Lélia
The Project Gutenberg eBook of Lélia
Title: Lélia
Author: George Sand
Illustrator: Tony Johannot
Maurice Sand
Release date: May 19, 2012 [eBook #39738]
Most recently updated: January 25, 2021
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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| Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. |
| GEORGE SAND | ILLUSTRÉ PAR |
TONY JOHANNOT | ||
| ET MAURICE SAND | ||||
L É L I A
PREFACE ET NOTICE NOUVELLE
———
Prix: 1 franc 95 centimes
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
2 BIS, RUE VIVIENNE, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
—
1867
| CALMANN LÉVY, ÉDITEUR 3. RUE AUBER. |
NOUVELLE ÉDITION | LIBRAIRIE NOUVELLE 15, BOULEVARD DES ITALIENS |
LÉLIA
NOTICE
Après Indiana et Valentine, j’écrivis Lélia, sans suite, sans plan, à bâtons rompus, et avec l’intention, dans le principe, de l’écrire pour moi seule. Je n’avais aucun système, je n’appartenais à aucune école, je ne songeais presque pas au public; je ne me faisais pas encore une idée nette de ce qu’est la publicité. Je ne croyais nullement qu’il pût m’appartenir d’impressionner ou d’influencer l’esprit des autres.
Était-ce modestie? Je puis affirmer que oui, bien qu’il ne paraisse guère modeste de s’attribuer une vertu si rare. Mais comme, chez moi, ce n’était pas vertu, je dis la chose comme elle est. Ce n’était pas un effort de ma raison, un triomphe remporté sur la vanité naturelle à notre espèce, mais bien une insouciance du fait, une imprévoyance innée, une tendance à m’absorber dans une occupation de l’esprit, sans me souvenir qu’au delà du monde de mes rêves, il existait un monde de réalités sur lequel ma pensée, sereine ou sombre, pouvait avoir une action quelconque.
Je fus donc très-étonnée du retentissement de ce livre, des partisans et des antagonistes qu’il me créa. Je n’ai point à dire ce que je pense moi-même du fonds de l’ouvrage: je l’ai dit dans la préface de la deuxième édition, et je n’ai pas varié d’opinion depuis cette époque.
Le livre a été écrit de bonne foi, sous le poids d’une souffrance intérieure quasi mortelle, souffrance toute morale, toute philosophique et religieuse, et qui me créait des angoisses inexplicables pour les gens qui vivent sans chercher la cause et le but de la vie. D’excellents amis qui m’entouraient, avec lesquels j’étais gaie à l’habitude (car de telles préoccupations ne se révèlent pas sans ennuyer beaucoup ceux qui ne les ont point), furent frappés de stupeur en lisant des pages si amères et si noires. Ils n’y comprirent goutte, et me demandèrent où j’avais pris ce cauchemar. Ceux qui liront plus tard l’histoire de ma vie intellectuelle ne s’étonneront plus que le doute ait été pour moi une chose si sérieuse et une crise si terrible.
Pourtant je n’ai pas été une exception aux yeux de tous. Beaucoup ont souffert devant le problème de la vie, mille fois plus que devant les faits et les maux réels dont elle nous accable. De faux dévots ont dit que c’était un crime d’exhaler ainsi une plainte contre le mystère dont il plaît à Dieu d’envelopper sa volonté sur nos destinées. Je ne pense pas comme eux; je persiste à croire que le doute est un droit sans lequel la foi ne serait pas une victoire ou un mérite.
GEORGE SAND.
PRÉFACE.
Il est rare qu’une œuvre d’art soulève quelque animosité sans exciter d’autre part quelque sympathie; et si, longtemps après ces manifestations diverses du blâme et de la bienveillance, l’auteur, mûri par la réflexion et par les années, veut retoucher son œuvre, il court risque de déplaire également à ceux qui l’ont condamnée et à ceux qui l’ont défendue: à ceux-ci, parce qu’il ne va pas aussi loin dans ses corrections que leur système le comporterait; à ceux-là, parce qu’il retranche parfois ce qu’ils avaient préféré. Entre ces deux écueils, l’auteur doit agir d’après sa propre conscience, sans chercher à adoucir ses adversaires ni à conserver ses défenseurs.
Quoique certaines critiques de Lélia aient revêtu un ton de déclamation et d’amertume singulières, je les ai toutes acceptées comme sincères et parlant des cœurs les plus vertueux. A ce point de vue, j’ai eu lieu de me réjouir, et de penser que j’avais mal jugé les hommes de mon temps en les contemplant à travers un douloureux scepticisme. Tant d’indignation attestait sans doute de la part des journalistes la plus haute moralité jointe à la plus religieuse philanthropie. J’avoue cependant, à ma honte, que si j’ai guéri de la maladie du doute, ce n’est pas absolument à cette considération que je le dois.
On ne m’attribuera pas, je l’espère, la pensée de vouloir désarmer l’austérité d’une critique aussi farouche; on ne m’attribuera pas non plus celle de vouloir entrer en discussion avec les derniers champions de la foi catholique; de telles entreprises sont au-dessus de mes forces. Lélia a été et reste dans ma pensée un essai poétique, un roman fantasque où les personnages ne sont ni complètement réels, comme l’ont voulu les amateurs exclusifs d’analyse de mœurs, ni complètement allégoriques, comme l’ont jugé quelques esprits synthétiques, mais où ils représentent chacun une fraction de l’intelligence philosophique du XIXe siècle: Pulchérie, l’épicuréisme héritier des sophismes du siècle dernier; Sténio, l’enthousiasme et la faiblesse d’un temps où l’intelligence monte très-haut entraînée par l’imagination, et tombe très-bas, écrasée par une réalité sans poésie et sans grandeur; Magnus, le débris d’un clergé corrompu ou abruti; et ainsi des autres. Quant à Lélia, je dois avouer que cette figure m’est apparue au travers d’une fiction plus saisissante que celles qui l’entourent. Je me souviens de m’être complu à en faire la personnification encore plus que l’avocat du spiritualisme de ces temps-ci; spiritualisme qui n’est plus chez l’homme à l’état de vertu, puisqu’il a cessé de croire au dogme qui le lui prescrivait, mais qui reste et restera à jamais, chez les nations éclairées, à l’état de besoin et d’aspiration sublime, puisqu’il est l’essence même des intelligences élevées.
Cette prédiction pour le personnage fier et souffrant de Lélia m’a conduit à une erreur grave au point de vue de l’art: c’est de lui donner une existence tout à fait impossible, et qui, à cause de la demi-réalité des autres personnages, semble choquante de réalité, à force de vouloir être abstraite et symbolique. Ce défaut n’est pas le seul de l’ouvrage qui m’ait frappé, lorsqu’après l’avoir oublie durant des années, je l’ai relu froidement. Trenmor m’a paru conçu vaguement, et, en conséquence, manqué dans son exécution. Le dénoûment, ainsi que de nombreux détails de style, beaucoup de longueurs et de déclamations, m’ont choqué comme péchant contre le goût. J’ai senti le besoin de corriger, d’après mes idées artistiques, ces parties essentiellement défectueuses. C’est un droit que mes lecteurs bienveillants ou hostiles ne pouvaient me contester.
Mais si, comme artiste, j’ai usé de mon droit sur la forme de mon œuvre, ce n’est pas à dire que comme homme j’aie pu m’arroger celui d’altérer le fond des idées émises dans ce livre, bien que mes idées aient subi de grandes révolutions depuis le temps où je l’ai écrit. Ceci soulève une question plus grave, et sans laquelle je n’aurais pas pris le soin puéril d’écrire une préface en tête de cette seconde édition. Après avoir examiné cette question, les esprits sérieux me pardonneront de les avoir entretenus de moi un instant.
Dans le temps où nous vivons, les éléments d’une nouvelle unité sociale et religieuse flottent épars dans un grand conflit d’efforts et de vœux dont le but commence a être compris et le lien à être forgé par quelques esprits supérieurs seulement; et encore ceux-la ne sont pas arrivés d’emblée à l’espérance qui les soutient maintenant. Leur foi a passé par mille épreuves; elle a échappé à mille dangers; elle a surmonté mille souffrances; elle a été aux prises avec toutes les éléments de dissolution au milieu desquels elle a pris naissance; et encore aujourd’hui, combattue et refoulée par l’égoïsme, la corruption et la cupidité des temps, elle subit une sorte de martyre, et sort lentement du sein des ruines, qui s’efforcent de l’ensevelir. Si les grandes intelligences et les grandes âmes de ce siècle ont eu à lutter contre de telles épreuves, combien les êtres d’une condition plus humble et d’une trempe plus commune n’ont-ils pas dû douter et trembler en traversant cette ère d’athéisme et de désespoir!
Lorsque nous avons entendu s’élever au-dessus de cet enfer de plaintes et de malédictions les grandes voix de nos poètes sceptiquement religieux, ou religieusement sceptiques, Gœthe, Chateaubriand, Byron, Mickiewicz; expressions puissantes et sublimes de l’effroi, de l’ennui et de la douleur dont cette génération est frappée, ne nous sommes-nous pas attribué avec raison le droit d’exhaler aussi notre plainte, et de crier comme les disciples de Jésus: «Seigneur, Seigneur, nous périssons! Combien sommes-nous qui avons pris la plume pour dire les profondes blessures dont nos âmes sont atteintes et pour reprocher à l’humanité contemporaine de ne nous avoir pas bâti une arche où nous puissions nous réfugier dans la tempête? Au-dessus de nous, n’avions-nous pas encore des exemples parmi les poëtes qui semblaient plus liés au mouvement hardi du siècle par la couleur énergique de leur génie? Hugo n’écrivait-il pas au frontispice de son plus beau roman ἁναγχἡ? Dumas ne traçait-il pas dans Antony une belle et grande figure au désespoir? Joseph Delorme n’exhalait-il pas un chant de désolation? Barbier ne jetait-il pas un regard sombre sur ce monde, qui ne lui apparaissait qu’à travers les terreurs de l’enfer dantesque? Et nous autres artistes inexpérimentés, qui venions sur leurs traces, n’étions-nous pas nourris de cette manne amère répandue par eux sur le désert des hommes? Nos premiers essais ne furent-ils pas des chants plaintifs? N’avons-nous pas tenté d’accorder notre lyre timide au ton de leur lyre éclatante? Combien sommes-nous, je le répète, qui leur avons répondu de loin par un chœur de gémissements? Nous étions tant qu’on ne pourrait pas nous compter. Et beaucoup d’entre nous, qui se sont rattachés à la vie du siècle, beaucoup d’autres qui ont trouvé dans des convictions feintes ou sincères une contenance ou une consolation, regardent aujourd’hui en arrière, et s’effraient de voir que si peu d’années, si peu de mois peut-être les séparent de leur âge de doute, de leur temps d’affliction! Suivant l’expression poétique de l’un d’entre nous, qui est resté, lui du moins, fidèle à sa religieuse douleur, nous avons tous doublé le cap des Tempêtes autour duquel l’orage nous a tenus si longtemps errants et demi-brisés; nous sommes tous entrés dans l’océan Pacifique, dans la résignation de l’âge mûr, quelques-uns voguant à pleines voiles, remplis d’espérance et de force, la plupart haletants et délabrés pour avoir trop souffert. Eh bien! quel que soit le phare qui nous ait éclairés, quel que soit le port qui nous ait donné asile, aurons-nous l’orgueil ou la lâcheté, aurons-nous la mauvaise foi de nier nos fatigues, nos revers et l’imminence de nos naufrages? Un pueril amour-propre, rêve d’une fausse grandeur, nous fera-t-il désirer d’effacer le souvenir des frayeurs ressenties et des cris poussés dans la tourmente? Pouvons-nous, devons-nous le tenter? Quant à moi, je pense que non. Plus nous avons la prétention d’être sincèrement et loyalement convertis à de nouvelles doctrines, plus nous devons confesser la vérité et laisser exercer aux autres hommes le droit de juger nos doutes et nos erreurs passées. C’est à cette condition seulement qu’ils pourront connaître et apprécier nos croyances actuelles; car, quelque peu qu’il soit, chacun de nous tient une place dans l’histoire du siècle. La postérité n’enregistrera que les grands noms, mais la clameur que nous avons élevée ne retombera pas dans le silence de l’éternelle nuit; elle aura éveillé des échos; elle aura soulevé des controverses; elle aura suscité des esprits intolérants pour en étouffer l’essor, et des intelligences généreuses pour en adoucir l’amertume; elle aura, en un mot, produit tout le mal et tout le bien qu’il était dans sa mission providentielle de produire; car le doute et le désespoir sont de grandes maladies que la race humaine doit subir pour accomplir son progrès religieux. Le doute est un droit sacré, imprescriptible de la conscience humaine qui examine pour rejeter ou adopter sa croyance. Le désespoir en est la crise fatale, le paroxysme redoutable. Mais, mon Dieu! ce désespoir est une grande chose! Il est le plus ardent appel de l’âme vers vous, il est le plus irrécusable témoignage de votre existence en nous et de votre amour pour nous, puisque nous ne pouvons perdre la certitude de cette existence et le sentiment de cet amour sans tomber aussitôt dans une nuit affreuse, pleine de terreurs et d’angoisses mortelles. Je n’hésite pas à le croire, la Divinité a de paternelles sollicitudes pour ceux qui, loin de la nier dans l’enivrement du vice, la pleurent dans l’horreur de la solitude; et si elle se voile à jamais aux yeux de ceux qui la discutent avec une froide impudence, elle est bien près de se révéler à ceux qui la cherchent dans les larmes. Dans le bizarre et magnifique poème des Dziady, le Konrad de Mickiewicz est soutenu par les anges au moment où il se roule dans la poussière en maudissant le Dieu qui l’abandonne, et le Manfred de Byron refuse à l’esprit du mal cette âme que le démon a si longtemps torturée, mais qui lui échappe à l’heure de la mort.
Reconnaissons donc que nous n’avons pas le droit de reprendre et de transformer, par un lâche replâtrage, les hérésies sociales ou religieuses que nous avons émises. Si reconnaître une erreur passée et confesser une foi nouvelle est un devoir, nier cette erreur ou la dissimuler pour rattacher gauchement les parties disloquées de l’édifice de sa vie, est une sorte d’apostasie non moins coupable, et plus digne de mépris que les autres. La vérité ne peut pas changer de temple et d’autel suivant le caprice ou l’intérêt des hommes; si les hommes se trompent, qu’ils avouent leur égarement; mais qu’ils ne fassent point à la déesse nue l’outrage de la revêtir du manteau rapiécé qu’ils ont traîné par le chemin.
Pénétré de l’inviolabilité du passé, je n’ai donc usé du droit de corriger mon œuvre que quant à la forme. J’ai usé de celui-là très largement, et Lélia n’en reste pas moins l’œuvre du doute, la plainte du scepticisme. Quelques personnes m’ont dit que ce livre leur avait fait du mal; je crois qu’il en est un plus grand nombre à qui ce livre a pu faire quelque bien; car, après l’avoir lu, tout esprit sympathique aux douleurs qu’il exprime a dû sentir le besoin de chercher sa voie vers la vérité avec plus d’ardeur et de courage; et quant aux esprits qui, soit par puissance de conviction, soit par mépris de toute conviction, n’ont jamais souffert rien de semblable, cette lecture n’a pu leur faire ni bien ni mal. Il est possible que quelques personnes, plongées dans l’indifférence de toute idée sérieuse, aient senti à la lecture d’ouvrages de ce genre s’éveiller en elles une tristesse et un effroi jusqu’alors inconnus. Après tant d’œuvres du génie sceptique que j’ai mentionnés plus haut, Lélia ne peut avoir qu’une bien faible part dans l’effet de ces manifestations du doute. D’ailleurs l’effet est salutaire, et, pourvu qu’une âme sorte de l’inertie, qui équivaut au néant, peu importe qu’elle tende à s’élever par la tristesse ou par la joie. La question pour nous en cette vie, et en ce siècle particulièrement, n’est pas de nous endormir dans de vains amusements et de fermer notre cœur à la grande infortune du doute; nous avons quelque chose de mieux à faire: c’est de combattre cette infortune et d’en sortir, non-seulement pour relever en nous la dignité humaine, mais encore pour ouvrir le chemin à la génération qui nous suit. Acceptons donc comme une grande leçon les pages sublimes où René, Werther, Obermann, Konrad, Manfred exhalent leur profonde amertume; elles ont été écrites avec le sang de leurs cœurs; elles ont été trempées de leurs larmes brûlantes; elles appartiennent plus encore à l’histoire philosophique du genre humain qu’à ses annales poétiques. Ne rougissons pas d’avoir pleuré avec ces grands hommes. La postérité, riche d’une foi nouvelle, les comptera parmi ses premiers martyrs.
Et nous, qui avons osé invoquer leurs noms et marcher dans la poussière de leurs pas, respectons dans nos œuvres le pâle reflet que leur ombre y avait jeté. Essayons de progresser comme artistes, et, en ce sens, corrigeons nos fautes humblement; essayons surtout de progresser comme membres de la famille humaine, mais sans folle vanité et sans hypocrite sagesse: souvenons-nous bien que nous avons erré dans les ténèbres, et que nous y avons reçu plus d’une blessure dont la cicatrice est ineffaçable.
PREMIÈRE PARTIE.
Quand la crédule espérance hasarde un regard confiant parmi les doutes d’une âme déserte et désolée pour les sonder et les guérir, son pied chancelle sur le bord de l’abîme, son œil se trouble, elle est frappée de vertige et de mort.
