Le voyage immobile, suivi d'autres histoires singulières
LA STATUE ENSOLEILLÉE
Pour André Vermare.
Nous avions gravi le Lykabette pour voir le clair de lune sur la mer.
Phidias en aimait le spectacle, et quand la fantaisie le prenait de s’y délecter, nul d’entre ses élèves n’aurait manqué de le suivre, les uns par courtisanerie et les autres par goût. J’étais de ces derniers, car moi aussi j’aime les clairs de lune sur la mer. Et cela, Phidias le savait bien : à l’atelier, Korœbos était son préféré, parce que, servile, Korœbos affectait de modeler dans sa manière et même avec ses manies ; au dehors, c’est à l’épaule d’Agorakritès qu’il s’appuyait en marchant, à cause de la beauté d’Agorakritès ; mais, les nuits du Lykabette, à qui le maître parlait-il davantage ? A Kritias. Et pourquoi ? sinon qu’il devinait mon âme, et sentait combien elle se réjouit d’un clair de lune sur la mer ?
En vérité, rien ne sait m’enchanter comme cela. Mais il me plaît surtout de voir Phœbé se lever à l’horizon des flots, et naître de l’onde comme Aphrodite elle-même. Or, c’est là une merveille dont les Athéniens sont privés. Sous peine d’un long voyage, il leur faut surveiller l’espace terrestre depuis le Pentélique jusqu’à l’Hymette, s’ils veulent assister à l’aube lunaire. Les enthousiastes seuls qui ont gravi le Lykabette découvrent un coin du golfe, entre le mont des Abeilles et les coteaux de Salamine ; et lorsque la lune passagère est déjà loin de son départ, on voit de là-haut la mer rutiler, comme si tous les poissons en frétillaient sur elle, dans l’éblouissement opalin de leurs écailles.
C’est pourquoi nous avions gravi le Lykabette pour voir le clair de lune sur la mer.
L’Attique s’endormait sous la nuit de clarté. On entendait, au loin, le murmure incommensurable des vagues sans sommeil. Plus près, les grenouilles de l’Ilissos faisaient une rumeur de grelots secoués, et, dans les roseaux du petit fleuve, maints crapauds jouaient de leur syrinx monotone. Au-dessus d’Athènes étendue à nos pieds, les hiboux tutélaires volaient en cercles. Des parfums flottaient jusqu’à nous, exhalés de fleurs invisibles, peut-être des buissons de roses accrochés aux flancs abrupts de la colline, peut-être même de la ville ; tout en bas, ses jardins mêlaient leurs sombres verdures à l’ombre noire de ses maisons blanches. Deux ou trois lueurs brillaient encore aux fenêtres d’un palais. Elles s’éteignirent avec les derniers bruits et le chœur batracien du fleuve. Alors, on ne distingua plus que le murmure maritime, confondu bientôt dans les mille chuchotements du silence.
Phidias me dit :
— Regarde, Kritias, regarde combien l’air de la nuit ressemble à une eau pure… Ne dirait-on pas que la ville est noyée au fond du clair de lune, comme au fond d’un beau lac plus transparent qu’une source et plus infini que l’océan ? Regarde : cette nuit, l’Attique est une plaine sous-marine, et la cité de Pallas a vraiment l’aspect d’une morte, — cet aspect que le temps lui donnera peut-être et dont l’heure présente s’amuse à la revêtir.
Et c’était vrai. Nous avions devant nous l’image submergée de la métropole en ruines. D’abord, les faubourgs, avec leurs masures, ont toujours évoqué le délabrement. Et puis, à cette époque de prospérité, les riches citadins faisaient bâtir à profusion, et Périklès avait ordonné l’érection de temples et d’arcs dans plusieurs quartiers ; de sorte qu’aux rayons de la lune facétieuse, tous ces monuments à demi construits semblaient à moitié détruits. Le Parthénon lui-même entretenait l’illusion. Il n’était guère ce qu’il est aujourd’hui, et ne terminait pas encore en sérénité le chaos de la roche Acropole ; à peine les lignes s’en dégageaient-elles, et cette ébauche représentait fort bien le décombre où vingt siècles le réduiront sans doute. Phidias, avec nous, s’occupait à son achèvement ; des échafaudages l’entouraient de toutes parts, et, du sommet de Lykabette, je pouvais repérer ma place de travail : au niveau de la frise, près du second triglyphe de la muraille occidentale.
Le sculpteur d’Immortels soupira. Ses yeux rêvaient en face du mirage symbolique, et, devant tous ces sanctuaires habités par ses œuvres et simulant des restes inondés, il devait songer à l’effritement des marbres et des gloires sous le déluge irrévocable dont les minutes sont les gouttes.
