Le voyage immobile, suivi d'autres histoires singulières
UNE LÉGENDE CHRÉTIENNE D’AKTÉON
A Paul Dukas.
Allo modo ma con fuoco.
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PAUL DUKAS
Symphonie en ut majeur.
En ce temps-là, les hommes ayant oublié le Seigneur, ils adorèrent les puissances inexpliquées. Et surtout les astres. Et parmi les astres, surtout le soleil et la lune.
Et malgré l’objurgation de Iahveh, que nul n’entendait plus, ils leur construisirent des temples nombreux et magnifiques, où, afin de rendre plus accessible le commerce des nouvelles divinités, on les représenta sous forme de garçons et de filles. Si bien qu’Elohim ayant créé l’homme à son image, les faux dieux ressemblaient au Véritable.
Ainsi, la lune, femelle du soleil, eut pour effigie une statue de jeune femme.
Et parmi la multitude des peuples, chacun lui donna dans son langage autant de noms qu’il lui supposait d’empires. Sous des titres divers et sous d’autres parures, elle fut partout déesse des vierges, protectrice des accouchées, gardienne des vaisseaux sur l’océan nocturne, et patronne de ceux qui poursuivent les animaux pour les tuer. Les petites Romaines l’appelaient Diane, en bouclant leur ceinture ; et les adolescentes carthaginoises, en regardant la chaîne de leurs pieds, lui disaient : Tanit. Au fond des lourds palais de Thèbes Hécatompyle, les cris aigus des Pharaones en gésine invoquaient Isis. On entendait, la nuit, sur les galères de Tyr, monter vers Astarté l’hymne des équipages…
Aktéon, étant Grec et chasseur, vénérait la lune sous le nom d’Artémis.
Mais ce prince était le jouet d’une imagination exaltée qui lui faisait voir toute chose comme étant merveilleuse. Crédule aux nourrices bavardes, il croyait que son père, le roi Aristeus, l’avait engendré de la nymphe Cyrénè, et non de sa royale épouse. Il croyait que son aïeul, Kadmos le Béotien, avait récolté des guerriers, pour avoir semé les dents d’un dragon. Et telle était son erreur, que Chiron, son vieux maître, ayant succombé, on lui persuada sans peine — et fort stupidement — qu’il avait été centaure de son vivant.
Aussi, quand ce visionnaire aperçut les dieux modelés en imitation d’hommes et de femmes, rien ne l’empêcha de s’imaginer que ces simulacres étaient leurs véridiques ressemblances, et qu’ils peuplaient réellement la terre, à l’exemple des mortels. Dès lors, Aktéon reconnut dans la voie des chevreuils la trace des satyres, et devina des gestes de dryades aux attitudes souples des arbres balancés.
Tout le panthéon des païens se montra de la sorte à ses yeux complaisants. Il vit tous les dieux : qui derrière la foudre, dans le profil olympien de quelque nuage ; qui sous l’aspect humain d’une vague tordue, à la barbe d’écume. Il les vit — ou crut les voir — tous, hormis la chasseresse Artémis, couronnée d’un croissant et chaussée d’endromides. Car il avait appris de son siècle égaré la pudeur prétendue de la déesse illusoire, et qu’elle se dérobait, avec ses nymphes, aux regards libertins des hommes.
Or, malgré les sourdes remontrances d’Elohim, effrayé d’une aberration si funeste, Aktéon résolut de surprendre la vierge mystérieuse ; et, passant ses journées et parfois ses nuits à la chasse, il ne guetta plus seulement les bêtes féroces, et chercha rencontre moins brutale que celle des porcs sauvages et des loups-cerviers.
Un soir, il regagnait la cité. L’épieu ou l’arc à l’épaule, des amis lui faisaient escorte. On portait devant eux, sur des litières de branchages, un ours et trois sangliers morts ; et les chiens, étant fatigués, allaient à leur guise, libres de colliers, sans être maintenus par les serviteurs. La troupe et la meute marchaient lentement et suivaient le fond d’une gorge boisée, au long d’un ruisseau.
Aktéon, n’ayant pas tué de gibier ni vu de déesse, fronçait les sourcils d’un air farouche et traînait la sandale.
Il faisait déjà très noir au creux du défilé. Seuls, les bouleaux, qui semblent toujours imprégnés de clarté lunaire, plantaient dans l’obscurité du bois leurs pâles colonnettes phosphorescentes ; et, brusque, un poisson argenté fila dans le ruisseau turbulent, comme un rayon de lune échappé. Le prince éphèbe se dérida. Quelqu’un, même, l’entendit murmurer de plaisir.
