← Retour

Le vieux muet, ou, Un héros de Châteauguay

16px
100%



UN TRAIT D'HONNÊTETÉ
ET DE DÉVOUEMENT

Le serviteur du curé, François Latour, en vaquant dans le presbytère aux occupations de sa charge, avait saisi assez de bribes des conversations pour comprendre tout ce qui s'était passé, ce jour-là, dans le bois-Panet.

Le même soir, vers six heures, et sans dire où il allait, il prit un long couteau bien aiguisé et se rendit à l'endroit où son maître et Jean-Charles avaient failli perdre la vie.

Il trouva les deux fusils, l'un accroché à la branche d'un arbre et l'autre à demi enterré dans la mousse.

A quelques pas plus loin, il aperçut le cadavre de l'ourse sur lequel dormaient les deux oursons.

Ah! mes gueux! se dit-il, vous êtes la cause que votre mère a voulu dévorer mon maître et son ami Jean-Charles...Attendez un peu, mes petits gueux!

Il prit son couteau et le plongea jusqu'au manche dans la gorge de chaque ourson. Les pauvres petits ne semblèrent seulement pas se réveiller; ils firent entendre un léger râle, et ce fut tout... C'est bon pour vous, mes gueux! grommela le père François, en leur donnant à chacun un coup de pied.

Et toi, ma vieille gueuse! dit-il, en apostrophant l'ourse: c'est dommage que tu ne vives plus! Je te ferais promptement ton biscuit, à toi aussi!

Tiens, vieille gueuse! attrape ça toujours... Et il lui appliqua un coup de talon de botte sur le museau...

Bon! maintenant, à l'ouvrage!

Il se mit en devoir d'enlever la peau à l'ourse et aux oursons. Ce fut le travail d'une heure.

Il fit des trois peaux un paquet qu'il s'attacha en bretelle sur les épaules, prit les deux fusils et retourna au presbytère.

Le lendemain matin, ayant obtenu un congé de quelques jours, il partit, à pied et sac au dos, pour Montréal.

Il fit le trajet en deux jours.

*
*   *

François Latour avait été en service, autrefois à Montréal, chez un homme très riche, qui s'appliquait à l'étude de l'histoire naturelle, et qui possédait un vaste musée d'oiseaux et d'animaux.

Je sais, se disait François, que mon ancien maître a déjà des ours dans son musée; mais quand je lui aurai montré la peau de l'ourse qui a failli dévorer son ami, M. l'abbé Faguy, je suis sûr qu'il voudra se la procurer, et... il ne l'aura pas pour des prunes... Et je suis sûr aussi qu'il achètera les peaux des petits gueux pour les faire empailler et les mettre aux côtés de leur mère.

François arriva chez son ancien maître, M. Normandeau dit Deslauriers, qu'il trouva dans son musée, où il passait la plus grande partie de son temps.

Comme il connaissait bien les êtres, il entra sans se faire annoncer, et dit: «Salut, M. Normandeau! comment vous portez-vous?»

—Salut! salut! mon bon François! Je suis très bien, Dieu merci! et toi, comment va la santé?

—Très bonne, M. Normandeau. J'ai toujours bon pied et bon oeil! et la preuve, c'est que je suis venu de Sainte-R... à pied et sans lunettes...

—Pas possible! Et avec ce paquet-là sur le dos?

—Oui, M. Normandeau.

—Tu viens sans doute résider à Montréal, pour enseigner, comme autrefois, le catéchisme et la grammaire aux enfants pauvres de la ville. Et c'est ton bagage que tu as là?

—Non, M. Normandeau, j'ai renoncé pour toujours à l'enseignement. Du reste, je suis très bien chez M. l'abbé Faguy, et je ne voudrais pas quitter ce bon maître pour tout l'or du monde!

—Oh! c'est beau cela! J'aime à t'entendre parler ainsi. A propos, comment est-il, ce cher M. Faguy?

—Pas trop bien, allez! M, Normandeau!

Mardi dernier, il a été sur le point d'être écharpé par une ourse.

—Hein! qu'est-ce que tu baragouines là, François?

Le vieux serviteur raconta tout ce qu'il avait appris au sujet de cette tragique affaire.

—Mais! c'est effrayant ce que tu viens de me raconter! s'exclama M. Normandeau. Quel est donc le nom de ce valeureux jeune homme qui a ainsi risqué sa vie pour sauver celle de ton maître?

—Jean-Charles Lormier, monsieur.

—Jean-Charles Lormier, dis-tu? N'est-ce pas ce même jeune homme qui s'est tant distingué à la bataille de Châteauguay?

—Oui, monsieur.

—Oh! alors, je ne suis pas surpris d'une telle bravoure et d'un pareil tour de force de sa part, car on le dit aussi fort que brave.

—Oui, monsieur, et, de plus, il est sobre, honnête, pieux, instruit, laborieux et pas fier. Enfin, je ne lui connais que des qualités.

—Je te crois, mon cher François. Est-ce que le médecin espère le réchapper?

—Oui, monsieur. Le Dr Chapais a déclaré au père Lormier que son fils n'est pas gravement blessé et qu'il sera complètement rétabli dans. quelques semaines.

—Tant mieux! Et ton paquet? Je parie que c'est la peau de l'ourse?

—Tout juste, monsieur, et celle des oursons. Comme Jean-Charles n'est pas riche et que sa maladie va être pour lui et sa famille une occasion de dépenses, j'ai pris sur moi de vendre les trois peaux et d'en remettre le produit à ce jeune homme que j'aime et que j'admire. J'ai cru bien faire en venant vous prier d'acheter ces peaux.

—Certes! oui, tu as bien fait, et laisse-moi te dire que je trouve vraiment noble le motif qui t'anime! Je ne t'offrirai pas le prix que l'on offre ordinairement pour des peaux d'ours, parce que les peaux que tu me présentes ont une histoire intéressante pour moi et une valeur inestimable.

Viens avec moi, dit-il, en passant dans la pièce voisine, qui lui servait d'office et de cabinet d'étude.

Il ouvrit un coffre de sûreté et en retira quatre cents dollars qu'il remit à François, en lui disant: «Tu donneras cette somme à notre jeune héros.» Puis, lui remettant un billet de cent dollars, il ajouta: «Tu garderas cet argent pour toi.»

Maintenant, je te défends de retourner à Sainte-R... à pied! Mais comme je sais que tu es entêté, vieux Breton que tu es! et que tu pourrais bien enfreindre la défense, je vais te faire mener à Sainte-R... en voiture, par mon cocher Philippe...

François accepta avec plaisir le prix libéral que M. Normandeau lui offrit pour les trois peaux, mais il voulut refuser le cadeau personnel que son ancien maître lui faisait en même temps.

M. Normandeau lui dit sévèrement: «Si tu n'acceptes pas cette gratification, je serai bien fâché contre toi.»

François accepta. Il remercia le généreux donateur, le salua et se dirigea vers la porte.

-Arrête! mon vieux! lui cria M, Normandeau. T'imagines-tu que je vais te laisser partir sans dîner... Nenni, suis-moi!

Il appela Jacqueline, sa cuisinière, et lui recommanda de bien servir le vieux François, et donna ordre à son cocher d'aller, après le repas, mener son ancien serviteur à Sainte-R...

M. Normandeau parut sur le seuil de sa porte au moment où François allait partir, et il lui dit:

—Présente à M. le curé mes respects et à Jean-Charles Lormier le témoignage de ma sincère admiration! Bon voyage, mon cher François!

—Merci! M. Normandeau.

*
*   *

François était tout rayonnant de bonheur en songeant à l'agréable surprise qu'il allait causer à M. le curé et à Jean-Charles, et il fredonnait sans cesse.

—Vous êtes bien joyeux, père François, aujourd'hui! fit remarquer le cocher.

—Oui, mon fiston; tu ne sais pas le bonheur qui m'arrive, toi?

—Non, je ne le sais pas, bien sûr!

—D'abord, je dois te dire que mon bon maître, M. le curé Faguy, a manqué de laisser sa vie dans la gueule d'une ourse...

—Ah! et c'est pour cela que vous êtes si joyeux!

—Mais non, gros bêta! si tu m'avais donné le temps de finir, tu aurais compris la raison de ma joie.

—Excusez-moi de vous avoir coupé la parole, père François. Parlez, bourgeois, votre serviteur vous écoute!

Et le vieillard, qui connaissait l'honnêteté du cocher Philippe Trudel, mit celui-ci au courant de la tragédie qui s'était déroulée dans le bois-Panet. Il lui expliqua le but de son voyage, à Montréal, et lui en fit connaître l'heureux résultat. Puis il conclut: voilà pourquoi...

«Votre fille est muette!» lui crièrent en riant deux jeunes gens ivres qui passaient, bras dessus, bras dessous.

Le père François dévisagea les deux compères et tressaillit en reconnaissant, dans l'un des deux, Victor, le clerc notaire... Le vieux serviteur courba la tête et resta rêveur.

—Qu'est-ce que vous alliez dire, père François, lui demanda Philippe, quand ces deux polissons vous ont coupé le sifflet?

—Ah! j'allais dire... j'allais dire: voilà pourquoi je suis si... joyeux aujourd'hui!

—Oui, vous étiez joyeux tantôt, mais pas à présent, père François... «Votre fille est muette», ont-ils dit... Allez-vous vous offenser de cette folle remarque? Je ne connais pas ces jeunes gens par leurs noms, mais je les connais bien de vue, et je sais que le plus petit des deux est apprenti notaire chez M. Archambault. C'est un dépensier et une fine canaille que ce gaillard-là!

Le père François avait perdu sa belle humeur et ne répondait que par un triste sourire aux plaisanteries intarissables de Philippe.

A la fin, le cocher cessa de lui parler et se dit en lui-même: «C'est peut-être vrai que sa fille est muette... J'avais toujours cru pourtant que le bonhomme n'était pas marié... Enfin ça ne me regarde pas!»

—Hue! marche donc, paresseux! cria-t-il, en lançant un vigoureux coup de fouet au cheval, qui prit un train rapide.

«Victor est un dépensier et une fine canaille», se répétait le vieux serviteur... mais où prend-il l'argent? Est-ce que son père et Jean-Charles seraient assez naïfs pour se laisser exploiter par lui?»

Et le bonhomme reprenait son monologue: «C'est bon à savoir que Victor est un dépensier; mais je te promets, mon petit clerc notaire, que tu ne dépenseras pas à boire l'argent que j'ai dans ma poche! J'aurai l'oeil sur toi...»

*
*   *

Il est environ une heure.

Dans la nuit devenue sombre, le cheval va son train régulier, monotone. L'air plus vif, le cabotage du cabriolet, le bruit des sabots; tout cela engourdit l'esprit et le corps, paralyse la langue et favorise les réflexions ou le sommeil.

Tout à coup, comme on vient de s'engager dans un petit bois, le père François aperçoit deux hommes masqués qui s'approchent de la voiture, le pistolet à la main. L'un décharge son arme sur Philippe, qui culbute et va rouler, tête la première, dans la boue! L'autre forban dit à François: «Donne-moi ta bourse ou je te tue!»

Le vieillard se met à crier: «Au voleur! à mon secours! Jean-Charles, à mon secours!»

—Quoi! qu'est-ce qui vous prend, père François? demande Philippe, en se réveillant.

Et François se débat dans la voiture en continuant à crier: «A mon secours, Jean-Charles!»

—Aie! aie! réveillez-vous donc, père François! dit Philippe, en secouant le vieux serviteur; pourquoi criez-vous donc au secours?

—Ouf! fait le bonhomme, en se frottant les yeux; je te dis que je l'ai échappé belle...

—Échappé à quoi?

—Je rêvais que deux voleurs masqués nous avaient attaqués; l'un t'avait déjà tué, mon pauvre Philippe... et l'autre se préparait à m'en faire autant... mais il voulait d'abord avoir ma bourse, le brigand! Ah! quand j'y pense! brrr...

—Mais remettez-vous, père François; je ne suis pas mort, Dieu merci! et votre bourse est encore à la même place, je suppose!

—Oui, mon ami, répond François, après avoir palpé la bourse qui repose sur son coeur. Mais tout de même, ce n'est pas prudent de dormir, la nuit, en traversant des bois qui peuvent être infestés d'Américains...

—Mais, babiche! à qui la faute, père François?

Il y a quatre heures que vous êtes muet comme une cruche de sirop, et trois heures que vous dormez comme une marmotte!

A la fin des fins, ça m'embêtait de veiller et de parler tout seul, et je me suis endormi à mon tour... Vous étiez pourtant bien joyeux et bien jaseur en partant de Montréal; puis, crac! vous avez fermé votre boîte parce que deux p'tits polissons vous ont dit que votre fille était muette... Mais dites donc, père François, est-ce vrai, ça, que votre fille est muette? Je vous croyais encore garçon comme moi, par exemple...

—Mais je n'ai ni fille ni garçon, mon cher Philippe, puisque je suis célibataire.

—Ha bien! c'est ce que je pensais. Mais, alors, pourquoi avez-vous paru mécontent en entendant dire à ces muscadins: votre fille est muette? S'ils avaient dit ça à mon adresse, je leur aurais répondu qu'ils mentaient comme des arracheurs de dents, car je sais bien que ma fille—je veux dire celle que je vas voir—n'a pas la langue dans sa poche...

En effet, vous ne savez pas ça, vous, père François, que je fréquente Melle Jacqueline, la cuisinière de M. Normandeau?

Oui-da! tu n'as pas mauvais goût!

Non, n'est-ce pas? Eh bien, puisque ça parait vous intéresser, je vas vous faire connaître comment je m'y suis pris pour la demander en mariage.

D'abord, je dois vous dire que ce que je recherche, moi, c'est une fille sage, réservée, pieuse et, qui sait, faire usage de ses dix doigts! Eh bien! Melle Jacqueline possède toutes ces qualités-là. Elle est belle comme un coeur, bonne comme un ange, douce comme un agneau et vive comme un taon, à l'ouvrage! Elle va à confesse tous les mois, et elle n'hésiterait pas à y aller plus souvent, la chère créature, si elle commettait le mal! Mais je suis sûr qu'elle déteste trop les péchés pour en commettre!

Tenez! elle me fait si bien penser à moi: chaque fois que je vas à confesse, je ne trouve rien de sérieux à dire, mais j'y vas quand même et souvent parce que je sais que le démon nous guette partout, le venimeux qu'il est! Mais je sers le bon Dieu du mieux que je peux, je remplis fidèlement les devoirs de mon état, et j'espère que le ciel ne m'abandonnera pas...

Pardon, excusez-moi, père François, si je me suis éloigné un brin de mon sujet. J'y reviens. Donc, un jour, je dis à Melle Jacqueline: «Je gage que vous n'aimez pas les garçon, vous?»

Elle baissa la tête et devint aussi ronge qu'une cerise mûre!

J'ajoutai: «Si un honnête garçon, que vous connaissez bien, vous demandait en mariage, que lui répondriez-vous?»

Cette fois, par exemple, elle releva la tête, et, devenant rosé, elle répondit: «Je lui dirais que je vas penser sérieusement à sa demande.»

—C'est bien! Melle Jacqueline, lui dis-je; j'aime votre réponse autant que votre personne, et c'est moi qui vous demande en mariage! Je vous donne le temps d'y penser, car je ne suis pas pressé, moi! Je vous en reparlerai dans quinze jours, si ça vous plait.

—C'est bien! mesieu, me dit elle. Et elle se retira, la figure encore couleur de rosé!

Durant les quinze jours, je ne la reluquai seulement pas une seule fois du coin de l'oeil; mais le seizième jour, l'ayant rencontrée dans la cuisine, à six heures du matin, je lui dis carrément; «Eh bien, Melle Jacqueline, qu'est-ce que vous faites de ma demande en mariage?»

—Je la garde! dit-elle, en souriant.

Ce fut tout, mais ce fut assez pour ce jour-là...

Le lendemain matin, l'ayant encore rencontrée, je lui demandai: «Consentez-vous à devenir ma femme?»

—Oui, M. Philippe, avec plaisir, répondit-elle de sa voix si douce, si douce!

—Merci! lui dis-je; j'en parlerai à M. Normandeau.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, père François, j'ai pour habitude de remettre rarement à demain ce que je peux faire aujourd'hui. Or, ce même jour, j'allai trouver M. Normandeau dans son cabinet d'étude. Il se promenait les mains derrière le dos, et semblait penser à ses bêtes...

