le soir, au souper, le père Kelly ayant remarqué que Jean-Charles paraissait plus triste que d'habitude, lui demanda s'il était malade.
—Non, mon bon ami, répondit Jean-Charles, d'une voix émue, mais je dois vous quitter ce soir, et j'en suis grandement peiné...
La foudre tombant sur la maison n'aurait pas causé plus de surprise et d'émoi que ces premières paroles sorties des lèvres de Jean-Charles.
—Comment! vous parlez! Quoi! vous nous quittez! s'écrièrent à la fois tous les membres de cette brave famille...
—Oui, je parle, mes bons amis! je parle! car il m'est impossible de vous exprimer par des gestes tout le chagrin que me cause cette séparation, et toute la gratitude que je vous dois! Sans savoir si je n'étais pas un malfaiteur, un criminel, vous avez eu la charité de m'accueillir sous votre toit si hospitalier, et vous m'avez témoigné sans cesse des égards et une tendresse qui m'ont fait oublier parfois les malheurs de mon existence... J'avais retrouvé ici les douceurs et les joies familiales, et j'espérais pouvoir finir mes jours au milieu de vous; Mais, hélas! le mal du pays s'est emparé de moi depuis quelque temps et ne me laisse pas un instant de répit, ni le jour ni la nuit... J'ai lutté sans succès, et je sens que je mourrai si je résiste à la voix puissante qui m'appelle, et cette voix, mes bons amis, c'est celle de la patrie!
Le père et la mère Kelly pleuraient.
Ah! c'est qu'il connaissaient, eux aussi, pour l'avoir ressenti autrefois, l'acuité de ce mal épouvantable... Ils s'étaient exilés de leur pays pour fuir la persécution, mais l'Irlande, la verte Erin, était toujours la patrie de leur coeur! Et bien des fois, par la pensée, ils s'étaient transportés au village natal pour revivre les jours heureux de leur jeunesse!
Mais Dieu, sur le sol américain, avait adouci l'amertume de leur exil en leur envoyant des enfants—ces doux anges du foyer—dont la vue seule suffit à faire oublier la patrie absente! Et ils s'étaient attachés à leur patrie d'adoption, puisqu'elle était le berceau et par conséquent la patrie réelle de leurs chers enfants...
Mais Jean-Charles, lui, était seul, seul avec ses douleurs, sur la terre étrangère! Et jamais cette terre, si hospitalière, ne pouvait remplacer le sol natal...
La séparation fut cruelle.
—Aurons-nous le bonheur de vous revoir ou au moins de recevoir de vos nouvelles? demanda, le vieux fermier.
—J'espère que nous nous reverrons; mais, dans tous les cas, je me ferai un devoir et un plaisir de vous écrire. Seulement, je vous prie de garder le secret sur tout ce qui me concerne.
—Vous pouvez compter sur notre discrétion qui sera éternelle comme l'affection que nous avons pour vous!
*
* *
Quels grands coeurs! pensait Jean-Charles, en revenant, en voiture cette fois, par la longue route qu'il avait franchie à pied quinze années auparavant.
Il ne craignait plus d'être reconnu, car le malheur l'avait changé et vieilli au point de le rendre tout à fait méconnaissable!
Il n'avait que cinquante-six ans, mais paraissait en avoir soixante-dix...
Le voyage fut heureux et rapide.
Le 27 mai au soir, l'exilé arrivait à Lévis.
Il avait fait le trajet en vingt-deux heures.
Son plan était de se rendre immédiatement à Saint-Sauveur en côtoyant le fleuve et la rivière Saint-Charles, afin de ne pas être remarqué.
Il connaissait bien la ville et ses alentours pour les avoir, autrefois, parcourus en tous sens dans ses expéditions de chasse et de pèche, et il se rappelait avoir campé, une nuit, dans une petite cabane qui avait l'apparence d'une forge abandonnée.
C'est cette cabane qu'il avait l'intention d'adopter pour demeure, si elle existait encore; et si elle avait disparu, il se proposait d'en bâtir une autre au même endroit.
En passant près des bureaux de la douane, il vit un individu, suintant la misère, qui traînait vers le fleuve un gros chien noir attaché par le cou. Le chien, comme s'il eût deviné les desseins de son bourreau, faisait des résistances inouïes pour échapper à son sort.
—Où allez-vous avec ce chien? demanda Jean-Charles.
—Vous le voyez! Je m'en vas le jeter à l'eau.
—Pourquoi cela?
—Dame! parce que je n'ai pas le moyen de le nourrir. D'ailleurs, je pars demain matin pour les États-Unis, et je veux me débarrasser de cet animal.
—Quel âge a-t-il?
—Huit mois.
—Voulez-vous me le donner?
—Sans doute, avec plaisir!
Jean-Charles ouvrit son sac de voyage et en sortit une tranche de jambon qu'il présenta au chien, en le flattant. L'animal happa le morceau de jambon dont il ne fit qu'une seule bouchée, puis vint se coucher an pied de l'étranger, comme pour implorer sa protection.
Notre héros, pris de pitié pour le pauvre homme, lui donna deux dollars, et, après lui avoir souhaité bonne chance, s'éloigna avec le chien, qui parut fier de s'attacher à ses pas.
Il traversa la paroisse de Saint-Roch en suivant la rue du Prince-Edouard dans toute sa longueur, contourna l'hôpital général et se rendit à la grève en passant par les rues Bédard et Saint-Ambroise.
La forge était encore là, à peu près dans le même état qu'il l'avait vue autrefois.
Il y fit d'abord entrer son chien et alla couper des branches de sapin qu'il jeta sur le plancher en guise de matelas.
Puis, voulant s'assurer des sympathies de la pauvre bête, il lui donna une autre bonne tranche de viande.
Le terre-neuve, n'avait probablement pas fait pareil régal depuis longtemps, car il se mit à gambader autour de son nouveau maître avec une gaieté folle.
Dès ce moment, le colosse pouvait compter sur la fidélité et le dévouement du noble animal. Il avait en lui un ami et un compagnon de sa solitude.
Après avoir tout mis en ordre, et s'être fait un lit aussi confortable que possible, notre héros s'endormit d'un profond sommeil.
Il avait besoin de repos.
Le lendemain matin, vers quatre heures, il fut éveillé par les grognements de son chien, et aussitôt il entendit la détonation d'un fusil...
Il regarda par le carreau et vit un homme, grand et sec, qui venait d'abattre un canard.
Il s'habilla à la hâte et alla rejoindre le chasseur, qui n'était autre que feu Pierre Portugais, de joyeuse mémoire, dont les exploits de chasse ont si longtemps amusé les lecteurs des différents journaux de Québec.
Chaque printemps, on s'en souvient, un journal annonçait que Portugais avait tué la première bécassine. Le lendemain, un autre chasseur de l'Ile d'Orléans—un sorcier, sans doute—réclamait cet honneur!
Portugais se fâchait et affirmait que c'était lui-même il offrait d'exhiber l'innocente victime de son coup de fusil, et défiait son antagoniste d'en faire autant!
Celui-ci se contentait de répliquer que c'était la même bécassine que Portugais conservait dans l'alcool depuis vingt ans...
Mais Portugais avait toujours le dernier mot, et, du reste, il était d'une telle habileté à la chasse, que tout le monde disait avec conviction: «C'est bien lui qui a tué la première bécassine!»
Jean-Charles s'approcha du chasseur, et, ayant repris son rôle de muet, lui fit comprendre, par des signes, qu'il désirait acheter un fusil.
Portugais, qui était un brocanteur de profession, passa son fusil au colosse en lui disant qu'il était à vendre.
Notre héros examina l'arme minutieusement et même l'essaya sur un gibier qu'il tua au vol.
Il acheta le fusil et le paya rubis sur ongle vingt dollars.
