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Le voyage immobile, suivi d'autres histoires singulières

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LE RENDEZ-VOUS

A la mémoire d’Edgar Poe.

Paris, boulevard de Clichy.
Ce mardi 10 mars 1908.

Monsieur le Procureur de la République,

Avant de lire cette lettre, vous saurez comment on l’a découverte, et vous aurez appris que je suis mort.

Je vais me tuer, en effet.

Rien, sans doute, ne viendra contester que je sois mon propre assassin. Je le souhaite de toute mon âme. J’espère qu’on trouvera le logis en ordre, comme il est maintenant, et que je serai moi-même un suicidé bien sage, bien banal, bien évident. C’est probable et rationnel. Mais, hélas ! ce n’est pas certain. Car il y a une chose capable d’entourer ma fin de tumulte et de mystère… une chose hideuse, au point qu’on mourrait pour ne plus savoir qu’elle existe… Rien que pour cela ! je vous le dis !…

Telle n’est pas cependant l’unique raison de ma mort. Si je me supprime, voyez-vous, c’est aussi dans l’espoir de la supprimer du même coup, elle, la chose… vous comprenez ?… — Seulement, voilà : je ne suis pas sûr de la détruire avec moi… Alors, j’ai pensé qu’il valait mieux vous livrer mon secret. Il vous expliquera toutes les étrangetés (s’il s’en produit) et vous empêchera de supposer un meurtre.

Ah ! surtout, surtout, n’accusez personne ! J’ai déjà causé tant de mal ! N’accusez personne, si par hasard ma porte se trouvait défoncée. N’accusez personne, si quelqu’un — quelqu’un de bizarre — tenait compagnie à mes restes. N’accusez personne de rien, même si l’on reconnaît à mon visage l’épouvante d’une agonie surnaturelle, et si mes yeux fous regardent tout grands la porte brisée… Mais non ! pas cela ! Non ! Cela, c’est impossible ! parce que, voyez-vous, à ce moment-là je serai parti ! je me serai sauvé ! Je me tuerai avant cela, voyez-vous, quand je devrais, pour mourir à temps, m’arracher le cœur avec les ongles !…

La pendule marque une heure et demie ; ce sera donc dans trois heures. Mon Dieu ! Plus que trois petites heures ! Et tant de choses, tant de longues choses à dire !

Mais, pour abréger l’histoire et m’éviter la description des personnes en cause, voici, jointes à ma lettre, deux photographies : une assemblée de jeunes gens et un portrait de femme.

Veuillez, je vous prie, examiner la première. Ce n’est pas un bataillon d’aliénés. Elle représente les élèves de l’atelier Montgény, l’architecte, en 1896. On l’a prise un dimanche dans la cour de l’École. Elle est burlesque : chacun y arbore l’attribut de son talent particulier, l’emblème de son habitude caractéristique, ou bien y fait un geste qui les symbolise. Très « quartier latin », comme vous voyez, mais aussi pas très spirituel, — et si triste aujourd’hui !

J’appelle votre attention sur la partie gauche du groupe. Au deuxième rang, le jeune homme à besicles, muni d’une palette et couronné d’un diadème de navets, c’est l’aquarelliste Guillaume Dupont-Lardin, que vous connaissez de nom, sûrement. On lui a mis des navets sur la tête, parce que « navet » et « aquarelle » sont synonymes en argot d’atelier, et que mon brave Guillaume ne rêvait déjà que peinture à l’eau. Sa famille exigeait pourtant qu’il fût architecte ; il avait cédé ; mais il travaillait juste assez pour obtenir ses valeurs, décrocher le diplôme, et s’adonner enfin à la belle carrière de son choix. C’est le meilleur, le seul ami de toute mon existence. Je l’ai connu là, chez Montgény. En 96, il était massier.

A mon tour, maintenant. Moi, je figure, avec deux camarades, la scène d’hypnotisme que vous apercevez au-dessous de Dupont-Lardin. Je ne suis ni le petit pâlot qui est assis, les yeux fermés, ni le gros barbu qui semble l’asperger de passes magnétiques. Je suis le grand noir au nez busqué. Les deux autres, Juliot et Salpêtrier, c’étaient vraiment un médium, vraiment un hypnotiseur, et leur exhibition constituait le principal numéro de nos fêtes. Pour ma part, simple amateur dans ce genre d’exercices, je n’ai jamais été que le second de Salpêtrier. Encore l’étais-je sans ardeur ; et mon maître s’en désespérait, prétendant qu’avec mes regards « plus crochus que mon nez » j’eusse été le premier magnétiseur de l’univers. C’est possible, après tout… Mais l’acte m’a toujours déplu. Ceux qu’on endort battent des paupières si éperdues, leur figure se dépouille tellement de toute expression, que cela me fait peur, comme si on les estropiait…

Passons au deuxième cliché. Celui-là, Monsieur, je vous demande en grâce de le brûler sitôt que vous l’aurez suffisamment considéré. Avez-vous un peu la religion du souvenir et le culte des objets ? alors, je ne doute pas que le tisonnier ne tremble dans votre main, quand vous mêlerez aux poussières d’un foyer la cendre de cette photographie. Je ne m’en suis jamais séparé, depuis que je l’ai volée…

Ah ! Monsieur, si les choses s’usaient sous le regard, si nos larmes savaient dissoudre les images, et nos baisers les effacer, vous n’auriez pas devant vous le portrait de Gilette… Au lieu de cela… elle n’est plus très élégante, ma relique… On dirait qu’il a plu toute la nuit sur elle… Malheureux ! Tu pouvais pleurer, toutes les nuits, sur un portrait ; que voulais-tu de meilleur ? Tu possédais la seule volupté qui ne s’épuise pas d’elle-même, et tu l’as ruinée ! Tu jouissais de l’infatigable Désir, et tu l’as satisfait ! Tu ne savais donc plus d’où viennent les regrets, et les repentirs, et les remords ? Imbécile ! ce sont de vieux désirs pourris, que l’assouvissement a décomposés !

J’ai été stupide et criminel, c’est vrai. Mais aussi, regardez-la ! Et encore, vous n’en percevez que la forme silencieuse et immobile. Vous vous dites : « C’est une jolie fille. Elle a le type scandinave. » Et vous pensez à autre chose. Ah ! si vous saviez !

Quand je l’ai vue pour la première fois, c’était le soir, dans un salon crépusculaire. Tout à coup, il me sembla qu’une lumière s’approchait dans l’ombre. Ce fut comme une reine de vitrail qui venait à moi, si blanche et rose et blonde, avec sa jeune chair toute resplendissante d’un soleil d’aurore au printemps !… Elle me regardait bien franchement, de ses longs yeux étroits, pleins d’une clarté grise… J’étais ébloui… Une voix inattendue me fit sursauter. Je n’avais pas vu Guillaume derrière elle. Je l’entendis prononcer mon nom, puis me dire :

— Voilà ma fiancée.

Alors, Monsieur, je sentis la terre graviter, et les étoiles m’apparurent à travers le plafond. J’étais perdu. Ah ! Gilette ! Gilette !

Ce soir-là, j’aurais dû m’en aller, sans attendre une minute. Mais il m’apparut qu’un départ précipité jetterait une ombre équivoque sur la joie de ces fiançailles. Je me dis que tout le monde ferait des suppositions, et qu’il valait mieux retarder ma fuite jusqu’au lendemain du mariage. — Étaient-ce là des raisonnements sincères ? Je me demande à cette heure si je fus, en restant, un héros ou un lâche.

Quoi qu’il en soit, je suis resté. Et alors ils ont exigé — ah ! les imprudents ! les aveugles ! — ils ont voulu que je bâtisse leur maison ! Guillaume avait acheté un vieil immeuble à démolir, boulevard de Clichy, entre la place Pigalle et la place Blanche, presque à l’angle de celle-ci. C’était leur quartier favori, et c’est là qu’ils désiraient loger, dans un hôtel de ma façon. Vous savez ce que c’est, des fiancés… Ça n’admet pas de résistance… Aussi bien, refuser… Comment ? Pourquoi ? C’eût été me trahir, n’est-ce pas ?… Et puis, tenez, j’en conviens : travailler pour elle, édifier son gîte, lui faire une maison comme on fait une robe, créer le décor de son geste et le paysage de sa beauté, parapher de mon nom le site de sa vie, — je me figurais… enfin, pour ainsi dire, n’était-ce pas la compléter selon mes propres goûts, accoupler sa grâce à mon art, et marier quelque chose d’elle à quelque chose de moi ?… Sornettes ! Balivernes ! Des mots ! Des mots ! presque des calembours ! Soit ! soit !… Pourtant, cette maison, j’y rêvais en amoureux. Je l’aurais voulue non pas un temple pour ma divinité, mais une étreinte autour de ma bien-aimée… Je souhaitais aussi que tout y fût d’accord avec sa splendeur boréale, et que l’habitation devînt en édifice ce qu’elle était en femme, — une sorte d’émanation de son être. La hauteur des chambres devait s’approprier à sa taille, et la dimension des portes s’harmoniser avec sa silhouette passante et momentanée. Il fallait aux murs, derrière elle, des couleurs variées suivant les salles différentes, mais telles, cependant, qu’un peintre subtil eût brossé l’une ou l’autre au fond de son portrait. Je me promis une débauche d’attentions : les poignées des vantaux bomberaient, sous sa main, des rondeurs accueillantes et d’emblée familières ; la posture des meubles serait seyante à ses attitudes, et les fenêtres sembleraient chacune le cadre idéal de ses accoudements.