—Que veux-tu, Philippe? me demanda-t-il, en s'arrêtant.

—Ça vous déplairait-il, M. Normandeau, si je courtisais Melle Jacqueline, votre cuisinière, pour la marier à Pâques?

Oh! père François, le bourgeois était de bonne humeur ce jour-là, car je ne l'avais jamais encore entendu rire de si bon coeur... Il se jeta dans son fauteuil, et se tint les côtes cinq minutes de temps... Et moi je riais rien que de le voir rire! La bonne humeur de mon bourgeois me donna de la hardiesse, et je repris: «J'ai parlé de l'affaire à Melle Jacqueline, et elle a accepté ma demande en mariage; mais comme je ne voudrais pas la fréquenter sans votre permission, c'est pour ça que je vous en parle.»

M. Normandeau devint sérieux et me dit:

—C'est bien! Philippe, je t'accorde cette permission; mais si je m'aperçois que tu abuses de ma tolérance, je te flanquerai à la porte!

—N'ayez pas peur, M. Normandeau, je suis un honnête garçon, et Melle Jacqueline est une fille qui sait tenir sa place...

—Va! Philippe, ajouta M. Normandeau; je paierai le violon le jour de tes noces!

—Avez-vous compris ces paroles, père François: «Je paierai le violon le jour de tes noces!» Dans la bouche de M. Normandeau, ces paroles veulent dire: «C'est moi qui paierai toutes les dépenses...»

—Sais-tu bien que tu as de l'esprit, Philippe? dit en riant le père François.

—En voilà une demande! beau dommage que je le sais! C'est vrai que l'autre jour, s'étant fâché contre moi, M. Normandeau m'a dit: «Mon pauvre Philippe! je vois bien que tu n'as pas inventé les manches de pelle ni les poignées de portes!»

Mais je lui ai répondu:»Ce n'est pas de ma faute, M. Normandeau, car quand je suis venu au monde, les manches de pelle et les poignées de ports étaient déjà inventés!»

—C'est pas bête, cela, m'a dit M. Normandeau, en me tapant sur l'épaule. Si tu n'as pas inventé les manches de pelle ni les poignées de porte, je crois, par exemple, que tu as in venté la belle humeur!

—Pour ça, M. Normandeau, c'est possible! mais c'est une invention qui ne m'a pas encore enrichi!

—Console-toi, mon cher Philippe, car les qualités et les vertus clé ta Jacqueline valent cent fois mieux que la richesse...

—Je crois que M. Normandeau disait vrai. Qu'en pensez-vous, père François?

—Il a raison. L'homme perd tout s'il perd son âme; et la richesse, c'est souvent du bois qui sert à attiser le feu de l'enfer...

—Tiens! qu'est-ce qu'on voit là-bas, dans l'opuscule? s'écria Philippe...

—Dans l'opuscule, dis-tu? tu veux dire sans doute dans le crépuscule?

—Crépuscule ou opuscule, reprit Philippe, ça m'est bien égal; mais qu'est-ce qu'on voit la-bas? On dirait que c'est un clocher?

—Mais, oui! répondit François: c'est le clocher de l'église de Sainte-R...

—Quoi! déjà? Eh babiche! que le temps a passé vite depuis trois heures! s'exclama Philippe...

—C'est parce que tu as sans cesse parlé de Jacqueline, mon fiston!

—Bien, oui! père François; ça me ragaillardit quand j'en parle...

—Tu as bien de la chance, toi, d'être toujours joyeux! soupira François.

—De la chance, dites-vous? mais il me semble que tout le monde peut avoir cette chance-là. On n'a qu'à la prendre, et, quand on l'a prise, la tenir! Vous l'aviez comme moi cette chance-là, père François, quand nous avons quitté Montréal, hier l'après-midi, puis tout d'un coup, patata! vous l'avez lâchée en entendant les deux malotrus dire: votre fille est muette. Tenez, père François, j'ai dans la caboche, l'idée que vous pensez toujours à ces deux muscadins, et que c'est à eux que vous rêviez quand vous criiez: «Au voleur! Jean-Charles à mon secours!» Pas vrai, ça, père François?

—Oui, c'est vrai, Philippe!

—Alors, babiche! vous me cachez quelque chose! Vous n'avez donc pas confiance en moi? Je vous ai bien fait mes confidences, moi, au sujet de Jacqueline; pourquoi ne me feriez-vous pas les vôtres an sujet de ces deux gaillards?

—Es-tu capable de garder un secret, Philippe?

—Eh babiche! Je crois bien! Je me crois capable de garder un secret comme la statue Nallason...

—Tu veux dire la statue Nelson?

—Oui. C'est ça qu'est pas bavarde, la statue Melson! Elle n'a jamais dit à personne pour quoi ils l'ont perchée si haut...

—Eh bien, écoute! Philippe. Tu m'as dit que le clerc du notaire Archambault est un dépensier et une fine canaille; comment sais-tu cela?

—Vous savez que je passe presque tout mon temps dans les écuries de M. Normandeau. Je soigne les chevaux et je veille à l'entretien des harnais et des voitures. C'est pas pour me vanter, mais, babiche! je vous certifie que tout ça est à l'ordre. Or, en face de l'écurie qui touche à la rue, il y a, depuis deux ans, un restaurant appelé le Saumon d'or, qui sert de rendez-vous à la jeunesse crapuleuse de la ville. Ce restaurant est tenu par une femme à l'âme malpropre, à ce qu'on dit, mais, moi, je ne la connais que de figure, et ça m'en dit assez!

Souvent, le soir, le clerc notaire arrive au restaurant dans un carrosse traîné par deux chevaux. Souvent aussi je l'entends dire, à la porte du Saumon d'or, à ses amis: «C'est moi qui paye toutes les dépenses ça soir!» Une fois même, il y a deux ou trois mois de ça, je lui ai entendu dire: «Il me reste encore dix dollars sur les cinquante que mon imbécile de frère m'a donnés! nous allons les boire à sa santé ce soir!»

Le père François, dans la voiture, trépignait de colère et d'indignation...

—Le gueux! ah! le gueux! répétait-il... Et dire que sa famille s'imagine que ce gueux-là est le modèle des étudiants!

—Vous connaissez donc sa famille? interrogea Philippe.

—Oui, mon cher; ce gueux, ce misérable est le frère de Jean-Charles qui a arraché l'autre jour, M. le curé Faguy des griffes de l'ourse...

—Vous ne me dites pas ça?...

—Oui, c'est incroyable, mais c'est pourtant vrai! Tu comprends maintenant pourquoi je suis devenu si triste et si sombre en voyant ce sans-coeur sous l'influence de la maudite boisson... Ce misérable a jeté dans l'orgie et la débauche l'argent que Jean-Charles a gagné sur le champ de bataille, à Châteauguay... Et dépenser ainsi le prix du sang d'un héros, c'est un crime qui crie vengeance au ciel! Eh bien! notre devoir à nous, Philippe, c'est de démasquer ce misérable, afin de l'empêcher au moins d'extorquer d'autre argent à sa pauvre famille. Tu peux m'aider à atteindre le but que je me propose, en me tenant au courant des allées et venues de Victor Lormier, car tel est le nom de ce chenapan! Écris-moi, et garde le secret de la confidence que je viens de te faire!

—Ne craignez pas de coups de langue de ma part, père François; sur ce chapitre-là, je serai aussi muet que la tombe!

—Merci! mon cher Philippe. Dans tous les cas, je t'assure que ce vaurien de Victor ne mettra pas la patte sur l'argent que m'a donné M. Normandeau...

—Puis moi, dit Philippe, en faisant claquer son fouet, je vous assure qu'avec cet archet-ci, je vas faire danser à Victor un rigodon à la porte du Saumon d'or... Et en travaillant d'accord, vous à Sainte-R..., moi à Montréal, nous allons peut-être réussir à arracher aux griffes du diable ce gredin-là!

—Je le souhaite de tout mon coeur, dit le père François. Prions Dieu de nous aider et de nous éclairer.

—Nous y voici! nous y voila! fit Philippe. en arrêtant la voiture à la porte du presbytère.

—Fais le tour, dit François, et entre le cheval dans la cour.

—Non, merci! je prends un verre d'eau, et je tourne bride tout de suite, car il est trois heures, et je veux coucher à Montréal ce soir.

—Si tu crois, mon fiston, que je vas te laisser partir comme ça, tu te trompes grandement reprit le père François, en prenant le cheval par la bride et le faisant entrer dans la cour. Aide-moi à dételer, et vite! Bon! tu ne repartiras que lorsque tu auras mangé et que tu te seras reposé comme il faut, et ton cheval aussi.

D'ailleurs, tu n'as pas besoin de te gêner, car le presbytère, ici, n'est pas seulement la maison du bon Dieu et du prêtre, c'est la maison de tout le monde! La maison est petite, mais le coeur du curé qui l'habite est grand!

—Si j'accepte, père François, ce n'est pas pour moi, mais plutôt pour le pauvre cheval qui à le ventre vide et les béquilles fatiguées...

François mit le cheval dans l'étable, changea la litière et donna à l'animal une bonne portion d'avoine, de l'eau et une botte du foin.

Maintenant, pensons à nous, dit-il à Philippe.

Le vieux serviteur, qui paraissait avoir ses coudées franches au presbytère, dit à la ménagère: «Préparez-nous un bon déjeuner, et, après le repas, vous donnerez une chambre à mon ami, M. Philippe Trudel, qui a bien besoin de repos, car nous avons passé la nuit sur la route.»

A quatre heures, bien repu, mais insuffisamment reposé, Philippe reprit le chemin de Montréal, malgré les instances que François avait faites pour le retenir plus longtemps.

—Merci! père François, avait répondu Philippe, je tiens à être chez le bourgeois ce soir.

—Oui, je comprends, mon drôle! tu as hâte de revoir Jacqueline, hein?

—Eh babiche! vous avez deviné juste, père François!

—N'oublie pas de m'écrire au sujet de l'affaire, tu sais!

—N'ayez pas peur! mais ne faites pas encadrer mes lettres, par exemple! je ne suis pas comme vous un ancien maître d'école, moi! et je mets plus souvent la main au fouet qu'à la plume!

—Bonne santé! Philippe.

—Vous pareillement, père François... Hue! marche donc, blond...

«Quel honnête et joyeux garçon! pensait le vieillard, en regardant s'en aller son jeune ami. Jacqueline sera sûrement heureuse avec lui!»

*
*   *

Pendant que Philippe se reposait, François avait demandé des nouvelles du curé et de Jean-Charles à la vieille ménagère. Sachant celle-ci très curieuse, il supposait qu'elle devait être bien renseignée. Il ne se trompait pas, car la vieille s'était tenue au courant.

—M. le curé, répondit-elle, est parfaitement remis de son choc nerveux; mais il en est bien autrement de ce pauvre M. Jean-Charles, qui n'est pas près de guérir de ses blessures. Il a eu, avant-hier, des faiblesses telles que M. le curé a cru prudent de lui administrer les derniers sacrements.

Ces faiblesses, parait-il, étaient dues à la quantité de sang qu'il a perdu et aux efforts surhumains que, dans son état, il a dû faire pour transporter M. le curé jusqu'ici.

Mais hier, il a passé une assez bonne journée, et dans la soirée le Dr Chapais paraissait très confiant. Je vous ai dit, François, que M. le curé était parfaitement remis, mais je suis sûre que, au moral, il souffre le martyre. Hier soir je l'ai entendu dire au médecin: «Je vous recommande de ne rien épargner, et je vous supplie même de faire l'impossible pour sauver Jean-Charles. Puis, les yeux pleins de larmes, il ajouta: Si ce jeune homme venait à mourir, je ne pourrais jamais me consoler d'avoir été la cause de sa mort.»

—La mère et les soeurs de Jean-Charles interrogea François, comment ont-elles pris ce malheur?

—Oh! en courageuses et saintes femmes qu'elles sont! C'est M. Lormier, père, qui leur a annoncé la triste nouvelle. Il leur a répété, mot pour mot, les consolations que M. le curé lui avait dictées. D'abord, il leur a certifié que Jean-Charles n'était pas en danger et leur a fait comprendre que Dieu avait permis ce malheur pour empêcher leur fils de retourner sur le champ de bataille, où il aurait été probablement victime de son héroïsme. En un mot, il leur a fait accepter ce malheur comme une chose inévitable et qui devait tourner à l'avantage de la famille et à la gloire de Dieu.

—Ont-elles vu Jean-Charles?

—Oui, deux fois. Hier encore, elles ont eu avec lui une longue et bien touchante entrevue.

—Espérons, dit François, que le ciel, sensible à nos prières, rendra bientôt la santé à notre cher malade et le bonheur à sa famille.




IL FAUT SAUVEGARDER L'HONNEUR
DE SA FAMILLE!

François Latour—le lecteur s'en est déjà convaincu—était le prototype du serviteur fidèle et dévoué. Il appartenait à cette race de serviteurs d'élite qui menace de s'éteindre dans notre pays. Sa fidélité et son dévouement ne se restreignaient pas à celui qu'il était, par devoir, obligé de servir, mais ils s'étendaient à tous les parents et amis de son bon maître; et parmi les amis, Jean-Charles avait une place de choix dans le coeur du brave serviteur.

Il se trompe singulièrement le lecteur qui pense que le vieux François s'était mis au lit le matin de son retour de Montréal. Non, certes! Aussitôt après le départ de Philippe, il était accouru auprès de notre héros, qu'il avait trouvé en la compagnie du prêtre.

Le bon curé n'avait pas voulu, même pour une seule nuit, confier à d'autre la garde du malade. Le jour, il prenait deux ou trois heures de repos, mais, le soir, il s'installait au chevet du jeune homme, qu'il soignait avec la tendresse et le dévouement d'un père.

L'abbé Faguy et Jean-Charles firent au vieux

François l'accueil le plus cordial. On eût dit qu'ils recevaient un ami plutôt qu'un serviteur!

François remarqua, avec surprise, que Jean-Charles parut très ému lorsqu'il lui serra la main. Mais il attribua cette émotion à la faiblesse du malade.

—Je suis bien content de vous revoir, dit le curé, mais je ne vous attendais pas si tôt. Vous m'aviez laissé sons l'impression que vous seriez absent une huitaine de jours.

—J'ai eu la chance, répondit le vieillard, de rencontrer tout mon monde le même jour, ce qui m'a permis d'abréger de moitié la durée de mon voyage.

—J'ai, cependant, un reproche à vous faire, mon bon François; ma ménagère m'a dit qu'elle vous avait vu partir à pied avec un paquet sur le dos. Pourquoi n'avez-vous pas pris le cheval?

—Oh! je n'aurais pas voulu, pour beaucoup, surtout de ce temps-ci, vous priver des services de votre cheval D'ailleurs, bredouilla-t-il, en rougissant, je n'avais qu'un petit trajet à faire, et le paquet que je portais était léger.

—Vous considérez comme un petit trajet vous la distance qui sépare Sainte-R... de Montréal! et vous appelez cela léger, un paquet formé de trois peau d'ours...

Le bonhomme resta tout interloqué en entendant les remarques du curé.

Je suis trahi! se dit-il, en pensant à Philippe... Ce bavard-là a tout dit à la ménagère, pendant que je soignais le cheval; et la ménagère, cette pie! a tout rapporté à mon maître!

L'abbé Faguy, voyant l'embarras du vieux serviteur, lui dit en souriant: «M. Normandeau, dans une lettre qu'il m'a fait remettre par son cocher, me raconte le but de votre voyage à Montréal et la longue entrevue qu'il a eue avec vous. Il exalte votre honnêteté et votre dévouement, puis il termine ainsi sa lettre»: «Je suis heureux d'avoir pu me procurer les peaux de ces trois bêtes qui occuperont la meilleure place dans mon musée. Je placerai la mère entre les oursons, et au-dessus d'elle je mettrai l'inscription suivante: Tuée dans le bois-Panet, le 30 mai 1814, par le poing formidable de Jean-Charles Lormier, l'un des héros de Châteauguay, au moment ou elle allait dévorer M. l'abbé Frs. X. Faguy, curé de Sainte-R..., qui était alors sans arme

Le curé et Jean-Charles remercièrent tour à tour François pour le témoignage de dévouement qu'il leur avait donné en cette pénible circonstance.