PENSÉES INÉDITES D’UN SOLITAIRE.
I.
Qui es-tu? et pourquoi ton amour fait-il tant de mal? Il doit y avoir en toi quelque affreux mystère inconnu aux hommes. A coup sûr, tu n’es pas un être pétri du même limon et animé de la même vie que nous! Tu es un ange ou un démon, mais tu n’es pas une créature humaine. Pourquoi nous cacher ta nature et ton origine? Pourquoi habiter parmi nous qui ne pouvons te suffire ni te comprendre? Si tu viens de Dieu, parle, et nous t’adorerons. Si tu viens de l’enfer... Toi venir de l’enfer! toi si belle et si pure! Les esprits du mal ont-ils ce regard divin, et cette voix harmonieuse, et ces paroles qui élèvent l’âme et la transportent jusqu’au trône de Dieu!
Et cependant, Lélia, il y a en toi quelque chose d’infernal. Ton sourire amer dément les célestes promesses de ton regard. Quelques-unes de tes paroles sont désolantes comme l’athéisme: il y a des moments où tu ferais douter de Dieu et de toi-même. Pourquoi, pourquoi, Lélia, êtes-vous ainsi? Que faites-vous de votre foi, que faites-vous de votre âme, quand vous niez l’amour? O ciel! vous, proférer ce blasphème! Mais qui êtes-vous donc si vous pensez ce que vous dites parfois?
II.
Lélia, j’ai peur de vous. Plus je vous vois, et moins je vous devine. Vous me ballottez sur une mer d’inquiétudes et de doutes. Vous semblez vous faire un jeu de mes angoisses. Vous m’élevez au ciel, et vous me foulez aux pieds. Vous m’emportez avec vous dans les nuées radieuses, et puis vous me précipitez dans le noir chaos! Ma faible raison succombe à de telles épreuves. Épargnez-moi, Lélia!
Hier, quand nous nous promenions sur la montagne, vous étiez si grande, si sublime, que j’aurais voulu m’agenouiller devant vous et baiser la trace embaumée du vos pas. Quand le Christ fut transfiguré dans une nuée d’or et sembla nager aux yeux de ses apôtres dans un fluide embrasé, ils se prosternèrent et dirent: «Seigneur, vous êtes bien le fils de Dieu! Et puis, quand la nuée se fut évanouie et que le prophète descendit la montagne avec ses compagnons, ils se demandèrent sans doute avec inquiétude: «Cet homme qui marche avec nous, qui parle comme nous, qui va souper avec nous, est-il donc le même que nous venons de voir enveloppé de voiles de feu et tout rayonnant de l’esprit du Seigneur? Ainsi fais-je avec vous, Lélia! A chaque instant vous vous transfigurez devant moi, et puis vous dépouillez la divinité pour redevenir mon égale, et alors je me demande avec effroi si vous n’êtes point quelque puissance céleste, quelque prophète nouveau, le Verbe incarné encore une fois sous une forme humaine, et si vous agissez ainsi pour éprouver notre foi et connaître parmi nous les vrais fidèles!
Mais le Christ! cette grande pensée personnifiée, ce type sublime de l’âme immatérielle, il était toujours au-dessus de la nature humaine qu’il avait revêtue. Il avait beau redevenir homme, il ne pouvait se cacher si bien qu’il ne fût toujours le premier entre les hommes. Vous, Lélia, ce qui m’effraie, c’est que, quand vous descendez de vos gloires, vous n’êtes plus même à notre niveau, vous tombez au-dessous de nous-mêmes, et vous semblez ne plus chercher à nous dominer que par la perversité de votre cœur. Par exemple, qu’est-ce donc que cette haine profonde, cuisante, inextinguible, que vous avez pour notre race? Peut-on aimer Dieu comme vous faites, et détester si cruellement ses œuvres? Comment accorder ce mélange de foi sublime et d’impiété endurcie, ces élans vers le ciel, et ce pacte avec l’enfer? Encore une fois, d’où venez-vous, Lélia? Quelle mission de salut ou de vengeance accomplissez-vous sur la terre?
Hier, à l’heure où le soleil descendait derrière le glacier, noyé dans des vapeurs d’un rose bleuâtre, alors que l’air tiède d’un beau soir d’hiver glissait dans vos cheveux, et que la cloche de l’église jetait ses notes mélancoliques aux échos de la vallée; alors, Lélia, je vous le dis, vous étiez vraiment la fille du ciel. Les molles clartés du couchant venaient mourir sur vous et vous entouraient d’un reflet magique. Vos yeux, levés vers la voûte bleue, où se montraient à peine quelques étoiles timides, brillaient d’un feu sacré. Moi, poète des bois et des vallées, j’écoutais le murmure mystérieux des eaux, je regardais les molles ondulations des pins faiblement agités, je respirais le suave parfum des violettes sauvages qui, au premier jour tiède qui se présente, au premier rayon ce soleil pâle qui les convie, ouvrent leurs calices d’azur sous la mousse desséchée. Mais vous, vous ne songiez point à tout cela; ni les fleurs, ni les forêts, ni le torrent, n’appelaient vos regards. Nul objet sur la terre n’éveillait vos sensations, vous étiez toute au ciel. Et quand je vous montrai le spectacle enchanté qui s’étendait sous nos pieds, vous me dîtes, en élevant la main vers la voûte éthérée: «Regardez cela!» O Lélia! vous soupiriez après votre patrie, n’est-ce pas? vous demandiez à Dieu pourquoi il vous oubliait si longtemps parmi nous, pourquoi il ne vous rendait pas vos ailes blanches pour monter à lui?
Mais, hélas! quand le froid qui commençait à souffler sur la bruyère nous eut forcés de chercher un abri dans la ville; quand, attiré par les vibrations de cette cloche, je vous priai d’entrer dans l’église avec moi et d’assister à la prière du soir, pourquoi, Lélia, ne m’avez-vous pas quitté? Pourquoi, vous qui pouvez certainement des choses plus difficiles, n’avez-vous pas fait descendre d’en haut un nuage pour me voiler votre face? Hélas! pourquoi vous ai-je vue ainsi, debout, le sourcil froncé, l’air hautain, le cœur sec? Pourquoi ne vous êtes-vous pas agenouillée sur les dalles moins froides que vous? Pourquoi n’avez-vous pas croisé vos mains sur ce sein de femme que la présence de Dieu aurait dû remplir d’attendrissement ou de terreur? Pourquoi ce calme superbe et ce mépris apparent pour les rites de notre culte? N’adorez-vous pas le vrai Dieu, Lélia? Venez-vous des contrées brûlantes où l’on sacrifie à Brama, ou des bords de ces grands fleuves sans nom où l’homme implore, dit-on, l’esprit du mal? car nous ne savons ni votre famille, ni les climats qui vous ont vue naître. Nul ne le sait, et le mystère qui vous environne nous rend superstitieux malgré nous!
Vous insensible! vous impie! oh! cela ne se peut pas! Mais dites-moi, au nom du ciel, que devient donc, à ces heures terribles, cette âme, cette grande âme, où la poésie ruisselle, où l’enthousiasme déborde, et dont le feu nous gagne et nous entraîne au delà de tout ce que nous avions senti? A quoi songiez-vous hier, qu’aviez-vous fait de vous-même, quand vous étiez là, muette et glacée dans le temple, debout comme le pharisien, mesurant Dieu sans trembler, sourde aux saints cantiques, insensible à l’encens, aux fleurs effeuillées, aux soupirs de l’orgue, à toute la poésie du saint lieu? Et comme elle était belle, pourtant, cette église imprégnée d’humides parfums, palpitante d’harmonies sacrées! Comme la flamme des lampes d’argent s’exhalait blanche et mate dans les nuages d’opale du benjoin embrasé, tandis que les cassolettes de vermeil envoyaient à la voûte les gracieuses spirales d’une fumée odorante! Comme les lames d’or du tabernacle s’enlevaient légères et rayonnantes sous le reflet des cierges! Et quand le prêtre, ce grand et beau prêtre irlandais, dont les cheveux sont si noirs, dont la taille est si majestueuse, le regard si austère et la parole si sonore, descendit lentement les degrés de l’autel, traînant sur les tapis son long manteau de velours; quand il éleva sa grande voix, triste et pénétrante comme les vents qui soufflent dans sa patrie; quand il nous dit, en nous présentant l’ostensoir étincelant, ce mot si puissant dans sa bouche: Adoremus! alors, Lélia, je me sentis pénétré d’une sainte frayeur, et, me jetant à genoux sur le marbre, je frappai ma poitrine et je baissai les yeux.
Mais votre pensée est si intimement liée dans mon âme à toutes les grandes pensées, que je me retournai presque aussitôt vers vous pour partager avec vous cette émotion délicieuse, ou peut-être, que Dieu maintenant me le pardonne, pour vous adresser la moitié de ces humbles adorations.
Mais vous, vous étiez debout! vous n’avez pas plié le genou; vous n’avez pas baissé les yeux! Votre regard superbe s’est promené froid et scrutateur sur le prêtre, sur l’hostie, sur la foule prosternée: rien de tout cela ne vous a parlé. Seule, toute seule parmi nous tous, vous avez refusé votre prière au Seigneur. Seriez-vous donc une puissance au-dessus de lui?
Eh bien, Lélia, que Dieu me le pardonne encore! pendant un moment je l’ai cru et j’ai failli lui retirer mon hommage pour vous l’offrir. Je me suis laissé éblouir et subjuguer par la puissance qui était en vous. Hélas! il faut l’avouer, je ne vous vis jamais si belle. Pâle comme une des statues de marbre blanc qui veillent auprès des tombeaux, vous n’aviez plus rien de terrestre. Vos yeux brillaient d’un feu sombre; et votre vaste front, dont vous aviez écarté vos cheveux noirs, s’élevait, sublime d’orgueil et de génie, au-dessus de la foule, au-dessus du prêtre, au-dessus de Dieu même. Cette profondeur d’impiété était effrayante, et, à vous voir ainsi toiser du regard l’espace qui est entre nous et le ciel, tout ce qui était là se sentait petit. Milton vous avait-il vue quand il fit si noble et si beau le front foudroyé de son ange rebelle?
Faut-il vous dire toutes mes terreurs? Il m’a semblé qu’à l’instant où le prêtre debout, élevant le symbole de la foi sur nos têtes inclinées, vous vit devant lui, debout comme lui, seule avec lui au-dessus de tous; oui, il m’a semblé qu’alors son regard profond et sévère, rencontrant votre impassible regard, s’est baissé malgré lui. Il m’a semblé que ce prêtre pâlissait, que sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le calice, et que sa voix s’éteignait dans sa poitrine. Est-ce là un rêve de mon imagination troublée, ou bien en effet l’indignation a-t-elle suffoqué le ministre du Très-Haut lorsqu’il vous a vue ainsi résister à l’ordre émané de sa bouche? Ou bien, tourmenté comme moi par une étrange hallucination, a-t-il cru voir en vous quelque chose de surnaturel, une puissance évoquée du sein de l’abîme, ou une révélation envoyée du ciel?
III.
Que t’importe cela, jeune poëte? Pourquoi veux-tu savoir qui je suis et d’où je viens?... Je suis née comme toi dans la vallée des larmes, et tous les malheureux qui rampent sur la terre sont mes frères. Est-elle donc si grande, cette terre qu’une pensée embrasse, et dont une hirondelle fait le tour dans l’espace de quelques journées? Que peut-il y avoir d’étrange et de mystérieux dans une existence humaine? Quelle si grande influence supposez-vous à un rayon de soleil plus ou moins vertical sur nos têtes? Allez! ce monde tout entier est bien loin de lui; il est bien froid, bien pâle, et bien étroit. Demandez au vent combien il lui faut d’heures pour le bouleverser d’un pôle à l’autre.
Fussé-je née à l’autre extrémité, il y aurait encore peu de différence entre toi et moi. Tous deux condamnés à souffrir, tous deux faibles, incomplets, blessés par toutes nos jouissances, toujours inquiets, avides d’un bonheur sans nom, toujours hors de nous, voilà notre destinée commune, voilà ce qui fait que nous sommes frères et compagnons sur la terre d’exil et de servitude.
Vous demandez si je suis un être d’une autre nature que vous! Croyez-vous que je ne souffre pas? J’ai vu des hommes plus malheureux que moi par leur condition, qui l’étaient beaucoup moins par leur caractère. Tous les hommes n’ont pas la faculté de souffrir au même degré. Aux yeux du grand artisan de nos misères, ces variétés d’organisation sont bien peu de chose sans doute. Pour nous dont la vue est si bornée, nous passons la moitié de notre vie à nous examiner les uns les autres, et à tenir note des nuances que subit l’infortune en se révélant à nous. Tout cela qu’est-ce devant Dieu? Ce qu’est devant nous la différence entre les brins d’herbe de la prairie.
C’est pourquoi je ne prie pas Dieu. Que lui demanderais-je? Qu’il change ma destinée? Il se rirait de moi. Qu’il me donne la force de lutter contre mes douleurs? Il l’a mise en moi, c’est à moi de m’en servir.
Vous demandez si j’adore l’esprit du mal! L’esprit du mal et l’esprit du bien, c’est un seul esprit, c’est Dieu; c’est la volonté inconnue et mystérieuse qui est au-dessus de nos volontés. Le bien et le mal, ce sont des distinctions que nous avons créées. Dieu ne les connaît pas plus que le bonheur et l’infortune. Ne demandez donc ni au ciel ni à l’enfer le secret de ma destinée. C’est à vous que je pourrais reprocher de me jeter sans cesse au-dessus et au-dessous de moi-même. Poëte, ne cherchez pas en moi ces profonds mystères; mon âme est sœur de la vôtre, vous la contristez, vous l’effrayez en la sondant ainsi. Prenez-la pour ce qu’elle est, pour une âme qui souffre et qui attend. Si vous l’interrogez si sévèrement, elle se repliera sur elle-même, et n’osera plus s’ouvrir à vous.
IV.
L’âpreté de mes sollicitudes pour vous, je l’ai trop franchement exprimée; Lélia; j’ai blessé la sublime pudeur de votre âme. C’est qu’aussi, Lélia, je suis bien malheureux! Vous croyez que je porte sur vous l’œil curieux d’un philosophe, et vous vous trompez. Si je ne sentais pas que je vous appartiens, que désormais mon existence est invinciblement liée à la vôtre, si en un mot je ne vous aimais pas avec passion, je n’aurais pas l’audace de vous interroger.
Ainsi ces doutes, ces inquiétudes que j’ai osé vous dire, tous ceux qui vous ont vue les partagent. Ils se demandent avec étonnement si vous êtes une existence maudite ou privilégiée, s’il faut vous aimer ou vous craindre, vous accueillir ou vous repousser; le grossier vulgaire même perd son insouciance pour s’occuper de vous. Il ne comprend pas l’expression de vos traits ni le son de votre voix, et, à entendre les contes absurdes dont vous êtes l’objet, on voit que ce peuple est également prêt à se mettre à deux genoux sur votre passage, ou à vous conjurer comme un fléau. Les intelligences plus élevées vous observent attentivement, les unes par curiosité, les autres par sympathie; mais aucune ne se fait comme moi une question de vie et de mort de la solution du problème; moi seul j’ai le droit d’être audacieux et de vous demander qui vous êtes; car, je le sens intimement, et cette sensation est liée à celle de mon existence: je fais désormais partie de vous, vous vous êtes emparée de moi, à votre insu peut-être, mais enfin me voilà asservi, je ne m’appartiens plus, mon âme ne peut plus vivre en elle-même. Dieu et la poésie ne lui suffisent plus; Dieu et la poésie, c’est vous désormais, et sans vous il n’y a plus de poésie, il n’y a plus de Dieu, il n’y a plus rien.
Dis moi donc, Lélia, puisque tu veux que je te prenne pour une femme et que je te parle comme à mon égale, dis-moi si tu as la puissance d’aimer, si ton âme est de feu ou de glace, si en me donnant à toi, comme j’ai fait, j’ai traité de ma perte ou de mon salut; car je ne le sais pas, et je ne regarde pas sans effroi la carrière inconnue où je vais te suivre. Cet avenir est enveloppé de nuages, quelquefois brillants comme ceux qui montent à l’horizon au lever du soleil, quelquefois sombres comme ceux qui précèdent l’orage et recèlent la foudre.
Ai-je commencé la vie avec toi, ou l’ai-je quittée pour te suivre dans la mort? Ces années de calme et d’innocence qui sont derrière moi, vas-tu les faner ou les rajeunir? Ai-je connu le bonheur et vais-je le perdre, ou, ne sachant ce que c’est, vais-je le goûter? Ces années furent bien belles, bien fraîches, bien suaves! mais aussi elles furent bien calmes, bien obscures, bien stériles! Qu’ai-je fait, que rêver et attendre, et espérer, depuis que je suis au monde? Vais-je produire enfin? Feras-tu de moi quelque chose de grand ou d’abject? Sortirai-je de cette nullité, de ce repos qui commence à me peser? En sortirai-je pour monter, ou pour descendre?
Voilà ce que je me demande chaque jour avec anxiété, et tu ne me réponds rien, Lélia, et tu sembles ne pas te douter qu’il y a une existence en question devant toi, une destinée inhérente à la tienne, et dont tu dois désormais rendre compte à Dieu! Insoucieuse et distraite, tu as saisi le bout de ma chaîne, et à chaque instant tu l’oublies, tu la laisses tomber!
