Leçons d'histoire,: prononcées à l'École normale; en l'an III de la République Française; Histoire de Samuel, inventeur du sacre des rois; État physique de la Corse.
Nota. L'École Normale ayant été dissoute peu de temps après, l'auteur n'a plus eu de motifs de continuer ce travail.
HISTOIRE
DE SAMUEL,
INVENTEUR DU SACRE DES ROIS.
PREFACE
DE L'ÉDITEUR.
AU moment où un gouvernement constitutionnel se propose de donner à l'Europe du dix-neuvième siècle le spectacle d'un roi légitime requérant ou acceptant son titre d'investiture de la main d'un prêtre, son sujet: au moment où l'on trouve sage de rappeler aux Français qu'un sacre, même papal, n'a pas eu la vertu de conjurer la chute d'un gouvernement puissant, mais illibéral, il ne sera peut-être pas sans intérêt pour beaucoup de lecteurs, de connaître mieux qu'on ne l'a fait jusqu'à ce jour quelle a été l'origine égyptienne ou juive de la bizarre cérémonie, qui, au moyen d'un peu d'huile versée sur la tête d'un homme, prétend lui imprimer des droits indélébiles, indépendants de sa conduite et de sa capacité; de connaître quels furent le caractère personnel, les vues, la moralité de l'individu prêtre, qui le premier administra de son chef ce nouveau genre de sacrement; quels furent enfin les effets de ce don perfide, et pour les deux rivaux qui le reçurent, et pour la nation imprudente et superstitieuse qui se le laissa imposer. On méprise les Juifs et on les imite; on repousse leur code, on garde leurs rites; on parle doctrine, on n'est que passion; on invoque la religion, on ne veut que son moyen; on s'autorise des Bibles, on ne les a pas lues; on les a lues, on ne les a pas comprises; on ne l'a pu, car aucune de leurs traductions n'est fidèle; aucune ne rend constamment le sens vrai de l'original. Quel homme instruit, quel grammairien osera nier ce fait? L'écrit que nous présentons en offre une preuve nouvelle; il ne fut pas destiné d'abord à l'emploi que nous en faisons aujourd'hui; mais il s'y adapte si bien que tout ami du bon sens et de l'honneur national, disons même de l'honneur royal, nous saura gré de l'y avoir appliqué.
Le manuscrit original paraît venir d'un voyageur américain, de la société des amis dits Free-Quakers: le traducteur a dû supprimer la formule du tutoiement qui est de mauvais goût, et convertir les mesures anglaises en mesures françaises.
HISTOIRE
DE SAMUEL,
INVENTEUR DU SACRE DES ROIS.
§ 1er.
Préliminaires du voyageur.—Motifs accidentels de cette dissertation.
Au Kaire, en Égypte, 1818, second
mois (février, style des Quakers).
Lettre de JOSIAH NIBBLER à son ami KALEB LISTENER, négociant à Philadelphie (État-Unis d'Amérique.)
ENFIN j'ai vu Jérusalem, et la terre de lait et de miel si vantée[32]; j'ai mesuré le pays des fameux Philistins, qui purent posséder 15 lieues de long sur 7 de large; j'ai calculé l'enceinte de la puissante Tyr, jadis située sur un îlot de rocailles, dont le pourtour actuel n'est pas de plus de 1600 toises[33]; j'ai traversé deux fois le fleuve Jourdain, qui du plus au moins peut avoir 60 à 80 pieds de large; j'ai visité, à l'entrée de l'Égypte, la terre de Goshen, séjour ancien des Hébreux, aujourd'hui vallon de Tomlât; elle peut avoir 11 lieues d'étendue..... Vous le dirai-je, mon ami? j'ai perdu beaucoup d'illusions; mais j'ai gagné beaucoup de faits positifs, intéressants, que j'ai le droit d'appeler des vérités. Me voici en Égypte, dans cette terre d'abondance, but premier de notre spéculation.
Ne me blâmez point de mon épisode. Ayant terminé nos affaires à Tunis, je trouvai impossible de me rendre au Kaire sans caravane, par terre, au mois d'août; une occasion de mer se présente pour Acre en Syrie, d'où l'on passe facilement à Damiette; je la saisis: un coup de vent nous jette sur Saide ou Sidon; j'y débarque, et de suite voilà que je conçois le projet d'une tournée intéressante: devant moi je voyais les montagnes des Druzes; sur ma gauche, au loin, les cimes du Liban; à ma droite, l'ancienne Phénicie, qui me menait aux dix Tribus et à la Judée. Vous savez combien notre éducation biblique a nourri notre esprit des idées et des noms de ces contrées: je se pus résister au désir de les voir, de les juger par moi même; j'étais encouragé par un moyen précieux.
Pendant les quinze mois de négociations qu'il m'avait fallu passer à Tunis, j'avais employé mes loisirs à apprendre l'arabe vulgaire; j'arrivai en Syrie comme en pays connu; au bout de quinze jours j'entendis et je fus entendu: je me mis sous la protection d'une autorité française; j'eus bientôt converti à mon désir l'autorité turke; un peu d'argent placé à propos ne manque pas son but avec celle-ci; la politesse, les bons procédés réussissent avec l'autre: je fus censé un commis de maison cherchant des débouchés de commerce; j'eus des recommandations pour la montagne Druze; bientôt j'y acquis droit d'hospitalité; quelques présents me firent des amis; j'eus l'air d'acheter et de vendre des bagatelles d'un lieu à l'autre: mon peu de botanique me fut très-utile; j'appliquai même au besoin l'ipécacuanha et l'émétique, qui sont le grand remède de ces gens-là: mais mon meilleur instrument, mon plus efficace passe-port fut de parler couramment la langue et d'agir directement sur les esprits; l'on n'apprécie pas toute la puissance de ce moyen: tout est là.
Le voyageur qui ne peut converser, est un sourd et muet qui ne fait que des gestes, et de plus un demi-aveugle qui n'aperçoit les objets que sous un faux jour; il a beau avoir un interprète, toute traduction est un tapis vu à revers: la parole seule est un miroir de réflexion, qui met en rapport deux âmes sensibles..... La plus forte finit par maîtriser l'autre; j'en ai fait d'heureuses épreuves: muni des connaissances scientifiques que donne l'éducation moderne à nous autres Occidentaux, j'ai imprimé l'attention et le respect en éveillant la curiosité. Le bon ton en ce pays est un air grave, un maintien posé, une indifférence apparente pour ce qui entoure; avec ces manières on voit mieux et plus que les babillards et les empressés qui sèment leur argent; j'ai circulé pendant trois mois dans un intérieur peu connu. Je me joignis à une caravane venant de Damas, pour m'introduire dans Jérusalem; là, je me suis gardé d'être pèlerin, j'eusse été en proie à l'avarice turke, et ce qui la vaut bien, à l'hypocrite mendicité chrétienne: j'ai eu le bonheur de sortir sans dommage de ce foyer de superstition et de fourberie, de malice et de pauvreté.
Je voulais rejoindre Acre par Jafa: un de ces hasards qui ne manquent guère en voyage, me fit trouver dans la garnison de cette dernière ville le frère de notre censal[34], Maure de Tunis; il m'offrit ses services avec cette gravité musulmane qui ne trompe point; je lui confiai mon désir de me rendre au Kaire: l'aga préparait une petite caravane pour faire ce trajet hasardeux; j'y fus joint avec protection. Chemin faisant, je vis les ruines d'Azot et d'Ascalon; je traversai à sec le torrent d'Égypte, les anciens marais de Sirbon, et depuis six semaines je suis en cette ville d'abondance et de tranquillité: j'y occupe mon repos à digérer mes idées nouvelles, à mettre en ordre les faits assez nombreux que j'ai acquis; c'est de ce sujet que je veux vous entretenir aujourd'hui.
Je ne saurais vous exprimer le changement que cette tournée de quelques mois a produit dans mon esprit, et surtout dans mes opinions du genre historique; presque rien de tout ce que j'ai vu n'a ressemblé aux images que je m'en étais faites, aux idées que nous en donne notre éducation: et, au fait, que peuvent en savoir plus que nous nos docteurs d'école et de cabinet? Aujourd'hui il m'est démontré que nous autres Occidentaux n'entendons rien aux choses d'Asie: les usages, les mœurs, l'état domestique, politique, religieux des peuples de cette contrée, diffèrent tellement des nôtres, que nous ne pouvons nous les représenter sur de simples récits; il faut avoir vu soi-même les objets, pour en saisir les rapports, pour en lier le système; cela veut du temps, de la méditation: un voyageur qui ne ferait que passer ne verrait qu'incohérence, n'emporterait que surprise; il recevrait les récits sans apprécier les témoignages; il admettrait les faits sans les avoir discutés, et, par négligence ou par amour-propre, il transmettrait à d'autres les erreurs qu'il aurait acceptées; il se dissimulerait même celles qu'il n'aurait pu redresser.
Pour moi, j'avoue franchement que je suis arrivé ici imbu d'une foule d'opinions que maintenant je reconnais pour n'être que des préjugés sans fondement; par exemple, je croyais que ces traditions orientales, dont on nous vante l'autorité, avaient quelque chose de régulier et de certain dans leur origine et leur transmission; aujourd'hui il m'est démontré que les habitants de ces contrées, juifs, arabes, chrétiens, musulmans, n'ont pas plus de sûreté dans la mémoire, pas plus de fidélité et de bonne foi dans l'intention que nous autres Occidentaux, que nos sauvages et nos paysans: il m'est démontré que là, comme partout, l'homme ne garde guère de souvenir que de ce qu'il a vu dans sa jeunesse; que bien peu de ces gens-là connaissent l'histoire de leur propre famille au-delà de leur grand-père; que la plupart ne savent ni leur âge, ni l'année de leur naissance; que chez eux, comme chez nous, il n'y a de vrais moyens de garder, de transmettre les faits que par les écrits; or, ils en sont privés au point de ne tenir registre de rien, soit public, soit particulier.
De plus, la série des générations ayant été plusieurs fois rompue par des guerres, des invasions et des conquêtes, les traditions de faits anciens, aujourd'hui régnantes, ne peuvent être le fruit d'une transmission orale, mais dérivent d'une interprétation faite après coup de ces mêmes livres anciens que l'on prétend maintenant soutenir par elles. Le pays de Jérusalem, plus que tout autre, fournit des preuves de cette vérité, puisqu'on y trouve de ces prétendues traditions, les unes contraires aux propres textes des bibles[35], les autres portant sur des faits reconnus faux. Vous n'avez pas d'idée de ce que l'esprit de secte et la rivalité de clientelle font inventer de fraudes de cette espèce.
On nous fait lire dès l'enfance des récits grossiers, scandaleux, absurdes, et moyennant les interprétations mystiques qu'on leur donne, les pieuses allégories qu'on y trouve, on les retourne si bien que nous finissons par être édifiés de la sagesse cachée et profonde: notre enfance docile par crainte ou par séduction se plie à tout, s'habitue à tout, et notre esprit finit par n'avoir plus le tact de la vérité et de la raison.—Je vous l'avouerai, mon ami, avant ce jour je ne concevais rien à la plupart des événements qui composent l'histoire des Juifs, je les regardais comme appartenants à un vieil ordre de choses, aboli comme l'ancien Testament; cette histoire d'Abraham, de sa famille errante qui devient un peuple, de ce peuple qui d'esclave devient conquérant, de ces conquérants qui retombent en anarchie et en servitude, puis sont reconstitués en monarchie pour se diviser et se déchirer encore, tout cela me semblait plutôt romanesque que probable; aujourd'hui tout cela me semble parfaitement naturel, conforme à ce que je vois, explicable par l'état actuel.
Dans les mœurs, la vie, les aventures d'une tribu arabe, d'un chef bedouin, je vois la copie ou le modèle des mœurs, des aventures de l'a horde hébraïque fondée par Abraham et Jacob. Je la vois errante d'abord, se fixer ensuite sur la frontière d'Égypte où on la tolère, comme les pachas tolèrent les Bedouins moyennant des redevances annuelles, des tributs de nature quelconque; je la vois se multiplier assez vite par l'abondance de ce pays; puis inquiéter ses protecteurs comme nos nègres trop nombreux nous inquiètent nous-mêmes; puis, à raison de son malaise, concevoir des idées de rebellion et d'indépendance. Plaçons cet état de choses dans le temps présent; supposons sous le règne des Mamlouks une horde de Ouahàbis établie dans la Basse-Égypte, entrée en contestation avec les naturels pour cause d'opinions religieuses et de vexations domestiques; supposons qu'un homme de cette race ait voyagé en quelque contrée civilisée de l'Europe; qu'il y ait puisé quelques connaissances militaires, législatives, physiques, qui le rendent supérieur à ses compatriotes, même à leurs oppresseurs; il pourra jouer le rôle de Moïse, il pourra devenir chef, emmener ses sectateurs dans le désert, leur y donner une organisation systématique, religieuse et guerrière, au moyen de laquelle leur race renouvelée de personnes et de mœurs, pourra s'introduire en Syrie, s'y fortifier dans les montagnes, et enfin, à travers bien des vicissitudes, s'y perpétuer, comme font les Druzes et les Motouâlis.
Ces Druzes, avec leur esprit exclusif, mystérieux, avec leur caractère presque hostile aux étrangers, offrent une analogie singulière avec l'ancien peuple juif; je dis plus, ils en sont la vivante image: leur manière d'être m'explique tout ce qu'il a pu être au sens moral, religieux, politique et militaire: les intrigues de leur petit gouvernement oligarchique, les manœuvres secrètes de leur corporation religieuse, appelée les Okkâls (Spirituels), me donnent la clef de celles qui ont dû exister chez les Hébreux au temps des juges et même de la monarchie: par exemple, l'anecdote de Samuel, le récit de son élévation, de sa haute influence, puis l'obligation où il fut de se substituer un roi, de le consacrer, enfin le caprice qu'il eut de le changer pour lui en substituer un autre plus à son gré, tout cela m'avait des long-temps donné le soupçon d'un jeu de causes naturelles, différent de celui que présente le narrateur; j'avais soupçonné des passions humaines et même sacerdotales là où l'historiographe nous présente des volontés mobiles, irascibles, vindicatives dans la Divinité.
En relisant ici ma Bible à mes heures de loisir et de repos, j'ai été frappé de voir mon soupçon se convertir en parfaite évidence; je me suis amusé à faire à ce sujet un travail nouveau, en appliquant au fond du récit les règles de notre critique historique moderne, et les calculs de probabilité raisonnable déduits des mœurs du temps, du caractère des témoins, des intérêts apparents ou cachés du narrateur; il en est résulté un tableau piquant de naïveté et de vraisemblance. Je l'ai communiqué à un Européen qui voyage ici, et qui se trouve être versé dans la langue hébraïque (il m'assure que, pour qui sait bien l'arabe, cette langue est une bagatelle): mon travail a tellement excité son intérêt, qu'il l'a enrichi de notes précieuses en ce qu'elles redressent en plusieurs endroits des fautes et des contre-sens de nos traductions grecques et latines, que d'ailleurs il accuse d'inexactitude habituelle; il n'a pas meilleure opinion de notre traduction anglaise, et il ne conçoit pas comment les sociétés bibliques, avant de la tant prôner et propager, ne l'ont pas refaite meilleure. C'est leur affaire; la mienne aujourd'hui est de vous donner un témoignage de mon constant souvenir; quand vous lirez le fragment que je vous envoie, j'espère que vous ne jugerez point l'ouvrage d'un simple marchand avec la sévérité due à un lettré de profession; et que votre amitié recevra avec indulgence l'offrande que la mienne se plaît à lui adresser avec sincérité.
§ II.
Histoire de Samuel, calculée sur les mœurs du temps et sur les probabilités naturelles.—Dispositions morales et politiques des Hébreux au temps de Samuel.
Pour bien entendre le drame historique dans lequel Samuel parvient d'un grade très-subalterne à être le premier personnage, il est nécessaire de connaître l'état des choses et des esprits à son époque; et cela ne s'entend bien qu'en faisant connaître les antécédents dont cet état ne fut que la conséquence.
Après que les Hébreux se furent emparés de cette portion de la Phénicie qui est entre le Jourdain et la mer, exception faite d'une lisière littorale qui leur résista, ils éprouvèrent dans leur manière d'être un changement qui mérite d'être remarqué. Pendant leur long séjour dans le désert, Moïse les avait constitués en un régime à la fois militaire et sacerdotal; le sacerdotal n'a pas besoin d'être expliqué; le militaire se prouve par les règlements que Moïse fit pour la distribution intérieure du camp, par les manœuvres de marches, de campement et de décampement, enfin par les stratagèmes que l'on voit employés à passer le Jourdain, à renverser les murs de Jéricho, et qui indiquent des études militaires dont on n'a pas jugé à propos de faire mention. Les Hébreux une fois établis dans le pays qu'ils venaient de conquérir, n'eurent plus le même besoin d'organisation militaire.