Soudain, quelque chose résonna. Il y eut un son qui monta de la cité vers la lune, pareil au cri musical d’un crapaud chimérique. Il y en eut un, puis un autre, puis un autre, puis un autre, — tous identiques, — et c’était comme un fil de perles mélodieuses qui s’envolaient dans le silence, une par une, — une file de bulles sonores, échappées à travers l’eau dormante du calme, et dont la lune semblait la dernière, près d’éclater à la surface, tout là-haut, dans le grand jour.
Chacun de nous avait dressé l’oreille. Ce bruit nous était familier. Et Alkaménos dit en raillant :
— Quel ivrogne est assez ivre pour sculpter à cette heure-ci ?
Car c’était le bruit du ciseau sur le marbre.
— Je reconnais le paros, — fit Agorakritès : — il sonne clair.
— Parions une drachme ! — repartit Soloôn, — je tiens pour l’albâtre du Pentélique !
Mais Phidias écoutait s’égrener les grains d’harmonie, et il avait appuyé le doigt contre sa bouche, afin qu’on restât sans rien dire. Après un long recueillement, il baissa la tête et se plaignit de sa pensée à l’égal d’une souffrance :
— Pheu ! Pheu ! Que c’est loin, cela ! Que c’est vieux !
Je lui demandai :
— Maître, de quoi vous souvenez-vous avec des larmes ?… L’esprit des malheurs défunts vous hante, chassez-le… Goûtez le moment où nous sommes… Ou rappelez-vous plutôt vos triomphes…
— Kritias, — répondit-il au bout d’un instant, — si la prévision ne sait engendrer que l’épouvante, la mémoire, elle, est vraiment la fontaine des pleurs. Les Dieux lui ont ciselé un masque changeant : selon que les souvenirs sont joyeux ou tristes, son visage d’Aréthuse mystérieuse reflète tantôt la joie et tantôt la tristesse ; mais c’est toujours des pleurs qui sourdent de ses yeux…
— Sans doute, — répliqua ce flatteur de Korœbos. — Mais, pour émouvoir Phidias jusqu’au sanglot, certes, il faut le souvenir d’une fameuse allégresse ou d’un rude chagrin ; il faut qu’il apporte avec lui, sinon quelque regret démesuré, du moins la prolongation d’une douleur excessive !
Phidias répondit :
— C’est celui de ma plus belle statue.
— La plus belle ! — m’écriai-je.
Et tous ensemble, ceux-ci désignant l’Acropole, ceux-là Delphes, et d’autres le Métroôn :
— Est-ce l’Athénè-Gardienne ? — L’Apollôn ? — Est-ce l’une des treize pour Marathon ? — Est-ce la Kypris-Ourania ?
— Ni l’une, ni l’autre. La destinée de mon chef-d’œuvre est une bizarrerie : à peine fait, je l’ai brisé.
— Oh ! — Par Dzeus, quel désastre ! — Votre chef-d’œuvre ? brisé ! — Oï ! oïmoï ! une statue de Phidias ! — Et c’était la plus belle ! — Comment cela est-il arrivé ? — Quand ?…
— Cela est arrivé dans la soixante-treizième olympiade, sous l’archontat éponyme de Lykas, lorsque j’avais des cheveux, qu’ils étaient blonds et qu’ils bouclaient. Et cela s’est engagé par un clair de lune tellement semblable à celui-ci, qu’on pourrait se demander si ce n’est pas le même qui est revenu, à la manière d’un spectre, et si, là-bas, ce n’est pas l’ombre de ma jeunesse qui taille une statue sous des fantômes d’étoiles… Et demain, quand l’aurore, flambant derrière lui, transformera l’Hymette en volcan pacifique, elle répétera sans faute la matinée de printemps où l’histoire se dénoua.
« Je vais la dire.
« En cette année lykadienne, malgré le peu de temps écoulé depuis mon abjuration de la peinture, j’étais déjà réputé comme statuaire, et j’avais, dans la rue des Hermès, une petite maison de marbre blanc, avec une cour au milieu. C’est là, dans cet aïthrion, que je travaillais, — sous un voile de pourpre, — à la belle saison.
« Je vois encore ma chambre, la nuit de mai dont il s’agit. C’est une chambre blanche et nue ; sa fenêtre darde un rayon blafard qui se retire peu à peu sur le dallage, y chemine en tournant, de dalle en dalle, et semble mesurer sur un cadran lunaire les heures de mon insomnie.