Il faut qu’à chaque instant, effrayé de me voir seul et abandonné, je t’appelle et te force à descendre de ces régions inconnues où tu t’élances sans moi. Cruelle Lélia! que vous êtes heureuse d’avoir ainsi l’âme libre et de pouvoir rêver seule, aimer seule, vivre seule! Moi je ne le peux plus, je vous aime. Je n’aime que vous. Tous ces gracieux types de la beauté, tous ces anges vêtus en femmes qui passaient dans mes rêves, me jetant des baisers et des fleurs, ils sont partis. Ils ne viennent plus ni dans la veille ni dans le sommeil. C’est vous désormais, toujours vous, que je vois pâle, calme et silencieuse, à mes côtés ou dans mon ciel.
Je suis bien misérable! ma situation n’est pas ordinaire; il ne s’agit pas seulement pour moi de savoir si je suis digne d’être aimé de vous. J’en suis à ne pas savoir si vous êtes capable d’aimer un homme, et—je ne trace ce mot qu’avec effort tant il est horrible—je crois que non!
O Lélia! cette fois répondrez-vous? A présent je frémis de vous avoir interrogée. Demain j’aurais pu vivre encore de doutes et de chimères. Demain peut-être il ne me restera rien ni à craindre ni à espérer.
V.
Enfant que vous êtes! A peine vous êtes né, et déjà vous êtes pressé de vivre! car il faut vous le dire, vous n’avez pas encore vécu, Sténio.
Pourquoi donc tant vous hâter? Craignez-vous de ne pas arriver à ce but maudit où nous échouons tous? Vous viendrez vous y briser comme les autres. Prenez donc votre temps, faites l’école buissonnière, et franchissez le plus tard que vous pourrez le seuil de l’école où l’on apprend la vie.
Heureux enfant, qui demande où est le bonheur, comment il est fait, s’il l’a goûté déjà, s’il est appelé à le goûter un jour! O profonde et précieuse ignorance! Je ne te répondrai pas, Sténio.
Ne crains rien, je ne te flétrirai pas au point de te dire une seule des choses que tu veux savoir. Si j’aime, si je puis aimer, si je te donnerai du bonheur, si je suis bonne ou perverse, si tu seras fait grand par mon amour, ou anéanti par mon indifférence: tout cela, vois-tu, c’est une science téméraire que Dieu refuse à ton âge et qu’il me défend de te donner. Attends!
Je te bénis, jeune poëte, dors en paix. Demain viendra beau comme les autres jours de ta jeunesse, paré du plus grand bienfait de la Providence, le voile qui cache l’avenir.
VI.
Voilà comme vous répondez toujours! Eh bien! votre silence me fait pressentir de telles douleurs, que je suis réduit à vous remercier de votre silence. Pourtant cet état d’ignorance que vous croyez si doux, il est affreux, Lélia; vous le traitez avec une dédaigneuse légèreté, c’est que vous ne le connaissez pas. Votre enfance a pu s’écouler comme la mienne; mais la première passion qui s’alluma dans votre sein n’y fut pas en lutte, j’imagine, avec les angoisses qui sont en moi. Sans doute, vous fûtes aimée avant d’aimer vous-même. Votre cœur, ce trésor que j’implorerais encore à genoux si j’étais roi de la terre, votre cœur fut ardemment appelé par un autre cœur; vous ne connûtes pas les tourments de la jalousie et de la crainte; l’amour vous attendait, le bonheur s’élançait vers vous, et il vous a suffi de consentir à être heureuse, à être aimée. Non, vous ne savez pas ce que je souffre, sans cela vous en auriez pitié, car enfin vous êtes bonne, vos actions le prouvent, en dépit de vos paroles qui le nient. Je vous ai vue adoucir de vulgaires souffrances, je vous ai vue pratiquer la charité de l’Évangile avec votre méchant sourire sur les lèvres; nourrir et vêtir celui qui était nu et affamé, tout en affichant un odieux scepticisme. Vous êtes bonne, d’une bonté native, involontaire, et que la froide réflexion ne peut pas vous ôter.
Si vous saviez comme vous me rendez malheureux, vous auriez compassion de moi; vous me diriez s’il faut vivre ou mourir; vous me donneriez tout de suite le bonheur qui enivre ou la raison qui console.
VII.
Quel est donc cet homme pâle que je vois maintenant apparaître comme une vision sinistre dans tous les lieux où vous êtes? Que vous veut-il? d’où vous connaît-il? où vous a-t-il vue? D’où vient que, le premier jour qu’il parut ici, il traversa la foule pour vous regarder, et qu’aussitôt vous échangeâtes avec lui un triste sourire?
Cet homme m’inquiète et m’effraie. Quand il m’approche, j’ai froid; si son vêtement effleure le mien, j’éprouve comme une commotion électrique. C’est, dites-vous un grand poète qui ne se livre point au monde. Son vaste front révèle en effet le génie; mais je n’y trouve pas cette pureté céleste, ce rayon d’enthousiasme qui caractérise le poëte. Cet homme est morne et désolant comme Hamlet, comme Lara, comme vous, Lélia, quand vous souffrez. Je n’aime point à le voir sans cesse à vos côtés, absorbant votre attention, accaparant, pour ainsi dire tout ce que vous réserviez de bienveillance pour la société et d’intérêt pour les choses humaines.
Je sais que je n’ai pas le droit d’être jaloux. Aussi, ce que je souffre parfois, je ne vous le dirai pas. Mais je m’afflige (cela m’est permis) de vous voir entourée de cette lugubre influence. Vous, déjà si triste, si découragée, vous qu’il ne faudrait entretenir que d’espoir et de douces promesses, vous voilà sous le contact d’une existence flétrie et désolée. Car cet homme est desséché par le souffle des passions; aucune fraîcheur de jeunesse ne colore plus ses traits pétrifiés, sa bouche ne sait plus sourire, son teint ne s’anime jamais; il parle, il marche, il agit par habitude, par souvenir. Mais le principe de la vie est depuis longtemps éteint dans sa poitrine. Je suis sûr de cela, madame; j’ai beaucoup observé cet homme, j’ai percé le mystère dont il s’enveloppe. S’il vous dit qu’il vous aime, il ment! Il ne peut plus aimer.
Mais celui qui ne sent rien ne peut-il rien inspirer? C’est une terrible question que je débats depuis longtemps, depuis que je vis, depuis que je vous aime. Je ne puis me décider à croire que tant d’amour et de poésie émane de vous sans que votre âme en recèle le foyer. Cet homme jette tant de froid par tous les pores, il imprime à tout ce qui l’approche une telle répulsion, que son exemple me console et m’encourage. Si vous aviez le cœur mort comme lui, je ne vous aimerais pas, j’aurais horreur de vous, comme j’ai horreur de lui.
Et cependant, oh! dans quel inextricable dédale ma raison se débat! vous ne partagez pas l’horreur qu’il m’inspire. Vous semblez, au contraire, attirée vers lui par une invincible sympathie. Il y a des instants où, le voyant passer avec vous au milieu de nos fêtes, vous deux si pâles, si graves, si distraits au milieu de la danse qui tournoie, des femmes qui rient, et des fleurs qui volent, il me semble que, seuls parmi nous tous, vous pouvez vous comprendre. Il me semble qu’une douloureuse ressemblance s’établit entre vos sensations et même entre les traits de votre visage. Est-ce le sceau du malheur qui imprime à vos sombres fronts cet air de famille; ou cet étranger, Lélia, serait-il vraiment votre frère? Tout, dans votre existence, est si mystérieux que je suis prêt à toutes les suppositions.
Oui, il y a des jours où je me persuade que vous êtes sa sœur. Eh bien! je veux le dire, pour que vous compreniez que ma jalousie n’est ni étroite ni puérile, je ne souffre pas moins avec cette idée. Je ne suis pas moins blessé de la confiance que vous lui montrez et de l’intimité qui règne entre lui et vous, vous si froide, si réservée, si méfiante parfois, et qui ne l’êtes jamais pour lui. S’il est votre frère, Lélia, quel droit a-t-il de plus que moi sur vous? Croyez-vous que je vous aime moins purement que lui? Croyez-vous que je pourrais vous aimer avec plus de tendresse, de sollicitude et de respect, si vous étiez ma sœur? Oh! que ne l’êtes-vous! vous n’auriez de moi nulle défiance, vous ne méconnaîtriez pas à chaque instant le sentiment chaste et profond que vous m’inspirez! N’aime-t-on pas sa sœur avec passion, quand on a l’âme passionnée et une sœur comme vous, Lélia! Les liens du sang, qui ont tant de poids sur les natures vulgaires, que sont-ils au prix de ceux que nous forge le ciel dans le trésor de ses mystérieuses sympathies?
Non, s’il est votre frère, il ne vous aime pas mieux que moi, et vous ne lui devez pas plus de confiance qu’à moi. Qu’il est heureux, le maudit, si vous vous plaisez à lui dire vos souffrances, et s’il a le pouvoir de les adoucir! Hélas! vous ne m’accordez pas seulement le droit de les partager! Je suis donc bien peu de chose! Mon amour a donc bien peu de prix! Je suis donc un enfant bien faible et bien inutile encore, puisque vous avez peur de me confier un peu de votre fardeau! Oh! je suis malheureux, Lélia! car vous l’êtes, vous, et vous n’avez jamais versé une larme dans mon sein. Il y a des jours où vous vous efforcez d’être gaie avec moi, comme si vous aviez peur de m’être à charge en vous livrant à votre humeur. Ah! c’est une délicatesse bien insultante, Lélia, et qui m’a fait souvent bien du mal! Avec lui vous n’êtes jamais gaie. Voyez si j’ai sujet d’être jaloux!
VIII.
J’ai montré votre lettre à l’homme qu’on nomme ici Trenmor, et dont moi seule connais le vrai nom. Il a pris tant d’intérêt à votre souffrance, et c’est un homme dont le cœur est si compatissant (ce cœur que vous croyez mort!) qu’il m’a autorisée à vous confier son secret. Vous allez voir que l’on ne vous traite pas comme un enfant, car ce secret est le plus grand qu’un homme puisse confier à un autre homme.
Et d’abord sachez la cause de l’intérêt que j’éprouve pour Trenmor. C’est que cet homme est le plus malheureux que j’aie encore rencontré; c’est que, pour lui, il n’est point resté au fond du calice une goutte de lie qu’il n’ait fallu épuiser; c’est qu’il a sur vous une immense, une incontestable supériorité, celle du malheur.
Savez-vous ce que c’est que le malheur, jeune enfant? Vous entrez à peine dans la vie, vous en supportez les premières agitations, vos passions se soulèvent, accélèrent les mouvements de votre sang, troublent la paix de votre sommeil, éveillent en vous des sensations nouvelles, des inquiétudes, des tourments, et vous appelez cela souffrir! Vous croyez avoir reçu le grand, le terrible, le solennel baptême du malheur! Vous souffrez, il est vrai, mais quelle noble et précieuse souffrance que celle d’aimer! De combien de poésie n’est-elle pas la source! Qu’elle est chaleureuse, qu’elle est productive, la souffrance qu’on peut dire et dont on peut être plaint!
Mais celle qu’il faut renfermer sous peine de malédiction, celle qu’il faut cacher au fond de ses entrailles comme un amer trésor, celle qui ne vous brûle pas, mais qui vous glace; qui n’a pas de larmes, pas de prières, pas de rêveries; celle qui toujours veille froide et paralytique au fond du cœur! celle que Trenmor a épuisée, c’est celle-là dont il pourra se vanter devant Dieu au jour de la justice! car devant les hommes il faut s’en cacher. Écoutez l’histoire de Trenmor.
Il entra dans la vie sous de funestes auspices, quoique aux yeux des hommes son destin fût digne d’envie. Il naquit riche, mais riche comme un prince, comme un favori, comme un juif. Ses parents s’étaient enrichis par l’abjection du vice; son père avait été l’amant d’une reine galante; sa mère avait été la servante de sa rivale; et comme ces turpitudes étaient habillées de pompeuses livrées, comme elles étaient revêtues de titres pompeux, ces courtisans abjects avaient causé beaucoup plus d’envie que de mépris.
Trenmor aborda donc le monde de bonne heure et sans obstacle: mais, à l’âge où une sorte de honte naïve et de crainte modeste fait hésiter au seuil, son âme sans jeunesse s’approchait du banquet sans trouble et sans curiosité; c’était une âme inculte, ignorante, et déjà pleine d’insolents paradoxes et d’aveuglements superbes. On ne lui avait pas donné la connaissance du bien et du mal: sa famille s’en fût bien gardée, dans la crainte d’être par lui méprisée et reniée. On lui avait appris comment on dépense l’or en plaisirs frivoles, en ostentation stupide. On lui avait créé tous les faux besoins, enseigné tous les faux devoirs qui causent et alimentent la misère des riches. Mais si on put le tromper sur les vertus nécessaires à l’homme, on ne put du moins changer la nature de ses instincts. Là le travail démoralisateur fut forcé de s’arrêter; là le souffle humain de la corruption vint échouer contre la divine immortalité de la création intellectuelle. Le sentiment de la fierté, qui n’est autre que le sentiment de la force, se révolta contre les faits extérieurs. Trenmor vit le spectacle de la servitude, et il ne put le souffrir, parce que tout ce qui était faible lui faisait horreur. Forcé d’accepter l’ignorance de toute vertu, il trouva en lui-même de quoi repousser tout ce qui sentait le mensonge et la peur. Nourri dans les faux biens, il n’apprit que la débauche et la vanité qui servent à les perdre; il ne comprit ni ne toléra l’infamie qui les amasse et les renouvelle.
La nature a ses mystérieuses ressources, ses trésors inépuisables. De la combinaison des plus vils éléments elle fait sortir souvent ses plus riches productions. Malgré l’avilissement de sa famille, Trenmor était né grand, mais âpre, rude et terrible comme une force destinée à la lutte, comme un de ces arbres du désert qui se défendent des orages et des tourbillons, grâce à leur écorce rugueuse, à leurs racines obstinées. Le ciel lui donna l’intelligence; l’instinct divin était en lui. Les influences domestiques s’efforcèrent d’anéantir cet instinct de spiritualité, et, chassant par la raillerie les fantômes célestes errant autour de son berceau, lui enseignèrent à chercher le sentiment de l’existence dans les satisfactions matérielles. On développa en lui l’animal dans toute sa fougue sauvage, on ne put pas faire autre chose. L’animal même était noble dans cette puissante créature: Trenmor était tel, que les amusements désordonnés produisaient plutôt chez lui l’exaltation que l’énervement. L’ivresse brutale lui causait une souffrance furieuse, un besoin inextinguible des joies de l’âme: joies inconnues et dont il ne savait même pas le nom! C’est pourquoi tous ses plaisirs tournaient aisément à la colère, et sa colère à la douleur. Mais quelle douleur était-ce? Trenmor cherchait vainement la cause de ces larmes qui tombaient au fond de sa coupe dans le festin, comme une pluie d’orage dans un jour brûlant. Il se demandait pourquoi, malgré l’audace et l’énergie d’une large organisation, malgré une santé inaltérable, malgré l’âpreté de ses caprices et la fermeté de son despotisme, aucun de ses désirs n’était apaisé, aucun de ses triomphes ne comblait le vide de ses journées.
Il était si éloigné de deviner les vrais besoins et les vraies facultés de son être, qu’il avait dès son enfance une étrange folie. Il s’imaginait qu’une fatalité haineuse pesait sur lui, que le moteur inconnu des événements l’avait pris en aversion dans le sein de sa mère, et qu’il était destiné à expier des fautes dont il n’était pas coupable. Il rougissait de devoir la naissance à des courtisans, et il disait quelquefois que la seule vertu qu’il eût, la fierté, était une malédiction, parce que cette fierté serait fatalement brisée un jour par la haine du destin. Ainsi l’effroi et le blasphème étaient les seuls reflets qu’il eût gardés des lueurs célestes: reflets affreux, ouvrage des hommes, maladie d’un cerveau vaste et noble qu’on avait comprimé sous le diadème étroit et lourd de la mollesse. Les esprits vulgaires qui ont assisté à la catastrophe de Trenmor ont été frappés de l’espèce de prophétie qu’il avait eue sur les lèvres et qui s’est réalisée. Ils n’ont pu accepter comme un ordre naturel des choses, comme un pressentiment et une fin inévitables, cette histoire tragique et douloureuse dont ils n’ont vu que les faces externes, le palais et le cachot; l’un qui n’avait montré que la prospérité bruyante, l’autre qui ne révéla pas l’angoisse cachée.