Le vieux serviteur répondit qu'il ne croyait pas mériter autant de bienveillance de leur part, et qu'il n'avait fait que son devoir. Mais, ajouta-t-il, il y a un détail—et c'est le plus important—que M. Normandeau ne mentionne pas dans sa lettre, c'est le prix qu'il m'a payé pour avoir les trois peaux.

—Comment! dit le curé, est-ce que M. Normandeau vous a payé ces peaux?

—Certainement, M. le curé! et je vous prie de croire que je n'avais pas l'intention non plus de les lui donner. Je savais que M. Lormier était trop sérieusement blessé pour pouvoir aller à la guerre, et que, par ce fait, il perdait l'occasion de réaliser une centaine de piastres. Je pensais aussi que sa maladie allait être pour vous, pour lui et pour sa famille une cause de grandes dépenses; et, alors, pardonnez-moi-le, j'ai voulu en quelque sorte arracher à ces trois animaux la réparation des torts qu'ils vous avaient causés, et j'ai vendu leurs peaux!

—Non seulement je vous pardonne, dit le curé, en plaisantant, mais j'admire votre talent pour le commerce... Vous avez, je suppose, obtenu une trentaine de dollars pour ces peaux?

François tira de la poche de son veston les quatre cents dollars qu'il déposa sur la table en disant: «Voici le produit des trois peaux!»

—Quatre cents dollars! s'écrièrent à la fois le curé et Jean-Charles!

—Oui! M. Normandeau m'a dit que ces peaux avaient à ses yeux une valeur inestimable.

Mais ce n'est pas tout. M. Normandeau m'a donné cent dollars, et comme je ne voulais pas les accepter, il m'a menacé de se fâcher montre moi. J'avais bien raison, n'est-ce pas? de vous dire tantôt, que je ne méritais pas vos remerciements, puisque j'ai été récompensé au centuple pour des démarches que le devoir m'obligeait de faire.

—Vous êtes le plus généreux des hommes! dit Jean-Charles.

—Certes, oui! confirma le curé; et le serviteur le plus dévoué et le plus honnête que je connaisse!

En voyant l'argent sur la table, François pensa tout à coup au clerc notaire, et un frisson agita tout son être. Alors il prit les billets et les remit au curé en disant: «Cet argent, il est vrai, appartient à M. Lormier, mais comme sa maladie le rend incapable d'en disposer lui-même, pour le moment, je vous prierais, M. le curé, de bien vouloir placer les quatre cents dollars à la banque au nom de notre malade.»

—Bien volontiers, dit l'abbé Faguy, en serrant les billets dans son portefeuille.

Et le vieux serviteur respira librement...

—Il est cinq heures, maintenant, dit François, en s'adressant au curé: allez donc vous reposer pendant que je resterai auprès de M. Lormier.

—J'accepte votre offre non pas pour me reposer, car je ne suis pas fatigué, mais d'abord pour dire ma messe, et ensuite pour aller porter les secours de la religion à Gabriel Landry, qui demeure à l'extrémité de la paroisse.

—Dans ce cas, M. le curé, je dirai à Félix d'atteler le cheval pour six heures.

—Non, mon ami, merci! Par le temps ravissant que nous avons ce matin, je préfère marcher.

—Mais, M. le curé, y songez-vous? c'est une marche de six milles que vous ferez?

—Pourtant, mon cher François, cette marche n'est qu'une bagatelle comparée à celle que vous avez faite, l'autre jour, avec un lourd paquet sur le dos! Puis je n'ai pas encore trente ans, et vous en comptez soixante! Au revoir, mes amis!

*
*   *

—Savez-vous bien, M. Latour. dit Jean-Charles au vieux serviteur, que c'est une fortune que vous mettez à ma disposition!

—En tout cas, M. Lormier, personne ne contestera les droits que vous y avez. En tuant à coups de poing, comme vous l'avez, fait, le plus puissant ennemi de l'homme, vous avez mérité l'admiration de tout le monde; et puis avec votre vie, vous avez sauvé celle de notre vénérable curé.

—Mon mérite, dans cette affaire, n'est pas aussi grand, allez! que vous paraissez le croire; j'ai été plus gauche que brave. Après avoir logé une balle dans la tête de l'ourse, j'ai commis l'imprudence de jeter mon arme. La bête que je croyais morte, et qui n'était qu'étourdie, s'est précipitée sur moi...et je me suis défendu, voila tout!

—Mais ne comptez-vous pour rien la force extraordinaire et l'endurance merveilleuse que vous avez déployées dans le combat?

—Durant tout le combat, j'ai prié la Sainte-Vierge, et je crois fermement que c'est cette puissante protectrice qui m'a donné et la force et l'endurance dont vous parlez.

Le vieux François, tout en admirant ce bel esprit d'humilité et de foi, et en admettant l'intervention divine dans ce combat, n'en restait pas moins convaincu que Jean-Charles, en cette occurrence, s'était conduit comme un héros.

C'est aussi notre conviction.

—Quoi que vous en pensiez, M. Lormier, reprit le vieillard, vous pouvez, sans scrupule, accepter cette somme que M. Normandeau m'a chargé de vous transmettre, avec l'expression de sa plus grande admiration.

—Je l'accepte avec reconnaissance, d'abord parce qu'elle me vient d'un coeur noble et, généreux, et ensuite parce que j'en aurai bientôt besoin pour aider mon frère qui étudie avec succès le notariat à Montréal...

Comme s'il venait d'être piqué par un serpent, François fit un bond prodigieux, et retomba lourdement sur le plancher...

Juste à ce moment, le Dr Chapais, qui venait d'assister à la messe, entra et aperçut le vieillard gisant, inanimé, sur le plancher. Aidé de la ménagère, il transporta le serviteur dans la chambre voisine, et retendit sur un lit.

Ce n'est qu'au bout d'une demi-heure que le bonhomme recouvra sa connaissance.

La ménagère était allée chercher le curé, qui taisait alors son action de grâces dans la sacristie.

Quand François reprit ses sens, le prêtre et le médecin étaient auprès de lui.

—Ou suis-je? demanda-t-il, en promenant des regards effarés autour de lui; puis, tout à coup, il se mit à crier: «Au voleur! A mon secours, Jean-Charles! à mon secours!»

—Voyons, mon ami, dit le curé, en prenant la main du vieillard, tranquillisez-vous, car il n'y a pas de voleur ici!

François regarda le prêtre et sourit tristement.

—Qu'avez-vous? reprit l'abbé Faguy.

—Rien, monsieur! un peu de fatigue seulement...

«Non! pensait le médecin, en consultant le pouls du vieux serviteur: la fatigue ne produit jamais de commotion aussi violente!»

—Qu'en pensez-vous, docteur? interrogea le curé.

Le médecin éluda la question en demandant à la ménagère, qui venait de rentrer, d'ouvrir le carreau d'un châssis, afin de renouveler l'air de la chambre. Et il ajouta: «Je vais aller voir Jean-Charles un instant et ensuite je courrai chercher des remèdes pour François.»

Lorsqu'il fut seul avec notre héros, il lui demanda, en le regardant fixement: «Que s'est-il donc passé entre toi et le vieux serviteur?»

—Nous parlions de choses et d'autres, quand, soudain, il s'est levé et est retombé comme une masse sur le plancher...

—Tu sais que le vieux est sensible et nerveux; ne lui as-tu pas adressé des paroles qui auraient pu lui causer de la peine ou de la frayeur? En reprenant ses sens, il s'est écrié: «Au voleur! A mon secours, Jean-Charles! A mon secours!»

—Mais, mon Dieu, non! Au contraire, je lui exprimais ma reconnaissance pour un grand service qu'il venait de me rendre, et c'est précisément à ce moment-là que l'attaque a eu lieu.

—Je n'y comprends plus rien! murmura le médecin.

Il examina les blessures de Jean-Charles, s'informa comment il avait passé la nuit, et, lui ayant recommandé de ne manger encore que des choses très légères, il sortit.

Pendant ce temps, le curé, resté seul avec François, l'interrogeait pour tâcher de savoir réellement ce qui avait pu provoquer chez lui ce choc terrible.

—Mon Dieu! mon Dieu! fit le vieillard en sanglotant, ayez pitié de nous!

Habitué à consoler les affligés, le prêtre dit: «Oui, mon cher François, Dieu vient toujours en aide à ceux qui l'implorent dans les heures douloureuses; adressez-vous à lui en toute confiance. Mais comme je suis, par état, le représentant de Dieu auprès de mes ouailles, j'ai le droit de connaître tous leurs chagrins. Parlez sans crainte, mon vieil et bon ami!»

—Eh bien! M. le curé, je vais vous dire, en peu de mots, ce qui m'afflige aujourd'hui.

Et le vieux serviteur raconta la rencontre qu'il avait faite à Montréal, et tout ce que Philippe lui avait appris sur le compte du clerc notaire. Puis il répéta ces paroles de Jean-Charles qui l'avaient foudroyé:

«Je l'accepte (cette somme) avec reconnaissance, d'abord parce qu'elle me vient d'un coeur noble et généreux, et ensuite parce que j'en aurai bientôt besoin pour aider mon frère qui étudie avec succès le notariat à Montréal.»

Le saint prêtre, comme si le déshonneur l'eût atteint personnellement, courba la tête sous le poids de ces révélations, et resta longtemps pensif. Puis, paraissant avoir pris une résolution, il se leva et dit: «C'est grave, mon ami, ce que vous venez de m'apprendre; mais, avec la grâce de Dieu, nous triompherons de l'esprit du mal qui inspire le malheureux Victor.»

—Vous allez, M. le curé, avertir vous-même M. Jean-Charles, n'est-ce pas? afin qu'il soit sur ses gardes?

—Non, mon bon François; notre ami apprendra toujours assez tôt ce nouveau malheur, que, d'ailleurs, je vais m'efforcer de détourner. J'écris immédiatement à Victor.

—Et l'argent? demanda François.

—L'argent est en lieu sûr, répondit le curé, et j'en disposerai pour le plus grand bien de Jean-Charles. N'ayez pas d'inquiétude là-dessus. Pour le moment, mon ami, il faut sauvegarder l'honneur de sa famille.




LE COCHER PHILIPPE DANS SON
NOUVEAU RÔLE

Le soir même de son retour à Montréal. Philippe avait commencé à remplir le rôle que le père François lui avait assigné. Mais il s'était réservé la première partie de la soirée, de huit à neuf heures, pour aller faire la cour à sa dulcinée. Puis, après avoir soigné ses chevaux et tout mis en ordre dans l'écurie, il s'était placé, en observation, derrière les persiennes de la fenêtre qui faisait face au Saumon d'or.

Avant tout, s'était-il dit, il faut que je sache où demeure le muscadin; et lorsqu'il sortira, du restaurant, je le suivrai de loin.

Vers minuit, il vit sortir Victor avec quelques amis, et il se mit à le filer.

La bande était joyeuse. Évidemment on s'était amusé, ce soir-là! Le clerc notaire avait dû payer royalement; son nom était souvent répété et acclamé. Il était le héros de la soirée. En le quittant, pour se disperser, ses amis lui réitérèrent leurs flatteries intéressées, et Victor, tout gonflé de son importance, continua seul par les rues sombres et désertes.

Il paraît, pensa Philippe, que notre muscadin loge loin du Saumon d'or... Et dire que, tous les soirs, ce fou-là s'impose une aussi longue marche pour se damner... quand ce serait si facile pour lui de se sauver en restant tranquillement chez lui à servir le bon Dieu et à étudier...

Mon Dieu, que les méchants sont bêtes!

Moi si j'étais étudiant en loi, je sais bien ce que je ferais: j'étudierais la loi, babiche!

Mais!—et il s'arrêta comme saisi de frayeur—j'y pense tout d'un coup, si j'étais étudiant en loi, je ne fréquenterais que le grand monde, et je n'aurais peut-être jamais connu Jacqueline, qui ne va pas, elle, dans le grand monde... Eh bien, bonsoir, l'étude de la loi! bonsoir, le grand monde! J'aime mieux garder et mon état et ma Jacqueline....

Mais, voyons! qu'est-ce que je fais, ici, planté comme un champignon?... Il ne faut pas que je perde le muscadin de vue, car il ne m'attendra pas, bien sûr, ce polisson-là!

Il pressa le pas pour reprendre le terrain perdu et se mettre en bonne posture d'observation. Puis continuant son monologue: Nous sommes sur la rue Saint-Denis, je crois.

Tiens! voilà Victor qui s'arrête! Alors, il faut que je m'arrête moi aussi, je suppose! Il monte l'escalier de cette grande maison!

Eh. babiche! il ne couche pas à la belle étoile, le muscadin! Quoi! il a une clef!

C'est commode d'avoir une clef: on peut rentrer à l'heure qu'on veut! J'en ai une clef, moi aussi, mais c'est celle de l'écurie...

J'ai hâte de connaîtra le particulier qui loge cette canaille de Victor. Ça doit être du propre, car qui se ressemble s'assemble... Maintenant que l'oiseau est entré, approchons-nous et allumons une allumette pour voir le numéro de son nid. Bon, ça y est! ce numéro-là est gravé dans ma caboche pour longtemps! Il ne me reste plus qu'à savoir le nom du personnage qui donne asile au muscadin. Je prendrai mes renseignements de mon confrère Étienne qui connaît par coeur toute la rue Saint-Denis.

Philippe retourna sur ses pas en faisant les réflexions suivantes: J'ai accepté là une tâche qui ne me déplairait pas trop si je pouvais la remplir le jour... mais ça me chiffonne de veiller aussi tard que le muscadin! Je n'aime pas à me coucher après dix heures, moi! et même après neuf heures, les soirs que je ne vas pas voir ma blonde...

Ah! me disait dernièrement mon grand père, les parents élèvent mal les enfants aujourd'hui! Dans le bon vieux temps, les jeunes gens partaient à sept heures pour aller veiller et ils revenaient à neuf heures et demie. De nos jours, tout cela est changé: les jeunes gens soupent à la vapeur, partent de la maison à six heures et demie, se promènent avec les filles dans les rues jusqu'à neuf heures, puis, alors, ils vont veiller et ne rentrent au logis qu'à minuit! Ils font de même, paraît-il, parce que c'est la mode... A-t-on jamais entendu parler d'une mode plus stupide! C'est la faute des parents, bien sûr!

Moi, quand je serai père de famille, (et ça viendra avant longtemps, puisque je me marie à Pâques), oui, quand je serai père de famille, je dirai aux miens sur un ton terrible: Aie! là, vous autres, écoutez! allez veiller, si vous voulez, chez des gens respectables; mais, ici, il faut rentrer à neuf heures et demie, et la porte se barre à neuf heures et trois quarts juste,—c'est un quart d'heure de grâce que vous accorde ma bonté paternelle—, mais si, à cette heure-là, vous n'êtes pas arrivés: bonsoir, mes fistons! couchez dehors... Puis quand ils rentreront, le lendemain matin, je leur donnerai une raclée qui leur fera passer le goût de veiller tard...

Oui, babiche! c'est comme ça que je ferai quand je serai père de famille... Et si ceux qui aiment à suivre la mode viennent me corner dans les oreilles que tout cela est changé de nos jours, je leur répondrai que ce qui avait du bon sens autrefois doit en avoir encore aujourd'hui...

Je sais bien que les gens instruits ont coutume de dire que «plus ça change, plus c'est la même chose»; mais moi je trouve que quand ça change, ça n'est pas la même chose...

Sont-ils drôles un peu, parfois, ces gens instruits! Ainsi, par exemple, les deux muscadins qui ont coupé la parole au père François, l'autre jour, par ces mots: «Votre fille est muette», savaient-ils ce qu'ils voulaient dire? Mais, babiche! quel rapport ces mots-là «votre fille est muette» pouvaient-ils avoir avec les paroles du père François: «Voilà pourquoi?»... Aucun rapport, ce me semble! On ne dira pourtant pas que ces deux muscadins ne sont pas instruits, puisqu'ils ont peut-être usé chacun cinquante fonds de culotte sur les bancs du collège...

Je donnerais bien deux sous, par exemple, à celui qui pourrait m'expliquer comment il se fait que l'ignorant, lui, quand il parle, est compris de tout le monde, tandis que l'homme instruit, avec sa fricassée de grands mot? et de proverbes, n'est compris que de ses pareils...

