Le voyage immobile, suivi d'autres histoires singulières
PARTHÉNOPE
OU
L’ESCALE IMPRÉVUE
Pour Charles Montaland.
Il y avait déjà plusieurs jours que les galères de M. de Vivonne ramaient au large, quand, à son tour, M. de Beaufort cingla vers la Crête avec une escadre de haut bord.
Ainsi voguaient, l’an 1669, les dix mille sabres, piques et mousquets dont l’armée, sous M. de Navailles, avait l’ordre de délivrer Candie, pour le triomphe du Christ et la gloire du Roi.
Un courrier fut dépêché de Toulon sur Versailles, afin d’y porter la nouvelle de l’heureux départ. — Il n’avait pas couvert six lieues, qu’un fort coup de vent le décoiffa de son chapeau galonné.
Cette bourrasque venait de la mer. Elle en voulait sans doute au ciel comme à la Cour, et sortait plus certainement des grottes de Lucifer que de la caverne d’Éole ; car, en face des îles d’Hyères, elle avait déjà malmené les navires de M. de Beaufort, et rompu ses mâts de hune à la Sirène.
Dès l’accalmie, le commandant de la Sirène, — qui était alors M. de Cogoulin, — emboucha le porte-voix, et demanda des instructions à M. le Grand Maître, dont le vaisseau, par l’effet de l’ouragan, s’était rapproché du sien.
(Car on ne ramasse point deux mâts de hune comme un feutre à galons.)
M. de Beaufort, lui-même, cramponné au bastingage du Monarque, l’air furieux, pourpre de colère, et d’un coup de poing s’étant campé la perruque sur l’oreille, répondit à son subordonné « que l’avarie provenait de sa maladresse ; qu’on n’avait pas loisir de retarder la victoire à cause d’un Jean-foutre tel que lui ; et que, pour sa part, il l’envoyait aux cent mille diables ».
Là-dessus, M. de Cogoulin devint, lui aussi, très rouge. Il riposta qu’il se faisait fort d’atteindre Candie au même jour et à la même heure que M. le Grand Maître, pourvu qu’on lui laissât prendre par la mer Tyrrhénienne, dont la route, moins longue, est aussi plus abritée que celle de Malte, où la flotte des Chevaliers devait s’unir aux escadres de France.
L’amiral sembla réfléchir un instant. Puis sa conque de cuivre mugit sa réponse. « La concentration générale des forces combinées se ferait à Cérigo. Il y donnait rendez-vous à la Sirène et à deux bâtiments qu’il désignait pour la convoyer : le Comte et la Princesse.
A bord du premier, M. de Kerjan, et sur l’autre, M. Gabaret, commandèrent de carguer les huniers, — se privant ainsi des mêmes voiles que leur infortuné camarade avait perdues, pour filer son allure et demeurer dans ses eaux.
A présent, les trois vaisseaux naviguaient de conserve.
A cause de la Sirène infirme, ils se maintenaient à faible distance du littoral ; et les Toscans après les Ligures, puis les Latins avant les Campaniens virent passer sur l’horizon la file des voilures, blanches d’être lointaines, et gonflées sous bonne brise, avec cette grâce majestueuse qui tient à la fois du cygne et de l’étendard.
Certaines îles, côtoyées, purent observer le convoi de plus près. On remarqua les carènes, hautes d’arrière et basses d’avant. On admira leurs figures de proue, et surtout celle du deuxième navire : une sirène au naturel, qui, — la tête tendue au-dessus des flots, du côté des routes à suivre, — semblait tirer le navire de toute la force de ses bras raidis, et l’entraîner vers sa destinée ; au lieu que les deux autres coques avaient l’air de pousser leur statue inerte, celle-ci un chevalier de bronze, celle-là une reine d’argent.
Les yeux des canons furent comptés aux paupières des sabords ; le roulis, en les mettant au soleil et à l’ombre tour à tour, y savait, de seconde en seconde, enflammer des salves d’éclairs.
Enfin, quand ces passants de la mer s’éloignaient, un par un tournant la croupe, on s’émerveillait de leurs châteaux de proue, et qu’ils fussent à ce point somptueux, et qu’ils étageassent, dans un éblouissement d’ors, tant de balustrades sur tant de cariatides.
Ces palais rutilants s’apercevaient encore de très loin. Chaque matin et chaque soir, trois coups de caronade ayant tonné, quelque chose de pâle y montait ou descendait entre les grosses lanternes armoriées. C’était le pavillon à fleurs de lys, joint à la bannière du pape.
Et les riverains et les insulaires, en souhaitant le succès aux bateaux chrétiens, auguraient bon voyage du beau temps revenu ; car le ciel d’azur, avec ses nuages blancs, arborait les couleurs de Madame la Vierge, et la mer était bleu de Roi.
Quatre fois, les drapeaux unis furent amenés en des crépuscules de gloire. Mais le cinquième couchant, sombre et venteux, remplit d’inquiétude MM. de Kerjan, de Cogoulin et Gabaret.
La nuit fut diabolique ; un cyclone y tourbillonna. La houle hurlante houspilla les navires, pleins de craquements et de clameurs ; et les capitaines s’avouèrent vaincus.
Toute manœuvre étant impossible, tout commandement eût été dérisoire.