Dans les plaines du désert, ils étaient un corps d'armée sans cesse en mouvement, parce que vivant pasteurs, il fallait chaque jour changer de pâturages: dans les montagnes de Phénicie et de Judée, ils furent tout à coup cultivateurs fixés chacun sur la portion de terrain qui leur échut en lot de butin et dont ils devinrent propriétaires; ce fut un peuple de paysans laboureurs. Dans le désert, il était facile de mouvoir, de conduire une troupe errante: dans le pays cultivable et cultivé, chaque tribu, chaque famille attachée au sol qui la fit vivre, ne fut plus disponible et maniable: chacun eut des occupations qu'il ne put aisément quitter. La masse nationale était divisée en douze tribus distinctes; chaque tribu devint un petit peuple aspirant à l'égalité, presque à l'indépendance: dans chaque tribu, toute famille puissante par le nombre de ses membres, eut encore de cet esprit égoïste qui tend à s'isoler: le gouvernement ne dut plus être que fédératif, et ce cas n'avait point été prévu par le législateur; aucun rapport de subordination n'avait été établi pour mouvoir au besoin les parties du corps politique; on s'en aperçoit sitôt après la mort du général Josué et de cette génération de vieillards qui avait été son état-major. L'on voit de suite naître une véritable anarchie, comme dans notre Amérique à la dissolution de notre armée sous Washington; les petits peuples environnants en profitent pour attaquer chacun la tribu qui leur est voisine: les Ammonites, les Moabites vexent, soumettent au tribut celles qui sont à l'est du Jourdain; les Philistins en font autant à celles qui leur sont contiguës: rarement les servitudes furent générales, et voilà pourquoi l'histoire des Juges n'a point d'unité de chronologie.
En cet état de choses, la nation hébraïque eût été dissoute, si elle n'avait pas eu son lien d'unité dans le systême sacerdotal comme dans la bizarre et indélébile cocarde[36] que lui avait imprimée Moïse. Les devoirs du culte rappelèrent sans cesse tous les individus au point central de l'arche, dont le grand-prêtre était le gardien, dont tous les mâles de la tribu de Lévi étaient la milice; mais ce grand-prêtre et cette milice n'avaient d'armes que les prières et un certain pouvoir surnaturel de faire des miracles dont l'efficacité n'apparaissait pas toujours au besoin.
En lisant toute l'histoire des Juges, on ne voit pas qu'aucun grand-prêtre ait délivré la nation d'aucune servitude par aucun moyen divin ni humain: ces servitudes ne furent repoussées et dissoutes que par l'insurrection d'individus courageux, qui, irrités de vexations des incirconcis, appelèrent la nation aux armes, et qui, pour prix de leur audace et de leurs succès militaires, étant regardés comme des envoyés de Dieu, s'investirent eux-mêmes ou furent investis par l'opinion publique, sous le nom de Sufetes[37] (Juges), d'un pouvoir suprême qui ne fut temporaire que faute d'héritiers de leurs talents; alors l'autorité du grand-prêtre était comme suspendue et limitée aux fonctions de chef des sacrifices et d'interprète des oracles. Cet état de choses ressemblait à celui du Japon et de bien d'autres pays, où le pouvoir est partagé en deux branches ayant pour chefs l'une le Coubo ou chef laïque, et l'autre le Daïri, ou chef ecclésiastique.
Tant que vivaient les Juges, le peuple hébreu jouissait de la paix et de l'indépendance: étaient-ils morts, l'anarchie ne tardait pas à renaître et à ramener une servitude. L'expérience et l'observation de ces alternatives ne purent manquer de faire naître, et de répandre dans les esprits l'opinion que, pour obtenir un état durable et solide, il eût fallu avoir un juge, un chef militaire permanent. On sent que les grands-prêtres, appelés par la simple naissance et le droit héréditaire au pouvoir suprême, n'y apportaient pas également la capacité requise: on sent qu'eux et toute la caste sacerdotale, nourris aux frais de la nation, dans une oisive abondance, vivaient presque nécessairement dans une mollesse et un relâchement de mœurs qui devaient diminuer leurs facultés morales, et par suite leur crédit et leur considération. Le peuple dut remarquer que les étrangers qui le subjuguaient, avaient toujours des rois combattant à la tête de leurs armées; il dut attribuer leurs succès à ce régime qui effectivement en fut une cause; par une conséquence naturelle, il dut concevoir l'idée et former le vœu d'avoir aussi des rois. Un obstacle à ce vœu se trouvait dans l'habitude de la théocratie, c'est-à-dire dans le respect rendu aux prêtres sous le manteau de Dieu, et dans l'intérêt qu'avaient ces prêtres de maintenir un respect qui était la base de leur autorité et de leur abondance.
A l'époque dont nous parlons, le siége était occupé par le grand-prêtre Héli, qui avait l'espoir de le transmettre à ses enfants; mais un concours de circonstances singulières, où la superstition vit le doigt de Dieu, introduisit dans sa maison et dans le parvis du tabernacle, un enfant étranger, une espèce d'orphelin qui, par son initiation aux mystères de l'art et par la force personnelle de son caractère, parvint à être plus que son successeur, puisqu'il parvint à cumuler les deux puissances. Cet enfant fut Samuel: pour tracer son histoire, je vais rentrer dans la narration du texte même, en l'abrégeant quelquefois, mais en conservant le plus que je pourrai son coloris et son instructive naïveté.
§ III.
Enfance de Samuel, circonstances de son éducation; son caractère en devient le résultat.
«[38]Un homme des montagnes d'Éphraïm avait deux femmes. Une d'elles nommée Hannah était stérile; sa compagne l'insultait et la tourmentait à ce sujet (la stérilité a de tout temps été une honte chez les peuples arabes). Chaque année le mari conduisait sa famille à Shiloh, où était la maison de Dieu: il y offrait des victimes et ne donnait qu'une seule portion à sa femme stérile, tandis que l'autre était fière d'en avoir plusieurs. Hannah pleurait et ne mangeait point; dans l'un de ces jours de sacrifice, elle se rendit à la porte de la maison de Dieu; le grand-prêtre[39] Héli était assis à cette porte sur son siége de juge: elle s'y livra à la prière avec tant d'effusion, qu'Héli la crut ivre; il la réprimanda et lui ordonna de se retirer. Elle, s'excusant, lui exposa son chagrin, lui dit qu'elle demandait à Dieu un enfant mâle, et qu'elle faisait vœu de le lui consacrer pour la vie: jamais le rasoir ne passera sur sa tête (c'était le signe de ce dévouement). Allez en paix, répondit Héli, Dieu vous donnera un enfant: en effet, de retour chez elle et devenue calme et contente, elle conçut peu après et elle eut un enfant mâle qu'elle nomma Samuel.»
Telle est la substance du premier chapitre dont les détails sont de nature à faire supposer que quelqu'un aurait tenu procès-verbal de la conversation d'Héli et d'Hannah; je reviendrai ailleurs sur ce sujet.
On sent que, dans le petit bourg, dans le village où vivait cette famille, les querelles de ménage, causées par sa stérilité, avaient fait bruit: le vœu ne put manquer d'y être également divulgué, ni son succès d'y causer une vive sensation. Ce peuple qui voyait le doigt de Dieu en tout, qui, selon notre historien, disait: Dieu a clos les entrailles d'Hannah, n'a pas manqué de dire que Dieu lui avait donné cet enfant par un don spécial. Cet enfant consacré devint l'objet de la curiosité et de l'attention publiques.—Suivons son histoire:
«Lorsque le temps de sevrer Samuel fut venu (ceci dans les mœurs du pays comporte au moins deux ans), Hannah fut le présenter au grand-prêtre à Shiloh, en y joignant une offrande de trois veaux, de trois mesures de farine et d'une amphore de vin. Héli accepta l'enfant, qui de ce moment fut élevé sous sa surveillance.»
Ici, le narrateur nous dit qu'Hannah composa elle-même un cantique qui remplit les dix premiers versets du chapitre second. La femme d'un cultivateur aisé, même riche si l'on veut, mais enfin la femme d'un homme de campagne, une paysanne peut-elle avoir composé un morceau qui a les formes poétiques? cela n'est pas probable. Ce cantique a dû être fait par quelque lévite du temps, et même après coup par l'écrivain de cette histoire. Cette licence nous avertit de l'intérêt personnel et même de la partialité que nous devons trouver en tout ce récit.
La situation domestique de Samuel dans la maison d'Héli mérite une attention particulière à raison de l'influence qu'ont dû exercer sur son caractère toutes les circonstances de son éducation: cet enfant est comme orphelin dans une famille étrangère; cette famille est composée d'une ou plusieurs femmes d'Héli déja âgé, puisque ses deux fils Ophni et Phinées étaient sacrificateurs en exercice; ses deux fils déja mariés ont aussi des enfants sur qui doit se porter la tendresse de toute la maison. Selon les mœurs du pays et du temps, ces divers personnages ont dû vivre réunis; naturellement Samuel n'a dû recevoir que des soins de charité, et il a pu être exposé à des jalousies. Son caractère a dû se concentrer, le porter à se suffire à lui-même, à ne s'épancher, à ne se confier à personne; il a eu le temps de penser et de méditer. L'âge est venu développer en lui cette double faculté; il a dû devenir observateur de tout ce qui se passait autour de lui, et il a pu tout voir, parce qu'il a vécu sous la protection du grand-prêtre, dans une intimité de famille et dans un service d'autel et de temple, qui l'ont initié à tous les secrets.
Vers quinze ou seize ans, ce service du temple[40] l'a mis en rapport avec tous les fonctionnaires, avec tous les lévites qui y étaient employés: Shiloh, situé en pays montueux et de difficile accès, pour cause de sûreté, n'était pas une ville, mais un village dont la population dut se composer uniquement de prêtres et de lévites. C'est un état de choses que l'on retrouve chez tous les anciens où les siéges d'oracles, les foyers de culte étaient tenus à distance des regards profanes et de l'inspection populaire; dans tout village, on sait combien il y a de caquet, de petites passions, d'inimitiés, de jalousies; dans un village de prêtres, qui, quoique mariés, ne participaient pas moins au caractère des moines, on sent que si les formes furent plus graves, le fond ne fut guère moins agité par des tracasseries de tout genre. Dans le cas dont je traite, des circonstances particulières durent y fournir un puissant aliment.
Le grand-prêtre Héli devenait vieux; on calculait son successeur: ses deux fils Ophni et Phinées avaient aigri les esprits par un genre de vexation qui mérite d'être textuellement cité:
«Or, les fils d'Héli étaient des hommes de vice et de débauche qui ne connaissaient ni Dieu, ni le devoir du prêtre envers le peuple.—Lorsqu'un Hébreu offrait un sacrifice, le serviteur de l'un d'eux venait à l'endroit où l'on faisait cuire la chair (de la victime); il plongeait une grande fourchette à trois dents, soit dans la chaudière, soit dans la marmite, et tout ce qu'il en pouvait retirer du coup, il l'emportait pour le prêtre; (de même) avant que l'on fît griller les graisses, il disait: Donnez-moi de la chair pour le prêtre, il n'en veut point de cuite, il la veut crue. L'homme répondait: Laissez-la-moi griller selon l'usage, et vous en prendrez ce que vous voudrez.—Non, disait le serviteur, donnez-la-moi de suite, ou je la prendrai de force; et l'on traitait ainsi tous ceux qui venaient à Shiloh.»
§ IV.
Caractère essentiel du prêtre en tout pays; origine et motifs des corporations sacerdotales chez toute nation.
Ce récit naïf présente divers sujets d'instruction: d'abord il peint la simplicité ou pour mieux dire la grossièreté des mœurs du temps, très-analogues au siècle d'Homère; j'ai dit que ce peuple hébreu n'était composé que d'hommes rustiques, vivant sur de petites propriétés qu'ils cultivaient de leurs mains, comme font aujourd'hui les Druzes. La seule classe un peu bourgeoise, un peu moins ignorante, était la tribu des lévites, c'est-à-dire des prêtres qui vivaient oiseux, entretenus par les offrandes volontaires ou forcées de la nation: cette classe avait plutôt le temps que les moyens d'occuper son esprit. Cet esprit se montre ici dans le ton et le style du narrateur qui, par son instruction en devoirs de prêtre, s'annonce pour un homme du métier. On peut comparer ce lévite aux moines du huitième et du neuvième siècles, écrivant leurs dévotes chroniques sous les auspices de la superstition et de la crédulité. Dans ce même récit, on voit le caractère essentiel du prêtre, dont le premier et constant objet d'attention est cette marmite ou chaudière sur laquelle se fonde son existence, et cela nous révèle les motifs de tout ce régime de victimes et de sacrifices qui joue un si grand rôle chez les peuples anciens.
Jusqu'ici je n'avais pu concevoir le mérite et la convenance d'avoir converti les cours et les parvis des temples en boucheries journalières, en vivanderies permanentes; je ne conciliais pas l'idée du hideux spectacle de ces égorgements d'animaux sensibles, de ce versement de flots de sang, de ce nettoiement d'entrailles, avec les idées que nous nous faisons de la majesté, de la bonté divines qui repoussent si loin les besoins grossiers que supposent ces pratiques. En réfléchissant à ce qui se passe ici, je vois maintenant la solution très-naturelle de l'énigme; je vois que dans leur état primitif, les anciens peuples ont été, comme sont encore les Tartares d'Asie et leurs frères nos sauvages d'Amérique, des hommes féroces luttant incessamment contre des dangers, contre des besoins dont la violence exaltait tous les sentiments; des hommes habitués à verser le sang à raison de la chasse sur qui se fondait leur subsistance: dans cet état, les premières idées qu'ils se sont faites, les seules qu'ils aient pu se faire de la Divinité, ont été de se la représenter comme un être plus puissant qu'eux, mais raisonnant et sentant comme eux, ayant leurs passions et leur caractère: l'histoire entière dépose de la vérité de ce fait.
Par suite de ce raisonnement, ces sauvages crurent que tout fâcheux accident, tout mal qui leur arrivait, avait pour cause intime la haine, le ressentiment, l'envie de quelque agent caché, de quelque pouvoir secret irascible, vindicatif comme eux-mêmes et conséquemment susceptible comme eux d'être apaisé par des prières et par des dons. De cette idée naquirent ces habitudes spontanées d'offrandes religieuses dont la pratique se montre chez presque tous les sauvages anciens et modernes; mais parce qu'en tout temps, en toute société, il naît ou il se forme des individus plus subtils, plus madrés que la multitude, il se sera de bonne heure trouvé quelque vieux sauvage qui, ne partageant point cette croyance ou s'en étant désabusé, aura conçu l'idée de la tourner à son profit, et aura supposé avoir des moyens secrets, des recettes particulières pour calmer la colère des dieux, des génies ou esprits, et pour se les rendre propices: l'ignorance vulgaire, toujours crédule, surtout lorsqu'elle est mue de crainte ou de désir, se sera adressée à ce mortel favorisé, et voilà un médiateur constitué entre l'homme et la Divinité: voilà un voyant, un jongleur, un prêtre comme en ont tous les Tartares, comme en ont la plupart de nos sauvages et des peuples nègres: ces jongleurs auront trouvé commode de vivre ainsi aux dépens d'autrui, et ils auront cultivé et perfectionné leur art de faire des illusions, des tromperies: la fantasmagorie sacerdotale sera née. Aujourd'hui que ses moyens physiques nous sont connus, nous apercevons ses artifices dans les prodiges des anciens oracles, dans les miracles de l'ancienne magie.
A l'époque où le métier devint avantageux, il se fit des associations d'adeptes, et le régime de ces associations devint la base du sacerdoce: or, comme ces corporations de devins, de voyants, d'interprètes et de ministres des dieux, employaient tout leur temps à leurs fonctions publiques, à leurs pratiqués secrètes, il fut nécessaire que leur subsistance journalière et annuelle fût organisée en système régulier; alors le régime jusque-là casuel des offrandes et des sacrifices volontaires fut constitué en tribut obligatoire par conscience, régulier par législation; le peuple amena au pied des autels, au parvis des temples l'élite de ses brebis, de ses agneaux, même de ses bœufs et de ses veaux; il apporta de la farine, du vin, de l'huile: la corporation sacerdotale eut des rentes, la nation eut des cérémonies, des prières, et tout le monde fut content. Le reste n'a pas besoin d'explication[41]: seulement je remarque que la division des animaux en purs et impurs paraît dériver de leur bonté comme mangeables, ou de leur inconvenance comme nuisibles ou désagréables à manger: voilà pourquoi le bouc puant était jeté dans le désert; pourquoi le vieux bélier coriace et suiveux était brûlé sans reste; pourquoi le porc ladre et donnant la gale était honni; mais c'est assez parler de la cuisine des prêtres de Shiloh, suivons leur histoire.
§ V.
Manœuvres secrètes en faveur de Samuel.—Quel a pu en être l'auteur?
«Or Héli était très-vieux; il apprit ce que faisaient ses fils; il leur en fit des reproches, mais ils ne l'écoutèrent point, parce que Dieu voulait les tuer.»