Ma tâche n’était pas difficile ; car Gilette rayonnait sur toutes choses, et sa présence illuminait son entourage d’on ne sait quelle lumière personnelle, d’où il résultait bizarrement que tout semblait dépendre d’elle et s’embellir de son voisinage ; les gens, les objets avaient l’air de s’effacer devant sa suprématie ; et quand elle était là, le monde tout entier devenait secondaire.

Non, non, ma tâche n’était pas difficile… Peuh ! qu’est-ce que j’ai bâti ! Allez donc voir ! Faites-vous montrer l’hôtel ! On dirait un chalet norvégien, ou danois, ou russe, ou n’importe quoi ! C’est banal et prétentieux. Mes camarades l’ont surnommé « l’isba » ! Ah ! ah ! « l’isba » !… Malheur !… Ah ! nos rêves ! nos rêves !…


Mais le temps passe. Je l’entends, derrière mon dos, se compter à la pendule. Mon heure approche. Et vous ne savez rien encore. Dépêchons.


La construction de l’isba fut pour nous une cause de réunions fréquentes. La critique des plans, l’examen des devis, le choix des détails, puis la surveillance des travaux, multiplièrent nos réunions et provoquèrent entre Gilette et moi une intimité que la collaboration rendait plus étroite. Cela n’était pas pour me guérir. Mon amour s’en aviva jusqu’à devenir une sorte de fièvre insupportable. Quand la maison fut terminée, je m’aperçus qu’il était trop tard pour le combattre, et qu’il ne pourrait plus s’éteindre que dans la mort ou dans la satisfaction. — Par malheur, je ne voulus pas mourir sans avoir tenté la chance.

Alors, j’ai descendu, de bassesse en bassesse, tous les degrés de l’ignominie.

Loin de fuir, comme je l’avais résolu naguère, je rapprochai mon domicile de celui des Dupont-Lardin, et je louai cet appartement, boulevard de Clichy, à deux cents mètres de l’isba vers la place Pigalle. Guillaume et sa femme se réjouirent de ma proximité. Il fut décidé qu’on se verrait tous les jours. Le couvert du « bon architecte » serait mis, soir et matin, dans cette salle qu’il avait construite, sur cette table qu’il avait imaginée.

Ils s’aimaient éperdument… Est-ce que cela n’aurait pas dû me désespérer ? dites ? me rebuter ?… Bah ! Leur tendresse ne fit qu’exaspérer mon désir, en me gorgeant le cœur de jalousie. Au surplus, j’étais persuadé qu’en s’aimant ils se fourvoyaient ; et je me tenais de ces discours absurdes : « La nature ne les a point façonnés l’un pour l’autre. Ils sont dans l’erreur. Ils ont tort de s’aimer. Où donc en prennent-ils le droit, puisque Gilette m’est destinée, à moi seul ? Quel autre corps s’adapterait au mien plus exactement ? Ses bras, j’en suis sûr, ne pourraient se nouer dans le vide sans dessiner le contour de mon torse ; et l’ajustement de nos lèvres doit être le baiser parfait… » Bref, à mon sens, jamais on n’aurait vu d’époux mieux assortis que Gilette avec moi, et nous étions vraiment les deux moitiés d’un même tout. Sottise et banalité, n’est-ce pas ? « Cependant, me disais-je, il faut bien qu’il en soit ainsi ; autrement, est-ce que je souffrirais, à cause d’elle, cette passion presque surhumaine ? » La violence de mon amour est-elle une excuse à ma faute ? Cela se peut. Cela m’est égal. Je vous en laisse juge, Monsieur. Toujours est-il que j’aimais Gilette d’une manière exceptionnelle, unique, à mériter d’être célèbre, comme Léandre aimait Héro, comme Tristan aimait Yseult…, comme chacun, sans doute, aime sa belle amie, depuis que le Seigneur a créé l’homme et qu’il l’a créé mâle et femelle.


Trois heures ! Déjà trois heures qui sonnent derrière moi ! Que les heures tournent vite aujourd’hui ! Je n’ai rien dit encore. On dirait que je recule devant ce qu’il faut dire… Allons !


Pendant plus de deux ans, Monsieur, je fus le parasite des Dupont-Lardin, et je n’eus d’autre souci que de me ménager, avec mon hôtesse, des rencontres en tête à tête. Elles étaient rares, Guillaume travaillant jusqu’à la nuit dans son atelier, et sa femme ayant coutume de s’y tenir à côté de lui. Après cela, ils sortaient ensemble… Vous voyez d’ici tous les stratagèmes qu’il fallait ourdir pour les séparer sans en avoir l’air. Quelles vilenies ! Quelle turpitude !

Il n’y avait qu’un jour par semaine où, à moins d’un hasard, je fusse assuré de trouver seule, durant une couple d’heures, Mme Dupont-Lardin. C’était le mardi, de cinq à sept. Ce jour-là, Guillaume avait accepté de faire un cours d’Histoire de l’Art dans une grande institution de jeunes filles, sur la rive gauche. C’est vous dire que les mardis étaient mes vrais dimanches, et que je profitais régulièrement de cette aubaine pour me rendre à l’isba. Parfois, il n’y avait personne : « Madame était sortie. » Parfois aussi, quelque importun venait troubler pour moi le charme de notre solitude. Mais, la plupart du temps, les choses se passaient à mon gré, car Gilette n’avait aucune raison d’éviter mon approche, par goût elle quittait son home le moins possible, et elle recevait peu de visites en dehors de son jour.

Oui, Monsieur, pendant trente mois, je n’ai vécu réellement que deux heures par semaine, et encore pas toujours. Pendant trente mois, je fus le prétendant ridicule, odieux, mais insoupçonné, de Mme Dupont-Lardin. Elle et Guillaume, absorbés dans leur propre bonheur, ne s’apercevaient de rien. — Oh ! si j’avais clairement distingué l’indifférence de Gilette, peut-être qu’à la fin j’aurais secoué le joug… Mais, à force de désirer qu’elle me fût bienveillante, j’acquis peu à peu la certitude illusoire qu’elle l’était devenue. Et pourtant, je l’atteste à ma honte : en dépit de prévenances et d’assiduités, — qui d’ailleurs ne lui étaient pas suspectes, — jamais un mot ne lui échappa, jamais un mouvement, qui pussent motiver de ma part un aveu. Malgré cela, je fus victime du mirage, comme tant d’autres misérables délaissés. Bientôt, Gilette ne put agir ou parler que je ne l’interprétasse en faveur de ma convoitise. Je traduisais ses moindres gestes en signes de bon augure : un regard furtif devenait un coup d’œil de connivence ; une phrase quelconque dissimulait une allusion ; la simple urbanité se faisait complaisance. — J’étais halluciné, vous dis-je ! — Et, certain jour, une querelle d’amoureux étant survenue entre elle et son mari, je crus ce moment-là propice à mes desseins.

Or, c’était un mardi. Et je pus l’entretenir sans témoin.

Je me déclarai.

Tout d’abord, elle ne saisit pas de quoi il retournait ; puis, quand elle eut compris, elle essaya de me donner le change et feignit de croire à une plaisanterie. Enfin, convaincue de la gravité de mes paroles, Mme Dupont-Lardin laissa voir autant de tristesse que d’ébahissement, et me dit des choses très bonnes et très douces, mais aussi très catégoriques, où je ne pus retenir un seul mot d’espoir.

Le mirage se dissipa ; derrière, il y avait comme une grande nuit. J’écoutais Gilette ainsi qu’on écoute un personnage de délire. Tout de suite, j’avais pris la résolution de me tuer, le soir même, en sortant de l’isba. Je ne pouvais plus vivre sans espérance, voyez-vous… Elle ne savait pas cela ; elle ne lisait rien dans mes yeux ; elle me faisait la leçon, maternellement !… Mon Dieu ! nous étions assis tout près l’un de l’autre, face à face, l’air tranquille… On aurait dit une visite ordinaire. Sa voix était à peine émue. Personne n’aurait deviné qu’elle prononçait ma sentence de mort… Et moi, Monsieur, je la regardais, oh ! je la regardais avec toutes les forces de ma vie. Je la regardais pour la dernière fois. Et vaguement, je l’entendais moraliser et raisonner :

— Mon pauvre ami, ce n’est ni beau, ni bien, ce que vous avez fait. Cependant… tout n’est pas de votre faute… J’aurais dû m’apercevoir… Guillaume aussi… Mais comment pouviez-vous supposer… Oh ! ce n’est pas beau ! ce n’est pas bien !… Vous étiez un peu fou, n’est-il pas vrai ? Mais c’est fini ? Vous êtes raisonnable, à présent ? Oh ! oui, quand j’y songe, il fallait que vous ne fussiez plus vous-même ! Guillaume qui vous admire tant ! que vous aimiez, enfin ! que faisiez-vous de lui dans cette affaire ?… A quoi pensez-vous ? Ne me regardez pas comme cela… Qu’en faisiez-vous, de Guillaume ?

