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Leçons d'histoire,: prononcées à l'École normale; en l'an III de la République Française; Histoire de Samuel, inventeur du sacre des rois; État physique de la Corse.

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Questions de droit public sur la cérémonie de l'onction royale.

NOTRE voyageur a rempli ses fonctions d'historien critique; nous sera-t-il permis de remplir celles de jurisconsulte scrutant les conséquences des faits présentés? Nous n'entendons pas nous prévaloir du commentaire qui vient d'être lu; nous acceptons l'état des choses tel que le donne l'auteur original, encore qu'il ne soit point fondé en titre légal; et, nous bornant à raisonner sur le seul fait de l'onction conférée par Samuel, nous soumettons à nos lecteurs les questions suivantes:

1º Le Dieu que les Juifs peignent comme endurcissant les hommes, afin de les perdre; comme leur envoyant de méchants esprits, afin d'égarer leur raison; comme exterminant tout un peuple, et faisant hacher un roi en pièces pour un fait arrivé 400 ans auparavant; ce Dieu peut-il être considéré comme le même qu'adorent les chrétiens; les Européens du XIXe siècle de l'ère appelée de grace, de charité et de lumières?—(En d'autres termes:) Les anciens Hébreux ou Juifs se sont-ils fait de la Divinité les mêmes idées que s'en font les Européens actuels?

2º Peut-on regarder les opinions des anciens peuples, sur n'importe quel sujet, comme obligatoires pour les peuples modernes? Et, si dans le droit public un particulier ne peut en lier un autre ni dans ses actions ni dans ses pensées, peut-on admettre qu'une génération qui n'était pas née, ait été liée d'esprit et de sensations par le fait d'une génération passée et dont la langue même lui est une énigme?

3º Si dans aucun pays, si dans aucun code de justice, le fait le plus simple n'est admis comme vrai ou comme apparent, à moins de deux témoins, peut-on admettre des faits incroyables, sans aucun témoin autre que leur acteur et narrateur nécessairement partial?

4º Si dans aucun pays, si dans aucun code de justice, il n'est permis à un individu de se constituer, pour le moindre acte civil, le représentant d'une autre personne, sans exhiber un titre positif d'autorisation de cette personne, peut-on admettre, sans la plus stricte enquête, la prétention du premier venu qui se dit et se constitue représentant de Dieu, porteur de sa parole?

5º Peut-on espérer aucune paix parmi les hommes, aucune pratique de justice dans les sociétés, tant qu'il sera permis à des individus quelconques de s'arroger à eux-mêmes, de se conférer, de se garantir les uns aux autres la faculté de représenter Dieu, de lui donner des volontés, de lui interpréter des intentions?—Toute action de ce genre n'est-elle pas l'affectation du pouvoir absolu, le premier pas au despotisme et à la tyrannie?

6º Toute corporation fondée sur ce principe de représentation ou d'autorisation divine, n'est-elle pas une conjuration permanente contre les droits naturels de tous les hommes, contre l'égalité et la liberté des citoyens, contre l'autorité des gouvernements?

7º Si, chez les Juifs, l'établissement d'une royauté et d'un roi fut, comme le dit l'historien, une chose contraire à la volonté de Dieu, ne s'ensuit-il pas directement qu'au lieu d'être de droit divin, la royauté n'est qu'une invention de l'homme, une rébellion du peuple contre Dieu, et que le seul gouvernement saint et sacré est le gouvernement de Dieu par les prêtres, c'est-à-dire, des prêtres au nom de Dieu?

8º Si Dieu, qui par sa toute-puissance pouvait d'un souffle exterminer le petit peuple hébreu ou changer leurs cœurs par l'envoi d'un bon esprit; si Dieu a préféré de se laisser forcer la main et de condescendre à leurs volontés, n'a-t-on pas droit d'en conclure que la Divinité même compte pour quelque chose la volonté du peuple, et qu'aucun pouvoir n'a le droit de la mépriser?

9º En admettant que Samuel n'ait pas été un usurpateur par fourberie; en admettant que l'installation de Saül par lui soit devenue légale à raison de l'assentiment du peuple, ne s'ensuit-il pas que le choix clandestin de David, fait sans aucune autorisation ni notion de ce même peuple, a été un acte illégal, contraire à tout droit public, et que le règne de toute la dynastie davidique est par cela même entaché d'usurpation?

10º Si dans le système des Juifs, l'onction conférée à David par Samuel eut un caractère indélébile à titre de divin, pourquoi, après la mort de ce prêtre et celle de Saül, le fils d'Isaï, qui fut un grand prophète théologien, trouva-t-il nécessaire d'assembler les anciens (seniores et senatores) d'abord de Juda, puis de tout Israël, pour se faire oindre publiquement et solennellement par eux[73]?

11º Si, comme il résulte des documents historiques, le sacre des rois de France a été institué à l'imitation de celui des rois juifs, n'est-il pas de stricte obligation d'y observer scrupuleusement les rites anciens et les usages de nos pères? Alors, puisque l'onction de Saül et de David par Samuel fut faite en secret et nullement en présence du peuple, quel droit le grand-aumônier, ou tout prêtre chrétien, a-t-il de la rendre publique?

12º Si chez les Juifs le sacre par l'onction fut le transport du caractère sacerdotal sur la tête du roi, chez les Français un roi qui se fait sacrer entend-il participer à la prêtrise?

13º Si un roi de France reconnaît à un prêtre quelconque le droit de le sacrer aujourd'hui, n'est-ce pas lui reconnaître aussi le droit d'en sacrer un autre demain, à l'imitation du prophète Samuel?

14º De quel droit un individu quelconque peut-il sacrer un roi de France? Ce droit vient-il de l'évêque de Rome? Le roi de France est donc le vassal d'un prince étranger. Ce droit est-il octroyé au prêtre par le roi lui-même? Le roi se donne donc des droits. Où les puise-t-il? Est-ce dans la loi? Par qui a-t-elle été faite? Est-ce par lui? est-ce par le peuple? La loi est-elle un consentement mutuel de ces deux pouvoirs? N'est-elle que la force militaire?—Prenez-y garde; hors la Charte, tout est remis en question; tout redevient précaire et danger.

15º Si un sacre est une affaire d'état, pourquoi cette affaire est-elle de pur arbitre? Si c'est une cérémonie d'amusement, pourquoi la faire payer au peuple plus qu'une partie de chasse? Si c'est une cérémonie de piété, pourquoi en faire plus de bruit que de laver les pieds des pauvres et de toucher les écrouelles?—Quand toute la morale de l'Évangile n'est qu'humilité et simplicité, pourquoi sa pratique n'est-elle que faste et dissipation?

Un digne et curieux appendice à cette histoire du prêtre Samuel, serait celle de son pupille le berger David devenu roi. Il y a quelques années qu'un essai de ce genre fut publié à Londres sous le titre de History of man according to God's own heart, «Histoire de l'homme selon le cœur de Dieu.» L'auteur a bien saisi le caractère de cet homme, et il ne faut que savoir lire sans préjugé le livre juif pour le bien connaître par le récit de ses actions; mais cet auteur anonyme n'a pas su, comme le nôtre ici, analyser et faire ressortir les motifs qui ont dirigé David dans la plupart de ses actions; c'est là le plus piquant intérêt de la chose: l'on y verrait l'un des plus rusés, des plus subtils machiavélistes de l'antiquité: l'on y verrait que l'ancienne Asie a connu et pratique l'art raffiné de la tyrannie, long-temps avant que la perverse Italie moderne en eût rédigé les préceptes. En fait de talents militaires, en astuce politique, il y a une ressemblance frappante entre l'Hébreu David et le Carthaginois Annibal, qui tous deux parlèrent la même langue, furent élevés dans les mêmes usages nationaux, et dans les mêmes principes de morale. Parmi les modernes, la meilleure copie du roi hébreu est le premier roi chrétien des Francs, Clovis, tel que vient de le peindre un poète dans une tragédie qui est un portrait historique.

Un autre tableau serait celui du fils adultérin de David, ce Salomon de si célèbre sagesse. Il est à remarquer que tout ce que des voyageurs dignes de foi nous ont fait connaître depuis quelque temps de l'administration du pacha d'Égypte Mehemed-Ali, se rapporte trait pour trait à ce que l'on nous raconte de celle de Salomon. Comme ce roi, le pacha turc a concentré en lui seul le commerce intérieur et extérieur de tout son peuple; lui seul achète et vend les blés, les riz, les sucres, toutes les denrées que produit l'Égypte; lui seul reçoit de l'étranger les cafés, les draps, les marchandises de tout genre, qu'il revend à son peuple. Il a, comme Salomon, un harem de plusieurs centaines de femmes, des écuries de plusieurs milliers de chevaux; de manière que, tout bien comparé, le pacha Mehemed-Ali est un Salomon, ou Salomon fut un pacha Mehemed-Ali. Nos voyageurs ajoutent que depuis long-temps le peuple d'Égypte n'avait été plus malheureux, vexé, pressuré avec plus d'habileté et de perversité. Les historiens juifs ne nous cachent pas qu'après la mort de Salomon, le peuple se trouva si mécontent, si irrité, que, ne pouvant obtenir de son fils les soulagements demandés, il éclata en révolte et rejeta sa dynastie pour prendre des rois plus modérés. La sagesse de Salomon porte en hébreu le même nom que celle dont le Pharaon d'Égypte déclara vouloir se servir pour mieux accabler les Hébreux: Opprimons-les, dit-il, avec sagesse, Be Hekmah. Nos docteurs déraisonnent sur ce mot; le fait est que son vrai sens est habileté, emploi adroit et rusé de la puissance. Mais Salomon bâtit un magnifique temple où furent logés et richement dotés de nombreux prêtres; et ces prêtres ont été ses historiens. N'est-ce pas ainsi qu'a été écrite par des moines l'histoire des rois francs de la première et même de la seconde race?

NOTES.

Nº Ier.

PAGE 169.—Un homme de Dieu (Elahim), au nom de Jehovah ou Jehwh.

Le mot Jehovah n'est connu d'aucun indigène arabe, d'aucun Juif purement asiatique; son origine même chez les Européens qui le consacrent, n'est ni claire ni authentique: lorsque l'on présente aux Arabes, transcrites en leur alphabet, les quatre lettres hébraïques qui le composent, ils lisent ïahouah ou ïhwh; ils ne peuvent même prononcer à l'anglaise ou à la française le mot Jehovah, parce qu'en leur langue ils n'ont ni ni . Le célèbre auteur de la Polyglotte anglaise, le docteur Robert Walton, l'un des plus savants et des plus sensés biblistes qui aient écrit sur ces matières, blâme expressément la prononciation jehova comme inouïe aux anciens (Prolegom., pag. 49). «Il observe que les éditeurs des bibles ont eu l'audace de falsifier à cet égard les manuscrits mêmes; par exemple, à l'occasion du psaume 8, lorsque Jérôme observe qu'il faut lire le nom de Dieu de telle manière, les éditeurs ont mis qu'il faut lire Jehova, tandis que le manuscrit compulsé par Frobenius, porte Juo

Le premier auteur, ajoute Walton, qui ait lu Jehova, fut Pierre Galatin, en 1520, dans son traité de Arcanis catholicæ veritatis, tome 1er, liv. 2.

Nous avons vérifié cette citation sur l'original, qui dit seulement que, selon les docteurs juifs, il faut lire les quatre lettres par quatre syllabes ïah-hù-ve-hu (et cela par des raisons cabalistiques qui nous sont la preuve de leur ignorance en tout genre, etc.)

Il paraît que ce sont les théologiens allemands qui, les premiers s'étant faits disciples des rabbins, ont donné involontairement lieu à cette lecture; nous disons involontairement, parce que chez eux, le grand j ne vaut que notre petit i commun, et leur u ne vaut que le français ou, de manière qu'en écrivant jehuah, ils prononcent ïehouah, et non Jehovah; mais les Français et les Anglais lisant à leur manière cette écriture, ont introduit l'usage de Jehovah, auquel leur imagination a ensuite attaché des idées mystérieuses et emphatiques qui rappellent celles des anciens Juifs, chez lesquels la prononciation des quatre lettres ïhwh était censée évoquer les esprits et troubler toute la nature; par suite de cette folle idée, il était défendu de jamais prononcer ce nom: aussi les premiers chrétiens grecs et latins, tels qu'Origène, Aquila, Jérôme, l'ont-ils toujours traduit par les noms de Kyrios et Adonaï; c'est-à-dire maître ou seigneur. Ce n'est que dans des cas particuliers, que quelques anciens chrétiens se sont permis d'entrer en explication à cet égard: ce qu'ils en disent, s'accorde parfaitement avec la lecture actuelle des Arabes et des Juifs d'Asie; par exemple: Irénée, l'un des premiers écrivains dits ecclésiastiques, observe (liv. 2, contre les hérétiques, chap. dernier) «que les Grecs écrivent ïaô, ce qui «se dit en hébreu ïaoth.» (Le t seul est de trop.)

Théodoret, question 15 sur l'Exode, dit: «Le nom prononcé ïaô par les Juifs, se prononce ïabè par les Samaritains (ici b «est pour v, iavè).»

Diodore de Sicile, liv. 2, avait déja résolu la difficulté, en disant que Moïse avait feint (comme Lycurgue) de recevoir ses lois du Dieu ïaw. Avant Diodore, Strabon avait dit la même chose d'une manière encore plus explicative en ce passage digne d'être cité: «Moïse, l'un des prêtres égyptiens, enseigna que cela seul était la Divinité, qui compose le ciel, la terre, tous les êtres, enfin ce que nous appelons le monde; l'universalité des choses, la nature.» (Voy. Géograph. lib. XVI, pag. 1104, édit. de 1707.)

Le grec Philon, traducteur du Phénicien Sanchoniathon, se joint à toutes ces autorités, quand il dit que le dieu des Hébreux s'appelait ïeuô, ainsi que nous l'apprend Eusèbe en sa Préparation évangélique. Il est donc certain que jamais les Hébreux n'ont connu ce prétendu nom, si emphatiquement déclamé Jehovah par nos poëtes et nos théologiens, et ils ont dû le prononcer comme les Arabes actuels, ïehouh, signifiant l'être, l'essence, l'existence, la nature des choses, ainsi que l'a très-bien dit Strabon, qui en cette affaire n'a dû être que l'interprète des savants syriens de son temps, puisque très-probablement il n'a point su ces langues.

Si de ce mot ïhouh l'on ôte les deux h, selon le génie de la langue grecque, il reste ïou, base de Jupiter, ou ïu-pater (ïou générateur, l'essence de la vie), qui paraît avoir été connu très-anciennement des Latins, enfants des Pelasgues. Cette branche de théologie est plus profonde et bien moins juive qu'on ne le pense: elle paraît venir des Égyptiens ou des Chaldéens, qui, sous le nom de Barbares, sont pourtant reconnus par les Grecs pour les auteurs de toute science astronomique et physique, base primitive et directe de la théologie...

Pour épuiser ce sujet, ajoutons que chez les premiers chrétiens, la secte des gnostiques ou savants en traditions, avait recueilli celle qui donnait le nom de ïaô au premier et au plus grand des trois cent soixante-cinq dieux qui gouvernaient le monde; ce plus grand résidait dans le premier et le plus grand de tous les cieux (voy. Epiph. contr. hær. c. 26); or, selon Aristote, ce premier ciel est le siége et principe de tout mouvement, de toute existence, de toute vie, le vrai ïehouh de Moïse.

Quant au nom d'Elahim ou Eloïm, traduit Dieu, au singulier, il est incontestable qu'en hébreu, il est pluriel et signifie les Dieux. Cette pluralité fut la doctrine première; mais depuis que Moïse eut constitué chez eux le dogme de l'unité, le nom d'Elahim, les Dieux, ne gouverna plus que le singulier. La diversité d'emploi dans ces deux noms Elahim et ïehouh, est digne d'attention en nombre d'endroits.

Nº II.

Page 171.—Parle, Jehwh, ton serviteur écoute.

Dans l'hébreu comme dans tous les idiomes anciens et dans l'arabe actuel, le tutoiement est toujours usité envers la seconde personne singulière, jamais le pluriel vous: cette dernière formule est une invention de notre Europe, dont l'origine ne serait pas indigne de recherches; le tu et toi porte un caractère d'égalité entre les personnes, qui semble appartenir spécialement à un état de société sauvage, dans lequel chaque individu se sent isolé, et considère comme tel son semblable; le vous, au contraire, semble indiquer un état de société civilisé et compliqué dans lequel chaque individu se sent soutenu d'une famille ou d'une faction dont il fait partie: le sauvage dit moi tout seul, et toi de même; l'homme civilisé dit: moi et les miens, nous: toi et les tiens, vous: l'homme en pouvoir, a dû commencer ce régime: moi et mes gens, nous voulons, nous ordonnons: en agissant contre l'homme faible, isolé, il lui a dit, toi qui es seul. Le vous est devenu un signe de puissance, de supériorité, un terme de respect... Le toi est resté un terme d'égalité non révérencieuse: voilà sans doute pourquoi le traducteur français catholique l'a banni comme un indice de mœurs grossières; mais parce que cette grossièreté est un trait essentiel du tableau, c'est commettre un faux matériel que de le dissimuler.—Il en est de même de plusieurs expressions ordurières et obscènes que dissimulent toutes les traductions. On a honte de la grossièreté des mots et des mœurs; et l'on n'a pas honte de la grossière absurdité des idées et des opinions que l'on nous fait digérer! Voilà ce peuple chéri que l'on veut avoir été élu, pour attirer sur soi son manteau!

Nº III.

Page 187.—Les devins consultés par les riches comme par les pauvres, etc.

A l'appui de notre voyageur, et au sujet des ruses des devins et de la crédulité du peuple, même galonné, nous voulons consigner ici une anecdote dont nous garantissons la vérité.

En 1781, l'éditeur du présent ouvrage résidant à Paris, eut occasion de connaître un particulier qui avait exercé et qui exerçait encore quelquefois la profession de devin; le hasard de quelques intérêts réciproques amena entre eux assez d'intimité pour que ce particulier s'ouvrît sur les mystères de son art, en y mettant seulement la condition de n'être jamais compromis: cette condition a été fidèlement remplie, et aujourd'hui même pour ne point l'enfreindre, nous taisons les noms en citant les faits que voici.