Quelle pensée scélérate et perverse! endurcir les gens pour les tuer! mais à qui Dieu a-t-il dit sa pensée? si c'est à l'homme seulement, si c'est au prêtre qui nous la répète, n'avons nous pas droit de l'attribuer à ce porteur de parole lui-même, à ce soi-disant interprète? Il est clair que ceci ne vient point de Dieu, mais d'une bouche juive, d'un cœur hébreu fanatique et féroce, plein des passions et des préjugés qu'il place dans son idole.—Revenons à Samuel.
«Il s'avançait (en années), et croissait,» dit le texte, «et il était agréable à Dieu et aux hommes.»
Ici, toutes les traductions commettent une erreur; elles qualifient Samuel d'enfant; ce n'est pas là le sens du mot hébreu nar; il signifie jeune homme adolescent, et il peut s'appliquer jusqu'à l'âge de vingt à vingt-cinq ans; la preuve en est que le texte l'applique à l'écuyer qui accompagne Jonathas dans un coup de main militaire des plus audacieux; à David quand il est présenté à Saül comme un sujet déja fort et propre à la guerre; aux serviteurs des prêtres qui parlent de prendre la chair par violence: toutes ces applications nécessitent un âge de vingt ans au moins.
Samuel n'a pu en avoir moins à l'époque dont nous parlons, et il a pu en avoir jusqu'à vingt-quatre, comme il résulte du calcul de sa vie; car, sous peu, nous allons voir périr Héli très-vieux; vingt ans et sept mois après, Samuël va commencer sa propre judicature jusqu'à ce qu'il devienne assez vieux pour vouloir se substituer ses enfants, et il vivra encore environ dix-huit ans sous Saül: enfin il mourut très-âgé. Supposons-lui vingt ans d'administration, plus ces dix-huit ans, plus les vingt entre son avénement et la mort d'Héli, voilà cinquante-huit ans; l'on ne peut lui donner moins de vingt à vingt-deux ans à la mort d'Héli, pour faire soixante-dix-huit ou quatre-vingts ans qu'exige sa vie.
A cet âge de vingt-deux ans il a été déja capable de beaucoup de calculs et de raisonnements; il a été nourri de tous les discours, de toutes les plaintes, de toutes les intrigues, de tous les projets du cercle sacerdotal dans lequel il vivait: il a entendu les vœux souvent formés de voir exclure les enfants d'Héli; de voir apparaître un de ces hommes de Dieu envoyés de temps à autre pour sauver le peuple d'Israël; il a su ce qu'il fallait pour être un homme de Dieu, pourquoi ne se serait-il pas lui-même trouvé propre à jouer ce rôle? La suite du récit va nous éclaircir cette question.
Sur ces entrefaites arrive un incident singulier; «un homme de Dieu[42] vient trouver Héli; il lui reproche au nom de Jehovah ou Jehwh les prévarications de ses enfants: il lui annonce qu'ils ne lui succéderont point, et que Jehwh s'est choisi un autre prêtre fidèle. Je couperai, dit Dieu, ton bras (c'est-à-dire ton pouvoir) et le bras de ta maison, en sorte qu'elle n'aura point de vieillards. Le signe que j'en donnerai sera que tes deux enfants Ophni et Phinées mourront en un même jour; et je me susciterai un prêtre selon mon cœur et mon esprit pour gouverner pendant toute sa vie. Les gens de ta maison viendront se courber devant lui, et lui offrir une petite pièce d'argent en le priant de les admettre au service du temple.»
Que de choses à noter dans ce récit! D'abord voici un tête-à-tête divulgué; par qui? Héli ne s'en sera pas vanté: c'est donc l'homme de Dieu qui l'a ébruité. Quel intérêt a-t-il eu de préparer les esprits à un changement désiré de plusieurs, même du plus grand nombre? En sa qualité de prophète et de prédiseur, cet homme de Dieu a dû connaître le successeur annoncé, déja présumé; n'agirait-il pas déja de concert avec lui? Sa prédiction va se trouver faite en faveur de Samuel.—Samuel ne jouerait-il pas un rôle en cette affaire? L'axiome de droit dit: Celui-là a fait qui a eu intérêt de faire; ici ne serait-ce pas Samuel même? Notez qu'Héli était aveugle, et qu'on a pu lui parler sans qu'il ait reconnu la personne. Il y a ici manœuvre de fourberie; Samuel n'est pas atteint, mais il est prévenu. Quant à la prédiction de la mort des deux fils d'Héli en un même jour, on sent combien il a été facile à l'écrivain ou au copiste de l'interpoler après coup: où est le procès-verbal primitif? Suivons le récit.
«Chap. 3. Or Samuel servait Dieu près d'Héli (il faisait le service du temple), la parole de Dieu était rare en ce temps-là; il n'apparaissait plus de visions[43]. Les yeux d'Héli s'étaient obscurcis, il ne voyait plus; et il arriva (une nuit) qu'Héli était couché en son lieu; la lampe n'était pas éteinte et Samuel était aussi couché dans le temple du (dieu) Jehwh, où est l'arche sainte; et Dieu appela Samuel lequel courut vers Héli et lui dit: Me voilà; tu m'as appelé.—Non, dit Héli, je ne t'ai point appelé, retourne et dors. Une seconde fois Jehwh appela Samuel, et Samuel courut vers Héli qui dit encore: Je ne t'ai point appelé; retourne et dors. Or Samuel ne connaissait point encore la parole de Dieu. Appelé une troisième fois, il courut encore vers Héli qui comprit alors que c'était Dieu qui l'appelait. Retourne, dit-il; si l'on t'appelle de nouveau; réponds: Parle, Jehwh, ton serviteur écoute. Samuel retourna se coucher et (le dieu) Jehwh vint se poser debout et il lui cria deux fois, Samuel; et Samuel répondit: Parle, ton serviteur écoute.» (Voyez la note nº 2.)
Pour abréger ce récit, il suffit de dire que le dieu Jehwh répéta en substance ce que l'homme de Dieu avait déja dit à Héli, savoir: qu'à raison des prévarications de ses enfants et de sa faiblesse à ne pas les réprimer, il avait supplanté sa maison et qu'il lui substituerait un étranger dans le pouvoir suprême. Le lendemain matin, Samuel resta silencieux sur la chose, mais Héli le força de tout lui réciter. Après l'avoir entendu, le vieillard se contenta de dire: «Il est Jehwh (le maître), il fera ce qui sera bon à ses yeux.»
Maintenant, pour apprécier cette histoire, je ne veux point raisonner sur le fond du fait. Dieu, venir dans une chambre, se poser debout à distance d'un lit, parler comme une personne de chair et d'os; que pourrais-je dire à qui croirait un tel conte? Je ne m'occupe que de la conduite et du caractère de Samuel; et d'abord, je demande qui a vu, qui a entendu tout ceci et surtout qui l'a raconté, qui l'a ébruité et rendu public? Ce n'est pas Héli; ce ne peut être que Samuel seul, qui est ici acteur, témoin, narrateur; lui seul a eu intérêt de faire, intérêt de raconter: sans lui, qui eût pu spécifier tous les menus détails de cette aventure[44]? Il est évident que nous avons ici une scène de fantasmagorie du genre de celles qui ont eu lieu chez tous les peuples anciens, dans les sanctuaires des temples et pour l'émission des oracles. Le jeune adepte y a été encouragé par la caducité, par la faiblesse physique et morale du grand-prêtre Héli; peut-être par l'instigation de quelques personnages cachés sous la toile, ayant des intérêts, des passions que nous ne pouvons plus juger; néanmoins le plus probable est que Samuel ne s'est fié à personne, et ce que par la suite nous verrons de sa profonde dissimulation fixe la balance de ce côté.
La divulgation n'a pas été difficile; il aura suffi de quelques confidences à un serviteur, à un ami dévoué, à une vieille ou à une jeune prêtresse, pour que l'apparition de Dieu, pour que son oracle venu de l'arche sainte se soit répandu en acquérant de bouche en bouche une mystérieuse intensité de certitude et de croyance.
«Or, Samuel grandit, ajoute le texte, et Dieu fut avec lui, et aucune de ses paroles ne tomba par terre; et tout Israël connut qu'il était devenu prophète de Dieu; et Dieu continua d'apparaître dans Shiloh.»
Sur ce mot, prophète, j'observe que le narrateur nous dira bientôt qu'à cette époque le terme hébreu nabia, employé ici, n'était point connu; que l'on ne se servait que du mot râh qui signifie voyant. Nous avons donc ici un écrivain posthume qui a rédigé à son gré les mémoires que Samuel ou autres contemporains avaient composés au leur. Il lui a plu d'établir en fait positif la croyance de tout Israël en ce conte; mais il est seul déposant, il n'est pas même témoin. Si nous avions de ce temps-là des mémoires de plusieurs mains, nous aurions matière à juger raisonnablement: déja nous en avons le moyen dans le verset où il nous dit que depuis du temps la parole de Dieu était devenue rare et qu'il n'apparaissait plus de visions: pourquoi cela? parce qu'il y avait des incrédules; parce qu'il était arrivé des scandales, de faux oracles, des divulgations de supercheries sacerdotales qui avaient éveillé le bon sens de la classe riche ou aisée du peuple. L'aveugle et fanatique croyance était restée, comme il arrive toujours, dans la multitude; ce fut sur elle que Samuel compta, et nous verrons lors de l'installation de Saül, qu'il eut toujours contre lui un parti de non croyants assez puissant pour l'obliger à beaucoup de ménagements, pour l'obliger même à se démettre.
§ VI.
Nouvelle servitude des Hébreux.—Samuel dans sa retraite prépare leur insurrection et devient sufète ou juge.—Superstition du temps.
A l'époque où nous sommes, c'est-à-dire après sa vision, voilà Samuel candidat sur le trottoir de la puissance; le peuple s'occupe de lui: on attend les événemens: Héli tout vieux peut mourir à chaque instant; le temps s'écoule; supposons, un ou au plus deux ans, Samuel a eu vingt-deux ans, ou au plus vingt-quatre; une guerre survient, les Philistins, par motif quelconque, la déclarent: les Hébreux s'assemblent; une bataille se livre au lieu nommé Aphek; ils sont battus; leurs dévots imaginent d'amener l'arche dans le camp, afin que Dieu Jehwh pulvérise les Philistins; ceux-ci d'abord effrayés reprennent courage: ils taillent en pièces les Hébreux, ils s'emparent de l'arche, l'emmènent dans leur pays et soumettent tout Israël au tribut. Dans cette bataille, les deux fils d'Héli sont tués; le vieillard resté à Shiloh apprend sur son haut siége de juge tout ce désastre; frappé de désespoir, il tombe renversé, se disloque la nuque et reste mort: le siége est vacant, ouvert à Samuel; mais sa fine prudence juge le moment trop orageux: il se retire sans bruit en son pays, espérant avec raison que le peuple malheureux, vexé par l'ennemi, ne sera que mieux disposé à recevoir un libérateur quand il sera temps. Ce temps fut long; Samuel eut le loisir et la nécessité de préparer de longue main les moyens qui effectivement le ramenèrent sur la scène, comme nous le verrons. Ce qui se passa dans cet intervalle ne lui est pas directement relatif, mais parce qu'il offre une vive image de l'esprit du temps, il mérite de prendre place ici.
L'arche du Dieu des Juifs était aux mains profanes des Philistins; il semblerait que ce peuple ennemi eût dû profiter de l'occasion de détruire ce talisman dont il était lui-même épouvanté; mais à cette époque la superstition était commune à tout peuple, et chez tout peuple la corporation des prêtres avait un intérêt commun à l'entretenir, de peur que le mépris d'une idole étrangère n'amenât des guerriers farouches à examiner de plus près l'idole indigène. L'arche est donc respectée; les prêtres philistins la placent dans le temple de leur dieu Dagon en la ville d'Azot. Le lendemain en se levant, les gens d'Azot trouvent l'idole de Dagon tombée sur le visage (posture d'adoration) à côté de l'arche; ils relèvent l'idole et la replacent; le lendemain ils la retrouvent tombée, encore; mais cette fois ses mains et sa tête, séparées du corps, étaient posées sur le seuil du temple.—On peut juger de la rumeur. D'où vint ce tour d'audace et de fourberie secrète? quelque Juif s'était-il introduit dans la ville avec cette ruse, avec cette habileté de filouterie dont les Arabes et les paysans d'Égypte et de Palestine donnent encore de nos jours d'étonnants exemples? Cela serait possible; le fanatisme a pu y conduire; il paraît que le temple n'avait point de sentinelles, que même il était ouvert. La sécurité de la victoire aura banni toute vigilance; d'autre part ne serait-il pas possible que même les prêtres de Dagon eussent calculé cette fourberie par le motif que j'ai indiqué ci-dessus? Leur conduite subséquente, tout-à-fait partiale, va rendre cette alternative la plus probable.
Le peuple d'Azot n'a point dû croire son Dieu assez impuissant pour se laisser traiter ainsi par une force humaine; il aura dit, «c'est Dagon lui-même qui explique sa volonté, qui déclare son respect pour son frère le Dieu des Juifs; il ne veut point le tenir captif.» L'alarme se répand, les prédiseurs annoncent quelque calamité, suite de la colère céleste; survient une maladie épidémique d'intestins (notez qu'en ce pays, les hernies et les dyssenteries sont communes), puis une irruption de rats et de mulots destructeurs; les têtes s'échauffent; tout est attribué à la captivité de l'arche; le peuple du lieu demande sa sortie; le peuple d'une autre ville où on la mène, apprenant le motif, en conçoit un surcroît d'alarme; la maladie survient par contagion: la terreur devient générale.
Enfin, après sept mois de déportation, les chefs militaires des Philistins appellent devant eux leurs prêtres et leurs devins; ils leur demandent ce qu'ils doivent faire de l'arche; c'était le cas de la brûler; mais remarquez la réponse des prêtres; ils conseillent non-seulement de la renvoyer, mais encore d'y joindre une offrande expiatoire du péché des guerriers. Ceux-ci (par un cas assez commun), non moins crédules que braves, demandent: Quelle offrande? Les prêtres répondent: «Faites fabriquer cinq anus d'or et cinq rats aussi d'or, selon le nombre de vos principautés, pour calmer le Dieu des Hébreux. Pourquoi avez-vous endurci vos cœurs comme le roi d'Égypte? Vous avez été frappés comme lui; renvoyez de même l'arche du Dieu des Hébreux.»
Ici l'esprit et le système des prêtres sont évidents; ils nourrissent la crédulité publique en faveur de leur pouvoir particulier, aux dépens même des intérêts de leur propre nation; n'ai-je pas eu raison de dire que le tour joué à Dagon est venu de leur main?
La rentrée de l'arche chez les Hébreux est, comme de raison, accompagnée de prodiges; mais leur existence prouverait encore plus le manque de jugement de l'écrivain que la crédulité du peuple. Cet écrivain veut que dans un seul village, où la curiosité engagea les paysans à regarder dans l'arche, Dieu ait frappé de mort cinquante mille de ces curieux: dans le style sacerdotal c'est toujours Dieu qui tue, qui extermine; mais comme en ce pays-là il n'y a et il n'y eut jamais de village de cinq mille âmes, ni même de trois mille, il est clair qu'on doit supprimer plusieurs zéros et peut-être tous; le but de notre lévite a été d'effrayer le vulgaire et de tuer cet esprit de recherche et d'examen qui est l'effroi des imposteurs et des charlatans. L'arche fut déposée au village de Gabaa où elle resta paisible pendant vingt ans. (Voy. le ch. 7, v. 2.) A la mort d'Héli, Samuel en avait vingt-deux à vingt-quatre; il était donc maintenant âgé de quarante-deux à quarante-quatre ans, dans la vigueur de l'esprit et de la maturité du jugement.
Comment avait-il passé ce long intervalle? Le livre ne nous le dit pas, parce qu'il n'est habituellement qu'une chronique sèche, un vrai squelette dépouillé de ses ligaments; mais l'issue va nous prouver qu'il n'avait pas perdu son temps. Les circonstances étaient difficiles; les Hébreux, accablés de deux défaites meurtrières, n'avaient plus de force morale ni militaire; l'ennemi, maître du pays, surveillait tous leurs mouvements; sa jalousie ne leur permettait pas même d'avoir des forgerons, de peur qu'ils ne fissent des armes; sa politique les épuisait par des tributs de toute nature, les divisait par des préférences perfides. Samuel, retiré dans son pays natal où il avait apporté sa réputation de prophète, ne put manquer d'y avoir des envieux, des ennemis. Où est-on prophète moins qu'en son pays? Il fallut calmer les passions domestiques, endormir l'espionnage étranger, dissimuler son crédit, sa capacité, et cependant préparer sous main les moyens de secouer un joug insupportable par une révolte inattendue qui n'allât pas être un coup manqué.