Et tout à coup, au détour du sentier, il commanda tout bas de s’arrêter et de faire silence. On lui obéit. Les amis et les valets tournèrent de son côté des faces interrogatives, et les chiens, immobiles, le considéraient, l’oreille levée.
Alors, il étendit la main vers le tournant du ruisseau, en disant : « Artémis !… »
On regarda le lieu qu’il indiquait, et l’on vit simplement un brouillard blanchâtre sur l’ombre bleue de la forêt. Il se mouvait à la surface de l’eau, comme fait la brume chaque soir, et, à cet instant, ses volutes rondes et nonchalantes simulaient vaguement un groupe de baigneuses. Le même caprice qui les avait ébauchées les déforma sur l’heure.
Cependant, l’oubli de la vérité était si profond dans ce temps-là, qu’il se trouva, parmi la suite d’Aktéon, plusieurs fous assez dévoyés pour partager son illusion et redire après lui : « Artémis !… »
Et ils furent convaincus de l’avoir surprise au bain.
Mais, tandis que les compagnons et les serviteurs admiraient avec un saint respect le brouillard maintenant informe, il y eut, au milieu de leur assemblée, un furieux tapage des chiens subitement rués sur quelque chose.
Et s’étant retournés, ils s’aperçurent que le prince n’était plus là, et qu’un grand cerf soudain, la tête renversée et les bois sur le dos, fuyait devant la meute enragée.
Personne ne douta de la métamorphose : Aktéon était changé en cerf. On le comprit sur-le-champ. Et les moins fidèles au culte d’Artémis furent persuadés, à la fois, de son existence et de son pouvoir, puisque la divine pudibonde savait se venger si effectivement des indiscrets.
La première stupeur étant dissipée, le plus sage s’écria qu’il fallait arrêter les chiens. Et tous, envisageant l’épouvantable fin dont le cerf Aktéon se trouvait menacé, fondirent dans les halliers, avec de grandes clameurs terribles.
Par malheur, ils avaient perdu, à être stupéfaits, des minutes inestimables ; et bientôt, tout au bout de la distance, un cruel hourvari des chiens leur annonça la curée. Désormais impuissants, hors d’haleine et saisis d’effroi, ils s’arrêtèrent au bruit de l’horrible scène. Les uns se laissèrent tomber, de désespoir ; d’autres, sous le coup de la terreur, faisaient des grimaces d’ivrogne, et titubaient ; il y en avait un qui pleurait, à genoux, en frappant la terre d’un poing rythmé ; celui-ci se mit à hurler, pour couvrir la rumeur de l’assassinat ; et celui-là se bouchait les oreilles, à deux mains convulsées.
Puis, quand les chiens revinrent, du sang aux babines et du poil aux crocs, ils les abattirent à coups de flèches.
La lune éclaira leur retour. Ils ont prétendu qu’elle était toute rouge.
Or, si vraiment la reine des nuits se teinta de pourpre, ce fut certes sous l’influence de quelque phénomène astronomique, et non par l’effet de la pudeur offensée ou de l’indignation, et encore moins à cause du sang d’Aktéon. Artémis, vaine chimère des esprits corrompus, était fort innocente de l’aventure, — et d’ailleurs, le prince vivait toujours.
Iahveh, qui mène tout, avait dirigé tout ceci. Dans sa tristesse de voir Aktéon, parvenu au comble de sa folie, donner le plus nuisible spectacle et le modèle le plus contagieux, c’est lui qui, pour le châtier, l’avait mué en daguet bondissant. Mais les chiens ayant lancé, Dieu fit un signe, et ils prirent le change sur une autre victime, dont le carnage ensanglanta leur gueule.
Car l’Éternel gardait le cerf Aktéon pour des visées moins courtes et pour des fins plus hautes.
Celui-ci, resté seul dans la double nuit de l’heure et de la forêt, entendit une voix confuse qui lui sembla venir de lui-même. Et c’était proprement celle d’Elohim :
— Tu vivras de la vie d’une bête, — disait-elle en substance, — jusqu’à la chute des faux dieux, tant que la païenne Artémis sera patronne des chasseurs.
Cependant Aktéon ne comprenait qu’à demi, n’ayant jamais ouï parler de Iahveh, sinon comme de l’idole d’une tribu lointaine. Et puis, l’aurait-il connu davantage, que cette habitude d’Elohim — de toujours s’exprimer à l’intérieur des consciences et sans se nommer — l’eût dérouté quand même. Il prit l’allocution du Seigneur pour une harangue de son âme, et s’étonna seulement qu’elle discourût si peu net et si hors de propos.
Néanmoins, les Paroles avaient laissé en lui leur écho inextinguible ; et, à tous les instants de son existence animale, il sentit désormais quelque chose de grand et d’inconnu peser sur sa destinée.