Vers 1765, M***, employé dans les bureaux de police de M. de Sartines, se trouva réformé et par suite assez embarrassé comment vivre: tandis qu'il était à la police, il avait dû suivre entre autres affaires une sorte de procès que des plaignants, escroqués, avaient intenté à une femme tireuse de cartes. Les interrogatoires lui avaient procuré des détails instructifs et curieux sur certains principes généraux établis comme bases de l'art: il avait trouvé qu'au total, cet art était un calcul de probabilité qui, manié avec adresse, devenait susceptible d'applications heureuses; l'idée lui vint d'en faire une étude régulière, et d'en tirer le meilleur parti possible pour sa situation; il commença par diviser et classer la matière exploitable, c'est-à-dire la crédulité publique, 1º en ses deux sexes, hommes et femmes; 2º en ses quatre âges, savoir, enfance, puberté, âge mûr et vieillesse; 3º en mariés et non mariés, en maîtres et en serviteurs; 4º en clercs et laïques, nobles et roturiers, gens de métier et riches, etc.; ensuite ayant établi les accidents généraux qui sont communs à toutes les classes, il distribua les accidents spéciaux plus habituels à chacune, et finalement les accidents plus rares et plus individuels. De ce travail, résulta une masse d'environ quatre mille articles des accidents de la vie humaine qui se rencontrent le plus ordinairement. Tandis que M*** exécutait ce travail de cabinet et de théorie, il se livrait à un autre de pratique non moins important; il employait tous ses loisirs à courir le monde et les réunions publiques pour connaître de figure et de nom les personnes marquantes, et pour apprendre tout ce qui concernait les affaires de famille et celles d'état; il fréquentait surtout les auberges où mangeaient les valets des grandes maisons, et celles où se réunissaient les mendiants. Il prenait divers déguisements, même de femme; la nature l'avait favorisé d'une figure propre à jouer tous les rôles: sous un visage bénin et presque niais, il cachait un esprit vraiment subtil, plein de sagacité et de pénétration. Lorsqu'il se vit fort de matériaux et de moyens, il s'établit dans le quartier de la Place des Victoires, où il fut bientôt consulté par les filles qui lui firent connaître les entretenues, qui, elles-mêmes, lui adressèrent leurs amants de haut rang, etc., de manière qu'en quelques années il acquit une somme assez considérable pour assurer son indépendance; ses succès furent tels, que parmi ses cliens il compta des personnes de haut rang, des gens de cour et de barreau, des ecclésiastiques, et même deux prélats qu'il reconnut très-bien: la plus curieuse de toutes ces histoires, fut celle de M. le duc d'O***.

En 1779, vers les onze heures du soir, notre devin entend frapper à la porte de sa chambre trois coups en maître: il venait de se coucher; il saute du lit, allume sa chandelle à sa veilleuse, ouvre la porte, et voit entrer un homme bien vêtu, de bonne taille, et portant un chapeau rond si enfoncé sur les yeux, qu'il était difficile de voir la figure.—Puisque vous êtes devin, dit cet homme, pourquoi ne deviniez-vous pas ma venue?—Je ne devine pas, répondit M***; je consulte le sort au besoin, et le sort m'éclaire.—Eh bien, consultez-le sur ce que je viens vous demander. Notre devin prend ses cartes, assez inquiet de ce qui allait arriver, son chagrin était de ne pas voir la figure: il jette des mots insignifiants pour entamer conversation; il fait tomber les mouchettes, se baisse pour les ramasser, et dans ce mouvement, il saisit les traits du personnage qu'il reconnaît pour M. le duc d'O***. Ce fut partie gagnée: notre homme offre un siége d'un air indifférent, lui-même s'assied sans façon, avec recueillement; il bat les cartes, en tire une première qui annonce une affaire de famille; à la seconde, il jette un cri d'effroi:—Ah! Dieu, je suis perdu!—Comment cela? dit le duc.—Un piége m'est tendu par un homme puissant; je ne puis continuer mon opération.—Le duc le rassure; le devin tire une autre carte qui désigne plus spécialement le consultant; le duc avoue qu'il vient pour sa femme; le devin savait comme tout le monde, que madame la duchesse était grosse, et même à peu près de combien de mois: il se doute que le consultant veut savoir si l'enfant sera mâle ou femelle; il tire une carte en conséquence; le sort déclare un enfant mâle après un accouchement un peu laborieux; le duc se lève sans dire mot, et après avoir ouvert la porte: Cent louis, dit-il, si c'est vrai; cent coups de canne, si c'est faux, et il part en poussant la porte.

Voilà notre devin sur le qui-vive: pendant plusieurs jours, il rôde autour de l'hôtel ou palais; il tâche d'accoster les gens de service; il capte un jeune homme qu'il régale plusieurs fois au café voisin; il apprend le terme supposé pour l'accouchement; il prétexte un intérêt de l'annoncer à une personne qui a fait une forte gageure que ce sera une fille, il y aura quelque chose à partager; le jeune homme promet d'informer à l'heure; le terme arrive; le devin ne quitte plus le café; l'accouchement se fait; il est averti à l'instant; c'est un garçon (qui a été feu M. le comte de B...). Notre homme part à la course, monte à sa chambre, allume vite sa veilleuse et se couche. A peine une demi-heure s'était écoulée, il entend monter à pas de loup; il feint un sommeil profond; les trois mêmes coups l'éveillent: il sollicite un peu de patience, fait de la lumière; et ouvre. Le monsieur au chapeau enfoncé entre et dit simplement bonsoir, jette sur la table une bourse qui sonne, se retourne et part; le devin compte les louis, il y en avait juste cent; ce fut une indemnité pour quelques autres aventures. Elles n'étaient pas toutes aussi heureuses; l'une d'elles l'avait brouillé avec la police. Un homme, qu'elle poursuivait, l'avait consulté pour sortir de Paris: le sort avait répondu, sortez par la porte haute; l'homme avait réussi par la barrière d'Enfer; mais il avait été repris; il fallut, pour calmer cette affaire, employer des amis et de l'argent.

C'eût été un recueil curieux que celui de toutes les anecdotes qui lui étaient arrivées dans ce genre de profession; il en avait retiré des résultats philosophiques très-piquants sur les divers degrés et dispositions de crédulité des divers âges, sexes, tempéraments et professions. Le plus fort de sa clientelle avait été en femmes, surtout de l'âge moyen, en joueurs, en plaideurs, en militaires, en entrepreneurs de commerce; il avait remarqué que cette vivacité d'idées que l'on appelle de l'esprit, loin d'empêcher la crédulité, y était plutôt favorable; que l'ignorance en choses physiques en était surtout la cause essentielle; que les plus rares de tous ses consultants avaient été des physiciens, des médecins et des mathématiciens; néanmoins il en citait quelques exemples, avec cette circonstance que les individus étaient ce qu'on appelle dévots; du reste, il convenait que l'art n'était qu'habileté et ruse; il était persuadé que les anciens ministres des temples et des oracles y étaient très-versés, et qu'ils en avaient fait des études profondes au moyen desquelles ils avaient pu pratiquer des tours de fantasmagorie dont aujourd'hui l'on n'a plus d'idée. (Il n'avait pas vu ceux dont les Robertson et les Comte nous ont étonné et instruit depuis quelques années.)

Nº IV.

Pag. 224. L'obscur laconisme de l'hébreu dans ce passage, n'a été compris d'aucun traducteur: le grec ne présente pas de sens raisonnable; le latin qui a voulu en faire un, et qui a été copié par le français, l'anglais, etc., s'exprime ainsi:—«Sont-ce des holocaustes et des victimes que le Seigneur demande? n'est-ce pas plutôt que l'on obéisse à sa voix? L'obéissance est meilleure que les victimes; il vaut mieux lui obéir que de lui offrir les béliers les plus gras, car c'est une espèce de magie de ne vouloir pas se soumettre; et ne pas se rendre à sa volonté, c'est le crime de l'idolâtrie.»

L'on voit que ceci est un pur radotage privé de sens. Voici le texte:

An voluntas Domino in ascensionibus et victimis, sicut audiens Hé Hafs l'ïehouh bé aloût oua zabahim ke somâ

in verbo Dei? Hîc audiens ex victimâ bonum (ou boni) in inspectione be qôl ïehouh heneh semâ me zabah toub le heqsib

adipis arietum; quia peccatum divination rebellio et vacuitas mableb aïlïm ki Hâtat quesm meri ou âoun

et idolis fiducia. ou tarafim he fasr.

Le latin ne rend pas parfaitement le texte, parce que dans l'hébreu les genres manquent de signes comme dans l'anglais; par exemple, toub est comme good, et peut signifier bon, bonne, bonté. L'on voit la difficulté de saisir le sens d'un style si oraculaire; mais quelle est ici la pensée de Samuël? il se dit interprète de Dieu, recevant sa parole tête à tête comme Moïse; si d'autres que lui parvenaient à connaître cette parole ou cette volonté par le moyen des victimes, son privilége serait perdu: il a donc intérêt de décréditer ce moyen, et comme il en connaît la fausseté, en le décréditant, il met les prêtres hors de pair avec lui sans qu'ils osent s'en plaindre; ce doit être là le sens de ses paroles à Saül. Le français littéral peut se dire ainsi:

«Dieu veut-il des victimes et des (fumées) montantes (de grillades); (car c'est le vrai sens d'holocaustes), autant que l'audition (obéissante) à sa parole? Ici l'on écoute (on veut connaître) le bon (succès) par la victime en regardant avec attention la graisse des béliers.»

Or, ou mais (le mot hébreu ki a une multitude de sens, même le disjonctif), or, ou mais, le péché de devination est révolte, chimère, confiance aux idoles, etc.

Du moins ici il y a un sens raisonnable et non pas forcé ou nul, comme lorsque le mot toub est traduit par meilleur et que l'on renverse la phrase pour le placer. On ne saurait le nier, les livres hébreux sont encore à traduire. On a beau nous vanter nos pères en doctrines; les anciens ont manqué totalement de critique, et de plus, ils ont manqué des moyens scientifiques que le temps a cumulés en faveur des modernes: il est démontré que les prétendus septante n'ont point entendu l'hébreu, malgré toute la fable d'inspiration dont on a voulu les entourer, et dont la fourberie est démontrée par le savant bénédictin Montfaucon, dans les Hexaples d'Origène, tom. 1er.

Nº V.

Pag. 230.—Je ne concilie pas cette présentation avec celle du chapitre suivant, qui est le XVII.

Pour mettre le lecteur plus en état de prononcer lui-même à cet égard, nous lui soumettons la substance fidèle de ce chapitre 17, un peu trop long pour être cité mot à mot.—Il débute par mettre en présence les deux armées et camps des Philistins et des Hébreux sans avoir dit un mot des causes ni des antécédents de cette guerre, ce qui déjà indique qu'il n'est pas la suite positive du chapitre 16, qui finit par le récit de la première présentation.

«Un Philistin de taille gigantesque, né bâtard, et nommé Goliath, s'avance entre les deux camps, et défie au combat le plus vaillant des Juifs. (Le narrateur décrit d'une manière instructive et curieuse les détails de son armure.) Pendant quarante jours, soir et matin, Goliath recommence son défi en posant pour condition que les compatriotes du vaincu deviendront les esclaves des compatriotes du vainqueur. Les Hébreux restent stupéfiés de frayeur; or, un homme de Bethléem avait huit enfants dont trois étaient au camp, et David, le plus jeune, allait et venait de la maison au camp leur porter des vivres: et un matin qu'il en apportait, il vit Goliath, le géant, qui, à son ordinaire, défiait les Hébreux. Il s'informa de ce que cela signifiait, et un Hébreu lui dit: Vous voyez cet homme qui insulte Israël; si quelqu'un peut le vaincre, le roi l'enrichira, il lui donnera sa fille, il affranchira la maison de son père, et la rendra libre (les Hébreux étaient donc serfs). Et le frère aîné de David l'entendant parler lui dit: Que fais-tu ici? et pourquoi as-tu quitté ce peu de troupeaux que nous avons? Je connais ton orgueil et la malice de ton cœur.» (Ces derniers mots semblent faire allusion aux prétentions que l'onction royale aurait déja données à David.) «Tu viens voir le combat, retourne à la maison. Et David alla d'un autre côté, continuant de questionner les uns et les autres, tellement que ses discours parvinrent aux oreilles du roi: et il fut conduit devant Saül, à qui il dit avec assurance qu'il combattrait le géant, et qu'il le vaincrait. Saül lui fit essayer les armes d'usage, savoir la cuirasse, le casque, le bouclier; David dit que tout cela le gênait, et qu'il ne voulait que sa fronde, son bâton et cinq pierres polies qu'il choisit dans le torrent: ainsi armé, il s'avance vers le géant: entre eux deux se passe un dialogue selon les mœurs du temps, dans le style des guerriers d'Homère. David prend son temps, et de sa fronde lance une pierre qui frappe le Philistin au front et le renverse à terre (le texte dit qu'elle entra dans le front; cela ne se conçoit pas; une petite pierre a eu trop peu de poids pour cet effet; une grosse pierre a eu trop de volume); il se précipite sur le géant vaincu, saisit son épée (ou plutôt son coutelas), et lui coupe la tête qu'il apporta à Jérusalem, et il mit les armes du Philistin dans le Tabernacle.» (Cette mention de Jérusalem est étonnante; le tabernacle n'y fut posé que dans la suite par David même.) L'historien continue et dit, «qu'au moment où David marcha contre le Philistin, Saül dit du chef de sa garde, Abner, de qui est fils ce jeune homme (nar)? Abner répond: Sur ma vie je l'ignore. Demandez-le-lui, dit le roi; et quand David revint, Abner le prit et le mena au roi, tenant la tête du géant; et Saül lui dit: De qui es-tu fils?—D'Isaï de Bethléem, répondit David; et de ce moment le cœur de Jonathas, fils de Saül, s'attacha à David, et il ne cessa de l'aimer. Or, Saül, ce jour-là, prit David à son service et il ne le laissa plus retourner chez son père» (ceci diffère entièrement du chap. 16, où Saül envoie prendre David chez son père); «et il lui donna un commandement, puis diverses entreprises périlleuses, où David réussit toujours: or, quand Saül, de retour de cette expédition (qui avait fini par une déroute complète des Philistins), passa dans les villes et villages des Hébreux, les femmes et les filles sortirent au-devant de lui, chantant: Saül en a tué mille, David en a tué dix mille; et Saül blessé de ce chant, dit en lui-même: Ils m'en donnent mille, ils lui en donnent dix mille; bientôt ils lui donneront le royaume, et dès lors il voulut le perdre.—Et un jour qu'il fut saisi du malin esprit de Dieu, et que David jouait de la lyre en dansant devant lui, Saül tenta deux fois de le percer de sa lance, mais David l'évita, et le fer frappa dans la muraille: David continua de prospérer, et Saül lui promit une de ses filles s'il tuait cent Philistins, etc.»

Assurément le récit de ce chapitre, quant à la présentation, diffère matériellement du précédent: dans le chap. 16, après l'onction clandestine de David, en la maison de son père, à Bethléem, Saül l'envoie chercher pour jouer de la harpe, et il le retient à son service; aucune mention n'est faite du combat, ni de la guerre philistine, ce qui exige un laps de temps. Dans ce chapitre 17, où il devrait à ce titre déja le bien connaître, il le voit pour la première fois, il s'enquiert de sa famille et de son nom; cela n'est pas conciliable et ne peut s'expliquer qu'autant que l'on admet ici deux récits originaux, venant de deux mains différentes, que le compilateur a cousus l'un à l'autre sans raccord, n'osant probablement rien changer à deux autorités qui lui ont imposé respect. Ce compilateur a dû être Esdras, et les narrateurs premiers ont pu être Samuel, Gad ou Nathan, comme l'ont dit les Paralipomènes.

Nº VI.

Pag. 243.—L'ombre de Samuel évoquée par la magicienne de Aïn-dor. Sam. liv. 1er, chap. 28.

Cette scène est si curieuse, que le lecteur nous saura gré de lui en donner le récit textuel.

«Samuel était mort, Saül avait chassé les devins et les magiciens; or, les Philistins s'étant assemblés en armes, vinrent camper à Sunam; Saül rassembla Israël, et campa à Gelba, et voyant les dispositions des Philistins, il conçut de grandes craintes, et il interrogea Dieu (Iehouh): et Dieu ne répondit ni par songes, ni par urim ou oracles de prêtres, ni par prophètes.» (Voyez à ce sujet le Dictionnaire de la Bible, par dom Calmet, tom. IV, art. urim et thumim, où l'on voit que le prêtre rendait l'oracle par l'inspection des pierres précieuses qui, à ses yeux, jetaient ou ne jetaient pas d'éclat.) «Et Saül dit à ses serviteurs: Cherchez-moi une femme maîtresse des évocations, que je l'interroge; ils lui répondirent: Il y en a une à Aïn-dor (la fontaine de Dor); Saül changea ses vêtements, en prit d'autres, et s'y achemina avec deux hommes; ils arrivèrent de nuit chez cette femme, et il lui dit: Devinez-moi, je vous prie, par les esprits ou revenants, et faites-moi monter qui je vais vous dire; la femme répondit: Vous savez ce qu'a fait Saül qui a détruit les devins et gens de mon art, pourquoi me tendez-vous un piége pour me faire mourir? et Saül lui jura par Iehouh en lui disant: Vive Dieu, il ne vous arrivera pas de mal: la femme reprit: Qui vous ferais-je monter? Saül dit: Faites monter Samuel; et (bientôt) la femme vit Samuel, et elle s'écria: Pourquoi m'avez-vous trompée? Vous êtes Saül; et le roi dit: Ne craignez point, qui avez-vous vu?—J'ai vu Élahim (les Dieux) montants (du sein) de la terre. (Notez bien qu'ici le mot Élahim gouverne le pluriel montants.) Saül dit: Quelle est sa forme? elle reprit: Un vieillard couvert d'un manteau; et Saül reconnut que c'était Samuel, et il s'inclina vers la terre; et Samuel dit à Saül: Pourquoi m'avez-vous troublé en me faisant monter? Saül répondit: Je suis dans les angoisses, les Philistins me combattent; Dieu (Élahim) s'est retiré de moi, il ne me répond ni par les prophètes, ni par les songes; je vous ai invoqué pour m'éclairer sur ce que je dois faire; et Samuel répondit: Pourquoi m'interrogez-vous quand Dieu s'est retiré de vous et qu'il s'est fait votre rival comme je vous l'ai dit? Il a rompu le pouvoir de votre main et l'a donné à David, parce que vous n'avez point écouté sa voix, et que vous l'avez irrité pour Amalek (le texte dit irrité son nez); Dieu vous livrera aujourd'hui avec Israël, aux Philistins;, demain vous et vos fils vous serez avec moi. A ces mots Saül de sa haute taille tomba subitement par terre, saisi de terreur; il fut sans force, il n'avait pas mangé de pain, ni ce jour, ni la nuit (précédente); et la femme vint à lui, et comme elle le vit épouvanté, elle lui dit: Votre servante vous a entendu, elle a mis son ame dans sa main; elle vous prie d'entendre ses paroles, elle vous offre une bouchée de pain, afin que vous mangiez; vous reprendrez des forces, et vous retournerez (chez vous.) Saül refusa et dit: Je ne mangerai point; et ses serviteurs et cette femme le contraignirent: il se rendit à leurs prières; il se releva de terre et s'assit sur le lit (matelas posé par terre); et la femme avait un veau qu'elle engraissait, elle se hâta de l'égorger; elle prit de la farine, fit cuire des gâteaux ou galettes (non levées faute de temps), elle présenta ces aliments à Saül et à ses serviteurs; ils mangèrent, ils se levèrent et s'en allèrent pendant cette nuit.»—(Le chapitre finit.)