« Car je ne puis dormir. Une obsession me force à veiller. Elle reproduit dans mon délire l’ouvrage presque terminé, la statue qui m’attend avec le jour, au milieu de l’aïthrion, afin de subir un dernier travail. Mais la naïade marmoréenne, évoquée par mes yeux, jaillit au sein d’une mauvaise fantasmagorie ; la fièvre en dénature les traits, et je me désespère à n’y plus retrouver ceux du modèle bien-aimé : Non, ce n’est pas là le mouvement nageur de ses bras… Son sourire ne riait pas autant… Ce n’est guère ceci ; ce n’est plus cela…
« Qui de vous, mes enfants, n’a pas subi de telles angoisses ?… Vous les connaissez tous ! J’en étais sûr. Eh bien ! n’est-ce pas ? si étrange que cela puisse paraître, on s’éveille moins facilement de ces sortes d’insomnies que du sommeil le plus profond. Pour y échapper, cette nuit-là, il m’a fallu déployer un effort surhumain…
« Cependant, je me suis sauvé du lit. Et me voilà sur le seuil, en présence de la figure.
« Gloire aux Dieux ! Elle est ressemblante. On peut même dire qu’elle ne saurait l’être davantage. Car la lune, complice de mes désirs et complétant mon art de son artifice, accuse encore la similitude de l’effigie avec celle qu’on appelait « Naïade ». Sa lumière aquatique emplit la cour ; elle en fait un puits de légende où quelque Vérité aurait plongé. La pâle nudité de ma statue s’immerge dans ce demi-jour liquide, et sa nuance blême est devenue la pâleur d’une baigneuse sous la nappe cristalline et froide d’un bassin. Naïs ! Pour le coup, c’est bien Naïs ! Le premier venu dirait son nom, à la vue de cette pierre transfigurée. Et il songerait : « Voici réellement la maîtresse de Phidias, Naïs la ballerine, qui sait danser comme nagent les Néréides ».
« Naïs !… Hélas ! Naïs… Elle n’est plus qu’un peu de cendre dans une urne.
« Les gens n’ont pas connu sa fin, ou bien ils l’ont oubliée. Nul ne disparaît aussi furtivement qu’une petite ballerine. On croit que Naïs nage encore sa danse, ailleurs. On se la figure peut-être en bonne fortune. Et si quelqu’un suppose, en un logis fermé, quelque amant ombrageux regardant, sombre et seul, ondoyer le beau corps aux souplesses sirénéennes, — il ne se doute pas que c’est Ploutôn.
« Elle est morte. Et ma statue est seulement l’image de sa pensée en moi.
« Ah ! Dire que j’ai dû me tourner vers moi-même pour la dessiner ! Jadis, n’est-il pas vrai, j’avais mieux à faire d’une pareille splendeur que d’en imiter le contour ! Mais j’employais ma vie à l’admirer ; et j’ai tant et tant contemplé Naïs, que je la vois aujourd’hui dans les plus épaisses ténèbres. Aussi, mes mains, qui ont pétri sa chair, ont-elles caressé l’argile à sa ressemblance, puis donné la lèvre et la prunelle au roc aveugle et taciturne… Cette bouche possède un écho de la voix étouffée, ces yeux ont un reflet des regards éteints… Naïs ! Oh ! peux-tu me voir ? peux-tu me le dire ?…
« Mais voilà : c’est un caillou au clair de la lune, et rien de plus. C’est une chose inachevée, à finir au plus tôt.
« Alors, saisissant le maillet et le ciseau, je risque ma tâche aux clartés de la nuit, presque diurne à force d’être enlunée. Et vibre mon fer, et tinte le marbre ! Gonfle ma gorge, ô douleur ! Et toi, ma solitude, gémis vers les Dieux !
« — Les Dieux ! Sont-ils assez cruels ! Pourquoi ne manifester leur toute-puissance que par des sévices ? Pourquoi les seuls Dieux de bonté sont-ils ceux de la Fable ou de la Comédie ? Ah ! nous voyons, chaque jour, Hékate et Kronos exercer leurs ravages ! L’une emporte nos amis, quand l’autre est fatigué de les vieillir ; et tous deux vont de la même fuite prodigieuse qui les fait à la fois s’évanouir et demeurer. Car la Mort et le Temps sont des passants éternels, et coulent sur le lit du monde à la façon des rivières : ils arrivent constamment, ils partent sans cesse, et pourtant ils sont toujours là ; et ce sont des fleuves empoisonnés !