M. de Kerjan pria.
M. de Cogoulin prisa.
M. Gabaret jura.
Et ils attendirent la fortune, chacun sur sa dunette.
Jamais leurs yeux n’eurent moins de travail et leurs oreilles plus d’ouvrage, tant il y avait de vacarme dans cette obscurité. Parfois, cependant, la foudre illuminait brusquement le désordre, et laissait aux prunelles la persistance d’une vision si brève, que l’agitation n’avait pas eu le temps de s’y marquer. La mer paraissait alors une chaîne de montagnes étincelantes, où des vaisseaux, tantôt ruants et tantôt cabrés, couronnaient quelque cime ou jonchaient quelque vallée. Et ce spectacle, immobile à force d’être instantané, suggérait à M. de Kerjan qu’après tout, les montagnes ne sont qu’une énorme statue de l’océan.
M. de Cogoulin, lui, songeait au calme nocturne de Paris et du Marais, au milieu de quoi, dans l’hôtel de Cogoulin, chaude et silencieuse dormait sa chambre.
M. Gabaret jurait toujours.
Enfin, une aurore aux doigts livides révéla, comme à contre-cœur, le voisinage d’une frégate vers tribord et, vers bâbord, la proximité de trois écueils. Derrière ceux-ci, à un mille marin, une côte se prolongeait.
On évita les rochers à grand’peine. La Sirène pensa même y rester ; mais M. de Cogoulin, voyant l’échouage imminent, ordonna le coup de barre intrépide qui la sauva. Par malheur, le bond que fit le navire jeta par-dessus bord quatre matelots, et, en retombant, son étrave heurta violemment l’étambot de la frégate. Le petit bâtiment s’ouvrit, et l’on eut la douleur de le voir couler bas, sans que la furie des lames permît d’en essayer le sauvetage.
Il était prudent, vu l’insuffisance du gréement, de ne pas s’obstiner contre la nature, et de mesurer le dommage à loisir. Le cap fut donc mis sur la terre. On fit le point : ceci se passait à la hauteur de Caprée, en face du golfe de Salerne, et les trois îlots étaient les Petites Bouches.
Au bout d’une heure, les vaisseaux, alignés, mouillaient dans une anse paisible, la proue tournée vers la haute mer ; et leurs capitaines, embarqués dans un canot, pouvaient en faire le tour et visiter l’éperon défoncé de la Sirène.
Seule, la poupée de bois peint avait souffert de l’accident. Elle était décapitée, manchote du bras gauche, meurtrie de horions à son torse de femme et à sa queue de poisson. Ses plaies humaines et ses blessures animales montraient les fibres sèches d’un hêtre. La bûche renaissait de la nymphe.
M. Gabaret, cependant, consigna ce triste détail : une tache de sang éclaboussait la poitrine de l’effigie. L’un des quatre matelots, sans doute, s’était raccroché là, mais la collision l’avait écrasé contre le sein de la sirène.
M. de Cogoulin sourit malgré tout : voilà qui ne ralentirait point la marche de son navire. Il parla même d’appareiller sur-le-champ. M. Gabaret l’en dissuada sur l’assurance que la mer serait clémente le lendemain, et qu’on la reprendrait plus avantageusement dès l’aube avec les équipages reposés. M. de Kerjan émit la même opinion.
— Ne pourrions-nous passer cette journée à terre ? — demanda-t-il.
— Parbleu ! — s’écria M. Gabaret. — C’est peut-être la dernière fois que nous tâterons le sol, et, pour ma part, je le piétinerai sans rechigner !
— Soit, — fit M. de Cogoulin. — Au surplus, la côte de Salerne est charmante et curieuse, car les orangers y poussent parmi les ruines romaines. Je l’ai parcourue jadis. De nobles Napolitains y possèdent quelques villas propres à recevoir des officiers de Sa Majesté. — Allons nous vêtir plus galamment.
Mais, comme le canot, en contournant la Sirène, passait en vue du rivage :
— Sangdieu ! — s’exclama M. Gabaret. — Quel est ce Bucentaure ? et que fait le Doge par ici ?…
Une chaloupe venait à eux, laissant traîner dans l’eau, assez vainement, des tapis multicolores. Les rameurs portaient livrée et cadençaient l’aviron fort proprement. Sous le tendelet, un personnage de belle mine était assis. M. de Cogoulin remarqua son costume rose et miroitant : « Voilà cinq ans, pensa-t-il, cet habit-là eût été de suprême élégance. Il est singulier qu’un homme aussi bien mis le soit à l’ancienne mode… Mais, je reconnais ce nez-là !… Eh oui ! c’est Chambanne !… »
L’autre s’avançait toujours. Quand il fut assez près :
— Messieurs, — dit-il en saluant, — permettez-moi de… Ah ! Cogoulin ! Cogoulin céans ! Quel heureux sort !… Accostez donc, vous autres !
Et il sauta légèrement sur le canot, en s’aidant d’une longue canne.