A quoi sert donc l'instruction, babiche! si c'est l'ignorance qui rend le langage compréhensible!

L'année dernière, encore par exemple, je souffrais d'un mal d'yeux épouvantable. Je m'en vas chez le vieux Dr Buller, qui fait le métier spécial de soigner les maladies des yeux.

Il me regarde longtemps—je veux dire mes yeux.

—Bon! Je lui demande s'il connaît ma maladie..

—Oui, répond-il, en me jetant par la tête sept ou huit mots longs comme le bras...

—Pardon, docteur, lui dis-je: voulez-vous avoir la bonté de me mettre ça par écrit, et je l'étudierai quand je serai rendu chez-moi.

Il me donna par écrit les noms de mes maladies—car il parait que j'en avais plusieurs—...Une fois rendu chez-moi, je me mis. à épeler les mots suivants: Conjacquetuvite chronique; Hyp... hyp...—Ma foi! j'aime mieux dire: hip! hip! hourra!—Hypéros...resthésie... ratatine...—non, c'est pas ça—rétinienne,—oui c'est ça!—Obstruc... obstrucstation du conduit lacry...—non, pas encore ça—sacremal; Ratracissement des canaux ex... excré...—non—excrotteurs.

Bon! je les ai!

J'ai toujours de la misère à enfiler ces babiches de mots-là...

Je ne les comprenais pas, comme de raison! Alors, j'ai pris le plus gros dictionnaire de M. Normandeau, et j'ai tâché de faire avec ces grands mots une phrase qui pouvait avoir du bon sens, et je n'en suis pas venu à bout! A la fin des fins, j'y ai renoncé, car, ma foi d'honneur! je crois que je serais devenu fou!

Eh, babiche! on ne dira toujours pas que le vieux Dr Buller n'est pas un homme instruit, puisqu'il a étudié à Paris et à Londres...

Bon, me voila, rendu. Où est ma clef, à cette heure? Ah! la voilà...

Il ouvrit la porte de l'écurie en disant: «Comme Victor, j'ai l'avantage de rentrer à l'heure que ça me plait; mais, par exemple, j'ai assez d'esprit dans la caboche pour ne pas abuser de cet avantage! D'ailleurs, ça ne ferait pas longtemps avec M, Normandeau! babiche, non!

M. Normandeau! Ça, c'est un p'tit homme qui sait se tenir! On ne peut pas lui ôter un cheveu de la tète! Mais, j'y pense; ça ne serait pas facile non plus de lui en ôter des cheveux, à ce bon M. Normandeau, car il est chauve comme une citrouille!

N'importe! ce que je veux dire, c'est qu'il peut marcher la tête haute, même avec une perruque...»

*
*   *

En partant de Sainte-R..., Philippe avait conçu l'idée de faire danser à Victor un rigodon d'un nouveau genre. Mais le deuxième soir, il n'avait pas osé mettre son idée à exécution, parce que Victor se trouvait eu compagnie de plusieurs amis.

Le troisième soir, le clerc notaire était entré seul au Saumon d'or, et ses amis ne semblaient pas être venus l'y rejoindre.

Philippe était à son poste.

Il est minuit, pensa-t-il; c'est l'heure de sortie de notre muscadin.

Moi, je me contente de fréquenter Jacqueline trois soirs par semaine, et je ne fais qu'une heure de jasette avec elle. Le muscadin, lui, va voir les filles tous les soirs, et encore il ne déménage jamais avant minuit...

Arrête un peu, mon fiston! comme dit le père François, je vas stopper tes fréquentations!

Mais! il ne sort toujours pas, l'animal...

Oui, le voilà!

Victor avait dû prendre un verre de trop, car il marchait en titubant.

Philippe, qui avait l'agilité du singe, s'était costumé en fantôme, et, monté sur des échasses qui lui donnaient une taille de dix pieds, il attendait Victor, dans l'obscurité, un fouet à la main.

Quand Victor voulut tourner l'angle de la rue Sainte-C..., le fantôme se plaça devant lui, en disant d'une voix sépulcrale: «Misérable qu'as-tu fait de l'argent que ton frère a gagné, au prix de son sang, à la bataille de Châteauguay?»

Et, vlan! vlan! il lui cingla les jambes avec la corde à noeuds de son fouet!

—Pardon! pitié! miséricorde! supplia Victor, en retrouvant subitement toutes ses facultés.

—Marche! commanda le fantôme, en se rangeant pour laisser passer Victor.

Celui-ci profita de ce mouvement pour se sauver à toute vitesse; mais en quatre enjambées, le fantôme fut sur ses talons et lui administra des coups de fouet épouvantables, en criant:

—Danse le rigodon du diable! danse plus fort que ça, misérable! canaille! voleur! toi qui as dépensé dans la débauche le pur argent de ta famille!

Vlan! vlan! vlan!

Et, à chaque coup de fouet, Victor criait et sautait comme un chat enragé.

Pardon! miséricorde! hurlait-il!

—Danse maintenant le rigodon, du Saumon d'or! commanda l'impitoyable fantôme.

—Et les coups redoublèrent sur les maigres jambes du clerc notaire, qui perdit l'équilibre et roula sur la chaussée...

Puis le fantôme disparut en apercevant, dans le lointain, la binette d'un constable, que les cris du danseur avaient attiré.

Débrouille-toi comme tu pourras! pensa

Philippe, en regagnant l'écurie. Je ne veux pas avoir de démêlés avec la police, moi! Bonsoir, Victor! Bonsoir, la compagnie!

Victor, soutenu par le constable qui l'avait ramassé dans la rue, se rendit à son logis en boitant et en gémissant. Aux questions que lui posa le policier, il répondit d'une manière évasive. Il n'aimait pas du tout à mettre la police au courant de ses petites affaires; et s'il avait accepté l'aide du constable, c'est parce qu'il s'était senti incapable de se rendre seul chez-lui. D'ailleurs, il redoutait encore l'apparition du terrible fantôme...

C'est avec la plus grande difficulté qu'il réussit à gravir l'escalier qui conduisait à sa chambre.

La douleur était affreuse: il aurait crié, hurlé! mais il fallait que personne, dans la maison, n'eût connaissance de son odyssée!

Si, demain, pensa-t-il, il m'est impossible de sortir, je dirai à Mme de Courcy que l'excès de travail me force à prendre quelques jours de repos...

Ses jambes étaient enflées comme des traversins et bariolées comme des arcs-en-ciel! Il les lava, les frotta avec de la glycérine et les enveloppa du mieux qu'il pût avec des bandelettes de toile.

Malgré le besoin qu'il ressentait de se mettre au lit, il resta assis dans son fauteuil, les yeux grands et fixes comme ceux d'un halluciné...

Il lui semblait voir encore le fantôme s'approcher, le fouet à la main! Il lui semblait aussi entendre ces paroles: «Danse le rigodon du diable! Misérable! qu'as-tu fait de l'argent que ton frère a gagné, au prix de son sang, à la bataille de Châteauguay!

Parfois, il lui prenait des envies d'appeler à son secours, mais la crainte de laisser deviner la cause de ses souffrances, lui fermait la bouche...

Pauvre malheureux! il ne dépendait que de lui pourtant d'adoucir ses souffrances!

La prière lui aurait fait du bien; le crucifix doré l'y invitait, mais il en détournait les yeux! Ce jeune libertin n'avait qu'un regret: celui de ne pouvoir retourner le lendemain à ses plaisirs immondes...

«Alors, sembla lui dire le divin crucifié, puisqu'il en est ainsi, souffre donc, misérable!»

La frayeur de Victor se dissipa un peu quand l'aurore vint éclairer sa chambre.

Il souffla sa bougie et se mit au lit avec l'espoir de trouver bientôt dans le sommeil l'oubli de ses tortures. Mais le sommeil s'obstina longtemps à fuir ses paupières, et ce n'est que vers les six heures qu'il pût s'endormir.

Notre étudiant avait l'habitude de se lever

à sept heures, et de déjeuner à sept heures et demie. Mais, ce matin-là, à huit heures, Mme de Courcy constatant que le jeune homme n'était pas encore descendu, alla frapper à la porte de sa chambre. Ne recevant de lui, pour toute réponse, que des ronflements capables de réveiller les sourds, elle se retira discrètement, et recommanda à la servante de ne faire aucun bruit, afin de ne pas déranger ce cher enfant, qui méritait bien de prendre un petit congé...

Victor dormit jusqu'à onze heures.

Alors, il voulut se lever, mais le mouvement qu'il fit, eut l'effet de raviver toutes les douleurs de la veille, et il retomba sur son lit en poussant un gémissement!

En entendant ce bruit plaintif, Mme de Courcy accourut, ouvrit la porte et recula de surprise en voyant la figure pâle et souffrante du jeune homme.

—Mon Dieu! qu'avez-vous? s'écria-t-elle.

—Je suis un peu souffrant, madame, mais ce ne sera rien...

Je cours chercher un médecin!

—Merci! madame. Donnez-moi un crayon et une feuille de papier, s'il vous plait; je vais écrire à un médecin de mes amis.

Le jeune homme traça quelques lignes qu'il mit sous enveloppe, à l'adresse d'un jeune médecin qui recrutait sa clientèle parmi les habitués du Saumon d'or, et il remit ce pli à la brave femme, en la priant de le faire parvenir à son adresse.

A midi, le Dr Lamouche était auprès de Victor, qu'il trouva dans un piteux état. Le médecin resta longtemps en tête à tête avec son malade.

Leur entretien roula sur des choses qu'une plume honnête ne doit pas répéter.

—Tu es condamné, lui dit le Dr Lamouche, en se levant pour partir, à garder la chambre durant deux semaines. Je viendrai te voir souvent avec les amis pour te désennuyer.

—Merci. Répète bien à Mme de Gourcy et au notaire Archambault ce que je viens de te dire: ces bonnes âmes vont mordre tout de suite à cette blague-là!

Mme de Courcy, qui était très inquiète, guettait la sortie du jeune disciple d'Esculape.

—Eh bien! docteur, est-ce que notre cher Victor est sérieusement malade?

—Non, madame; il souffre de cette maladie qu'on appelle vulgairement le surmenage intellectuel, et qu'on rencontre fréquemment chez les jeunes gens qui sont, comme Victor, passionnés pour l'étude. Il en sera quitte pour un repos de quinze jours.

—N'épargnez rien, docteur, et c'est moi qui paierai la note.

—Oh, madame! Victor est mon ami, et je lui suis entièrement dévoué; je le visiterai souvent et lui prodiguerai tous mes soins.

En se rendant chez le notaire Archambault, le Dr Lamouche se disait, en pensant à Mme de Courcy: «Oui, ma vieille, tu peux être certaine de la payer, la note, et dans les grands prix, s'il vous plait...»

Le Dr Lamouche trouva le notaire à son étude. Il déclina ses titres et expliqua l'objet de sa visite.

—Ce cher jeune homme! dit le lion notaire; il y a longtemps que je remarque sur sa figure une pâleur étrange, que j'attribuais à l'ennui: il aime tant sa famille!

Mais si, comme vous le dites, il consacre toutes ses soirées à l'étude, je ne suis pas surpris de l'altération de sa santé. Je lui impose peut-être aussi trop d'ouvrage: je le ménagerai plus à l'avenir.

Soignez-le bien, docteur, et, comme ce garçon n'est pas riche, vous pourrez m'envoyer votre compte.

—Mais, vous n'y pensez pas, notaire! Victor est un de mes amis, et je n'entends pas me faire payer pour les soins que je lui donnerai!

—Écoutez, docteur, reprit le notaire; j'insiste pour que vous me présentiez votre compte.

—Enfin, puisque vous le voulez! Je me rendrai à votre désir! dit le Dr Lamouche, en prenant congé du généreux notaire.

En voilà encore un qui s'obstine à vouloir payer la note! Tant mieux! pas de refus, mon bonhomme! J'accepte avec d'autant plus de plaisir que je n'espérais rien de mon client Victor, excepté la politesse de quelques petits verres qu'il m'aurait payés par ci par la. Mais je compte toujours sur la politesse des petits verres... car je ne ferai jamais connaître à mon ami la générosité de Mme de Courcy et du notaire à mon égard. Je parle déjà de leur générosité, et je maintiens le mot. Il faudra bien qu'ils se montrent généreux, ou sinon.... je leur servirai du papier timbré!

Ces réflexions caractérisent suffisamment le Dr Lamouche et montrent qu'il était le digne émule de Victor Lormier!

*
*   *

Le cocher Philippe se trompait grandement s'il s'imaginait que le clerc notaire l'avait pris pour un fantôme. Car Victor n'était pas un superstitieux, mais un être excessivement nerveux et craintif.

Et si ou l'a vu trembler et se jeter aux pieds du fantôme, en implorant sa pitié, ce n'était pas parce qu'il croyait avoir affaire à un revenant, mais plutôt parce qu'il espérait, par ses lamentations, se soustraire aux coups du fouet qui sifflait à ses oreilles, après lui avoir déjà pincé les jambes! Mais comme toutes les personnes nerveuses, il avait l'esprit très impressionnable, et l'impression durait chez lui aussi longtemps que l'agitation des nerfs. Voila pourquoi il avait passé toute la nuit du rigodon à trembler. Mais, le lendemain, ses nerfs s'étant apaisés, il avait repris sa lucidité et son aplomb habituel. Il ne lui restait plus qu'à faire disparaître les ecchymoses qu'il portait sur les jambes.

Le clerc notaire, qui n'avait pas de secret pour le Dr Lamouche, avait conté à celui-ci la raclée que le pseudo-fantôme lui avait administrée, la veille, et tous les deux cherchèrent à découvrir quel pouvait être l'auteur de cette brusque et brutale attaque.

—Ne te connais-tu pas d'ennemis, à Montréal? lui avait demandé le Dr Lamouche.

—Ma foi, non! je n'ai que des relations amicales avec tous ceux que j'ai rencontrés au Saumon d'or ou ailleurs...

—Pourrais-tu reconnaître ton agresseur?

—Non. Sa figure était cachée sous un masque effrayant.

—Sa voix ne t'a-t-elle pas frappé?

—Non; c'est son fouet seulement qui m'a frappé...Sa, voix m'est complètement inconnue.

—Eh bien! mon cher, j'y perds mon latin.

Et tu ne veux pas confier cette affaire-là à la police?

—Non, certes! Je suis trop modeste, vois-tu, pour me mettre ainsi en évidence! Et d'ailleurs, je t'avouerai que je crains et les constables et leurs services: Timeo danaos et dona ferentes... Je préfère diriger moi-même mon enquête, et je compte sur ton précieux concours pour la mener à bonne fin.

—Tu peux y compter, mon cher ami; nous aviserons.

Quelques instants après le départ du Dr Lamouche, Victor reçut une lettre du curé de Sainte-R...

La lecture de cette épître agaça ses nerfs et lui mit la rage au coeur. Dans son mouvement de colère, il froissa le papier, et il allait le déchirer, lorsqu'il parut se raviser. Il ferma les yeux et réfléchit longtemps. Puis, devenu plus calme, il relut la lettre une seconde fois, et murmura: «Ce calotin! qui se permet de me donner des conseils! J'ai bonne envie de lui répondre de se mêler de ses affaires! Mais, pourtant, si je veux atteindre le but que j'ai en vue, j'ai besoin de ne pas perdre la confiance de mon curé. Je dois, au contraire, convaincre ce petit saint que je mérite son estime. Et quand j'aurai réalisé le rêve qui m'apportera la fortune, je me moquerai pas mal de l'estime du curé Faguy et de l'argent de Jean-Charles... Il me faut donc bien réfléchir avant de lui répondre.»

Le lecteur saura, plus tard, pourquoi le clerc notaire tenait tant à mériter la confiance de son curé, et pourquoi aussi il désirait obtenir le titre de notaire.

Le curé, pensa Victor, doit tenir ses renseignements du pseudo-fantôme, puisqu'il parle de mes fréquente? visites au Saumon d'or et de l'argent de Jean-Charles que j'y ai dépensé.

Je vois que j'ai une forte partie à jouer, si je veux ménager le diable et le curé... La partie est d'autant plus forte et difficile que j'ai à combattre, ici, des ennemis invisibles. Si encore je connaissais ce vengeur de la morale qui simule le fantôme, je pourrais peut-être lui tailler des croupières; mais... je ne le connais pas, l'animal!