En effet, au bout des vingt ans cités, cette révolte éclate; tout à coup un cri de guerre appelle, assemble les Hébreux au camp de Maspha[45]. Les Philistins arrivent bientôt pour les combattre. A la guerre, un des premiers moyens de succès est dans la confiance de l'homme qui se bat, surtout s'il n'a pas l'habitude et l'art de se battre; ici ce n'étaient que des paysans levés en masse, précisément comme sont encore les Druzes actuels. En de tels hommes la confiance naît de l'idée qu'ils se font de l'habileté de leur chef et de la bonté de leur position; Samuel qui eut le choix de ces deux moyens, eut déja un grand avantage; le local de Maspha, coupé de ravins et de coteaux, au bord d'une plaine, le mit en mesure d'accepter ou de refuser le combat; ainsi posté, on sent qu'il attend le moment favorable. Il connaît l'extrême superstition des deux partis combattants; il lui faut quelques prodiges, quelques presages semblables à ceux de tous les anciens peuples; il épie ce qui l'entoure; il aperçoit dans l'atmosphère une indication d'orage; des gens apostés le pressent d'invoquer Dieu en faveur du peuple chéri; il annonce un sacrifice, il immole un agneau; il invoque Jehwh à grand cris; les Philistins commencent l'attaque; le tonnerre éclate; les Juifs sont persuadés que Dieu répond à son prêtre; ils chargent avec transport, et l'ennemi est battu. Telle est la substance du chapitre 7, revêtue des probabilités omises par le narrateur. Le succès de cette journée fut tel, que les Philistins vaincus rendirent les bourgs qu'ils avaient depuis long-temps usurpés, et cessèrent de troubler le peuple hébreu qu'ils avaient dominé.
Ici commence la judicature de Samuel, c'est-à-dire l'exercice de ce pouvoir suprême vers lequel il tendait depuis si long-temps. Cette victoire de Maspha l'établit en une position nouvelle et meilleure; mais il ne faut pas s'y tromper: dans un état démocratique comme était celui des Hébreux, chez un peuple de paysans répandus sur un territoire coupé de montagnes, de bois, de ravins, où chaque famille vivait sur sa propriété, où il n'existait ni subordination municipale, ni force militaire organisée, ni même une seule ville ayant une masse de six mille habitants, on sent que l'exercice du pouvoir était soumis à une opinion morcelée, flottante, susceptible de beaucoup de vicissitudes. La seule superstition était le lien général et commun; mais cette superstition n'est pas toujours un obstacle à la lutte des intérêts et des passions. Dans un tel ordre de choses, on ne peut disconvenir que Samuel n'ait gouverné avec prudence et talent, puisque tout le temps de son administration fut paisible au dedans et au dehors; la preuve de cette paix est que le narrateur passe sans aucun détail à nous dire que Samuel ne cessa plus de juger, et qu'étant devenu vieux, il établit ses enfants juges à côté de lui (pour les préparer à lui succéder). Cette durée non exprimée comporte une vingtaine d'années, ce qui donne un âge de soixante-deux à soixante-quatre ans à Samuel, au moment où, contre son attente, on va le forcer de nommer un roi.
§ VII.
Le peuple rejette les enfants de Samuel et le force de nommer un roi.—Samuel a exercé la profession de devin.
Ce contre-temps auquel il paraît que sa divination ne s'était pas attendue, fut causé par la mauvaise conduite de ses enfants, qui, semblables à ceux d'Héli, trouvèrent le secret d'irriter, de scandaliser le peuple par leurs vexations, leurs débauches, leur impiété; de manière que nous voyons ici ce mécanisme général de l'espèce humaine, qui, sans jamais profiter de l'exemple et de l'expérience, retombe toujours dans le cercle des mêmes habitudes, des mêmes passions. Les pères arrivent au pouvoir par beaucoup de peines et de soins; les enfants, nés dans l'abondance, se livrent aux écarts et aux habitudes vicieuses qu'engendre la prospérité; néanmoins, il est à croire que dans cette occasion, le mécontentement de la multitude fut alimenté par l'opposition et la haine secrètes de familles puissantes, peut-être même sacerdotales, choquées d'avoir pour chef et maître un homme de bas étage, un intrus. Il est à remarquer qu'encore aujourd'hui, chez les Druzes et chez les Arabes, ce préjugé de famille ancienne, de famille riche et pour ainsi dire noble, exerce une grande influence sur l'opinion populaire. Toujours est-il vrai qu'à l'époque dont il s'agit, une sorte de conspiration fut formée, puisque, selon l'historien, une députation des anciens d'Israël vint trouver Samuel à sa résidence paternelle de Ramatha pour lui demander un roi, un gouvernement royal constitué comme chez les peuples voisins, dont l'exemple général lui fut allégué.
La réponse qu'il fit à cette députation, les détails de la conduite qu'il tint en cette affaire, décèlent le dépit d'une ambition trompée, d'un orgueil profondément mécontent; il lui fallut plier sous la force, céder à la nécessité; mais nous allons le voir dans l'exécution porter un esprit de ruse, même de perfidie, qui, par son analogie avec ses aventures du temple, ses prétendues visions et révélations nocturnes, met à découvert tout son caractère. On le force de nommer un roi; il pourrait, il devrait par conscience choisir l'homme le plus capable par ses talents, par ses moyens de tout genre, de remplir ce poste éminent; point du tout: un tel homme régnerait par lui-même et ne lui obéirait pas; il lui faut un sujet docile; il le cherche dans une famille de bas étage, sans crédit, sans entours, ayant à la vérité cet extérieur qui en impose au peuple, mais quant au moral, n'ayant que la dose de sens nécessaire à un cours de choses ordinaires, en sorte qu'un tel homme aura le besoin de recourir souvent à un bienfaiteur qui conservera la haute main. Samuel, en un mot, va chercher un bel homme de guerre qui sera son pouvoir exécutif, son lieutenant, tandis que lui continuera d'être le pouvoir législatif, le régnant. Voilà le secret de toute la conduite que nous allons lui voir tenir dans l'élection de Saül, puis dans la disgrace de ce roi et dans la substitution de David, laquelle fut un dernier trait de machiavélisme sacerdotal. Écoutons l'historien dont le récit est toujours d'une naïveté instructive et piquante.
«Il y avait dans la tribu de Benjamin un homme appelé Kis, grand et fort; son fils nommé Saül, était le plus bel homme des enfants d'Israël; sa taille était plus haute de toute la tête que celle ordinaire. Il arriva que les ânesses de Kis disparurent un jour; il dit à son fils de prendre un valet et d'aller ensemble à leur recherche. Ils traversèrent la montagne d'Éphraïm, puis le canton de Shelshah, sans rien trouver, puis encore le canton de Salim et celui de Iemini; quand ils furent à celui de Souf, où vivait Samuel, Saül voulut s'en retourner, mais son valet lui dit: Il y a ici dans le bourg un homme de Dieu très-respecté; tout ce qu'il dit arrive: allons le consulter, il nous éclairera. Saül répondit: Nous n'avons rien à lui présenter[46]. J'ai sur moi un quart de sicle d'argent, reprit le valet, je le donnerai au voyant; car alors, dit le texte, on appelait voyant (râh) ce qui aujourd'hui s'appelle prophète (nabiâ).»
Notez bien ces détails; c'est-à-dire qu'en ces temps d'ignorance générale et de crédulité rustique, le peuple hébreu partageait avec les Grecs d'Homère, avec les Romains de Numa, avec tous les peuples de l'antiquité, la ferme croyance aux devins, aux diseurs d'oracles et de bonne aventure, et que Samuel fut un de ces devins-là. Nos biblistes s'efforcent vainement d'imaginer des différences entre la divination des Juifs et celle des Païens[47]; ce sont des subtilités sans fondement. Les mœurs tant religieuses que civiles furent les mêmes; les livres des Juifs en fournissent la preuve à chaque page, jusque dans le reproche perpétuel d'idolâtrie qui leur est fait par leurs propres écrivains; oui, cette manie de connaître l'avenir, qui est dans le cœur humain, cet art fripon de s'en prévaloir pour se faire des rentes sur la crédulité, sont des maladies épidémiques qui n'ont pas cessé de régner dans toute l'antiquité. Voyez le tableau que Cicéron en trace dans son curieux livre de la Divination; voyez comment, sous le nom d'Atticus, il nous dépeint, non le bas peuple seulement, mais les gouvernants, les philosophes entêtés de cette croyance, et la soutenant d'un appareil d'arguments qui ébranlerait encore aujourd'hui bien des gens qui s'en moquent; et comment cette croyance n'eût-elle pas domine dans les temps passés, lorsque de nos jours, au milieu de nos sciences et des nombreuses classes d'hommes éclairés qui résultent du moderne système social, elle n'est pas éteinte et se retrouve encore dans les campagnes de l'Italie, de la Suisse, de la France même où l'on consulte le sorcier; lorsque les villes sont remplies de tireurs de cartes, et qu'au sein même des capitales il n'a cessé d'exister des devins et des devineresses, des voyants mâles et femelles, consultés par les bourgeois comme par les artisans, par les riches comme par les pauvres, par les gens d'église même comme par les laïques[48].
Il ne faut donc pas s'étonner que chez les montagnards juifs cette croyance ait été générale, habituelle et même autorisée; car ou voit leur roi Saül consulter une femme devineresse, une vraie pythie delphique (chap. 28), pour lui faire apparaître Samuel. Du temps de Jérémie, le roi Josias et les prêtres vont consulter la devineresse Holdah. Ce serait un utile et curieux travail en ce temps-ci de traiter de nouveau et à fond le sujet des devins, des oracles, des revenants, des esprits aériens, sujet que dans le siècle dernier des savants tels que le hollandais Van-Dale et le français Fontenelle[49] n'ont pu qu'effleurer; il en résulterait sur les procédés des anciens serviteurs et agents des temples, sur le système de fourberie généralement adopté par les ministres des cultes de toute secte, un jour de reflet dont le siècle présent, malgré son orgueil, éprouve encore le besoin. Mais je ne veux pas perdre de vue mon sujet; je reviens à Saül et à son valet, en chemin pour consulter le voyant.
«Ils montent vers le bourg; ils rencontrent des femmes et des filles qui venaient à la fontaine chercher de l'eau; ils leur disent: Le voyant est-il ici? Elles répondent: Il y est venu, parce qu'il fait aujourd'hui un sacrifice sur le haut lieu; en vous pressant, vous le trouverez avant qu'il y arrive pour manger, car il a invité du monde. Ils entrent, et bientôt ils trouvent Samuel qui venait en face d'eux, s'acheminant vers le haut lieu. Or Dieu avait le jour précédent révélé à Samuel l'arrivée de Saül, en lui disant: Demain je t'enverrai l'homme de Benjamin que tu sacreras chef de mon peuple; et Samuel ayant regardé Saül, Dieu lui dit (à l'oreille): Voilà cet homme. Saül s'avança et dit à Samuel: Indiquez-moi le logis du voyant. Samuel répondit: C'est moi; montez devant moi au lieu haut, vous mangerez aujourd'hui avec moi; demain je vous renverrai après vous avoir dit tout ce qui est dans votre cœur; quant à vos ânesses égarées depuis trois jours, n'en prenez souci, elles sont trouvées. Eh! tout ce qu'il y a de bon et de meilleur dans Israël, à qui sera-t-il, sinon à vous et à la maison de votre père? Saül (étonné) répondit: Ne suis-je pas un Benjamite de la moindre tribu d'Israël, et des moindres familles de la tribu? Pourquoi me parlez-vous de la sorte? Et Samuel fit entrer Saül et son valet dans la salle du repas où étaient environ trente convives; et Samuel dit au cuisinier: «Donnez à ces deux étrangers le morceau que je vous ai fait mettre à part»; et le cuisinier leur donna une épaule entière (de mouton)[50]. Ensuite étant revenus au bourg, Samuel entretint Saül sur la terrasse (toute la soirée), et, à la pointe du jour, Samuel vint dire à Saül: «Vous pouvez partir.» Et comme ils descendaient du bourg, il lui dit encore: «Faites passer votre valet devant nous, mais vous, restez ici, j'ai à vous dire la parole de Dieu.»
Que pensez-vous, mon ami, de tout ce narré? Croyez-vous que ce soit par hasard que les ânesses de Kis aient disparu, et que Saül ait été amené à la maison de Samuel? Permis à ceux qui croient aux voyants, aux devins, et à la surveillance particulière du Dieu de l'univers pour faire retrouver des ânesses; mais pour qui n'a pas perdu ou abjuré le sens le plus commun, il est clair que tout ceci est une manœuvre astucieuse, secrètement ourdie pour arriver à un but projeté. On ne peut douter que Samuel, homme si répandu dans Israël, n'ait déja connu la personne de Saül; il a cru son caractère propre à ses fins; mais pour s'en assurer précisément, il a fallu causer avec lui; il n'a pu décemment aller le trouver, il a dû le faire venir; il a dit à un dévoué, comme en ont toujours les hommes de cette trempe: «Dieu veut éprouver son serviteur Kis; va, détourne ses ânesses, et mène-les à tel endroit.» L'homme a obéi: voilà Saül en recherche. Il ne trouve rien. En pareil cas, combien de paysans suisses, bavarois, tyroliens, bretons, vendéens, iraient chez le devin? Or rien de plus facile à ce devin que d'aposter des gens sur la route que dut suivre Saül; elle était prévue par Samuel; il projeta le sacrifice et le repas, d'après ce calcul; la portion mise à part pour un convive absent en est la preuve. Lorsqu'il a eu Saül en sa maison, il a employé la soirée à le sonder de toutes manières; il l'a préparé à son nouveau rôle; finalement, il écarte le serviteur, et mystérieusement, sans témoin, il exécute la grande, l'importante cérémonie de lui verser un peu d'huile sur la tête, (notez bien cette circonstance, il l'oint sans témoins, en secret, pour un effet qui sera public); il lui donne un baiser, dit le texte; il lui déclare que de ce moment Dieu l'a sacré roi incommutable, ineffaçable d'Israël.
A ce point de leur intimité, on sent que la confidence a été complète: Saül a connu et accepté les propositions et les conditions de Samuel. Celui-ci, qui a mesuré l'esprit de son client, pour le subjuguer de plus en plus, lui fait diverses prédictions d'un accomplissement immédiat. «En retournant chez vous, lui dit-il, vous allez rencontrer à tel endroit deux hommes qui vous diront que votre père a retrouvé les ânesses; plus loin, vous trouverez trois hommes allant à Beitel: ils vous diront telle chose, ils vous feront tel présent. Plus loin, à la colline des Philistins, vous trouverez la procession des prophètes descendant du haut lieu, au son des lyres, des tambours (de basque), des flûtes (à sept tuyaux) et des guitares. L'esprit de Dieu vous saisira; vous prophétiserez avec eux, et vous serez changé en un autre homme. Quand ces signes vous seront arrivés, vous ferez ce que vous voudrez. Dieu sera avec vous; vous viendrez me trouver à Galgala pour faire un sacrifice; j'y descendrai pour faire les offrandes pacificatoires; vous attendrez sept jours mon arrivée, et je vous ferai connaître ce que vous ferez. Saül s'en alla, et tout ce que lui avait prédit Samuel lui arriva.»
Si l'on prend garde, on ne verra là rien de miraculeux; il fut facile à Samuel d'organiser toutes ces rencontres, et même de calculer le temps et le lieu de la procession des prophètes, cérémonie religieuse, qui, par cette raison, dut avoir ses jours et heures fixes.
§ VIII.
Qu'était-ce que les prophètes et la confrérie des prophètes chez les anciens Juifs?
Autre fois je ne comprenais point ce que pouvaient être ces prophètes formant un cordon[51], une file d'hommes nus ou presque nus, dansant, chantant, échevelés, marchant au son des instruments (comme David devant l'arche). Je ne pouvais allier cette idée avec celle que je me faisais d'Isaïe, de Jérémie, d'Amos, de Nahum, etc., qui nous sont peints comme des hommes graves, écoutant en silence le souffle de vérités sublimes. Aujourd'hui que je connais ce pays, le caractère de ses habitants, je vois dans les mœurs actuelles la solution la plus simple du problème.
Il faut savoir que dans tous les pays musulmans il existe des confréries de dévots qui s'associent pour certaines pratiques et cérémonies, qu'eux-mêmes s'imposent, ou qui leur sont dictées par des chefs; à le bien prendre, la même chose n'a-t-elle pas lieu en Espagne, en Italie? n'a-t-elle pas eu lieu dans la France, l'Angleterre, l'Allemagne, dans toute la chrétienté, quand y régnait la ferveur religieuse? Si je recherche les motifs de ces associations volontaires, j'en trouve plusieurs; les uns naturels, dérivés de l'organisation même de l'homme, les autres artificiels, dérivés de l'état social.
L'homme, organisé comme il l'est, ne peut vivre ni solitaire, ni silencieux, ni immobile. Ses nerfs ont le besoin, la nécessité d'agir, comme son sang de circuler: ces nerfs sont construits de manière que si le fluide de sensibilité y est en surabondance, son évacuation, sa sécrétion deviennent aussi nécessaires que l'évacuation d'un excès de sang ou de sucs alimentaires. D'autre part, la nature a voulu, par un mécanisme singulier, que deux êtres humains ne pussent être en présence l'un de l'autre sans que leur système nerveux ne se mût réciproquement. De ces bases physiques, il a résulté que, dans l'état social, les hommes ont eu le besoin constant de se communiquer leurs idées, leurs sensations, leurs passions, et de s'associer selon les lois de sympathie, ou d'intérêt, variables dans leur application.