Cette scène a été le sujet de beaucoup de raisonnements de la part de divers écrivains chrétiens, anciens et modernes; presque tous y ont vu l'opération du diable au moyen duquel ils expliquent tout ce qui n'est pas divin dans leur ligne. Le hollandais Van Dale et le philosophe français Fontenelle, s'en sont particulièrement occupés; mais à leur époque, il n'y a eu ni assez de connaissances physiques, ni assez de liberté d'écrire pour qu'ils pussent clairement s'expliquer; il est bien clair aujourd'hui que cette femme n'a usé que des prestiges naturels dont nos physiciens modernes ont retrouvé la science secrète: elle n'a pas eu besoin d'une grande magie pour reconnaître le roi Saül si connu de tout Israël, pour sa taille qui dominait le vulgaire de toute la tête; ni pour faire apparaître une ombre au moyen de ces lanternes sourdes placées dans un réduit caché, d'où elles projettent sur un mur ou sur une toile tendue, un spectre lumineux dessiné par une feuille de métal ou de bois accolée à la lampe; l'antiquité de ce meuble est attestée par les ruines d'Herculanum, où on l'a trouvé comme une leçon pour nous de ne pas dénier aux anciens la connaissance de tout ce que nous ne voyons pas. Que de choses les jongleurs de toute robe ont eu intérêt de cacher! Cette femme n'a pas eu besoin d'une grande magie pour cacher quelque complice qui a fait le dialogue (si elle ne l'a pas fait elle-même), ni pour subjuguer l'esprit de trois hommes dépeints si superstitieux, si crédules, si épouvantés; et comment ces tours de gobelet n'auraient-ils pas réussi à cette époque de profonde ignorance, lorsqu'au milieu de nous, au dix-huitième siècle, l'on a vu sous le nom de loge égyptienne, des associations ou confréries d'hommes de haute qualité, des comtes, des marquis, des princes, en France, en Italie, en Allemagne, se laisser illuminer par les fourberies de quelques imposteurs (de Cagliostro par exemple), et cela, au point de croire que l'ombre de Sésostris ou de Nekepsos, ou de Sémiramis, pouvait venir assister à leurs banquets nocturnes? On parle beaucoup de la crédulité du peuple, on devrait dire de l'homme ignorant, qui, pour être vêtu d'habits divers, tantôt de haillons, tantôt de galons, de percale ou de bure, n'en est pas moins toujours le même animal ridicule par ses prétentions, pitoyable par sa faiblesse; heureux quand ses passions irritées n'en font pas une bête féroce, dangereuse surtout lorsqu'elle cache la griffe du tigre sous le velours des formes religieuses.

NOUVEAUX ÉCLAIRCISSEMENTS SUR LES PROPHÈTES MENTIONNÉS

AU § VIII, page 192.

Les usages et les mœurs des peuples asiatiques, et spécialement des races arabes au temps ancien et même actuel sont si peu connus en général de nous autres occidentaux, que beaucoup de lecteurs ont pu ou pourront croire que notre voyageur historien s'est livré à quelques idées systématiques dans ce qu'il a dit, § VIII, de la Confrérie des Prophètes. Nous regardons comme un devoir de confirmer la justesse de ses vues à cet égard, en joignant ici le témoignage d'un autre voyageur récent qui, dans une brochure intitulée: Notice sur la cour du grand-seigneur, suivie d'un Essai historique sur la religion mahométane[74], a publié des faits notoires déja cités par d'autres historiens, tels que Paul Rica, qui démontrent, dans l'état présent, le miroir authentique et fidèle de l'état passé. Nous allons copier quelques articles de la page 148.

DES SANTONS, AIFAQUIS, SCHEIKS, HOGIS ET TALISMANS.

«Les trois premiers ordres sont parmi les Turks les plus éminents dans le sacerdoce, et ils l'exercent avec beaucoup d'autorité; les hogis et talismans tiennent le rang de diacres et sous-diacres.» Les santons assistent à l'office (de la mosquée), récitent les prières, expliquent des textes du Koran, et sont quelquefois d'une telle véhémence, qu'ils manient les esprits au gré de leurs passions. On en vit un grand exemple en 1564, lorsque Soliman II hésitait d'aller assiéger Malte. Un de ces santons, prêchant un vendredi devant le sultan, parla avec tant de force, que le peuple, transporté de haine contre les chrétiens, demanda la guerre à grands cris, et contraignit Soliman de la promettre sur-le-champ. On sait combien de milliers de soldats y périrent, et combien fut honteuse la retraite de Soliman.

En 1600, vivait dans la ville d'Alep un vieillard septuagénaire de l'ordre des santons, qui s'était acquis une telle réputation de sainteté, qu'elle attirait un grand concours de peuple dans sa maison, quoique son humeur sauvage en rendît l'accès difficile. Les grands de l'empire en avaient seuls l'entrée; mais croyant en recevoir des bénédictions, ils n'en recevaient que de fortes réprimandes.

Ce vieillard avait passé douze années entières dans sa maison sans en sortir, et depuis trois ans il n'avait pas seulement dépassé le seuil de la porte de sa chambre, quand un vœu qu'il avait fait interrompit sa solitude et le força à faire un voyage à Jérusalem. Le bruit s'en répand bientôt dans les environs d'Alep; le peuple accourt pour le voir partir, et se rend en foule sur son passage, aux portes de la ville, dans les rues, devant sa maison: il parut, monté sur une mule que son fils menait par la bride, et tenant les yeux fermés pour être plus recueilli dans ses méditations; il s'éleva un cri universel d'admiration. Les spectateurs se séparant ensuite en trois bandes, marchèrent devant lui, et l'accompagnèrent par honneur à trois lieues de la ville. Le pacha d'Alep était de cette troupe, suivi de deux cents chevaux; et celui du Caire vint au-devant de lui avec un appareil pompeux. Ces deux pachas abordèrent notre santon au milieu de la campagne, et lui soutinrent les bras, jusqu'à ce qu'il les eût priés de se retirer. Les lieux par où il passait étaient couverts d'hommes accourus de tous côtés pour voir un saint.

DES MOINES TURKS.

Les moines turks se partagent en quatre classes; les géomailers, les dervis, les calenders et les torlaquis.

Les géomailers sont des jeunes gens de bonne maison, polis, formés aux usages du monde: ils voyagent en Barbarie, en Égypte, en Arabie, en Perse et même dans les Indes orientales. Ils sont vêtus d'une saye de pourpre violette qui leur descend jusqu'aux genoux, et portent une longue ceinture d'or et de soie, au bout de laquelle sont suspendues des cymbales d'argent, dont le son joint à leur voix, forme une agréable harmonie. Une peau de lion ou de léopard, nouée avec les deux pattes de devant sur leur poitrine, leur sert de manteau. Ils ont pour chaussure des sandales de corde; ils vont tête nue, et laissent croître leurs cheveux qu'ils ont soin de parfumer. Un livre d'amour plein de chansons qu'ils ont composées en langue arabe ou persane, est le seul qu'ils lisent. Par les chansons et la musique de leurs cymbales, ils amusent les artisans qu'ils obligent ainsi de leur donner de l'argent. Ils sont tous aussi savants qu'il est possible aux Turcs de l'être. Aussi écrivent-ils les relations de leurs voyages, et leurs discours sont-ils propres à séduire les jolies femmes, qui d'ailleurs ont beaucoup d'inclination pour eux.

Les dervis sont vêtus de deux peaux de mouton ou de chèvre, séchées au soleil; ils vont tête et pieds nus, se rasent les cheveux, la barbe et tout le poil du reste du corps, et se brûlent les tempes avec un fer chaud, ou un morceau de jaspe de diverses couleurs. Ils habitent hors des villes, dans les faubourgs et dans les villages. Ils voyagent au retour du printemps ou pendant l'automne; et partout où ils passent, ils laissent des marques de leur lubricité. S'ils rencontrent en leur chemin un passant qu'ils jugent un peu aisé, ils lui demandent l'aumône en l'honneur d'Hali, gendre de Mahomet; s'il refuse, ils lui coupent la gorge, en l'assommant avec une petite hache qu'ils portent à la ceinture. Ils violent les femmes qu'ils trouvent à l'écart, et se livrent entre eux aux excès les plus monstrueux.

Le chef lieu de leur ordre est dans l'Asie mineure. Il est bâti tout près de la tombe d'un personnage de leur secte, dont ils célèbrent la mémoire et révèrent les ossements. Leur général loge dans ce monastère qui contient cinq cents religieux: ils l'appellent ASSAMBABA, c'est-à-dire père des pères. Le vendredi est leur jour de fête. Après l'office, ils se rendent dans les prairies qui environnent leur monastère; ils y dressent des tables, et se livrent aux plaisirs de la bonne chère. Le général est assis au milieu d'eux. Après le repas, ils se lèvent et font leur prière d'actions de graces. Ensuite deux jeunes garçons leur apportent d'une certaine poudre enivrante, et des feuilles d'une plante qu'ils nomment mastach. Après en avoir pris, ils passent bientôt de la joie à la fureur. Dans cet état, ils allument un grand feu, et, se tenant par la main, ils dansent autour, et parviennent à un tel degré d'exaltation, qu'ils se déchirent la peau de mille manières et y tracent avec leurs couteaux diverses figures, comme des fleurs ou la figure d'un cœur, ou des paroles analogues à leurs amours.

A ces extravagances, ils ajoutent une certaine danse qu'ils exécutent en tournoyant avec une incroyable vitesse. Ils se forment en cercle; un de la troupe commence à battre un tambourin et à se mettre à tourner. Les autres le suivent, et tournent si rapidement qu'il est impossible de discerner leurs traits. Tant que dure ce mouvement, ils récitent lentement certaines prières, jusqu'à ce que les forces venant à leur manquer, ils tombent à terre comme morts. Quand ils se sont relevés, ils recueillent les aumônes des assistants.

Malgré tous leurs exercices religieux, les dervis sont méprisés à Constantinople; on les regarde même comme des hommes dangereux. Néanmoins, les habitants de cette ville ne refusant l'aumône à personne, ils y trouvent de quoi remplir leurs besaces aussi bien qu'ailleurs.

Les calenders sont moins vicieux que les dervis. Ils sont vêtus d'une petite robe courte, sans manches, peu différente d'un cilice, étant tissue de poil de cheval ou de chameau, mêlé avec de la laine. Ils se rasent le poil et se couvrent la tête d'un bonnet de feutre à la grecque, bordé à l'entour de franges longues de quatre doigts, faites de crin de cheval. Ils portent au cou un gros anneau de fer, en signe de l'obéissance qu'il rendent à leurs supérieurs. Leurs oreilles sont ornées d'anneaux du même métal. Ils font gloire du célibat, et portent d'énormes anneaux de fer qui les mettent dans l'impossibilité d'en enfreindre les lois. Ils demeurent dans de petites chapelles nommées techie.

Ces moines ne sont pas plus exempts d'ambition que les autres hommes; et leurs anneaux de fer, et leur cilice, et leur grand bonnet, n'empêchent pas qu'ils n'entrent dans les révoltes contre l'autorité du souverain. En 1526, l'empereur Soliman étant occupé à la guerre de Hongrie, les calenders se prévalurent de son absence pour se joindre aux dervis, et sous la conduite d'un nommé Zélébis, s'emparèrent de plusieurs places de l'Asie mineure. Le peuple entra avec une sorte de fureur dans leur révolte, et nombre de soldats s'enrôlèrent sous leurs drapeaux. Au retour de son expédition, Soliman, pour éteindre ce feu qui menaçait le reste de l'Asie d'un embrasement général, envoya en diligence contre les rebelles, le pacha Ibrahim, avec une partie de l'armée qui avait triomphé de la Hongrie. Les moines attendirent ce général avec toutes leurs forces et lui présentèrent la bataille. Quoiqu'ils ne fussent pas accoutumés aux exercices militaires, ils combattirent avec tant de courage, qu'ils arrêtèrent tout court les braves et vieux soldats de Soliman, et que la victoire resta indécise jusqu'à ce que le pacha, outré de la résistance de cette canaille, s'empara de l'enseigne la plus remarquable de son armée, et la jeta au milieu des ennemis, en criant à ses soldats: Laissez ces moines vous ravir l'honneur de vos victoires, et qu'ils se glorifient maintenant d'avoir vaincu les vainqueurs des Hongrois. A peine eut-il achevé, que les troupes, animées d'une ardeur incroyable, se précipitent sur les moines, les enfoncent, leur arrachent l'enseigne que le pacha leur avait jetée, et les taillent en pièces. Le chef de la révolte fut tué; et au lieu de retourner dans leur monastère, les moines qui échappèrent au carnage cherchèrent un asile dans les cavernes et les déserts.

Les torlaquis s'habillent à peu de chose près comme les dervis; ils portent un bonnet de feutre sans bord, de la forme d'un pain de sucre cannelé; le reste de leur corps est nu: ils ne savent ni lire, ni écrire, sont grossiers, fainéants, et passent leur vie dans une honteuse mendicité. Ils fréquentent les bains, les cabarets et les maisons de débauche pour y trouver un dîner ou attraper quelques pièces d'argent, tout en marmottant des prières. A la campagne ou dans les bois, s'ils rencontrent un passant bien vêtu, ils le dépouillent, ils lui enlèvent son argent, et lui assurent que la volonté de Dieu est qu'il aille nu comme eux. Ils se mêlent aussi de prédire l'avenir; et, pour tromper le bas peuple, ils regardent dans les mains, comme font nos diseuses de bonne aventure. Ils mènent ordinairement avec eux un vieillard de leur ordre, fourbe habile, à qui ils affectent de rendre des honneurs presque divins. Quand ils arrivent dans un village, ils le logent dans la meilleure maison, et se rangent autour de lui, observant ses gestes et ses paroles. Le vieillard, après avoir affecté un grand air de sainteté et marmotté quelques prières, se lève tout à coup, et, jetant de profonds soupirs, invite ses collègues à sortir promptement du village qui, dit-il, va être détruit, en punition des péchés de ceux qui l'habitent; le peuple épouvanté, accourt de toutes parts, et comble les torlaquis d'aumônes, pour qu'ils obtiennent la miséricorde divine.

AUTRES RELIGIEUX TURKS.

Outre les religieux dont nous venons de parler, les Turks ont encore certains solitaires qui ne sont sujets aux lois d'aucun iman ni général d'ordre, mais qui vivent en leur particulier, se logent dans des espèces de boutiques, en couvrent le pavé de peaux de bêtes sauvages, et tapissent les murailles de différentes espèces de cornes. Au milieu de cette loge ils placent un escabeau, le couvrent d'un tapis vert, et mettent dessus un chandelier de laiton sans lumière: ils traînent avec eux un cerf, un loup, un ours ou un aigle, symboles de leur renonciation au monde. Cependant ils vivent au milieu des grandes villes et des villages les plus peuplés; on en voit beaucoup à Andrinople. Dans cette boutique, où ils ont pris leur logement, ils reçoivent de l'argent et des vivres que la charité turke leur envoie: s'ils n'y font pas leurs affaires, ils se promènent dans les rues avec un des animaux dont on a parlé plus haut, au cou duquel ils ont suspendu une clochette pour avertir les habitants de leur donner l'aumône.

Il ne faut pas oublier les pèlerins de la Mecque, qui, après un si saint voyage, se dévouent le reste de leur vie à porter de l'eau par les carrefours, et à donner à boire à qui le désire. A cet effet, ils portent, pendue en écharpe, une outre de cuir couverte d'un drap de couleur, où sont brodées des feuilles de plusieurs sortes; ils ont à la main une tasse de laiton dorée et damasquinée, dont le fond est orné de jaspe ou de calcédoine, pour rendre l'eau plus agréable à la vue. Tandis qu'ils la versent, ils exhortent ceux qui la reçoivent à mépriser les vanités de la vie, à penser à la mort; ils ne demandent aucune récompense pour ce service, mais ils reçoivent l'argent qu'on leur donne, et répandent de l'eau de senteur sur la barbe de celui qui le leur offre. Il ne faut pas croire néanmoins à leur parfait désintéressement; car on les voit quelquefois attroupés en grand nombre et demandant une rétribution à tous ceux qu'ils rencontrent, en l'honneur de quelque saint dont ils célèbrent la fête ce jour-là.

On voit par ces tableaux comment de tout temps un esprit d'astuce et de fourberie a suscité dans les états mal policés, chez les peuples crédules et superstitieux, des associations de fripons et d'escrocs qui, sous le manteau de la religion et les grimaces de la piété, ont su s'affranchir de la morale commune, et lever sur la multitude et même sur l'autorité militaire et civile, des contributions arbitraires au profit de leur passions et de leurs vices. Comme les hommes placés dans les mêmes circonstances, prennent presque toujours des habitudes semblables, on ne peut douter que chez les Hébreux il n'y ait eu des confréries d'un genre analogue, et que ces prédiseurs ou prophètes qui se montraient nus en public, même par les processions, comme le fit si notoirement David, n'aient eu beaucoup d'analogie avec les moines musulmans que nous venons de citer; surtout lorsque la religion et les rites musulmans ne sont, pour ainsi dire, que le judaïsme modifié.

NOTE relative à la page 229. (Les Hébreux s'étaient éclairés par quelques progrès de civilisation.)

Chez tous les peuples anciens, les erreurs nécessaires que commirent les prêtres dans les prédictions ou oracles qu'ils étaient obligés de faire très-souvent, ne purent manquer, par leur répétition, d'atténuer la confiance en leur véracité. Hérodote, en parlant des oracles divers consultés par Crésus, nous rend sensible cet état de choses, d'ailleurs très-naturel: il eut lieu chez les Hébreux comme chez les autres. Le livre des Juges nous offre un exemple frappant de l'une de ces erreurs sacerdotales. Toutes les tribus s'étant armées contre celle de Benjamin, pour la punir du crime atroce commis envers le lévite dont la femme avait été publiquement violée dans la ville de Gabaa, les chefs d'Israël, après une première défaite, allèrent pleurer devant l'arche et consultèrent l'oracle, en disant: «Devons-nous combattre encore les enfants de Benjamin qui sont nos frères? (chap. XX, vers. 23) et l'oracle répondit: Marchez contre eux et leur livrez bataille.»