N'importe! chaque chose viendra en son temps; et l'essentiel, pour le présent, c'est d'amadouer l'abbé Faguy. Je m'occuperai du fantôme une autre fois!

Il s'assit confortablement dans son lit, plaça un carton sur ses genoux, prit une plume et écrivit ce qui suit:

Vénérable et cher monsieur,

J'ai l'honneur d'accuser la réception de votre lettre du 7 du courant; et, en réponse, de vous dire que sa lecture m'a causé autant de surprise que de chagrin. Oui, je suis surpris qu'on m'accuse de mener, à Montréal, une vie de Sardanapale, quand, en réalité, je mène plutôt une existence d'anachorète, m'efforçant de remplir à la lettre mes devoirs de chrétien et d'étudiant.

J'ai bien quelques légères peccadilles à me reprocher, comme, par exemple, de m'être laissé entraîner deux fois, par de prétendus amis, au restaurant du Saumon d'or, que je ne connaissais pas, et d'y avoir vidé quelques verres de vin.

Mais, Dieu merci! J'ai eu la force de briser promptement les liens qui m'unissaient à ces amis d'un jour, et je ne suis plus retourné dans ce lieu infâme.

J'ai traité rudement ces misérables, et je crois que ce sont eux, qui, par vengeance, vous ont fait de faux rapports sur mon compte. Je leur pardonne ces calomnies, et je prie le bon Dieu de les leur pardonner aussi. Mais, comme je tiens à mériter la confiance que vous m'avez toujours témoignée, je vous supplie, avant d'ajouter créance à des accusations aussi graves, de bien vouloir vous adresser à des personnes dignes de foi pour obtenir des renseignements complets relativement à ma conduite. Et, à cette fin, je prends la liberté de vous mentionner Mme de Courcy, chez qui je demeure, et mon patron, M. le notaire Archambault. Je ne crains pas le verdict que rendront ces personnes si éminemment respectables, et qui sont, depuis plusieurs mois, les témoins quotidiens de ma conduite.

Quant à l'argent que j'ai reçu de mon bien-aimé frère et de ma famille, je vous certifie que j'en ai fait un usage honorable.

Je sais que j'ai des défauts (eh, mon Dieu! qui peut se vanter de n'en pas avoir!) mais je vous donne ma parole de gentilhomme que je mets en pratique, ici, les principes d'honneur et d'équité que vous proclamez avec tant d'éloquence du haut de la chaire de vérité, et de plus que je suis les bons exemples que n'ont cessé de me donner mes parents chéris.

Je souffre d'être obligé de vivre éloigné de ma famille et de ma paroisse natale; mais je m'impose ce cruel sacrifice pour étudier une profession que j'aime et que j'ai le désir d'exercer dans ma belle paroisse. Car, aussitôt que je serai admis à la pratique du notariat, je m'empresserai de fuir Montréal pour aller goûter, dans le travail, les ineffables joies de cette vie si paisible et si heureuse que l'on coule à l'ombre du clocher de Sainte-R...

Je vous remercie de l'intérêt que vous me portez, et je me recommande à vos bonnes prières et à celles de mes pieux parents.

Veuillez croire, vénérable et cher monsieur, à l'affection bien sincère et à la vive gratitude de votre paroissien toujours dévoué.

VICTOR LORMIER.

Hum! fit-il, après avoir relu sa lettre; je crois que le saint homme va mordre à l'hameçon...

*
*   *

La veille au soir, avant de se mettre au lit, Philippe voulut écrire au vieux serviteur François, et il le fit dans les termes suivants:

Cher père François,

Je mets la main à la plume pour vous dire que je viens de laisser le muscadin dans la rue, les quatre fers en l'air! Je lui ai fait danser, avec mon meilleur fouet, un rigodon qui a duré un quart d'heure. Je lui ai étrillé les jambes comme je fais à un poulain malpropre et fringuant!

J'aurais donné deux sous pour vous avoir comme témoin!

Le rigodon a eu lieu, à minuit, à quelques pas du Saumon d'or, d'où Victor venait de sortir seul et un peu gris.

Le muscadin était venu au restaurant la veille et l'avant-veille, mais je n'ai pas osé lui présenter mes saluts ces soirs-là, parce qu'il était avec d'autres gars qui devaient sentir le musc et le whiskey...

Pendant que je graissais mon archet—je veux dire mon fouet—pour faire danser encore le muscadin, j'ai vu venir un homme avec des boutons jaunes sur le ventre, et je me suis caché pour voir ce qui allait se passer. Le nouveau venu était un constable que je connais bien. Il a été obligé de relever notre danseur, qui était hors d'haleine, et d'aller le reconduire chez lui, car il ne pouvait plus se porter sur les béquilles, et il geignait à faire pleurer les cailloux!

A propos, je sais où niche l'oiseau et j'irai rôder autour de son nid, de temps à autre.

Mais je pense qu'il ne sortira pas d'ici à quelques jours...

C'est toujours autant de pris contre le diable et peut-être pour le bon Dieu... car qui sait si les noeuds de mon fouet n'auraient pas, par hasard, touché en passant le coeur du muscadin...

Je vous écrirai encore quand j'aurai des nouvelles fraîches.

J'ai retrouvé Jacqueline plus joyeuse et plus aimable que jamais. J'ai bien hâte que Pâques arrive! Je m'aperçois, à cette heure, que j'ai fait une sottise en fixant mon mariage à une date aussi éloignée...

Si c'était à recomm... mais c'est fait, n'en parlons plus!

Je suis pour la vie votre ami fidèle,

PHILIPPE.




UN TRIO DE NOBLES COEURS

Jean-Charles était toujours l'objet des soins empressés du Dr Chapais, de l'abbé Faguy et du vieux François. Tous rivalisaient de zèle et de délicatesse pour hâter son rétablissement, et tromper les ennuis de sa réclusion.

Tout danger avait disparu, et même le médecin assurait que, dans quelques jours, le blessé serait en pleine convalescence.

Les longues veilles au chevet du malade, les inquiétudes que lui avait inspirées son état, avaient lourdement pesé sur l'âme et le corps de l'excellent prêtre. Il s'était produit chez-lui une dépression grave, et un moment, on avait craint pour sa santé. Mais le repos du corps et la tranquillité de l'esprit eurent raison de ces défaillances, et bientôt, aux devoirs de son ministère, il put ajouter l'étude, qu'il avait négligée depuis quelque temps.

Le vieux serviteur, lui, bien que souvent préoccupé de l'inconduite de Victor, se montrait joyeux et assidu auprès de Jean-Charles.

Un matin, notre héros lui dit: «Je vous ai causé involontairement de la peine, l'autre jour, mon bon M. Latour, et je vous en demande bien pardon.»

—Mais non, M. Lormier, pas que je sache!

—Écoutez, mon bon ami; je sais tout. Ce sont les dernières paroles que je vous ai adressées, au sujet de mon malheureux frère, qui ont provoqué votre syncope. Du reste, je connais mon pauvre frère, et je vous avoue que je tremble pour son salut, si Dieu ne fait un miracle en sa faveur! Voyons, M. Latour, dites-moi franchement ce que vous avez appris, à Montréal, sur le compte de Victor.

Le vieillard baissa la tête, et une grosse larme, semblable à une perle, tomba de ses paupières.

—Ne craignez pas de m'offenser, reprit Jean-Charles, car je suis prêt à tout. Parlez!

Le vieux serviteur, d'une voix émue, mit le malade au courant de la vie désordonnée du clerc notaire.

—Est-ce que M. le curé sait comment mon frère se conduit à Montréal?

—Oui. Après mon indisposition, M. le curé m'a tellement pressé de questions, que j'ai été obligé de tout lui avouer. M. l'abbé Faguy a écrit à votre frère une lettre qui devra lui toucher le coeur.

—Vous avez bien fait d'en parler à M. le curé. Je crois que son concours nous permettra d'arrêter mon frère sur la pente de l'abîme. Je me reproche amèrement d'avoir donné de l'argent à Victor, et, par là, de lui avoir fourni l'occasion d'offenser le bon Dieu. Mais je me propose, à l'avenir, avant de débourser un sou pour lui, d'exiger la production des comptes, et je ne payer que les dettes d'une provenance honorable.

—Bonjour, bonjour, mes bons amis! dit le curé, en entrant dans la chambre du malade.

Mais remarquant la tristesse qui était peinte sur les figures de Jean-Charles et de François, il ajouta: «Ne dirait-on pas que vous vous amusez à broyer du noir!»...

En effet, M. le curé, reprit notre héros, nous nous livrions à des pensées bien sombres, puisqu'il était question de Victor! J'ai supplié mon vieil ami de me dire la vérité, toute la vérité, et maintenant je sais tout. Il m'est impossible d'abandonner mon frère, même au milieu de ses égarements; mais, voulant mettre un frein à ses passions, j'ai décidé de ne payer que les dettes qu'il aura contractées pour des fins utiles et honorables, et encore sur la production de comptes authentiques. D'ailleurs. je sens que j'ai besoin d'économiser si je veux aider mon père à payer la pension de mes deux soeurs qui entreront, après les vacances, au couvent des religieuses de la Congrégation de Notre Dame, à Montréal, Si Victor aime nos soeurs, comme je le crois, il les visitera souvent, et ses entrevues devront lui faire beaucoup de bien. C'est dans l'espoir d'obtenir cet heureux résultat que j'ai fait consentir mon père à envoyer mes soeurs à Montréal.

—Mon cher Jean-Charles, dit l'abbé Faguy, vous agissez avec sagesse, et je ne saurais trop approuver la décision que vous avez prise à l'égard de Victor. Mais savez-vous que je commence à croire qu'on a exagéré les torts de votre frère? A une lettre sévère que je lui ai adressée, ces jours-ci, je viens de recevoir une réponse aussi digne que rassurante. Écoutez en la lecture, ajouta le curé, d'un air triomphant.

Et il lut la lettre que nous avons citée plus haut.

—Quel tissu de mensonges et d'hypocrisies! ne put s'empêcher de s'écrier François, dans un moment de noble indignation.

—Que dites-vous? interrogea le curé, surpris de la hardiesse inaccoutumée de son serviteur.

—Pardon, M. le curé! ces mots m'ont échappé, et je les retire en vous offrant toutes mes excuses ainsi qu'à M. Lormier.

—Sur quoi vous basez-vous, insista le curé, pour dire que cette lettre est un tissu de mensonges et d'hypocrisie; voyons, parlez!

—Sur de nouveaux renseignements que je viens de recevoir de mon ami Philippe.

—Et ces renseignements?

—Les voici! fit simplement François, en tendant la lettre de Philippe.

La lecture de cette épître aussi franche que originale, parut convaincre l'abbé Faguy, et il la communiqua à Jean-Charles sans faire une seule remarque.

Le bon curé avait évidemment pris ses désirs généreux pour la réalité; et d'ailleurs il était si indulgent et si droit, qu'il croyait difficilement à l'hypocrisie et à la méchanceté chez les autres. C'était un optimiste dans le sens chrétien du mot.

—Peut-on ajouter foi aux paroles de ce Philippe? demanda Jean-Charles, en s'adressant au curé.

—Oui, répondit le curé; je connais le cocher de M. Normandeau depuis plusieurs années, et je le tiens pour un garçon de la plus grande respectabilité; et, du reste, je ne vois pas quel intérêt il aurait à nous tromper.

—Alors, que dois-je faire, M. le curé?

—Mettre en pratique la décision que vous avez prise, et prier beaucoup. Quelque chose me dit que Victor se convertira. Sera-ce tôt? sera-ce tard? c'est le secret de Dieu; mais nous pouvons, par nos prières, hâter sa conversion.

—Je vous demande mille pardons, M. Lormier, dit François, d'avoir augmenté votre chagrin, mais vous m'avez exprimé le désir de connaître toute la vérité, et je me suis conformé, avec regret, à votre désir.

—Merci, mon bon M. Latour; j'aime les positions nettes. Pour combattre un mal, il est essentiel de le bien connaître.

—Maintenant, Jean-Charles, interrompit le curé, j'ai une offre à vous faire, mais je veux que vous me promettiez tout de suite de l'accepter sans discussion.

—J'hésite grandement à vous faire cette promesse. Je redoute de votre part un nouveau sacrifice, et je sais que j'ai déjà trop abusé de votre générosité...

—Que dites-vous là, Jean-Charles! Oubliez-vous que vous m'avez sauvé la vie au péril de la vôtre, et que je ne pourrai jamais acquitter ma dette de reconnaissance?

D'ailleurs, soyez tranquille; il ne s'agit pas de sacrifice, mais d'un simple devoir. Écoutez-moi. Vous voulez aider votre frère, autant que l'honneur vous permettra de le faire: très bien! Vous voulez aussi contribuer aux frais de l'instruction et de la pension de vos soeurs: très bien encore! Mais avez-vous calculé la somme d'argent que toutes ces dépenses représenteront, d'ici à quelques années? Avez-vous songé que votre bon père se fait vieux,—très vieux même depuis sa dernière maladie—, et que tôt ou tard, vous serez le seul soutien de la famille? A toutes ces questions, je réponds: non! Je sais que vous ne tenez pas registre de vos bonnes actions, et que votre main gauche ignore ce que donne votre droite... Mais permettez-moi de compter pour vous et de m'associer à vos oeuvres. Dites-moi, n'est-ce pas? que vous acceptez, d'avance mon offre.

—Eh bien! M. le curé, je l'accepte, en priant Dieu de vous rendre au centuple le bien que vous me faites!

—Voila ce qui s'appelle parler en chrétien! Vous connaissez l'entraînement irrésistible qui m'attirait vers l'entomologie. Vous savez aussi que je possédais la collection d'insectes la plus complète peut-être qu'il y eût dans le pays. Eh bien! la tragédie du bois-Panet m'a guéri de cette passion, et je me suis débarrassé de ma collection en la vendant au Dr Provencher, de Québec, pour la somme de quinze cents dollars. Et c'est cette contribution que je vous offre de grand coeur.

—Mais! vous n'y pensez pas, M. le curé! se récria Jean-Charles.

—Oui. j'y pense, et l'affaire est bâclée, puisque vous m'avez promis d'accepter sans discussion...

Le produit des insectes et celui des peaux d'ours forment un capital de dix-neuf-cents dollars, que j'ai déposés à votre crédit à la caisse d'économie de N... Voici votre livret de banque.

—Mais, fit observer le vieux François, dix-neuf cents dollars ne forment pas une somme ronde, et je vous demande la permission de compléter les deux mille dollars en y ajoutant l'argent que M. Normandeau m'a donné, et dont je n'ai pas besoin à mon âge...

—Amen! dit le curé.

—Ha bien! je proteste de toutes mes forces! s'écria Jean-Charles. Non, mille fois non! mon bon M. Latour! Je ne peux pas et je ne dois pas accepter un pareil sacrifice de votre part...

—Pourquoi donc, M. Lormier? Je ne suis qu'un serviteur, c'est vrai, mais je n'ai pas besoin de cet argent, moi! J'ai, ici, le gîte, le vêtement, la nourriture et mes gages par dessus le marché. Puis je suis à la veille de mourir, et je n'ai pas d'héritiers naturels. Pourquoi refuseriez-vous à un vieillard, qui a déjà un pied dans la tombe, la satisfaction et l'honneur de contribuer à une bonne oeuvre?...

—Acceptez! acceptez! insista le curé. Je suis sûr que cette contribution portera bonheur et au donateur et au donataire!

Jean-Charles voulut parler, mais l'émotion qu'il ressentait le rendait incapable d'exprimer une seule parole.

Prenant les mains bienfaitrices du prêtre et du vieillard, il y déposa un baiser respectueux et une larme de reconnaissance.

Maintenant, dit le curé, mettons notre entreprise sous la protection de la Sainte-Vierge, et tout ira bien!




UN DOUBLE COMPTE DE MÉDECIN

Depuis trois semaines, Victor gardait sa chambre.

Une désolante solitude s'était faite autour de lui. Seul le Dr Lamouche était venu chaque jour lui apporter des soins et des distractions. Notre étudiant s'indignait de cet abandon des amis.

Les lâches! se disait-il; moi qui ai jeté l'argent à pleines mains pour leur procurer toutes sortes de plaisirs! Moi qui me suis sacrifié pour eux en mille circonstances! Ah! les lâches! les ingrats!