Dompter des chevaux, dresser des piqueurs, s’entourer sans discernement et sans appréciation des œuvres d’art les plus hétérogènes, nourrir avec luxe une livrée vicieuse et fainéante, avec moins de soin et d’amour pourtant qu’une meute féroce; vivre dans le bruit et dans la violence, dans les hurlements des limiers à la gueule sanglante, dans les chants de l’orgie et dans l’affreuse gaieté des femmes esclaves de son or; parier sa fortune et sa vie pour faire parler de soi: tels furent d’abord les amusements de ce riche infortuné. Sa barbe n’était pas encore poussée que ces amusements l’avaient lassé déjà. Le bruit ne chatouillait plus son oreille, le vin n’échauffait plus son palais, le cerf aux abois n’était plus un spectacle assez émouvant pour ses instincts de cruauté, instincts qui sont chez tous les hommes, et qui se développent et grandissent avec les satisfactions qu’une certaine position indépendante et forte semble placer à l’abri des lois et de la honte. Il aimait à battre ses chiens, bientôt il battit ses prostituées. Leurs chansons et leurs rires ne l’animaient plus, leurs injures et leurs cris le réveillèrent un peu. A mesure que l’animal se développait dans son cerveau appesanti, le dieu s’éteignait dans tout son être. L’intelligence inactive sentait des forces sans but, le cœur se rongeait dans un ennui sans terme, dans une souffrance sans nom. Trenmor n’avait rien à aimer. Autour de lui tout était vil et corrompu: il ne savait pas où il eût pu trouver des cœurs nobles, il n’y croyait pas. Il méprisait ce qui était pauvre, on lui avait dit que la pauvreté engendre l’envie; et il méprisait l’envie, parce qu’il ne comprenait pas qu’elle supportât la pauvreté sans se révolter. Il méprisait la science, parce qu’il était trop tard pour qu’il en comprît les bienfaits; il n’en voyait que les résultats applicables à l’industrie, et il lui paraissait plus noble de les payer que de les vendre. Les savants lui faisaient pitié, et il eût voulu les enrichir pour leur donner les jouissances de la vie. Il méprisait la sagesse, parce qu’il avait des forces pour le désordre et qu’il prenait l’austérité pour de l’impuissance; et, au milieu de toute cette vénération pour la richesse, de tout cet amour du scandale, il y avait une inconséquence inexplicable; car le dégoût était venu le chercher au sein de ses fêtes. Tous les éléments de son être étaient en guerre les uns contre les autres. Il détestait les hommes et les choses qui lui étaient devenus nécessaires; mais il repoussait tout ce qui eût pu le détourner de ses voies maudites et calmer ses angoisses secrètes. Bientôt il fut pris d’une sorte de rage, et il sembla que son temple d’or, que son atmosphère de voluptés lui fussent devenus odieux. On le vit briser ses meubles, ses glaces et ses statues au milieu de ses orgies et les jeter par les fenêtres au peuple ameuté. On le vit souiller ses lambris superbes et semer son or en pluie sans autre but que de s’en débarrasser, couvrir sa table et ses mets de fiel et de fange et jeter loin de lui dans la boue des chemins ses femmes couronnées de fleurs. Leurs larmes lui plaisaient un instant, et quand il les maltraitait il croyait trouver l’expression de l’amour dans celle d’une douleur cupide et d’une crainte abjecte; mais, bientôt revenu à l’horreur de la réalité, il fuyait épouvanté de tant de solitude et de silence au milieu de tant d’agitation et de rumeur. Il s’enfuyait dans ses jardins déserts, dévoré du besoin de pleurer; mais il n’avait plus de larmes, parce qu’il n’avait plus de cœur; de même qu’il n’avait pas d’amour parce qu’il n’avait pas de Dieu; et ces crises affreuses se terminaient, après des convulsions frénétiques, par un sommeil pire que la mort.
Sourd aux cris de ses compagnons... (Page 11.)
Je m’arrête ici pour aujourd’hui. Votre âge est celui de l’intolérance, et vous seriez trop violemment étourdi si je vous disais en un seul jour tout le secret de Trenmor. Je veux laisser cette partie de mon récit faire son impression: demain je vous dirai le reste.
IX.
Vous avez raison de me ménager: ce que j’apprends m’étonne et me bouleverse. Mais vous me supposez bien de l’intérêt de reste si vous croyez que je suis ainsi ému des secrets de Trenmor. C’est votre jugement sur tout ceci qui me trouble. Vous êtes donc bien au-dessus des hommes pour traiter si légèrement les crimes que l’on commet envers eux? Cette question est peut-être injurieuse, peut-être l’humanité est-elle si méprisable que moi-même je vaux mieux qu’elle; mais pardonnez aux perplexités d’un enfant qui ne sait rien encore de la vie réelle.
Il vit une femme qui ne recula pas... (Page 13.)
Tout ce que vous dites produit sur moi l’effet d’un soleil trop ardent sur des yeux accoutumés à l’obscurité. Et pourtant je sens que vous me ménagez beaucoup la lumière, par amitié ou par compassion... O Dieu! que me reste-t-il donc à apprendre? Quelles illusions ont donc bercé ma jeunesse? Trenmor n’est pas méprisable, dites-vous; ou, s’il l’est aux yeux des êtres supérieurs, il ne peut l’être aux miens. Je n’ai pas le droit de le juger et de dire: «Je suis plus grand que cet homme qui se nuit à lui-même et ne profite à personne.» Eh bien! soit; je suis jeune, je ne sais ce que je deviendrai, je n’ai point traversé les épreuves de la vie; mais vous, Lélia, vous plus grande par votre âme et votre génie que tout ce qui existe sur la terre, vous pouvez condamner Trenmor et le haïr, et vous ne voulez pas le faire! Votre indulgente compassion ou votre admiration imprudente (je ne sais comment dire) le suit au milieu de ses coupables triomphes, applaudit à ses succès, et respecte ses revers...
Mais si cet homme est grand, s’il a en lui un tel luxe d’énergie, que ne s’en sert-il pour réprimer de si funestes penchants? pourquoi fait-il un mauvais usage de sa force? Les pirates et les bandits sont donc grands aussi? Celui qui se distingue par des crimes audacieux ou des vices d’exception est donc un homme devant qui la foule émue doit s’ouvrir avec respect? Il faut donc être un héros ou un monstre pour vous plaire?... Peut-être. Quand je songe à la vie pleine et agitée que vous devez avoir eue, quand je vois combien d’illusions sont mortes pour vous, combien de lassitude et d’épuisement il y a dans vos idées, je me dis qu’une destinée obscure et terne comme la mienne ne peut être pour vous qu’un fardeau inutile et qu’il faut des impressions insolites et violentes pour réveiller les sympathies de votre âme blasée.
Eh bien! dites-moi un mot qui m’encourage, Lélia! dites-moi ce que vous voulez que je sois, et je le serai. Vous croyez peut-être que l’amour d’une femme ne peut donner la même énergie que l’amour de l’or...
Continuez, continuez cette histoire; elle m’intéresse horriblement, car c’est une révélation de votre âme, après tout; de cette âme profonde, mobile, insaisissable, que je cherche toujours et que je ne pénètre jamais.
X.
Sans doute vous valez beaucoup mieux que nous, jeune homme; que votre orgueil se rassure. Mais dans dix ans, dans cinq ans même, vaudrez-vous Trenmor, vaudrez-vous Lélia? Cela est une question.
Tel que vous voilà, je vous aime, ô jeune poète! Que ce mot ne vous effraie, ni ne vous enivre. Je ne prétends pas vous donner ici la solution du problème que vous attendez. Je vous aime pour votre candeur, pour votre ignorance de toutes les choses que je sais, pour cette grande jeunesse morale dont vous êtes si impatient de vous dépouiller, imprudent que vous êtes! Je vous aime d’une autre affection que Trenmor; malgré ses malheurs, je trouve moins de charme dans l’entretien de cet homme que dans le vôtre, et je vous expliquerai tout à l’heure pourquoi je me sacrifie au point de vous quitter quelquefois pour être avec lui.
Avant de continuer mon récit pourtant, je répondrai à une de vos questions.
Pourquoi, dites-vous, cet homme si puissant de volonté n’a-t-il pas employé sa force à se réprimer? Pourquoi!... heureux Sténio!—Mais comment donc concevez-vous la nature de l’homme? Qu’augurez-vous de sa puissance?—Qu’attendez-vous donc de vous-même, hélas!
Sténio, tu es bien imprudent de venir te jeter dans notre tourbillon! Vois ce que tu me forces à te dire!...
Les hommes qui répriment leurs passions dans l’intérêt de leurs semblables, ceux-là, vois-tu, sont si rares que je n’en ai pas encore rencontré un seul.—J’ai vu des héros d’ambition, d’amour, d’égoïsme, de vanité surtout!—De philanthropie?... Beaucoup s’en vantèrent à moi, mais ils mentaient par la gorge, les hypocrites! Mon triste regard plongeait au fond de leur âme et n’y trouvait que vanité. La vanité est, après l’amour, la plus belle passion de l’homme, et sache, pauvre enfant, qu’elle est encore bien rare. La cupidité, le grossier orgueil des distinctions sociales, la débauche, tous les vils penchants, la paresse même, qui est pour quelques-uns une passion stérile, mais opiniâtre, voilà les ambitions qui meuvent la plupart des hommes. La vanité, au moins, c’est quelque chose de grand dans ses effets. Elle nous force à être bons, par l’envie que nous avons de le paraître; elle nous pousse jusqu’à l’héroïsme, tant il est doux de se voir porté en triomphe, tant la popularité a de puissantes et adroites séductions! Et la vanité est quelque chose qui ne s’avoue jamais. Les autres passions ne peuvent se donner le change: la vanité peut se cacher derrière un autre mot, que les dupes acceptent.—La philanthropie!—O mon Dieu! quelle puérile fausseté! Où est-il l’homme qui préfère le bonheur des autres hommes à sa propre gloire?
Le christianisme lui-même, qui a produit ce qu’il y a eu de plus héroïque sur la terre, le christianisme, qu’a-t-il pour base? L’espoir des récompenses, un trône élevé dans le ciel. Et ceux qui ont fait ce grand code, le plus beau, le plus vaste, le plus poétique monument de l’esprit humain, savaient si bien le cœur de l’homme, et ses vanités, et ses petitesses, qu’ils ont arrangé en conséquence leur système de promesses divines. Lisez les écrits des apôtres, vous y verrez qu’il y aura des distinctions dans le ciel, différentes hiérarchies de bienheureux, des places choisies, une milice organisée régulièrement avec ses chefs et ses degrés. Adroit commentaire de ces paroles du Christ:—Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers!
Mais pour ceux qui rentrent en eux-mêmes, et qui s’interrogent sérieusement, pour ceux qui se dépouillent de ces chimères dorées de la jeunesse et qui entrent dans l’austère désenchantement de l’âge mûr, pour les humbles, pour les tristes, pour les expérimentés, la parole du Christ semble se réaliser dès cette vie. Après s’être cru fort, l’homme tombé s’avoue à lui-même son néant. Il se réfugie dans la vie de la pensée; il acquiert, par la patience et le travail, ce qu’il a cru posséder dans l’ignorance et la vanité des jeunes années.
Si vous vous enfoncez dans les campagnes désertes au lever du soleil, les premiers objets de votre admiration sont les plantes qui s’entr’ouvrent au rayon matinal. Vous choisissez parmi les plus belles fleurs celles que le vent d’orage n’a pas flétries, celles que l’insecte n’a pas rongées, et vous jetez loin de vous la rose que la cantharide a infectée la veille, pour respirer celle qui s’est épanouie dans sa virginité au vent parfumé de la nuit. Mais vous ne pouvez vivre de parfums et de contemplation. Le soleil monte dans le ciel: La journée s’avance; vos pas vous ont égaré loin des villes. La soif et la faim se font sentir. Alors vous cherchez les plus beaux fruits, et oubliant les fleurs déjà flétries et désormais inutiles sur le premier gazon venu, vous choisissez sur les arbres la pêche que le soleil a rougie, la grenade dont la gelée d’hiver a fendu l’âpre écorce, la figue dont une pluie bienfaisante a déchiré la robe satinée. Et souvent le fruit que l’insecte a piqué, ou que le bec de l’oiseau a entamé, est le plus vermeil et le plus savoureux. L’amande encore laiteuse, l’olive encore amère, la fraise encore verte, ne vous attirent pas.
Au matin de ma vie, je vous eusse préféré à tout. Alors tout était rêverie, symbole, espoir, aspiration poétique. Les années de soleil et de fièvre ont passé sur ma tête, et il me faut des aliments robustes; il faut à ma douleur, à ma fatigue, à mon découragement, non le spectacle de la beauté, mais le secours de la force; non le charme de la grâce, mais le bienfait de la sagesse. L’amour eût pu remplir autrefois mon âme tout entière: aujourd’hui, il me faut surtout l’amitié, une amitié chaste et sainte, une amitié solide, inébranlable.
Les premiers seront les derniers! Un jour vint dans la vie de Trenmor, où, précipité du faîte des prospérités mondaines dans un abîme de douleur et d’ignominie, il travailla à devenir ce qu’il avait cru être, ce qu’il n’avait jamais été. Depuis quelques années, lancé sur une pente fatale, ne pouvant se rattacher à aucune croyance, à aucune poésie, il sentait s’éteindre en lui le flambeau de la raison. Une femme lui inspira un instant le désir vague de quitter la débauche et de chercher ailleurs le mot de sa destinée; mais cette femme, tout en devinant l’intelligence et la grandeur sauvage enfouies dans le bourbier du vice, détourna son regard avec effroi, avec dégoût. Elle lui garda un sentiment de compassion et d’intérêt qu’elle lui a manifesté plus tard, et dont il s’est montré digne; car à quelles amitiés humaines n’a pas droit la créature affligée qui s’est réconciliée avec Dieu!
Trenmor avait une maîtresse belle et impudente comme l’antique ménade. Ou l’appelait la Mantovana. Il la préférait aux autres, et il s’imaginait parfois découvrir en elle une étincelle de ce feu sacré qu’il ne savait pas définir, mais qu’il appelait sincérité, et qu’il cherchait partout avec l’angoisse et la détresse du mauvais riche. Dans une nuit de bruit et de vin, il la frappa, et elle tira de son sein un poignard pour le tuer. Cette velléité de vengeance plut à Trenmor. Il crut voir de la force et de la passion dans un mouvement de colère. Il l’aima un instant. Il se passa alors en lui quelque chose d’inconnu jusqu’alors. Un instant, il eut, au milieu des fumées de l’ivresse, la révélation des sympathies auxquelles toute âme saine aspire. Un monde nouveau passa comme une vision entre deux flacons de vin; mais un mot obscène de la bacchante fit crouler cet édifice enchanté, et la lie amère reparut au fond de la coupe. Trenmor arracha le collier de perles de la courtisane, et le broya sous ses pieds; elle fondit en larmes. L’amer délire du maître s’empara de cette frivole circonstance: elle avait eu la force de la vengeance pour une injure, et elle versait des pleurs pour un joyau. Il eut une crispation de nerfs; il prit un flacon de cristal lourd et tranchant comme une hache et frappa au hasard. Elle fit un cri et tomba aux pieds de Trenmor. Il ne s’en aperçut pas. Il mit ses coudes sur la table, fixa ses yeux hagards sur les flambeaux expirants, et, secouant la tête avec un dédaigneux sourire, resta sourd aux cris de ses compagnons, insensible à l’agitation et à la terreur de ses valets. Au bout d’une heure il revint à lui-même, regarda autour de la salle et se trouva seul: une mare de sang baignait ses pieds. Il se leva et tomba dans le sang. On avait emporta la Mantovana. Trenmor évanoui quitta son palais pour une prison. On lui apprit l’affreux résultat de sa fureur, il parut écouter, sourit, et retomba dans une profonde indifférence. Ce calme stupide excita un sentiment d’horreur. On l’interrogea. Il répondit la vérité: «Vouliez-vous tuer cette femme? lui dit le juge.—J’ai voulu la tuer, répondit-il.—Où est votre défenseur?—Je n’en ai pas, et je n’en veux pas.» On lui lut son arrêt, il resta impassible. On riva sur son cou le fer de l’ignominie; il s’en aperçut à peine. Puis, tout d’un coup, relevant la tête et faisant quelques pas, attaché à ses hideux compagnons, il promena un regard curieux sur les spectateurs de sa misère. Il vit une femme qui ne recula pas lorsque son vêtement d’opprobre l’effleura. «Vous êtes ici, Lélia, s’écria-t-il, et la Mantovana n’y est point? Cet animal immonde, que j’ai nourri et caressé si longtemps, m’a condamné à l’infamie pour un instant de colère; et à cette heure, où je dis adieu pour jamais à la vie de l’homme, elle n’a pas même un regard de regret ou de pitié pour moi! Elle cache ses remords sans doute...—La Mantovana vient d’expirer, lui répondis-je, vous êtes son meurtrier. Repentez-vous et subissez le châtiment.—Ah! c’est donc son sang qui m’a fait tomber! s’écria-t-il.» Et, regardant à ses pieds avec égarement, il y vit ses fers, et sourit. «Je comprends, dit-il, voilà encore le sang de la Mantovana!» Il tomba comme foudroyé. Jeté dans une charrette, il disparut à mes yeux.
Cinq ans après, le hasard me fit rencontrer, dans un sentier des montagnes, au bord de la mer, un homme pâle et grave qui marchait lentement, la tête nue, le regard levé vers le ciel. Je ne le reconnus pas, tant l’expression de sa figure avait changé. Il vint à moi et me parla. Sa voix était changée aussi. Il se nomma, je lui tendis la main, et nous nous assîmes sur un des rochers du rivage. Il me parla longtemps, et, en le quittant, j’avais juré une éternelle pitié, comme j’ai juré depuis un éternel respect à l’infortuné qu’on appelle aujourd’hui Trenmor, et qui, durant cinq années...
XI.
En effet, c’est un secret terrible, et je dois sentir en mon cœur une grande reconnaissance pour l’homme qui n’a pas craint de me le confier! Vous m’estimez donc bien, Lélia, et il vous estime donc bien aussi, pour que ce secret soit venu de lui à moi en si peu de temps? Eh bien! voilà qu’un lien sacré est établi entre nous trois, un lien dont j’ai frayeur pourtant, je ne vous le dissimule pas, mais que je n’ai plus le droit de dénouer.