« O Dieux ! Voici les plus certains de vos exploits : dissoudre la jeunesse peu à peu, et fondre, d’un seul coup, la vie… Composez-vous votre immortalité de toutes nos enfances dérobées, de tous nos souffles ravis ? Je n’en sais rien ; mais vous volez à l’homme ses biens les meilleurs, et vous ne les rendez jamais, — que dans la bouche des vieilles femmes ou sur le théâtre.
« Serait-ce que je me trompe ? Rencontre-t-on parfois un nouveau Philémon près d’une autre Beaucis ?… Où est la Piscine de Jouvence ?… Y a-t-il, pour chercher son Eurydice, un véritable Orphée qui soit descendu dans le Hadès ? Et depuis la fictive Alkestis, ô Dieux ! combien de morts en sont-ils remontés ?
« Des contes ! ma pauvre Naïs. Des contes ! Récits d’aïeule ou tirade d’histrion ! Oï ! Oï ! Rien ne peut t’arracher au cortège de Perséphonè ! On ne traverse pas le Styx deux fois, sinon dans les histoires ; et elles ne sont que flagorneries à l’adresse des Olympiens !
« S’ils voulaient, cependant ! De quelles exceptions magnifiques ils pourraient fausser notre laide harmonie ! Comme ils dérogeraient superbement à leurs propres lois ! Car ils existent, à n’en pas douter : Dzeus, parce que son orage tonne et foudroie ; Phœbé, dont la torche m’éclaire en cet instant ; Éros, puisque je t’aime, ô Naïs ! et Phoïbos, de qui l’ascension prochaine va refouler la nuit dans les grottes et dans les catacombes…
« Phoïbos-Apollôn… Il est le beau Dieu Musagète, soutien des arts et protecteur des statuaires… C’est lui que je devrais invoquer dans mon infortune… Mais à quoi bon ? Il n’a jamais fait de miracle. En ferait-il pour moi ? Quelle sottise !
« S’il voulait, cependant !…
« Iô païan ! Iô, Phoïbos ! Iô, Apollôn !… Hélios ! Hélios ! Moyeu de flamme aux rais de feu ! O Tournant ! ô Resplendissant ! Je t’implore !
« O astre-phénix ! Les aurores innombrables sont faites de tes résurrections, et toutefois ce n’est pas le Dieu des renaissances que je supplie en ta divinité. Non, je ne t’adjure pas de renouer ce qui est dénoué, de rallumer la cendre, de faire revivre Naïs la ballerine…
« Mais, ô toi Fécond ! Roi des germinations et des enfantements ! Créateur et Brasier ! Jette dans ma statue l’étincelle de la vie ! Réalise, avec elle et Phidias, le mythe de Pygmalion et de son amante ! Qu’elle soit une deuxième Galathée, en devenant une seconde Naïs toute pareille à la première !
« Et, ô Resplendissant ! ô Tournant ! je t’élèverai sur l’Acropole une statue d’ivoire et d’or, à toi, jardinier du monde, qui l’arroses de chaleur et de lumière ! A toi, Phoïbos ! Apollôn ! »
« Tels sont à peu près les mots que j’ai dits, mes enfants. Encore ne me suis-je pas souvenu si je les avais criés, ou murmurés, ou seulement pensés, tant le désespoir me bouleversait les idées. J’étais aussi très las de mes journées de labeur et de mes nuits agitées ; la fatigue et le sommeil m’accablaient à mon insu. J’avais parlé comme je travaillais : en somnambule.
« Or, ayant formulé cette prière extravagante sans même interrompre ma besogne, je la poursuis. Et tandis que, d’un ciseau méticuleux, j’adoucis le front de Naïs, — Oh ! Oh ! Iô, les Dieux ! Et iô, le Cytharède ! — un flux rose et chaud l’envahit par degrés !… Fou de joie, mais redoublant d’ardeur, je le vois, du coin de l’œil, descendre sur le visage, gagner le nez, la bouche, et s’aviver en se répandant… Vite ! vite ! ne perdons pas de temps ! Il s’agit de devancer la tâche divine ; dépêche-toi, Phidias ! Termine ton œuvre ! Si la vivante allait n’être qu’une imperfection ! Vite ! Il ne reste plus que la gorge à polir ; vite !… Et je me hâte.