Il chargea Portugais de lui acheter les articles suivants qu'il avait inscrits sur une feuille de papier: de la poudre, des balles, une gibecière, une perche de ligne, des hameçons, un filet, des ustensiles de cuisine, un chandelier, des bougies et quelques outils.
Nous avons connu intimement ce pauvre Portugais,—ancien chantre au choeur de la Congrégation, à Saint-Roch,—et nous nous plaisons à rendre hommage à son honnêteté. C'était aussi un coeur d'or, un homme extrêmement serviable.
Il remplit avec une fidélité scrupuleuse la commission qu'on lui avait confiée, et dans l'après-midi du même jour, il arriva chez Jean-Charles en criant de sa voix flûtée: «Hé! bonjour, mon oncle! bonjour! (Car lorsque Portugais ne connaissait pas le nom d'un homme, il l'appelait toujours mon oncle.) Hé! bonjour, mon oncle! bonjour! cria-t-il à Jean-Charles, en déposant sur le plancher tout le bataclan qu'il portait dans ses bras et sur son dos.
Il était chargé comme un mulet...
Jean-Charles paya le prix que Portugais lui demanda, et, de plus, le récompensa généreusement.
Le printemps suivant, ce fut Jean-Charles qui tua la première bécassine... mais les journaux—fidèles à la vieille coutume, annoncèrent que c'était Portugais qui l'avait tuée... et Jean-Charles ne réclama point!
Voilà pourquoi... Portugais aima toujours mon oncle le muet, comme il appelait notre héros.
ÉPILOGUE
Dans le prologue de ce livre, nous avons dit qu'il y avait déjà plusieurs années que le vieux muet (Jean-Charles Lormier) habitait la grève sud de la rivière Saint-Charles, lorsque nous l'avons présenté au lecteur.
Tout le monde l'aimait et l'admirait à cause de sa bonté, de sa force et de sa bravoure.
Il était le bon génie du rivage.
La grève sud de la rivière Saint-Charles était, parfois, à cette époque, surtout le dimanche l'après-midi, le théâtre de bien des désordres.
Les jeunes gens de toutes les parties de la ville s'y rendaient en grand nombre. Après s'être baignés, dans un costume très primitif, ils s'amusaient à boire, et leurs libations se terminaient, assez souvent, par des rixes sanglantes.
Le vieux muet crut de son devoir de faire cesser ces scènes honteuses qui le scandalisaient et empêchaient les honnêtes gens d'aller se reposer en cet endroit charmant.
Il inaugura une vraie campagne contre la licence de ces moeurs grossières, et la mena avec une vigueur et une sévérité impitoyables.
Les coupables, une fois pincés par lui, n'avaient nullement l'envie de renouveler l'expérience. Quand la persuasion des conseils ne suffisait pas, le colosse trouvait dans sa force musculaire des arguments irrésistibles!
Un dimanche, le pire de la bande, qui était connu sous le singulier surnom de Caillou Simard, voulut se mesurer avec le vieux muet. Mais le géant prit Caillou par un bras et le jeta dans la rivière... Le sale individu, qui ne savait pas nager, cala au fond de l'eau comme un caillou... Mais le vieux muet, heureusement, plongea et retira le misérable à moitié asphyxié!
Ce fut fini..
Les baigneurs indécents et les soûlards disparurent, et les gens respectables purent, après les offices du dimanche, fréquenter ces parages, et y chercher le bon air et un repos vraiment honnête.
*
* *
Jean-Charles venait d'atteindre sa soixante-huitième année.
Depuis qu'il était revenu au Canada, il avait recouvré la santé et conservé sa merveilleuse force. La vie régulière, frugale et hygiénique qu'il, faisait était le secret de sa vieillesse robuste et exempte d'infirmités.
Sans être heureux, il supportait avec une grande et aimable résignation la singulière situation que le malheur lui avait créée dans le monde; et quand les douloureux souvenirs du passé lui revenaient à l'esprit, il les chassait comme des mauvaises pensées.
*
* *
Un dimanche matin du mois d'août, le vieux muet était allé entendre la première messe selon son habitude. Il communiait tous les dimanches avec une piété et une ferveur qui édifiaient tout le monde.
Ce dimanche-là, il remarqua que le célébrant était un prêtre étranger qui paraissait courbé sous le poids des ans.
La vue de ce prêtre produisit sur lui une impression, étrange, indéfinissable; le son de sa voix lui alla au coeur, et y jeta un trouble indicible. Cette figure, il l'avait vue déjà... cette voix, il l'avait entendue... Mais où, quand?...
A la communion, lorsque le célébrant déposa l'hostie sur la langue du vieux muet, sa main tremblait comme une feuille, et les paroles liturgiques semblaient s'attacher à son gosier.
Jean-Charles revint à sa place avec une lenteur inaccoutumée et qui surprit les fidèles.
Sa figure était devenue d'une pâleur effrayante. Il fut obligé de s'asseoir dans le banc pour ne pas s'affaisser, et resta longtemps immobile comme une statue.
Enfin, le malheureux sortit de l'église sans même songer à prendre de l'eau bénite, traversa un groupe de ses connaissances sans saluer, et reprit, la tête basse, le chemin de sa cabane.
Le solitaire avait l'habitude, après la messe, de préparer son déjeuner, mais ce matin-la, il oublia de manger. En arrivant à la cabane, il se laissa choir sur une chaise et y resta environ trois heures comme immobilisé! Que se passait-il en lui? Il ne pouvait s'en rendre compte, car il éprouvait une pesanteur qui le rendait incapable de penser et de se mouvoir. Cependant, le chien, que la faim aiguillonnait vint lécher les mains de son maître en faisant entendre quelques plaintes. Ces plaintes tirèrent Jean-Charles de sa torpeur. Il se leva en disant: «Quoi! il est déjà neuf heures, et je n'ai encore rien donné à manger à ce pauvre animal!»
Il s'empressa de rassasier le molosse, mais se contenta, lui, d'un bol de lait et d'une croûte de pain. Puis il sortit et se mit à arpenter la grève.
Cette promenade au grand air lui fit un bien considérable. Au bout d'une heure, il put, suivant sa louable coutume, employer le temps de la grand'messe à lire l'Évangile du jour et l'office de la Sainte-Vierge.
A une heure, le Père Durocher foulait le sable de la grève, en compagnie du vieux prêtre dont la figure et la voix avaient si vivement ému notre héros.
Jean-Charles était debout sur le seuil de sa cabane, et en voyant venir les deux vénérables vieillards, il les salua respectueusement sans prononcer un seul mot, car il jouait toujours le rôle de muet.
Le Père Durocher lui dit en souriant: «M. Jean-Charles Lormier, j'ai l'honneur de vous amener une vieille connaissance qui aura, je crois, le pouvoir de vous délier la langue...»
—Une vieille connaissance?... fit Jean-Charles, en tremblant.
—Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, mon cher Jean-Charles? lui demanda le visiteur.
—Oh! M. le curé Faguy! s'exclama Jean-Charles, en ouvrant ses deux bras...
Le vieux prêtre s'y précipita comme un enfant et longtemps les deux amis restèrent enlacés, coeur à coeur, incapables de proférer une parole...
Le bon Père Durocher se détourna pour essuyer les larmes d'attendrissement qui mouillaient son visage tout ridé...
—Oui. mon cher ami, dit enfin l'abbé Faguy. vous pouvez parler librement et vous réjouir, car votre frère, avant de rendre le dernier soupir, a proclamé votre innocence et il est mort comme un saint! Lisez ce document écrit par le Dr Chapais et signé par Victor.
Jean-Charles, après avoir lu le document, leva les yeux vers le ciel et s'écria: «Merci, mon Dieu! mille fois merci!»