Je répondis à regret, sachant que ma réplique allait l’indigner :

— Guillaume ? Il n’aurait jamais rien su. Rien ne l’aurait donc fait souffrir. Je vous jure (et c’était la vérité, Monsieur !), je vous jure que je donnerais mon sang pour lui épargner… ne fût-ce qu’un léger souci.

— Mais vous êtes effrayant de cynisme et de contradiction ! — reprit Gilette. — De grâce, mon ami, taisez-vous. Je ne vous reconnais plus !… Écoutez : Je ne veux pas de rupture, pas de brouille. Non, Guillaume en aurait trop de chagrin, et peut-être même en concevrait-il des soupçons. Vous trouverez, je l’espère, assez d’énergie pour étouffer… vos désirs, sans vous éloigner d’ici. Oubliez, mon cher, si ce n’est déjà fait. Pour moi, tenez, je ne sais plus ce qui est arrivé. Par ma foi ! rien ne s’est produit. Je ne me souviens pas de votre déclaration ; vous ne vous rappelez pas mes rebuffades ; nous ignorons tous deux que vous avez douté de ma constance. N’est-ce pas la meilleure solution ? Qu’en dites-vous ?

« Allons ! Reprenons notre vie accoutumée, moi sans rancœur et vous sans amertume. — Seulement… si vous recommenciez…, alors, que voulez-vous… Guillaume en serait averti. Vous écouter deux fois ne serait plus vous éconduire et serait indigne de sa femme. Cela, c’est ce que vous pensez vous-même, n’est-ce pas ?

« Eh bien ? Nous oublions ? C’est promis ?… Répondez-moi. »

Ah ! Monsieur, comme j’avais pitié de ses projets ! L’avenir ? L’avenir était pour les autres ; pas pour moi ! Je la regardais ; c’est tout. Je la regardais sans relâche. Elle était l’unique lumière au sein de la grande nuit. Elle ouvrait, sur les miens, ses longs yeux effarouchés, qui semblaient s’élargir et me considéraient avec inquiétude et curiosité… Et je ne les verrais jamais plus ! Jamais plus !

— Voyons ! — reprit-elle. — Vous me faites peur ! Vous ne m’écoutez pas. Est-ce promis ? Jurez ! Donnez-moi vos mains, loyalement, comme si j’étais un homme. Là. Jurez-moi de ne plus me parler de l’histoire d’aujourd’hui. Jurez-moi de vous guérir, de n’être plus ni malheureux, ni… déshonnête. Et, de mon côté, je vous fais le serment…

Monsieur !! Au milieu de sa phrase, elle demeura court !… Oh ! Cela fut extraordinaire ! — Sa voix, depuis un moment, avait baissé, baissé. Elle était devenue grave, sourde et traînante. Pensez à un phonographe à bout de ressort et qui va s’arrêter, c’était cela, pénible et drôle. En même temps, une indifférence de pierre avait gelé son visage (l’air neutre des statues antiques, le zéro de l’expression). Ses paupières, après avoir battu douloureusement, avaient fini par s’immobiliser, par se pétrifier aussi ; elles s’écartaient à outrance et découvraient des yeux trop fixes, au blanc démesuré, pareils à des yeux de verre… Et voilà qu’au milieu de sa phrase ralentie, soudain, Gilette s’était tue. — Je l’avais trop regardée. Elle dormait.

J’avais bien remarqué tout cela dès le début, voyez-vous. Quand ses mains touchèrent les miennes et que ses yeux commencèrent à se laisser prendre, je l’ai bien vu, — oh ! avec effarement ! et ce n’était pas de ma faute ! Non, pas de ma faute ! Ouvrez un manuel d’hypnotisme : qui aurait l’idée saugrenue d’endormir un sujet non consentant ? — C’était un cas exceptionnel, presque miraculeux. J’en fus saisi. Mais j’avais aperçu tout le profit que je pouvais tirer de l’aventure. La grande nuit où s’enfonçait mon âme s’était illuminée d’une aurore brusque et diabolique ; des trompettes nasillardes sonnaient dans mes oreilles. Et, au lieu de libérer les pauvres yeux battants, j’avais resserré sur eux l’étau magnétique de mon regard. Puis, en moi-même, avec insistance, j’avais commandé :

— Dormez !… Dormez !… Dormez !… Dormez !…

Et maintenant elle dormait, Monsieur, assise devant moi, froide et pâle, cataleptique, semblable à son propre marbre.

Et tout son avenir était à ma discrétion.

Mais il fallait agir sans tarder : quelqu’un pouvait entrer à l’improviste, et alors quelle tragi-comédie ! — Rapidement, je cherchai la formule des ordres que Gilette allait recevoir et qui devaient s’imposer nettement à son esprit. Je les voulais courts, précis et complets, prompts à donner, faciles à retenir, et d’abord exempts de toute ambiguïté, incapables de susciter un malentendu par fausse interprétation.

Au bout d’une minute, je crus avoir composé la teneur adéquate, et je m’empressai d’en opérer la suggestion, car la peur me talonnait, — la peur d’être surpris, et puis une autre peur… Je vous l’ai déjà dit : la compagnie des hypnotisés m’effraie. Je répugne à leurs entretiens. Ce sont de mystérieux interlocuteurs. Et l’isolement où je me trouvais, en plein péril, avec une patiente que l’opinion publique eût appelée « victime », redoublait encore mes alarmes.

Je débutai par l’interrogatoire de tradition :

— Gilette ! Dormez-vous ?

D’une voix blanche et mécanique, elle répondit :

— Oui.

— Êtes-vous disposée à m’obéir ?

— …

— Il le faut. Je le veux. M’obéirez-vous ?

— … Oui.

— Bien. Retenez ceci : — A partir de mardi prochain… inclusivement, tous les mardis, à cinq heures, vous viendrez chez moi, et — ajoutai-je d’un ton rauque, avec une espèce de sanglot — vous serez ma maîtresse, ardente et ravie entre les plus fougueuses et les plus émerveillées… A sept heures, vous me quitterez, et vous perdrez le souvenir de nos rendez-vous et de nos relations jusqu’au mardi suivant. De même, à votre réveil, vous oublierez que je vous ai endormie. Est-ce bien entendu ?

— Oui.

— Répétez.

Mot à mot, sans inflexion, impassible et automatique, elle redit l’infernal règlement, à la façon d’une écolière qui débite sa fable, et elle articula ses promesses d’amour comme elle eût ânonné jadis « tenait en son bec un fromage ». Scène odieuse. J’avais hâte d’y mettre un terme.

Je la réveillai. Par bonheur, tout marcha normalement. Sous mes passes transversales, je vis les couleurs et l’animation refluer à ses joues ; les paupières tressaillirent, les yeux cillèrent, et la pose de Gilette s’assouplit, tandis qu’un murmure grave, échappé de ses lèvres, s’accélérait, montait, se cadençait, et devenait la fraîche voix habituelle reprenant au milieu la phrase interrompue :

— … de ne jamais rien dire à Guillaume. Sinon, je serais bien forcée de lui apprendre la vérité. Oh ! dites-moi que c’est promis, voyons !

— Eh oui, c’est promis ! — répondis-je gaiement, avec des rires nerveux plein la gorge. — Tenez, vous aviez raison : j’étais fou ! Mais il suffit, pour ne l’être plus, de savoir qu’on l’est. Et vous m’avez, de si péremptoire façon, démontré que je l’étais, madame, que, morbleu ! j’ai cessé de l’être, à la minute exacte où vous m’en persuadiez ! Ouf ! Cela fait du bien de plaisanter un peu ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !… Me voilà guéri pour longtemps. Oublions, fichtre ! Oublions, je vous crois ! Fi ! la vilaine histoire ! N’en parlons plus jamais !…

— Ah ! — s’écria Gilette avec un accent de triomphe. — Ah ! Enfin ! Vous êtes donc resté l’honnête homme que je pleurais déjà ! Quel cauchemar vous m’avez donné, mon pauvre ami ! Et quel soulagement aussi !… Mais, — fit-elle en se prenant la tête dans les mains, — pardonnez-moi…; tant de secousses… Je vous demande la permission de vous congédier, mon cher ; je souffre tout à coup d’une migraine atroce…

Je vécus, la semaine qui suivit, dans un état de surexcitation déplorable. Je ne sais quelles terreurs me saisissaient au cou, parfois, et m’étranglaient ; puis c’étaient de folles allégresses et des espérances morbides, qui me secouaient d’une mauvaise hilarité. Viendrait-elle ? Voilà, huit jours durant, la seule question que je me sois posée. — Viendrait-elle ? Scientifiquement, je n’en pouvais douter ; mais les hôtes de l’isba menaient une existence si paisible et si joyeuse, qu’elle eût ébranlé Dieu dans sa conviction. La mienne était presque anéantie, par moments. Hypnotiseur d’occasion, manière d’apprenti-sorcier, j’avais joué comme un enfant vicieux avec quelque chose de trop immense, de trop sacré, de trop mystérieux… Et maintenant je restais confondu par mon œuvre épouvantable, au point d’en méconnaître les effets les plus naturels. L’insouciance de Gilette constituait cependant une preuve de ma réussite ; mais je n’y voyais qu’un témoignage du contraire, et je m’acharnais vainement à découvrir, au fond de ses yeux purs, l’arrière-pensée que j’y avais insinuée. Je n’y surprenais rien, — rien de plus que Guillaume, avec ses yeux de mari derrière ses lunettes de myope. — Le besoin d’être fixé me hantait. J’établis, pour cette semaine critique, un calendrier analogue à ceux que les soldats confectionnent pour la durée de leur service, et, de même qu’ils effacent les jours un par un, une par une je biffai les heures.