Pauvre malheureux! C'était plutôt un service que ses amis lui rendaient en ne le compromettant pas par leurs visites suspectes! Et puis cette abstention intelligente prouvait qu'il restait un fond de pudeur au coeur de ces jeunes compagnons de débauche.

Du reste, l'ami vrai, le seul qui n'abandonne personne, qui console et soutient toujours, était là, cloué au crucifix, les bras et le coeur ouverts!

Si Victor s'y était jeté, il aurait trouvé, avec la consolation, la force de dompter ses passions et de régner sur lui-même. Mais, l'insensé! au lieu de lever ses regards vers Dieu, il les abaissait sur les pages des romans les plus immoraux, dont il nourrissait son esprit...

Ce jeune homme, bien qu'il ne priât plus, n'était pourtant pas un incroyant. Il y avait encore dans un pli de son âme une parcelle de foi; mais les mauvaises lectures avaient paralysé sa conscience, faussé son jugement et contaminé son coeur...

*
*   *

Le premier matin que Victor alla à l'étude de maître Archambault, celui-ci le reçut avec la plus grande bonté.

—Êtes-vous réellement assez fort pour reprendre l'ouvrage? lui demanda-t-il.

—Je suis encore faible, répondit le jeune homme, mais je m'ennuyais trop pour rester plus longtemps à la maison!

—Je comprends cela parfaitement, mais je vous conseille de ne pas étudier autant que vous l'avez fait dans le cours des derniers mois. Pour ma part, je me reproche de vous avoir parfois accablé de travail, et je me propose de vous ménager plus à l'avenir.

—Vous êtes vraiment bien bon, mais je vous prie de ne pas vous gêner, car je m'aperçois que le travail me va à merveille.

*
*   *

Victor ne sortait pas du tout le soir, car il avait une peur terrible du fouet du pseudo-fantôme, et, au reste, il boudait encore ses amis qui l'avaient délaissé durant sa maladie.

Il n'avait pas revu non plus le Dr Lamouche à qui il avait témoigné sa reconnaissance et promis, pour plus tard, une généreuse rémunération.

—Allons donc! avait répondu le docteur, crois-tu, mon cher Victor, que je voudrais accepter une rémunération pour des soins donnés à un ami tel que toi? tu badines!

—Non. je ne badine pas, et c'est mon intention de te payer aussitôt que je toucherai de l'argent.

—Tiens, mon cher ami, si tu veux m'être agréable, ne me parle pins jamais de cela...

Un matin, pendant l'absence du notaire, Victor cherchait, parmi les papiers privés de M. Archambault, des notes dont il avait besoin pour dresser un contrat de mariage, lorsque, tout à coup, au bas d'un feuillet, il aperçut la signature du Dr Lamouche. Il jeta un coup d'oeil rapide sur le chiffon, et cette lecture le mit dans une colère folle. Voici quel était la teneur de cet écrit:

Reçu de M. le notaire Archambault la somme de cent dollars pour soins professionnels donnés à son clerc, M. Victor Lormier.

J. A. LAMOUCHE, M. D.

—Le misérable! l'hypocrite! le voleur! vociféra Victor, en lançant un affreux juron. Tu vas avoir de mes nouvelles, mon brigand de docteur!...

Puis, ayant trouvé les notes qu'il cherchait, il se mit à rédiger le contrat, et, tout en travaillant, il pensait au Dr Lamouche: «Puisque ce misérable-là a eu l'effronterie de se faire payer par le notaire Archambault, je ne serais pas surpris qu'il eût poussé l'impudence jusqu'à réclamer de l'argent de Mme de Courcy! Je m'en assurerai aujourd'hui même.»

En effet, au dîner, il amena la conversation sur le Dr Lamouche.

—Comment trouvez-vous ce jeune médecin? demanda-t-il à Mme de Courcy.

—Il me parait bien habile.

—Oui, mais il a la réputation de se faire payer promptement et grassement. Vous en savez peut-être quelque chose, chère madame?

Mme de Courcy se contenta de sourire.

—Pardon, madame, reprit Victor; voulez-vous avoir la bouté de me dire si vous avez reçu un compte du Dr Lamouche pour les soins qu'il m'a donnés, et si vous avez acquitté ce compte?

—Oui. mon cher Victor, il m'a réclamé cent. dollars, que je lui ai payés avant-hier.

Victor jeta sa serviette sur la table, s'excusa, prit son chapeau et se rendit tout droit chez le Dr Lamouche, qu'il trouva seul devant une table somptueusement garnie.

—Comme tu arrives bien! dit le docteur en approchant de la table un siège pour Victor.

—Oui, j'arrive pour te prendre à festoyer aux dépens du notaire Archambault, misérable que tu es!

—Mais, mon cher ami, si tu es sérieux, je ne comprends pas ce que tu veux dire!

—Je veux dire que tu as eu l'effronterie, pour ne pas dire plus, de te faire payer cent dollars par le notaire Archambault pour les soins que tu m'as donnés...

—C'est faux! dit le docteur, en jouant l'indignation.

—Quoi! tu as l'audace de nier! Eh bien, vas-tu me dire que ce reçu n'a pas été écrit et signé par toi?

La production du reçu désarma le docteur, qui se mit à ricaner cyniquement. Puis il dit: «Oui, c'est vrai; mais il a le moyen de payer, ce bonhomme-là!»

—Ne t'avais-je pas promis que je te paierais? alors, pourquoi ne m'as-tu pas attendu quelque temps?

—C'est que j'avais besoin d'argent, et je supposais, sans doute avec raison, que tu me ferais attendre trop longtemps... et tu sais que la patience n'est pas au nombre de mes vertus!

—D'ailleurs, est-ce que cent dollars n'est pas une somme exorbitante pour le gallon d'eau boriquée et l'onguent fait avec la graisse du diable que tu m'as donnés?

—Et mes soins, et les trente-cinq visites que je t'ai faites, ne comptent donc pas avec toi?

—Dans tous les cas, tu admettras que cette somme était plus que suffisante.

—Je conviens qu'elle est suffisante.

—Alors, comment se fait-il, lâche! voleur! que tu as réclamé la même somme de Mme de Courcy?...

Le docteur ne s'attendait pas à celle-là, évidemment, car il devint rouge comme un homard cuit, et resta coi!

—Ah! tu ne parles pas, brigand! mais écoute bien ce que je vais te dire. Si tu ne me remets pas l'argent que tu as filouté au notaire Archambault, je te dénoncerai partout comme un voleur! Quant à l'argent que tu as eu l'impudence de demander à Mme de Courcy, je m'engage à le lui remettre d'ici à quelque temps.

—A tes injures et à tes menaces aussi imprudentes que ridicules, je réponds ceci: tu n'auras pas un sou! entends-tu? pas un sou! Fais ce que tu voudras; je me moque de toi comme de ma première culotte... Comment! me crois-tu assez naïf pour te jeter cet argent avec lequel tu irais boire et rigoler au Saumon d'or?... alors, tu te trompes d'enseigne, mon vieux... Et, maintenant, houp! sors d'ici, et vite, ou je te lance par la fenêtre, écrevisse que tu es!

Victor, qui avait peur de son ombre, sortit en maugréant: «Ah! si j'avais la force de mon frère, tu ne me ferais pas sortir ainsi, misérable canaille!»

—Va danser le rigodon du diable! lui cria le docteur, en lui faisant claquer la porte sur les talons!

—Eh! babiche! il parait qu'il se fait sortir rondement, notre clerc notaire! pensa Philippe, qui passait en voiture juste au moment où Victor, frappé par la porte, descendait précipitamment l'escalier de la résidence du Dr Lamouche. Pourtant, quand j'ai rencontré Victor tantôt, il avait l'air d'un lion furieux! C'est bien le cas de lui appliquer le dicton de mon grand père:

Qui part comme un lion,

Revient comme un mouton!

Pas chanceux, le muscadin! non, pas chanceux! Il n'aura pas voulu payer le docteur je suppose, et, de plus, il l'aura insulté; puis le Dr Lamouche. qui est prompt comme un taon, l'aura flanqué à la porte!

Mais qu'il s'arrange! le père François ne m'a pas chargé de m'occuper de ces détails-là... Il me suffit de savoir que, depuis la scène du rigodon, le muscadin est sage comme un ermite; les noeuds de mon fouet ont sans doute rencontré en chemin son tout petit coeur...

Bonjour, le muscadin!

Blond! marche donc, blond!

*
*   *

Victor s'en revenait la tête basse, en effet, et il croyait avoir l'air si piteux, qu'il n'osa pas rentrer chez Mme de Courcy pour terminer son repas. D'ailleurs, la rage qui l'animait lui ôtait le goût du dessert!

Il se rendit à l'étude de son patron tout en faisant ces réflexions; «Et dire que je ne pourrai rien faire pour forcer le voleur à me rembourser cet argent... car si je dis un mot contre lui, il est capable de se venger, soit en me donnant la volée ou en dénonçant ma conduite à Mme de Courcy, à M. Archambault et même à mes parents... et je crains ses coups de langue autant que ses coups de poing... Ah! si j'avais le courage et la force de Jean-Charles, je lui en ferais danser un cotillon à ce bandit de docteur! Mais, hélas, je suis peureux comme une poule et faible comme un poulet!

Dans les conditions où la nature et le sort m'ont placé, ce que j'ai de mieux à faire, je crois, c'est de sortir le moins possible eh d'étudier le plus possible!

J'aime beaucoup la vie qu'on coule au Saumon d'or, mais elle peut nuire à mes affaires temporelles... Je pourrai la reprendre à grandes guides, plus tard, quand j'aurai réalisé mon rêve d'or!




UNE FÊTE PATRIOTIQUE

C'était le 23 juin au matin. L'animation la plus grande régnait dans la paroisse de Sainte-R..., d'ordinaire très paisible.

Le curé Faguy avait invité les jeunes gens à une corvée patriotique.

L'église et le presbytère étaient bâtis à quelques cents pas du rivage que baignaient mollement les flots du Saint-Laurent.

Sur le sable de la grève, s'élevait déjà un immense bûcher en forme de pyramide; le temple et le presbytère étaient pavoisés de drapeaux français et anglais, et les jeunes gens semblaient mettre la dernière main aux préparatifs, en plantant de beaux érables de chaque côté d'un large chemin qu'ils avaient tracé, depuis l'église jusqu'au bûcher.

Jean-Charles Lormier paraissait être l'âme dirigeante de l'organisation; il voyait à tout et corrigeait, dans les décorations, ce qui choquait le regard.

Notre héros, bien que très faible encore et incapable de travailler, avait obtenu du Dr Chapais la permission de prendre un peu d'exercice et de se créer des distractions.

Depuis environ deux semaines, un vieux prêtre français, l'abbé Failloux, qui voyageait pour sa santé, était venu se reposer au presbytère de Sainte-R...

C'était un patriote dont le coeur était rempli du noble désir d'implanter sur cette terre canadienne les vieilles coutumes de la patrie française.

Un soir, il dit à l'abbé Faguy: «Dans ma paroisse, M. le curé, et dans plusieurs paroisses de la France, nous fêtons, le 23 juin au soir, les feux de la Saint-Jean. Mes paroissiens préparent un bûcher auprès duquel nous nous rendons en procession; je bénis le bûcher et j'y mets le feu. C'est le signal de la fête qui dure deux heures. D'abord les assistants viennent tour à tour se plonger la tête dans la fumée pour recevoir le baptême du feu. Ensuite, les jeunes gens dansent autour du bûcher tandis que les hommes d'âge mûr et les vieillards entonnent des chants patriotiques.

C'est tout à fait charmant.

Puis, quand le feu est éteint, chacun prend un tison qu'il conserve précieusement au foyer domestique jusqu'à la fête suivante. Mais les feux de la Saint-Jean ne sont que le prélude de la fête religieuse et nationale qui a lieu le lendemain, et dont le programme se compose d'une messe solennelle avec sermon et musique, et d'une procession en plein air, quand la température le permet.

Ces manifestations ravivent dans les coeurs l'amour de la religion et de la patrie.

Pourquoi, M. le curé, n'implanteriez-vous pas ici ces belles coutumes de la France?

—Je le voudrais bien, répondit l'abbé Faguy, mais il ne faut pas oublier que la situation est encore tendue entre la France et l'Angleterre; et, en faisant ces manifestations, je craindrais de blesser certains Anglais qui y verraient peut-être une provocation.

—Allons donc! les Anglais d'aujourd'hui sont trop intelligents et trop généreux pour défendre aux Canadiens-français de manifester leur patriotisme... Du reste, rien ne vous empêche de donner à ces fêtes un caractère de loyauté, en déployant les drapeaux anglais à côté des drapeaux français, et, dans votre sermon, en exhortant vos paroissiens à respecter l'autorité britannique.

—J'y penserai, j'y penserai, dit le curé. Et, après y avoir sérieusement pensé, il décida de célébrer les fêtes dont l'abbé Failloux lui avait fait la description.

Donc, le 23 juin au soir, aux sons joyeux de la cloche de l'église, tous les habitants de Sainte-R..., précédés de leur vénérable curé, de l'abbé Failloux et des enfants de choeur, suivaient avec recueillement le chemin qui conduisait au bûcher.

La bénédiction fut faite par le prêtre français, et le bûcher fut allumé par l'abbé Faguy.

La température se prêtait admirablement à une fête de nuit. Le firmament était parsemé d'étoiles, et une brise légère et fraîche animait le bûcher d'où s'élevaient des gerbes d'étincelles qui scintillaient comme des diamants.

Alors, les jeunes gens se mirent à danser autour du feu, et bientôt ils dansèrent avec une telle frénésie, que les vieillards, stimulés par l'exemple, se prirent à danser comme à l'âge de vingt ans!

Ce fut une farandole, une furie, quoi!

Les hommes seuls dansaient.

Et pendant que la danse battait son plein, les cornets, les flûtes, les violons et les clarinettes jouaient nos airs nationaux. Puis des centaines de voix chantèrent en choeur, avec beaucoup d'ensemble, les refrains chéris de la vieille France!

Enfin, quand le feu fut éteint, chaque assistant ramassa un tison, qui avait à ses yeux la valeur d'une pierre précieuse, et l'on reprit le chemin du logis, emportant le plus doux souvenir de cette fête inoubliable.

Le lendemain matin, à huit heures, toute la population était réunie dans la jolie petite église qui avait été décorée avec autant de tact que de goût.

Des drapeaux français et anglais, disposés en un superbe faisceau, étaient liés à la croix du maître autel. Les colonnes du temple disparaissaient sous des guirlandes de fleurs et de verdure; et de la voûte s'échappaient des banderoles aux couleurs de la France et de l'Angleterre.

Le saint sacrifice de la messe fut célébré par l'abbé Failloux, et c'est le curé Faguy qui prononça le sermon, que nous regrettons de ne pouvoir reproduire in extenso. En voici un bien faible résumé.

Le prédicateur fit d'abord l'historique des feux de la Saint-Jean, dont il expliqua le sens mystique, et dit que ces feux n'étaient qu'une préparation à la fête du saint qui eut le privilège de baptiser Notre Seigneur. Il esquissa la vie si édifiante de Saint-Jean-Baptiste et dit que les Canadiens-français devraient choisir ce grand saint pour leur patron. Il exhorta ses paroissiens à prier Saint-Jean-Baptiste d'accorder au peuple du Canada des jours de prospérité, de paix et de bonheur. Et, remontant à la source de notre histoire, il retraça les luttes héroïques que les prêtres, les soldats et les laboureurs eurent à soutenir pour conserver leur religion, leur langue et leurs traditions. Il parla de la cession du Canada à l'Angleterre et dit que les Canadiens-français avaient aujourd'hui, comme avant la cession, le devoir de rester catholiques et français, mais qu'ils devaient aussi rester loyaux à l'Angleterre et la défendre contre tous ceux qui voudraient porter atteinte à son prestige sur le sol du Canada. Voyez au-dessus de l'autel de ce temple, ajouta-t-il, ce faisceau de drapeaux français et anglais liés à la croix du Christ: eh bien, ce faisceau est le symbole des devoirs que vous avez à remplir envers Dieu, envers la France et envers l'Angleterre!