—Hélas! reprit le vieux prêtre, vous avez payé par vingt-sept années de cruelles souffrances la liberté que vous recouvrez aujourd'hui, et que vous n'aviez pas mérité de perdre: c'est à ce prix, mon ami, que Dieu vous a accordé la conversion de votre frère...
—La joie que je ressens en ce moment, M. le curé, vaut bien vingt-sept années de souffrances! Je remercie le ciel d'avoir sauvé mon cher frère et je le remercie aussi de m'avoir donné, avant de mourir, l'ineffable bonheur de vous revoir!
Faites-moi le plaisir, ajouta-t-il, en s'adressant aux deux visiteurs, d'entrer dans mon humble demeure où nous pourrons causer plus à l'aise.
UNE NOBLE INDISCRÉTION
Le Père Durocher était le directeur spirituel et le consolateur de Jean-Charles, mais il lui eût été difficile de dire qu'il en était le confident.
Notre héros lui avait raconté son histoire, mais en omettant les dates ainsi que les noms de personnes et de lieux. Il avait été impossible d'obtenir le moindre renseignement qui eût pu mettre sur la voie des découvertes. Le bon Père ignorait encore le vrai nom du vieux-muet. Pourtant, il croyait à l'innocence de cet homme dont la conduite avait toujours été irréprochable depuis qu'il le connaissait. Bien des fois il avait demandé au malheureux des renseignements plus précis, lui promettant de travailler discrètement à faire reconnaître son innocence; mais Jean-Charlea était resté inébranlable.
—Pardonnez-moi, mon révérend Père, avait répondu notre héros, mais j'ai fait le voeu d'emporter mon secret dans la tombe...
Cependant, il ne devait pas en être ainsi, car Dieu avait choisi son heure pour révéler ce secret et faire éclater en même temps l'innocence de son fidèle serviteur.
Un dimanche, Jean-Charles donna, par méprise, au sacristain qui faisait la quête, une médaille d'argent en guise d'une pièce de monnaie.
Le sacristain s'aperçut de l'erreur, mais n'osa, pas, en présence des assistants à la messe, en faire la remarque au donateur. Je la donnerai, pensa-t-il, au révérend Père Durocher qui la remettra à son propriétaire.
En effet, le sacristain alla trouver le Père Durocher et lui dit: «Voici ce que le Vieux muet a déposé dans la tasse par erreur.»
Le Père Durocher prit la médaille sur laquelle il lut ces mots:
A Jean-Charles Lormier
de
Sainte-R..., P. Q.
l'un des héros de Châteauguay.
Témoignage d'admiration.
1813.
Le bon missionnaire, le coeur rempli de joie, remercia Dieu d'avoir permis cette méprise, et il écrivit confidentiellement au curé de Sainte-R... pour le prier de lui dire s'il avait déjà entendu parler d'un nommé Jean-Charles Lormier, l'un des héros de Châteauguay.
La cure de Sainte-R..., heureusement, était encore occupée par l'abbé Faguy, qui allait avoir bientôt soixante dix-neuf ans.
Nous renonçons à décrire la joie que ressentit ce vieux prêtre en recevant cette lettre.
Il télégraphia immédiatement au Père Durocher:
«Jean-Charles Lormier était mon meilleur ami. S'il vit encore, prière de me dire où il est. Répondez, s'il vous plaît, par dépêche télégraphique.»
Le P. Durocher s'empressa de répondre par la dépêche suivante:
«Votre ami Jean-Charles Lormier vit encore. Il est ici et en parfaite santé.»
Le surlendemain au soir—un samedi—l'abbé Faguy arrivait au presbytère de Saint-Sauveur.
Le P. Durocher raconta à son vieil hôte ce qu'il connaissait de Jean-Charles Lormier depuis que ce dernier habitait les bords de la rivière Saint-Charles, c'est-à-dire depuis douze ans, mais il avoua qu'il ignorait où notre héros avait vécu pendant les quinze années qui avaient précédé son arrivée à Québec.
L'abbé Faguy, impatient qu'il était de voir son ami, manifesta le désir de se rendre sur-le-champ auprès de lui.
—Permettez-moi, M. le curé, dit le Père Durocher, de ne pas acquiescer maintenant à votre légitime désir. D'abord, vous êtes trop fatigué, et ensuite, il fait trop noir pour aller à la grève ce soir.
Nous irons demain. Jean-Charles Lormier assiste à la première messe et il y communie toujours. Eh bien! vous direz cette messe et nous irons voir votre ami après le dîner.
—C'est bien! fit l'abbé Faguy, en exhalant un long soupir... Pauvre martyr! pauvre martyr! répéta-t-il plusieurs fois. Que j'ai donc hâte de le voir! qu'il me tarde de lui apprendre qu'il n'a jamais perdu l'affection et le respect de ses concitoyens...
*
* *
Retournons à la cabane de la grève où nous avons laissé notre héros en la douce compagnie de l'abbé Faguy et du père Durocher.
—Maintenant, dit le père Durocher, en s'adressant à Jean-Charles, j'ai à vous faire une restitution et à vous présenter des excuses.
—Que dites-vous là, mon révérend père?....
—Oui, je vous restitue la médaille que voici, et que vous avez donnée à la quête dimanche dernier; et je vous prie de me pardonner l'indiscrétion que j'ai commise en me servant de l'inscription gravée sur cette médaille pour vous dénoncer à... l'amitié de votre bon curé!
—Comment! j'ai donné cette médaille à la quête?... Il faut que j'aie bien peu de piété, pour être capable de faire une aussi sotte méprise dans le lieu saint! Ce n'est que le lendemain que je me suis aperçu de la disparition de ma médaille; je l'ai cherchée longtemps, et à la fin je me suis persuadé que je l'avais perdue en revenant de l'église, et je tremblais à l'idée que cet objet,—bien insignifiant en lui-même,—pouvait servir à me dénoncer à la justice... J'étais loin de penser que la perte de cet objet serait la cause de mon bonheur. Oh! non seulement je vous pardonne votre indiscrétion, mon révérend Père, mais je bénis le ciel de vous avoir inspiré la pensée de la commettre...
—Tout est bien qui finit bien! ajouta le curé Faguy; il n'y a pas eu d'indiscrétion de commise, car c'est le doigt de Dieu que je vois dans toute cette affaire, dont le dénouement remplit nos coeurs d'une vive allégresse.
—M. Lormier, dit le Père Durocher, veuillez me faire le plaisir de venir demeurer au presbytère jusqu'au jour de votre départ pour Sainte-R..
—Je vous remercie infiniment, mon révérend père, mais je tiens à habiter ma cabane jusqu'au dernier moment.
—Pourquoi cela? Depuis une heure, vous avez abandonné le rôle de muet et vous devez renoncer aussi à celui de prisonnier; car, sans vouloir vous offenser, permettez-moi de vous dire que votre cabane ressemble à une prison; et tant que vous l'occuperez, il me semble que vous raviverez sans cesse les souffrances que vous y avez endurées. Allons, mon ami, suivez-nous!
—Mais mon pauvre vieux chien ne consentira pas à se séparer de moi, croyez-le!
—Amenez-le! vous le mettrez dans la cave du presbytère, au-dessous de la chambre qne vous occuperez.
—Que vont dire vos paroissiens, mon révérend père, en voyant le Vieux muet, comme ils m'appellent, habiter votre presbytère et surtout en l'entendant parler? Ils auront de moi une mauvaise opinion, et ne manqueront pas de dire que j'ai voulu les mystifier...
—Tout le monde, à Saint-Sauveur, connaît les relations amicales qui existent entre nous deux et nul ne sera surpris de vous voir passer quelques jours au presbytère. Puis, si le coeur vous en dit, vous continuerez à rester muet pour tous, excepté pour M. l'abbé Faguy et pour moi!
Jean-Charles ne trouva plus rien à répondre, et, suivi de son fidèle terre-neuve, il partit avec ses nobles visiteurs.