Au bout de leur kyrielle, le mardi se présenta. C’était le premier d’octobre.

A tout hasard, je fis de ma chambre une véritable serre chaude, remplie de floraisons précieuses et de feuillages recherchés. Et quand l’instant fut arrivé, je descendis me poster sous la voûte, afin de guider Gilette, si elle venait, et de la conduire à mon deuxième étage sans qu’elle eût à se tromper.

Je croyais de moins en moins à sa venue ; et je m’en consolais tant bien que mal, en évoquant toute l’humiliation d’un tel succès. Du reste, à supposer qu’elle fût là tout à l’heure, que serait-elle ? Une simulatrice, un mannequin remonté par moi… Quel plaisir pouvait dispenser un automate de ce genre ?…

Mais quand je l’aperçus de loin, tapotant le pavé de ses petits talons mutins et décidés, drapant avec un art coquet le retroussis de sa jupe, si blanche et rose et blonde, si légère malgré ses fourrures et si gracieuse en dépit de sa hâte, si vivante enfin ! allez ! je ne pensais plus guère à un automate ! Son allure désinvolte n’avait rien de saccadé, je vous en réponds ! — Elle approcha. — Ses yeux riaient de l’escapade. Ce n’étaient pas des yeux de somnambule. — En passant près de moi, elle mit son manchon devant sa bouche et murmura : « Rentrez vite ! quelle imprudence ! » Et elle courut gaiement vers l’escalier.

Seigneur ! On eût dit le printemps déguisé en hiver !

Je l’avais rejointe d’un bond, et je la précédai en lui tenant la main. Son parfum montait devant nous, en effluves de vergers fleuris et de jardins renaissants, qui remplissaient la vieille cage de l’escalier.

Sur le seuil, Gilette m’enveloppa de toute sa souplesse affolante, elle plongea passionnément son regard dans mes yeux, puis, à travers un baiser dont je crus défaillir, elle chuchota en balbutiant d’émoi :

— Enfin, mon amour ! Enfin ! Enfin !…

Et le désir faisait un peu loucher ses prunelles lascives.

Nous glissâmes vers la chambre, enlacés.

Ici, je m’arrête. Quand j’accumulerais tous les superlatifs pour décrire tous les maxima et tous les apogées, en sauriez-vous davantage ?… Le temps passa comme un souffle édénique. C’est à peine si quelques velléités de réflexion, quelques essais d’analyse, troublèrent ma bienheureuse félicité. Mais, à chaque fois que je m’interrogeais à propos de Gilette, il me fallait reconnaître le naturel dont témoignaient ses actions et son langage. Il est des choses qu’on ne saurait contrefaire. Au surplus, elle manifesta des impressions que je ne lui avais pas ordonné de ressentir. Ce jour-là seulement, son jeune corps lumineux s’éveillait aux premières délices. Il en prenait des airs surpris et désordonnés ; et, charmante, elle admirait qu’il s’étonnât si profondément, et qu’il s’agitât au mépris d’elle-même, d’une façon peu modeste, qui la faisait tout ensemble rougir et se pâmer.

Mais — que l’esprit de l’homme est donc contrariant ! — ne m’avisai-je pas, brusquement, de croire à trop de naturel ! La comédie, parbleu ! c’est en feignant de s’endormir qu’elle l’avait jouée ! Ah, petite poison ! petite masque ! Elle avait voulu se réserver la meilleure part et le plus beau rôle ; se garder, pour le cas d’un scandale possible, l’excuse absolutoire de la suggestion ! — Oui, Monsieur, voilà mon idée. Est-ce curieux, hein ? Devant l’énormité de mon crime, je refusais d’y ajouter foi, et je ne voulais pas admettre ma victoire en présence de son caractère magique et de sa taille colossale !

Gilette se chargea de me rappeler à la réalité. Tout à coup, elle tressauta et dit d’une voix brève :

— C’est l’heure. Je le sens. Il faut partir.

Puis elle se leva. J’essayai de la retenir par un bout de ruban ; mais elle fit, pour se dégager, un mouvement si raide, que le ruban me resta dans la main avec un lambeau de dentelle. Et j’observai dans cette retraite une fatalité impulsive, qui força mon respect et ma crédulité.

Je l’aidai à se vêtir.

Ses adieux furent tendres et désolés. Elle répétait en pleurant :

— Huit jours ! Huit jours sans se voir ! Comment pourrai-je attendre si longtemps !… Mais que faire ? Nous n’y pouvons rien ! Au revoir ! A mardi… Au revoir…

Sa plainte amollissait ma fermeté. Cette semaine de solitude, qu’il fallait traverser, me parut un désert à franchir, interminable et ténébreux. En regardant Gilette descendre l’escalier, j’éprouvais une angoisse mortelle, comme s’il eût été celui même de l’Enfer.

Elle se retourna sur la dernière marche et me lança dans un sourire navré :

— Mardi ! A mardi, surtout !…

Puis, ayant longuement contemplé ma douleur penchée vers son départ :

— Pauvre chéri !… C’est l’heure ! C’est l’heure ! — fit-elle. — Adieu !

Elle s’échappa.

Je respirai, jusqu’au dernier soupçon, les haleines d’avril où sa présence s’attardait. Et son absence commença… Une absence terrible et singulière, où Gilette s’exilait de Mme Dupont-Lardin ; où celle qui m’aimait sortait de l’autre, et s’en allait dans l’inconnu, plus loin que tout : nulle part !

Pourtant, je n’étais pas sans inquiétude au sujet des suites de notre rendez-vous. Je redoutais qu’il n’eût laissé quelque vestige confus dans la mémoire de Gilette ; et, le lendemain, je sonnai à la porte de l’isba.

J’y reçus l’accueil habituel : cordial et sans façons. Guillaume, toutefois, se montra soucieux. « Sa femme, disait-il, avait des yeux battus et des traits tirés qui ne présageaient rien de bon. Il l’avait trouvée ainsi en revenant du cours, la veille au soir. » Et Mme Dupont-Lardin daigna me confier qu’elle se sentait lasse et languissante, et n’en pouvait découvrir la raison.

Resté seul un moment avec elle, je saisis le hasard pour lui demander, avec un air de magistrat bouffon :

— Qu’avez-vous fait hier, de cinq à sept ?

— Hier ?

— Eh oui ! — continuai-je sur le ton badin. — Je suis venu vous offrir mes hommages, et vous n’étiez pas là. Qui donc m’a privé du spectacle de vos grâces ? Le couturier ? la modiste ? ou l’adultère ?

Mme Dupont-Lardin se mit à rire.

— Insolent ! Vous êtes trop curieux, — me répondit-elle. — Pour votre punition, vous ne saurez rien !

Elle avait dit ces mots d’un ton fort enjoué. Mais aussitôt, son front devint pensif, et elle tomba dans une rêverie obstinée dont je ne pus la divertir. Je compris qu’elle cherchait à se remémorer l’emploi de son temps, de cinq à sept, et qu’elle n’y parvenait pas.

Là-dessus, je rentrai chez moi, tranquillisé et sans avoir prolongé ma visite, car il m’était particulièrement désagréable de tenir salon avec une Gilette indifférente, l’étrangère qui, la semaine d’avant, m’avait rabroué, tancé, humilié, et qui ne considérait en ma personne qu’un goujat remis à sa place.

Le mardi suivant, mon amoureuse, fidèle à sa consigne, resurgit du néant, et m’apporta ce paradis hebdomadaire que je m’étais assuré délicieux et ponctuel.


Je viens de consulter la pendule… Quatre heures moins cinq… Plus que trente-cinq minutes à vivre !… Ah ! pourquoi n’ai-je pas écrit cette lettre plus tôt ! Je voudrais tant me recueillir un peu !…


Donc… — Ah ! je ne sais plus… je ne sais plus…

....... .......... ...

Donc, ceci se passait au début d’octobre. Et les semaines de ténèbres suivirent les mardis éblouissants.