M. de Cogoulin lui présenta les deux capitaines, et dit :
— J’aurais bien juré que vous étiez dans votre baronnie du Nivernais…
— Le Roi, — repartit M. de Chambanne, — a bien voulu ne pas imposer à ma disgrâce une résidence forcée. J’habite là, sur les biens du duc de Sorrente, à qui mes noces m’ont apparenté. Je loge au milieu de ces ruines, dans une maison à l’antique, bâtie sur des plans spéciaux d’après les décombres eux-mêmes. On l’aperçoit d’ici… dans les cyprès, là… au bout de ma canne. — J’ai vu de ma fenêtre vos ennuis, dont je me suis affligé, et votre pavillon, qui me les a fait déplorer davantage…
— Bagatelle, — dit M. Gabaret ; — le mal est insignifiant.
— Je bénis donc cet incident anodin qui va permettre à Mme de Chambanne et à moi de vous donner l’hospitalité. J’étais venu vous prier à souper, messieurs, et vous offrir d’user de mon logis selon votre bon plaisir.
— Nous lèverons l’ancre demain, à la pointe du jour, — répondit M. de Kerjan. — Rien ne s’oppose donc, monsieur, à cette joie que vous nous apportez si courtoisement.
Mais, — balbutia M. Gabaret en lorgnant le costume de satin rose, — mais, je n’ai, dans mon porte-manteau, que buffle et gros drap… puis-je…
— De grâce, monsieur, — se récria M. de Chambanne, — ne me faites pas la honte de parler ajustements. Vous voyez bien que je suis accoutré à la façon de mon grand-père !…
La maison de M. de Chambanne était peu vulgaire et témoignait d’un goût fantasque. Édifiée sur une colline, elle ressemblait aux temples romains qu’on ne voit plus dans leur entier, sinon aux estampes. M. Gabaret a dit qu’elle avait l’air d’une ruine toute neuve.
La compagnie pénétra dans la salle des repas entre les deux valets qui venaient d’en ouvrir la porte.
M. de Cogoulin eut tout de suite l’assurance d’une bonne chère sur de la vaisselle plate, et de fines boissons dans de la verrerie vénitienne. La table, en effet, qu’on avait dressée là, promettait les derniers raffinements de la gastronomie. Sur un dressoir, des tonnelets en bois de cèdre et de santal contenaient les vins, prêts à couler de robinets vermeils. Devant chaque baril, cinq calices de cristal, côte à côte, enguirlandaient leurs transparences de festons et de fleurs fragiles.
M. de Chambanne plaça M. de Cogoulin près de la baronne, dans le haut bout. Par les fenêtres, au delà d’une terrasse de marbre et derrière la colonnade obscure des cyprès, on y découvrait la mer. Elle montait comme une grande muraille bleue, mouvante dans le bas, impassible à la crête. Les trois navires y semblaient peints en miniature, et les trois flots paraissaient tout près.
Aux murs de la chambre, sur un fond rouge sombre, des fresques faisaient gambader quelques farandoles antiques — frises profanes et sacrées — en des postures oubliées ; les jambes nues des danseuses battaient des cadences perdues ; on les regardait sans comprendre. Au dire de M. de Chambanne, c’étaient là des imitations exactes, copiées dans le palais de Tibère. M. de Kerjan les loua sans réserve.
— Pourquoi faut-il que ces danses nous soient à jamais étrangères ? — dit-il, — et quel ennui d’ignorer toujours la mélodie que, pour les scander, ces joueuses de flûte, muselées du bâillon, tiraient de leur double flageolet !
Mme de Chambanne lui répondit que chaque ballerine de la peinture accomplissait un temps différent de la même courante, laquelle devenait, par cela même, facile à reconstituer.
— Pour la musique, — ajouta-t-elle, — n’est-il point aisé de l’imaginer, si l’on connaît le pas qu’elle devait solliciter ? C’est, bonnement, découvrir la cause par l’effet. Écoutez…
Elle fit un signe.
Alors, le son d’un chalumeau s’éleva du jardin. Il geignait une mélopée d’Orient que, bizarrement, rythmaient un tambourin à crotales et des sistres.
M. Gabaret fit la moue.
L’amphytrion avoua que tout ceci — maison, fresques et concert — était l’œuvre de la baronne, entichée des choses anéanties et de leur résurrection.
— Pour moi, messieurs, j’en profite en paresseux, mais je confesse que cette architecture me fait oublier celle de M. Mansard… Et, — dit-il en montrant l’océan, — voici les grandes eaux de Dieu qui valent bien celles de Versailles !
M. de Kerjan écoutait la flûte en regardant les frises. Quand le morceau se fut terminé sur une plainte évasive et un ronflement épuisé, il complimenta Mme de Chambanne, et la trouva plus jolie qu’au prime abord. En vérité, cette petite précieuse avait les yeux d’une déesse, de larges yeux, des yeux limpides, qui semblaient toujours en contemplation devant une mer immense et calme.
Les laquais, cependant, avaient enlevé les potages et disposaient en ovale le premier service, qui était de six entrées de poulardes et de deux hors-d’œuvre de cailles, avec une oille au milieu.
Sous les plumes des chapeaux, les convives prirent, malgré leur qualité, ce visage que procure une douceur inattendue.
— Le savoureux spectacle ! — s’écria M. de Cogoulin.
— Corbleu ! madame, — fit M. Gabaret, dont l’épée se trémoussa, — qu’on est heureux de vous trouver sur sa route, vous et vos victuailles !
— Eh, messieurs ! — dit Mme de Chambanne, — pour des gens qui vont où vous allez, quelle belle humeur !