Trois jours plus tard, après avoir distribué aux pauvres le peu qu'il possédait, il quitta, le coeur ému, cette brave population de Saint-Sauveur, qu'il avait appris à aimer et dont il n'avait reçu que des marques de bienveillance et de bonté.
En se séparant du Père Durocher, il lui dit:
—Je garderai de vous et de vos paroissiens un souvenir impérissable!
Comme il allait mettre le pied sur le bateau traversier, Jean-Charles entendit une voix flûtée lui crier:
—Hé! bonjour, mon oncle! bonjour donc!
C'était l'ami Portugais qui venait lui faire ses adieux.
Nous avons oublié de dire que Jean-Charles avait donné à notre chasseur Québécois, son fusil, sa gibecière, etc.
—Bonjour! mon cher M. Portugais! répondit Jean-Charles.
—Quoi! mon oncle, vous parlez à c'tte heure eh bien! tonnerre! vous allez toujours bien me dire votre nom avant de partir?...
Jean-Charles lui apprit son nom et lui dit:
—Je vous invite à venir me voir à Sainte-R... pour faire la chasse.
—Tonnerre! oui, mon oncle... pardon, je voulais dire: M. Lormier; j'irai, je vous le promets!
—Au revoir! fit Jean-Charles, en serrant la main du brave Portugais.
*
* *
Le lendemain soir, plusieurs citoyens étaient réunis sur la grève de la rivière Saint-Charles, devant la cabane déserte du vieux muet. Ils parlaient naturellement de notre héros. C'est le père Latourelle qui avait la parole, et il paraissait se donner beaucoup d'importance, le bonhomme!
—Ah! criait-il, je vous l'avais bien dit que ce sauvage-là parlait et qu'il se moquait de nous autres... Où est donc le p'tit Joachim Bédard? Ah! il n'a pas le caquet bien haut aujourd'hui! Oui ce sauvage-là parle, je l'ai entendu de mes deux oreilles, et je n'étais pas. seul: Louison Lasonde était avec moi. Pas vrai, Louison, que le vieux muet parle?
—Oui, oui, oui! fit Louison Lasonde, en grognant à la façon d'un goret. Il parle, c'est sûr, sûr, sûr!
—C'est toi, Louison, qui es sur! riposta Joachim Bédard. Et si vous n'avez pas d'autre témoignage que celui de Louison, vous feriez mieux, père Latourelle, d'aller faire une nouvelle visite à la tireuse de cartes; elle pourra vous laver encore une fois avec son torchon!
—Qui est-ce qui t'a dit cela? p'tit polisson?
—C'est mon petit doigt, père Latourelle! mais quand je le consulte, il ne me fait pas payer cinquante cents comme la Châtigny vous a fait payer pour vous laver la tête et rire de vous...
—Ce n'est pas de ton affaire, ça! Dans tous les cas, je soutiens qu'il parle, le vieux farceur!
—Tenez, père Latourelle, si c'est vrai que le vieux muet parle, je vous conseille de faire le muet à votre tour; et alors on pourra dire qu'il n'y a plus de mauvaise langue dans Saint-Sauveur...
Le père Latourelle, rouge de colère, montra le poing à Joachim Bédard, puis s'éloigna en disant: «Tu me paieras ça tout ensemble, mon petit malappris!»
UNE RÉCEPTION ENTHOUSIASTE
Avant de partir pour Québec, l'abbé Faguy avait convoqué tous les notables de sa paroisse pour leur apprendre l'heureuse nouvelle du retour prochain de Jean-Charles Lormier et les inviter à préparer une belle réception à leur distingué et si infortuné compatriote. Nous arriverons probablement jeudi matin, leur dit-il; d'ailleurs, je télégraphierai lundi à M. le maire.
Le jeudi suivant, en effet, vers neuf heures du matin, le curé Faguy et Jean-Charles arrivèrent à Sainte-R...
Tout le monde était en liesse.
La population de Sainte-R... avait considérablement augmenté depuis vingt-sept ans, et la paroisse avait marché à grands pas dans la voie des embellissements et du progrès.
A la place de la vieille église, détruite par la foudre, s'élevait un temple d'une belle architecture.
L'église, le presbytère, la plupart des demeures et les rues avaient été pavoisés, aux couleurs française et anglaise, en l'honneur de notre héros.
On avait érigé deux arcs de triomphe, un à l'entrée du village, l'autre en face du presbytère; et sur chacun de ces arcs brillaient, en lettres d'or, des inscriptions comme celles-ci:
Bienvenue au Héros de Châteauguay
—Sainte-R... acclame son plus illustre enfant!—
Il moissonne dans l'allégresse ce qu'il a semé dans les pleurs!
Reconnaissance, hommage et gloire
à M. Jean-Charles Lormier!
La gaieté—une gaieté bruyante—éclatait partout avec les détonations d'armes à feu et les fusillades de pétards.
La nature prêtait son concours à la fête, et les rayons dorés du soleil se jouaient gracieusement dans le feuillage et dans les plis des drapeaux.
A l'entrée de la paroisse, un superbe carrosse attelé de deux chevaux attendait notre distingué compatriote.
Il y prit place avec l'abbé Faguy, le maire de Sainte-R... et le député du comté. Et quand le carrosse, qui était précédé d'une fanfare, arriva sur la place de l'église, où la foule joyeuse était réunie, le canon fit entendre sa voix retentissante, puis les assistants agitèrent leur chapeaux ou leurs mouchoirs en criant:
«Vive Jean-Charles Lormier! Vive le héros de Châteauguay!»
Des centaines de personnes étaient accourues des paroisses environnantes pour assister à cette fête populaire et surtout pour acclamer Jean-Charles Lormier.
Il avait été décidé, par le comité d'organisation, que le maire, en arrivant sur la place publique, où une estrade avait été érigée, inviterait Jean-Charles à y monter et lui donnerait alors lecture d'une adresse. Mais la foule, impatiente et enthousiaste, interrompit longtemps l'ordre du programme; car dès que notre héros eût mis le pied à terre, il fut entouré, embrassé, félicité et questionné de mille manières.
Chacun voulait le voir de près, lui serrer la main, lui parler et l'assurer qu'il avait toujours joui de l'amitié et du respect de tous.
On entendait autour de lui ces exclamations: «Mon Dieu! qu'il est changé! Sainte-Vierge! qu'il a dû souffrir!» etc.
Enfin, au bout d'une heure, on permit à M. le maire d'accompagner Jean-Charles à l'estrade.
Nous citons quelques extraits de l'adresse que le maire lut à notre héros:
Monsieur et cher compatriote,
Depuis vingt-sept ans, la paroisse de Sainte-R... a consigné dans ses annales deux événements bien mémorables: votre départ et votre retour. Autant le premier avait mis de tristesse dans nos coeurs, autant le second les remplit de joie et de bonheur.
Il serait puéril de dire que nous vous avons cherché longtemps et regretté toujours.
Vous le devinez, surtout depuis que vous connaissez le résultat de l'accident qui a causé le malheur de votre vie.
Pardonnez-nous si nous osons faire allusion au drame douloureux, mais historique, dans lequel vous avez tenu le second rôle; car nous croyons que c'est Dieu qui en a été le principal acteur, et que c'est sa main qui a dirigé l'arme que vous portiez...
De ce sacrifice dépendait le salut d'une âme qui vous était chère.
Mais il fallait, de plus, satisfaire à la justice divine... et Dieu, qui n'éprouve que les nobles âmes, vous a présenté le calice d'amertume. Vous l'avez accepté, volontairement, et en avez bu jusqu'à la lie...
L'héroïsme que vous aviez déployé sur le champ de bataille, à Châteauguay, vous avait déjà valu notre admiration; mais le martyre que vous avez enduré depuis vingt-sept ans, vous a mérité notre vénération.