La facilité ou la difficulté de ces communications et associations forme ce que l'on appelle la liberté civile et politique. Là où existe cette liberté réglée par les usages ou les lois, le mouvement est paisible et sans secousses. Là où elle est contrariée, contrainte par la forcé, l'homme s'agite en tous sens pour vaincre ou éluder les obstacles et pour dépenser d'une manière quelconque son activité, sa sensibilité; alors se forment les associations partielles, les confréries de factions ou de sectes qui finissent en général par être la même chose, et qui sont au fond un instrument de pouvoir recherché par les individus comme abri, et par les chefs comme levier: voilà pourquoi dans les États despotiques, il y a plus spécialement de ces associations et confréries qui se couvrent d'un manteau religieux pour en imposer à la violence militaire; tandis que dans les États libres, comme dans notre Amérique, il n'existe pour ainsi dire rien de semblable, ou ce qui en existe n'a pas d'effet sensible. Sans doute encore, voilà pourquoi ces confréries, ces associations pieuses ont beaucoup de ferveur dans les temps d'ignorance, de bigoterie, d'esclavage et de grossièreté, tandis qu'elles en ont moins en raison du progrès des lumières, des sciences exactes et de la civilisation.
A ces titres, vous apercevez les motifs de leur activité dans tous les pays musulmans, où, par un instinct naturel, les hommes se groupent en confréries autour des mosquées, en moineries dans des couvents, comme font entre autres les derviches. Quelquefois le gouvernement les favorise comme instrument; quelquefois il les redoute comme résistance, parce que s'il frappe un membre, tout le corps retentit; c'est une compagnie d'assurance de la sûreté des personnes: et qu'y a-t-il de différent dans la chrétienté? Qu'était-ce que le gouvernement de la Provence quand le roi René y instituait la procession des fous, quand s'y formait la confrérie des pénitents blancs, des pénitents gris, etc. Remarquez encore que ces confréries sont surtout du goût des méridionaux, sans doute parce que leur vivacité à plus besoin de se dissiper en cris, en gestes, en spectacles, en cérémonies.
Quand j'ai eu pesé toutes ces considérations, j'ai conçu que de telles institutions ne purent manquer d'exister chez les anciens Hébreux, où elles trouvèrent des aliments généraux et particuliers. Par exemple, la tribu ou caste sacerdotale, ou lévitique, vivait dans une oisiveté absolue: le nombre des prêtres en fonctions étant limité, tout le reste qui vivait aux frais de la nation, c'est-à-dire, du produit des offrandes et sacrifices, n'avait à s'occuper, comme les Brahmes et comme les Druides, que de rites et de pratiques dévotes qu'ils avaient intérêt de multiplier pour provoquer les dons des fidèles; de tels hommes durent avoir des confréries, des processions et tout ce qui s'ensuit.
D'autre part, chez ce peuple livré à une anarchie constante, c'est-à-dire, au pouvoir déréglé, au despotisme transitoire de chaque individu, de chaque famille turbulente ou forte, dans cet état où fut le peuple hébreu pendant toute la période des juges (400 ans au moins), les confréries religieuses durent être un abri, et, comme je l'ai déja dit, une compagnie d'assurance contre les violences et les brutalités dont le livre des Juges offre de choquants exemples. Enfin à l'époque de Samuel, lorsque cet individu, faible d'abord, commença d'aspirer au pouvoir, et lorsque ensuite il y fut parvenu, les confréries lui offrirent un moyen d'appuyer sa marche, d'affermir, d'étendre son crédit; et il dut d'autant mieux cultiver ce moyen, qu'étant un intrus dans le sacerdoce, un usurpateur par rapport à la famille d'Héli, il eut un parti d'opposition, dont nous verrons bientôt les preuves, et parmi les hautes familles dont il blessait la vanité, et parmi les prêtres qui durent savoir à quoi s'en tenir sur les visions.
De tout ceci je déduis que la procession des prophètes chantants et dansants comme des derviches, dont Samuel annonce la rencontre à Saül en le congédiant, a dû lui être bien connue en ses mouvements, a dû être formée de ses amis, de ses dévoués, comme l'indique une anecdote postérieure; car l'historien nous dit que lorsque Saül roi voulut faire tuer David, qui s'était réfugié près de Samuel dans le canton de Nîout, ses émissaires armés trouvèrent la confrérie des prophètes dans l'acte de prophétiser, et Samuel debout qui les présidait.
Quant à ce qu'ajoute l'historien, «que ces émissaires furent saisis de l'esprit de Dieu et qu'ils se mirent à prophétiser aussi; que même chose arriva à deux autres escouades envoyées par Saül; enfin que ce roi lui-même étant arrivé plein de colère, il fut également saisi de l'esprit divin et se mit à prophétiser en présence de Samuel, après avoir jeté ses vêtements pour demeurer nu pendant un jour et une nuit;» ces faits bizarres peuvent sembler incroyables à des hommes de sens rassis et de sang-froid comme nous autres gens du nord et de l'ouest; moi-même je les ai d'abord rejetés comme non prouvés; et en effet ils manquent de témoins suffisants; aujourd'hui que je connais le pays, je les admets comme probables par plusieurs raisons naturelles.
D'abord j'observe que David, pendant le temps qu'il a vécu près de Saül, s'est fait beaucoup d'amis, témoin, entre autres, Jonathas (fils du roi), qui se dévoue pour lui; cette disposition a dû porter plusieurs émissaires à chercher des motifs d'éluder l'ordre; d'autres ont pu être influencés par l'ascendant religieux que Samuel avait conquis sur les esprits, et entre autres sur celui de leur prince; enfin tous, et surtout Saül, ont pu être maîtrisés par ce mécanisme du système nerveux, par ce magnétisme animal qui, encore aujourd'hui, exerce devant nous de fréquents exemples de ses phénomènes. Veuillez remarquer ce qui se passe toutes les fois que des hommes s'assemblent dans l'intention et l'exercice d'un sentiment commun: leurs regards, leurs cris, leurs gestes les électrisent à chaque instant davantage; et pour peur que la parole vienne y joindre des tableaux, les têtes s'exaltent au point de ne plus se posséder. Voyez ce qui arrive au théâtre tragique, ou dans le meilleur drame; si la salle est peu remplie de monde, les spectateurs ne s'émeuvent que faiblement, tandis que si elle est bien pleine, ils s'exaltent progressivement jusqu'à l'enthousiasme: voyez encore ce qui arrive dans nos temples aux jours de prédication de nos zélés puritains et méthodistes: les auditeurs arrivent froids; peu à peu leurs nerfs sont agacés par les gestes convulsifs de l'orateur acteur, par ses cris âcres tires du fond de la gorge; par les tableaux de damnation et d'enfer dont il se fait un mérite et un art d'effrayer les imaginations; une femme nerveuse tombe en convulsion, et voilà qu'une foule d'autres l'imitent et que tout l'auditoire est en trépidation; n'avons-nous pas vu fréquemment ces scènes à Philadelphie, dans les prédications du dimanche, surtout celles qui se font à la fin du jour[52]? Enfin consultez les médecins, et ils vous diront qu'en nombre d'occasions, l'aspect des convulsions, même épileptiques, est devenu contagieux pour les sujets délicats, tels que les femmes et les enfants. Or, cette irritabilité nerveuse existe principalement dans les pays chauds où elle est favorisée et promue par les aliments généralement âcres, par l'abondance du calorique et par le jeûne, qui est un des grands promoteurs de manies visionnaires et d'extase; voilà les diverses causes du phénomène nerveux qui a eu lieu dans l'assemblée chantante et hurlante des confrères prophètes à Niout et à la colline des Philistins.
Quant à l'acte de prophétiser, ce n'est pas la faute des livres hébreux, si nous nous en formons des idées fausses; ils disent tout ce qu'il faut pour les redresser; d'abord ils peignent les circonstances, le chant, ou plutôt les cris, la nudité; ensuite le mot même qu'ils emploient pour signifier prophète et prophétiser en est une définition, une explication très-claire; car le mot nabia est un dérivé de naba qui signifie littéralement être fou, faire le fou (insanire), crier, déclamer comme un poète qui chante des vers, comme un prophète qui chante des hymnes, des psaumes, des oracles [notez que chanter un psaume est un pléonasme, puisqu'en hébreu psaume se dit mazmour, qui signifie chant et chansons]. Or, qu'est-ce que tout ceci, sinon ce que faisait la Pythie de Delphes, ce que faisaient tous les rendeurs d'oracles chez les peuples de l'antiquité, ce que font encore chez les musulmans les derviches et les ikours (confrérie des écumeurs) dont je vois ici les folies, ce que font chez nous même les ardents, les illuminés de nos sectes bigotes? Par cela même que tous ces gens-là étaient ou semblaient être hors d'eux-mêmes, hors de leur sens naturel, ils étaient considérés comme saisis, comme agités de l'esprit divin. Certes, si quelque chose caractérise l'ignorance populaire d'une part, l'imposture et la fourberie sacerdotales d'une autre, c'est cette idée bizarre, cette opinion monstrueuse d'appeler esprit de Dieu, les déréglements maladifs de notre nature humaine; d'appeler l'épilepsie, esprit divin, mal sacré, comme il est encore nommé dans toute la Turquie par les musulmans et par les chrétiens.—Mais j'ai un peu quitté mon sujet sans néanmoins le perdre de vue; m'y voici rentré.
§ IX.
Suite de la conduite astucieuse de Samuel.—Première installation de Saül à Maspha.—Sa victoire à Iabès.—Deuxième installation.—Motifs de Samuel.
«Saül donc congédié par Samuel rencontra la procession des prophètes, et à la vue de ce cortége, saisi de l'esprit de Dieu, il se mit à prophétiser avec eux; ce fut une rumeur dans le peuple d'apprendre que Saül fût devenu prophète; ceux qui l'avaient connu se disaient: qu'est-il donc arrivé au fils de Kis, pour être aussi prophète? Et quelques gens dirent: quel est leur père à eux[53]? Son beau-père l'ayant interrogé sur les détails de son voyage, Saül lui dit tout, excepté l'affaire de la royauté.» (Voilà une connivence entre Saül et Samuel.)
Il restait une scène publique à jouer pour capter le respect et la crédulité du peuple à cet effet Samuel convoqua à Maspha une assemblée générale: après des reproches de la part de Dieu (car rien ne se fait sans ce nom): «Vous avez voulu,» dit-il, «un autre roi que votre Dieu, vous l'aurez: en même temps, il commença à tirer au sort les douze tribus d'Israël pour savoir de quelle tribu sortirait ce roi. Le sort tomba sur la famille de Benjamin: il tire au sort les familles de Benjamin; le sort tombe sur la famille de Matri, puis enfin dans cette famille, sur la personne de Saül.»
Assurément s'il est une jonglerie, c'est celle de tirer au sort une chose déja résolue. Quant à la ruse de diriger ce sort, on sait qu'il ne faut qu'un peu d'adresse de joueur de gobelets; partout on en a vu, on en voit encore des exemples. En ce temps de civilisation, la France n'a-t-elle pas vu ses cinq directeurs tirant au sort à qui sortirait de charge, lorsqu'entre eux le sortant était convenu? Eh bien, moyennant un lot de cent mille francs comptant, une voiture attelée de deux bons chevaux, et le brevet d'un emploi, le sortant ne manquait pas, sur les cinq boules d'ivoire mises dans l'urne, de prendre celle qui était chaude, et le monde était édifié.
Il fallait ici quel le peuple hébreu crût que Dieu lui-même faisait choix de Saül, afin que ce choix imposât obéissance à tous, et respect aux mécontents dont l'opposition ne laissa pas encore de se montrer: par surcroît de jonglerie, Saül ne se trouva point présent: il est clair que Samuel l'avait fait cacher; on le cherche, bientôt on le trouve dans sa cache que le voyant aura peut-être encore eu le mérite de deviner: le peuple fut émerveillé de voir un si bel homme, et selon le récit littéral il cria: vive le roi (ïahihé malek).
«Alors Samuel lut au peuple les statuts de la royauté, et il les écrivit en un livre qu'il déposa (sans doute dans le temple). Après cette cérémonie, le peuple étant congédié, Saül revint en sa maison, c'est-à-dire, en son domaine rural, en sa métairie[54], et il rassembla autour de lui, pour faire une armée, les hommes dont Dieu toucha le cœur (c'est-à-dire, les croyants, les partisans de Samuel): mais des méchants dirent: quoi! c'est là celui qui nous sauvera! Et ils ne lui portèrent pas de présents.»
Ces derniers mots nous montrent un parti de mécontents qui est dans la nature des choses; l'esprit et le ton de dédain de cette expression indiquent d'abord, pour son motif, le bas étage, la condition populaire où était né Saül, et peut-être ensuite la médiocrité de ses talents déja connus de ses voisins, sans compter une infirmité secrète que nous verrons se développer. On sent alors que ces mécontents furent des gens de la classe distinguée par la naissance et la richesse, lesquels ne sont, dans le texte, qualifiés de méchants, que parce que le rédacteur est un croyant, un dévot qui abonde dans le sens du prêtre, son héros, et de la superstitieuse majorité de la nation.
D'autre part, un fait digne d'attention est ce livre des statuts royaux écrits par Samuel. Le mot hébreu est mashfat[55] qui signifie sentence rendue, loi imposée. Quelle fut cette loi, cette constitution de la royauté?
La réponse n'est pas douteuse: ce fut ce même mashfat mentionné au chap VIII, v. 11, où Samuel (irrité) dit au peuple: «Voici le mashfat du roi qui régnera sur vous; il prendra vos enfants, il les emploîra au service de son char et de ses chevaux; ils courront devant lui et devant ses attelages de guerre; il en fera des (soldats), des chefs de mille, des chefs de cinquante hommes; il les emploîra à labourer ses champs, à faire ses moissons, à fabriquer ses instruments de combat, et ses armes et ses chars; il prendra vos filles et en fera ses parfumeuses (ou laveuses de vêtements), ses cuisinières, ses boulangères; il s'emparera de vos champs de blés, de vos vergers d'oliviers, de vos clos de vigne, il les donnera aux gens de son service; il prendra la dîme de vos grains et de vos vins pour la donner à ses eunuques, à ses serviteurs; il enlevera vos esclaves ou serviteurs, mâles et femelles, ainsi que vos ânes, et tout ce que vous avez de meilleur dans vos biens sera à son service; il dîmera sur vos troupeaux, et de vos propres personnes il fera ses esclaves[56].»
On se tromperait si l'on prenait ceci pour de simples menaces: c'est tout simplement le tableau de ce qui se passait chez les peuples voisins qui avaient des rois; c'est une esquisse instructive de l'état civil et politique, même militaire de ce temps-là, où nous voyons les chars, les esclaves, les eunuques, les dîmes, les cultures de diverses espèces, les compagnies et bataillons de mille et de cinquante, etc., comme dans les temps postérieurs; mais tels étaient les maux résultants du régime théocratique, c'est-à-dire du gouvernement par les prêtres, sous le manteau de Dieu, que les Hébreux lui préférèrent le despotisme militaire concentré dans la personne d'un seul homme qui, à l'intérieur, eût le pouvoir de maintenir la paix, et qui, à l'extérieur, eût celui de repousser les agressions, les oppressions étrangères: il faut nous en rapporter à eux pour croire que de leur part ce ne fut pas une résolution si déraisonnable d'insister comme ils le firent, et de forcer le prêtre Samuel à constituer une royauté[57].
Si ce prêtre eût été un homme équitable, il eût, en établissant les droits de roi, constitué aussi la balance de ses devoirs qui composent les droits du peuple; il lui eût imposé, comme il se pratiquait en Égypte, les devoirs de la tempérance en toutes choses, de l'abstinence du luxe, de la répression de ses passions, de la surveillance de ses agents, de la haine de ses flatteurs, de la fermeté à punir, de l'impartialité à juger entre les opinions et les sectes de ses sujets, etc., etc. Mais le prêtre Samuel, irrité de se voir arracher le sceptre qu'avait conquis sa fourberie, en aiguisa la pointe pour en faire, dans les mains de son successeur, une lance ou un harpon.
Le plus fâcheux de cette affaire fut que Saül, de son côté, ne se trouva point doué d'assez de moyens, d'assez d'esprit pour contre-miner ce perfide protecteur: il l'eût pu, en feignant de se tenir strictement à ses ordres, en l'obligeant de les expliquer nettement, pour rejeter sur lui les échecs qui en eussent résulté, et pour avoir lui-même devant le peuple le mérite des succès qu'il eût obtenus en s'en écartant. David, à sa place, n'y eût pas manqué; mais Saül fut tout uniment un brave guerrier, qui, ne se doutant pas de la politique des temples, devint la dupe et la victime d'un machiavélisme consommé. L'art exista long-temps avant que l'Italie en eût écrit les préceptes. J'allais oublier une dernière remarque, importante sous plusieurs rapports: elle m'est suggérée par le contraste frappant que je trouve entre la doctrine de Samuel et celle de Moïse sur la royauté.