Malgré toutes vos précautions oratoires, Lélia, je n’ai pu m’empêcher d’être écrasé. Quand je me suis souvenu qu’une heure avant le moment où je lisais cela, j’avais vu cet homme presser votre main, votre main que je n’ai jamais osé toucher et que je ne vous ai encore vue offrir à nul autre que lui, j’ai senti comme un froid de glace qui me tombait sur le cœur. Vous, faire alliance avec cet homme flétri! Vous angélique, vous adorée à genoux, vous la sœur des blanches étoiles, je vous ai supposée un instant la sœur d’un...! Je n’écrirai pas ce mot.—Et voilà que maintenant vous êtes plus que sa sœur! Une sœur n’eût fait que son devoir en lui pardonnant. Vous vous êtes faite volontairement son amie, sa consolation, son ange; vous avez été vers lui, vous avez dit: «Viens à moi, toi qui es maudit, je te rendrai le ciel que tu as perdu! Viens à moi qui suis sans tache, et qui cacherai tes souillures, avec ma main que voici!» Eh bien! vous êtes grande, Lélia, plus grande encore que je ne pensais. Votre bonté me fait mal, je ne sais pourquoi; mais je l’admire, mais je vous adore.—Ce que je ne puis supporter, c’est que cet homme, que je hais et que je plains, ait osé toucher la main que vous lui avez offerte; c’est qu’il ait eu l’orgueil d’accepter votre amitié, votre amitié sainte que les plus grands hommes de la terre imploreraient humblement s’ils connaissaient ce qu’elle vaut. Trenmor l’a reçue, Trenmor la possède, et Trenmor ne vous parlé pas le front dans la poussière; Trenmor se tient debout à vos côtés, et traverse avec vous la foule étonnée, lui qui cinq ans a traîné le boulet côte à côte avec un voleur ou un parricide!... Ah! je le hais! mais je ne le méprise plus, ne me grondez pas!
Quant à vous! Lélia, je vous plains, et je me plains aussi d’être votre disciple et votre esclave. Vous connaissez beaucoup trop la vie pour être heureuse; j’espère encore que le malheur vous a aigrie, que vous exagérez le mal; je repousse encore cette accablante insinuation de votre lettre:—que les meilleurs parmi les hommes sont les plus vains, et que l’héroïsme est une chimère!
Tu le crois, pauvre Lélia! pauvre femme! tu es malheureuse, je t’aime!
XII.
Trenmor n’avait qu’un moyen de mériter mon amitié: c’était de l’accepter, et il l’a fait. Il n’a pas craint de se fier à mes promesses, il n’a pas cru que cette générosité serait au-dessus de mes forces. Au lieu d’être humble et craintif devant moi, il est calme, il se repose sur ma délicatesse, il n’est pas sur la défensive, et ne suppose pas que je puisse l’humilier et lui faire sentir le poids de ma protection. Vraiment, cet homme a l’âme noble et grande, et nulle amitié ne m’a plus flattée que la sienne.
Jeune orgueilleux, car c’est vous qui l’êtes! osez-vous bien vous élever au-dessus de cet homme que la foudre a renversé? Parce qu’il a été entraîné par la fatalité, parce que, né sous une étoile funeste, il s’est égaré à travers les écueils, vous lui reprochez sa chute, vous vous détournez de lui alors que, sanglant et brisé, vous le voyez sortir de l’abîme! Ah! vous êtes du monde, vous! Vous partagez bien ses inexorables préjugés, ses égoïstes vengeances! Quand le pécheur est encore debout, vous le tolérez encore; mais sitôt qu’il est à terre, vous le foulez aux pieds, vous ramassez les pierres et la boue du chemin pour faire comme fait la foule, pour qu’en voyant votre cruauté les autres bourreaux croient à votre justice. Vous auriez peur de lui montrer un peu de pitié, car on pourrait l’interpréter mal, et croire que vous êtes le frère ou l’ami de la victime. Et si l’on supposait que vous êtes capable des mêmes forfaits, si l’on disait de vous: «Voyez cet homme qui tend la main au proscrit; n’est-il point son compagnon de misère et d’infamie?» Oh! plutôt que de faire dire cela, lapidons le proscrit; mettons-lui notre talon sur la figure, achevons-le! Apportons notre part d’insulte parmi la foule qui le maudit. Quand la charrette hideuse emporte le condamné à l’échafaud, le peuple se rue à l’entour pour accabler d’outrages ce reste d’homme qui va mourir. Faites comme le peuple, Sténio! Que dirait-on de vous dans cette ville où vous êtes étranger comme nous, si l’on vous voyait toucher sa main? On penserait peut-être que nous avez été au bagne avec lui! Plutôt que de vous exposer à cela, jeune homme, fuyez le maudit! L’amitié du maudit est dangereuse. L’ineffable plaisir de faire du bien à un malheureux est trop chèrement acheté par les malédictions de la foule. Est-ce votre calcul? est-ce votre sentiment, Sténio?
N’ayez-vous pas pleuré chaque fois que vous avez lu l’histoire de cette jeune fille qui, voyant marcher à la mort un illustre infortuné, fendit la presse des curieux indifférents, et ne sachant quel témoignage d’intérêt lui donner, pauvre et simple enfant qu’elle était, lui offrit une rose qu’elle avait à la main, une rose pure et suave comme elle, une rose que son amant peut-être lui avait donnée, et qui fut le seul, le dernier témoignage d’affection et de pitié que reçut un prince marchant au supplice? N’êtes-vous pas touché aussi, dans la sublime histoire du lépreux d’Aoste, de l’action naturelle et simple du narrateur qui lui tend la main? Pauvre lépreux, qui n’avait pas touché la main de son semblable depuis tant d’années, qui eut tant de peine à refuser cette main amie, et qui pourtant la refusa dans la crainte de l’infecter de son mal!...
Pourquoi donc Trenmor aurait-il repoussé la mienne? Le malheur est-il donc contagieux comme la lèpre? Eh bien, soit! que la réprobation du vulgaire nous enveloppe tous deux, et que Trenmor lui-même soit ingrat! j’aurai pour moi Dieu et mon cœur, n’est-ce pas bien plus que l’estime du vulgaire et la reconnaissance d’un homme? Oh! donner un verre d’eau à relui qui a soif, porter un peu de la croix du Christ, cacher la rougeur d’un front couvert de honte, jeter un brin d’herbe à une pauvre fourmi que le torrent ne dédaigne pas d’engloutir, ce sont là de minces bienfaits! Et pourtant l’opinion nous les interdit ou nous les conteste! Honte à nous! nous n’avons pas un bon mouvement qu’il ne faille comprimer ou cacher. On apprend aux enfants des hommes à être vains et impitoyables, et cela s’appelle l’honneur! Malédiction sur nous tous!
Eh bien! si je vous disais que, loin de considérer ma conduite comme un acte de miséricorde, j’éprouve pour cet homme une sorte de respect enthousiaste! Si je vous disais que tel que le voilà, brisé, flétri, perdu, je le trouve plus haut placé dans la vie morale qu’aucun de nous! Savez-vous comment il a supporté son malheur? Vous vous seriez tué, vous; certes, avec votre fierté, vous n’eussiez pas accepté le châtiment, de l’infamie. Eh bien! il s’est soumis, il a trouvé que le châtiment était juste, qu’il l’avait mérité, non pas tant pour son crime que pour le mal qu’il avait fait à son âme durant le cours de plusieurs années. Et puisqu’il avait mérité ce châtiment, il a voulu le subir. Il l’a subi. Il a vécu cinq ans, fort et patient, parmi ses abjects compagnons. Il a dormi sur la pierre à côté du parricide, il a supporté le regard des curieux; il a vécu cinq ans dans cette fange parmi ces bêtes féroces et venimeuses; il a subi le mépris des derniers scélérats et la domination des plus lâches espions. Il a été forçat, cet homme qui avait été si riche et si voluptueux, cet homme d’habitudes raffinées et de caprices despotiques! Celui qui volait sur les flots entouré de femmes, de parfums et de chants, dans sa gondole rapide; celui qui fatiguait de ses courses folles et aventureuses les plus beaux chevaux de l’Arabie, celui qui avait dormi sous le ciel de la Grèce comme Byron, cet homme qui avait épuisé la vie de luxe et d’excitation sous toutes ses faces, il a été se retremper, se rajeunir et se régénérer au bagne! Et cet égout infect, où trouvent encore moyen de se pervertir le père qui a vendu ses filles et le fils qui a empoisonné sa mère, le bagne, d’où l’on sort défiguré et rampant comme les bêtes, Trenmor en est sorti debout, calme, pâle comme vous le voyez, mais beau encore comme la créature de Dieu, comme le reflet que la Divinité projette sur le front de l’homme purifié.
XIII.
Le lac était calme ce soir-là, calme comme les derniers jours de l’automne, alors que le vent d’hiver n’ose pas encore troubler les flots muets, et que les glaïeuls roses de la rive dorment, bercés par de molles ondulations. De pâles vapeurs mangèrent insensiblement les contours anguleux de la montagne, et, se laissant tomber sur les eaux, semblèrent reculer l’horizon, qu’elles finirent par effacer. Alors la surface du lac sembla devenir aussi vaste que celle de la mer. Nul objet riant ou bizarre ne se dessina plus dans la vallée: il n’y eut plus de distraction possible, plus de sensation imposée par les images extérieures. La rêverie devint solennelle et profonde, vague comme le lac brumeux, immense comme le ciel sans bornes. Il n’y avait plus dans la nature que les cieux et l’homme, que l’âme et le doute.
Trenmor, debout au gouvernail de la barque, dessinait dans l’air bleu de la nuit sa grande taille enveloppée d’un sombre manteau. Il élevait son large front et sa vaste pensée vers ce ciel si longtemps irrité contre lui.
«Sténio, dit-il au jeune poëte, ne saurais-tu ramer moins vite et nous laisser écouter plus à loisir le bruit harmonieux et frais de l’eau soulevée par les avirons? En, mesure, poëte, en mesure! Cela est aussi beau, aussi important que la cadence des plus beaux vers. Bien, maintenant! Entendez-vous le son plaintif de l’eau qui se brise et s’écarte? Entendez-vous ces frêles gouttes qui tombent une à une en mourant derrière nous, comme les petites notes grêles d’un refrain qui s’éloigne?
«J’ai passé bien des heures ainsi, ajouta Trenmor, assis au rivage des mers paisibles sous le beau ciel de la Méditerranée. C’est ainsi que j’écoutais avec délices le remous des canots au bas de nos remparts. La nuit, dans cet affreux silence de l’insomnie qui succède au bruit du travail et aux malédictions infernales de la douleur, le bruit faible et mystérieux des vagues qui battaient le pied de ma prison, réussissait toujours à me calmer. Et plus tard, quand je me suis senti aussi fort que ma destinée, quand mon âme affermie n’a plus été forcée de demander secours aux influences extérieures, ce doux bruit de l’eau venait bercer mes rêveries, et me plongeait dans une délicieuse extase.»
En ce moment un goëland cendré traversa le lac, et, perdu dans la vapeur, effleura les cheveux humides de Trenmor.
«Encore un ami, dit le pénitent, encore un doux souvenir! Quand je me reposais sur la grève, immobile comme les dalles du port, parfois ces oiseaux voyageurs, me prenant pour une froide statue, s’approchaient de moi et me contemplaient sans effroi: c’étaient les seuls êtres qui n’eussent ni aversion ni mépris à me témoigner. Ceux-là ne comprenaient pas ma misère; ils ne me la reprochaient pas; et, quand je faisais un mouvement, ils prenaient leur volée. Ils ne voyaient pas que j’avais une chaîne au pied, que je ne pouvais les poursuivre; ils ne savaient pas que j’étais un galérien; ils s’enfuyaient comme ils eussent fait devant un homme!
—Homme! dit le jeune poëte au forçat, dis-moi où ton âme d’airain a pris la force de supporter les premiers jours d’une semblable existence?
—Je ne te le dirai pas, Sténio, car je ne le sais plus: dans ces jours-là je ne me sentais pas, je ne vivais pas, je ne comprenais rien.—Mais, quand j’eus compris combien cela était horrible, je me sentis la force de le supporter. Ce que j’avais confusément redouté était une vie de repos et de monotonie. Quand je vis qu’il y avait là du travail, d’âpres fatigues, des jours de feu et des nuits de glace, des coups, des injures, des rugissements, la mer immense devant les yeux, la pierre immobile du cercueil sous les pieds, des récits effroyables à entendre et des souffrances hideuses à voir, je compris que je pouvais vivre parce que je pouvais lutter et souffrir.
—Parce qu’il faut à ta grande âme, dit Lélia, des sensations violentes et des toniques brûlants. Mais, dis-nous, Trenmor, comment tu t’es fait au calme; car enfin, tu l’as dit tout à l’heure, le calme est venu te trouver même au sein de ce repaire; et d’ailleurs toutes les sensations s’émoussent à force de se reproduire.
—Le calme, dit Trenmor en levant vers le ciel un regard sublime; le calme, c’est le plus grand bienfait de la Divinité, c’est l’avenir où tend sans cesse l’âme immortelle, c’est la béatitude! le calme, c’est Dieu! Eh bien! c’est dans un enfer que je l’ai trouvé. Le secret de la destinée humaine, sans cet enfer je ne l’aurais jamais compris, je ne l’aurais jamais goûté, moi homme sans croyance et sans but, fatigué d’une vie dont je cherchais en vain l’issue, tourmenté d’une liberté dont je ne savais que faire, ne prenant pas le temps d’y rêver, tant j’étais pressé de pousser le temps et d’abréger l’ennui d’exister! J’avais besoin d’être débarrassé pour quelque temps de ma volonté, et de tomber sous l’empire de quelque volonté haineuse et brutale qui m’enseignât le prix de la mienne. Cette surabondance d’énergie, qui s’allait cramponner aux dangers et aux fatigues vulgaires de la vie sociale, s’assouvit enfin quand elle fut aux prises avec les angoisses de la vie expiatoire. J’ose dire qu’elle en sortit victorieuse: mais la victoire amena sa lassitude et son contentement salutaire. Pour la première fois, je connus les douceurs du sommeil, aussi pleines, aussi bienfaisantes qu’elles avaient été rares et incomplètes pour moi au sein du luxe. Au bagne j’appris ce que vaut l’estime de soi-même, car, loin d’être humilié du contact de toutes ces existences maudites, en comparant leur lâche effronterie et leur morne fureur à la calme résignation qui était en moi, je me relevai à mes propres yeux, et j’osai croire qu’il pouvait exister quelque faible et lointaine communication entre le ciel et l’homme courageux. Dans mes jours de fièvre et d’audace, je n’avais jamais pu réussir à espérer cela. Le calme enfanta cette pensée régénératrice, et peu à peu elle prit racine en moi. Je vins à bout d’élever tout à fait mon âme vers Dieu et de l’implorer avec confiance. Oh! alors, que de torrents de joie coulèrent dans cette pauvre âme dévastée! Comme les promesses de la Divinité se firent humbles et miséricordieuses pour descendre jusqu’à moi et se révéler à mes faibles yeux! C’est alors que je compris le mystérieux symbole du Verbe divin fait homme pour exhorter et consoler les hommes, et toute cette mythologie chrétienne si poétique et si tendre, ces rapports de la terre avec le ciel, ces magnifiques effets du spiritualisme qui ouvre enfin à l’homme infortuné une carrière d’espoir et de consolation! O Lélia! ô Sténio! vous croyez en Dieu aussi, n’est-ce pas?»
Tous deux gardèrent le silence. Lélia était apparemment dans une disposition plus sceptique qu’à l’ordinaire. Sténio ne pouvait vaincre le dégoût que lui inspirait Trenmor, son âme se refusait à s’épancher dans la sienne. Cependant il fit un effort sur lui-même, non pour répondre mais pour interroger encore.
«Trenmor, dit-il, tu ne m’apprends pas de toi ce qu’il m’importe de savoir. Ce que tu me dis me semble plus poétique que vrai. Avant de goûter le calme et de concevoir l’idée de la foi, sans doute tu as dû, par un grand repentir, purifier ton esprit et racheter ton âme!
—Oui, par un grand repentir! répondit Trenmor. Mais ce fut un repentir profond et sincère, où la crainte des hommes n’entra pour rien. Dans cet abîme d’abjection, je n’eus pas la faiblesse de me sentir humilié par eux, et je n’acceptai pas mon châtiment comme venant d’eux, mais de Dieu seul. Aux premiers jours, je me bornai à accuser le destin, le seul dieu auquel j’eusse foi. Puis, je me plus à lutter contre cette puissance farouche, à laquelle je ne pouvais refuser cependant une haute justice et des desseins providentiels, car je voyais la vrai Dieu derrière ce grossier symbole; je le voyais à mon insu, et comme malgré moi, ainsi que je l’avais vu toujours. Ce qui m’avait le plus frappé dans l’histoire, c’étaient les grandes fortunes et les grands revers des Crésus et des Sardanapale. J’aimais la sombre sagesse de ces hommes qui acceptaient stoïquement d’être brisés par les autres hommes, et qui adressaient aux dieux ingrats de véhéments reproches. Mais dans cette impiété même n’y avait-il pas beaucoup de foi? Peu à peu cette foi s’épura devant mes yeux; mais je dois avouer que, malgré mon mépris pour la part de l’action humaine dans ma destinée, je fus forcé de partir d’en bas pour remonter jusqu’à l’idée de la justice céleste. Ce fut donc en examinant l’importance de mes fautes et le châtiment que mes semblables s’étaient arrogé le droit de m’infliger, que, frappé de leur barbarie et de leur injustice, je me réfugiai dans le sein de la miséricorde divine.