C'est, en effet, ce tribut que vous offre en ce moment la population de Sainte-R..., en vous souhaitant la plus cordiale bienvenue!
Cette vénération, elle est dans les milliers de voix qui vous acclament, dans les arcs de triomphe, dans les inscriptions, dans les drapeaux qui flottent au-dessus de cette paroisse dont vous avez été le maire le plus dévoué et qui se rappelle vos bienfaits et vos vertus.
Jean-Charles fut quelques secondes sans pouvoir parler; mais grâce à la fermeté de son caractère, il surmonta la vive émotion qu'il ressentait. Il prit la parole en ces termes:
M. le maire, mesdames et messieurs,
Pardon! merci! voilà les deux mots qui montent à cet instant de mon coeur à mes lèvres!
Avant de vous témoigner ma reconnaissance, je dois vous demander pardon d'avoir douté, à l'heure de l'épreuve, de votre loyale amitié. Oui, au lieu de quitter ma paroisse natale en déserteur, comme je l'ai fait, je comprends maintenant que j'aurais dû rester à mon poste, et vous laisser le soin de faire éclater mon innocence! Mais... mais, hélas! le malheur qui venait de m'atteindre était si grand et si inattendu, que mon esprit, en fut affecté autant, que mon coeur...
Je n'essaierai pas de vous peindre mes souffrances; vous les comprenez et vous les exprimez dans votre adresse par ce mot: le martyre!
Ah! oui, l'exil est vraiment un martyre! J'en ai senti toutes les tristesses et tous les ennuis pendant mon séjour de quinze ans aux États-Unis. C'est pour m'y soustraire, que je revins, il y a douze ans, à Québec, afin d'y continuer, sur les bords de la rivière Saint-Charles, ma vie obscure et ignorée.
Me croyant toujours l'objet des recherches de la justice, je n'osais revenir dans ma paroisse pour revoir ceux que j'aimais, et dont l'image était sans cesse présente à mon esprit.
Je retrouvai à Québec ce que le mal du pays m'avait fait perdre: le calme, la santé, l'amour du travail et la résignation à la volonté de Dieu.
L'air que je respirais, dans ce boulevard de la religion et du patriotisme, était bien, je le sentais, le même que j'avais respiré à l'ombre du clocher natal! Cependant, pas plus à Québec qu'aux États-Unis, je n'ai pu retrouver ce que retrouve aujourd'hui: le bonheur!
Mais si j'ai été privé du bonheur durant vingt-sept ans, je ne dois m'en prendre qu'à moi-même, puisque je me suis sans cesse dérobé à votre amitié qui pouvait me le donner...
Aussi que de regrets me cause la conduite ingrate que j'ai tenue à votre égard, et combien j'éprouve le besoin de vous en demander pardon...
Pardon, à vous, mesdames et messieurs!
Pardon, à vous, vénérable pasteur! d'avoir agi comme si j'eusse douté de votre tendresse et de votre dévouement!
J'espère que Dieu me permettra de réparer par mes actes bien plus que par mes paroles l'injure que j'ai faite à la noblesse de vos sentiments.
Maintenant, merci! pour la réception si chaleureuse que vous me faites, et qui me touche profondément!
Merci! d'avoir bien voulu rappeler les humbles services que j'ai pu rendre à ma paroisse lorsque j'avais l'honneur d'en être le maire.
Oh! que de changements ici depuis cette époque lointaine!
Sous la sage et progressive administration de mes successeurs, notre paroisse s'est transformée complètement. Mais, mesdames et messieurs, le spectacle grandiose et touchant qui s'offre en ce moment à mes regards, démontre que la population de Sainte-R..., tout en s'affranchissant de la vieille routine, est restée fidèle aux saines et pures traditions du passé. Oui, dans tout ce que j'ai vu et entendu depuis une heure, j'ai reconnu les traits caractéristiques des braves et anciens habitants de ma paroisse natale... Daigne le ciel vous les conserver, ces traits si beaux, et vous permettre de les transmettre comme un héritage à vos enfants!
Encore une fois, et du fond du coeur, mesdames et messieurs: pardon! merci!
Après ce discours, qui produisit une douce émotion dans l'âme des auditeurs, la procession se mit en marche, aux sons mélodieux de la fanfare, et parcourut toute la paroisse.
Puis la fête, comme toutes les bonnes fêtes canadiennes, fut couronnée dans le temple par un salut solennel.
C'est là, au pied de l'autel, que notre héros, si vivement ému en cette belle journée, épancha son coeur débordant d'amour et de reconnaissance.
LE VICAIRE DE SAINT-PATRICE
—Eh bien! mon cher Jean-Charles, lui dit un soir l'abbé Faguy, êtes-vous content de l'accueil que vous font vos compatriotes?
—Certes, oui, M. le curé, j'en suis très content et très reconnaissant.
—Et vous vous amusez bien, n'est-ce pas?
—A cette question, j'hésite à répondre affirmativement.
—Comment donc?
—Oui, M. le curé, je suis aussi flatté que touché de toutes ces démonstrations sympathiques, et je m'efforce d'y paraître heureux; mais mon coeur soupire sans cesse après un bonheur qui, je le vois maintenant, se trouve ailleurs que dans les fêtes bruyantes du monde. Le bonheur! je croyais pourtant l'avoir retrouvé, l'autre jour, en revoyant mon village natal...
—Que voulez-vous dire, mon cher ami?
—Je veux dire que, depuis mon retour, j'ai senti renaître le désir de me consacrer entièrement à Dieu; mais, ce qui me chagrine, c'est de penser que je suis trop vieux à présent pour être admis dans la sainte milice du sacerdoce...
—Trop vieux, dites-vous? je ne suis pas de votre opinion: et si vous voulez bien me le permettre, je vais soumettre votre cas exceptionnel à notre évêque, Mgr Bourget. Il me sera bien pénible, sur mes vieux jours, de me séparer de vous, mais ce que je désire avant tout, c'est votre bonheur et non le mien!
—Merci, M. le curé, mais notre séparation ne sera pas de longue durée, car aussitôt que j'aurai reçu les ordres sacrés, je demanderai la faveur et j'espère que je l'obtiendrai—de venir exercer le ministère à vos côtés. L'avenir nous réserve encore des jours heureux.
—Hélas! à mon âge, on ne doit plus compter sur l'avenir, car l'avenir, pour le vieillard, c'est la mort!
—Peut-être, M. le curé; mais après la mort, c'est le ciel, c'est-à-dire un avenir d'une éternelle félicité..
—Vous avez raison, mon cher ami, et j'espère en cet avenir glorieux et consolant..
*
* *
Le lecteur se rappelle que Jean-Charles, en 1838, après avoir pris la résolution d'abandonner le monde, avait donné aux pauvres une partie de ses biens et laissé à son frère une rente viagère de trois cents dollars par année. Or, son frère étant mort, cette rente annuelle contribua à augmenter le capital que le notaire avait prêté à la fabrique de Saint-X... Et, maintenant, Jean-Charles possédait une fortune de vingt-cinq mille dollars.
Il pouvait vivre en bourgeois, aspirer à tous les honneurs, avoir villa, voitures et serviteurs; en un mot, couler une vieillesse douce et heureuse au milieu de ses concitoyens dont il était l'idole.
Mais de telles pensées n'effleurèrent seulement pas son esprit. Ses vues et ses aspirations portaient plus haut: il voulait être prêtre, monter à l'autel, sauver des âmes!
Il y avait en cette nature d'élite une sève forte et abondante, que le malheur avait longtemps comprimée, et qui, aujourd'hui, voulait déborder. Pour lui donner son cours, il ne fallait rien moins que les sublimes labeurs de l'apostolat.