Il est évident que le prêtre a entendu qu'ils seraient vainqueurs: il devait le croire, vu leur immense supériorité de nombre; cependant ils furent battus avec beaucoup de perte; le prêtre leur aura dit: «C'est que vous aviez péché, et que Dieu aura voulu vous purifier.» Mais ceci impliquerait une extrême injustice de Dieu, puisque le châtiment eût tombé sur beaucoup d'innocents. On sent que ce ne sont là que des raisons évasives.—Les chefs revinrent encore pleurer et consulter: alors l'oracle leur assura la victoire, qui cette fois eut lieu; mais la leçon avait rendu le prêtre et les chefs plus prudents; ils avaient concerté un stratagème auquel ils la durent. Dans la guerre du prêtre babylonien Bélésys contre Sardanapale, nous voyons le même cas arriver.

ÉTAT PHYSIQUE

DE

LA CORSE.

LA Corse est une île de la Méditerranée, située obliquement entre l'Italie, qui l'avoisine au levant, et la France qu'elle regarde au nord, et nord-ouest: au sud, elle n'est séparée de la Sardaigne, que par un détroit de trois lieues, tandis qu'à l'ouest sa côte est baignée par une vaste mer qui ne trouve de limites qu'aux rivages de l'Espagne. Sa latitude, selon des observations récentes et précises des ingénieurs du cadastre de cette île, est entre les 41° 21' 04", et 43° 00' 04" nord; ce qui détermine sa longueur à 1° 39' 04"; sa longitude entre les 6° 11' 47", et 7° 13' 03", pris du méridien de Paris, fixe sa plus grande largeur à 1° 01' 16". Mais comme sa forme est ovale, abstraction faite de la longue saillie du cap Corse, il s'en faut beaucoup que le carré résultant de ces dimensions soit plein. Les incertitudes et les variantes des auteurs sur son évaluation, viennent d'être résolues par les ingénieurs du cadastre; et désormais, l'on devra, sur leur autorité, porter la superficie de la Corse à 442 lieues 84/100, faisant 2,072,441 arpents 25 perches (l'arpent de 20 pieds pour perche), ou 874,741 hectares 19 ares 26 centiares. Cette superficie, qui maintient la Corse au cinquième rang de grandeur des îles de la Méditerranée, la place au premier des départements de France; mais lorsque nous ferons le calcul de ses rocs arides et incultivables, elle ne sera pas tentée de se prévaloir de ce mérite, puisqu'elle se trouve au dernier rang des valeurs.

A proprement parler, la Corse n'est qu'un entassement de rochers, dont les nombreux chaînons s'élèvent brusquement des bords de la mer, pour aller vers le centre de l'île, se joindre à une ligne dominante qui court du midi au nord; on la suit sans interruption depuis les croupes arides du Cagna en face de Bonifacio, jusqu'aux sommets nuageux de Monte-Grosso sur Calvi; dans tout cet espace, elle marche sur une hauteur de 800 à 1400 toises, marquant au loin sa route par les pointes élevées de Coscione, la Cappella, Denoso, d'Oro-Rotondo, Paglia-Orba, et Monte-Grosso[75]; là même elle se replie à l'est, jusqu'aux montagnes de Tenda et d'Asto, où elle tombe sur une branche inférieure de 6 à 700 toises de hauteur, qui vient du cap Corse, et va se terminer par les sommets du San-Pietro et Sant-Angelo, à la vallée du Tavignano; de ces deux lignes de sommets, mais principalement de la première, les eaux des neiges et des pluies se versant à droite et à gauche, plongent dans des vallons qui vont en forme de conques se perdre à la mer; et si l'on remarque que de ses rivages au comble des monts, il n'y a pas quelquefois quatre lieues de ligne droite, et jamais plus de douze; que par conséquent, la pente du terrain est excessivement inclinée, l'on concevra que les eaux s'y précipitent plutôt qu'elles n'y coulent; que leur marche s'y fait par sauts et par bonds; que, tantôt par les fontes des neiges et les grandes pluies, elles forment des torrents qui debordent à pleines vallées; et que tantôt épuisées, elles laissent à sec un lit de pierres et de cailloux: que par ce jeu, les terres légères sont emportées, les pentes déchirées, les cimes dénudées, les rochers minés, renversés; et que la nature y présente partout une scène à grands mouvements violents; ajoutez à ce tableau, le coloris d'une bande supérieure de sommets neigeux durant l'hiver, grisâtres l'été; d'une moyenne région de pentes, tapissée d'arbres et arbustes toujours verts; et d'une plage maritime, souvent marécageuse, où les eaux s'égarent dans des sables qu'elles n'ont plus la force de rouler; jetez sur ce paysage des blocs de granit, de marbres, de jaspes roux et gris; des cascades, des sapins, des châtaigniers, des chênes verts, des lentisques, des azeroliers, des myrtes, des bruyères, et vous aurez de la Corse une idée pittoresque aussi juste qu'en puisse procurer le souvenir des objets passés.

Revenons aux idées géographiques: en traversant l'île dans sa longueur, la haute chaîne dont j'ai parlé, la partage en deux portions très-distinctes, surtout à raison de la difficulté de leurs communications réciproques: l'on ne peut passer de la côte d'Ajaccio à celle de Bastia, qu'en franchissant la barrière des Monts, par des gorges appelées à juste titre dans le pays des Escaliers (Scale). Une des plus célèbres et la plus pratiquée de ces gorges, celle dite de Bogognano, ou de Vizzavona, est un canal d'environ 500 toises de largeur, et de 4000 de longueur, sur une élévation de 1000 au-dessus du niveau de la mer. Dans ce canal tapissé d'une forêt de sapins, de hêtres, et de quelques châtaigniers, les neiges s'entassent de deux, trois, et jusqu'à six pieds de hauteur; et elles obstrueraient le passage pendant des mois entiers, si une police souvent négligée ne les faisait déblayer par les villages voisins. Il résulte donc de cet état une division naturelle, sur laquelle les Italiens Génois et Pisans, ont, dès long-temps, calqué leur division administrative de pays d'en-deçà, et de pays d'au-delà les monts; ou encore de bande intérieure, et de bande extérieure. Mais comme ces dénominations, relatives au continent de l'Italie, cessent de convenir en changeant de lieux; qu'en Corse même elles sont équivoques, puisqu'elles sont réciproquement employées par les deux parties, je ne désignerai désormais les deux côtes opposées, que par les noms de côte d'est ou orientale, appliqué à celle qui regarde l'Italie; et de côte d'ouest, ou occidentale, à celle qui regarde l'Espagne. Dans l'usage des Génois et des Corses, l'en-deçà comprenait aussi la côte du nord, c'est-à-dire le Nebbio et la Balagne à raison de la facilité des communications et de l'unité de régime: et alors l'au-delà ne formait qu'un tiers de la totalité de l'île, puisqu'il ne comptait que vingt et un cantons ou pièves contre quarante-cinq. Mais si l'on voulait établir une division raisonnée, il faudrait faire de cette côte du nord une troisième région, puisqu'elle a d'ailleurs, ainsi que les deux autres, des caractères distinctifs et particuliers. Ceux de la côte d'est, sont une plage en général basse, marécageuse et dépourvue de ports; un air pesant et humide; un sol moins élevé et plus gras: ceux de la côte d'ouest, au contraire, ont un air vif et ventilé; un terrain sablonneux et très-élevé, une plage sèche taillée à pic et pleine de golfes et de ports: et ceux de la côte du nord, un air plus salubre, plus tempéré; un ordre de saison plus égal. Mais ce qui établit la différence la plus remarquable entre ces régions, est la nature même du sol, qui, dans la bande d'est depuis le cap Corse jusqu'au Tavignano, c'est-à-dire dans toute la chaîne inférieure, est généralement calcaire, tandis que dans la bande d'ouest et dans celle du nord, c'est-à-dire dans toute la haute chaîne, il est purement graniteux, à l'exception de trois ou quatre points calcaires, tels que Bonifacio, Saint-Florent, et un des sommets de Venaco, d'où l'on a tiré la chaux des deux forts de la gorge de Vivario. Ce serait l'occasion sans doute, de faire sur cette singularité des recherches et des réflexions physiques; mais cette partie étant étrangère à mon objet, le lecteur me permettra de le renvoyer à deux mémoires de M. Barral, ingénieur des ponts et chaussées en Corse, qui l'a spécialement traitée, et qui a donné une nomenclature détaillée de toutes les espèces de granits, marbres, jaspes et autres pierres dont la Corse est malheureusement trop riche.

Un article qui se lie mieux à mon sujet par son utilité est celui des eaux thermales et des mines. Quoique l'on ait parlé des mines d'argent près de Caccia, de plomb et de cuivre en d'autres endroits, il paraît que la Corse n'en possède que de ferrugineuses dans le Nebbio à Nonza près de Fossa d'Arco; et la rareté du bois, la cherté des transports, et le voisinage de la riche mine d'Elbe, ne leur laissé que bien peu de mérite. Les eaux minérales et thermales ont infiniment plus de prix; l'on en compte plusieurs sources de diverses espèces: l'une des plus célèbres est celle de Pietra-Pola, ou Fium'Orbo; côte d'est, sur le torrent d'Abatesco, canton de Castello, district de Cervione. Ses eaux sont thermales sulfureuses, et portent leur chaleur dans le puits principal, jusqu'au 45° degré de Réaumur. Des expériences multipliées ont constaté leur efficacité dans les maladies de la peau, dans les obstructions des viscères, dans les rhumatismes les plus invétérés, et même dans la goutte et les maladies vénériennes; mais on y change ces maladies contre la fièvre de marais, parce que le lieu étant désert et sauvage, l'on y manque de toutes les commodités nécessaires; l'on est obligé de s'y faire des cabanes de feuillages, dans lesquelles le vent saisit les malades et répercute la transpiration de la manière la plus dangereuse; d'ailleurs le lieu est malsain, parce qu'étant situé au fond d'un vallon, toutes les vapeurs des marais de la plage, qui en est remplie, viennent s'y engouffrer. Il paraît que jadis les Romains se servaient de ces bains, car l'on y trouve des traces de bâtiment, des débris de canaux enfoncés, des gradins, et quelques restes d'une salle qui fut revêtue intérieurement de pouzzolane; le tout d'une telle épaisseur et d'une telle solidité, que l'on y reconnaît sensiblement la main des maîtres de l'Italie. Au reste, il paraîtra quelque jour, sur cette source, un mémoire analytique fait par des gens de l'art, et dont on m'a communiqué le manuscrit. Une autre source non moins célèbre sur la côte d'ouest, est celle de Guagno à deux lieues de Vico; l'on n'en a pas fait l'analyse, mais ses effets sont absolument les mêmes. Ses inconvénients aussi sont égaux, car l'on n'y trouve pas plus de secours, ni de commodités. Il n'y a de toute construction que les murs ruinés de deux petites chambres sans toit, et un bassin rond en pouzzolane de huit pieds de diamètre, et de trois de profondeur avec ses bancs ou gradins. Le robinet donne environ un pouce cube d'eau qui marque 42 degrés de chaleur. Si l'on formait, soit là, soit au Fium'Orbo, un établissement commode et bien dirigé, il procurerait les secours les plus précieux, non-seulement à la Corse, mais encore à l'Italie et à tout le midi de la France. L'article seul des soldats français indemniserait de toute dépense; car on estime qu'il en coûte plus de vingt mille livres par an pour envoyer les malades aux eaux du continent, sans compter la perte du temps, et la circonscription que l'on donne à la liste des malades.

Il y a encore des eaux thermales à Guitéra, canton de Talavo; mais l'on n'y trouveras même de bassin, et il faut s'y baigner dans la boue.

En eaux minérales froides, les plus justement vantées, sont celles d'Orezza, côte d'est, district de la Porta, près des sources de Fium'Alto. Elles sont acidules et gazeuses à tel point, qu'elles brisent les bouteilles, et piquent le nez, comme le vin de Champagne; elles contiennent du fer et du sel marin; elles sont souverainement efficaces dans les cas d'obstructions, d'hydropisie, de maux d'estomacs invétérés avec vomissement, de migraines, de coliques, de marasme, de suppression ou de pertes dans les femmes, etc. On compte dans tout le pays voisin huit ou dix de ces sources, mais la meilleure est celle de Stazzona, au lieu que j'ai indiqué; elle a d'autant plus de prix, qu'elle est la seule avec celle de Vals qui existe dans le midi de la France, et qu'à leur défaut on est obligé d'aller jusqu'en Lorraine.

L'historien Filippini rapporte qu'un savant et charitable évêque de Nebbio avait fait des recherches sur toutes les eaux minérales de Corse; mais les lumières d'alors ne suffisaient pas pour cette partie, difficile encore aujourd'hui, et ces recherches ne nous procurent que les noms des sources de Carozzica, Pantone di Cacci, de Maranzana près de Mariana; de Nebbio et Campo Cardetto, qui veulent être prises chaudes; et d'Attalla, sur la route de Sarteno.

Il semblait que ces eaux minérales et thermales dussent tenir à des volcans; mais l'on n'en aperçoit aucune trace en Corse, malgré le voisinage de l'Italie. L'on n'y connaît pas davantage les tremblements de terre, et du moins la nature, en refusant à cette île les richesses de Naples et de Messine, lui a accordé pour dédommagement la sécurité.

L'on ne peut pas non plus accuser la nature de l'avoir maltraitée pour le climat; j'y en ai trouvé, comme dans la Syrie, trois bien distincts, mesurés par les degrés d'élévation du terrain: le premier qui est celui de toute la plage maritime embrasse la région inférieure de l'atmosphère depuis le niveau de la mer, jusque vers 300 toises perpendiculaires d'élévation, et celui-là porte le caractère qui convient à la latitude de l'île, c'est-à-dire qu'il est chaud comme les côtes parallèles d'Italie et d'Espagne.

Le second est celui de la région moyenne, qui s'étend depuis 300 toises jusque vers 900 toises, et même vers 1000 toises; et il ressemble à notre climat de France, particulièrement à celui de la Bourgogne, du Morvan et de la Bretagne.

Le troisième est celui de la région supérieure, ou cime des montagnes, et ce dernier est froid et tempétueux comme la Norwège.

Dans le premier climat, c'est-à-dire, sur toute la côte de la mer, il n'y a, à proprement parler, que deux saisons: le printemps et l'été; rarement le thermomètre y descend au-dessous d'un ou deux degrés sous zéro, et il ne s'y maintient que peu d'heures. Sur toutes les plages, le soleil, même en janvier, se montre chaud, si le vent ne le tempère; mais les nuits et l'ombre y sont froides, et le sont en toutes saisons. Si le ciel s'y voile, ce n'est que par intervalles; le seul vent de sud-est, le lourd scirocco, apporte les brumes ténaces que le violent sud-ouest se plait à chasser. S'il fait mauvais, c'est par tempêtes; s'il pleut, c'est par ondées: la nature n'y marche que par extrêmes.

A peine les froids modérés de janvier sont-ils ramollis, qu'un soleil caniculaire leur succède pour huit mois, et la température passe de huit degrés à dix-huit, et jusqu'à vingt-six à l'ombre. Malheur à la végétation, s'il ne pleut dans les mois de mars ou avril; et ce malheur est fréquent: aussi dans toute la Corse, les arbres et arbustes sont-ils généralement des espèces à feuilles dures et coriaces qui résistent à la sécheresse, tels que le laurier-cerise, le myrte, le cyste, le lentisque, l'olivier sauvage dont la verdure vivace tapisse en tout temps les pentes, et contraste d'une manière pittoresque avec les blocs gris et roux de granit et de marbre. Dans ce climat inférieur sont situés les ports et villes principales de l'île, tels que Bastia, Porto-Vecchio, Bonifacio, Ajaccio, Calvi, l'Ile-Rousse, Saint-Florent: là, comme à Hyères, l'on peut cultiver en plein sol, des orangers, des citronniers, et toutes les plantes des pays chauds; le jardin de la famille Arena à l'Ile-Rousse, et deux ou trois vergers près d'Ajaccio en offrent d'heureux exemples, puisque l'on y cueille des oranges et des citrons de la plus grande beauté; mais dans ces jardins, il faut se garder de l'attrait des ombrages et de la fraîcheur des eaux si recherchées dans le nord de la France. En Corse, comme dans tous les climats chauds, les vallons, les eaux, les ombrages, sont presque pestilentiels; l'on ne s'y promène point le soir sans y recueillir des fièvres longues et cruelles, qui, à moins de changer absolument d'air, se terminent par l'hydropisie et la mort. Nous en avons fait de cruelles épreuves dans nos colonies de Galeria, de Chiavari, de Paterno, au camp des Lorrains, puisque de tous les sujets envoyés, il n'en survivait au bout de trois ans qu'un très-petit nombre.

Dans le second climat, c'est-à-dire, dans les montagnes, depuis le niveau de 300, jusqu'à 900 et même 1000 toises, les chaleurs sont plus modérées, les froids sont plus longs, plus vifs; la nature est moins extrême, sans être moins variable. Du jour à la nuit, du matin à midi, de l'ombre au soleil, du vent à l'abri, les passages de température sont fréquents et brusques: la neige et la gelée, qui se montrent dès novembre, persistent quelquefois pendant quinze ou vingt jours. Il est remarquable qu'elles ne tuent point les oliviers jusqu'à la hauteur d'environ 600 toises; que même la neige les rend plus féconds. Le châtaignier qui les accompagne depuis 300 toises, semble être l'arbre spécial de ce climat, puisqu'il finit vers mille toises, et cède la place aux chênes verts, aux sapins, aux hêtres, aux buis, aux genevriers plus robustes contre la violence des hivers. C'est aussi dans ce climat qu'habite la majeure partie de la population Corse, dispersée dans des hameaux et villages situés la plupart généralement sur des pointes, et aux endroits ventilés. Une telle position est pour eux une condition nécessaire de salubrité; car dans cette région comme dans l'inférieure, les bas-fonds, vallons, et conques, sont avec raison décriés pour leur mauvais air, soit à raison de son humidité, soit à raison de ses excès de température opposée; car dans tous les vallons et conques, où l'air est stagnant, le moindre soleil produit une chaleur qui prive la respiration de son aliment. C'est ce que l'on éprouve en partie à Corté, qui, quoique au niveau de près de 700 toises, éprouve en été des ardeurs plus violentes et plus opiniâtres que la plage, puisqu'elles ne se calment même pas pendant la nuit.