Nous venons de voir que, selon Samuel, le mashfat ou statut royal est un pur et dur despotisme, une vraie tyrannie; selon Moïse, c'est tout autre chose. Pour s'en convaincre il suffit de lire ses préceptes consignés au 17e chapitre du Deutéronome, v. 14 et suivants. Le texte dit littéralement: «Quand vous serez entrés dans la terre que Iehouh, votre Dieu, vous a donnée, et que vous la posséderez et l'habiterez, et que vous direz: Je veux établir sur moi un roi comme tous les peuples qui m'environnent,—vous établirez celui que choisira Iehouh, votre Dieu;—vous le prendrez parmi vos frères (juifs); vous ne prendrez point un étranger, qui n'est point votre frère;—et (ce roi) ne possédera point une multitude de chevaux; il ne fera point retourner le peuple en Égypte pour avoir plus de chevaux; il ne se donnera point une multitude d'épouses; son cœur ne déviera point..... Il n'entassera point de trésors en or et en argent; et lorsqu'il s'assiéra sur le trône, il écrira pour lui-même un double de la loi (copié) sur le livre qui est devant les prêtres lévites;—et cette copie restera entre ses mains; il la lira tous les jours de sa vie pour apprendre à craindre Iehouh son Dieu, et pour pratiquer tous ses préceptes.»
Quelle différence entre ce statut de Moïse et celui de Samuel! Notez bien ces mots: Le roi sera un de vos frères, un homme tout simplement comme chacun de vous; et il sera soumis à toutes les lois qui gouvernent la nation! Comment se fait-il que Samuel n'ait pas intimé, pas insinué un seul mot d'une ordonnance si précise, si radicale du législateur? Comment personne n'en a-t-il fait la moindre mention? Est-ce que la loi de Moïse était ignorée, oubliée? Est-ce que par hasard cet article, du moins, n'y était pas encore inséré? Des soupçons raisonnables peuvent s'élever à cet égard.—D'habiles critiques ont déja remarqué que, dans le Pentateuque, plus de trente passages sont manifestement postérieurs à Moïse, et postérieurs de plusieurs siècles: de ce nombre est le terme nabia, employé pour dire prophète, lequel, de l'aveu de l'historien des rois, n'a été substitué que très-tard au mot rah (voyant), usité par conséquent au temps de Moïse: or, dans tout le Pentateuque on n'emploie que le mot nabia: dont cet ouvrage serait tardif.
De plus, ce qui est dit ici, «ne pas posséder une multitude de chevaux; ne pas se donner une multitude de femmes; ne pas entasser des trésors d'or et d'argent; ne pas laisser dévier son cœur (des voies d'Iehouh),» est une allusion si directe aux péchés de Salomon, qu'il en résulte une preuve additionnelle de posthumité: par surcroît, ces mots, quand vous posséderez la terre (promise) et que vous direz: «Je veux établir sur moi un roi comme tous les autres peuples;» ces mots, dis-je, sont tellement la peinture de ce qui est arrivé sous Samuel, que l'on a droit de les prendre pour un récit historique, métamorphosé après coup en prophétie. Qui jamais a fait mention d'aucun roi juif ayant copié de sa main la loi, à moins que ce ne soit celui qui eut pour régent et tuteur un grand-prêtre, de la part de qui un tel ordre vient admirablement bien (Helqiah)? Si ce fut un précepte de Moïse, comment fut-il textuellement oublié par Samuel même, prophète et grand-juge? Ne sont-ce pas-là autant d'arguments puissants en faveur de ceux qui soutiennent que le Pentateuque est une composition tardive, et peu antérieure à la captivité de Babylone? et que le fond des chroniques, sur divers points et sur diverses époques, conserve plus réellement le caractère de l'antiquité? Je viens à mon sujet.
Après l'installation du nouveau roi, chacun retourne à son village, à ses champs. Bientôt le roi des Ammonites prend les armes, et vient assiéger la ville de Jabès à l'orient du Jourdain. Les habitants hébreux offrent de se rendre, de payer tribut. Ce roi ne veut les recevoir à composition qu'en leur crevant à tous l'œil droit, pour les livrer, dit-il, à l'opprobre et au mépris d'Israël. Ces malheureux dépêchent à leurs frères d'Israël des députés que l'on conduit à Saül; on le trouve ramenant du labourage sa charrue attelée de deux bœufs (vive peinture des mœurs du temps); Saül est saisi de colère (le narrateur appelle cela l'esprit de Dieu), il coupe ses deux bœufs en morceaux qu'il envoie par tout Israël, avec ces paroles: «Quiconque ne viendra pas de suite rejoindre Saül, ses bœufs seront traités de la sorte.»
Le moyen fut efficace; tout Israël se rassembla, comme un homme, dit le texte; ici l'hebreu dit 30,000 hommes de Juda, et 300,000 des onze tribus; le grec au contraire: 70,000 de Juda, 600,000 du reste. De telles variantes, qui sont très-répétées, montrent le crédit que méritent ces livres au moral, quand le matériel est ainsi traité. D'après le grec, en comptant six têtes pour fournir un homme de guerre, ce serait plus de trois millions d'habitants sur un territoire de 900 lieues carrées au plus, par conséquent plus de 3000 ames par lieue carrée, ce qui est contre toute vraisemblance. Le plus raisonnable est, nombre moyen, peut-être 20,000 pris par élite pour un coup de main qui demandait surtout de la rapidité. Saül part comme un trait; il arrive à la pointe du jour (sans doute le sixième), et fond sur le camp des Ammonites, qui, habitués aux lenteurs fédérales des Juifs, n'attendaient rien de tel; il les surprend, les écrase et délivre la ville. Le peuple, charmé de ce début, le porte aux nues et propose à Samuel de tuer ceux qui ne l'avaient point reconnu et salué roi. Saül, brave, et par cette raison généreux, s'y oppose. Ce jour-là, Samuel satisfait, ordonne qu'il y ait un autre assemblée générale à Galgala, pour y renouveler l'installation; cela fut fait.
Pourquoi cette seconde cérémonie? Est-ce afin de donner aux opposants, aux mécontents, le moyen de se rallier à la majorité du peuple et d'étouffer un schisme qui eut plus de partisans qu'on ne l'indique; car nous en reverrons la trace, lors de la prochaine guerre des Philistins, dans le camp desquels se trouvèrent beaucoup d'émigrés hébreux, portant les armes contre le parti de Samuel et de Saül.
Voilà un premier motif apparent, déja habile; mais nous allons découvrir que Samuel, toujours profond et plein d'embûches, en eut un autre secret, puisé dans son intérêt et son caractère.
Le texte nous dit, chap. XII, que l'assemblée étant formée, Samuel debout devant tout le peuple fit une harangue dont la substance est que, «il a géré les affaires avec une entière intégrité; qu'il n'a pris le bœuf ni l'âne de personne; qu'il n'a opprimé, persécuté aucun habitant; qu'il n'a point reçu de présents de séduction, et cependant, laisse-t-il entendre, vous m'avez forcé de mettre un roi à ma place.» Il attribue ce reproche à Dieu; mais Dieu, c'est lui.—Or, comme par la nature du régime royal tel qu'il l'a dépeint, Saül ne pouvait manquer de faire des vexations de ce genre, il en résulte à son détriment un contraste qui, en ce moment même, tend à diminuer le crédit qu'il venait d'acquérir, et qui met en évidence la jalousie qu'en avait conçue Samuel.
Ce prêtre insista sur l'idée que Dieu avait jusque-là gouverné la nation par des élus spéciaux tels que Moïse, Aaron, Sisara, Gédéon, Jephté, etc., et que le peuple, rebelle aujourd'hui, voulait se gouverner de lui-même par des hommes de son propre choix; or, comme ce nouveau système enlevait le pouvoir suprême et arbitraire à la caste des prêtres dont Samuel s'était rendu le chef, on voit d'où lui vient le profond dépit qu'il en conserve; en même temps que l'on voit l'arrogance sacrilége de ce caractère sacerdotal qui s'établit de son chef interprète et représentant de la Divinité sur la terre.
Ici le narrateur (prêtre aussi) a joint une circonstance remarquable: «Vous voyez, dit Samuel au peuple, que nous sommes dans le temps de la moisson (c'est-à-dire à la fin de juin et aux premiers jours de juillet); eh bien! j'invoquerai Dieu, et il me donnera réponse par la voix du tonnerre et par la pluie, et vous connaîtrez votre péché de désobéissance. Or il survint du tonnerre et de la pluie, et le peuple fut saisi d'effroi; il connut son péché, il demanda pardon à Samuel qui (généreusement) répondit qu'il ne cesserait néanmoins jamais de prier Dieu pour eux, etc.»
C'est fort bien: mais sur ce récit, nous avons droit de dire d'abord, où sont les témoins? Qui a vu cela? Qui nous le dit? Un narrateur de seconde main: fut-il témoin? il est le seul, il est partial; et d'ailleurs une foule de faits ou de récits semblables se trouvent chez les Grecs, chez les Romains, chez tous les Barbares anciens, et alors il faut croire que leurs voyants, que leurs devins eurent aussi le don des prodiges; mais admettons le récit et le fait: nous avons encore le droit de dire que Samuel, plus habile en toutes choses morales et physiques que son peuple de paysans superstitieux, avait vu les indices précurseurs d'un orage, qui d'ailleurs n'est pas chose rare à cette époque de l'année. Moi-même, voyageur, n'en ai-je pas vu aux derniers jours de décembre où le cas est bien plus singulier?
En résultat, le peuple prit une nouvelle confiance dans la puissance de Samuel, et c'était là ce que voulait ce roi ecclésiastique pour ne pas perdre la tutelle de son lieutenant royal.
§ X.
Brouillerie et rupture de Samuel avec Saül.—Ses motifs probables.
A cette époque Saül devait être un homme âgé, pour le moins, de quarante ans; car dans la guerre des Philistins qui va éclater tout à l'heure, son fils Jonathas se montre un guerrier déja capable de faits d'armes hardis et brillants. Comment se fait-il donc que le texte hébreu et toutes ses versions nous disent que Saül était âgé d'un an quand il régna? Les interprètes ont voulu corriger cela par diverses subtilités; il n'est à cette erreur qu'une bonne solution. Le texte hébreu ne porte point le mot un, il dit sèchement: Saül était âgé de... an; il est clair que dans le manuscrit premier, source des autres, le nombre est resté en blanc, parce que l'auteur (présumé Esdras) oublia ou ne put établir le nombre, et la preuve ou l'indice de ce fait est que la version grecque présumée faite sur ce manuscrit a totalement supprimé l'article. Je reviens à Saül.
Il fut naturel à ce nouveau roi d'être enflé de son premier et brillant succès, de sa subite et haute fortune: aussi le voit-on très-peu de temps après cette assemblée, déclarer la guerre aux Philistins; divers incidents mentionnés donnent lieu de soupçonner que ce fut contre l'avis de Samuel, et que de là, naquit entre eux cette mésintelligence que nous allons voir éclater. Samuel put, avec raison, représenter à Saül «que les Philistins étaient puissants, aguerris, redoutables; que leur commerce maritime, rival de celui des Sidoniens et des Tyriens[58], leur donnait des moyens d'industrie supérieurs à ceux des Hébreux; que ceux-ci, quoique laissés en paix sous sa judicature, n'étaient cependant pas en état complet d'indépendance ni de résistance puisqu'ils n'avaient pas même la liberté d'avoir des forgerons (chap. XIII, v. 19) pour fabriquer leurs faux, leurs socs de char et à plus forte raison des lances[59], que le mieux était de temporiser.»
Tout cela était vrai et sage: Saül passa outre; il était plein de confiance dans l'ardeur du peuple; il put répondre aussi que Dieu bienveillant y pourvoirait comme au temps de Gédéon et de Jephté.—Il choisit trois mille hommes pour rester sur pied avec lui, il renvoie le reste: sur cette élite, il donne mille hommes à son fils Jonathas; bientôt ce jeune homme attaque un poste de Philistins qui crient aux armes, et se rassemblent; Saül les voyant nombreux appelle tous les Hébreux. Selon l'historien, les Philistins déploient trente mille chars de guerre, six mille cavaliers et une multitude de piétons pareille au sable de la mer; nous demandons qui a compté ces chars et ces cavaliers; en outre il y a ici une invraisemblance choquante, car tout le territoire des Philistins n'était pas de plus de cent lieues carrées, qui ne comportent pas plus de deux cent mille têtes d'habitans: l'on nous supposerait ici plus de cent mille guerriers; c'est une chose tout-à-fait remarquable que les nombres soient généralement enflés dans les livrés juifs à un degré hors de croyance et presque toujours en nombres ronds par décimales.
La peur saisit les Hébreux; ces paysans (à la mode des Druzes) se dispersèrent et furent se cacher dans les montagnes et les cavernes: Saül se trouva dans un très-grand embarras; il invoqua Samuel: celui-ci lui répondit d'attendre sept jours (il voulait voir comment cela tournerait); pendant ce temps le peuple continue de déserter. Saül, croyant que le succès dépendait surtout du sacrifice propitiatoire, en ordonna les préparatifs; et parce qu'il vit l'ennemi prêt à l'attaquer sans que Samuel fût arrivé, il se décida à faire lui-même le sacrifice qui était l'attribut du prêtre. Enfin Samuel arrive: «Qu'avez-vous fait!» dit-il à Saül. Ce roi lui explique ses motifs. Samuel lui répond: «Vous avez agi comme un insensé; vous n'avez point observé les ordres que vous a donnés Dieu; il avait établi votre règne pour toujours: maintenant votre règne ne s'affermira point; Dieu a cherché un homme selon son cœur; il l'a établi chef sur son peuple,» et Samuel s'en alla.
Une telle conduite, un changement si brusque, n'ont pu avoir lieu sans de graves motifs; il faut nécessairement supposer qu'il s'était passé entre eux quelque dissentiment, quelque contestation grave du genre que j'ai indiqué, et cependant cela ne suffirait pas encore pour expliquer un parti si décidé, pour justifier tant d'orgueil et tant d'insolence: j'aperçois un autre motif: la suite des actions publiques et privées de Saül mettra en évidence qu'il fut attaqué d'une maladie nerveuse, dont les symptômes sont ceux de l'épilepsie: ne serait-ce pas que ce genre de maladie si fâcheux en lui-même, étant ordinairement tenu caché, Samuel n'en eut point connaissance quand il choisit Saül, mais que l'ayant ensuite connu, il se sentit pris en défaut devant l'opinion publique, devant ses propres ennemis, et qu'alors il chercha l'occasion et le moyen de se dédire pour se redresser? Il n'en est pas moins vrai qu'ici sa conduite est méchante et blâmable en ce qu'elle détruit la confiance du peuple en son chef et l'encourage à le déserter pour ouvrïr le pays à l'ennemi.
Ce prêtre a cru toute victoire impossible, et en immolant son protégé vaincu, il a voulu se ménager des capitulations personnelles avec ses ennemis intérieurs et étrangers.
Le sort trompa ses calculs: «Saül resté seul avec six cents hommes déterminés comme lui, ne perd point courage; il prend poste devant le camp ennemi en prohibant toute attaque. Quelques jours se passent: son fils Jonathas se dérobe à son insu (probablement de nuit) suivi d'un seul écuyer[60]; il se présente à un poste philistin, situé sur un roc escarpé; il est pris pour un transfuge hébreu tel qu'il en était arrivé un grand nombre depuis deux jours; il grimpe avec son écuyer; ils sont accueillis, et à l'instant tous deux frappent avec tant d'audace et de bonheur qu'ils étendent morts vingt guerriers sur un demi-arpent de terre: la confusion et la peur se répandent dans le camp, les Philistins se croient trahis, soit les uns par les autres, soit par les transfuges hébreux: on se bat d'homme à homme; Saül averti par le bruit, accourt avec son monde, la déroute devient complète: emporté par son bouillant courage, ce roi proclame l'imprudente défense de rien manger avant d'avoir fini le jour à tuer et à poursuivre. Son fils, qui l'ignore, rafraîchit sa soif d'un peu de miel; le père veut l'immoler à son serment (comme Jephté), mais le peuple s'y oppose et sauve Jonathas.»
Voilà une seconde victoire du nouveau roi; mais celle-ci arrivée contre toute attente, dut déconcerter Samuel; aussi ne le voit-on point se montrer sur la scène; les Philistins vaincus rentrèrent chez eux. Il paraît qu'une trève fut admise, puisque l'historien ne parle plus de guerre de ce côté; il spécifie au contraire que Saül tourna ses armes contre d'autres peuples: «qu'il attaqua, l'un après l'autre, les Moabites, les Ammonites, les Iduméens, les rois syriens de Sobah (au Nord et par delà Damas), et que ce ne fut qu'ensuite qu'il revint contre les Philistins et les Amalekites:» partout il fut heureux et vainqueur.