Ce coeur, sanctifié par la souffrance, ne pouvait plus prendre contact avec les choses du monde: il ne s'ouvrait plus que du côté du ciel!
*
* *
Jean-C'harles obtint facilement son entrée au grand séminaire de Saiut-Sulpice, à Montréal.
Il fit à l'hospice des soeurs de la charité de Sainte-R... un don de dix mille dollars; en laissa quatorze mille à l'abbé Faguy pour les pauvres de sa paroisse et ne garda pour lui-même que la minime somme de mille dollars.
Le cinq septembre, ayant fait ses adieux a son bon curé et à ses nombreux amis, il partit pour Montréal, le coeur plein d'une sainte allégresse.
Le lecteur connaît assez les talents et la piété de notre héros, pour deviner qu'il remporta au grand séminaire les succès les plus éclatants et que sa conduite y fut toujours exemplaire.
Après un séjour de vingt-deux mois dans cet asile de la science et de la vertu, Jean-Charles Lormier fut ordonné prêtre par sa grandeur Mgr Bourget.
Le curé Faguy manifesta à monseigneur le désir d'avoir le nouveau prêtre près de lui, en qualité de vicaire.
—Je regrette vivement de ne pouvoir acquiescer à votre désir, répondit le prélat. Vous savez que l'abbé O'Brien, ex-vicaire à l'église Saint-Patrice, de cette ville, est mort depuis deux mois, et qu'il est impossible au curé de desservir seul une paroisse aussi importante. Or je n'ai, dans le moment, aucun prêtre de langue anglaise dont je puisse disposer. Sachant que M. Lormier possède parfaitement cette langue, j'ai promis à M, le curé de Saint-Patrice de lui adjoindre votre protégé aussitôt qu'il serait reçu prêtre. Et je dois maintenant m'acquitter de ma promesse. Cependant, si vous le désirez, je pourrai mettre un autre prêtre à votre disposition.
L'abbé Faguy fit généreusement le sacrifice qu'on lui demandait et accepta volontiers de recevoir l'aide d'un vicaire.
Sa santé s'altérait de jour en jour, et il se sentait incapable de pourvoir seul aux besoins spirituels de ses paroissiens.
Le jour même de son ordination, l'abbé Jean-Charles Lormier fut informé qu'il avait été nommé vicaire à l'église Saint-Patrice. Cette nouvelle lui causa autant de peine que de surprise, car il connaissait les démarches que son protecteur devait faire auprès de Mgr Bourget, et il avait espéré qu'elles seraient couronnées de succès.
Il eût été heureux de soulager le curé Faguy, de veiller sur sa vieillesse... mais il se soumit sans hésiter à la volonté de son supérieur, et alla offrir ses services au curé de Saint-Patrice, l'abbé Foley, avec lequel il avait déjà eu quelques relations.
Notre héros était beaucoup plus âgé que l'abbé Foley, mais jouissait d'une santé plus robuste que celui-ci. Malgré ses soixante-dix ans, il se sentait aussi vigoureux qu'à l'âge de quarante ans.
L'étude et le travail ne paraissaient pas le fatiguer.
Pourtant, autrefois, le Dr Chapais lui avait dit qu'il le croyait atteint d'une maladie de coeur, comme son père, et lui avait recommandé d'éviter l'excès de travail et les émotions violentes.
Jean-Charles croyait à la science du Dr Chapais, mais les nombreux malheurs qu'il avait supportés depuis cette époque si éloignée, l'avait convaincu que le médecin, cette fois-la, s'était bien trompé...
Le nouveau vicaire apporta dans l'exercice de son ministère une piété, un zèle, un dévouement et une charité qui firent l'admiration des fidèles et la consolation de son curé.
La taille de ce prêtre géant eût seule suffi à en imposer à tous; mais sa sainteté à l'autel, son éloquence en chaire, sa douceur au confessionnal et sa patience au chevet des malades, lui gagnèrent toutes les sympathies et lui donnèrent bientôt une influence prodigieuse, dont il sut se servir pour la cause du bien.
L'ivrognerie faisait alors d'affreux ravages; elle avait déjà jeté la misère dans un grand nombre de familles et y soufflait maintenant la discorde et l'oubli de Dieu.
L'abbé Lormier résolut de la combattre avec les armes de la charité et de la parole.
Il fonda d'abord deux conférences de la société Saint-Vincent de Paul, et s'imposa la tâche de visiter personnellement les familles que le vice avait contaminées. Il soulagea leurs misères, leur parla de Dieu, puis les décida à venir à l'église pour prier et entendre ses sermons contre l'ivrognerie.
De plus, il établit une société de tempérance, et eut le bonheur, après six mois d'un travail opiniâtre, d'y recevoir huit cents membres, parmi lesquels figuraient les ivrognes les plus dégradés. C'était un succès. Mais l'apôtre constatait avec peine que les jeunes gens n'avaient pas répondu en assez grand nombre à son appel, et il n'épargna aucun sacrifice pour les gagner à la belle cause de la tempérance.
Le jour de la fête nationale des Irlandais approchait.
L'abbé Lormier voulut profiter de cette fête pour l'enrôlement solennel de nouveaux membres dans la société. Il acheta, avec ses deniers, un joli drapeau du Sacré-Coeur, et pria Mgr Bourget de venir en faire la bénédiction le jour de la Saint-Patrice.
Le 17 mars, une foule immense envahissait l'église Saint-Patrice, que des mains très habiles avaient décorée de banderoles et de verdure.
Quinze cents hommes et jeunes gens étaient groupés près d'un magnifique drapeau du Sacré-Coeur qui semblait fasciner leurs regards.
Avant la bénédiction, l'abbé Lormier monta en chaire. Les fidèles étaient toujours avides d'entendre la parole de cet apôtre, dont la voix sonore et le geste expressif impressionnaient fortement. Ce jour, laissant parler son coeur, le saint vieillard fit un sermon à l'emporte pièce. Dans la péroraison, s'adressant aux hommes, il prononça ces mots: «Soldats du Sacré-Coeur, debout! et, la main levée vers le drapeau que notre vénérable évêque va bénir, promettez de ne plus fréquenter les cabarets et d'observer partout et toujours la sainte vertu de tempérance!»
Tous les hommes se levèrent, et ce cri puissant fit retentir la voûte du temple: «Nous promettons!»
Cette fête mit le comble à l'enthousiasme des Irlandais. Quand ils parlaient de leur vicaire, ils l'appelaient: Holy father Lormier.
Et, dans leur pieuse naïveté, ils avaient trouvé le mot juste: l'abbé Lormier était un saint dans toute la force du terme.
*
* *
Une nuit, notre héros fut réveillé par ce cri: au feu! au feu!
Il se leva, s'habilla à la hâte et sortit du presbytère. En l'apercevant, les Irlandais lui dirent que le feu était à l'église.
Le vicaire s'y rendit en courant et vit que l'élément destructeur exerçait ses ravages à L'interieur de l'église...
Les membres de la société de tempérance devaient faire la communion réparatrice le lendemain matin, et il y avait dans le tabernacle deux ciboires remplis d'hosties consacrées!
Que faire? L'abbé Lormier allait-il permettre aux flammes de dévorer les saintes espèces sans tenter de les sauver?... Mais! il risquait d'être rôti en pénétrant dans le temple, qui ressemblait à une fournaise ardente...
N'importe! il n'hésite pas un instant!
Plongeant son manteau dans l'eau, et s'en couvrant la tête, il s'élance au milieu des flammes, court à l'autel, ouvre le tabernacle, saisit les deux ciboires et revient sur ses pas.
La flamme faisait rage, surtout à l'entrée de l'église. Un véritable mur de feu se dressait sur le passage du prêtre, et semblait vouloir le retenir captif. Sans perdre courage, l'abbé Lormier élevé son âme à Dieu, se débarrasse du manteau qni gênait sa marche, et se précipite à travers le rempart brûlant...