A l'offertoire, Jean-Charles, qui possédait une belle voix de baryton, chanta, avec accompagnement d'orgue et de violon, un cantique approprié à la fête du jour.

Après la messe, toute la foule, bannière en tête, se forma en procession. Elle alla d'abord présenter ses hommages à son pasteur, et ensuite se rendit sur la place publique où une estrade avait été érigée pour les orateurs du jour.

Le maire parla le premier, et dans un discours familier et concis, il engagea ses compatriotes à resserrer de plus en plus les liens qui les unissaient déjà et à célébrer, chaque année, avec un éclat grandissant, la fête nationale.

Le maire invita le Dr Chapais à lui succéder, et aussitôt le nom populaire du docteur fut salué par les applaudissements de la foule.

Le Dr Chapais, qui maniait aussi bien la parole que le scalpel et le bistouri, fit un discours tout vibrant de foi, de patriotisme et de loyauté. Durant trois quarts d'heure, il tint l'assistance sous le charme d'une éloquence électrisante.

Le docteur possédait à un rare degré l'art de bien dire ce qu'il faut, tout ce qu'il faut, et rien que ce qu'il faut.

Il avait cessé de parler depuis deux ou trois minutes, et les vivats retentissaient encore en son honneur.

L'assistance commençait à se disperser, lorsqu'un homme, jeune encore, et portant l'uniforme militaire, gravit les degrés de la tribune. Les spectateurs se rapprochèrent de l'estrade, et le silence se fit aussitôt.

L'orateur inconnu prit la parole en ces termes:

«Mesdames et messieurs,

«Vous êtes sans doute surpris de me voir à cette tribune, et je vous avoue que je suis surpris moi-même de l'audace dont je fais preuve en osant prendre la parole après l'orateur éminent que nous venons d'entendre et qui nous a tant charmés.

«Mais je n'ai pas l'intention de vous entretenir longtemps, je ne dirai que quelques mots, et je réclame une part de votre bienveillante' indulgence.

«Laissez-moi vous dire, en toute franchise, ce que je suis venu faire à ces fêtes qui ont obtenu un si beau succès.

«Quand le chef parle, le soldat doit obéir. Or, mon uniforme vous dit que je suis soldat, et mon accent que je suis Anglais; eh bien, c'est pour obéir aux ordres de mon chef que je suis venu au milieu de vous.

«Le bruit des préparatifs de vos fêtes est parvenu aux oreilles de son excellence le gouverneur-général. Or, comme sir George Prévost sait que les Canadiens-français ont été traités injustement, et même tyrannisés, par plusieurs des gouverneurs qui l'ont précédé, et que son plus grand désir est de réparer les injustices qui ont été commises, il m'a chargé de m'enquérir du caractère des démonstrations que vous organisiez et de lui en faire un rapport. Car sachant que les Américains, depuis le commencement de la guerre, cherchent sans cesse à soulever les Canadiens-français contre les Anglais, son excellence a pu penser que l'idée de vos fêtes avait été inspirée par nos ennemis comme une manifestation anti-anglaise.

«Eh bien, mesdames et messieurs, j'ai été le témoin oculaire et auriculaire de votre fête d'hier et de celle d'aujourd'hui, et j'en suis tellement enthousiasmé que je n'ai pu résister au désir de vous en adresser publiquement mes compliments, et de vous faire connaître la conclusion du rapport que j'aurai l'honneur de soumettre à son excellence le gouverneur général.

«Je dirai à son excellence que l'Angleterre ne compte certainement pas dans tout l'empire britannique de sujets plus fidèles et plus loyaux que les Canadiens-français de Sainte-R...

«Oui, tout ce que j'ai vu et entendu ici fait l'éloge de votre loyauté. Les décorations, le sermon pathétique de votre digne curé, le discours de M. le maire et la pièce de haute éloquence que vient de prononcer M. le Dr Chapais; toutes ces choses, dis-je, proclament hautement la noblesse de votre patriotisme et de votre loyauté.

«Du reste, mesdames et messieurs, pour convaincre son excellence que vos fêtes ont été inspirées par un patriotisme de bon aloi, il me suffirait, je crois, de lui dire que celui qui les a organisées, est un des principaux héros de Châteauguay. Car j'ai pris part à la mémorable bataille de Châteauguay, et je puis vous assurer que les honneurs de cette glorieuse journée reviennent au colonel de Salaberry et au valeureux soldat, Jean-Charles Lormier...

«Je termine, mesdames et messieurs, en proposant trois hourras pour l'Angleterre, pour la brave population de Sainte-R... et pour le héros de Châteauguay!

La foule, après avoir crié trois hourra?, appela, à grands cris, Jean-Charles Lormier. Celui-ci, qui n'avait jamais fait de discours, chercha à se dérober, mais plusieurs vigoureux jeunes gens le hissèrent sur leurs épaules et le portèrent en triomphe sur l'estrade.

Jean-Charles paraissait plus ému à la tribune qu'il l'avait été sur le champ de bataille. Mais, réprimant son émotion, il dit:

«Mesdames et messieurs,

«J'avais préparé avec soin le programme do nos fêtes, et je le croyais complet, mais j'étais dans l'erreur; car mon distingué ami, le brave capitaine Johnson, est venu le compléter en nous gratinant d'un discours qui a remué les fibres les plus intimes de nos coeurs! Et je le remercie au nom de toute la population de Sainte-R...., dont je croîs être en ce moment le fidèle interprète.

«Je ne vous ferai pas un discours, d'abord parce que je n'ai pas reçu de Dieu le don de l'éloquence, et ensuite parce que je me sens trop ému pour pouvoir exprimer, comme je le désirerais, les nombreux sentiments qui se pressent dans mon âme. Cependant je ne veux pas descendre de cette tribune sans vous remercier pour le bienveillant concours que vous m'avez accordé dans l'organisation de nos fêtes et pour les sacrifices que vous vous êtes imposés, afin d'en assurer le succès.

«Le capitaine Johnson ne m'en voudra pas, je l'espère, si je me permets de protester contre les paroles trop flatteuses qu'il a prononcées à mon adresse, en parlant de la bataille de Châteauguay. S'il est un homme qui s'est conduit en héros, à cette bataille, ce n'est pas moi, mais c'est plutôt ce noble et modeste capitaine, qui, par un heureux hasard, est venu couronner, par sa mâle éloquence, la première fête nationale que les Canadiens-français célèbrent en ce pays!

«Oui, capitaine, vous aurez raison de parler à son excellence le gouverneur-général de la loyauté des Canadiens-français de notre paroisse; et vous pourrez lui dire que cette loyauté nous a été inculquée par notre vénérable et dévoué curé!

«Vous pourrez dire aussi à sir George Prévost que si, par impossible, la loyauté venait à disparaître un jour des autres paroisses du Canada, l'Angleterre la retrouverait toujours vivace dans le coeur de la population catholique et française de Sainte-R...»




UNE BOMBE QUI ÉCLATE

Depuis un mois Victor ne sortait plus le soir. Il avait peur du fouet du pseudo-fantôme; et la peur était sans doute pour lui le commencement de la sagesse.

Il se montrait pour Mme de Courcy de plus en plus aimable, et chaque soir, de huit à neuf heures, il descendait causer ou faire la partie d'échecs avec elle.

La brave femme était tout simplement enchantée de ce jeune homme.

Dans une lettre qu'elle avait récemment, écrite au père Lormier, après avoir fait de Victor; l'éloge le plus pompeux, elle terminait par ces mots: «Vous pouvez remercier le bon Dieu, mon cher cousin, de vous avoir donné un fils qui vous fait déjà tant d'honneur et qui fera avant longtemps honneur à la profession du notariat.»

La lecture de cette lettre avait mis la famille Lormier dans la jubilation; et Jean-Charles se surprenait encore à douter de l'exactitude des renseignements fournis sur le compte de son frère par Philippe et même par le vieux François. Après tout, se disait-il, Mme de Courcy et le notaire Archambault ne sont pas des imbéciles ni des aveugles, et ils s'accordent à dire constamment du bien de Victor...

Le lendemain de l'affront qu'il avait essuyé chez le Dr Lamouche, le clerc notaire, qui était sans le sou, avait écrit à son père pour lui demander de bien vouloir lui envoyer cent dollars. «Je voudrais, disait-il, acheter des livres pour me former une petite bibliothèque.»

Il avait toujours recours au mensonge.

En recevant la lettre, le père Lormier consulta sa femme, et tous les deux, sans en parler à Jean-Charles, décidèrent d'envoyer à leur cher enfant la somme qu'il demandait.

Dès qu'il eut cet argent, Victor s'empressa de l'offrir à Mme de Courcy en remboursement de la somme qu'elle avait payée au Dr Lamouche.

Mme de Courcy ne voulut pas l'accepter.

—Au moins, madame, faites-moi le plaisir de prendre les trente dollars que vous avez eu l'obligeance de me prêter, il y a déjà quelques mois.

Il espérait que cette offre ne serait pas plus agréée que la première, mais, à son grand désappointement, Mme de Courcy, sans doute pour lui faire plaisir, accepta les trente dollars...

—N'importe! je suis encore riche de soixante-dix dollars! Si je ne sors pas le soir, rien ne peut m'empêcher de m'amuser un peu le jour, entre quatre et six heures...

Mais où irai-je maintenant? Je ne veux plus retourner au Saumon d'or, car cette canaille de Lamouche y est toujours, et je n'aime pas a le rencontrer... puis je pourrais être vu par le pseudo-fantôme, qui écrirait encore à mon curé...

Bah! je n'ai que l'embarras du choix! Dans une grande ville comme Montréal, les amusements foisonnent...

*
*   *

Rien ne semblait manquer au bonheur des Lormier; leurs jeunes filles étaient des anges de piété, de douceur et de dévouement, Victor les édifiait toujours, et Jean-Charles se portait maintenant comme un charme.

Notre héros, une fois rétabli, avait voulu retourner sur le champ de bataille, mais le curé et le Dr Chapais avaient, de concert, conspiré contre lui auprès du lieutenant-colonel de Salaberry.

Cette conspiration portait l'empreinte de la véritable amitié.

A la lettre qu'il avait adressée au colonel de Salaberry. Jean-Charles reçut la réponse suivante:

Mon cher ami,

C'est avec le plus vif regret que je me vois dans l'obligation de décliner vos précieux services.

Avant de vous répondre, j'ai cru devoir consulter votre médecin sur l'état actuel de votre santé, et l'homme de l'art m'a déclaré qu'il vous jugeait incapable, d'ici à quelques mois, de reprendre le service militaire.

Le Dr Chapais m'a raconté la lutte que vous avez soutenue contre un ours dans le bois-Panet.

Je vous félicite d'avoir échappé vivant aux griffes de cet animal féroce, et, par la même occasion, d'avoir sauvé la vie à votre bon curé.

Vous avez, dans cette circonstance, déployé autant de force et d'héroïsme que sur le champ de bataille, à Châteauguay. J'espère que vous recouvrerez, bientôt la santé. Je serai heureux, plus tard, si nous sommes encore taquinés par les Américains, d'accepter votre valeureux concours.

Je vous prie de croire que je garde de vous le meilleur souvenir.

Cordialement à vous,

CHARLES-MICHEL DE SALABERRY.

Jean-Charles fut très attristé de cette décision; mais il se résigna à son sort, et prit, dès ce jour, la résolution de se livrer avec courage à la culture de la terre.

Il choisissait toujours le labeur le plus pénible, afin de ménager son vieux père, dont la santé était chancelante. Puis, le soir, pendant que les jeunes gens de son age s'adonnaient aux plaisirs, lui, penché sur ses livres, cherchait dans l'étude le développement de l'intelligence et le perfectionnement de la raison.

*
*   *

C'était par une belle journée du mois d'août.

Jean-Charles et son père travaillaient aux foins, Marie-Louise et Antoinette (les deux soeurs de notre héros) étaient allées prier a l'église, et Mme Lormier, restée seule à la maison, filait en fredonnant un joyeux refrain.

Elle pensait au cher absent, qui, suivant les paroles de Mme de Courcy, ferait avant longtemps honneur à la profession du notariat...

Elle avait rêvé que Victor serait, un jour, un mesieu, et elle entrevoyait déjà, avec orgueil, la réalisation de ce doux rêve... Donc, elle était heureuse, la mère Lormier, et elle chantait!

Oui, elle chantait à la brise qui lui versait, en passant, les suaves senteurs du bon foin vert; elle chantait aux oiseaux qui la saluaient de leurs mélodieux trémolos! elle chantait à l'astre du jour qui remplissait la maison de ses rayons dorés: enfin, elle chantait à tout, et, à tous le bonheur dont, son âme débordait...

Mais, son chant, fut interrompu par la voix d'une fillette qui lui dit: «Le maître de poste m'a remis cette lettre pour vous, madame Lormier.»

—Merci, ma belle, fit, l'heureuse femme: viens t'asseoir.

Elle brisa le cachet de la lettre, et en lut tout d'un trait, le contenu, que nous mettons sous les yeux du lecteur:

Montréal, 20 août, 1814.

A Madame Louis-Victor Lormier, Sainte-R...

Madame,

Pardonnez-moi si je me permets de vous écrire. Je viens, par la présente, vous prier de me faire parvenir le plus tôt possible la somme de $ 150.00 que votre fils, M. Victor, me doit, pour des dîners, bas, etc., qu'il a donnés ici à ses amis. Si je m'adresse à vous, c'est parce que je n'ai pas revu votre fils depuis plus d'un mois, et qu'il n'a pas même daigné répondre à deux lettres que je lui ai écrites!

Avouez que c'est choquant...

J'avais le droit de m'attendre à plus de gentillesse de sa part, car à dater du jour de son arrivée à Montréal jusqu'au mois dernier, il a passé presque toutes ses soirées ici, et il a été traité avec les plus grands égards par moi, par ma fille et par le personnel de mon hôtel.

J'espère que vous prendrez toutes ces choses en considération, et que vous me ferez parvenir la somme qui m'est due.

Veuillez agréer, madame, mes excuses et me croire votre dévouée servante,

LOUISE-ANGELE DODRIDGE, Propriétaire du «Saumon d'or», 128 rue B..., Montréal.

Mme Lormier devint pale comme une morte.

Une douleur infinie lui traversa le coeur: sa tête s'inclina sur sa poitrine, et des larmes silencieuses et brûlantes roulèrent sur le plancher.

Elle était effrayante à voir dans cette douleur muette! Aussi, la fillette qui lui avait remis le pli fatal, fut saisie d'épouvante, et elle courut donner l'alarme à M. Lormier qui travaillait avec Jean-Charles à trois arpents de la maison.

Quand ceux-ci arrivèrent, Mme Lormier, était toujours assise, la tête inclinée, et le visage baigné de larmes.

—Voyons, femme! qu'as-tu donc? lui demanda le père Lormier, en lui relevant doucement la tète.

Mme Lormier fit un haut-le-corps, comme une personne qui s'éveille en sursaut, et dit: «Où est-elle, cette femme?... où est sa lettre?...»

—Quelle femme, et quelle lettre? interrogea le père Lormier. Mais, en disant cela, il aperçut une feuille de papier dans un pli du tablier de sa femme. Il la parcourut rapidement, puis la jeta sur le plancher en s'écriant: «Mon Dieu, est-il possible!...»

Jean-Charles, à son tour, lut la lettre et ne put retenir ce cri d'indignation et de colère: «Le misérable! encore lui...» Mais il se calma aussitôt, et glissa le papier dans sa poche.

—Allons, femme! reprit le père Lormier: du courage, et remettons tout entre les mains de Dieu...

—Oui, ma mère, ajouta Jean-Charles, soyez courageuse, et je vous certifie, qu'avec l'aide de Dieu, tout va s'arranger pour le mieux.

D'abord, il ne faut pas ajouter entièrement foi aux paroles de cette femme; et qui nous assure que cette lettre n'a pas été forgée par un ennemi de Victor? Je sais que Victor s'est oublié parfois, mais je sais aussi que, depuis quelques semaines, il ne sort plus le soir et consacre tous ses loisirs à l'étude. Un ami m'a fourni ces renseignements qui, au reste, sont confirmés par la femme Dodridge. Elle nous dit, en effet, qu'elle n'a pas vu Victor depuis plus d'un mois.