On sent que ces diverses guerres prirent plusieurs années, et pour le moins, chacune d'elles une campagne: aussi, le narrateur semble-t-il terminer là son histoire en dénombrant et nommant les femmes qu'épousa Saül, les enfants qu'il eut de chacune d'elles, les hommes qu'il établit commandants de sa garde et généraux de ses troupes.
A la manière dont est terminé ce chapitre, un lecteur, habitué au style de ces livres, croirait que l'histoire de Saül est réellement finie, car leur formule ordinaire pour clore l'histoire des autres rois est également de recenser leurs femmes, leurs enfants et les personnages marquants de leur règne; et cependant le chapitre 15 qui est le suivant, semble commencer une autre portion du règne de Saül contenant spécialement les détails de la consécration et substitution de David à dater d'une scène de rupture finale qui eut lieu entre le roi et Samuel.
Ne serait-ce pas que le rédacteur final présumé Esdras, en compilant les mémoires originaux écrits par Samuel, Nathan et Gad selon le témoignage des Paralipomènes, chapitre 29, aurait cousu leurs récits l'un à l'autre sans beaucoup de soins, comme ont fait, en général, les anciens? Nous verrons la preuve de cette idée se reproduire dans la présentation de David à Saül.
§ XI.
Destitution du roi Saül par le prêtre Samuel.
Quoi qu'il en soit, plusieurs années, peut-être huit ou dix se passent pendant les guerres de Saül, sans qu'il soit question de Samuel. Sans doute les succès et la popularité du roi en imposèrent au prophète. Enfin, il reparaît sur la scène; il a cherché une occasion favorable à ses vues: il vient trouver Saül; il débute par lui rappeler qu'il l'a sacré roi: c'est déja lui intimer l'obéissance à ce qu'il va lui dire, ne fût-ce que par un sentiment de gratitude: Puis voici, lui dit-il, ce qu'ordonne aujourd'hui Dieu qui m'ordonna autrefois de vous sacrer.
«Je me suis rappelé ce qu'a fait le peuple d'Amalek contre mon peuple à sa sortie d'Égypte.» (Il y avait de cela quatre cents ans; Amalek s'était opposé au passage des Hébreux et en avait tué plusieurs.) «Allez maintenant, frappez Amalek; détruisez tout ce qui lui appartient; n'épargnez rien, vous tuerez hommes, femmes, enfants, bœufs, agneaux, chameaux, ânes.»
Qui ne frissonne à un tel récit? faire parler Dieu pour exterminer une nation à cause d'une querelle de quatre cents ans de date, dans laquelle les Hébreux étaient agresseurs, car ils voulaient forcer le passage sur le territoire d'Amaleck.
Mais ici quel est le but de Samuel? Il a un dessein en vue; il lui faut une occasion pour l'exécuter: quelque rapine récente des Bedouins amalekites aura aigri le peuple juif: Samuel y a vu un motif de guerre populaire, il le saisit.
Saül forme une armée; le texte hébreu y compte dix mille hommes de Juda, deux cent mille piétons, sans doute des autres tribus, le texte grec dit quatre cent mille hommes de l'un et trente mille de l'autre[61]. Pourquoi ces contradictions? pourquoi ces absurdités? car c'en est une que deux cent mille hommes pour faire un coup de main de surprise contre une petite tribu de Bedouins. «Saül part, il surprend les Amalekites dans le désert; il tue tout ce qui lui tombe sous la main, saisit leur roi vivant, le garde avec une élite de bestiaux et de butin; revient triomphant au Mont-Carmel, descend à Galgala, où est un autel, et se prépare à faire un sacrifice pour offrir à Dieu, dit le texte, ce qu'il y a de meilleur eh son butin; c'est-à-dire les dépouilles opimes selon les rites grec et romain. Samuel arrive; or, nous dit l'historien, Dieu avait parlé à Samuel (pendant la nuit) et lui avait dit: Je me repens d'avoir fait Saül roi, car il s'est détourné de moi et n'a pas suivi mes ordres; et Samuel, effrayé, avait crié à Dieu toute la nuit.»
Encore une apparition, un colloque, un repentir de Dieu! Pensez-vous que nos nègres et nos sauvages pussent entendre de tels contes sans rire? Les Juifs digèrent tout; ils ne demandent à Samuel aucune preuve; lui seul pourtant est témoin; lui seul peut avoir écrit de tels détails; il est ici auteur, acteur, juge et partie; reste à savoir qui veut être juif pour le croire sur sa parole.
Il arrive, et s'avance vers Saül: «Quel est, lui dit-il, ce bruit de troupeaux que j'entends ici? Saül répond: Le peuple a épargné ce qu'il y a de meilleur dans les biens d'Amalek pour l'offrir au Seigneur votre Dieu; nous avons détruit le reste. Permettez, reprit Samuel, que je vous récite ce que m'a dit Dieu cette nuit: Parlez, dit Saül.—Quand vous étiez petit à vos yeux, dit le Seigneur, ne vous ai-je pas fait roi d'Israël, et maintenant ne vous ai-je pas envoyé contre Amalek, en vous spécifiant de l'exterminer? pourquoi n'avez-vous pas rempli mon commandement? pourquoi avez-vous péché et mis des dépouilles à part?—J'ai obéi, j'ai marché, j'ai détruit Amalek, j'amène son roi vivant, mais le peuple a gardé des dépouilles et des victimes de bestiaux pour les immoler à l'autel de Dieu à Galgala. Samuel répond: Sont-ce des offrandes et des victimes que Dieu demande, plutôt que l'obéissance à ses ordres? Ici l'on cherche à connaître la bonne aventure par la victime, en inspectant la graisse des beliers;[62] mais sachez que le péché de la divination est une révolté, une chimère, une idolâtrie; puisque vous avez rejeté l'ordre de Dieu, il rejette votre royauté.»
Saül, faible et superstitieux, s'avoue coupable, il supplie l'ambassadeur de Dieu, de prier pour effacer son péché; le prêtre repousse sa prière, lui réitère sa destitution et s'écarte de lui pour partir: Saül saisit le pan de son manteau pour le retenir: le prêtre implacable fait un effort par lequel le pan se déchire: «Dieu, répète-t-il, a déchiré votre royauté sur Israël, et l'a livré à un autre meilleur; il l'a ainsi décrété: est-il un homme pour se repentir? Saül insiste; j'ai péché, ne me déshonorez pas devant mon peuple et devant ses chefs; revenez vers moi, je me courberai devant votre Dieu[63]; et Samuel revint, et Saül se courba devant Iehouh; et Samuel dit: Faites approcher de moi Agag, roi d'Amalek; et Agag étant venu, Samuel lui dit: Comme tu as fait aux enfants de nos mères, il va être fait au fils de la tienne;» et Samuel le coupa en morceaux[64] (il semble, avec une hache); et Samuel s'en retourna à Ramatah, et plus de son vivant ne revit Saül.
Quelle scène barbare! elle est horrible, j'en conviens; mais j'en connais de plus horribles encore qui de nos jours se passent sous nos yeux. Supposons que Samuel eût emmené Agag à Ramatah, que là il l'eût enfermé dans un cachot, au fond d'une citerne; que chaque jour il fût venu avec quelques acolytes lui faire subir des tortures variées; lui griller les pieds, les mains, l'étendre sur un chevalet pour le disloquer, etc., tout cela avec des formules mielleuses, en lui disant que c'était pour son bien; est-ce que le sort de la victime n'eût pas été mille fois plus affreux? Ah! vive la franche cruauté du prêtre hébreu comparée à la charité des prêtres et moines que consacre Rome! Et des gouvernements européens souffrent, autorisent de telles abominations!
Mais Samuel se porta-t-il à un tel acte sans motif, sans but médité? Cela ne serait pas conforme à son caractère profond et calculateur: il me semble ici apercevoir des motifs plausibles.
Depuis dix à douze ans, Saül, par ses victoires, ne cessait d'accroître, d'affermir son crédit royal, sur l'esprit de toute la nation: Samuel se trouvait éclipsé; ce prêtre prit une occasion de flatter la passion vindicative des Hébreux contre les Amalekites. La victoire de Saül lui fournit un moyen de prendre ce roi en faute, en désobéissance à l'ordre de Dieu donné par Moïse même, qui avait recommandé l'extermination d'Amaleck: c'était le moment où Samuel méditait le coup audacieux de nommer, d'oindre le substitut, le rival de Saül; il regarda comme utile, comme nécessaire de frapper les esprits de terreur par un coup préliminaire plus audacieux, plus imposant, qui pût faire craindre à Saül même de voir tomber sur lui quelque nouvel anathème céleste: ce qu'il y a de certain, c'est que ce but de Samuel paraît avoir été rempli, puisque Saül n'osa jamais se porter contre lui par la suite à aucun acte de violence.
En considérant l'action de Samuel sous un point de vue général, politique et moral, elle présente dans son auteur une réunion étonnante de cruauté et d'orgueil, d'audace et d'hypocrisie: un petit orphelin parvenu, décréter, pour sa fantaisie, l'extermination d'un peuple entier jusqu'au dernier être vivant! Insulter, avilir un roi couvert de lauriers, devenu légitime par ses victoires, par l'assentiment de la nation reconnaissante de la paix et du respect qu'il lui procure! Un prêtre troubler toute cette nation par un changement de prince, par l'intrusion d'un nouvel élu de son choix unique, par le schisme qui en doit résulter, et qui en effet en résulta, au point que l'on peut dire que là s'est trouvé le premier germe de cette division politique des Hébreux qui, comprimée sous David et sous Salomon, éclata sous l'imprudent Roboam et prépara la perte de la nation en la déchirant en deux petits royaumes, celui d'Israël et celui de Juda.
Et voilà les fruits de ce pouvoir divin ou visionnaire, imprudemment consenti par un peuple abruti de superstition, par un roi, d'ailleurs digne d'estime, mais faible d'esprit, au profit d'un imposteur qui ose se dire l'envoyé de Dieu, le représentant de Dieu, enfin Dieu lui-même; (car telle est la transition d'idées qui ne manque jamais d'arriver quand on tolère la première.)
Le naïf historien achève, sans le savoir, de nous tracer le portrait du caractère de Samuel, en nous disant:
«Samuel ne revit plus Saül; mais il pleura son malheur de ce que Dieu l'avait rejeté:»
Et quelque temps après, Dieu apparut au saint prophète, et lui dit: «Pourquoi continues-tu de pleurer sur Saül? Cesse de t'affliger; il faut en sacrer un autre.»
Ainsi Samuel, par ses cris nocturnes, se donnait la réputation de pleurer sur le roi qu'il assassinait; l'Espagne et l'Italie, dans la science de leurs saints offices, ont-elles produit quelque inquisiteur plus tendre ou plus scélérat?
§ XII.
Samuël, de sa seule autorité, et sans aucune participation du peuple, oint le berger David et le sacre roi en exclusion de Saül.
Par réflexion, Samuel répondit à son Dieu: «Si Saül connaît que j'ai sacré un autre, il me fera mourir.» Alors le Dieu Jehowh lui explique comment il faut feindre un sacrifice chez le nommé Isaï, au village de Betléhem, et comment, sur les huit enfants mâles de cet homme, il lui fera connaître celui qu'il a choisi pour nouveau roi. Samuel donc remplit d'huile une petite corne[65], et il se rendit au village de Betlèhem: les vieillards surpris et inquiets sortirent au-devant de lui et lui dirent: La paix avec vous[66]; et il répondit: la paix (sheloûm). «Je suis venu immoler; sanctifiez-vous, vous viendrez avec moi manger la victime; et il sanctifia Isaï et ses enfants, et les appela au repas de la victime; et à mesure qu'ils entrèrent, voyant Eliâb l'aîné, un bel homme, il se dit: Voilà sûrement l'oint de Dieu; mais Dieu lui dit (tout bas): Non, ce n'est pas lui. L'homme juge par l'œil, je juge par le cœur.»
Samuel fit ainsi passer les sept fils d'Isaï et lui dit: «Dieu ne fait pas de choix; est-ce que tu n'as pas d'autres enfants? Isaï répondit: Il y a encore le plus jeune qui veille aux troupeaux. Fais-le venir, dit Samuel, car nous ne nous assiérons pas à table sans lui: on alla donc le chercher; c'était un jeune homme roux, d'une bonne et belle physionomie; et Dieu dit à Samuel: «Oins-le, c'est lui»; et Samuel prit la corne d'huile et l'oignit à côté de ses frères; et de ce moment l'esprit de Dieu prospéra sur David; et Samuel retourna à Ramah (chez lui). L'esprit de Dieu se retira de Saül et un esprit méchant envoyé par Dieu agita ce roi, et ses serviteurs lui proposèrent de lui amener un homme sachant jouer de la lyre: il accepta, et l'un d'eux ajouta: J'ai vu un fils d'Isaï de Betléhem qui en sait jouer; c'est un jeune homme fort, un homme de guerre, prudent en ses discours, d'une belle mine; Dieu est avec lui: et Saül envoya vers Isaï demander David, et Isaï prit des pains, une outre de vin et un jeune chevreau qu'il mit sur un âne, et il envoya David (avec ce présent) à Saül. Saül l'ayant vu, le prit en affection et lui donna l'emploi de porter ses armes; et lorsque l'esprit de Dieu saisissait Saül, David prenait sa lyre et Saül respirait, se trouvait mieux, et le méchant esprit se retirait de lui.»
Ce récit ne laisse pas de susciter plusieurs difficultés à résoudre. D'abord je ne concilie pas cette présentation de David à Saül avec celle du chap. 17, qui, à l'occasion du combat de Goliath, postérieur à ceci, nous dit que lorsque le berger David s'offrit pour combattre le géant, et qu'il fut à ce titre présenté à Saül, ce prince lui fit demander qui il était, de qui il était fils: il ne le connaissait donc pas, il ne l'avait donc pas encore vu; la première version est donc fausse[67].
En second lieu, comment Samuel, qui a semblé craindre la vengeance du roi, s'est-il déterminé à l'encourir, à la braver? Il est clair qu'un homme de sa trempe ne s'est point aventuré sans avoir connu son terrain, sans avoir préparé ses voies, ses issues: voyez comment d'abord il a rempli son voisinage du bruit de ses pleurs nocturnes, de ses cris à Dieu sur le malheur de Saül, sur la disgrace céleste de son pupille chéri. Cette rumeur n'a pu manquer d'arriver aux oreilles de Saül, vivant paisible à quelques lieues de là, dans sa métairie de Gebaa: il a appris que Dieu persécute le prophète pour lui faire oindre son successeur; il connaît le caractère implacable de ce Dieu, qui ne veut jamais en vain, et qui peut-être menace Samuel de le tuer. Le saint homme, entre deux dangers, se trouve dans un grand embarras; cependant il calcule que si Saül est violent, il est généreux et bon, que surtout il est très-religieux, c'est-à-dire très-persuadé de la mission divine de lui, Samuel; très-persuadé que si le Dieu Jehowh a résolu sa destitution, rien ne pourra l'empêcher. Les devins ont beaucoup de ressources; un homme comme Samuel a dû avoir quelque dévoué secret dans la maison et autour de Saül[68]; il aura connu ses dispositions; il aura su que n'osant frapper le représentant de Dieu, le roi adresse plutôt ses menaces à son futur rival. Dans cette position, Samuel aura calculé que, le cas arrivant, ses devoirs seront remplis; qu'il sera encore temps pour lui de se retirer, en disant que Dieu a eu ses raisons pour élever et abaisser qui lui a plu, et que lui n'a plus qu'à se taire.
Il faut encore remarquer que depuis le sacrifice de Maspha et la scène de rupture, il s'est écoulé un laps de temps suffisant à tous ces préliminaires. Ainsi la démarche de Samuel, en sacrant David, n'est pas aussi imprudente qu'on le croirait d'abord. Néanmoins on a droit de penser qu'elle a dû se faire sans scandale; qu'elle a dû exiger le secret: et comment a-t-il pu être gardé ce secret, si l'onction a eu beaucoup de témoins? L'objection est juste, mais le texte n'est pas précis sur ce point: il dit bien que les vieillards furent invités au repas; mais il ne fait aucune mention d'eux à l'onction; il n'est parlé que des frères; et notez bien qu'il n'est pas dit en présence des frères, selon l'expression ordinaire et propre; il est dit: à côté, au voisinage de ses frères (be karb). Ce mot oblique est remarquable: ne serait-ce pas que l'onction n'a réellement eu pour témoin qu'Isaï (celle de Saül n'en avait eu aucun, Samuel avait écarté le valet); et qu'ici le narrateur (qui doit être Samuel même), n'osant insérer le mot en présence, a mis l'équivoque à côté, au voisinage? Mais supposons que les sept frères fussent présents, ils ont encore pu, malgré leur jalousie, garder le secret; d'abord, parce que la dissimulation, la discrétion en choses domestiques, sont un trait fondamental des mœurs arabes; ensuite, parce qu'il y a eu intérêt de crainte pour tous: car le roi, selon un usage asiatique que nous retrouvons en tout temps, pouvait prendre le parti d'exterminer toute la famille (très peu de temps après, le cas arriva à celle du grand-prêtre Achimelek, que Saül fit massacrer tout entière, par cela seul que le chef avait donné du pain à David). En résultat, il faut bien croire que le secret a été gardé, puisque, soit dans l'un, soit dans l'autre récit de présentation, l'on ne voit Saül commencer ses persécutions qu'un certain temps après l'onction.