— Quoi de plus naturel ? — expliqua M. de Kerjan. — D’abord, les batailles sont notre lot. Nous les allons quérir sans tristesse, mais, d’honneur ! sans joie non plus ! Et c’est pourquoi, voguant à la guerre certaine, à la mort possible, ne croyant pas toucher terre de longtemps — peut-être de jamais — cette soirée nous enchante d’être une escale inespérée de paix luxueuse et de vie charmante.
M. de Cogoulin renchérit de la sorte :
— Ah ! madame ! Vous ne sauriez supposer le plaisir d’être attablé à des nappes semées d’orfèvreries et de mets apprêtés comme de petites apothéoses ! La table et les chaises ne se balancent point au tangage : volupté ! L’horizon de la mer, aperçu dans les fenêtres, n’y monte pas sans cesse pour s’abaisser constamment : ivresse ! A vrai dire, je vois bien, dans le golfe, nos trois vaisseaux qui chassent sur leurs ancres ; mais leur aspect éloigné nous atteste, du moins, que nous ne sommes pas à leur bord, — car ayant peine à le croire, nous en quêtons toutes les preuves…
— Et puis, madame, — fit M. Gabaret, — et puis, vous êtes bien avenante ; et c’est, ne vous déplaise, qu’une hôtesse ne saurait être tout à fait accueillante avec un vilain museau, — ce qui gâte bien des réceptions, madame, nonobstant votre révérence.
Mme de Chambanne s’inclina devant le madrigal rustaud. Elle désigna les navires.
— Est-il donc si pénible de vivre en ces châteaux dorés ? — demanda-t-elle. — Pour moi, je ne me lasserais pas de la mer. Elle est si captivante !
— Oui, — ricana M. Gabaret, — on en est parfois plus captif que de raison… Elle m’a joué bien des mauvais tours.
— Madame, — fit M. de Cogoulin, la bouche pleine, — madame, M. Gabaret a fait douze fois naufrage ; et il a mangé de l’homme, à la neuvième, comme je mange cette cuisse de chapon…
M. Gabaret, sans contredit, répugnait à ce thème de conversation. Il se renfrogna, et demanda licence de ne pas se servir de fourchette, « cet ustensile italien n’étant guère en usage chez les Français, hormis peut-être à la Cour ».
— Et vous pouvez croire, madame, — ajouta-t-il, — que je n’ai rien d’un courtisan, moi qui ai mangé du matelot avec la fourchette du père Adam.
— Enfin, monsieur, — interrogea la baronne, — vous n’aimez pas la mer ?
— Que si, madame ! comme une maîtresse plus adorée à mesure qu’elle vous trompe davantage, et que l’on injurie quand on ne la baise point aux lèvres.
— Et vous, monsieur de Cogoulin ?
— Oh ! madame, la mer est pour moi le chemin du bâton, et l’étoile de Saint-Louis est au bout ; je l’aime de me rappeler tout cela, en étant un large ruban de moire bleu clair…
— Et vous, M. de Kerjan ?
— Moi, madame, j’y suis attaché pour certaines raisons un peu… enfantines, qui me rendent cette campagne-ci plus séduisante encore que les autres. Mais vous ririez de moi, si je vous les disais ; souffrez que je me taise.
— Peste ! Des secrets ? — fit M. de Chambanne.
— Oh, dites ! monsieur ! — insista la jeune femme.
Ayant regardé, dans les yeux vastes et liquides, le reflet de l’invisible océan, M. de Kerjan poursuivit en ces termes :
— Eh bien, voilà :
« Je suis d’un pays où l’on croit moins l’Histoire qu’une légende ; les korrigans y cabriolent à minuit sur la lande, et dans les brouillards nocturnes il y a des fées qui glissent. Certes, madame, je chéris le manoir de Kerjan, son rocher, ses vassaux pieux et têtus, et mieux encore, sans doute, la mère Yvoël, qui est la conteuse la plus bavarde. Mais j’aime surtout ces farfadets que je n’ai jamais vus et ces dames insaisissables. Des maîtres m’ont enseigné Rome et la Grèce, la valeur de César et la sagesse de Périclès ; mais je me rappelle davantage Mercure ou Pallas. Et si je sais encore un peu de grec et de latin, ce n’est point à cause de Plutarque ni de Tite-Live, mais d’Homère et de Virgile, que je lis toujours en me divertissant.
« Voilà pourquoi, madame, épris de fable et non de vérité, il m’est doux de toucher Cérigo, qui fut Cythère, — d’atteindre Candie, qui est en Crête, — et d’aller, comme l’Ulysse rêveur d’une épopée fantôme, de l’île de Vénus à l’île de Minos. Ici, je vais regarder aux fontaines si quelque reflet blond n’y serait pas resté ; là, je rechercherai l’antique labyrinthe. Enfin, me prêtant l’âme d’un dieu ou d’un héros, je me croirai, selon le cas, Vulcain ou Jupiter, Minotaure ou Thésée, et je jouerai ce jeu enivrant de revivre ces vies que l’on n’a point vécues.
— Point vécues ! — fit Mme de Chambanne. — Qu’en sait-on ? Vos croisières ne vous ont-elles pas montré des choses surprenantes et d’incroyables épisodes ?