Ainsi, la situation est loin d'être désespérée. D'ailleurs Marie-Louise et Antoinette doivent entrer au couvent dans quelques jours, n'est-ce pas? et bien! je les accompagnerai à Montréal, et je saurai bien faire la lumière sur toute cette affaire. Je paierai cette femme, si réellement Victor lui doit.

Il ne faut pas perdre de vue non plus que Victor se trouve au milieu d'étrangers et qu'il a dû rudement s'ennuyer parfois. Mais quand Marie-Louise et Antoinette seront près de lui, il ira les voir souvent, et les entrevues qu'il aura avec elles le rappelleront à ses devoirs et le ramèneront dans le droit sentier.

Allons, bonne mère! séchez vos larmes. Tachons de faire en sorte que Marie-Louise et Antoinette ne s'aperçoivent de rien. Tenez, appuyez-vous sur mon bras, et venez vous reposer un peu... Bon, comme cela, mère chérie!

—Tendre et généreux enfant! dit la pauvre mère, tes paroles m'ont sauvée... oui, je serai forte; viens!

Elle s'endormit en priant, et retrouva, dans la prière et le sommeil, ce calme et cette sérénité d'âme que la religion seule peut donner dans les jours malheureux...

*
*   *

Le premier septembre, Jean-Charles arriva avec ses deux soeurs à Montréal. Il les mena d'abord chez Mme de Courcy. qui leur fit la réception la plus cordiale.

Victor parut, fort content de voir son frère et ses soeurs, et il les accueillit avec la plus grande tendresse.

Ils prirent une partie de la journée pour visiter la métropole, et, à cinq heures, Marie-Louise et Antoinette entrèrent au couvent.

En se séparant d'elles, Victor leur promit d'aller les voir souvent.

Lorsque les deux frères furent seuls, Jean-Charles montra à Victor la lettre de la femme Dodridge.

Victor refusa d'abord de reconnaître qu'il devait à cette femme. C'est du chantage, dit-il. voilà tout!

A la bonne heure! reprit Jean-Charles; viens avec moi chez cette malheureuse, et nous allons la confondre et la faire châtier sévèrement!

Mais ainsi poussé au pied du mur, Victor s'excusa de ne pas accompagner son frère, en disant qu'il avait juré de ne plus remettre les pieds dans cette maison... puis, finalement, il avoua qu'il devait à cette femme la somme qu'elle réclamait...

—Je suis content de la résolution que tu as prise de ne plus retourner chez cette malheureuse. J'irai seul.

—Pourquoi donc veux-tu absolument te rendre chez la Dodridge?

—Mais pour régler ton compte, parbleu! Tu dois savoir que lorsqu'on a contracté des dettes, il faut les payer ou aller en prison!

—Ha! fit naïvement Victor: j'avais oublié cela,...

Jean-Charles se rendit au Saumon d'or.

—Est ce que je pourrais voir madame Dodridge? demanda-t-il à la jeune fille qui lui ouvrit la porte.

—Entrez! monsieur.

La jeune fille alla prévenir Mme Dodridge qu'un monsieur la demandait.

—Comment s'appelle-t-il?

—Il ne m'a pas dit son nom.

—Comment est-il?

—C'est un jeune homme très robuste et fort bien mis.

—Est-il joli?

—Il est assez joli, mais sa figure est très brune.

—C'est bien! fais-le entrer au salon.

La jeune fille introduisit Jean-Charles dans une pièce longue et étroite qui faisait songer au vestibule de l'enfer. Elle lui présenta un siège, mais Jean-Charles refusa de s'asseoir. Il avait hâte de sortir de ce mauvais lieu.

—La maîtresse du Saumon d'or parut presque aussitôt.

—Vous désirez me voir? dit-elle, en saluant familièrement, trop familièrement.

—Êtes-vous madame Dodridge?

—Eh, oui, mon cher monsieur, eh, oui! Et vous, qui êtes-vous?

—Je suis le frère de Victor Lormier, et je viens vous voir au sujet de la réclamation que vous avez osé adresser à ma mère...

—Quoi! vous êtes M. Jean-Charles? Que je suis donc contente de faire votre connaissance! J'ai entendu souvent, parler de vos exploits... et...

—Trêve de compliments, madame! Je suis venu ici pour régler le compte de mon frère, et voici le règlement que je vous propose. Vous demandez cent-cinquante dollars; je vous en offre soixante-quinze.

—Soixante-quinze dollars! Y pensez-vous? Cela ne paie seulement pas la musique...

—C'est à prendre ou à laisser, madame! Si vous refusez, vous n'aurez pas un sou, car mon frère n'a rien et ma famille est très pauvre!

—Voyons, mon cher M. Jean-Charles, mettez au moins jusqu'à cent dollars.

—Pas un sou de plus! dit Jean-Charles, en se dirigeant vers la porte.

—Arrêtez donc, M. Jean-Charles! vous êtes bien farouche... C'est bon, j'accepte!

—Alors, signez-moi cette quittance.

Elle alla chercher une plume, et signa la quittance que Jean-Charles avait préparée.

—Maintenant, madame, je vous prie de me remettre le portrait de mon frère que je vois ici, en compagnie d'une jeune tille.

—Ha! vous n'y pensez pas, mon cher ami C'est ma fille qui a posé avec Victor et elle tient à conserver un souvenir de son...

—Combien le vendez-vous?

—Vingt-cinq dollars, au moins!

—Je vous en donne cinq.

—C'est bon, prenez-le!

Elle décrocha le portrait qu'elle remit à Jean-Charles.

Au moment de partir, Jean-Charles dit à la femme Dodridge: «Vous avez commis une lâche action en écrivant à ma mère; votre lettre insolente a failli la tuer; mais elle se vengera de vous en priant le bon Dieu d'avoir pitié de votre pauvre âme...»

—Vraiment, vous me surprenez, monsieur! car c'est la première fois que j'entends dire qu'on peut tuer une femme en lui demandant poliment de payer ce qui est dû...

Jean-Charles sortit en levant les épaules de dégoût.

Il alla rejoindre Victor qui l'attendait chez, Mme de Courcy.

—Regarde! dit-il, en lui mettant sous les yeux la quittance signée par la propriétaire du Saumon d'or. J'ai payé cette dette pour deux raisons, d'abord pour sauver ton honneur et celui de la famille, et ensuite pour tranquilliser la conscience si délicate de notre mère; mais je te préviens que c'est la première et la dernière dette de cette nature que je paye! Si tu as le malheur d'en contracter d'autres, tu les paieras ou tu iras les acquitter en prison!

C'est la détermination formelle que mon père et moi avons prise. Nous sommes prêts à t'aider, mais nous ne voulons pas que l'argent que nous gagnons péniblement, à la sueur de notre front, contribue au maintien des auberges et des sentines de vices...

A l'avenir, nous ne te donnerons de l'argent que pour payer les choses de première nécessité, et encore il faudra que tu nous produises des comptes authentiques, authentiques, comprends-tu?

Regarde encore ceci! ajouta-t-il en lui montrant le portrait qu'il avait obtenu de la femme Dodridge. Quand j'ai vu ton portrait dans le salon de cette femme, j'ai senti la honte me monter au front, et j'ai acheté ce portrait pour avoir la satisfaction de le détruire moi-même...

Allons, Victor! j'espère que tu regrettes la vie honteuse et insensée que tu as menée ici, depuis quelques mois, et qui a déjà causé à nos parents tant de chagrins et à toi tant de désagréments! Tu as pu tromper Mme de Courcy, le notaire Archambault et nos bons parents avec tes mensonges et ton hypocrisie, mais j'aime à te dire qu'il y a longtemps que je suis an courant de tes faits et gestes: et je t'avertis qu'il n'y a pas que le fantôme qui a l'oeil sur toi; non! car la police aussi te surveille et se prépare à te loger au violon, à la première fredaine que tu feras...

Victor trembla comme une feuille en entendant parler du fantôme et de la police, car il éprouvait une grande répugnance pour le cachot et une frayeur non moins grande pour le fouet du fantôme...

Jean-Charles reprit:

—Allons, mon cher Victor, redeviens un homme! Songe à nos bons parents qui t'aiment tant, tu le sais, et à qui tu as eu la faiblesse de causer de la peine...

Promets-moi que, désormais, tu ne fréquenteras plus ces lieux ignobles, dégoûtants, infâmes, qui sont le tombeau de la foi, de la vertu, de la santé et de l'honneur!

Victor releva la tête, qu'il tenait baissée depuis quelques instants, et dit d'une voix ferme; «Oui, frère, je te le promets!»

—C'est bien! fit Jean-Charles en serrant à la broyer la main de Victor; oublions le passé et regardons l'avenir avec confiance!




UNE DERNIÈRE ÉPÎTRE DE PHILIPPE

Montréal, 1er octobre 1814.

Cher père François,

Je dépose le fouet pour prendre encore une fois la plume. Mais je sais que je réussis mieux avec mon arme qu'avec celle des écrivains. Que voulez-vous! chacun son métier, et les...

Ce n'est pas pour me vanter que je dis ça, mais je crois du fond du coeur que la conversion du muscadin est due à la raclée que je lui ai donnée, il y a deux mois! car, depuis ce temps-là, il n'a pas mis le pied au Saumon d'or, et j'ai appris qu'il passe toutes ses soirées le nez dans les livres... Voici comment j'ai appris la chose.

J'étais tanné de faire le guet à la fenêtre de mon office (je veux dire à la fenêtre de mon écurie), et, pour me dégourdir, j'ai été, cinq ou six soirs de suite, faire les cent pas comme disent les gens instruits, en face de la demeure du muscadin, pour épier ses simagrées. Mais chaque soir je revenais bredouille, n'ayant seulement pas aperçu le museau du clerc notaire! Le dernier soir, vers neuf heures, je vis quelqu'un sortir de la maison; j'écarquillai les yeux et allongeai les oreilles, et voici ce que je vis et entendis.

C'est la maîtresse de la maison qui parlait.

—Eh bien, notaire, êtes-vous toujours satisfait de votre clerc?

—Certainement, madame! Depuis deux mois, surtout, il semble s'appliquer à faire à la perfection tous les ouvrages du bureau. Je serai heureux de me l'associer aussitôt qu'il sera admis à la pratique du notariat.

—Je m'en réjouis pour lui-même et pour sa famille, dit la maîtresse de la maison. Je puis vous assurer qu'il parle avec respect de vous et avec enthousiasme de votre belle profession. Il ne sort plus le soir et il étudie constamment. Je suis convaincue que ce jeune homme fera son chemin.

—C'est aussi mon opinion. Bonsoir, madame!

—Bonsoir, notaire!

Je crois quasiment, père François, que le veuf Archambault se pousse pour la veuve de Courcy! Mais c'est entre-nous, ça! Je peux bien me tromper aussi. D'ailleurs, ce n'est pas de mon affaire!

Après avoir entendu ce bout de conversation entre les deux amou... pardon, entre les deux veufs, je dis à mon tour: bonsoir, la coin pallie! et j'allai me coucher...

J'ai compris que mon rôle était fini... ni... ni! je remercie mon fouet, pardon! je vous remercie, pardon encore! je remercie la Providence (oui, c'est, ça!) je remercie la Providence, dis-je, d'avoir fait, germer dans ma caboche l'idée de me costumer en fantôme et de m'armer d'un fouet pour faire danser le muscadin! Je ne sais pas si c'est mon apparence de fantôme ou les coups de fouet qui l'ont effrayé, mais dans tous les cas, je suis certain que c'est l'un on l'autre, et peut-être les deux!

A dire la vérité, ça me faisait de la peine de le fouetter comme je l'ai fait—moi qui ne voudrais pas faire de mal à une mouche!—mais j'avais souvent entendu dire qu'aux grands maux il fallait employer les grands remèdes; et, comme je ne tiens pas dans mon écurie une boutique de remèdes, j'ai pris celui que j'avais sous la main, c'est-à-dire mon plus grand fouet, et j'ai tapé, babiche! oui, j'ai tapé!

Mais remarquez bien que je n'ai frappé le muscadin que sur les jambes, car si je l'avais frappé sur le cou, je lui aurais tranché la tête comme à un pissenlit... et si je lui avais cinglé le corps, je l'aurais coupé en plusieurs bouts comme une anguille...

Avant de me mettre à la besogne, je m'étais dit: Ce gaillard-là a péché par les pieds et par les jambes surtout en courant la prétantaine, eh bien, tonnerre! c'est par les jambes qu'il faut le punir! Et, encore une fois, j'ai tapé au meilleur de ma connaissance et de ma conscience...

N'allez pas vous imaginer que je me servirai encore de ce fouet-là pour mes chevaux. Non, non! c'est un fouet historiche (je ne sais pas au juste comment les gens instruits écrivent ce mot) mais ce que je veux dire, c'est que ce fouet a une histoire, et je ne le donnerais pas pour tout l'or du monde... Il m'appartient ce fouet-là, savez-vous? Non, peut-être? Eh bien, voici comment j'en suis devenu le maître, l'ai été voir M. Normandeau, l'autre jour, et je lui ai dit: Je viens vous demander une faveur, M. Normandeau.

—Tiens! tu vas sans doute me parler de Jacqueline?

—Non, monsieur, pas de Jacqueline, à cette heure, mais de votre grand fouet à manche rouge.

—Quoi! déjà? s'est écrié M. Normandeau; pauvre Jacqueline, je la plains...

—Mais, monsieur, ce n'est pas pour fouetter ma petite Jacqueline que je veux avoir ce fouet, c'est pour le garder comme un souvenir de... de vous.

—Oh! je comprends, comme un cadeau de noce?

—Non, monsieur, pas à présent, puisque les noces n'auront lieu qu'à Pâques... malheureusement!

—C'est bon, mon drôle, garde-le! a dit M. Normandeau en riant.

Il rit toujours. M. Normandeau, quand je lui parle; quelle belle humeur il a, cet homme-là!

Puis, je le garde, ce fouet, avec autant de soin qu'un avare garde un trésor. Sa vue me fait du bien au coeur...

Je l'ai accroché dans une armoire-vitrée qui ferme avec une clef. Souvent je me place devant cette armoire, et, en fumant la pipe, je regarde longtemps le fouet qui me dit toutes sortes de choses. Je n'aurais jamais cru qu'un fouet pouvait tant jaser...

Il me disait que celui qui l'a fabriqué serait bien surpris d'apprendre que le bon Dieu m'a inspiré l'idée de m'en servir (pas du fabricant, du fouet) pour chasser le démon que le muscadin avait dans les jambes, et ailleurs itou, j'imagine... car cet animal-là, quand on le laisse faire, il se fourre partout!...

Le fouet me disait que le muscadin en avait une telle peur, qu'il n'osait plus sortir, le soir, pour aller voir les filles! (c'est pas dommage!)

Le fouet me représentait le muscadin, assis devant des gros livres, et étudiant tout ce qu'il faut savoir (généralement quelconque) pour être n'en notaire...

Le fouet me montrait le muscadin, dans deux ans, tout à fait corrigé, et se promenant sans crainte, le soir comme le jour, avec une jolie Jacqueline devenue sa femme. (Oh! la! la!)

Eh! que d'autres choses intéressantes me disait encore mon grand fouet à manche rouge! ce fouet que je ne donnerais pas pour une terre déchiffrée, pardon! défrichée...

Pourtant, père François, c'est mon rêve à moi de posséder un jour, dans un coin de notre belle province, une terre défrichée! mais je crains bien d'être obligé de la défricher moi-même.

N'importe! babiche! J'aime la vie du colon, pourvu que j'aie une colonne avec moi! car n'avoir que des épinettes pour compagnes, bonsoir! c'est trop embêtant! J'aimerais encore mieux rester au derrière... pardon... excusez! par derrière mes chevaux... et sur le devant de ma voiture!

Pour revenir à mon rôle, père François, j'aime à vous déclarer que c'est en tremblant que je l'ai accepté, parce que (ceci est entre nous) je ne me croyais pas assez futé pour le remplir comme il faut.

Mais maintenant qu'il est fini, je suis content de l'avoir accepté, puisque j'ai été un instrument dont le bon Dieu a bien voulu se servir pour punir le muscadin et, peut-être, le ramener dans le bon chemin...

Je vous remercie de m'avoir confié ce rôle, car je crois que le peu de bien qu'il m'a donné l'occasion de faire me portera toujours bonheur...

Je suis pour la vie votre dévoué ami.

PHILIPPE.

Chargement de la publicité...