Mais quelle raison Samuel a-t-il pu avoir de faire le choix, si singulier en apparence, d'un simple berger pour le convertir en roi? Sans doute ceci est bizarre dans nos mœurs modernes, dans notre état de civilisation, qui a produit tant de classes d'hommes instruits et cultivés au sein de chaque nation, en Europe et en Amérique; mais dans les mœurs asiatiques, en général, dans les mœurs arabes même actuelles, un tel choix n'a rien d'étrange ni de déraisonnable: ne voit-on pas encore tous les jours chose semblable en Turkie, ou des boulangers, des chaudronniers deviennent pachas, même vizirs? Il faut se rappeler que la nation hébraïque n'était composée que de cultivateurs paysans, de quelques marchands peu riches, peu considérés, et d'une classe de prêtres très-peu cultivés. La condition du pasteur, d'administrateur de gros et menu bétail, qui forme une branche importante de la richesse et de la propriété d'une famille, cette condition n'était inférieure à aucune autre gestion rurale, et peut-être exige-t-elle plus de talents et d'habileté que la culture routinière des oliviers, des vignes et des blés; du moins laissait-elle bien plus de temps pour la culture des facultés intellectuelles.
Ce soin de conduire et de gouverner des êtres animés, qui ont leur sphère d'intelligence, leurs passions, leurs volontés, est plus propre qu'on ne croit à exercer le raisonnement d'une tête humaine, et à le préparer à des fonctions semblables vis-à-vis d'êtres d'un ordre plus élevé, mais d'une nature peu dissemblable. Le hasard voulut ici que d'heureuses facultés se trouvassent réunies dans un simple berger; combien n'a-t-il pas existé d'autres paysans non moins bien organisés, à qui il n'a manqué que l'occasion de les développer, que les circonstances d'en faire usage? David, né sur une frontière ennemie, celle des Philistins, fut de bonne heure à l'école des alarmes, des vexations, des dangers de tout genre; il eut à lutter contre des voleurs hardis, contre des filous subtils, tels que le pays en nourrit encore: il y prit des leçons de ce courage et de cet esprit rusé qu'il montra dans la suite.
Les combats de lions et d'ours, dont il se glorifia devant Saül, n'ont point dû être une chimère en ce temps-là, puisqu'il est prouvé par divers passages qu'alors il existait, jusque sur la frontière du désert, des forêts et des bois qui, là comme partout ailleurs, ont disparu par l'effet de la population et le ravage des guerres. Un tel jeune homme put être remarquable dans tout le voisinage, surtout lorsqu'à ces moyens il joignit un talent d'agrément, celui de jouer d'un instrument de musique: ce goût fut toujours l'apanage des bergers, par la raison bien simple des longs loisirs dont il jouissent: leurs yeux seuls sont occupés à la surveillance du troupeau; toutes leurs autres facultés restent libres pour la méditation et la pensée. Nos savants de cabinet donnent une grande et lourde harpe à David, sans faire attention qu'il portait la sienne aux champs, et qu'avec elle il dansa légèrement devant l'arche: il est clair que ce fut la lyre ou le luth qu'à la même époque on retrouve usité ou cité en Grèce.
L'age de David, au temps dont nous parlons, ne dut pas être de moins de vingt ans, quoi qu'en disent les traducteurs, puisque les serviteurs de Saül le peignent comme un jeune homme vigoureux et propre à la guerre. Si sa réputation put parvenir jusqu'au séjour du roi, où l'on avait peu d'intérêt à y songer, combien n'a-t-elle pas dû parvenir à celui de Samuel, qui mettait tant d'intérêt à trouver un sujet capable de remplir ses vues? Ce devin, si répandu par ses relations de tout genre, aura ouï parler d'un tel jeune homme si beau, si brave, si prudent en tous ses discours; il l'aura suivi de l'œil et de la pensée pendant un temps suffisant à le bien connaître, à le bien apprécier; il n'arriva point chez Isaï sans bien savoir ce qu'il avait à faire; et quand lui ou son copiste nous conte les perpétuels colloques à voix basse du Dieu Jehowh, il suppose avoir toujours affaire à des lecteurs juifs.
§ XIII.
Mais une autre difficulté reste à expliquer. Comment un acte aussi insignifiant en lui-même, aussi trivial que celui de verser sur la tête, de frotter sur le front un peu d'huile ou de graisse, a-t-il eu l'effet prodigieux non-seulement de persuader à un simple pâtre qu'il était sérieusement appelé à être roi, mais encore d'étendre cette persuasion à l'immense majorité d'une nation, et jusqu'à Saul lui-même et à son fils Jonathas, qui en font la déclaration formelle au chap. XXIII, v. 17 et chap. XXIV, v. 21? Il faut convenir qu'au premier aspect, un tel fait semble singulier; mais quand on l'examine dans ses accessoires et ses antécédents, il redevient naturel et simple comme tous les autres de cette histoire, parce qu'il se trouve être l'effet d'une opinion et d'un préjugé qui, depuis long-temps, avaient préparé les esprits.
Il est bien vrai qu'avant cette époque aucun chef laïque et militaire n'avait reçu la cérémonie de l'onction et du frottement d'huile; mais le rite n'en existait pas moins, dès long-temps public, solennel, entouré de circonstances les plus capables d'imposer respect, puisqu'il était le rite d'inauguration du grand-prêtre de Dieu, l'acte qui avait consacré le premier grand-prêtre Aaron par la main du législateur de l'état, du fondateur de la religion, par la main de Moïse: c'est ce que nous apprend le chap. XIX de l'Exode, avec des détails dignes d'attention. Écoutons le texte: Dieu dit à Moïse: «Voici ce que vous ferez pour consacrer Aaron et ses enfants aux fonctions de prêtres. Prenez un veau et deux beliers sans taches, du pain non levé, des galettes non fermentées, mouillées d'huile, faites de farine et de froment; posez-les sur une corbeille, présentez-les avec le veau et les deux beliers; faites approcher Aaron et ses enfants à la porte de la tente où est l'arche; lavez-les avec de l'eau; prenez les vêtements (appropriés), et vêtissez Aaron d'une tunique, d'une robe longue (la chape), etc.; posez sur leurs têtes la tiare (ou mitre), et appliquez le diadème de sainteté sur la mitre; et vous prendrez l'huile d'onction, vous la verserez sur la tête d'Aaron, et vous l'en frotterez: vous ferez approcher aussi ses deux fils, et les vêtirez (sans les oindre d'huile), et ils seront consacrés à être mes prêtres pour toujours.»
On voit ici tout l'éclat et l'appareil de la cérémonie de l'onction faite en face de l'arche du Dieu Jehowh, en présence du peuple d'Israël; et l'on conçoit comment il fut facile d'en faire passer le respect religieux sur la tête d'un roi. Si c'eût été une nouveauté de l'invention de Samuel, certainement il n'eût point eu le crédit de lui inoculer ce caractère; il y a plus: si de la part de Moïse même, elle eût été une nouveauté, une chose inventée par lui, on peut assurer qu'elle n'eût point produit l'effet qu'il désirait; mais Moïse, élève des prêtres égyptiens, et qui emprunta d'eux, sinon toutes, du moins la plupart de ses idées et de ses cérémonies, Moïse leur emprunta également celle-ci, qui chez eux dut tenir d'une haute antiquité son caractère saint et mystérieux.
Néanmoins, puisque dans cette antiquité quelconque elle eut, comme toutes choses, un commencement, un premier motif d'origine, quel a pu être ce motif, quelle idée a conduit son premier ou ses premiers inventeurs à imaginer cette singulière pratique? Ce motif a dû être un besoin, une chose utile à la société qui la pratiqua. Or, je trouve ce besoin, cette chose utile dans la nature des choses de ce temps-là, dans les mœurs des nations encore demi-sauvages, commençant d'entrer en société régulière. Je me figure une peuplade d'Égyptiens de la Haute-Égypte, nus ou presque nus à raison du climat, voulant imprimer à un ou plusieurs d'entre eux un signe particulier de commandement, de fonctions quelconques; comment établiront-ils ce signe? Sera-ce une écharpe, un bonnet d'étoffe ou de plumes, un petit bâton-sceptre, un bandeau sur le front? Tous ces objets mobiles, fragiles, peuvent s'arracher par la violence du premier venu, l'homme n'est plus rien; ils auront remarqué que certains liquides, tels que la graisse et l'huile, s'attachaient, se fixaient à la peau d'une manière tenace, difficile à effacer; l'eau ne pouvait rien; la poussière rendait la marque plus visible; ils auront trouvé cette marque propre à leur but; l'effet de la poussière commune leur aura donné l'idée d'appliquer des poussières de couleur; ils ont eu à leur disposition le rouge du corail, du minium, du cinabre, le jaune des ocres, le vert de cuivre, le bleu de certains coquillages et végétaux; la marque colorée qui en est résultée sera devenue chez les premiers peuples un signe d'utilité et de beauté, que nous retrouvons ensuite à toutes les époques et dans tous les pays, chez la plupart des peuples même policés.
Ce genre de signe est frappant chez les Indiens, où il porte un caractère religieux, puisque les adorateurs des trois dieux se distinguent l'un de l'autre par les couleurs et la forme de ces marques sur le front. Il se retrouve dans toutes les îles de l'Océan indien et pacifique; nous le voyons chez nos sauvages d'Amérique, comme chez leurs frères les Tartares d'Asie, et comme chez la plupart des noirs d'Afrique. Pour le rendre plus fixe, l'art perfectionné s'est avisé de faire pénétrer la couleur dans le tissu de la peau en la piquant avec de fines pointes d'arêtes de poisson on d'aiguilles de métal, ce qui a constitué l'art de tatouer, que les relations des voyageurs modernes ont rendu si célèbre. Ainsi, dans son origine et dans son but, la cérémonie d'onction sacerdotale et royale, à laquelle les peuples et les cultes judaïsans attachent une si haute et si mystérieuse importance, n'a été et n'est tout simplement que le tatouage ou le tatouement d'un individu, afin de le rendre ineffaçablement reconnaissable.
Mais je dois terminer l'histoire de Samuel; et cependant je voudrais expliquer encore pourquoi il s'est obstiné à destituer le roi Saül, à lui donner un rival, un successeur qui ne peut être considéré que comme un intrus, un usurpateur. J'admets un peu pour premier motif le ressentiment du prêtre contre les prétentions de Saül à s'immiscer aux fonctions de sacrificateur et de devin; néanmoins ce motif semble ne pas suffire, lorsque l'on considère le repentir plus qu'expiatoire auquel le roi s'abaisse. Il faut qu'il y ait eu une autre cause plus radicale, et je la trouve dans l'infirmité physique de Saül, laquelle, examinée médicalement, n'a pu être que l'épilepsie. Le texte hébreu lui-même autorise cette idée; car, lorsqu'il dit qu'un méchant esprit agita ou troubla Saül, le mot baat, que l'on traduit par agité et troublé, signifie spécialement trouble avec effroi, avec frisson et terreur, précisément comme il arrive dans les convulsions épileptiques. Un tel mal, joint à l'idée d'un méchant esprit qui le cause, n'a pu que décréditer Saül dans les préjugés de son peuple; et ce prince a dû achever de se perdre, tant par les violents accès de colère auxquels on le voit livré de plus en plus, que par la médiocrité de ses moyens moraux et politiques. Samuel, qui a fait le choix erroné d'un tel chef, ne s'est point pardonné sa méprise, et c'est pour la réparer qu'il a imaginé les prétextes que nous avons vus: d'ailleurs, dans l'exécution finale de son dessein, il introduit un ménagement digne de remarque; car il ne choisit pas un homme âgé, capable d'être un compétiteur immédiat, il prend un jeune homme de vingt à vingt-quatre ans, qui, vis-à-vis de Saül, alors âgé d'environ cinquante-cinq, laisse à ce roi le temps d'achever sa carrière.
Depuis l'onction de David, l'on ne voit plus Samuel qu'une seule fois en scène, savoir, lorsque le berger sacré, devenu gendre de Saül, commence d'être persécuté par ce roi, et qu'il se réfugie à Ramata, d'où Samuel l'emmène chercher un abri commun dans la confrérie des prophètes, à Niout. Nous avons vu ci-devant que Saül irrité y accourut lui-même: le cas fut périlleux, parce qu'à cette époque il dut être bien informé de l'onction secrète de David; mais Samuel, toujours rusé, aura profité de cette entrevue pour calmer le roi, et faire avec lui sa paix; il lui aura remontré qu'il n'avait pu se soustraire aux ordres du terrible Jehwh; il lui aura déclaré que désormais c'était l'affaire de Dieu de diriger son nouvel élu, et que lui personnellement ne se mêlerait plus de rien. Ce même raisonnement l'aura débarrassé de la tutelle de David, qui devint de plus en plus dangereuse; car peu de temps après, David ayant reçu asile et secours du grand-prêtre Achimelek, toute la famille de ce prêtre fut massacrée sans pitié par l'ordre et en présence de Saül lui-même. On a droit de penser qu'un homme aussi fin que Samuel, et qui connaissait si bien le caractère de son premier pupille, avait depuis du temps apprécié le progrès de ses fureurs naturelles et maladives; et la preuve de la conduite réservée du prophète depuis cette entrevue, est qu'on le voit, deux ans après, mourir paisible, laissant dans l'esprit de Saül une si haute vénération de sa mémoire, que ce prince, la veille du combat où il périt, n'espéra de consolation et de secours que de la part de l'ombre de Samuel, qu'il fit évoquer par la magicienne de Aïn-dor[70]. L'examen de cette scène de fantasmagorie serait un nouveau morceau curieux et instructif des usages du temps; mais il me mènerait trop loin.
En résumé, vous voyez la conduite de Samuel s'expliquer dans tous ses détails par des causes naturelles, puisées dans les mœurs et les préjugés de sa nation; vous voyez toutes ses actions trouver leurs motifs palpables dans son caractère personnel toujours le même, toujours calculateur, astucieux, hypocrite, ambitieux de pouvoir, et louvoyant à travers les difficulté de sa position avec autant d'art que les circonstances le comportent. Je voudrais qu'après avoir lu mon commentaire, vous relussiez le texte qui me l'a fourni; vous sentiriez mieux combien est transparent le voile de prodiges et de merveilles qui l'enveloppe; vous vous convaincriez que ce merveilleux n'a existé que dans le cerveau visionnaire d'un peuple ignorant; et vous vous étonneriez avec moi de l'entêtement aveugle qui prétend soutenir encore aujourd'hui de si sauvages erreurs; mais le monde, qui à chaque génération redevient enfant, est toujours gouverné par la routine et par les vieilles habitudes. Il faut croire que chacun y trouve son compte; les uns dans les illusions voient une mine à exploiter, et ils l'exploitent à la manière de Samuel et de sa confrérie; les autres y trouvent un aliment, une autorité au besoin de croire, qui semble un des attributs de la nature humaine: tel est le mécanisme de cette nature, que lorsqu'en notre enfance nos nerfs ont été frappés de certaines impressions, ont été pliés à certaines habitudes, toute la vie les sons même et les mots qui s'y sont liés ont le pouvoir magique d'exciter et ressusciter en nous les mêmes mouvements, les mêmes dispositions[71]. On nous a imprégnés au berceau des récits de la Bible, on a lié les noms de ses personnages à certaines opinions, à certaines idées; et voilà que les jugements qui nous ont été infusés, s'incorporent avec nous, et persistent machinalement toute notre vie; j'ai souvent pensé, et j'en ai fait quelquefois l'expérience, que si à l'âge mûr on nous présentait ces mêmes récits, revêtus d'autres noms et comme venant de la Chine et des Indes, nous en porterions des jugements très-différents: là est la solution d'un problème qui souvent étonne dans la société, et qui consiste à trouver en des personnes d'ailleurs bien organisées, un jugement sain et droit sur toutes les choses qu'elles ont apprises par elles-mêmes, mais constamment faux sur ce qu'elles ont appris par l'éducation du bas âge: dans le premier cas, leur ame ou principe intellectuel a opéré par lui-même, il a été conséquent en sensation et en jugement; dans le second cas, il n'a été qu'une machine à répétition, une horloge discordante, dont la sonnerie n'est pas d'accord avec le cadran que le soleil gouverne.[72]—Mais à propos d'horloge, voilà que je crois, comme dans les Contes arabes, entendre l'heure m'avertir de clorre ma veillée ou nuit: heureux si, ne l'ayant pas trouvée si amusante que ses mille et une sœurs, vous la jugez du moins plus utile en ses résultats!