— Hélas ! — soupira M. de Cogoulin, — elles ne ressemblent guère à des Énéides, non plus qu’à des Odyssées… Hors la présente ! — se récria-t-il tout à coup. — Encore que je ne sache point si nous soupons chez Calypso ou chez Didon !
Mme de Chambanne sourit, décidément indulgente.
— Quoi ! monsieur, — reprit-elle, — se peut-il, après tant de campagnes sur l’océan, que vous ne puissiez rapporter comment se coiffent les sirènes ? quelle fanfare sonnent les tritons dans leur coquillage ? Ah ! vous mériteriez que je fusse Circé ! Vraiment, ces êtres fameux, vous n’en vîtes jamais ?
— Si, madame : en rêve. Il nage dans mes cauchemars un gros triton rouge. Sa perruque est mise de travers, et il me souffle des injures dans sa conque de cuivre, qui beugle : « Jean-foutre ! Jean-foutre ! » toute la nuit. Madame, cet amphibie est un vilain merle.
— Ne blasphémez pas les demi-dieux, — dit Mme de Chambanne en riant ; — la haine de Neptune vous poursuit déjà…
« Mais vous, monsieur, que pensez-vous des sirènes ?
— Je n’en ai jamais vu, — répondit M. Gabaret fort sérieusement. — Mais la mer est si mystérieuse ! On y pêche souvent des poissons inconnus et monstrueux. Il y en a même, j’imagine, qu’on ne prendra jamais, parce qu’ils doivent ramper tout au fond, sans pouvoir monter, comme qui dirait nous autres lourdauds sur le sol.
— Très juste ! — s’écria M. de Kerjan. — Car, on peut le dire, madame : pour les oiseaux et les philosophes, la terre n’est que le fond du ciel, et les hommes s’y traînent pesamment, avec, au-dessus d’eux, l’océan d’azur interdit, où passent les nuées ainsi que des remous.
« Quant aux sirènes et quant à moi, je me plais à voir des chevelures dans les goémons flottants ; et lorsque les vagues ont des souplesses de torses nus, je me garde bien d’y chercher autre chose. Au reste, madame, si d’aventure les sirènes étaient mieux que des flots cambrés où l’algue s’échevèle, — c’est ici qu’il faudrait s’en assurer.
« Voyez ces trois îlots ; vous les nommez Galli ; nous traduisons : les Coqs ; le nautonier les a baptisés Petites Bouches, on ne sait pourquoi. Mais l’antiquité leur connut un autre nom : les Sirènes. Et j’en possède la raison. »
L’intérêt se peignit aux visages, et l’on se tourna vers les fenêtres.
Entre les obélisques noirs des cyprès, la nuit tombait sur la mer apaisée, où des moutons blancs se poursuivaient encore. Perdus dans la brume, les trois écueils se distinguaient à peine ; on voyait surtout les trois taches d’écume que les lames faisaient mousser en s’y brisant.
Maintenant, parmi les plats du deuxième service, ordonnés en losange, la cire brûlait aux branches des candélabres ; et le tableau maritime, que tous regardaient, paraissait plus bleu dans ce cadre rougeoyant. Les laquais, eux aussi, cherchaient de l’œil les îles confuses.
M. de Kerjan continua :
— J’ai entrepris cette tâche — oh, bien puérile ! je l’avoue — de relever sur la carte les itinéraires des héros. D’après les descriptions, j’ai pu situer le conte dans la géographie et m’assurer que, si les exploits sont faux ou du moins fardés, rien n’est plus vrai que leur décor.
« Voici, messieurs, l’endroit où, selon les paroles ailées d’Homère, l’astucieux Ulysse entendit chanter les sirènes.
— Il est assez curieux, — fit M. de Cogoulin, — que mon vaisseau la Sirène soit précisément venu dans ces parages pour y navrer sa figure de proue, laquelle avait forme de chanteuse homérique…
— La seule, sans doute, que notre ciel ait jamais vue ! — répliqua M. de Chambanne en haussant les épaules. — Il n’y a de sirènes qu’en bois, aux avants des navires, et que sur les écus, en peinture. A ma connaissance, trois maisons de France en portent dans leurs armoiries — en tant que pièces — s’y peignant et mirant, deux ou une, au naturel ou d’argent. Mais la héraldique emploie davantage les femmes-dauphins comme supports de blason ; ainsi…
— Fi ! mon ami ! — s’écria Mme de Chambanne, — l’aride science auprès de la mythologie !
M. de Chambanne, encore un coup, haussa les épaules.
— Pardonnez-moi, — dit-il sur un autre ton, — d’interrompre, un instant, des propos si agréables ; mais je dois à M. de Cogoulin de m’excuser un tantinet.
Il montra, sur le plat principal, un énorme poisson :
— Voici, monsieur, un marsouin, ou je me trompe fort. Si la tête n’en est pas de votre côté, servie à part dans le haut bout, n’accusez pas de cette faute mon ignorance des nouvelles coutumes. Grâce à Dieu, je me tiens au courant de la mode sur ce point ! Mais la pêche, à cause du mauvais temps, n’a point donné, ces jours-ci ; et le poisson que vous voyez fut tout à l’heure jeté sur le sable, tout frétillant encore, mais sans tête. La fraîcheur de sa chair et sa rareté nous ont décidés, moi et mon chef, à vous l’offrir ainsi.