Elle fut lente à s’accomplir.
Rien, d’abord, ne distingua le cerf Aktéon des autres cerfs solitaires. Ceux-ci ne brament point aux soleils couchants printaniers, et la harde gracieuse des biches et des faons ne les suit jamais. Les jours d’Aktéon furent monotones. Il broutait l’herbe, mangeait la feuille, et, se désaltérant aux sources miroirs, y mesurait la croissance de ses bois. Leur ramure tombait et repoussait chaque année, et chaque année il frottait contre les écorces la mousse de ses nouveaux andouillers.
Après avoir été le prompt daguet, il fut le dix-cors puissant, devint très vieux et vit pâlir sa robe.
Il atteignit l’âge où meurent les cerfs, et le dépassa. Nulle raideur n’engourdit ses jarrets ; l’œil demeura perçant, l’oreille infaillible. Il portait, d’un front insoucieux et léger, son diadème bifurqué ; et pourtant, chaque hiver, celui-ci s’alourdissait d’une branche, — et cela n’était jamais arrivé. Des bûcherons, l’ayant aperçu, racontèrent l’apparition d’un cerf gigantesque, tout blanc et triplement dix-cors. Mais leur récit enflamma de convoitise les chasseurs de la contrée. On organisa des battues. Aktéon s’exila et recommença plus loin la même vie.
Il atteignit l’âge où meurent les hommes, et le dépassa. Mais toujours sa présence extraordinaire était dénoncée, et toujours il lui fallait se remettre à fuir devant les générations de l’humanité.
Toutes les forêts abritèrent sa déroute et ses relâches. Certaines sont percées d’avenues et semblent des parcs, le soleil s’y joue dans les feuilles ; il leur préférait les immenses voûtes d’arbres, où la fraîcheur est souterraine, tant il y fait calme et ténébreux. Aktéon respira leurs arômes différents, de jardins ou de cavernes. Il frotta ses bois moussus à tous les troncs ; et parfois, revenu, au hasard des randonnées, à certaine futaie jadis familière, il saluait en de vieux rouvres centenaires les chênes qu’il avait connus baliveaux. Aktéon méprisait la charge des siècles.
Il atteignit l’âge où meurent les arbres, et le dépassa. Là-bas, en Grèce, les arrière-petits-fils de ses neveux étaient des vieillards. Là-bas, très loin. Ceux qui le poursuivaient maintenant parlaient des langues inouïes et se vêtaient de costumes baroques. Tout, des nations, se modifiait au cours de ses voyages perpétuels ; et il ne savait pas si c’était à cause du temps passé ou de l’espace couvert.
Car il fuyait toujours, et parcourut le monde, avec, derrière lui, le pas des hommes ou le galop des chevaux, l’aboi du molosse ou le jappement du mâtin. On sonnait, à ses trousses, dans des cornes de buffle, des olifants d’ivoire ou des trompes de cuivre. La fanfare était un beuglement ou une musique. Il entendit siffler le javelot, le trait des arcs, puis le carreau des arbalètes. Les appels des veneurs changeaient, suivant l’époque et le pays ; les uns ressemblaient à des cris de guerre, d’autres tenaient du rugissement. On lui tendit des embûches. Il tomba dans le fond des chausse-trapes et déclencha le ressort des pièges. L’affût des braconniers le surprit. Mais il échappait sans blessure aux plus grands périls, laissant pour tout butin à ses ennemis déçus, aujourd’hui sur le sable et demain dans la neige, l’empreinte énorme de son pied surnaturel.
Car Dieu le conservait pour d’autres fortunes.
Aktéon le saisissait plus clairement de jour en jour, d’année en année, de siècle en siècle. Qu’il fût au repos sous une arcade de feuillages, ou qu’il traversât quelque large estuaire, haletant et les chiens aux flancs, les Paroles d’autrefois obsédaient sans répit sa rêverie ou sa panique : « Tu vivras de la vie d’une bête jusqu’à la chute des faux dieux, tant que la païenne Artémis… » Ah ! Artémis ! le prince n’y croyait plus guère ! et il comprit que tout arriverait selon la prophétie, puisqu’elle s’était déjà réalisée aux deux tiers, et qu’ayant vécu de la vie d’une bête, il avait dépassé l’âge où, sans doute, meurent les dieux.
Alors, après avoir ainsi deviné l’agonie de la déesse, Aktéon se mit à épier les hommes qu’il pouvait approcher, afin de démêler dans leurs actes l’indice de l’abjuration aux vieilles divinités, le signal aussi de sa délivrance.