Les gens de l’isba m’y voyaient de moins en moins. On me reprocha cette froideur. Mme Dupont-Lardin me fit comprendre gentiment que ma délicatesse était trop réservée. « Depuis des jours elle avait oublié mon incartade, et elle prendrait plaisir à jaser, comme par le passé, avec Guillaume et son vieil ami. » Oui-da ! Moi aussi, j’aurais voulu la fréquenter davantage, mais éprise, mais voluptueuse, et non pas négligente ! Et je déplorais maintenant les scrupules qui m’avaient interdit de lui suggérer l’amour pur et simple, sans intermittence, et la résolution de fuir avec moi… Et je maudissais la peur dont me faisait trembler le sommeil de l’hypnose et qui m’empêchait de rendormir Gilette afin de pouvoir lui dicter une loi nouvelle.

Ah ! cet effroi du médium en catalepsie ! La fréquentation périodique d’une magnétisée ne parvenait pas à le vaincre. Je frémissais à l’idée qu’un jour, quelque événement surviendrait fatalement qui me forcerait à replonger cette femme dans les transes et à lui intimer tel ou tel contre-ordre. Et s’il m’arrivait de sonder le mystère psychique, oh, alors ! dans cette ombre redoutable où la pensée chemine à tâtons, parmi ces rouages incertains et formidables que j’avais eu l’audace de mettre en action, tout m’épouvantait ! Pour en obtenir des résultats connus, j’avais donné le branle aux machineries les plus énigmatiques ; et maintenant j’appréhendais que le jeu secret de ces engrenages ne provoquât des aboutissements imprévus, et n’engendrât d’irréparables conséquences.

Or, la bizarrerie des effets que j’avais suscités n’était pas pour me rassurer à l’égard de ceux qui pourraient se produire. Une face terrible de l’hypnotisme, c’est la fatalité inexorable de ses phénomènes. L’obéissance du sujet aux commandements du magnétiseur a quelque chose de mathématique, d’aveugle, qui vous impressionne au delà de toute expression. — Plusieurs fois, poussé par le génie des frissons pervers, je me donnai l’infâme spectacle de Gilette réduite à l’état de chose aimantée :

Un mardi, à l’instant des adieux, je lui dis :

— Reste avec moi. Ne t’en va plus.

Et je me plaçai devant la porte ouverte, les bras en croix.

Sa figure se contracta douloureusement. Elle ne dit pas un mot pour tenter de me fléchir. Elle n’essaya même pas de se faufiler sous l’un de mes bras. Elle passa, simplement, impétueuse et farouche, en athlète herculéen, forte soudain d’une force irrésistible venue on ne sait d’où. Le choc me renversa.

Un autre mardi, — ayant prémédité cette deuxième épreuve, — je me rendis chez elle un peu avant cinq heures. Ce fut la visite classique du « vieil ami ». Nous devisâmes de frivolités. Mais Gilette, sans plus de formes et tout à coup, rompit notre duo mesquin et sonna sa femme de chambre.

— Donnez-moi vite mon chapeau et ma jaquette, — lui dit-elle. Puis, se tournant vers moi :

— Vous me pardonnerez… Une course indispensable. Je suis absolument obligée de sortir… A bientôt, n’est-ce pas ?… Non, ne m’accompagnez pas : je vais au diable !

Ne sachant pas si bien dire, c’est ainsi qu’elle m’abandonna pour aller me rejoindre.

Ah ! l’étrange maîtresse que j’avais là ! Parfois, Monsieur, songeant que c’était ma volonté, à moi, qui la régentait, j’éprouvais l’abominable sensation de me posséder moi-même !

Et pourtant, est-ce que l’amour est autre chose que cela ? Dans chaque misérable paire d’amants, est-ce que l’un n’est pas toujours dominé, suggestionné par l’autre ? Et quand, des deux, c’est l’homme qu’on fascine, est-ce que cela ne vous semble pas monstrueux, comme si alors la femme usurpait les prérogatives du mâle ? Dites ?… En somme, nos amours, à Gilette et à moi, n’étaient qu’une transposition, dans le domaine expérimental, de ce qui se passe dans la nature. Je n’ai rien fait de plus que reproduire artificiellement un phénomène de la nature, et mon crime se confond avec expérience de laboratoire. Peut-être même ne serait-il pas un crime, si je l’avais commis au nom de l’humanité ! Qu’est-ce, à tout prendre ? C’est de la sérothérapie psychologique, voilà tout. J’ai inoculé la passion, de même qu’on injecte un virus. Dieu fait les poitrinaires, comme il fait les amoureux ; dans la première occupation, force tuberculeurs de rats et de cobayes le remplacent au mieux ; moi, je l’ai doublé dans la seconde.

Doublé ? Allons donc ! Je l’ai parodié comme un homme peut le faire. Je l’ai singé burlesquement ! Et je ne tardai pas à reconnaître l’infériorité de mon travail au regard du sien.

La santé de Gilette s’affaiblit. De semaine en semaine, j’en suivis le déclin, très lent, mais indiscutable. Toujours fringante et radieuse quand elle venait à moi, j’appris de Guillaume, pendant une apparition que je fis à l’isba, les longues méditations injustifiées et les tristesses sans cause qui la tenaient, des heures, assise et ployée, dans un mutisme sauvage. — Ce jour-là, Guillaume m’avait supplié de revenir souvent, de les égayer…

Je n’en fis rien. — J’étais perplexe.


Un matin, vers Noël, Guillaume se présenta devant moi, me causant une vive appréhension. Ils avaient consulté le célèbre docteur B*** sur l’état de Mme Dupont-Lardin !…

Mais B*** s’était prononcé tout de go : — Mme Dupont-Lardin souffrait d’une neurasthénie aiguë.

A cette annonce, mes craintes se dissipèrent.

— Eh bien ? — répliquai-je. — La neurasthénie, on la soigne ! Et on la guérit !

— Je sais, je sais. Le docteur a prescrit des cachets, des vins, des piqûres, des douches. Ça, ça va tout seul. Mais la principale médication… Le croirais-tu ? Gilette n’en veut pas ! Elle refuse de s’y soumettre.

— En quoi consiste…?

— Ah ! Ce n’est rien, pourtant ! Cela consiste à séjourner deux mois au soleil, dans un pays de verdure et d’agrément, au bord de la mer. Promenades. Repos. Distractions…

— Oui. Et elle ne veut pas ?

— Elle dit qu’elle ne peut pas ; qu’il lui est impossible de quitter Paris. Et quand je lui demande pourquoi : « Je ne sais pas, répond-elle, mais c’est impossible. » Et la voilà qui se reprend à méditer, l’œil allumé, la joue en feu, la tête sur les poings, avec l’air de poursuivre la solution d’un problème indéchiffrable !… Le docteur prétend voir dans cette obstination une preuve même de la neurasthénie… Écoute, mon vieux, — reprit Guillaume, — aide-moi, je t’en conjure ! Tâchons de la décider, à nous deux. Elle a suivi tes conseils tant de fois !… Sa mère possède une villa près de Saint-Raphaël ; que Gilette y passe deux mois, et c’est la guérison, la vie… Autrement…

Il eut un grand geste enfantin, découragé ; il renifla, toussa, et finit par éclater en sanglots.

— Quoi ? — m’écriai-je.

— Le docteur… ne garantit rien…

L’émotion fit trembler ma réponse :

— Tu peux compter sur moi, Guillaume ! Nous la déciderons, je te le promets. Tu as bien fait de venir. Mais il ne faut pas la laisser seule. A tout à l’heure, mon bon vieux ! Va ! Je te suis. J’y vais.

Quand le brave garçon fut parti, en essuyant tour à tour ses yeux et ses lunettes, je tâchai de rassembler mes idées en déroute :

Sans la permission de son « directeur d’âme », Gilette ne voudrait pas s’embarquer pour le Midi. Or, son existence étant à ce prix, coûte que coûte elle partirait. Donc, le devoir m’incombait de l’endormir et de lui accorder, sinon la liberté, du moins quelques semaines de répit. L’opération s’effectuerait chez moi, commodément, le prochain mardi. Trois jours me restaient pour simuler, en présence du mari, les objurgations pressantes qui légitimeraient à ses yeux une pareille saute d’humeur.

Mon programme fut rempli de point en point.

Le trente et un décembre, ayant pris mon courage à deux yeux, j’appelai sur Gilette la hideuse torpeur.

Une belle tentation s’offrait à ma conscience : lui dire : « C’est fini. Tu ne viendras plus jamais. Reprends ton indépendance. »

C’était cela, le remède infaillible, les vocables magiciens ! Je ne les ai pas prononcés. Je l’aimais trop. Je préférais mon plaisir à son bonheur. Et voici, dans sa forme concise, mûrement réfléchie, la décision que je lui notifiai, et qui, par la même occasion, corrigeait les défauts de l’ordonnance antérieure :

— Tu laisseras passer neuf mardis sans venir. Le dixième, à cinq heures, tu seras ici. Dès lors, tous les mardis, rendez-vous dans les anciennes conditions. Seulement, s’il m’arrive d’être près de toi, ne va pas me chercher ailleurs, et viens me trouver n’importe où que je sois.