—Osez-vous dire, reprit le jeune Sténio avec une indignation mal comprimée, que vous n’ayez pas mérité un châtiment?
—Oui sans doute, répondit Trenmor avec calme, j’avais mérité un châtiment, puisque l’expérience a prouvé que j’avais besoin d’une leçon terrible. Mais quel châtiment insigne et atroce était donc celui-là? Le but de la société est-il la vengeance? J’aurais pensé qu’il devait être l’expiation du crime et la conversion du coupable.
—Il est certain, dit Sténio ému, que votre faute ne méritait pas tant de rigueur. Vous aviez commis un meurtre involontaire, et vous fûtes confondu avec les voleurs et les assassins.
—Ma faute ne méritait pas cette sorte de rigueur, dit Trenmor, mais elle en méritait cependant une bien grande. Le meurtre n’était pas ce qui constituait mon crime. C’était l’ivresse qui m’avait porté à le commettre. Et ce n’était pas seulement l’ivresse de cette nuit fatale, c’était l’habitude de l’ivresse, le goût des orgies, la vie de débauche et d’excès. Ce n’était donc pas mon égarement d’un jour qu’il fallait punir, c’était celui de toute ma vie qu’il fallait réprimer. Voilà ce que je compris en comparant ma condition avec celle des malfaiteurs au milieu desquels j’étais jeté comme un gladiateur antique livré aux bêtes féroces. Je me demandai si l’on m’associait à tant d’infamie pour me corriger par ce spectacle repoussant, ou si l’on me livrait à cette infamie afin de me punir de mes erreurs par la contagion mortelle, par la perte irrévocable de toute notion divine et du tout sentiment humain. Avouez que c’est là un étrange moyen de répression qu’a inventé la société humaine! Mon indignation fut si profonde, que, pendant quelque temps, je délibérai, dans l’horreur de mes pensées, si je n’accepterais pas le sort qu’on me faisait, si je ne me déclarerais pas l’ennemi du genre humain, si je ne ferais pas le serment de tourner ma fureur contre lui et de lui déclarer la guerre aussitôt que je serais libre; l’eussé-je été à cette heure de désespoir farouche, aucun bandit n’eût été plus redoutable que moi, aucun meurtrier ne se fût baigné dans le sang avec plus de rage!
«Mais la nécessité rendit ma haine plus patiente, et je couvai longtemps des projets de vengeance que le sentiment religieux fit évanouir par la suite. N’avais-je pas sujet de haïr cette société qui m’avait pris au berceau, et qui dès lors me comblant de faveurs aveugles, avait en quelque sorte travaillé à me créer des passions et des besoins inextinguibles qu’elle s’était plu ensuite à satisfaire et à exciter sans cesse? Pourquoi fait-elle des riches et des pauvres, des voluptueux insolents et des nécessiteux stupides? et si elle permet à quelques-uns d’hériter des richesses, pourquoi ne leur en prescrit-elle pas le noble usage? Mais où est la direction qu’elle nous donne dans nos jeunes années? Où sont les devoirs qu’elle nous enseigne dans l’âge viril? Où sont les bornes qu’elle pose devant nos débordements? Quelle protection accorde-t-elle aux hommes que nous avilissons par nos dons et aux femmes que nous perdons par nos vices? Pourquoi nous fournit-elle avec profusion des valets et des prostituées? Pourquoi souffre-t-elle nos orgies, et pourquoi nous ouvre-t-elle elle-même les portes de la débauche?
«Et pourquoi m’arriva-t-il de subir la rigueur d’une loi qu’on applique si rarement aux riches? C’est parce que je n’avais pas songé à acheter d’avance mon absolution. Si j’avais placé mon or, ma réputation et ma vie sous la sauvegarde de quelque prince débauché comme moi; ou si j’avais su, par quelque métier politique infâme, me rendre utile aux perfides desseins d’un gouvernement quelconque, j’aurais eu des amis tout-puissants, dont l’impudente protection m’eût soustrait comme tant d’autres à la publicité d’une sentence infamante et à l’horreur d’une punition implacable. Mais moi, qui avais imaginé tant de moyens de me ruiner, je n’avais pas voulu me ruiner en compagnie des puissants du siècle. Je les méprisais encore plus que je ne me méprisais moi-même, je ne les implorai pas dans mes revers. Ils se vengèrent en m’abandonnant à mon sort. Cette pensée fut le première qui me ranima; elle me relevait jusqu’à un certain point à mes propres yeux.
«Puis, abaissant mes regarda sur les misérables dont j’étais entouré, je sentis pour eux encore plus de pitié que d’horreur; car si un abîme séparait leur iniquité de la mienne, il n’en est pas moins vrai qu’eux aussi subissaient un châtiment injuste et disproportionné. Eux aussi étaient condamnés à s’avilir de plus en plus et à perdre tout désir comme tout espoir de réhabilitation. Eux aussi avaient droit à une correction salutaire, qui, loin de briser leur âme, la retrempât par de sages leçons, de nobles exemples et des promesses de miséricorde. Ce n’étaient pas des scènes de violence et un joug plus féroce encore que leurs crimes qui pouvaient les faire fléchir au baptême de la pénitence. Plus ils étaient dégradés, plus il eût fallu essayer de les relever. Plus la nature les avait créés insensibles et farouches, plus la société avait reçu de Dieu mission de les convertir et de les civiliser. Oui, il leur fallait ainsi qu’à moi une pénitence. Il la leur fallait plus ou moins longue, plus ou moins sévère, mais telle qu’un père l’inflige à un enfant coupable, et non telle qu’un bourreau se réjouit de l’imprimer dans les entrailles d’une victime. O humanité! le Christ ne t’a-t-il donc pas parlé de la miséricorde des cieux? Ne t’a-t-il pas enseigné à invoquer le juge suprême sous le nom de Père? Mais tu ne l’as point écouté, et tu as crucifié le juste. Quelle miséricorde le coupable peut-il attendre de toi?
«Plus je contemplais l’avilissement et la perversité de ces malheureux, plus j’accusais la société qui punit si cruellement des crimes obscurs et qui protége tant de crimes pompeux.
«Elle ne sait exercer ses vengeances que contre des individus. Elle ne sait pas se venger et se protéger elle-même contre des castes entières. Les riches règnent par la fraude ou l’immoralité. Les pauvres paient double; pour leurs propres fautes, et pour celles qui leur sont étalées en exemples sur les hauteurs de la société, comme d’impurs sacrifices sur de somptueux autels. En songeant à ces exemples que j’avais donnés moi-même (moi, pourtant, un des moins criminels d’entre les heureux du siècle), je cessai de m’élever dans mon orgueil au-dessus de mes compagnons d’infortune, je m’humiliai devant Dieu, et j’acceptai de lui l’abaissement où j’étais réduit en vivant parmi eux.
«C’est par ces considérations vivement senties que j’entrai dans une carrière de stoïcisme apparent, et que je subis mon malheur sans proférer une seule plainte. Mais ce stoïcisme n’était pas la froide sagesse de l’homme qui cherche le calme dans l’habitude de surmonter la douleur. Mon âme était brisée par la pitié, mon cœur saignait par toutes ces blessures, par toutes ces plaies étalées autour de moi, et quand j’arrivais au repos de l’esprit, c’est que je me réfugiais dans la certitude d’une justice et d’une bonté suprêmes. C’est que je sentais profondément que ces hommes perdus pour la société ne l’étaient pas pour le ciel; car la croyance à un châtiment éternel est le digne ouvrage des hommes sans entrailles et sans pardon. Ils ont mesuré à leur taille la puissance de Dieu. Ils lui ont attribué celle de contenir dans les gouffres de l’enfer des myriades d’âmes déchues. Ils ont oublié qu’il avait celle de les retremper dans de nouvelles existences, et de les purifier par une suite d’épreuves inconnues aux prévisions humaines.
—Il parle bien, dit Sténio en se retournant vers Lélia, qui observait curieusement l’effet des paroles de Trenmor sur le jeune poëte; mais, ajouta-t-il à voix basse, bien penser, bien dire, est-ce assez pour laver le sang et la honte?
—Non sans doute, répondit Lélia tout haut. Il faut encore bien agir, et il l’a fait. Durant son martyre il a commencé une vie de dévouement, d’héroïsme et de charité qui ne cessera qu’avec lui. Il a commencé par essayer de consoler et de convertir les moins endurcis parmi les malheureux que la justice des hommes lui avait donnés pour frères. Et même au bagne ses efforts n’ont pas été sans succès. Il a eu du moins la douceur de se dire qu’il versait avec ses larmes une goutte du baume céleste dans des coupes à jamais abreuvées de fiel. Il a fait entendre à ceux dont les oreilles étaient fermées, des paroles de compassion et de soulagement qu’elles n’avaient jamais entendues et qu’elles n’entendront plus, mais qu’elles n’oublieront pas. Et depuis dix ans qu’il et libre, après que ses traits et ses manières ont tellement changé que personne ne peut le reconnaître; après qu’il a recouvré, par des incidents étranges et romanesques une fortune supérieure à celle qu’il avait perdue, sa vie, austère pour lui-même, féconde pour les autres, n’est qu’une suite de dévouements sublimes. Un mot te le fera connaître, cet homme que tu as la vanité de craindre encore; un mot....
—Arrêtez! dit Trenmor. Si ma vie nouvelle peut avoir quelque mérite à ses yeux lorsqu’il la connaîtra, ne lui ôtez pas à lui-même le mérite de croire en moi sans preuves et sans garanties. Cela ne peut être l’ouvrage d’une heure. Je puis bien supporter sa méfiance et son dédain quelques jours encore!
—Ma méfiance, peut-être! dit vivement Sténio. J’avoue qu’une vertu aussi exceptionnellement acquise que la vôtre m’étonne et m’effraie, moi qui ne connais encore de la vie que les chemins bordés de fleurs, par où l’on court à l’espérance. Mais ne craignez pas mon dédain, homme infortuné...
—Votre dédain ne peut pas m’effrayer, jeune homme! interrompit Trenmor avec un accent de fierté solennelle. Je sais que je n’échapperais à celui de personne si je me faisais connaître pour un homme exilé de la société humaine. Je sais aussi que quiconque possède mon secret a le droit de m’insulter et de me refuser la réparation du sang. J’ai donc dû placer plus haut l’estime et le respect de moi-même. Ces biens, je les ai recouvrés à la sueur de mon front, et j’ai lavé mes souillures, non dans le sang d’autrui, mais dans le plus pur de mon sang. Il n’est donc au pouvoir d’aucun homme de m’humilier. Vous m’estimerez quand vous pourrez, Sténio; mais alors vous pourrez vous dispenser de me le témoigner. Votre respect ne me ferait pas plus de bien que votre mépris ne peut me faire de mal. Il y a longtemps que je n’agis plus en vue de ce qu’on pensera de moi. Celui à qui j’ai affaire à cet égard, ajouta Trenmor en regardant les cieux, est placé plus haut que vous.»
L’attitude, la voix et le front du proscrit avaient quelque chose de si noble et de si puissant, que Sténio en fut troublé. Il jeta un regard timide sur lui-même, et demanda pardon à Dieu, dans son cœur, d’avoir offensé celui qui s’était mis sous la protection du ciel.
Trenmor tomba dans une profonde rêverie. Ses compagnons imitèrent son silence. La belle Lélia regardait le sillage de la barque où le reflet des étoiles tremblantes faisait courir de minces filets d’or mouvant. Sténio, les yeux attachés sur elle, ne voyait qu’elle dans l’univers. Quand la brise, qui commençait à se lever par frissons brusques et rares, lui jetait au visage une tresse des cheveux noirs de Lélia, ou seulement la frange de son écharpe, il frémissait comme les eaux du lac, comme les roseaux du rivage; et puis la brise tombait tout à coup comme l’haleine épuisée d’un sein fatigué de souffrir. Les cheveux de Lélia et les plis de son écharpe retombaient sur son sein, et Sténio cherchait en vain un regard dans ses yeux dont le feu savait si bien percer les ténèbres, quand Lélia daignait être femme. Mais à quoi pensait Lélia en regardant le sillage de la barque?—La brise avait emporté le brouillard; tout à coup Trenmor aperçut à quelques pas devant lui les arbres du rivage, et, vers l’horizon, les lumières rougeâtres de la ville; il soupira profondément.
«Eh quoi! dit-il, déjà! Vous ramez trop vite, Sténio, vous êtes bien pressé de nous ramener parmi les hommes!»
XIV.
Quelques heures après, ils étaient au bal chez le riche musicien Spuela. Trenmor et Sténio rentraient sous la coupole, et, du fond de cette rotonde vide et sonore, ils promenaient leurs regards sur les grandes salles pleines de mouvement et de bruit. Les danses tournoyaient en cercles capricieux sous les bougies pâlissantes, les fleurs mouraient dans l’air rare et fatigué, les sons de l’orchestre venaient s’éteindre sous la voûte de marbre, et dans la chaude vapeur du bal passaient et repassaient de pâles figures tristes et belles sous leurs habits de fête; mais au-dessus de ce tableau riche et vaste, au-dessus de ces tons éclatants adoucis par le vague de la profondeur et le poids de l’atmosphère, au-dessus des masques bizarres, des parures étincelantes, des frais quadrilles, et des groupes de femmes vives et jeunes, au-dessus du mouvement et du bruit, au-dessus de tout, s’élevait la grande figure isolée de Lélia. Appuyée contre un cippe de bronze antique, sur les degrés de l’amphithéâtre, elle contemplait aussi le bal, elle avait revêtu aussi un costume caractéristique, mais l’avait choisi noble et sombre comme elle: elle avait le vêtement austère et pourtant recherché, la pâleur, la gravité, le regard profond d’un jeune poëte d’autrefois, alors que les temps étaient poétiques et que la poésie n’était pas coudoyée dans la foule. Les cheveux noirs de Lélia, rejetés en arrière, laissaient à découvert ce front où le doigt de Dieu semblait avoir imprimé le sceau d’une mystérieuse infortune, et que les regards du jeune Sténio interrogeaient sans cesse avec l’anxiété du pilote attentif au moindre souffle du vent et à l’aspect des moindres nuées sur un ciel pur. Le manteau de Lélia était moins noir, moins velouté que ses grands yeux couronnés d’un sourcil mobile. La blancheur mate du son visage et de son cou se perdait dans celle de sa vaste fraise, et la froide respiration de son sein impénétrable ne soulevait pas même le satin noir de son pourpoint et les triples rangs de sa chaîne d’or.
«Regardez Lélia, dit Sténio avec un sentiment d’admiration exalté, regardez cette grande taille grecque sous ces habits de l’Italie dévote et passionnée, cette beauté antique dont la statuaire a perdu le moule, avec l’expression de rêverie profonde des siècles philosophiques; ces formes, et ces traits si riches; ce luxe d’organisation extérieure dont un soleil homérique a seul pu créer les types maintenant oubliés; regardez, vous dis-je, cette beauté physique qui suffirait pour constater une grande puissance, et que Dieu s’est plu à revêtir de toute la puissance intellectuelle de notre époque!... Peut-on imaginer quelque chose de plus complet que Lélia vêtue, posée et rêvant ainsi? C’est le marbre sans tache de Galatée, avec le regard céleste du Tasse, avec le sourire sombre d’Alighieri. C’est l’attitude aisée et chevaleresque des jeunes héros de Shakspeare: c’est Roméo, le poétique amoureux; c’est Hamlet, le pâle et ascétique visionnaire; c’est Juliette, Juliette demi-morte, cachant dans son sein le poison et le souvenir d’un amour brisé. Vous pouvez inscrire les plus grands noms de l’histoire, du théâtre et de la poésie sur ce visage, dont l’expression résume tout, à force de tout concentrer. Le jeune Raphaël devait tomber dans cette contemplation extatique, lorsque Dieu lui faisait apparaître ses visions pures et charmantes. Corinne mourante devait être plongée dans cette morne attention lorsqu’elle écoutait ses derniers vers déclamés au Capitole par une jeune fille. Le page muet et mystérieux de Lara se renfermait dans cet isolement dédaigneux de la foule. Oui, Lélia réunit toutes ces idéalités, parce qu’elle réunit le génie de tous les poëtes, la grandeur de tous les caractères. Vous pouvez donner tous ces noms à Lélia; le plus grand, le plus harmonieux de tous devant Dieu, sera encore celui de Lélia; Lélia dont le front lumineux et pur, dont la vaste et souple poitrine renferment toutes les grandes pensées, tous les généreux sentiments: religion, enthousiasme, stoïcisme, pitié, persévérance, douleur, charité, pardon, candeur, audace, mépris de la vie, intelligence, activité, espoir, patience, tout! jusqu’aux faiblesses innocentes, jusqu’aux sublimes légèretés de la femme, jusqu’à la mobile insouciance qui est peut-être son plus doux privilège et sa plus puissante séduction.