La foule attendait, haletante, muette d'angoisse.
Soudain un cri de joie s'échappe de toutes les lèvres: le prêtre vient de paraître, enveloppé de flammes, mais portant fermement les deux ciboires!
L'abbé Foley s'empresse au devant de son vicaire, reçoit le précieux fardeau, qu'il transporte au presbytère, pendant que les pompiers. dirigent sur le héros un puissant jet d'eau qui éteint les flammes attachées à tous ses habits...
Après un travail et des efforts héroïques, on réussit à contrôler l'incendie.
L'église avait subi des dommages considérables, mais les pertes était couvertes par les assurances.
L'abbé Lormier ne s'était pas rendu compte tout d'abord de la gravité de son état. L'excitation avait paralysé la douleur, mais elle se réveilla d'une manière intense quand il enleva, ses vêtements.
Son corps était couvert de plaies... Il ne lui restait plus un seul cheveu, et sa figure était affreusement brûlée et tuméfiée...
Les brûlures le faisaient terriblement souffrir, mais le coeur paraissait être le siège principal de ses souffrances.
Il en parla aux médecins, qui lui dirent, après l'avoir examiné, qu'il était atteint d'une hypertrophie du coeur; puis ils ajoutèrent:
—Vous pouvez remercier Dieu, si vous n'avez pas été foudroyé!
L'abbé Lormier se rappela alors ce que lui avait dit le Dr Chapais, autrefois, et il se reprocha, d'avoir douté de la science de son vieil ami.
Notre héros inspira longtemps à ses médecins et à l'abbé Foley les plus vives inquiétudes; mais grâce à leurs bons soins et aux prières ferventes des fidèles, il put, au bout de trois mois, quitter la chambre et reprendre quelques unes de ses divines fonctions.
Mais il était excessivement faible, et sentait que ses forces l'avaient abandonné pour toujours!
De plus son oeil gauche avait tellement souffert à l'incendie, qu'il ne pouvait plus s'en servir.
«Bah! se dit-il, j'ai bien sacrifié un doigt à la patrie, au feu de Châteauguay; je devais, au moins, sacrifier un oeil à Dieu, au feu de notre église...»
LES NOCES D'OR
Un soir d'août, l'abbé Lormier reçut de sa grandeur Mgr Bourget cette courte missive:
Mon cher M. Lormier,
Je désirerais causer quelques instants avec vous. Veuillez donc me faire le plaisir de venir prendre le dîner avec moi, demain, sans cérémonie.
L'abbé Lormier se rendit à l'invitation de l'éminent prélat, qui l'accueillit avec cette courtoisie et cette bonté qu'il témoignait à tous, et qui sont l'apanage des âmes bien nées.
Le dîner fut très joyeux. Au dessert, Mgr Bourget dit à son hôte: «C'est pour vous demander un service que je vous ai prié de venir me voir.»
—Je suis entièrement à votre disposition, monseigneur, répondit l'abbé.
—Merci! Voici ce dont il s'agit. La supérieure du couvent de Villa-Maria m'a confié, il y a huit jours, l'agréable tâche de présider à une touchante cérémonie: celle de la célébration des noces d'or d'une vieille religieuse, arrivée récemment des États-Unis. J'avais accepté la tâche, mais je me vois maintenant dans l'impossibilité de la remplir. Cette cérémonie a lieu demain matin, à six heures, et je dois partir ce soir pour Québec, où m'appelle une affaire importante et urgente. Vous me rendriez un grand service en voulant bien me remplacer à cette fête.
—Quoi! monseigneur, vous remplacer à cette fête?... Mais il me semble que je ne puis y songer! Les bonnes religieuses attendent votre grandeur, et c'est le plus indigne de vos prêtres qu'elles seront obligées de recevoir... Je vous en prie, monseigneur, ne leur causez pas un tel désappointement!
—Elles n'éprouveront aucun désappointement, car je les préviendrai avant mon départ..
—Je n'ai jamais assisté à pareille fête, monseigneur, et j'ignore absolument le cérémonial qui doit être observé en cette occurrence.
—Rassurez-vous, mon ami, il est des plus simples: le Veni Creator avant la messe, le renouvellement des voeux par la vieille religieuse après la messe, puis le Te Deum. Lorsque vous aurez terminé votre action de grâces, vous irez à la communauté, où les soeurs seront réunies, et vous leur adresserez la parole.
—Le programme serait simple en effet, monseigneur, si le discours en était supprimé, mais, c'est justement le point qui m'embarrasse le plus.
—L'année dernière, cependant, vous avez, sans préparation, prêché tous les soirs aux exercices de la neuvaine de Saint-François-Xavier, et tout le monde a été enchanté de vos sermons. Ah! ah! vous rougissez en entendant ce compliment... je vous assure pourtant qu'il est bien mérité.
—Ne pourriez-vous pas, monseigneur, demander à la supérieure d'ajourner cette fête à plus tard, c'est-à-dire jusqu'à votre retour de Québec?
—Non, mon ami, car la vieille religieuse... dont on doit célébrer les noces d'or, est d'une faiblesse excessive, et même elle a failli mourir, la semaine dernière. Elle est relativement bien depuis deux jours et le médecin est d'opinion qu'elle peut vivre encore quelque temps, mais aussi elle peut mourir d'un jour à l'autre. Cette bonne soeur, qui est la modestie même, s'est opposée fortement à la démonstration qu'on organise en son honneur, mais la supérieure et toutes les religieuses de la communauté veulent lui donner, en ce grand jour, un témoignage d'affection, de respect et de reconnaissance. Cette bonne vieille digne émule de Marguerite Bourgeois a rendu de précieux services à son ordre, et elle a établie sur des bases solides, plusieurs couvents au Canada et aux États-Unis.
—Enfin, monseigneur, je n'ai qu'à m'incliner devant votre volonté qui est et sera toujours la mienne. Et si j'ai mis peu d'empressement à obéir à votre grandeur, c'est parce que je me sens tout à fait indigne de la remplacer à cette fête.
—Laissez-moi vous dire, mon ami, que je diffère d'opinion avec vous sur ce point, et je suis persuadé que les religieuses me sauront gré de vous avoir choisi pour présider à cette fête des noces d'or.
*
* *
Ainsi que l'abbé Lormier l'avait prévu, les religieuses furent bien désappointées en recevant de Mgr Bourget une lettre par laquelle il leur apprenait qu'une affaire urgente l'appelait le même jour à Québec, et que M. l'abbé Jean-Charles Lormier le remplacerait avantageusement à leur fête.
Si les bonnes soeurs étaient déçues, c'est parce qu'elles avaient fait de grands préparatifs pour recevoir le distingué prélat qui était un insigne bienfaiteur de leur communauté. Mais avec l'esprit de soumission qui caractérise ces saintes femmes, elles acceptèrent de bonne grâce cette contrariété et se disposèrent à recevoir avec magnificence le représentant de sa grandeur Mgr Bourget, et à célébrer leur fête avec beaucoup d'éclat.
La supérieure ne fît d'abord connaître à personne le nom du prêtre qui devait remplacer l'évoque, car le nom de l'abbé Lormier lui était complètement inconnu. Elle pensa même que ce prêtre était un missionnaire en visite à Montréal.
D'ailleurs, elle se proposait de le présenter à la communauté après la cérémonie religieuse.
C'est la supérieure qui avait écrit la formule du renouvellement des voeux qui devait être lue par l'héroïne de la fête; mais l'absence de Mgr Bourget, l'obligea à en modifier comme suit la dernière partie: «Sous l'autorité de monseigneur l'illustrissime et révérendissime Ignace Bourget, évêque de Montréal, et en présence de son officiant-député, M. l'abbé Jean-Charles Lormier.»