Le soir même, elle annonçait à Guillaume sa détermination d’aller, deux mois, tenir compagnie à sa mère, puisqu’il désirait si ardemment cette villégiature.

Guillaume exulta. Il ne savait comment remercier l’avocat de sa cause… Un point, toutefois, le chagrinait. Retenu par l’exposition annuelle de ses œuvres, il ne pouvait quitter Paris avant le quinze…

Mais on eut le bon esprit de ne point tergiverser. Les décisions furent prises : Gilette partirait sans retard ; et lui, la rejoindrait à Saint-Raphaël.

Le premier janvier, à neuf heures, le Côte d’Azur Rapide emporta Mme Dupont-Lardin.

C’était la première fois que Guillaume se séparait de sa femme. Il en conçut beaucoup de mélancolie, et, redoutant la désolation des soirées solitaires, il me pressa de dîner chaque jour à l’isba. Plus attristé que lui d’une plus longue séparation, j’acceptai son offre volontiers. Au moins, de cette façon, j’aurais des nouvelles de Gilette, et quelqu’un m’en parlerait. Cela m’aiderait à supporter les journées éternelles, — et les mardis surtout, ces neuf mardis qui s’avançaient tout doucement du fond de l’avenir, mardis de jeûne et d’abstinence, vides et noirs maintenant comme les autres jours, comme toutes ces nuits que tous les jours me paraissaient former…

Le premier d’entre eux tombait le sept janvier.

Le mardi sept janvier mil neuf cent huit !… J’aurais pensé qu’il fût de ces dates quelconques et sans intérêt, lugubres sans doute, mais dont l’anniversaire ne vous rappelle rien qui vous fasse pleurer… Ce fut un jour terrible, Monsieur ! Et j’en sais plus d’un qui sangloteront, le sept janvier, tous les ans de leur pauvre vie !…

Il était dix heures du soir, à peu près. J’allais prendre congé de Guillaume. Il avait reçu, le matin, de Gilette, un billet empreint d’une souriante sérénité, et, pour célébrer ce qu’il nommait « le rétablissement de sa chère malade », il avait voulu festoyer au champagne.

Cette petite orgie avait dissipé mon spleen, accentué son optimisme, et nous échangions, ma foi, d’assez coquines reparties, — quand on lui remit une dépêche.

Il la parcourut. Je le vis blêmir, s’asseoir lourdement pour ne pas tomber… En même temps, il me sembla que mon sang devenait une eau froide, et je sentis ma lividité comme un enduit glacial…

Guillaume respirait en homme essoufflé.

— Un malheur ? — fis-je d’une voix qui s’étranglait.

Il se prit à hocher la tête, et bégaya :

— Un… grand… grand malheur… Ma femme… très souffrante… On m’engage à me rendre… là-bas… sans retard… sans retard…

S’étant levé tout d’une pièce, il ajouta :

« Elle est morte ! J’en suis sûr. On les connaît, ces télégrammes de précautions et de ménagements : « Venez sans retard », cela signifie : « Vous arriverez trop tard »… Allons ! Il faut partir. »

Je me rends compte, à présent, que son calme était plus effrayant qu’un désespoir avec des larmes et des cris. Mais j’avais tant de peine à maîtriser mon propre affolement, que je ne pouvais pas m’en apercevoir, ni mesurer combien sa douleur grande et pure s’élevait au-dessus de mon épouvante.

Cependant, peut-être bien qu’il s’abusait ? Pourquoi la dépêche n’aurait-elle pas dit toute la vérité ? — Je tâchai de l’en convaincre et de m’en persuader moi-même. Vains efforts. Guillaume partit dans la nuit avec sa funèbre certitude, et je restai seul en face de la mienne et de la conviction que j’étais un assassin.

Jusqu’à l’aube, j’arpentai ma chambre, couvrant des lieues et des lieues, dans un va-et-vient de navette sans fil, qui se démène à vide et ne peut rien tisser. J’avais beau raisonner, en effet, je ne pouvais rien établir, — que des suppositions inutiles. Mais, Monsieur ! l’unique évidence qui s’imposait à mon esprit le torturait : — Gilette, bien portante jusqu’alors, avait été victime d’un grave accident le jour même de nos rendez-vous et — d’après l’heure du télégramme — vers la fin de l’après-midi, c’est-à-dire aux instants qu’elle avait coutume de passer avec moi.

Avais-je mal effacé, aux tables de son âme, l’injonction primitive l’obligeant à venir me trouver de cinq à sept ? S’agissait-il d’un accident morbide ? d’une catastrophe mentale ? Ou bien, dans une précipitation somnambulique, avait-elle roulé sous quelque voiture ? Un train l’avait-il écrasée ?

A toutes ces conjectures, j’opposais mille et mille objections. Une âpre bataille d’arguments se livrait dans ma tête ; des voix différentes y lançaient les apostrophes de ma raison, de ma conscience et de mon égoïsme. Je crus entendre leur altercation.

Et cela dura jusqu’au matin.

La clarté du soleil me rendit confiance. Le doute égalisa peu à peu les bonnes chances et les mauvais risques. Vers le soir, je ne croyais même plus à la mort de Gilette.

A neuf heures, une dépêche :

Tout est fini.

Guillaume.

Pas d’explications. Nul détail. Nul réconfort. « Tout est fini. » Je ne savais ni l’heure exacte ni les conjonctures de l’événement. Et je n’osais pas télégraphier pour en obtenir le récit…

Alors, le supplice de la dernière nuit recommença. Et cette fois, deux aurores se levèrent sans éclairer ma vie intérieure. Je me demandai, avec une obstination persécutrice : Comment cela est-il arrivé ? Et si ma conscience interrogée ne savait que me confondre, mes souvenirs questionnés ne répondaient rien qui valût. Je ne me lassai pas de redire sur tous les tons ce que j’avais prescrit à Gilette ; de retourner en tous sens mes formules impératives ; aucune ambiguïté ne s’y révéla pour m’indiquer la solution du mystère. D’heure en heure, cependant, ma faute s’affirmait à mon jugement. De quelle façon j’étais coupable de cette calamité, c’est une chose qui m’échappa toujours ; mais que j’en fusse l’auteur, voilà ce dont je ne doutai plus au bout de trois journées d’angoisse et d’insomnie. « Tu l’as tuée ! » Je me criais cela, Monsieur. « Tu l’as tuée ! Tu l’as tuée ! » — Et depuis lors, je ne peux pas m’imposer silence à moi-même.

A côté du cercueil qu’il avait ramené, Guillaume, pourtant, m’a raconté la fin de Gilette. Il m’a dit l’absurde crise d’appendicite, survenue en coup de foudre ; la nécessité d’une opération immédiate, à chaud, dans les conditions les plus défectueuses ; et la mort sous le chloroforme, à deux heures du matin. Il m’a dit tout cela, qui aurait dû me soulager le cœur… Eh bien ? Savez-vous ce que j’ai pensé ? « Tu l’as tuée ! Tu l’as tuée ! »…

Il n’était plus temps, voyez-vous. C’était une idée fixe. « Tu l’as tuée ! »

Mais non, ce n’est pas moi ! Je suis innocent !

Allons donc ! Tu le sais bien, au fond, que c’est toi qui l’as tuée !… Tu l’as tuée, te dis-je ! Ah ! Ah !

Chut !

Tu l’as…

Silence donc !

… Tuée !…

Oh ! Malédiction !

....... .......... ...

C’est à la sortie du cimetière Montmartre que, depuis sa mort, j’ai subi la première attraction du suicide. L’état où je voyais Guillaume m’empêcha d’y succomber. Le quitter dans la douleur me sembla déserter un poste de confiance. Je compris mes devoirs de consolateur et je me donnai la tâche de les accomplir avant de disparaître.

L’égarement du veuf touchait à la démence. Son beau stoïcisme du début avait fait place aux fureurs de la rancune. Il maudissait l’amour, le sort, et tout. Il aurait voulu croire en Dieu, pour le rendre fautif de sa détresse et le blasphémer à coup sûr.

Je réussis pourtant à lui remettre aux doigts ses crayons et ses pinceaux ; à le courber, du matin au soir, sur des albums, où bientôt les portraits de Gilette se succédèrent de page en page ; à l’abrutir de travail et de lassitude. Il reprit son cours du mardi. Voûté, jauni, muet, jetant par en dessous des regards craintifs, ce n’était plus le même, hélas ! mais enfin, c’était un homme encore ; et sans moi, qui sait ?… Si ce n’est pas la vie, c’est du moins la raison qu’il doit à ma sollicitude.

Mais ce qu’il m’a donné de mal, au commencement ! — Le cimetière, aussi, n’était pas assez loin de l’isba ! C’était si vite fait d’y courir ! On traversait la place Blanche, on enfilait le boulevard, et tout de suite, à droite, l’avenue Rachel ouvrait sa courte impasse sur la grille de la nécropole. Trois jours consécutifs, je l’ai retrouvé là, dans la petite chapelle de la famille Dupont-Lardin. A sa dernière équipée, il avait soulevé la dalle du caveau et se préparait à descendre l’escalier !… J’obtins de lui la promesse de ne plus revenir qu’une fois par semaine et de laisser la dalle en repos.