Une fois déjà, il en avait suivi. C’étaient des vagabonds qui marchaient vite à travers les broussailles et paraissaient fuyards. Ils ouvraient, dans des faces maigries, des yeux de fièvre, et les levaient au ciel en murmurant des supplications. L’un deux, exténué, baisait avec amour deux brindilles croisées, comme on boit un généreux cordial ; et chaque baiser lui rendait plus de force qu’une gorgée d’hydromel.
Une autre fois, errant à l’aube par une ville abandonnée, Aktéon passa près d’un temple d’Artémis. Le monument tombait en ruines. Il n’en restait debout que la colonnade du péristyle et le fronton, de qui le tympan s’était écroulé. Cela faisait sur l’aurore un grand triangle céleste, où le soleil, comme un œil de gloire, vint regarder. Le prince en fut tout remué, d’autant que, Phœbos étant plus haut dans sa course, un nuage en forme de croix l’éclipsa. Mû par une invincible poussée, Aktéon se tourna vers l’occident : Phœbé, diaphane, y blêmissait, et une palombe, immobile dans son vol, semblait la biffer des cieux. Augures emblématiques.
Plus tard, le cerf blanc découvrit une réunion de cabanes, au milieu d’une clairière. Des croix les surmontaient, et leurs habitants, froqués de bure et ceints de cordes, s’agenouillaient en face d’autres menuiseries parfaitement semblables. Mais on voyait, clouée à celles-ci, la poupée d’un homme couronné de ronces.
Sur la foi de ces épisodes, Aktéon se confirma dans l’idée que la croix dominait le monde. Cependant, il demeura surpris que cela fût en qualité de gibet, et non comme un symbole de la géométrie éternelle et universelle, ainsi que tout d’abord il s’était plu à le croire. Du reste, peu lui importait : ces choses étaient visiblement liées aux Paroles ; donc, les temps venaient. Et il rendit grâce à la nouvelle religion, et il bénit la croix ; car il était excédé, pour avoir trop vénéré le croissant, de toujours fuir devant les chasses.
Il en vint une qui fut acharnée, et dura trois jours et trois nuits. Son passage fit le bacchanal d’un typhon. Jamais la bête enchantée n’avait été harcelée par une horde aussi tenace de chasseurs et de chiens. On aurait cru des belluaires avec des fauves. Leur vitesse égalait sa rapidité, leur astuce déjouait ses ruses. Il eut beau se mêler à des hardes et frapper ses pareils, pour les obliger à prendre sa place de martyr ; il eut beau croiser ses voies et marcher dans les ruisselets, afin de mettre ses tourmenteurs en défaut : — le vacarme féroce se rapprocha peu à peu.
Et comme descendait le soir du troisième jour, Aktéon se sentit fatigué pour la première fois, et chercha d’instinct l’étang de son hallali. L’ayant trouvé, il y entra. Mais alors, sa pauvre âme humaine s’attendrit, et voilà qu’il se mit à pleurer. Or, jusqu’à lui, nul autre cerf n’avait encore versé de larmes ; c’est depuis, en mémoire de sa détresse, qu’ils pleurent tous comme des hommes, dans les étangs mortuaires.
Il attendait la fin. Le limier débûcha, puis les chiens de tête apparurent, et puis toute la meute. Aktéon les toisa du haut de sa prodigieuse stature. Mais, à sa vue, ils se mirent en cercle autour de lui, dans l’eau, et restèrent là, sans plus bouger ni donner de la voix. Et en l’apercevant, les premiers cavaliers s’arrêtèrent aussi, brusquement, à la lisière de la forêt, le cor aux lèvres ou l’arc tendu, sans que la sonnerie éclatât, sans que le dard fût décoché. Car l’animal forcé leur était surprenant, dressé dans l’or du crépuscule contre la nuit bleue des sapins, neigeux, colossal, hautain, et les ronces de ses bois lui tressant le plus fastueux diadème.
Soudain, il y eut un froissement de branches écartées ; un palefroi hennit ; des armes s’entre-choquèrent ; et le Veneur lui-même surgit de la forêt. Mais lui, seul entre tous, ne sembla point émerveillé. Il cria des insultes aux chiens et des railleries aux valets, puis sauta de cheval, et fouilla dans son carquois…
Alors, Aktéon sentit une lumière s’allumer sur sa tête, au milieu de la grande couronne d’épines ; et, baissant le front vers l’eau paisible et mirante, il vit, au reflet de la lumière, que c’était une croix flamboyante.
L’être miraculeux n’en sut pas davantage ; car il s’affaissa, mort enfin, comprenant par là que les Paroles s’étaient accomplies jusqu’à la dernière, et que désormais tout chasseur allait renier son antique patronne…, mais sans avoir contemplé le Veneur prosterné devant lui, et sans apprendre que c’était là le comte Hubert, qui fut évêque de Liège, — et saint.