«Tout, hormis l’amour! ajouta Sténio d’un air sombre après un moment de silence.—Trenmor, vous qui connaissez Lélia, dites-moi si elle a connu l’amour? Eh bien, si cela n’est pas, Lélia n’est pas un être complet. C’est un rêve tel que l’homme peut en créer, gracieux et sublime, mais où il manque toujours quelque chose d’inconnu; quelque chose qui n’a pas de nom, et qu’un nuage nous voile toujours; quelque chose qui est au delà des cieux, quelque chose où nous tendons sans cesse sans l’atteindre ni le deviner jamais; quelque chose de vrai, de parfait et d’immuable: Dieu peut-être, c’est peut être Dieu que cela s’appelle! Eh bien! la révélation de cela manque à l’esprit humain. Pour le remplacer, Dieu lui a donné l’amour, faible émanation du feu du ciel, âme de l’univers perceptible à l’homme. Cette étincelle divine, ce reflet du Très-Haut, sans lequel la plus belle création est sans valeur, sans lequel la beauté n’est qu’une image privée d’animation, l’amour! Lélia ne l’a pas! Qu’est-ce donc que Lélia? une ombre, un rêve, une idée tout au plus. Allez, là où il n’y a pas d’amour, il n’y a pas de femme.
—Et pensez-vous aussi, lui dit Trenmor sans répondre à ce que Sténio espérait être une question, pensez-vous aussi que là où il n’y a plus d’amour il n’y a plus d’homme?
—Je le crois de toute mon âme, s’écria l’enfant.
—En ce cas, je suis donc mort aussi, dit Trenmor en souriant, car je n’ai pas d’amour pour Lélia; et, si Lélia n’en inspire pas, quelle autre en aurait la puissance! Eh bien! Sténio, j’espère que vous vous trompez, et qu’il en est de l’amour comme des autres passions égoïstes. Je crois que là où elles finissent l’homme commence.»
En ce moment Lélia descendit les degrés et vint à eux. La majesté pleine de tristesse qui entourait Lélia comme d’une auréole l’isolait presque toujours au milieu du monde: c’était une femme qui, en public, ne se livrait jamais à ses impressions. Elle se cachait dans son intimité pour rire du la vie; mais elle la traversait avec une défiance haineuse, et s’y montrait sous un aspect rigide pour éloigner d’elle autant que possible le contact de la société. Cependant elle aimait les fêtes et les réunions publiques. Elle venait y chercher un spectacle, elle venait y rêver, solitaire au milieu de la foule. Il avait bien fallu que la foule s’habituât à la voir planer sur elle, et puiser dans son sein des impressions sans jamais lui rien communiquer des siennes. Entre Lélia et la foule il n’y avait pas d’échange. Si Lélia s’abandonnait à quelques muettes sympathies, elle se refusait à les inspirer: elle n’en avait pas besoin. La foule ne comprenait pas ce mystère, mais elle était fascinée, et, tout en cherchant à rabaisser cette destinée inconnue dont l’indépendance l’offensait, elle s’ouvrait devant elle avec un respect instinctif qui tenait de la peur.
Le pauvre jeune poëte dont elle était aimée concevait un peu mieux les causes de sa puissance, quoiqu’il ne voulût pas encore se les avouer. Parfois il était si près de la triste vérité, cherchée et repoussée par lui, qu’il éprouvait comme un sentiment d’horreur pour Lélia. Il lui semblait alors que Lélia était son fléau, son génie du mal, le plus dangereux ennemi qu’il eût dans le monde. En la voyant venir ainsi vers lui, seule et pensive, il ressentit comme de la haine pour cet être qui ne tenait à la nature par aucun lien apparent, sans songer qu’il eût souffert bien davantage, l’insensé! s’il l’eût vue parler et sourire.
«Vous êtes ici, lui dit-il d’un ton dur et amer, comme un cadavre qui aurait ouvert son cercueil et qui viendrait se promener au milieu des vivants. Voyez, on s’écarte de vous, on craint de toucher votre linceul, on ose à peine vous regarder au visage; le silence de la crainte plane autour de vous comme un oiseau de nuit. Votre main est aussi froide que le marbre d’où vous sortez.»
Lélia ne répondit que par un étrange regard et un froid sourire; puis, après un instant de silence:
«J’avais une idée bien différente tout à l’heure, dit-elle. Je vous prenais tous pour des morts, et moi, vivante, je vous passais en revue; je me disais qu’il y avait quelque chose d’étrangement lugubre dans l’invention de ces mascarades. N’est-ce pas bien triste, en effet, de ressusciter les siècles qui ne sont plus, et de les forcer à divertir le siècle présent? Ces costumes des temps passés, qui nous représentent des générations éteintes, ne sont-ils pas, au milieu de l’ivresse d’une fête, une effrayante leçon pour nous rappeler la brièveté des jours de l’homme? Où sont les cerveaux passionnés qui brûlaient sous ces barrettes et sous ces turbans? Où sont les cœurs jeunes et vivaces qui palpitaient sous ces pourpoints de soie, sous ces corsages brodés d’or et de perles? Où sont les femmes orgueilleuses et belles qui se drapaient dans ces lourdes étoffes, qui couvraient leurs riches chevelures de ces gothiques joyaux? Hélas! où sont-ils ces rois d’un jour qui ont brillé comme nous? Ils ont passé sans songer aux générations qui les avaient précédés, sans songer à celles qui devaient les suivre, sans songer à eux-mêmes qui se couvraient d’or et de parfums, qui s’entouraient de luxe et de mélodies, en attendant le froid du cercueil et l’oubli de la tombe.
C’est Roméo, le poétique amoureux.... (Page 13.)
—Ils se reposent d’avoir vécu, dit Trenmor; heureux ceux qui dorment dans la paix du Seigneur!
—Il faut que l’esprit de l’homme soit bien pauvre, reprit Lélia, et ses plaisirs bien vides; il faut que les jouissances simples et faciles s’épuisent bien vite pour lui, puisqu’au fond de sa joie et de ses pompes il retrouve toujours une impression si horrible de tristesse et de terreur. Voici un homme riche et joyeux, un heureux de la terre qui, pour s’étourdir et oublier que ses jours sont comptés, n’imagine rien de mieux que d’exhumer les dépouilles du passé, de couvrir ses hôtes des livrées de la mort, et de faire danser dans son palais les spectres de ses aïeux!
—Ton âme est triste, Lélia, dit Trenmor; on dirait que seule ici tu crains de ne pas mourir à ton tour!»
XV.
Ce jeune homme mérite plus de compassion, Lélia. Je croyais que vous n’aviez que les grâces et les adorables qualités de la femme. En auriez-vous aussi la féroce ingratitude et l’impudente vanité? Non, j’aimerais mieux douter de l’existence de Dieu que de la bonté de votre cœur. Lélia, dites-moi donc ce que vous voulez faire de cette âme de poëte qui s’est donnée à vous et que vous avez accueillie, imprudemment peut-être! Vous ne pouvez plus maintenant la repousser sans qu’elle se brise; et prenez garde, Lélia, Dieu vous en demandera compte un jour; car cette âme vient de lui et doit y retourner. Sans doute le jeune Sténio doit être un des enfants de sa prédilection. N’a-t-il pas mis en lui un reflet de la beauté des anges? Quoi de plus pur et de plus suave que cet enfant? Je n’ai point vu de physionomie d’un calme plus angélique, ni de bleu dans le plus beau ciel qui fût plus limpide et plus céleste que le bleu de ses yeux. Je n’ai pas entendu de voix plus harmonieuse et plus douce que la sienne; les paroles qu’il dit sont comme les notes faibles et veloutées que le vent confie aux cordes de la harpe. Et puis, sa démarche lente, ses attitudes nonchalantes et tristes, ses mains blanches et fines, son corps frêle et souple, ses cheveux d’un ton si doux et d’une mollesse si soyeuse, son teint changeant comme le ciel d’automne, ce carmin éclatant qu’un regard de vous répand sur ses joues, cette pâleur bleuâtre qu’un mot de vous imprime à ses lèvres, tout cela, c’est un poëte, c’est un jeune homme vierge, c’est une âme que Dieu envoie souffrir ici-bas pour l’éprouver avant d’en faire un ange. Et si vous livrez cette jeune âme au souffle des passions corrosives, si vous l’éteignez sous les glaces du désespoir, si vous l’abandonnez au fond de l’abîme, comment retrouvera-t-elle le chemin des cieux? O femme! prenez garde à ce que vous allez faire! N’écrasez pas ce frêle enfant sous le poids de votre affreuse raison! Ménagez-lui le vent et le soleil, et le jour, et le froid, et la foudre, et tout ce qui nous flétrit, nous renverse, nous dessèche et nous tue. Aidez-le à marcher, couvrez-le d’un pan de votre manteau, soyez son guide sur le bord des écueils. Ne pouvez-vous être son amie, ou sa sœur, ou sa mère?
Il y avait auprès d’elle le joli docteur... (Page 20.)
Je sais tout ce que vous m’avez dit déjà, je vous comprends, je vous félicite; mais puisque vous êtes heureuse ainsi (autant qu’il vous est donné de l’être!), ce n’est plus de vous que je m’occupe: c’est de lui, qui souffre et que je plains. Voyons! femme! vous qui savez tant de choses ignorées de l’homme, n’avez-vous pas un remède à ses maux? Ne pouvez-vous donner aux autres un peu de la science que Dieu vous a donnée? Est-il en vous de faire le mal et de ne pouvoir faire le bien?
Eh bien, Lélia, s’il en est ainsi, il faut éloigner Sténio ou le fuir.
XVI.
Éloigner Sténio ou le fuir! Oh! pas encore! Vous êtes si froid, votre cœur est si vieux, ami, que vous parlez de fuir Sténio comme s’il s’agissait de quitter cette ville pour une autre, ces hommes d’aujourd’hui pour les hommes de demain, comme s’il s’agissait pour vous, Trenmor, de me quitter, moi Lélia?
Je le sais, vous avez touché le but, vous avez échappé au naufrage, vous voilà au port. Nulle affection en vous ne s’élève jusqu’à la passion, rien ne vous est nécessaire, personne ne peut faire ou défaire votre bonheur, vous en êtes vous-même l’artisan et le gardien. Moi aussi, Trenmor, je vous félicite, mais je ne puis vous imiter. J’admire l’ouvrage régulier et solide que vous avez fait, mais c’est une forteresse que cet ouvrage de votre vertu; et moi femme, moi artiste, il me faut un palais: je n’y serai point heureuse, mais du moins je n’y mourrai pas; dans vos murs de glace et de pierre, il ne me resterait pas un jour à vivre. Non, pas encore, non! Dieu ne le veut pas! est-ce qu’on peut devancer l’accomplissement de ses desseins? S’il m’est donné d’atteindre où vous êtes, du moins j’y veux arriver mûre pour la sagesse et assez sûre de moi pour ne pas regarder en arrière avec douleur.
Je vous entends d’ici:—Faible et misérable femme, dites-vous, tu crains d’obtenir ce que tu demandes souvent; je t’ai vue aspirer au triomphe que tu repousses!... Eh bien! va, je suis faible, je suis lâche; mais je ne suis ni ingrate ni vaine, je n’ai point ces vices de la femme. Non, mon ami, je ne veux point briser le cœur de l’homme, éteindre l’âme du poëte. Rassure-toi, j’aime Sténio.
XVII.
Vous aimez Sténio! Cela n’est pas et ne peut pas être. Songez-vous aux siècles qui vous séparent de lui? Vous, fleur flétrie, battue des vents, brisée; vous, esquif ballotté sur toutes les mers du doute, échoué sur toutes les grèves du désespoir, vous oseriez tenter un nouveau voyage? Ah! vous n’y songez pas, Lélia! Aux êtres comme nous, que faut-il à présent? Le repos de la tombe. Vous avez vécu! laissez vivre les autres à leur tour; ne vous jetez pas, ombre triste et fugitive, dans les voies de ceux qui n’ont pas fini leur tâche et perdu leur espoir. Lélia, Lélia, le cercueil te réclame; n’as-tu pas assez souffert, pauvre philosophe? Couche-toi donc dans ton linceul, dors donc enfin dans ton silence, âme fatiguée que Dieu ne condamne plus au travail et à la douleur!
Il est bien vrai que vous êtes moins avancée que moi. Il vous reste quelques réminiscences des temps passés. Vous luttez encore parfois contre l’ennemi de l’homme, contre l’espoir des choses d’ici-bas. Mais croyez-moi, ma sœur, quelques pas seulement vous séparent du but. Il est facile de vieillir, nul ne rajeunit.
Encore une fois, laissez l’enfant croître et vivre, n’étouffez pas la fleur dans son germe. Ne jetez pas votre haleine glacée sur ses belles journées de soleil et de printemps. N’espérez pas donner la vie, Lélia: la vie n’est plus en vous, il ne vous en reste que le regret; bientôt, comme à moi, il ne vous en restera plus que le souvenir.
XVIII.
Tu me l’as promis, tu m’aimeras doucement et nous serons heureux. Ne cherche point à devancer le temps, Sténio, ne t’inquiète pas de sonder les mystères de la vie. Laisse-la te prendre et te porter là où nous allons tous. Tu me crains? C’est toi-même qu’il faut craindre, c’est toi qu’il faut réprimer; car, à ton âge, l’imagination gâte les fruits les plus savoureux, appauvrit toutes les jouissances; à ton âge, on ne sait profiter de rien; on veut tout connaître, tout posséder, tout épuiser; et puis on s’étonne que les biens de l’homme soient si peu de chose, quand il faudrait s’étonner seulement du cœur de l’homme et de ses besoins. Va, crois-moi, marche doucement, savoure une à une toutes les ineffables jouissances d’un mot, d’un regard, d’une pensée, tous les riens immenses d’un amour naissant. N’étions-nous pas heureux hier sous ces arbres, quand, assis l’un près de l’autre, nous sentions nos vêtements se toucher et nos regards se deviner dans l’ombre? Il faisait une nuit bien noire, et pourtant je vous voyais, Sténio; je vous voyais beau comme vous êtes, et je m’imaginais que vous étiez le sylphe de ces bois, l’âme de cette brise, l’ange de cette heure mystérieuse et tendre. Avez-vous remarqué, Sténio, qu’il y a des heures où nous sommes forcés d’aimer, des heures où la poésie nous inonde, où notre cœur bat plus vite, où notre âme s’élance hors de nous et brise tous les liens de la volonté pour aller chercher une autre âme où se répandre? Combien de fois, à l’entrée de la nuit, au lever de la lune ou aux premières clartés du jour, combien de fois dans le silence de minuit et dans cet autre silence de midi si accablant, si inquiet, si dévorant, n’ai-je pas senti mon cœur se précipiter vers un but inconnu, vers un bonheur sans forme et sans nom, qui est au ciel, qui est dans l’air, qui est partout comme un aimant invisible, comme l’amour! Et pourtant, Sténio, ce n’est pas l’amour; vous le croyez, vous qui ne savez rien et qui espérez tout; moi qui sais tout, je sais qu’il y a au delà de l’amour des désirs, des besoins, des espérances qui ne s’éteignent point; sans cela que serait l’homme? Il lui a été accordé si peu de jours pour aimer sur la terre!
Mais à ces heures-là, ce que nous sentons est si vif, si puissant, que nous le répandons sur tout ce qui nous environne; à ces heures où Dieu nous possède et nous remplit, nous faisons rejaillir sur toutes ses œuvres l’éclat du rayon qui nous enveloppe.
N’avez-vous jamais pleuré d’amour pour ces blanches étoiles qui sèment les voiles bleus de la nuit? Ne vous êtes-vous jamais agenouillé devant elles, ne leur avez-vous pas tendu les bras en les appelant vos sœurs? Et puis, comme l’homme aime à concentrer ses affections, trop faible qu’il est pour les vastes sentiments, ne vous est-il point arrivé de vous passionner pour une d’elles? N’avez-vous pas choisi avec amour, entre toutes, tantôt celle qui se levait rouge et scintillante sur les noires forêts de l’horizon, tantôt celle qui, pâle et douce, se voilait comme une vierge pudique derrière les humides reflets de la lune; tantôt ces trois sœurs également blanches, également belles, qui brillent dans un triangle mystérieux; tantôt ces deux compagnes radieuses qui dorment côte à côte, dans le ciel pur, parmi des myriades de moindres gloires; et tous ces signes cabalistiques, tous ces chiffres inconnus, tous ces caractères étranges, gigantesques, sublimes, qu’elles tracent sur nos têtes, ne vous êtes-vous pas laissé prendre à la fantaisie de les expliquer et d’y découvrir les grands mystères de notre destinée, l’âge du monde, le nom du Très-Haut, l’avenir de l’âme? Oui, vous avez interrogé ces astres avec d’ardentes sympathies, et vous avez cru rencontrer des regards d’amour dans le tremblant éclat de leurs rayons; vous avez cru sentir une voix qui tombait de là-haut pour vous caresser, pour vous dire:—Espère, tu es venu de nous, tu reviendras vers nous! C’est moi qui suis ta patrie, c’est moi qui t’appelle, c’est moi qui te convie, c’est moi qui dois t’appartenir un jour!
L’amour, Sténio, n’est pas ce que vous croyez; ce n’est pas cette violente aspiration de toutes les facultés vers un être créé, c’est l’aspiration sainte de la partie la plus éthérée de notre âme vers l’inconnu. Êtres bornés, nous cherchons sans cesse à donner le change à ces insatiables désirs qui nous consument; nous leur cherchons un but autour de nous, et, pauvres prodigues que nous sommes, nous parons nos périssables idoles de toutes les beautés immatérielles aperçues dans nos rêves. Les émotions des sens ne nous suffisent pas. La nature n’a rien d’assez recherché dans le trésor de ses joies naïves pour apaiser la soif de bonheur qui est en nous; il nous faut le ciel, et nous ne l’avons pas!