— Ce n’est pas un marsouin, — fit M. Gabaret.
— Qu’est-ce donc alors ? — demanda aigrement M. de Chambanne.
— C’est une espèce de marsouin.
— Ah ! Gabaret ! Marsouin vous-même ! — s’esclaffa M. de Cogoulin, qui buvait courageusement. — Vous êtes bien futé, pour un anthropophage !…
« Un verre de bourgogne, s’il vous plaît ! »
On lui apporta son cornet de Murano, rouge de vin. — Il le vida d’une lampée et le rendit au valet.
Mme de Chambanne trahit de l’impatience. Elle ne quittait pas des yeux la mer plus sombre de minute en minute.
— Nous voilà bien loin des sirènes, — soupira-t-elle à M. de Kerjan.
— Eh ! madame, ce sujet vous tient bien au cœur ! Je ne savais pas trouver ici des rêves si semblables aux miens…
— Oh ! pas semblables : pires. Car vous, vous croyez aux sirènes comme à des symboles, et moi, je crois qu’elles existent, avec leurs cheveux, leur voix, leurs écailles…
— Plaise à Dieu que non, madame ! Les trois sœurs fabuleuses égorgeaient les matelots, et ce seraient, si elles vivaient, des monstres féroces, à tuer sans merci !
— Les trois sœurs… Oui, selon l’Odyssée, elles ne sont que trois : Ligée, Leucoste, Parthénope…
— C’est cela, — répondit M. de Kerjan, un peu interloqué de tant de connaissances ; — mais la légende se charge elle-même de les faire disparaître. On dit qu’ayant écouté la musique d’Orphée, le dépit les mua en trois rochers : ces Galli que la nuit efface tout à fait.
— Elles n’étaient que trois seulement, — poursuivit Mme de Chambanne, — mais (les poètes nous le disent) il en est aussi de fluviales. Elles habitent les grottes du Rhin…
— Un peu de champagne, — demanda M. de Cogoulin. — Ce poisson-là est fameux… Eh quoi ! Gabaret, vous ne l’estimez pas ? Êtes-vous mal en point ?
M. Gabaret, en effet, n’avait plus ses belles couleurs. La patine bronzée du grand air verdissait à ses joues.
— Çà, qu’avez-vous, monsieur ? — s’enquit Mme de Chambanne.
Mais déjà le rude capitaine avait repris son teint.
— Cela n’est rien. C’est passé, — fit-il en souriant.
— Eh bien, mangez ! Est-ce que l’espèce de marsouin vous déplaît ? — s’empressa M. de Chambanne. — Voulez-vous y ajouter quelque épice ? deux grains de fenouil ? une pincée de coriandre ?
— Merci ; non, monsieur, merci… A vrai dire, je n’ai plus faim… — Un peu de rossolis, je vous prie…
— Vous êtes bien raffiné, pour un cannibale ! — dit M. de Cogoulin en éclatant d’un gros rire. — Deux doigts de bordeaux, s’il vous plaît !
Les venaisons du troisième service dessinèrent un rond sur la toile damassée. Un violent fumet s’en dégagea.
— Des truffes vertes ! — admira M. de Cogoulin. — Sommes-nous encore à Versailles ?
— Hélas ! — fit M. de Chambanne avec un soupir, — Versailles a du bon, tout de même. Il y a des jours… voyez-vous… — Et, du bout du doigt, nerveusement, il se toucha le coin de l’œil. — Cogoulin, racontez-moi ce qu’on dit à la Cour ; cela m’intéresse, tout compte fait.
Alors, tandis qu’ils parlaient jeu du Roi et petit lever, y mettant l’ardeur attendrie d’un souper finissant, — les deux romanesques, de leur côté, reprirent le sujet mythologique. M. Gabaret voulut s’en mêler. Il le fit sans pudeur et lourdement, le rossolis ayant développé en son âme une fâcheuse disposition naturelle, et le moment venu, croyait-il, d’être léger.
— Me direz-vous, madame l’amie des sirènes, — fit-il, — me direz-vous comment elles font l’amour ? Prennent-elles des hommes pour maris, ou si c’est des poissons ? Car enfin, m’est avis que ces filles se terminent mal à propos, et risquent fort, en tant que femmes, de ne jamais sacrifier à Cupidon, faute d’en posséder le temple, si j’ose dire. Et si vos naïades se dévergondent avec les cachalots, ah ! les polissonnes ! vous en penserez ce qu’il vous plaira, mais ventrebleu, madame…
— Calmez-vous, Gabaret, — dit M. de Kerjan. Et sur ce mot, il lança un maître coup de pied aux chevilles du capitaine. — Les sirènes, mon cher, sont immortelles, et n’ont point souci de postérité. Peut-être les tritons s’en amusent-ils parfois, — je ne sais au juste de quelle manière. Au surplus, elles s’aiment fraternellement ; les poètes prétendent qu’elles ne se quittent guère et qu’une sirène ne saurait en apercevoir une autre sans aller la cajoler ; dans les opéras, on leur fait toujours chanter quelque trio ; et les peintres se plaisent à les représenter comme trois Grâces marines enlaçant leur triple caresse.
— Trois doigts de lesbos, — demanda M. de Cogoulin au valet le plus proche.