Il avait eu la force de tenir sa parole. C’était bon signe. Du reste, je ne tardai pas à m’apercevoir qu’il allait de mieux en mieux et n’avait plus besoin d’un assistant.

Mon rôle prenait fin plus tôt que je ne l’avais espéré. Cependant, Monsieur, si brève qu’eût été sa durée, il m’avait suffi de vivre un seul mois avec mes remords pour m’habituer à leur compagnie. Un deuil accablant, une tristesse infinie me rendaient l’existence plus sépulcrale que la mort ; mais à présent, le courage d’en sortir m’avait abandonné. J’étais incapable du moindre effort. Mon métier d’architecte me rebutait. Tout labeur m’excédait. J’aurais voulu ne pas quitter ma chambre et qu’elle fût tapissée de noir, à l’exemple d’un catafalque. La fenêtre en demeurait close. Je m’y tenais prisonnier tant que la faim ne m’en chassait pas, ou que Guillaume, surpris d’une telle affliction, — et soupçonneux peut-être, — ne se décidait pas à m’y relancer. Je haïssais tout ce qui venait rompre mes lamentables entrevues avec la mémoire de Gilette. La joie des autres m’indignait. L’éclat de rire d’un passant suffisait à m’irriter. Le Carnaval, qui produit dans les rues un brouhaha de fête, porta ma colère au paroxysme.

Pendant qu’il régnait sur Paris, j’essayai de calfeutrer la croisée au moyen de tapis et de matelas. Peine perdue. La rumeur du peuple en jubilation filtrait, bien qu’assourdie, au travers de l’étouffoir, et elle m’arrivait aussi par les chambres voisines. Des chants, des hurlements de liesse, un air de mirliton s’en échappaient comme des fusées ; et je compris, à des musiques ambulantes et à des explosions de clameurs, que les chars d’une cavalcade défilaient sur la chaussée.

N’y tenant plus, je pris la détermination d’aller chercher le silence et la paix dans un quartier plus tranquille. Je sortis.

La cavalcade s’éloignait vers la place Pigalle. Je m’enfuis à l’opposé.

Sur toute la largeur du boulevard, une foule clairsemée entrecroisait ses promeneurs. La gaieté populaire sévissait à grand renfort de confetti. On en jetait avec énergie dans toutes les bouches ouvertes ; mais ils ne coupaient là que des obscénités ou des cris de bétail ; car cette populace empruntait la voix d’un troupeau : elle brayait et bêlait de plaisir. Des martinets en papier, aux lanières frénétiques, violentaient les figures soudainement effarées. Le lazzo des serpentins saisissait les cols et, pour une seconde, liait un groupe dans la multitude. Quelques masques, pauvrement costumés, paradaient ou faisaient d’imbéciles pitreries… Oh ! tas de baudets ! tas de boucs ! Idiots assez lubriques pour s’amuser dans cette vallée de larmes ! La joie ! — Misère ! — La joie ! Quelle folie atroce !

Je hâtai le pas.

Il avait plu dans la matinée. Mais le jour s’achevait par un beau soir d’hiver, déjà mêlé de langueurs tièdes et perfides. Le soleil déclinant allumait aux flaques de pluie des flamboiements de verrière. Un Paillasse miteux sautait dans ces mares boueuses, afin d’éclabousser l’endimanchement des citoyens. Comme je l’évitais par un détour, quelqu’un me gifla d’une poignée de confetti sordides. Je me fâchai. Les témoins s’esclaffèrent.

Je repartis plus vite encore.

Ce boulevard m’était insupportable. Bordé de cabarets à devantures baroques, — le Ciel, l’Enfer, l’Araignée, le Chat Noir, les Porcherons, façades aux statues difformes et sinistres, — il était bien le cadre de laideur grotesque le mieux approprié à cette mascarade prolétarienne. Je fus sur le point de me réfugier chez Guillaume ; mais la crainte d’y percevoir encore la hurle du Carnaval m’en dissuada.

Tout m’agaçait. Le Moulin Rouge, à deux pas du lieu saint où les défunts reposent, me sembla la honte de Paris.

En traversant l’avenue Rachel, je vis que la grille du cimetière n’était pas fermée. — Devais-je entrer ? — Hélas ! Pourquoi ? Pour entendre la tourbe se divertir contre le mausolée de Gilette ! Une telle perspective me relança, tête baissée, parmi la foule.

Celle-ci, à mesure que j’avançais, allait s’épaississant. J’éprouvais une difficulté croissante à la pénétrer. Je sentais sa joie hostile à mon désespoir, et sa lenteur s’opposer à ma course. Peu à peu, je dus ralentir. — On me dévisageait curieusement. — Et, place Clichy, la cohue et surtout la joie devinrent si violentes que je me vis dans l’obligation de rebrousser chemin, jouant des coudes et cognant des épaules, sous une averse de confetti, de serpentins et d’invectives.

Il fallait se résigner. Le plus simple était de retourner à la maison. C’est ce que j’entrepris.

L’affluence diminua. Les badauds circulèrent avec plus de sagesse. Mais je vis sans plaisir que les masques s’y multipliaient. Sans doute l’imminence de la nuit les encourageait-elle à se hasarder au dehors, avec leurs oripeaux misérables. Il en débouchait de toutes les rues dans ce boulevard carnavalesque, attifés de haillons, fardés à l’encre et poudrés de farine, défigurés par d’ignobles maquillages grimaçants, — tous pitoyables et tous joyeux ! Il en sortait des ruelles les plus maussades, des culs-de-sac les plus obscurs, et même de cette avenue Rachel qui menait à des sépulcres ! Oui, même là, des gens habitaient qui voulaient godailler et qui réclamaient leur part de joie ! de folie ! Deux clowns en débouchèrent devant moi. Ils avaient des faux nez de carton, des sarraux de lustrine mi-partis jaune et bleu, et chantaient joyeusement la scie à la mode. Une femme, travestie en ouvrier, pipe aux dents et moustache aux lèvres, les suivait en riant toute seule. Puis venait un autre masque indéfinissable. Homme ou femme ? odalisque ou Romain ? toge sale ou malpropre burnous ? On ne savait pas ce que c’était. Mais, sans conteste, cela était ivre, et cela s’appuyait aux murailles pour marcher. En vérité, c’était une gageure ! Les plus miséreux voulaient se réjouir aujourd’hui, pour me narguer ! Les pieds de celui-là faisaient « floc, floc » sur l’asphate mouillé ; sûrement son péplum, qui traînait dans la boue, ne cachait que de vieilles savates ; mais il était déguisé, ce pouilleux ! et il était saoul, la brute !… Oh ! cette joie ! cette joie ! partout !!!…

J’étais indigné, et je dépassai vivement le pochard en détournant les yeux. Cette facétie de misère en goguette incarnait pour moi la ripaille unanime et la Joie universelle ; à tel point qu’il me fut odieux d’entendre patauger à ma suite les crochets de l’ivrogne. Toute la tristesse du monde s’était réfugiée dans mon âme. J’aspirais à la solitude avec une ardeur maladive. Une cloche, qui sonna l’heure lentement, me sembla tinter un glas funéraire.

J’atteignis ma maison comme on gagne un lieu d’asile.

Soulagé d’avoir fui la bousculade ébaudie, je montai sans hâte l’escalier ; et j’arrivais au premier étage, quand un bruit désagréable me fit aller plus vite et grimper à l’assaut… C’était, au dallage du vestibule, le « floc, floc » trébuchant, qui s’amortit bientôt sur la moquette des marches.

Ah, malheur ! Le chie-en-lit qui montait, à présent ! La Joie ! La Joie qui me poursuivait !…

En quatre enjambées, je fus sur le pas de ma porte, cherchant mes clefs et ne les trouvant pas à cause d’une envie forcenée de les découvrir et de me soustraire à la vue de cette Joie, vous comprenez : la Joie qui passerait là, sur le palier, avec son rire et ses hoquets, en se foutant de moi !

Enfin le passe-partout glissa dans la serrure. Et je me sentis gouailleur, libéré, victorieux.

— Que le diable emporte le mardi gras ! — fis-je. — Tiens, mardi !… Nous sommes à mardi… Il y a aujourd’hui… Hélas ! c’est aujourd’hui qu’elle devrait…

Et tout à coup, Monsieur, mes dents se mirent à claquer, et mes ossements commencèrent à danser la danse des Morts… J’étais devant ma porte ouverte, sans pouvoir y passer… J’écoutais monter le masque… le masque de l’avenue Rachel… Je l’entendais chanceler contre les murs, dans la pénombre… Une exhalaison de morgue le précédait !…

Il surgit, accroché à la rampe… Ce n’était pas un burnous… une toge non plus… Il écarta le suaire qui l’enveloppait ; ce que j’aperçus, aux lueurs du couchant, ne pourrait se traduire. Ce n’était ni masculin, ni féminin, et ce n’était pas ivre : — c’était un être de limon qui s’approchait de moi… un monstre obscur et vaseux, qui me toucha…

Il m’étreignit de sa rigidité froide et gluante… Et voici qu’un râle essaya de parler :

— Viens ! viens vite ! Nos deux heures sont écourtées ; j’ai eu tant de peine à sortir… Je suis en retard… Viens, mon amour !… Oh ! je souffre le martyre… Mais je t’aime encore plus que je n’ai mal… Viens !