Le lendemain matin, à six heures précises, l'abbé Lormier, revêtu des habits sacerdotaux, fit son entrée dans la petite chapelle de Villa-Maria.
Les décorations de la chapelle et de l'autel offraient un coup d'oeil ravissant.
Un goût véritablement artistique avait présidé à la disposition des drapeaux, des fleura et des lumières. Rien de confus ni d'exagéré nulle part, mais partout la simplicité unie à la distinction.
Trois fauteuils avaient été placés à quelques pas du balustre; celui du centre était occupé par la religieuse dont on célébrait les noces d'or, celui de droite par la supérieure, et celui de gauche par une religieuse étrangère à la communauté.
Le recueillement de l'abbé Lormier à l'autel, l'air de sainteté répandu sur sa figure, sa haute stature et sa voix grave et sonore produisirent sur les assistantes la plus salutaire impression.
Il était vraiment le digne représentant de Jésus-Christ, le héros de Châteauguay!
Lorsqu'il eût terminé la messe, le prêtre s'approcha du balustre pour entendre la lecture des voeux et bénir la religieuse qui devait les renouveler.
Il se tint debout, les mains jointes sur la poitrine.
La supérieure présenta à la vieille épouse du Christ la formule qu'elle devait lire, mais qu'elle n'avait pas encore vue.
La pieuse jubilaire prit le document, mais en voulant se mettre à genoux pour en faire la lecture, on crut qu'elle allait s'évanouir. Elle n'avait pas dormi de la nuit, et elle était si faible, que les religieuses avaient été obligées de la transporter à la chapelle dans une chaise roulante... Il lui fut permis de rester assise.
Alors, d'une voix faible, mais assez intelligible, elle lut:
«Je, soeur Sainte-Agnès de Jésus, née Corinne de LaRue....................................
En entendant prononcer ce nom, pour la première fois depuis un demi-siècle, et par celle qui le portait, l'abbé Lormier tressaillit et son coeur battit à se rompre; mais il ferma les yeux et éleva ses pensées vers l'Éternel.
La religieuse continuait sa lecture:
«................désire ardemment renouveler mes voeux.
Seigneur-Jésus, que j'ai choisi, il y a cinquante ans, pour mon céleste époux, sous la protection de votre glorieuse et immaculée mère, je renouvelle les voeux que j'ai faits à votre divine majesté, de garder pauvreté, chasteté et obéissance.
Ce joug de la vie religieuse que je porte depuis cinquante ans, est pour moi plus doux, plus léger que jamais, et je n'ai, ô Seigneur, qu'un seul regret, c'est de ne pas avoir assez fait pour répondre à la grande faveur de ma sainte vocation.
Daignez me pardonner et me faire la grâce de vous être fidèle jusqu'à la mort. Oui, je renouvelle mes voeux suivant les règles de cette congrégation et sous l'autorité de monseigneur l'illustrissime et révérendissime Ignace Bourget, évêque de Montréal, et en présence de son officiant-député, M. l'abbé Jean-Charles Lorm......
Elle ne put prononcer la dernière syllabe de ce nom, et la formule lui échappa des mains, Elle jeta un cri de surprise, saisit son crucifix qu'elle porta à ses lèvres, et expira entre les bras de la supérieure...
L'abbé Lormier, resté jusque-là impassible, leva la main et donna une suprême bénédiction à soeur Sainte-Agnès de Jésus.
Puis, avec ce calme que l'homme de Dieu sait conserver dans les moments les plus douloureux, il alla s'agenouiller devant le tabernacle et pria longtemps pour l'âme de celle dont les anges célébraient sans doute, là-haut, les noces éternelles...
MORT AU CHAMP D'HONNEUR
Six mois s'étaient écoulés depuis le sombre événement que nous venons de relater.
L'abbé Lormier avait tout à fait recouvré la santé. Du moins il semblait le croire. Car il avait repris les devoirs de son ministère avec une ardeur qui ne se ralentissait pas.
Ayant vaincu l'hydre de l'intempérance et fait renaître l'accord, le bonheur et la prospérité dans les familles, il voulut maintenir celles-ci dans le droit chemin et éloigner d'elles les dangers.
Pour arriver à son but, il transforma le rez-de-chaussée de l'église en une vaste salle pourvue d'une bibliothèque, de journaux et de jeux, qu'il mit à la disposition des hommes mariés et des jeunes gens de la paroisse.
Tous les soirs, des hommes de tout âge et de toute condition se réunissaient dans cette salle, où ils passaient des heures charmantes.
L'abbé Lormier assistait aussi régulièrement que possible à ces réunions, que sa science et sa franche gaieté rendaient instructives et agréables.
Il apprenait à ces hommes à se mieux connaître, à s'aimer et à s'aider les uns les autres dans le commerce de la vie.
L'abbé Lormier, nous l'avons déjà dit, soit qu'il fût à l'autel, au confessionnal ou en chaire, édifiait toujours. Mais c'est surtout par la prédication qu'il touchait et convertissait les âmes.
Dans l'automne de 18... il prêchait, depuis huit jours, une neuvaine à Saint-Patrice. On était venu de partout pour l'entendre.
Dans la péroraison de ses trois derniers sermons, le prédicateur avait éprouvé de violentes palpitations du coeur. Mais ces accents plaintifs de l'organe souffrant n'était pas de nature à modérer le zèle brûlant qui animait ce saint prêtre. Et pour s'exciter à combattre avec plus d'ardeur encore le vice, l'impiété et les ennemis de la religion, il se répétait souvent ce vers de Racine:
«Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats.»
Le neuvième jour, il prêcha sur la destinée de l'homme dans l'ordre surnaturel. Durant une heure il tint l'auditoire captif sous le charme de sa parole.
Puis, s'inspirant d'un grand prédicateur italien, le Père Ventura, il conclut ainsi son admirable sermon:
«La terre, songeons-y bien, est le lieu du combat; c'est au ciel qu'est le lieu du triomphe.
«La terre est le lieu du travail; c'est au ciel le lien du repos.
«La terre est le lieu du mérite; c'est au ciel le lieu de la récompense.
«La terre est le lieu de l'exil; c'est le ciel qui est notre véritable et éternelle patrie.
«Habitons donc dans le ciel par la foi, l'espérance, le désir, afin que nous ayons le bonheur d'y habiter un jour par nos personnes.»
—Ainsi soit-il! répondit une voix mélodieuse qui parut sortir du tabernacle...
L'abbé Lormier, étonné et ravi, se tourna vers l'autel; mais soudain il chancela et s'affaissa dans la chaire!
Il venait d'être foudroyé par une syncope du coeur..................................
Le héros de Châteauguay, devenu un soldat du Christ, était mort au champ d'honneur!
FIN
TABLE
Préface.
Avant-Propos.
PROLOGUE
Un sauvetage émouvant.
La tireuse de cartes.
La Maison bleue.
PREMIÈRE PARTIE
La famille Lormier.
La loyauté des Canadiens-français.
Un héros de seize ans.
Convalescence et étude.
Un clerc notaire qui s'amuse.
Une partie de chasse.
Un trait d'honnêteté et de dévouement.
Il faut sauvegarder l'honneur de sa famille.
Le cocher Philippe dans son nouveau rôle.
Un trio de nobles coeurs.
Un double compte de médecin.
Une fête patriotique.
Une bombe qui éclate.
Une dernière épître de Philippe.
DEUXIÈME PARTIE
Les fiançailles de Jean-Charles.
L'or vaincu par l'éloquence.
Vingt ans après.
TROISIÈME PARTIE
La fuite.
L'exil.
L'orphelin O'Neil.
Le retour au pays.
ÉPILOGUE
Une noble indiscrétion.
Une réception enthousiaste.
Le vicaire de Saint-Patrice.
Les noces d'or.
Mort au champ d'honneur.