En juillet 92, l'on y a vu le thermomètre à 30 degrés à l'ombre, pendant plusieurs jours, tandis qu'en décembre 88, il était tombé jusqu'à 4 degrés sous zéro. Dans un même jour, le 4 février 92, je l'ai vu à midi marquer à l'ombre et au vent du nord, 3 degrés au-dessus de zéro; et présenté au soleil au revers du même mur, il marquait peu de minutes après 20 degrés; en sorte que là, comme au Mexique, on peut dire avec l'Espagnol, que l'hiver et l'été ne sont séparés que par une cloison; ce qui provient surtout de la disposition du local en conque dont les parois composées de rocs nus, reflètent en été l'ardeur qui les brûle, et en hiver la bise piquante des neiges dont elles se trouvent tapissées.

Le troisième climat, celui de la haute cime des monts est le siége des frimas et des ouragans pendant 8 mois de l'année, et d'un air parfaitement pur ou semé de nuages légers pendant la saison d'été. Les seuls lieux habités dans cette région, sont le Niolo, et les deux forts de Vivario et Bogognano, ou plus proprement de Vizzavona, situés aux deux extrémités de la gorge ou canal de ce nom.

Les quinze à vingt Suisses qui vivent en garnison dans chacun, se louent de la douceur du climat depuis mai jusque vers septembre, et de l'excellence de l'air en toute saison. Il n'est point de fièvre contractée à la plage, qui ne s'y guérisse en quinze jours. Mais pendant l'hiver, ces forts battus d'ouragans furieux, et souvent clos par six à dix pieds de neige, sont une vraie prison où l'on vit de provisions salées comme dans un vaisseau. Il y a entre eux deux cette différence que dans celui de Vivario, situé du côté de l'est, l'air est sec, et que ni le pain ni le bois ne s'y moisissent, tandis que dans celui de Vizzavona, situé à 4000 toises seulement, du côté de l'ouest, les murs sont sans cesse humides, et les planchers déja pourris. Au-dessus de ces forts, l'œil n'aperçoit plus de végétaux que quelques sapins suspendus à des rochers grisâtres: séjour sauvage, il est vrai, des oiseaux de proie et des bêtes fauves: mais, qui, tout affreux qu'il paraît, offre un puissant sujet d'intérêt au contemplateur de la nature, puisque c'est là qu'elle établit par les amas de neiges et de glace, les provisions d'eau, des sources et des rivières pour toute l'année. Jadis ces cimes étant plus hautes encore et plus couvertes d'arbres, il n'est pas douteux que les neiges n'y fussent plus abondantes, plus durables, et que même il n'y eût des glaciers, puisqu'il en reste encore un petit sur un revers du Monte-Rotondo. Mais à mesure que les rocs s'écroulent et se dépouillent, ces utiles provisions diminuent; et ce qui ajoute à l'importance de l'observation que j'ai faite sur la conservation des bois, c'est qu'en même temps que le pays est moins abreuvé, il est moins salubre, puisque l'intempérie commence et finit précisément avec la disparition et le retour des neiges.

Il résulte de ce tableau que la Corse peut se considérer comme une masse pyramidale divisée en trois tranches d'air horizontales, dont l'inférieure est chaude et humide, la supérieure froide et sèche, et la moyenne participant de ces qualités. Or, si l'on observe que ces couches d'air sont par leur nature mobiles et flottantes, et de plus que la couche inférieure, dilatée par la chaleur, fait sans cesse effort contre la supérieure que le froid condense, l'on concevra qu'il doit arriver de fréquents dérangements dans leur équilibre, ou plutôt que sans cesse elles se mélangent et se confondent; et ceci explique tous les phénomènes physiques de ce climat, et entre autres un problème de végétation remarquable: on s'est souvent étonné que la végétation en Corse, étant à peine suspendue pendant l'hiver, et se ranimant dès la fin de janvier, fût cependant aussi lente dans ses résultats que dans le milieu de la France; que, par exemple, le froment semé en novembre et végétant sans gelée à la plage, ne fût cependant mûr qu'à la fin de juillet; que la vigne qui fleurit en mars, ne fût propre à la vendange qu'à la fin de septembre et même en octobre, comme sur les coteaux de la Loire; mais l'étonnement cesse quand on réfléchit que le degré de chaleur nécessaire à la fructification, est sans cesse interrompu par le froid piquant des nuits, et de toutes les bises neigeuses. Et cette alternative de chaud et de froid a un effet de diastole et de systole, qui sans doute contribue à la vigueur et à l'énergie que présente la végétation des arbres; car ils ont ceci de remarquable, que leur développement et leur force de sève surpassent tout ce que nous voyons dans notre continent. Du sein des rocs les plus secs, partent des troncs d'oliviers qui loin d'être rabougris comme ceux de Provence, s'élèvent droits et lisses à la hauteur de 25 à 40 pieds. J'ai vu un sumac et un peuplier, qui, plantés en février, n'ayant pas alors plus de dix-huit pouces de hauteur, avaient au 25 août surpassé celle de six pieds. A la pépinière de l'Arena en Casinca, les branches de citronniers et d'orangers taillées en août, et sur-le-champ replantées, donnent des fruits l'année suivante. Les émondes des poiriers et des pêchers, employées à ramer des légumes, après être restées sur terre pendant dix et douze jours, ont repris racine: en sorte que l'ingénieur français qui rendait compte de ce pays au ministre Choiseul, avait presque raison de dire que si l'on y plantait un bâton il prendrait racine.

Mais pour revenir aux effets des diverses couches d'air, ils expliquent très-bien pourquoi la température en Corse éprouve les vicissitudes rapides dont j'ai parlé; pourquoi en été le vent qui tombe des montagnes est brûlant comme leurs roches, tandis qu'en hiver ce même vent est glacial comme la neige qui les couvre; pourquoi dans un même lieu, et quelquefois dans un même instant, l'on éprouve tour à tour des courants d'air chaud et d'air frais qui passent comme des nuages. Et ceci m'amène naturellement à parler du système des vents dans cette île.

Je ne répéterai point ce que j'ai déja dit de leur mécanisme dans mon voyage de Syrie (t. 2), et quoique j'aie étudié de nouveau cette matière sans avoir égard à mes opinions antérieures, il m'a paru que mes nouvelles observations ne faisaient qu'ajouter à la solidité des causes que je leur ai développées. En Corse, comme en Syrie, j'ai retrouvé le vent de terre avec toutes ses circonstances; tombant le soir des hautes montagnes, à mesure que l'air refroidi se condense et s'appesantit; remontant de la mer le matin, précisément lorsque le soleil échauffe la terre, et que l'air dilaté grimpe le long des roches, et décèle sa marche par les flocons nébuleux qu'il entraîne; plus régulier, plus sensible l'été où les contrastes extrêmes sont plus prononcés; plus faible, plus interrompu l'hiver où l'atmosphère se ressemble davantage, et où les grands vents en occupent l'empire. Ce vent de terre est surtout remarquable sur la côte d'ouest, et dans le golfe d'Ajaccio, où il imite parfaitement les brises des Antilles, sans doute par la raison que dans cette partie la pente des montagnes plus rapide, essuie en outre la plus forte chaleur du jour; et lorsque je considère que le prolongement du golfe d'Ajaccio dans l'intérieur des terres, est une vallée droite et profonde, où le vent de mer remonte comme dans un tuyau, il me paraît évident que c'est lui qui gorge d'humidité, et fait au fort de Vizzavona le dépôt dont j'ai parlé, et qui devient d'autant plus nécessaire, que là, il rencontre une forêt de sapins, et habituellement un vent contraire qui le force de déposer.

En général, il n'existe jamais pour la Corse un même vent, un même courant d'air; alors même que toute l'atmosphère de la Méditerranée s'ébranle dans une même direction, ce grand fleuve d'air produit pour la Corse des tournoiements, des contre-reflux, des déviations absolument semblables à ceux que l'on remarque dans les fleuves d'eau, aux piles des ponts, aux grèves aux rochers; dans tous les obstacles de cette espèce, l'on peut observer qu'il se fait aux pointes d'avant, mais surtout à celles d'arrière, c'est-à-dire au bas du courant, des mouvements de tourbillon, d'engouffrement, de déviation, très-compliqués, et cependant soumis à des lois fixes de frottement et de rapidité, de la part des lames d'eau qui se heurtent ou qui glissent les unes contre les autres. A la différence près de légèreté, ces effets sont les mêmes dans les courans d'air, et les deux pointes de la Corse en offrent des preuves palpables; car il arrive tous les jours qu'un vaisseau vogue par un vent d'ouest vers le Cap-Corse ou Bonifacio, et qu'à peine il a dépassé la pointe, il se voit pris par un vent debout, qui lui plie ses voiles, et le promène en lignes courbes et en circuit. Les marins savent qu'à ces deux pointes il règne habituellement des vents opposés et toujours violents, parce qu'ils y sont resserrés comme dans un détroit. Le canal ou bouche de Bonifacio est célèbre pour les vents terribles; ceux du sud-ouest y sont si constants, que tous les arbres y sont inclinés dans le sens de leur souffle, et que les oliviers avec leurs branches jetées d'un seul côté, présentent l'aspect singulier de femmes échevelées dans les tempêtes de Vernet. La même chose arrive au Cap-Corse, et y rend impossible la culture des grains et de toutes plantes à tiges faibles: observez d'ailleurs, qu'un même vent change de direction selon les côtes qu'il rencontre, et que le vent qui est ouest sur la bande d'Ajaccio, devient sud-ouest à Calvi et au Cap-Corse. C'est ce sud-ouest qui règne habituellement sur ces parages, et qui, lorsqu'il franchit les montagnes de Saint-Florent, tombe avec tant de roideur sur Bastia, qui est au revers de la côte, à 500 toises de profondeur, qu'il enlève quelquefois les toits des maisons, et que l'on est jusqu'à 8 jours sans que l'on puisse sortir. Les vieillards du pays assurent qu'autrefois ce vent ne passait pas au delà du Bevinco, et maintenant il ravage au loin toute la plaine. Ce fait constaté trouverait très-bien sa solution dans le dépouillement du mont Penda, et des hauteurs adjacentes, jadis couvertes des sapins et des chênes de la foret de Stella, aujourd'hui rasée.

L'on ne donne point assez d'attention à l'importance des bois sur les cimes des hauteurs, et il faudra que quelque jour un gouvernement éclairé dresse un code spécial sur cette partie de la richesse et de la santé publiques.

Par opposition aux vents d'ouest et sud-ouest, régnants sur la bande d'Ajaccio, les vents d'est et sud-ouest dominent sur celle de Bastia. D'après les observations des ingénieurs du cadastre du terrier, ils y occupent eux seuls les cinq sixièmes de l'année: leurs effets y sont diamétralement contraires à ceux de leurs antagonistes; car tandis que l'ouest et sud-ouest dessèchent tout à Bonifacio, à Calvi, au Cap-Corse, l'est et surtout le sud-est engraissent et fomentent la végétation par leurs brouillards moites, et par leurs douces pluies, depuis Bastia jusqu'à Porto-Vecchio; mais ils compensent chèrement ce bienfait à l'égard des animaux par le malaise et l'accablement dont ils les affectent. Le sud-est particulièrement rend la tête pesante, le corps fiévreux, l'estomac nauséabond; c'est lui qui est si justement décrié en Italie sous le nom de scirocco ou vent syrien, et dans nos provinces du Midi, sous le nom de vent marin. Ses mauvaises qualités s'exaltent sur la côte orientale de Corse, par les nombreux marais dont elle est bordée; il contribue même à leur formation, en imprimant à la mer un mouvement qui engorge de sable toutes les embouchures des rivières, et les ferme dans le sens de sa direction. Par ce mécanisme, les eaux débordent facilement, se répandent, stagnent, se corrompent; et quand la chaleur vient, leurs exhalaisons poussées par l'est et le sud-est au pied des montagnes, y causent l'insalubrité dont on s'y plaint à des hauteurs et à des distances considérables; elles remontent même dans l'intérieur du pays par les canaux des vallons, et on leur attribue entre autres ce qui se passe à l'auberge de Ponto-Nuovo sur le Golo, où l'air est tellement vicié, que l'on n'y couche pas deux nuits sans y prendre la fièvre. Cependant si, comme il est vrai, tout vallon en Corse est malsain, il faut admettre à ce phénomène une raison plus générale, et elle me paraît exister dans la stagnation de l'air, dans l'alternative du chaud et du froid, mais par-dessus tout, dans l'humidité excessive du soir et de la nuit. Au reste, en Corse, comme dans tous les pays chauds, tout vent qui passe sur un marais, devient malsain à une distance proportionnée au volume des exhalaisons qu'il transporte. Porto-Vecchio offre en ce genre un fait vraiment lumineux. Là, ce même vent d'est et presque de sud-est, qui empeste les villages situés sous la direction des marais de Biguglia et d'Aléria, est le vent agréable et sain, parce qu'il vient immédiatement de la mer; tandis que le vent d'ouest et sud-ouest, si sain à Bonifacio, est pestiféré à Porto-Vecchio, parce qu'il y pousse toute la vapeur du marais qui est à une demi-lieue dans le sud-ouest. Il y a plus, ce même vent d'est, salubre à Porto-Vecchio, devient en été pénible et malsain, jusque sur les hauteurs de Quenza; et, lorsque de là il retombe sur Sarténé et Ajaccio, il égale le kamsin d'Egypte, parce qu'il arrive chargé de tout le feu des roches pelées, la Rocca. Cet exemple seul développe la théorie des vents; quant à leurs qualités, il suffit d'inspecter la carte géographique pour savoir quel vent est humide, et quel vent est sec dans un pays. Si l'ouest et le sud-ouest sont si secs en Corse, on sent que c'est parce qu'ils arrivent du vaste continent de l'Espagne, où ils ont déposé leur humidité, sans avoir eu le temps de la repomper sur le bras étroit de la Méditerranée qu'ils parcourent. Si l'est et sud-est, au contraire, sont les vents humides et pluvieux, c'est parce qu'ils ont parcouru cette mer dans toute sa longueur, en provoquant par leur chaleur son évaporation; si le vent du nord est frais et sec sur la côte de Balagne, où il règne, c'est qu'il vient du continent de France et des Alpes; et s'il est modéré, c'est qu'arrêté par la barrière des monts, et par le Cap-Corse, il est forcé de se tenir dans un état de stagnation et de remous.

D'après ces détails, il serait superflu de m'appesantir sur l'ordre des saisons. J'ai assez indiqué qu'il se rapproche de celui de France. De mai en septembre, des vents modérés d'ouest sur la côte d'Ajaccio, et d'est sur celle de Bastia, permettent une navigation commode en tous sens, mais plus du nord au midi, que du midi au nord. Pendant le reste de l'année, les vents sont variables et la mer très-capricieuse. L'équinoxe d'automne forme une époque très-remarquable, en ce qu'il arrive alors dans l'atmosphère une rupture d'équilibre qui amène sur la cime des monts, des ouragans et la première couche de neige. Cette première neige est le signal du retour de la salubrité dans toute l'île: l'air se rafraîchit, les eaux se purifient, les fièvres se calment; cet état dure jusqu'à la fin de mai, c'est-à-dire, jusqu'à ce que ces mêmes neiges soient entièrement fondues. Alors l'intempérie de l'air et des eaux recommence, de manière qu'en Corse, la mauvaise saison est l'été. L'on a vu en certaines années jusqu'à huit mois s'écouler sans pluie; cela n'empêche pas qu'il n'en tombe communément 22 à 23 pouces, c'est-à-dire, deux pouces de plus qu'à Paris. Mais l'inégale répartition de cette eau et son écoulement trop brusque, en diminuent beaucoup le bienfait: les rosées y suppléent en partie; la Corse leur doit cet aspect de verdure qui la rend plus agréable au coup d'œil que les pentes nues de la Syrie. En comparant ces deux pays sous d'autres rapports, je trouve qu'ils se ressemblent en plusieurs; mais la balance des avantages me paraît être au dernier, même pour l'article important des sources qui y sont aussi bonnes et plus abondantes qu'en Corse. J'ai plongé le thermomètre dans les plus fraîches d'entre elles (aqua bottita et Campotile), et elles ont également marqué cinq degrés au-dessus de la glace, le 21 juillet et le 15 novembre, quoique dans un cas la neige couvrît de dix pouces la terre, et que dans l'autre, l'air fût à 18 degrés; ce qui explique pourquoi elles semblent chaudes en hiver et froides en été.

Tandis que ces pluies, ces rosées, ces eaux donnent de l'aliment à la végétation, un soleil ardent et un air salin lui donnent une énergie de séve et une activité qui se manifestent dans tous les produits. Nos fleurs y ont une vivacité de parfum bien plus exaltée. Le 4 février, ayant cueilli à Corté une vingtaine de violettes, je fus obligé de les rejeter de ma chambre au bout de moins d'une heure, parce qu'elles m'entêtaient. Les fruits ont de même une saveur très-prononcée, et généralement excellente: le raisin, les figues y sont exquis; mais les châtaignes ne valent pas nos marrons entés. Ce que les Français ont apporté de pommiers, pêchers, abricotiers, etc., donne des fruits supérieurs aux nôtres pour la qualité; mais les Corses en négligent le soin; ils n'ont pas encore su jusqu'à ce jour cueillir de bonnes grenades ni de bons melons; et le jardin des Arena près de l'Ile-Rousse, est le seul qui produise d'assez bonnes oranges.

Le miel de Caccia, dur comme la cire, n'a point l'amertume dont se plaint Virgile, et peut le disputer au Mahon.

J'ai déja parlé des principaux arbres et arbustes de l'île: le chêne vert, le châtaignier, le sapin, l'ariccio, ou plutôt, le pin de lord Weimouth, font avec les liéges la base des forêts et des bois; l'azerolier, le myrte, le lentisque, l'olivier sauvage, le cyste, l'alaterne, la grande bruyère, sont celle des broussailles ou makiz, selon l'expression du pays. Ils y croissent depuis deux jusqu'à dix pieds de hauteur, selon la qualité du terrain. J'ai trouvé, dans les campagnes de Cervione, beaucoup de baguenaudiers, de faux ébènes, de genêts d'Espagne, et d'autres arbrisseaux rares chez nous; et je ne doute pas qu'un botaniste ne rencontrât dans l'étendue de l'île des objets utiles et très-curieux.

Le sparthe, ou jonc d'Espagne, objet de commerce important, croît naturellement dans plusieurs marais d'Ajaccio, et a fourni depuis cinq ans une bonne partie des cordages pour la pêche du corail. La soude abonde sur la plage d'Aleria, et remplit surtout les rivages, de même que l'herbe aux vers; l'orseil, précieux en teinture, croît sur la plupart des rochers.