Je me laissais faire, abêti, sans comprendre ; et feu ma maîtresse m’entraîna vers la chambre.

La fenêtre bouchée y faisait une nuit précoce. — La nuit venait aussi dans ma tête. — Je dormais de stupeur. — Une abjecte accolade me réveilla soudain. Je fis un haut-le-corps et je repoussai le cadavre amoureux, si brutalement, que je l’entendis s’abattre avec une chaise culbutée. Ma main chercha d’elle-même un objet familier ; je tournai machinalement quelque chose : une lampe électrique s’alluma.

La morte s’était déjà relevée. Debout, elle arrangeait les plis de son linceul. C’était, dans la lumière impitoyable, une chose à vous rendre fou ! un spectacle à vous tuer ! un horrible prodige qu’il fallait sur-le-champ faire cesser !…

Mais comment ? — Quelle secrète loi d’hypnotisme avait prolongé au delà de la mort l’effet de mes ordres ? Je n’étais pas à même d’y réfléchir. Un seul expédient s’offrait à mon esprit bouleversé : endormir cette chose, et lui enjoindre de réintégrer sa bière et d’y rester sans vie jusqu’à la consommation des siècles… Oui ! Mais ce spectre matériel était-il susceptible de s’endormir ? Les morts sont-ils magnétisables ? Peut-on les assoupir, eux qui déjà ne veillent plus ? Se peut-il qu’on endorme celui qui dort ?… Et moi ! Est-ce que j’aurais l’audace de plonger mon regard dans ces deux ignominies… moi qui ne l’osais pas quand c’étaient les étoiles de mon ciel ?…

Je fis un grand effort.

— Gilette, — commençai-je. (Ah ! que ces noms diminutifs s’accordent mal avec les trépassés, et comme celui-là sonnait faux !) — Gilette… Asseyez-vous… Il y a si longtemps que je ne vous ai contemplée… Non ! Ne vous mirez pas dans la glace ! Je vous en conjure ! Je vous le défends !…

Son râle gronda sourdement :

— C’est abominable de savoir qu’on est mort… de se sentir ainsi souffrir… et p…

— Grâce ! grâce ! — suppliai-je.

— Pourquoi demander grâce ? Es-tu coupable ?… Je t’aime ; voilà qui importe seulement. Viens, mon adoré ! Oh ! j’ai tant besoin d’être ta maîtresse, ardente et ravie entre les plus fougueuses et les plus…

Elle déclamait les vieux mots emphatiques, et, de ses bras levés dans une pose atrocement coquette, elle tendait le drap, comme un écran, derrière sa nudité bourbeuse.

— Gilette ! — bredouillai-je en reculant jusqu’à la porte. — Je vous ai dit… que je voulais… vous… regarder un peu… Prenez ce fauteuil…

Elle obéit docilement. — Au dehors, un piston suraigu s’acharnait à pousser des cris incohérents.

J’essayai alors d’influencer Gilette. — Mais je n’arrivais pas à obtenir la condensation de ma volonté, et mon regard, sans énergie, vacillait. — A distance, d’ailleurs, et sans toucher le patient, on ne fait rien de bon. Faudrait-il donc nous placer mains contre mains, genoux contre genoux !

Au moment où je me préparais à subir ce nouveau supplice, un incident fortuit m’abîma plus avant au gouffre de l’horreur : — quelqu’un, dans l’antichambre, s’exclamait :

— Eh quoi ! Toutes les portes ouvertes !… Oh ! cette odeur ! Quelle peste !… Eh bien ! où es-tu ?…

Guillaume !… Hein ! qu’en dites-vous ? Guillaume était là ! — Mardi gras ; congé ; il n’avait pas de cours !…

La scène qui allait se dérouler, Monsieur, se déroula pour mon imagination avec une rare promptitude. J’assistai, par avance, au flagrant délit satanique où le veuf surprendrait sa femme décédée en conversation galante avec l’ami de la maison. Et j’atteignis le fond de la terreur.

Le cadavre, dressé, titubant, éperdu, s’alla cacher dans les rideaux du lit. D’un tournemain, j’éteignis la lumière, et je me ruai à la rencontre de Guillaume.

L’empoigner, l’entraîner, le descendre fut si vite fait qu’il ne recouvra qu’au dehors le pouvoir de s’exprimer. Je ne répondis rien à ses questions. Je le tenais solidement et je le faisais courir à travers la foule, courir encore et courir toujours. Où ? Je l’ignorais. Nous allions à toute vitesse. A chaque instant, par-dessus l’épaule, je surveillais l’espace que nous laissions derrière nous ; mais, songeant à la vigueur des hypnotisés et à l’injonction « Viens me trouver n’importe où que je sois », j’arrêtai le premier auto qui fût libre.

Il nous conduisit à Montrouge, ensuite à Vincennes, puis autre part. Il nous véhicula dans toute la banlieue. — Je me taisais toujours.

Lorsqu’il fut sept heures, je consentis pourtant à regagner Montmartre, et, après m’être débarrassé de l’insistance de Guillaume à l’aide d’une histoire que j’avais inventée et qu’il fit semblant de croire, je le déposai devant l’isba.


Ainsi que je l’avais prévu, ma chambre était déserte.

Par mesure de précaution, je secouai les rideaux du lit… Personne ne s’y cachait plus. D’ailleurs, on distinguait, sur le tapis clair, des empreintes huileuses, où le départ de la chose impure s’était écrit, avec ses piétinements et son arrivée. — Mais le séjour qu’elle avait fait chez moi s’éternisait d’une façon navrante, et je dus aérer la pièce, afin d’en expulser Gilette tout entière.

Alors, j’ai commencé à réfléchir…

Et voilà huit jours que je réfléchis.

« Chaque mardi, de cinq à sept, rendez-vous dans les anciennes conditions. » Et « Viens me trouver n’importe où que je sois !!! »

Ainsi, je me suis infligé la hantise d’un revenant ! Tous les huit jours, la morte reviendra, et, pendant de longues années, elle sera plus repoussante de semaine en semaine. Je serai visité d’abord par une créature d’immondice, et puis par un informe tas de petites choses mouvantes ; un squelette suivra, blanchissant avec l’âge ; et enfin ce sera quelque nuée de poussière… Mais cette nuée-là, c’est dans bien longtemps…, c’est au fond de ma tombe, à moi, qu’il lui faudra descendre, tous les mardis…, si toutefois le fantôme est capable de me survivre…

Je pourrais m’en aller très loin… L’Amérique… Nul, en deux heures, ne m’y rejoindrait… Mais, par la Miséricorde Divine ! est-ce qu’il ne faut pas tenter l’impossible pour anéantir ce que j’ai formé ? Cette profanation de la Mort, la laisserai-je se poursuivre sans tâcher d’y mettre le holà ?… Et puis, qui sait ? on n’a pas remarqué Gilette à cause du Carnaval et des masques… Mais comment passerait-elle inaperçue, les autres fois ?

Il faut arrêter tout cela. Oui. Cependant, — alors même que la chose serait praticable, — jamais plus je ne pourrai l’endormir. J’ai trop peur. Et savez-vous ? Je ne pourrai même plus la revoir, ni l’entendre, ni la… Oh non ! non ! non !

Mardi. Elle va venir tout à l’heure…

C’est pourquoi je vais me tuer.

Je vais me tuer, surtout parce que c’est l’unique moyen de me rendre aveugle et sourd, de m’ôter le tact, l’odorat, le goût, le souvenir, et tout ce qui nous sert à percevoir, à connaître, à nous rappeler…

Et je vais me tuer aussi — écoutez bien — parce que j’ai la ferme espérance de détruire, avec ma volonté, ce fragment d’elle-même que j’ai glissé dans le corps de Gilette, et qui, resté vivant, la gouverne aux jours dits et lui prête affreusement une âme intermittente et fatidique.

Je crois cela. Je n’en suis pas certain. Car ici je me heurte à l’inconnu de la science. Néanmoins, je me tuerai avant quatre heures et demie, avant qu’elle se ranime, là-bas, avant qu’elle ne soulève le couverc…


Oh ! Qui sonne à ma porte ?… Si fort ?… Si longuement ?…

Qui frappe à coups redoublés ?…

Mon Dieu, comme il fait sombre ! Quelle heure donc ? Quatre heures ! Encore quatre heures ! Mais… Dieu du ciel ! le balancier qui ne bouge plus ! La pendule arrêtée depuis quatre heures ! Et que de lignes j’ai tracées depuis !…

On frappe plus fort ! On va défoncer la porte ! Oh ! Oh ! Oooh ! — Gilette !… Une seconde ! Je vais ouvrir… Attendez une seconde ! — Vite, mon revolver !… Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…

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