— Et pour moi, du chypre ! — fit le baron, les pommettes empourprées. — A la santé d’Athénaïs de Montespan !
Ils burent.
Les fruits avaient remplacé les viandes, et leurs jattes, alternées avec des compotiers, se déployaient en carré.
Mme de Chambanne était assez prude et craignait les discours licencieux. Elle s’aperçut qu’ils le devenaient de plus en plus, sur un ton de corps de garde avec M. Gabaret, et de petite maison avec M. de Cogoulin. Donc, elle fit en sorte qu’on expédiât vivement les desserts. Puis la compagnie s’en fut au salon ; et Mme de Chambanne, ayant, de ses belles mains, donné l’hypocras — qui était au vin blanc et au verjus d’oranges rouges — crut sage de laisser les hommes proférer leurs gaillardises en liberté. Elle s’esquiva.
Ce salon ne rappelait en rien l’antiquité. Son meuble était récent, et sur les fenêtres on avait tiré de grands rideaux jaunes, à lambrequin. M. de Kerjan les écarta ; mais à peine avait-il entrevu le paysage bleu, où les poupes d’or devenaient, sous la lune, des châteaux d’argent, — que M. de Chambanne lui souffla dans l’oreille, d’une voix tremblante de larmes et parfumée à l’hypocras :
— Ha ! monsieur ! laissez cela fermé ! Je vous en prie ; qu’on s’imagine être un peu à Versailles !… Tenez, comme ceci, en clignant les cils, on peut se croire en le boudoir safran de Madame ; le bosquet de lauriers se trouve à gauche, là…; et derrière ce rideau, oyez, monsieur, oyez gazouiller le jet d’eau du petit bassin octogone !…
— Mais, la mer, monsieur ?… — répliqua M. de Kerjan décontenancé. — Les grandes eaux de Dieu ?…
— Ah ! — fit l’autre en larmoyant, — la pièce des Suisses est plus redoutable : mon naufrage s’y est miré. Elle est plus belle aussi, puisqu’elle n’est pas là…
— Oui, oui, — murmura M. de Cogoulin. — L’exil !… Trop de chagrin !…
— Oui, oui, cornejoseph ! — grommela M. Gabaret. — Trop de chypre !…
Et, sans façon, il alluma sa pipe de terre, noire et puante.
On revint à l’hypocras ; M. de Chambanne en fit apporter une aiguière. Puis il pria M. de Cogoulin et M. de Kerjan de lui relater encore quelque intrigue d’antichambre ou quelque aventure de ruelle. Ils le mirent au courant des derniers scandales ; et lui, paupières closes, les écoutait en béatitude, donnant la réplique par-ci par-là ; et, de temps en temps, selon qu’une saillie le plongeait dans le rêve ou le rejetait dans la réalité, un sourire lui venait aux lèvres, ou bien un pleur aux yeux.
Cependant, M. Gabaret, ennuyé d’entendre ces capitaines babiller comme deux caillettes, dodelina gentiment du chef et se prit à ronfler.
Il y avait longtemps qu’on s’entretenait et qu’on dormait ainsi, quand M. de Kerjan vit les grands rideaux fermés s’éclairer d’une lueur froide, et les fenêtres y projeter l’ombre pâle de leurs croisillons. La flamme des chandelles blêmit.
— Alerte ! messieurs. Voici l’aurore.
Il secoua M. Gabaret, qui, la sueur aux tempes et le pied sur sa pipe cassée, grognait un songe dans son fauteuil.
L’air du salon était chaud et pesant. Ils éprouvaient cette gêne des vêtements trop longtemps portés, que laissent les nuits de veille.
M. de Chambanne fit tinter une sonnette. Personne ne vint. Les laquais, assoupis, jonchaient les banquettes du vestibule. Il fallut les éveiller. Leur maître ordonna que la chaloupe fût parée. Ensuite, M. de Chambanne et ses hôtes sortirent, vêtus de longues capes.
Un vent froid gémissait à travers les cyprès. Il était vif, pointu, chargé de sable, et cingla la fièvre des joues, irritant comme un soufflet. Les yeux rougis clignotèrent ; la chair moite frissonna sous les manteaux.
On fut bientôt sur la plage.
Pendant la nuit, la mer avait rejeté ses victimes. Des corps jalonnaient la rive. Certains, déjà, reposaient à quelque distance du flot. Mais d’autres, encore à demi submergés, s’agitaient à chaque retour de la vague ; et la mer se jouait d’eux, telle une chatte cruelle, obligeant ces cadavres à répéter, avec des gestes de mannequin, les soubresauts et les hoquets de leur agonie.
Les quatre hommes passèrent la revue sinistre.
Ci-gisaient, trépassés, l’équipage et les passagers de la frégate sombrée ; plusieurs femmes, un enfant ; les uns nus, d’autres habillés de loques, quelques-uns costumés d’oripeaux voyants, mis en lambeaux — des baladins sans doute — . Tous verdis et gonflés, ils crispaient des faces de passion, de terreur ou de rage ; et certains laissaient voir un masque inouï, grimaçant une expression si monstrueuse, que nul vivant, semblait-il, n’aurait pu l’imiter, ou qu’il en serait mort.
M. de Cogoulin, qui allait de défunt en défunt, reconnut deux de ses matelots.
— Il en manque deux encore, — fit-il.