Dans le règne animal, la Corse ne jouit pas de moins d'avantages; elle est exempté des loups et possède tout notre gibier. L'ours qui se trouvait dans les forêts du temps de Filippini, en a disparu depuis plus d'un siècle; il ne reste d'animal carnassier que le renard qui ose attaquer les moutons et les chèvres. Les oiseaux de proie, aigles et milans, sont rares; et l'on ne voit ni scorpions ni serpents dangereux que la vipère. Dans les marais, le gibier d'eau y est abondant, et aussi bon que son espèce le comporte. Sur terre, la perdrix rouge, la seule qui se trouve dans l'île, est grosse, mais elle est sèche. Le lièvre est meilleur. Le lapin n'a pu se multiplier que sur un petit rocher en mer, vis-à-vis de l'Ile-Rousse. Le ramier, la tourterelle, la caille et autres oiseaux de passage, sont excellents; mais rien n'égale le merle des cantons d'Ajaccio et de Cervione, qui, se nourrissant depuis décembre des baies de lentisque et de myrte, est un vrai bouquet parfumé; celui de Balagne, qui mange des olives, n'est qu'amer et maigre. La plaine d'Aleria, la plus riche en gibier, donne des cerfs et des sangliers de très-petite race, mais d'une chair bien supérieure aux nôtres, et quelques faisans. Le muffoli, qui ne se rencontre que dans les hautes montagnes, est une espèce de gazelle très-légère, très-hardie, qui ose se précipiter de 30 à 40 pieds en bas, sur ses cornes, sans jamais se blesser.

Dans les animaux domestiques, il est à remarquer que toutes les espèces sont extrêmement petites; les chevaux n'ont communément que quatre pieds à quatre pieds deux pouces; ceux qui dépassent cette taille viennent de Sardaigne. Les bœufs et vaches sont dans cette proportion. Le mouton ne pèse pas vivant plus de vingt-quatre à trente livres; il a cela de très-particulier, que sa laine est un vrai poil de chèvre, non frisé, et pendant à la longueur de près de quatre pouces. Les Corses n'en élèvent que de noirs, couleur cul de bouteille, parce qu'à ce moyen, ils sont dispensés de teintures. Les chèvres, qui sont le fléau de l'île, ne diffèrent en rien des nôtres. Tout ce bétail est maigre, vagabond, demi-sauvage. Quand on engraisse le mouton, le chevreau, le porc, leur chair est excellente; celle du porc surtout, qui n'a point ce vaveux indigeste qu'elle a en France et dans le continent. Il en est de même de la volaille; mais les Corses prennent rarement ces soins. Ils ne savent guère mieux profiter par la pêche, du bienfait de la mer qui fournit cependant d'assez bon poisson avec assez d'abondance: outre le rouget, la sole, le turbot, le saint-pierre, il passe chaque année quelques thons vers Saint-Florent, et des sardines autour de toute l'île. Près d'Aleria, l'étang de Diana fournit des huîtres très-grosses et très-estimées à Gênes, parce que l'on n'y connaît pas nos espèces qui sont certainement plus délicates. Quant aux poissons d'eau douce, ne trouvant ni asile, ni aliments dans les torrents pavés et encaissés de cailloux, il n'y a que la seule truite qui puisse y vivre parmi les cascades. Dans la plaine, des petites tortues et de petites anguilles essaient de se cacher dans le sable, et tout le reste de nos poissons est inconnu.

Résumons en peu de mots cet état physique de la Corse. Une charpente de rocs, qui du nord au sud, et de deux chaînes principales, jette à droite et à gauche des rameaux scabreux et coupés; des cimes dénudées et conformées souvent en cristallisations énormes qui semblent les flots congelés d'une mer agitée; une division verticale d'une bande calcaire à l'est, et d'une autre graniteuse à l'ouest. Une division horizontale de trois régions ou couches, l'une chaude et humide, l'autre froide et sèche, et la moyenne tempérée. Une côte basse et égale à l'orient, parce que la mer d'Italie, encaissée et stagnante, protége les attérissements; une côte dentelée et élevée à pic au couchant, parce que la mer d'Espagne et des vents violents, déploient une action rongeante; un sol généralement maigre, mais très-végétable; des vallons profonds, des pentes rapides, une verdure constante nuancée de bandes rousses ou brunâtres de terres et de blocs de pierres; un aspect vraiment pittoresque et paysagiste; un ciel vif, souvent semé de nuages; un air agité; un climat variable; une nature, non pas riche, mais propre à le devenir; non pas excellente, mais qui n'attend que la main de l'homme pour récompenser tous ses soins: telle est la Corse.

Tels sont les éléments physiques dont se compose la condition de ses habitants, soit par l'influence qu'ils en éprouvent, soit par l'usage et l'emploi qu'ils en font[76].

PRÉCIS

DE L'ÉTAT

DE LA CORSE.

(Extrait du MONITEUR des 20 et 21 mars 1793.)

PRÉCIS

DE L'ÉTAT

DE LA CORSE.

ARRIVÉ depuis peu de l'île de Corse, après y avoir résidé un an, je reçois de fréquentes questions sur l'état de ce département: déja j'ai satisfait à celles du conseil exécutif et du comité de défense générale sur ses moyens militaires et sur ses dispositions. Je me propose de présenter à la nation entière un tableau complet de cette portion d'elle-même, dont on l'occupe beaucoup et qu'elle connaît peu; mais ce travail exigeant du temps, et la notoriété de certains faits devenant de plus en plus urgente, je me suis déterminé à anticiper quelques résultats; je le dois d'autant plus, qu'appelé en Corse par une assemblée électorale pour régénérer le pays, je me trouve revêtu d'un caractère compétent; et qu'après avoir épuisé tous les moyens d'opérer le bien sans scandale, il ne me reste, pour demeurer digne de la confiance nationale dont j'ai été honoré, que de déchirer le voile de mensonge sous lequel un machiavélisme astucieux opprime la liberté du peuple corse, et dévore la fortune du peuple français. Je déclare donc, comme faits résultants d'une année d'observations:

1º Que la Corse, par sa constitution physique, par les mœurs et le caractère de ses habitants, diffère totalement du reste de la France, et que l'on n'en peut juger par la comparaison de tout autre département.

2º Que par la nature du gouvernement sous lequel ont vécu les Corses, ils ont contracté des habitudes vicieuses, participant de l'état sauvage et d'une civilisation commencée.

3º Que ne formant qu'une petite société de 150,000 ames, pauvre par le sol, divisée par haines de famille, agitée de passions d'autant plus violentes qu'elles circulent dans un cercle étroit, corrompue par le plus pervers des gouvernements, le gouvernement des Génois; asservie par le sceptre sévère des Français; la nation corse enfin, affranchie par la révolution, s'est trouvée, sans aucune, instruction préalable, saisie du droit de se gouverner; et que, par ressentiment et par esprit national, ayant chassé tous les employés français, les pouvoirs sont tombés aux mains des chefs de famille qui, pauvres, avides et inexpérimentés, ont commis beaucoup d'erreurs et de fautes, et les ont tenues secrètes par crainte et par vanité.

4º Que depuis trois ans il existe un système de mystère par lequel les députations, de concert avec le directoire du département, nous ont caché l'état intérieur de l'île, de peur, m'ont-ils dit, que si les abus étaient divulgués, la Corse ne fût décriée, et que la France ne se dégoûtât de sa possession. Or, les effets de ce système ont été de concentrer les places et les traitements dans les mains de quelques chefs de leur parenté, et d'attirer du trésor français un argent immense et mal employé.

5º Que par suite de ce système, les dépenses du département de Corse se trouvent portées au décuple de sa contribution; c'est-à-dire, que la Corse coûte annuellement plus 5,000,000, savoir:

Pour le clergé séculier et pensionné1,298,423 fr.
Et ses biens ne valent pas 400,000 l. de capital. 
Pour le directoire de département et frais d'imprimerie115,930
Et le conseil s'est alloué de son chef un traitement.
Pour neuf directoires de district93,350
Pour neuf tribunaux117,150
Pour le tribunal criminel41,560
Pour soixante-deux juges de paix et greffiers49,600
Pour trente-cinq brigades de gendarmerie[77]150,000
Pour enfants trouvés107,000
Pour six députés à l'Assemblée nationale, les frais de poste compris.46,000
Pour quatre régiments de troupes de ligne[78]2,200,000
Pour quatre bataillons de garde nationale corse[79]900,000
Total5,119,013

Et je ne compte ni les postes, ni les bureaux de santé, ni 115,000 liv. de secours extraordinaires en 1791, ni 60,000 liv. pour le marais de Saint-Florent, ni 40,000 liv. pour ceux d'Aleria, ni les frais de quatre bataillons nouveaux que le député Salicetti vient de faire créer, ni les 24,000 livres avancées à la commission dont il est le promoteur et le guide.

Et cependant les contributions foncières et mobilières ne se montent qu'à 300,000 liv., et elles sont arriérées de trois ans, et le conseil corse, en 1790, les a dénaturées et diminuées d'un tiers; et les rôles pour 91 ne sont pas exécutés dans plus de seize municipalités; car le 19 janvier dernier, il n'y en avait qu'un seul dans le district d'Ajaccio, quoique l'état de situation du 23 novembre, envoyé par le procureur-général-syndic Pozzo di Borgo, en atteste quatorze; et il n'y a point eu de contribution patriotique; et de tous les biens nationaux vendus il n'est rien rentré au trésor; et 200,000 liv. sont empruntées à la caisse du clergé; les patentes sont nulles; les douanes sont presque anéanties, excepté ce qu'il en faut pour payer les employés parents et amis; et la plupart des administrateurs sont débiteurs du trésor, et ils se tolèrent de l'un à l'autre tous les abus, n'exercent ni répartition, ni recouvrements, par ménagement de voix électives, par esprit de parti et de parenté; et ils crient que la Corse est pauvre, et ne pourra payer, quoique sous le régime antérieur, sans être foulée, elle rendît en charges de toute espèce, à la vérité en denrées, pour plus de 1,300,000 liv.; et tous ces fonds passent en Italie par l'abandon des douanes que le conseil du département a diminuées de moitié, etc., etc.

6º Malgré tant de fonds versés, les routes et les chemins sont sans réparations: les travaux publics n'ont coûté, en 1791, que 384 liv.; les traitements et salaires des ecclésiastiques et des juges sont habituellement arriérés de six mois; les assignats sont échangés à Toulon et à Marseille pour du numéraire, qui s'enfouit à Corté s'il ne s'y dissipe. La justice est sans activité; une seule exécution a eu lieu, quoique, depuis trois ans, il ait été commis plus de cent trente assassinats de vengeance et de guet-apens. Nul compte de finance n'est publié, à moins que l'on ne donne ce nom à un chaos de chiffres sans résultat, que le directoire vient enfin de faire imprimer pour 1791. L'on y trouve entre autres deux procureurs-généraux payés en même-temps, dont l'un, député, recevait encore d'autres gages; deux membres du directoire conservant leur traitements, quoique employés à une autre commission payée; mais l'on y cherche en vain la solde des cinquante gardes de son excellence Paoli[80], et l'emploi de tous les fonds que le premier conseil partagea à ses membres, à titre de commissions, etc., etc.

7º Il n'existe en Corse aucune liberté politique et civile; la citadelle de Corté est une Bastille où plus de 300 personnes ont été renfermées sans formalités; il n'y a pas de feuille publique circulant dans le département, les journaux français sont entendus de peu de personnes; il n'y a aucun libraire vendant des livres; il n'y a qu'une imprimerie entièrement soumise au directoire, par qui elle subsiste; les relations avec le continent sont lentes et interrompues jusqu'à deux mois de suite; les lettres sont habituellement interceptées par le directoire; nulle réclamation, nulle plainte ne peut parvenir par cette voie. Les élections se font toutes en armes, stylets, pistolets, souvent avec meurtre, toujours avec violence et schisme de la part de l'un des deux partis; le parti vainqueur accable et vexe l'autre dans la gestion de tous les pouvoirs dont il se saisit; les voix s'y mendient, s'y achètent, s'y calculent comme une denrée; elles s'y comptent par chefs de famille, parce que l'éducation, l'intérêt et le préjugé donnent aux Corses un dévouement si aveugle pour leurs chefs de parti et de parenté, qu'ils n'en sont dans les assemblées que les échos serviles. Ainsi j'ai vu deux assemblées générales de 400 personnes, dominées et mues par dix à douze chefs; ces chefs forment entre eux des ligues aristocratiques, au moyen desquelles ils se partagent, se disputent, se donnent les places et les traitements; ils se brouillent, se réconcilient avec une mobilité et une inconstance incroyable; mais la liberté de la multitude et l'argent du trésor français paient toujours les frais de leurs querelles. Dans l'assemblée qui a nommé à la convention, j'ai vu le parti des administrateurs l'emporter, en promettant aux électeurs de les payer en argent, et 80,000 liv. d'assignats furent converties, pour cet effet, en 45,000 liv. de numéraire. Jamais on ne tient compte des qualités requises par les décrets. Dans la dernière assemblée, plus de trente prêtres insermentés avaient voix; on y comptait plus de 150 ecclésiastiques, tous les électeurs militaires qui pouvaient contrarier Paoli ou plutôt ses moteurs; car depuis sa dernière maladie, il n'est plus que le prête-nom de quelques intrigants[81]: tous ces électeurs furent écartés, etc.

Les bornes de cette feuille m'arrêtent ici; j'ajoute seulement qu'en Corse l'industrie est nulle; on n'y a pas même des allumettes; tout vient du dehors, surtout de Gênes et de Livourne. L'agriculteur est misérable, quoique le sol soit très-fécond; la campagne est inhabitable, faute de sûreté habituelle; les paysans portent le fusil jusqu'en labourant; les propriétés sont sans cesse ravagées par les bestiaux vagabonds, ce qui dégoûte de toute culture, etc., etc.

Quant aux dispositions du peuple envers nous, je les peindrai par ce que j'en ai moi-même entendu dans mes voyages multipliés, où, recevant l'hospitalité la plus généreuse sous les toits des plus simples laboureurs et pasteurs, je recueillais leurs véritables sentimens. «La Corse est malheureuse, me disaient-ils, parce qu'elle est faible: Français, servez-nous d'appui, instruisez-nous; car nous sentons que l'instruction nous manque, et nous la désirons; et gouvernez-nous, car, avec notre esprit de parti, jamais un Corse ne rendra justice à un autre.» Le peuple a donc un vrai penchant pour la France; et j'ai tout lieu de croire que si les Russes ou les Anglais se présentent, ils seront mal reçus; s'ils prennent poste, ils ne le garderont pas, et ils dépenseront beaucoup d'argent. Mais par la raison que les Corses sont essentiellement divisés en deux partis, il suffira que l'un se dise français, pour que l'autre se montre opposant, surtout lorsque Paoli depuis deux ans, et maintenant les petits ambitieux qui veulent lui succéder, s'efforcent d'intéresser la vanité du peuple à être ce qu'ils appellent peuple indépendant. Et il faut avouer que les prétendus patriotes ont abusé et peut-être abuseront encore de l'autorité nationale, de manière à fomenter les mécontentements. Les moyens de ramener l'ordre sont néanmoins encore faciles; mais parce qu'ils doivent être employés en système complet, il ne m'est pas possible de les détailler.

Je sens que les vérités accumulées dans ce tableau vont soulever des passions irritables; déja le moyen ordinaire des attaques secrètes a été employé auprès d'un ministre, et en m'attribuant des motifs d'humeur et d'ambition mécontente, on en appelle aux trois commissaires comme suprêmes régulateurs. Sans doute leur rapport sera d'un grand poids; cependant, pour calculer les moyens d'instruction des deux Français, il est bon d'observer que leur collègue et interprète corse (Salicetti) a été député en 1789 et en même temps procureur-général-syndic, puis député à la Convention, puis revêtu de la commission actuelle qu'il a provoquée, et pour laquelle il a su s'attirer à lui presque seul la nomination de toutes les places dans les quatre bataillons qu'il va lever.

Il est vrai qu'avec cette force il doit renverser Paoli; mais la personne de Paoli n'est plus qu'un fantôme, et l'on s'est peut-être donné des obstacles eu lui présentant son rival. Au reste la marche des Corses est si incalculable, qu'il serait très-possible que tout s'arrangeât ou fût arrangé avec le procureur-général actuel, Pozzo di Borgo, moteur principal, et que nous en fussions quittes pour payer quatre nouveaux bataillons, qui, comme les quatres précédents, ne feront point de service, ne sortiront jamais de l'île, consommeront un million, sans être trois cents hommes, et cesseront d'être laboureurs sans devenir soldats. Quant à mon ambition mécontente, j'avoue que je regrette de n'avoir pu trouver en Corse la paix agricole que j'y cherchais, et de n'avoir pu conserver le domaine national où je comptais cultiver le coton, l'indigo, le café et le sucre, et ouvrir la carrière d'une industrie et d'un commerce nouveau sur cette mer Méditerranée, si mal connue, si négligée, et pourtant si riche, qu'elle seule pourrait nous dédommager de l'Amérique perdue; mais tout le peuple corse m'est témoin que depuis trois ans personne ne jouit chez lui du bonheur champêtre que j'ai désiré; et quant à l'admission au conseil du département, où l'intérêt national m'ordonnait d'arriver, l'on croira difficilement en France que j'aie de l'humeur d'avoir été repoussé d'un pays où les motifs publics de ma défaveur ont été de passer pour un hérétique, comme auteur des Ruines, et pour observateur dangereux, à titre de Français; ce qui néanmoins n'a point diminué mon désir d'être utile à un peuple que son heureuse organisation et son respect singulier pour la justice rendent capable de recevoir, mais non de se donner un bon gouvernement.

LETTRES

A M. LE CTE LANJUINAIS,


SUR L'ANTIQUITÉ DE L'ALPHABET PHÉNICIEN.

PREMIÈRE LETTRE

A M. LE COMTE LANJUINAIS,

SUR L'ANTIQUITÉ DE L'ALPHABET PHÉNICIEN.