« Le menton se colore et s’échauffe… et c’est la poitrine… et c’est le globe délicat où je promène plus timidement le fil aiguisé de l’outil. Enfin, jusqu’aux pieds, le bloc est teinté de vie. Et soudain, commence une autre phase du prodige : le buste et le ventre sont parcourus de frissons voluptueux. Mon ciseau flatte un sein qui tremble… Le voilà tout ému. Les veines du marbre sont les veines de sa chair. On devine, sous la peau, le tumulte du sang. Je crains de le faire couler. Le ciseau me paraît un glaive, et j’ose à peine l’appuyer… Mais, à leur tour, voilà que les jambes frissonnent… Encore un instant, et la métamorphose sera consommée. Le portrait s’efface derrière l’original. C’est presque une femme, à présent. Naïs revient dans sa copie ; Naïs est en chemin à travers le marbre ! Elle arrive…
« Et déjà sa présence imminente m’est redevenue familière. Encore absente, il me semble ne l’avoir jamais quittée. Lorsqu’elle va, tout à l’heure, descendre du socle et parler, sa démarche ne surprendra pas mes yeux, ni sa voix mes oreilles. Que fera-t-elle ? Que dira-t-elle ? je le sais d’avance. Elle ira revêtir sa robe d’hyacinthe, qui dore un peu plus ses cheveux dorés et fleurit encore sa joue en fleur ; et, la main sur la porte, elle dira tranquillement :
« — Je sors, mon petit chevreau. Je vais à Phalère, chez Xanthô. »
« Ou bien :
« — Ma sœur et moi, nous allons embrasser notre mère. »
« Ah ! la menteuse ! Je les connais, ses sorties, pour les avoir épiées ! Elle ignore jusqu’à l’impasse où loge Xanthô ! et sa mère la recevrait à coups de bâton ! Non, non : chaque fois qu’elle s’esquive, elle court au même endroit, et c’est au bouge de Gnathon ! Chacune de ses fugues est une escapade chez le hideux bossu… (Et l’on rapporte qu’il use des femmes avec d’ingénieuses brutalités !…) Elle ira sans tarder, mort d’Héraklès ! consoler ce monstre d’une aussi longue séparation ! Elle ira tout de suite… A moins, cependant… Quelqu’un m’a dit l’avoir surprise en compagnie de Lesbia. Je ne l’ai pas cru. Mais il y a de méchantes langues pour insinuer qu’elle s’obstine à visiter encore Aïthiops, le belluaire d’Afrique… Ha ! Ha ! Elle se précipitera aujourd’hui même ici ou là, près d’un amant ou près d’un autre !… Aujourd’hui ?
« A l’instant même ! C’est maintenant ! C’est maintenant ! Les frissons se multiplient sur son être ; ce sont de grands spasmes qui se propagent comme les lames du golfe ; et si rapides sont les progrès du miracle, que j’hésite à lever les yeux… Ils verraient luire ceux de Naïs, pleins de luxure et de fourberie… Comme je les avais oubliés, ces yeux !… Mais, entre mes doigts, le ciseau tremble, et le sein soulevé me paraît trahir les battements du cœur… Tu respires, Naïs ! Et moi, je vais donc reprendre mon existence de jaloux berné, retrouver ton sarcasme, nos querelles et mes brusques envies de t’assassiner quand tu partiras vers l’amour !… Elle bouge ! Elle va descendre !… Ah ! Bourreau ! Femelle ! Chienne ! Bête vicieuse ! Tu n’iras pas ! Tu n’iras plus jamais !… Han !…
« Le ciseau frappe au cœur. J’ai tapé fort : le maillet se fend sous le choc, un éclat de marbre me saute à la figure, et la statue, renversée sur les dalles, rend le fracas d’une tour pesante qui s’écroule.
« Stupide, le maillet brisé dans la main, du sang aux lèvres, et sans doute ayant l’air d’un insensé, je puis enfin l’examiner sans peur. Elle est rompue. Sa tête a roulé dans un angle, et son corps en morceaux fait un tas de pierres. Mais chacune de ces pierres semble frémir encore, et garde sa teinte charnelle…
« — Quoi ?… Qu’y a-t-il ?…
« Alors, je m’aperçois que le jour est venu. La brise du matin souffle de la mer, et, au-dessus de l’aïthrion, le voile de pourpre s’agite onduleusement. Il projette, sur les choses, des ombres palpitantes qui se propagent comme les flots du golfe, et il tamise la lumière brûlante et vermeille de l’aurore ; si bien que les murailles mêmes de la cour paraissent bâties de chair frémissante et rosée…
« Phoïbos-Apollôn avait exaucé mon désir. Le soleil avait animé le marbre de Naïs. Et c’est pourquoi je lui ai dressé sur l’Acropole une statue chryséléphantine. »
Ainsi parla Phidias. Et quand il eut fini, le silence nous attrista.