— On ne les reverra pas, — répondit M. de Chambanne. — Il est trop tard. Ici, la mer garde souvent les noyés. Trois pêcheurs ont disparu, l’an passé. Ils avaient coulé près des îles. Aucun n’a reparu. On dirait vraiment…
— Venez voir, messieurs, venez ! — cria M. de Kerjan.
Il avait devancé les autres, et, penché sur une chose confuse, de la couleur du sable, il faisait de grands mouvements.
On le rejoignit.
La chose était une morte toute nue, ou plutôt la moitié supérieure d’une femme horriblement mutilée. Un accident — le choc de deux épaves, sans doute — l’avait tranchée au ventre, à la hauteur qu’il fallait pour que ce tronc demeurât pudique en dépit de sa nudité.
Un silence régna. M. de Kerjan exécuta deux signes de croix énergiquement ponctués.
Il y avait là, devant eux, de quoi les interdire. Cette créature était bizarre. Son visage exigu sortait d’une chevelure étrangement mal soignée, bourrue et fauve comme une crinière, où les varechs s’étaient emmêlés. De petits yeux ronds l’éclairaient encore d’une lumière jaune qui, vivante, avait à coup sûr étonnamment brillé. Sous les narines, propres à humer l’air à fortes bouffées, une large bouche découvrait la mâchoire serrée d’un carnassier, dont les canines démesurées mordaient la lèvre du bas. Les joues étaient plates et le menton fuyait. Aucune ride ; nul pli ne témoignait, au front de cette femme, qu’elle eût jamais pensé, ni, à ses lèvres, qu’elle eût jamais souri. Cette figure lisse n’avait point d’âge, et sa sérénité pouvait passer pour une indifférence bestiale.
C’était pourtant un être humain. Le torse nerveux, creusant sa taille avec élégance, et les seins, jolis dans leur petitesse, le prouvaient, en évoquant l’idée d’une vierge spartiate, habile aux jeux du corps. Certes, les jambes absentes avaient couru, sauté, bondi ! On se les figurait musclées, sèches et rapides. Pour les bras, ils confirmaient la supposition d’une athlète. Un duvet rude recouvrait leurs tendons noueux, et, des aisselles, jaillissaient deux touffes de crins.
Le plus curieux, pourtant, avec les canines, c’était que les mains fussent palmées jusqu’aux ongles, ceux-là poussés en griffes, durcis et longs.
Un même hâle brunissait toute la peau.
M. de Cogoulin parla le premier :
— C’est une sauvage !
— Plutôt, — repartit M. de Chambanne, — plutôt quelque phénomène à exhiber aux tréteaux et embarqué sur la frégate avec les baladins. J’ai vu des mains pareilles dans un bocal, chez l’apothicaire de la rue Gilles-le-Queux. C’est une infirmité de naissance, paraît-il.
— Non, — fit M. de Kerjan. — Ces cheveux-là ignorent le peigne, et ces pattes de cygne ne les ont jamais tressés en nattes. Je jure bien aussi que jamais chemise ni guimpe n’a frôlé ces épaules, — singulièrement belles pour une telle guenuche ; — le corps, autrement, serait plus blanc que les mains et la figure.
— Il faut donc, — insista M. de Chambanne, — que ces bateleurs aient été fort mal avisés, de si peu soigner leur gagne-pain.
— Elle est fameusement grande, l’estropiée ! — dit M. Gabaret. — Cela devait faire un colosse, sur ses jambes.
— Si elle en eut jamais, — murmura M. de Kerjan.
— Ma parole ! — continua l’autre, — sa tranche, monsieur, vaut la tranche de votre espèce de marsouin d’hier au soir. Si on les avait soudées ensemble…
Il s’interrompit tout à coup. Probablement, l’idée qui lui était venue se trouvait baroque ; ou bien fut-il démonté par la mine des trois gentilshommes ?…
Ils s’entre-regardèrent un instant.
— Bast ! — fit M. de Chambanne.
— Au diable ! — ajouta M. de Cogoulin.
— Hum ! — toussa M. de Kerjan.
— Tout de même, tout de même, monsieur, — conclut M. Gabaret, — cette espèce de marsouin sentait diantrement la chair humaine…
La matinée s’avança.
Tandis que M. de Chambanne faisait donner la sépulture aux morts, les vaisseaux, en file, disparaissaient. L’horizon couvrit d’abord leurs châteaux magnifiques, puis, voile à voile, déroba leur voilure, blanchie de s’éloigner. Ils allaient, la Sirène, la Princesse et le Comte ; et la statue navale où renaissait la bûche les entraînait, sanglante, à leur destinée : — vers la défaite.
A bord, les commandants sommeillaient.
De cette longue journée, ils devaient garder un souvenir étrangement tenace, à considérer la vanité et le décousu de ses incidents, — qu’un nœud secret joignait peut-être. M. de Kerjan et M. Gabaret auraient pu la raconter, dans tous ses détails, à leurs petits enfants. Mais ils l’estimaient quelconque et sans intérêt. Et si M. de Cogoulin, deux mois plus tard, ne se rappelait pas ce qui vient d’être narré, c’est qu’un boulet ramé, parti d’une felouque, lui avait emporté la mémoire avec la tête.