MON CHER COLLÈGUE,

EN composant mon livre de l'Alphabet européen, dont vous approuvez les principes; en méditant sur la nature et les éléments de l'alphabet en général, je suis naturellement arrivé à me demander quels ont pu être les premiers motifs de cette invention vraiment singulière, quelle série d'idées a pu y conduire l'esprit du premier auteur; et de suite le nom de Kadmus s'est offert à ma pensée. Je n'ai pas eu besoin de beaucoup de réflexions pour me convaincre, malgré le dire des poëtes et des historiens, que jamais un tel personnage n'exista comme homme: il suffit d'avoir lu l'extravagante légende de ses actions, pour y reconnaître une de ces fables sacrées, de ces énigmes cabalistiques que les anciens astrologues se firent un devoir et un plaisir malin de composer, pour dérober au vulgaire profane les secrets de leur science, ainsi qu'ont fait depuis eux, et sur leurs traces, les chercheurs d'or par la science d'alchymie; mais le soupçon me vint que quelque date chronologique aurait pu se glisser dans ces fictions, et pourrait s'en extraire par analyse: j'ai donc relu la fable de Kadmus dans les anciens mythologues, et dans leur ingénieux interprète moderne[82]. Par un cas bizarre, tandis que je cherche un objet qui m'échappe, un autre, que je ne cherche pas, s'offre à moi, et stimule ma curiosité: ce sont des auteurs grecs qui me parlent, et leurs récits sont mêlés de mots et de noms barbares qu'ils n'entendent pas; j'analyse ces mots, et j'en trouve un nombre de pur langage phénicien, ayant un sens tout-à-fait convenable au sujet: ce cas n'est pas neuf, on l'a déja remarqué, vous le savez, dans plusieurs fables mythologiques; mais ici, comme là, il donne lieu à des inductions qui me semblent neuves et dignes d'intéresser les amateurs de l'antiquité.

Avec eux, mon cher collègue, vous m'accorderez que l'idiome phénicien a été, comme l'hébreu, le chaldéen, le syrien, l'un des nombreux dialectes de cet antique et vaste langage arabique qui, de temps immémorial, règne dans la région sud-ouest de l'Asie: par cette raison, l'on a déja dit: «Kadm-os signifie orient, oriental.» Il est vrai; mais j'observe d'abord que pour la Grèce, un homme venu de Tyr et de Thèbes d'Égypte, eût été un méridional et non un oriental, surtout lorsque sa peau noire l'eût classé parmi les Africains, si différents des naturels de l'Asie mineure; ensuite, on ne peut me nier que ce même Kadm-os ne signifie tout ce qui marche en tête, qui précède, qui annonce, qui est héraut, tous sens spécialement appropriés à Mercure, héraut des dieux, chef de la grande procession égyptienne (décrite par Clément d'Alexandrie, etc.). Or, comme Mercure, sous ses noms d'Hermès, Thaut, etc., est chez les anciens, même dans Sanchoniathon, l'inventeur des lettres, il y a lieu de croire qu'ici Kadmus n'est que l'une de ses formes, l'un de ses équivalents. Toujours est-il vrai que le mot est phénicien; et, en ce moment, cela suffit à mon but.

Kadm-os est fils d'Agenor, roi de Tyr. En grec, Agenor est le fort, qualité spéciale d'Hercule bien reconnu pour être le soleil, et aussi pour être le dieu qui régnait à Tyr. En phénicien, nour est la lumière; ag n'offre pas de sens connu; mais il a pu en avoir un qui s'y adaptait.

Kadm-os a pour sœur Europe: cette prétendue femme est enlevée par un taureau blanc (comme la lumière), lequel est une métamorphose de Jupiter-Soleil, à l'équinoxe du printemps. Le taureau ravisseur traverse rapidement la Méditerranée, et porte sur son dos la princesse Europe aux contrées du couchant qui en prennent leur nom.

L'on est d'accord qu'Europe est la lune; j'ajoute spécialement cette lune, qui, à l'époque où le taureau fut le signe équinoxial du printemps, formait avec lui une conjonction d'un caractère particulier. Dans la même année où le soleil au printemps s'était levé dans le signe du taureau, il se couchait à l'automne, dans celui de la balance: alors la lune du mois arrivait à son plein, se levait le soir dans le signe du taureau, placée comme sur son cou ou sur son dos: c'était une importante affaire pour les astrologues et pour le peuple astrolâtre. Toute la nuit on voyait la navigation aérienne de ce couple de dieux qui, arrivés à l'horizon du couchant, étaient censés aux confins de la Méditerranée. En phoenico-hébreu, m'arab est le couchant; le radical (àrab,) qui est ici en régime, a pu être substantif, et former précisément oroub. Nous allons voir un autre sens.

Ce taureau équinoxial, qui ouvrit l'année avant le belier aries, depuis l'an 4600 jusqu'à l'an 2428, a joué le plus grand rôle chez les anciens. Au Japon, son image subsiste, ouvrant l'œuf du monde avec ses cornes d'or. En Italie, les poëtes ont dit, à la vérité bien hors de date[83]: Candidus auratis aperit cum cornibus annum. Ce taureau fut le bœuf osyr-is, prononcé osour par les Grecs; et en phénicien, héſour[84] est le taureau. Il fut aussi le bœuf bacchus, qui, en ce moment, est le nôtre. On n'a point expliqué ce nom (bacchus); Plutarque nous dit que les femmes grecques d'Élis chantant ses hymnes antiques, en terminaient les strophes par les mots répétés digne taureau, digne taureau. Ce digne est une épithète singulière: en phénico-hébreu, digne se dit ïâh; le grec, qui n'admet pas l'h, y substitue le x, qui est une autre aspiration plus forte, et dit ἱακΧος qui est le latin iacchus; mais, si l'u et l'i latins se sont quelquefois échangés, comme dans optimus, maximus, on aura pu prononcer uacche, υαχΧι; et, vu la fraternité de ue et de be, l'on voit éclore bacchus. N'est-il pas singulier que son féminin signifie la vache; bacca, vacca? De manière que ce mot, vieux latin, serait venu de l'étranger avec la religion même.

Une épithète constante de Bacchus-Soleil est pater, père, ïaô-piter; en phénicien, père se dit abou. Or, comme b devient aussi facilement que a devient é, le fameux nom d'évôé n'a pu être que ebou-i, mon père.—Et pourquoi toujours liber (pater)? Je réfléchis, et je trouve que libre est synonyme de dégagé de liens, même de vêtements; or, en phénicien, un même mot radical (nàtàr) signifie à la fois danser, être dégagé de vêtements, être libre de ses membres: solutus vestibus; or, dans un pays chaud, la danse, en temps de vendange, même la nuit, a exigé des membres libres: nunc est saltandum, nunc pede libero pulsanda tellus. De ces idées et de ces expressions physiques est venu notre mot abstrait dissolu: solutus.

Mais pourquoi un bœuf symbole et dieu des vendanges? Parce qu'à cette ancienne époque séculaire, lorsque le soleil du printemps s'était levé dans le taureau qu'il masquait, le soleil d'automne, couché dans la balance pendant trente jours, livrait le ciel nocturne à ce même taureau, dont les brillantes et nombreuses étoiles semblaient présider aux jeux d'un peuple qui se délassait de la chaleur du jour, par le repos ou la danse, à la fraîcheur de la nuit. En un tel climat, on sent que la lune d'un tel mois dut être une divinité douce, gracieuse, propice. Or, le mot phénicien ăreb ou ŏrob, d'où doit venir Europe, a ces divers sens, et de plus celui de passer la soirée. Ici se trouve le point de parenté de la princesse Europe avec la vache ïo enlevée aussi par le taureau de ïupiter; car, ce mot ïo n'est que le phénicien ïah signifiant digne, convenable, beau (la belle lune conjointe au taureau; donc sa femme, donc une vache).

Voilà donc sans cesse et de tous côtés des mots phéniciens. Ce n'est pas tout: Kadmus, courant (dans le ciel) après Europe, arrive à un antre, à une caverne, appelés ărimé, où l'impie Typhon a surpris et détient la foudre de ïu-piter désarmé. Pour ravir à Typhon cette foudre, le dieu concerte avec Kadmus une ruse pour l'exécution de laquelle celui-ci se dépouille, se met nu, et prend d'autres vêtements. La ruse réussit: mais il en résulte un fracas terrible dans la nature. Or, en phénicien, le mot ărimé par aïn signifie ruse, nudité: si le grec en supprime, selon sa coutume, un h initial (l'h dur), ce serait haram ou harim, qui signifie lieu d'anathèmes, de destruction, de dévastation; cela convient également: le poète phénicien a pu jouer sur ces homonymes.

Après avoir établi l'ordre ou l'harmonie, dont on fait une déesse, Kadmus, qui l'épouse, veut immoler une vache (devenue inutile: elle a fini le mois); il a besoin d'eau pour le sacrifice[85]: il la cherche à la fontaine Dirkê, laquelle est défendue ou gardée par le dragon du pôle. En grec, dirkê signifie fontaine: pourquoi ce pléonasme, la fontaine fontaine? Ne serait-ce pas que dirkê serait un mot propre conservé du poème original phénicien? Je trouve en phénicien le mot irk, qui, mis en régime génitif, prend le d syriaque et devient dirkê: or, irk signifie à la fois cuisse, fût de colonne et de chandelier, gond de porte et de plus le pôle; car l'hiérophante Jérémie, parlant des Scythes venus du nord au temps de Josias et de Kyaxares, dit en propres termes: Un peuple est venu de Safoun (le nord); une grande nation est éclose des cuisses de la terre[86]. Une telle figure semble bizarre dans nos mœurs; mais si l'on considère que la forme de la cuisse est celle d'un fût légèrement conique, en pain de sucre; que cette forme fut celle de l'essieu dans les chars anciens; que dans le ciel le point polaire a toujours été pris pour un essieu autour duquel tournent diverses constellations comme des roues (septem triones, char de David): on reconnaîtra qu'ici, comme partout, l'expression et l'idée de l'hébreu sont tirées de la simple et grossière observation de la nature. Toujours est-il vrai que nous avons coïncidence absolue de mots et de choses. Et vous-même, mon cher collègue, n'allez-vous pas, à mon appui, observer que dans l'antique idiome du sanskrit, dans cette langue d'un peuple scythe que l'Égyptien même reconnut pour légitime rival d'antiquité[87], n'allez-vous pas observer que cette fameuse montagne Mêrou n'est autre que la cuisse et le pôle du nord?

Ce n'est pas tout; nous avons ici la clef d'une autre énigme que personne n'a encore résolue. Selon les mythologues, ïupiter cacha dans sa cuisse le jeune Bacchus, né ayant terme (au début du 7e mois): supposons que parmi les douze maîtresses de ïupiter, c'est-à-dire parmi les douze lunes que le soleil visite chaque année, celle du solstice d'été ait conçu un génie-solaire destiné à quelque rôle astrologique; ce génie, arrivé au solstice d'hiver, n'a encore que six mois de gestation, et cependant, comme tout soleil, il est censé faire ici une naissance qui commence sa carrière annuelle. Le poète n'a-t-il pas pu feindre qu'étant alors comme caché dans le pôle (austral), il a été caché dans la cuisse du ciel (ïou-piter), et cela pendant les trois mois qui lui restaient pour atteindre l'équinoxe du printemps où naît le Bacchus au pied de bœuf? Ce Bacchus est ici fils de Sémélé, fille de Kadmus: né près d'un serpent, il prend le nom de Dio-nusios. En phénicien, nahf et nuhf signifie serpent (dieu du serpent). Selon Dupuis, Kadmus n'est autre chose que la constellation du serpentaire, où est peint un génie tenant un long serpent, d'où lui vient en grec son nom Ophiuchos. Mais ceci vient de plus loin que du grec; car, si ophis, en cette langue, signifie serpent, le phénicien ăphă et ŏphè a le même sens, et a dû l'avoir antérieurement.

Un autre nom du serpent en général est, en phénicien, rmſ ou remeſ. Si on lui joint l'article he (le), on a hermeſ (le serpent), qui est le nom de Mercure, en grec, où il n'a aucune racine, et Mercure-Hermès, qui tient un caducée formé de deux serpents, et qui est l'inventeur des lettres, se trouve encore identique à Kadmus-Serpentaire.

Celui-ci, continuant ses courses (célestes), arrive au sommet d'une haute montagne; il y bâtit Thèbes l'Égyptienne, selon les uns; la Béotienne, selon les autres; ni l'un ni l'autre, selon le narrateur lui-même: car le poète Nonnus, copiste des ancients[88], indique clairement que cette ville est le ciel quand il dit que sa forme est ronde; qu'elle a pour porte sept stations qui ont les noms des sept planètes; et pour distributions quatre grandes rues qui se terminent aux quatre points cardinaux, etc. Mais qu'est-ce que ce nom Thèbes qui, en grec, ne signifie rien? J'observe qu'il est toujours au pluriel Thèbai, Thebæ, jamais au singulier. Le th répond à plusieurs lettres phéniciennes, entre autres au tsade, ou sâd, et au schin. Le mot phénicien sabâ signifie tout ce qui brille, comme les étoiles, dans la nuit, comme les armes, dans le champ de bataille: les Sabiens, adorateurs des étoiles, en tirent leur nom; ce serait donc la ville des Luminaires; la ville des étoiles.

D'autre part, ſebă (par schin) et ſebăï signifie sept, et s'entend spécialement des sept planètes et sept sphères: ce serait donc la ville des planètes (la Céleste), nom essentiellement pluriel, et tout-à-fait dans les mœurs des anciens astrolâtres. Cette Thèbes du ciel aurait été le modèle des Thèbes terrestres distribuées à son imitation, comme le fut plus tard l'idéale Jérusalem des prophètes. Je me hâte d'achever.

Selon nos Phéniciens, Kadmus combat le dragon populaire, le tue, lui ôte les dents qu'il sème en des sillons (labourés par le bœuf): ces dents deviennent des hommes armés qui d'abord l'accompagnent, puis s'entre-tuent, excepté cinq qui survivent. D'autres disent que «ces êtres, nés des sillons, sont des serpents que lui-même moissonne à mesure qu'ils naissent.» On sent bien que ces folies sont un logogriphe donné à deviner. La clef consiste en ce que les mots phéniciens ont habituellement plusieurs sens dont le poëte a fait des équivoques, de vrais calembours. Ainsi, sen, dent, signifie aussi année, seneh:—[)a]wnah; silon, au pluriel awnaut, est de la famille de [)a]wn, le temps; de [)a]ïn, tout ce qui est rond, œil, fontaine, soleil, cercle, d'où est venu le latin ann-us, annulus, anneau. Le sens précis n'est pas clair; mais l'on aperçoit que les dents du dragon sont les jours de l'année, qui s'entre-tuent ou qui sont tués à mesuré qu'ils naissent, excepté cinq qui sont les cinq épagomènes, placés hors du nombre trois cent soixante dont se composa l'année ancienne. Si Kadmus combat, vainc, tue le dragon polaire, c'est que vaincre signifie surmonter, être au-dessus; que tuer c'est mettre à sa fin, terminer; choses qui arrivaient dans le cours de l'année de la part de l'une des constellations sur l'autre. L'essentiel pour mon but est que nous reconnaissions sans cesse des mots phéniciens; et l'on voit qu'ils abondent de toutes parts.

Fort bien, me dites-vous, mon cher collègue; mais quel est le rapport final de tout ceci à l'alphabet? Le voici.

S'il est prouvé que les fables et drames mytho-astrologiques, à nous transmis par les Grecs, sont remplis de mots appartenants au langage de la Basse-Asie, chaldéo-phénico-arabe; que ces mots donnent habituellement des sens explicatifs et appropriés au sujet; que les lieux et les personnages de ces drames appartiennent le plus souvent à ces mêmes contrées: n'a-t-on pas droit de conclure que primitivement les fables et drames ont été composés en langue phénico-arabe; 2º qu'ils y ont formé des poëmes plus où-moins réguliers du genre des pouranas, chez les Indiens; 3º que les plus anciens Grecs connus, tels qu'Orphée, Musée, etc., n'ont été que des traducteurs ou compilateurs de ces poëmes, que les échos de ces compositions dont ils ont pu quelquefois ne pas bien saisir le sens; 4º que de la part des Asiatiques, l'existence de ces poëmes phéniciens-syriens-chaldéens, en indiquant un degré de civilisation très-avancé, prouvé en même temps, d'une manière positive, l'usage déja ancien de l'alphabet, attendu que les hiéroglyphes sont incapables d'exprimer la pensée dans ces minutieux et pourtant indispensables détails grammaticaux?—Maintenant, ajoutez que la contexture de ces récits poétiques suppose des observations et des notions astronomiques compliquées, lesquelles de leur côté supposent l'existence non interrompue d'une ou de plusieurs nations agricoles qui ont été conduites et presque forcées à ce genre d'études par le puissant motif de leurs besoins de subsistance et de richesse.—De ceci résulte pour nous un intéressant problème à résoudre: savoir, «à quelles époques ont pu être composés ces récits poétiques, ces pouranas chaldéo-phéniciens.» Il me semble que l'on pourrait arriver à cette connaissance par l'examen des positions respectives des astres et des planètes que décrivent avec détail les auteurs. Par exemple, dans ce poëme de Kadmus, il est clair que le taureau est placé signe équinoxial: ce qui déja porte la date au-delà de 2428 ans avant notre ère. Ensuite, si l'on suppose que la projection du taureau, dans les trente degrés de son signe, ait été jadis la même qu'aujourd'hui (ce dont je doute)[89], il en résultera que pour obtenir les conjonctions de la pleine lune sur son dos, telles qu'elles sont citées, il faut remonter dans le signe au moins dix degrés; ce qui produit environ 700 ans, et nous mène à 3100 ans pour le moins.—Je sais que l'on peut faire beaucoup d'objections à mon hypothèse; mais, si elles ne se fondaient elles-mêmes que sur d'autres hypothèses, la question serait renvoyée au tribunal du bon sens, qui la déciderait par le calcul des probabilités les plus naturelles. Je suis loin de penser, comme Pline, que les lettres syriennes ou assyriennes existent de toute éternité; mais je suis également loin de les croire aussi récentes que le prétend une école moderne. Si mes rêveries sur ces matières vous semblent dignes d'intérêt, je pourrai vous exposer, un autre jour, par quels motifs je suis porté à croire que l'alphabet phénicien a pu être, sinon inventé, du moins rédigé en système, entre les quarante et quarante-cinquième siècles avant notre ère; qu'il a dû être répandu chez les Pélasges et chez les Grecs plus de dix-huit générations avant le siége de Troie, par conséquent bien avant le faux Kadmus, du quatorzième siècle; enfin qu'il a dû être précédé de systèmes d'écriture fondés sur des principes différents, tels que les hiéroglyphes et les caractères du genre chinois.

Paris, 15 juin 1819.

C.-F. VOLNEY.

SECONDE LETTRE

A M. LE COMTE LANJUINAIS,

SUR L'ANTIQUITÉ DE L'ALPHABET PHÉNICIEN.

Contenant diverses questions historiques, proposées comme problèmes à résoudre.

MON CHER ET HONORÉ COLLÈGUE,

Dans ma précédente, j'ai dit qu'en étudiant l'histoire des alphabets, je trouve des raisons de croire que le phénicien, qui me semble leur souche commune, n'a pas dû être inventé plus tôt que le quarante ou le quarante-cinquième siècle avant notre ère. Je n'ai pas de preuves directes de mon hypothèse, (notez, je vous prie, qu'en histoire je n'ai que des hypothèses): comment citerais-je des témoins? quand l'écriture alphabétique n'existait pas, quel moyen eût pu noter qu'elle venait de naître? Me dira-t-on que l'hiéroglyphique existait? Je le crois; mais l'hiéroglyphe ne précise aucun fait, n'analyse aucune idée: ses tableaux complexes, pour s'expliquer, veulent la parole.—Me dira-t-on que l'écriture alphabétique naquit subitement? cela est contre nature; et de plus une telle invention si brusque eût été repoussée par des habitudes régnantes; n'est-ce pas le sort de toute nouveauté? n'est-ce pas la nature de l'homme? Le vieillard, las et paresseux, l'adulte, orgueilleux et passionné, changent-ils subitement leurs idées pour se rendre écoliers de doctrines nouvelles?

Quand j'examine l'histoire des innovations, je trouve qu'elles s'établissent dans le monde flot à flot de génération. Une opinion naît, la génération mûre la repousse: la génération naissante, non imbue de préjugés, l'examine et l'accueille; il y a fluctuation et combat dans ce premier degré: quand la génération mûre est éteinte, la nouvelle opinion règne jusqu'à ce qu'une suivante vienne l'attaquer. Quant à sa formation, c'est le besoin qui invente; c'est l'utilité ou l'usage qui consolide. Cette gradation a dû être celle de l'écriture alphabétique. Vouloir qu'un art si subtil en sa théorie, si compliqué, si lent en sa pratique, se soit établi en peu d'années, ne peut être qu'une hypothèse de collége: sans doute, pour concevoir l'idée élémentaire de représenter le son de la parole, par de petits traits fixés sur un corps solide, il n'a fallu qu'un instant, qu'une heureuse inspiration; mais, de cet élément à ses conséquences, quelle série d'opérations, et d'idées graduelles et successives!—Étudier chaque son en particulier, distinguer la voyelle de la consonne, classer l'aspiration, définir et constituer la syllabe!... Il faut s'être occupé soi-même de la chose pour en sentir toutes les difficultés, surtout alors qu'aucun maître antécédent ne servait de guide sur cette matière: combien de tâtonnements, avant d'avoir rien établi de fixe!

Supposons que l'inventeur se soit fait une première esquisse de système, un premier essai d'alphabet, que de temps pour s'en inculquer l'habitude! Voyez le temps qu'il faut à nos enfants, seulement pour l'apprendre! Lorsque cet homme a eu des disciples, que de temps encore pour les habituer! Oui, pour établir cet art, pour le divulguer, pour l'amener à une usuelle pratique, il a fallu un laps de temps capable de faire perdre de vue ses auteurs. Voyez ce qui est arrivé pour l'art de l'imprimerie, qui, comparativement, n'est qu'un mécanisme simple et grossier; combien de recherches n'a-t-il pas fallu, de nos jours, pour acquérir des notions claires ou approximatives sur son berceau!

C'est en calculant toutes ces données que je raisonne sur l'époque de l'apparition de l'alphabet et de l'art d'écrire; je me dis: «Si, avant l'écriture alphabétique, il n'a existé aucun moyen de fixer, de conserver la mémoire précise et détaillée d'aucun fait historique ou physique, ne s'ensuit-il pas que, remontant dans l'échelle de l'antiquité, là où nous cesserons de trouver aucun récit de ce caractère, nous aurons le droit de dire que l'écriture n'était pas encore usitée? Or, si nous trouvons que dans les récits astronomiques déguisés sous les formes de la mythologie, aucun récit précis et détaillé ne remonte au delà de l'époque où le taureau était signe équinoxial du printemps, n'avons nous pas le droit de dire que l'alphabet phénicien n'a pas été inventé avant cette époque, c'est-à-dire, plus tôt que le quarante ou quarante-cinquième siècle avant notre ère?»

Cette opinion aurait besoin, sans doute, de beaucoup de développements; il ne peuvent trouver ici leur place; mais ils sont devenus dans ma pensée le sujet d'un travail de longue haleine dont j'ai déja distribué les chapitres: et parce que ce premier aperçu de mes idées peut en faire naître d'autres encore plus justes chez les savants qui se livrent à ce genre d'étude, je prends cette occasion de les déposer ici en forme de questions, comme autant de sujets de dissertation:

1º Si, comme nous l'apprennent les anciens savants, par l'organe de Strabon[90], le langage de tous les peuples de la presqu'île arabe jusqu'aux confins de la Perse et de l'Arménie, ne fut qu'un même langage[91], modifié en dialectes, «lequel de ces dialectes doit-on considérer comme le plus ancien, comme le plus voisin de la souche originelle?»—(Cette identité posée par Strabon décide la question secondaire entre l'arabe, l'hébreu, le syriaque, le chaldaïque, le phénicien, etc.)

2º Sur ce terrain, grand comme les deux tiers de l'Europe, comment tant de peuplades diverses, les unes sédentaires, agricoles, les autres errantes, partie sauvages, partie pastorales, la plupart ennemies et souvent en guerre, comment ont-elles pu s'entendre à parler un même langage, construit sur les mêmes principes, composé des mêmes éléments?

3º Si, comme il est vrai, cette identité indique un foyer primitif et unique de population, dont la surabondance aurait formé des colonies émigrantes, des essaims successivement conquérants,—où doit-on placer ce foyer primitif?

4º Si, comme il est vrai, la formation et surtout le développement du langage ne peuvent avoir lieu que dans une société dont les membres sont en contact particulier, en communication habituelle d'idées et d'actions;—un tel état de choses peut-il avoir eu lieu ailleurs que chez un peuple agricole, qui progressivement se compose un édifice de besoins, d'arts, de sciences, d'idées en tout genre, et par conséquent l'accompagne d'autant de signes parlés nécessaires à tout exprimer?

5º Peut-on admettre que des peuplades errantes d'hommes chasseurs ou pêcheurs, ou même pâtres, qui, par la nature de leurs habitudes, sont bornés à un cercle étroit d'actions, d'idées et de besoins, chez qui les divisions, les dispersions sont faciles à raison des guerres, et par conséquent les interruptions de lignées et de traditions; peut-on admettre que de telles peuplades aient eu la capacité, la possibilité d'inventer et de construire un système de langage, dont la construction nous présente un système d'idées à la fois étendu et régulier?

6º Admettant que de premiers et simples rudiments de langage aient été formes par une famille sauvage qui a prospéré, et qui, fixée sur un sol fécond, y est devenue une nation agricole, populeuse et puissante, en quelle contrée de l'Iemen, de la Syrie ou de la Chaldée, doit-on placer cette nation originelle, ce foyer premier?

7º Supposons que ce soit la presqu'île du Tigre et de l'Euphrate, cette contrée babylonique qu'Hérodote compare pour la fertilité et la population au Delta d'Égypte; alors qu'une société nombreuse et civilisée y eut un langage développé, même savant, n'éprouva-t-elle pas chaque jour le besoin d'un moyen quelconque de fixer ses souvenirs, de conserver, de transmettre ses idées?—quel a pu être ce moyen le plus simple, le plus naturellement présenté à l'esprit? a-t-telle procédé par la méthode hiéroglyphique qui est la représentation des idées par images et figures, ou par la méthode alphabétique qui est la représentation des sons par des traits conventionnels, du genre algébrique?

8º Si, dans l'action de parler, chaque mot fait apparaître à l'esprit l'image d'un objet; si, pour deux hommes de langage différent et qui ne s'entendent point, le premier moyen est de dessiner l'un devant l'autre la figure des objets dont ils veulent parler, ne s'ensuit-il pas que l'écriture dite hiéroglyphique a été ce premier moyen naturel? Et lorsqu'on la trouve employée également chez les Égyptiens, les Mexicains, les Chinois et divers sauvages, ce fait général n'est-il pas une preuve et une confirmation de cette opinion?

9º En quelle circonstance a pu naître l'écriture alphabétique, si différente de l'hiéroglyphique, puisqu'au lieu des idées elle peint les sons? Si les inventions compliquées et abstraites ne sont le produit que des besoins habituels chaque jour plus sentis, par quelle classe d'hommes a été plus senti le besoin de peindre la parole, de fixer le son qui retrace les idées?

10º Supposons une classe d'hommes livrée au négoce, obligée de traiter avec des peuplades diverses, dont, au premier abord, elle n'entend point le langage; cette classe d'hommes marchands n'aura-t-elle pas le besoin journalier et pressant de retenir plus ou moins de mots de ces langues, pour s'en faire expliquer le sens, quelquefois très-important à sa sûreté, et pour s'en servir elle-même à l'occasion?—Or, comme pour ces marchands voyageurs, les sons étrangers, les mots barbares ne portent avec eux d'abord aucune valeur, n'expriment aucune idée, leur attention ne sera-t-elle pas spécialement fixée sur le matériel de la parole, sur le mécanisme du son et de la prononciation? L'écriture alphabétique aura donc été inventée par des marchands voyageurs?

11º Cela posé, le témoignage de l'histoire ne vient-il pas se joindre à la logique du raisonnement pour attribuer l'invention de l'écriture alphabétique aux Phéniciens, essentiellement marchands et négociants, par navigation et par caravane, et cela de temps immémorial?

12º Étant admis que l'invention de l'écriture alphabétique appartienne aux Phéniciens, alors que le langage de ces Phéniciens dérive de la grande souche arabico-chaldéo-syrienne, l'adoption et la propagation de l'alphabet chez tous les peuples parents, n'est-elle pas devenue une conséquence naturelle de son invention? et alors cette race d'hommes, cette masse de peuples n'a-t-elle pas acquis un moyen spécial de faire des progrès dans les sciences et la civilisation?

13º Étant donné un premier voyageur ingénieux, qui conçut l'idée-mère d'attribuer des signes matériels aux sons élémentaires de la parole, comment procéda-t-il pour établir la forme des lettres? Par exemple, pour peindre le son A, n'a-t-il pas dû prendre un mot de sa langue où ce son fût employé, et dire: La figure que voici représente le son A, tel qu'il est prononcé dans tel mot, par exemple, dans Alef?

14º Maintenant, si le nom de chaque lettre de l'alphabet phénicien commencé par la lettre qui sert à l'épeler; par exemple Alef pour A, Beit pour B, Dalet pour D, Mim pour M, Ras pour R, etc., n'est-il pas apparent que l'auteur s'en est fait une règle générale qui réellement est naturelle et commode?

15º Si les vingt-deux mots appellatifs des vingt-deux lettres de l'alphabet phénicien désignent chacun un objet physique déterminé et palpable, tel que bœuf, maison ou tente, porte, chameau, tête, etc., ne peut-on pas soupçonner que la figure primitive de chaque lettre a été celle de l'objet désigné, réduite à ses lignes principales? Et si ce soupçon trouve son appui dans la figure de plusieurs lettres, telles que celle de Ain, qui est un rond, trait principal de l'œil, dans celle de Alef qui paraît avoir été une tête de taureau, dans celle de Dalet qui est la porte triangulaire d'une tente, dans celle de Mim qui peint l'ondulation des flots, ne peut-on pas croire que les autres figures ont été altérées par le laps du temps, de même que les lettres phéniciennes à nous connues se sont altérées en devenant lettres grecques et latines dans l'Occident, lettres chaldéennes, palmyréniennes, syriennes carrées ou estranguelo, et enfin arabes actuelles?

16º Si, d'une part, l'alphabet phénicien a été construit sur un principe syllabique, c'est-à-dire, que la consonne peinte seule, exprime pourtant la voyelle nécessaire à sa prononciation;—et si, d'autre part, la différence entre les dialectes parlés de la souche commune, consiste en cette voyelle qui varie selon chacun d'eux, cette corrélation de principes entre la langue et sa peinture ne devient-elle pas un indice de l'origine phénicienne, attribuée à l'alphabet que l'on nous donne sous ce nom?

17º Si, dans l'Inde moderne, les dix-huit ou vingt alphabets actuels, dérivés de l'antique sanskrit, sont tous, comme leur modèle, construits sur le principe syllabique, ne serait-ce pas un motif de croire que primitivement l'alphabet sanskrit a eu un type phénicien, et cela surtout si la langue sanskrite n'est pas elle-même construite syllabiquement, d'une manière aussi positive que l'arabico-phénicienne?

18º Dans l'alphabet phénicien, s'il n'existe aucun ordre régulier de voyelles, de consonnes, d'aspirations; si tous ces éléments y sont pêle-mêle, n'est-ce pas une raison suffisante de penser que ceux qui l'ont dressé n'ont point fait une étude, n'ont point eu une connaissance approfondie de la chose, mais qu'ils ont agi mécaniquement, d'après une routine que dicta le besoin? Quand nous voyons la lettre et voyelle A placée sans aucun motif apparent en tête des autres lettres, et quand le nom de cette voyelle (Alef) signifie taureau; si sa figure est ou a été une tête de taureau en croquis, du genre de ces autres croquis qui peignent les signes astronomiques, ne pourrait-on pas soupçonner qu'à l'époque où furent rangées les vingt-deux lettres, le taureau occupait la tête des douzes signes du zodiaque, et qu'un motif astrologique, si général chez les anciens, est entré pour peu ou beaucoup dans le placement de cette lettre?

Alors l'établissement de l'alphabet ne serait-il pas indiqué à l'époque où le taureau était le signe du printemps, c'est-à-dire, vers le 40 ou 45e siècle avant notre ère?

19º Parmi les monuments d'écriture que fournissent les découvertes récentes en Égypte, laissant à part les hiéroglyphes, en existe-t-il quelqu'un qui précède cette date? et si l'on prouve qu'il en existe, pourra-t-on en induire quelque objection contre ce que j'ai dit, tant qu'il ne sera pas prouvé que ces écritures égyptiennes sont réellement alphabétiques, comme la phénicienne, et non pas un abrégé d'hiéroglyphes, comme la chinoise?

20º Si les premiers Chinois n'ont inventé leur écriture que vers le 28e ou le 29e siècle avant notre ère, ne peut-on pas dire que, dans l'état d'isolement et de séparation où vivaient alors tous les peuples, l'alphabet phénicien n'avait pas eu le temps et l'occasion de leur parvenir, et que, s'ils l'eussent connu, ils n'auraient point pris la peine extrême de construire leur système si compliqué, si défectueux?

Telles sont, mon cher collègue, mes rêveries sur l'antiquité: à mes yeux, cette antiquité ressemble à une haute montagne dont les basses pentes, rapprochées de nous, offrent à notre vue des objets assez distincts, assez clairs; mais, à mesure que ces pentes montent et s'éloignent, les objets deviennent embrouillés, confus, jusqu'à ce qu'enfin les hautes cimes, perdues dans une région de nuages, ne laissent plus de prise qu'à notre imagination. La foule spectatrice, curieuse surtout de ce qui est obscur, demande Qu'est-ce qu'il y a là-haut? Les empressés, comme il y en a partout, lui promettent, pour se rendre importants, de lui en rapporter des nouvelles; mais, jusqu'à ce jour, ces prétendus explorateurs, semblables à certains voyageurs anciens et même modernes (qui ont fait leurs relations dans leur cabinet avant de voir les lieux), ne nous ont donné que des récits vagues, des ouï-dire bizarres et discords. Pour visiter les hautes régions historiques, il faudrait des voyageurs de la trempe des Humboldt et des Saussure; tout se ferait alors, tout se dirait d'après inspection et par analyse. Pour ma part, il ne m'a été accordé d'approcher que des régions moyennes, et mes excursions m'ont seulement procuré l'avantage de reconnaître les fausses routes, et de découvrir des sentiers secrets, des escaliers dérobés, dont les marches solides peuvent conduire à des points élevés. Je me suis aperçu que les grands chemins battus n'étaient tous que des culs-de-sac, au fond desquels on trouve de hautes murailles et des fossés, gardés par des gens d'un costume singulier, qui vous crient en latin, en grec, en hébreu, etc.: On ne passe pas. Quant aux sentiers secrets ou escaliers dérobés, j'en ai compté cinq principaux, à l'entrée desquels j'ai déchiffré quelques notes instructives, laissées sans doute par des voyageurs qui m'ont précédé. L'une de ces notes dit: «Sentier des monuments astronomiques anciens, encombrés de frustes mythologiques et hiéroglyphiques: vous trouverez à droite les fouilles entreprises par Bailly, et sur la gauche le cul-de-sac de D***».

Une autre note dit: «Sentier des mesures longues, carrées, cubiques, comparées de peuple à peuple, d'époque à époque; suivez les fouilles entreprises par Gosselin, Jomard, Girard, etc.»

Une troisième: «Sentier des monnaies, des médailles, comparées et analysées, ainsi que de divers arts industrieux des anciens; suivez les fouilles de Garnier (pair), de Mongez, etc.»

Une quatrième: «Sentier des alphabets, considérés dans leurs rapports, leurs différences, leurs généalogies. Branche occidentale, phénico-pélasgue, latine, grecque, etc. Branche orientale, phénico-syro-chaldaïque, palmyrénienne, estranguelo-arabe; cherchez l'origine de l'éthiopien, du sanskrit....»

Enfin une cinquième: «Sentier des langues, analysées et comparées dans leurs systèmes grammaticaux, dans leurs éléments de prononciation, dans leurs mots usuels et scientifiques, dans les onomatopées de leurs mots de premiers besoins, etc. Analyse des opérations de l'entendement dans la formation du langage, etc., etc.»

Voilà de quoi occuper la génération qui nous suit: je conçois que, chez celles qui nous ont précédés, l'on ait quelquefois entendu des littérateurs et des docteurs se plaindre que tout fût dit, comme je conçois que dans St-Pierre de Rome, aux jours de grande fête, des sourds se plaignent qu'on ne fait plus de musique, quand des accords célestes remplissent les voûtes. Ah! dans les études de la nature et de la vérité, ce ne sont pas les objets qui manquent, ce sont les sens de l'homme affecté de maladies physico-morales, qui lui font voir dans son cerveau ce qui n'existe que là. Je puis en avoir ma part comme un autre; mais, en ma qualité d'observateur et de médecin, je suis sur mes gardes; et je me préserve surtout du tétanos de l'intolérance.

C.-F. VOLNEY.

LETTRE

SUR

UNE NOUVELLE TRADUCTION

D'HÉRODOTE.

LETTRE

A M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE,

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