C’est pourquoi nous cherchons le ciel dans une créature semblable à nous, et nous dépensons pour elle toute cette haute énergie qui nous avait été donnée pour un plus noble usage. Nous refusons à Dieu le sentiment de l’adoration, sentiment qui fut mis en nous pour retourner à Dieu seul. Nous le reportons sur un être incomplet et faible qui devient le dieu de notre culte idolâtre. Dans la jeunesse du monde, alors que l’homme n’avait pas faussé sa nature et méconnu son propre cœur, l’amour d’un sexe pour l’autre, tel que nous le concevons aujourd’hui, n’existait pas. Le plaisir seul était un lien; la passion morale, avec ses obstacles, ses souffrances, son intensité, est un mal que ces générations ont ignoré. C’est qu’alors il y avait des dieux, et qu’aujourd’hui il n’y en a plus.
Aujourd’hui, pour les âmes poétiques, le sentiment de l’adoration entre jusque dans l’amour physique. Étrange erreur d’une génération avide et impuissante! Aussi quand tombe le voile divin, et que la créature se montre, chétive et imparfaite, derrière ces nuages d’encens, derrière cette auréole d’amour, nous sommes effrayés de notre illusion, nous en rougissons, nous renversons l’idole et nous la foulons aux pieds.
Et puis nous en cherchons une autre! car il nous faut aimer, et nous nous trompons encore souvent, jusqu’au jour où, désabusés, éclairés, purifiés, nous abandonnons l’espoir d’une affection durable sur la terre, et nous élevons vers Dieu l’hommage enthousiaste et pur que nous n’aurions jamais dû adresser qu’à lui.
XIX.
Ne m’écrivez pas, Lélia; pourquoi m’écrivez-vous? J’étais heureux, et voilà que vous me rejetez dans les anxiétés dont j’étais sorti un instant! cette heure de silence auprès de vous m’avait révélé tant d’ineffables voluptés! Déjà, Lélia, vous vous repentez de me les avoir fait connaître. Et que craignez-vous donc de mon avide impatience? Vous me méconnaissez à dessein. Vous savez bien que je serai heureux de peu, parce que rien de ce que vous ferez pour moi ne me paraîtra petit, parce que j’attacherai à vos moindres faveurs le prix qu’elles doivent avoir. Je ne suis pas présomptueux; je sais combien je suis au-dessous de vous. Cruelle femme! pourquoi me rappeler sans cesse à cette humilité tremblante qui me fait tant souffrir?
Je comprends, Lélia! hélas! je comprends. C’est Dieu seul que vous pouvez aimer! C’est seulement au ciel que votre âme peut se reposer et vivre! Quand vous avez, dans l’émotion d’une heure de rêverie, laissé tomber sur moi un regard d’amour, c’est que vous vous trompiez, c’est que vous pensiez à Dieu, et que vous preniez un homme pour un ange. Quand la lune s’est levée, quand elle a éclairé mes traits et dissipé cette ombre favorable à vos chimères, vous avez souri de pitié en reconnaissant le front de Sténio, le front de Sténio où vous aviez imprimé un baiser pourtant!
Vous voulez que je l’oublie, je le vois bien! Vous avez peur que j’en garde l’enivrante sensation et que j’en vive tout un jour! Rassurez-vous, je n’ai pas goûté ce bonheur en aveugle; s’il a dévoré mon sang, s’il a brisé ma poitrine, il n’a pas égaré ma raison. La raison ne s’égare jamais auprès de vous, Lélia! Soyez tranquille, vous dis-je, je ne suis pas un de ces audacieux pour qui un baiser de femme est un gage d’amour. Je ne me crois pas le pouvoir d’animer le marbre et de ressusciter les morts.
Et pourtant votre haleine a embrasé mon cerveau. A peine vos lèvres ont effleuré l’extrémité de mes cheveux, et j’ai cru sentir une étincelle électrique, une commotion si terrible, qu’un cri de douleur s’est échappé de ma poitrine. Oh! vous n’êtes pas une femme, Lélia, je le vois bien! J’avais rêvé le ciel dans un de vos baisers, et vous m’avez fait connaître l’enfer.
Pourtant votre sourire était si doux, vos paroles si suaves, que je me laissai ensuite consoler par vous. Cette terrible émotion s’émoussa un peu, je vins à bout de toucher votre main sans frissonner. Vous me montriez le ciel, et j’y montais avec vos ailes.
J’étais heureux cette nuit en me rappelant votre dernier regard, vos derniers mots; je ne me flattais pas, Lélia, je vous le jure, je savais bien que je n’étais pas aimé de vous, mais je m’endormais dans ce mol engourdissement où vous m’aviez jeté. Voici déjà que vous me réveillez pour me crier de votre voix lugubre:—Souviens-toi, Sténio, que je ne puis pas t’aimer! Eh! je le sais, Madame, je le sais trop bien!
XX.
Lélia, adieu, je vais me tuer. Vous m’avez fait heureux aujourd’hui, demain vous m’arracheriez bien vite le bonheur que par mégarde ou par caprice vous m’avez donné ce soir. Il ne faut pas que je vive jusqu’à demain, il faut que je m’endorme dans ma joie et que je ne m’éveille pas.
Le poison est préparé; maintenant je puis vous parler librement, vous ne me verrez plus, vous ne pourrez plus me désespérer. Peut-être regretterez-vous la victime que vous pouviez faire souffrir, le jouet que vous vous amusiez à tourmenter sous votre souffle capricieux. Vous m’aimiez plus que Trenmor, disiez-vous, quoique vous m’estimassiez moins. Il est vrai que vous ne pouvez pas torturer Trenmor à votre gré; contre lui votre puissance échoue, vos ongles n’ont pas de prise sur ce cœur de diamant. Moi, j’étais une cire molle qui recevait toutes les empreintes; je conçois, artiste, que vous vous plaisiez mieux avec moi. Vous me tourmentiez à votre guise et vous me donniez toutes les formes de vos inspirations. Triste, vous imprimiez à votre œuvre le sentiment dont vous étiez dominée; calme, vous lui donniez l’air calme des anges; irritée, vous lui communiquiez l’affreux sourire que le démon a mis sur vos lèvres. Ainsi le statuaire fait un dieu avec un peu de fange, et un reptile avec la même fange qui fut un dieu.
Lélia, pardonne à ces instants de haine que tu m’inspires: c’est que je t’aime avec passion, avec délire, avec désespoir. Je puis bien te le dire sans t’offenser, sans te désobéir, puisque c’est la dernière fois que je te parle: tu m’as fait bien du mal! Et pourtant il t’était bien facile de faire de moi un homme heureux, un poëte aux idées riantes, aux vives inspirations; avec un mot par jour, avec un sourire chaque soir, tu m’aurais fait grand, tu m’aurais conservé jeune. Au lieu de cela, tu n’as cherché qu’à me flétrir et à me décourager. Tout en disant que tu voulais garder en moi le feu sacré, tu l’as éteint jusqu’à la dernière étincelle; tu le rallumais méchamment afin d’en surprendre l’éruption et d’en étouffer la flamme. Maintenant, je renonce à l’amour, je renonce à la vie: es-tu contente? Adieu!
Minuit approche. Je vais... où tu ne viendras pas, Lélia! car il est impossible que nous ayons le même avenir. Nous n’adorons pas la même puissance, nous n’habiterons pas les mêmes cieux...
XXI.
Minuit sonna: Trenmor entra chez Sténio, il le trouva pensif, assis auprès du feu. Le temps était froid et sombre; la bise sifflait d’une voix aiguë sous les lambris vides et sonores. Il y avait sur une table, devant Sténio, une coupe remplie jusqu’aux bords, que Trenmor renversa en l’effleurant de son manteau.
«Il faut que vous veniez avec moi auprès de Lélia, lui dit-il d’un air grave mais paisible; Lélia veut vous voir. Je pense que son heure est venue et qu’elle va mourir.»
Sténio se leva brusquement, et retomba sur sa chaise pâle et sans force; puis il se leva de nouveau, prit convulsivement le bras de Trenmor, et courut chez Lélia.
Elle était couchée sur un sofa; ses joues avaient un reflet bleu, ses yeux semblaient s’être retirés sous l’arc profond de ses sourcils. Un grand pli traversait son front, ordinairement si poli et si blanc; mais sa voix était pleine et assurée, et le sourire du dédain errait, comme de coutume, sur ses lèvres mobiles.
Il y avait auprès d’elle le joli docteur Kreyssneifetter, un charmant homme tout jeune, blond, vermeil, au sourire nonchalant, à la main blanche, au parler doucereux et protecteur. Le joli docteur Kreyssneifetter tenait familièrement une main de Lélia dans les siennes, et, de temps eu temps, il interrogeait le mouvement de l’artère; puis il passait son autre main dans les belles boucles de sa chevelure, artistement relevée en pointe sur le sommet de son noble crâne.
«Ce n’est rien, disait-il avec un aimable sourire, rien du tout. C’est le choléra, le choléra-morbus, la chose la plus commune du monde dans ce temps-ci, et la maladie la mieux connue. Rassurez-vous, mon bel ange! vous avez le choléra, une maladie qui tue en deux heures ceux qui ont la faiblesse de s’en effrayer, mais qui n’est point dangereuse pour les esprits fermes comme les nôtres. Ne vous effrayez donc pas, aimable étrangère! Nous sommes ici deux qui ne craignons pas le choléra, vous et moi défions le choléra! Faisons peur à ce vilain spectre, à ce hideux monstre qui fait dresser les cheveux au genre humain. Raillons le choléra! c’est la seule manière de le traiter.
—Mais, dit Trenmor, si l’on essayait le punch du docteur Magendie?
—Pourquoi pas le punch du docteur Magendie, dit le joli docteur Kreyssneifetter, si le malade n’a point de répugnance pour le punch?
—J’ai ouï dire, reprit Lélia avec un sang-froid caustique, qu’il était fort contraire. Essayons plutôt les adoucissants.
—Essayons les adoucissants, si vous croyez à la vertu des adoucissants, dit le joli docteur Kreyssneifetter.
—Mais que conseilleriez-vous selon votre conscience? dit Sténio.»
A ce mot de conscience, le docteur Kreyssneifetter jeta un regard de compassion moqueuse au jeune poëte; puis il se remit parfaitement, et dit d’un air grave:
«Ma conscience m’ordonne de ne rien ordonner du tout, et de ne me mêler en rien de cette maladie.
—C’est fort bien, docteur, dit Lélia. Alors, comme il se fait tard, bonsoir! N’interrompez pas plus longtemps votre précieux sommeil.
—Oh! ne faites pas attention, reprit-il; je suis bien ici, je me plais à suivre les progrès du mal. J’étudie, j’aime mon métier de passion, et je sacrifie volontiers mes plaisirs et mon repos; je sacrifierais ma vie, s’il le fallait, pour le bien de l’humanité.
—Quel est donc votre métier, docteur Kreyssneifetter? demanda Trenmor.
—Je console et j’encourage, répondit le docteur: c’est ma vocation. L’étude m’a révélé toute l’importance des maladies dont l’homme est assiégé. Je la constate, je l’observe, j’assiste au dénouement, et je profite de mes observations.
—Pour ordonnancer les précautions du système hygiénique applicable à votre aimable personne? dit Lélia.
—Je crois peu à l’influence d’un système quelconque, dit le docteur; nous naissons tous avec le principe d’une mort plus ou moins prochaine. Nos efforts pour retarder le terme ne font souvent que le hâter. Le mieux est de n’y pas penser, et de l’attendre en oubliant qu’il doit venir.
—Vous êtes très-philosophe,» dit Lélia en prenant du tabac dans la boîte d’or du docteur.
Mais elle eut une convulsion et tomba mourante dans les bras de Sténio.
«Allons, ma belle enfant, dit le docteur imberbe, un peu de courage! Si vous vous affectez de votre état le moins du monde, vous êtes perdue. Mais vous ne courez pas plus de risque que moi si vous gardez le même sang froid.»
Lélia se releva sur un coude, et, le regardant avec ses yeux éteints par la souffrance, elle trouva encore la force de sourire avec ironie.
«Pauvre docteur, lui dit-elle, je voudrais te voir à ma place!
—Merci, pensa le docteur.
—Vous disiez donc que vous ne croyez pas à l’influence des remèdes: vous ne croyez donc pas à la médecine? dit-elle.
—Pardon; l’étude de l’anatomie et la connaissance du corps humain avec ses altérations et ses infirmités, c’est là une science positive.
—Oui, dit Lélia, que vous cultivez comme un art d’agrément.—Mes amis, dit-elle en tournant le dos au docteur, allez me chercher un prêtre, je vois que le médecin m’abandonne.»
Trenmor courut chercher le prêtre. Sténio voulut jeter le médecin par-dessus le balcon.
«Laisse-le tranquille, lui dit Lélia; il m’amuse. Donne-lui un livre et mène-le dans mon cabinet devant une glace, afin qu’il s’occupe. Quand je sentirai le courage m’abandonner, je le ferai appeler afin qu’il me donne des conseils de stoïcisme et que je meure en riant de l’homme et de sa science.»
Le prêtre arriva. C’était le grand et beau prêtre irlandais de la chapelle de Sainte-Laure. Il s’approcha, austère et lent. Son visage inspirait un respect religieux; son regard calme et profond, qui semblait réfléchir le ciel, eût suffi pour donner la foi. Lélia, brisée par la souffrance, avait caché son visage sous son bras contracté, enlacé de ses cheveux noirs.
«Ma sœur!» dit le prêtre d’une voix pleine et fervente.
Lélia laissa retomber son bras, et retourna lentement son visage vers l’homme de Dieu.
«Encore cette femme!» s’écria-t-il en reculant avec terreur.
Alors sa physionomie fut bouleversée, ses yeux restèrent fixes et pleins d’épouvante, son teint devint livide, et Sténio se souvint du jour où il l’avait vu pâlir et trembler en rencontrant le regard sceptique de Lélia au dessus de la foule prosternée.
«C’est toi, Magnus! lui dit-elle. Me reconnais-tu?
—Si je te connais, femme! s’écria le prêtre avec égarement; si je te connais! Mensonge, désespoir, perdition!»
Lélia ne lui répondit que par un éclat de rire.
«Voyons, dit-elle en l’attirant vers elle de sa main froide et bleuâtre, approche, prêtre, et parle-moi de Dieu. Tu sais pourquoi l’on t’a fait venir ici: c’est une âme qui va quitter la terre, et qu’il faut envoyer au ciel. N’en as-tu pas la puissance?»
Le prêtre garda le silence et resta terrifié.
«Allons, Magnus, dit-elle avec une triste ironie et tournant vers lui son visage pâle déjà couvert des ombres de la mort, remplis la mission que l’Église t’a confiée, sauve-moi, ne perds pas de temps; je vais mourir!
—Lélia, répondit le prêtre, je ne peux pas vous sauver, vous le savez bien; votre puissance est supérieure à la mienne.
—Qu’est-ce que cela signifie? dit Lélia se dressant sur sa couche. Suis-je déjà dans le pays des rêves? Ne suis-je plus de l’espèce humaine qui rampe, qui prie et qui meurt? Le spectre effaré que voilà n’est-il pas un homme, un prêtre? Votre raison est-elle troublée, Magnus? Vous êtes là vivant et debout, et moi j’expire. Pourtant vos idées se troublent et votre âme faiblit, tandis que la mienne appelle avec calme la force de s’exhaler. Allons, homme de peu de foi, invoquez Dieu pour votre sœur mourante, et laissez aux enfants ces peurs superstitieuses qui devraient vous faire pitié. En vérité, qui êtes-vous tous? Voici Trenmor étonné; voici Sténio, le jeune poëte, qui regarde mes pieds et qui croit y apercevoir des griffes, et voilà un prêtre qui refuse de m’absoudre et de m’ensevelir! Suis-je déjà morte? Est-ce un songe que je fais?
—Non, Lélia, dit enfin le prêtre d’une voix triste et solennelle, je ne vous prends pas pour un démon; je ne crois pas au démon, vous le savez bien.
—Ah! ah! dit-elle en se tournant vers Sténio, entendez le prêtre: il n’y a rien de moins poétique que la perfection humaine. Soit, mon père, renions Satan, condamnons-le au néant. Je ne tiens pas à son alliance, quoique l’air satanique soit assez de mode, et qu’il ait inspiré à Sténio de fort beaux vers en mon honneur. Si le diable n’existe pas, me voici fort en paix sur mon avenir: je puis quitter la vie à cette heure, je ne tomberai pas dans l’enfer. Mais où irai-je, dites-moi? Où vous plaît-il de m’envoyer, mon père? au ciel, dites?
—Au ciel! s’écria Magnus. Vous au ciel! Est-ce votre bouche qui a prononcé ce mot?
—N’est-il point de ciel non plus? dit Lélia.
—Femme, dit le prêtre, il n’en est point pour toi.
—Voilà un prêtre consolant! dit-elle. Puisqu’il ne peut sauver mon âme, qu’on amène le médecin, et que, pour or ou pour argent, il se décide à sauver ma vie.
—Je ne vois rien à faire, dit le docteur Kreyssneifetter; la maladie suit une marche régulière et bien connue. Avez-vous soif? que l’on vous apporte de l’eau, et puis calmez-vous, attendons. Les remèdes vous tueraient à l’heure qu’il est; laissons agir la nature.
—Bonne nature! dit Lélia, je voudrais bien t’invoquer! Mais qui es-tu? où est la miséricorde? où est ton amour? où est ta pitié? Je sais bien que je viens de toi et que j’y dois retourner; mais à quel titre t’adjurerai-je de me laisser ici encore un jour? Il y a peut-être un coin de terre aride auquel il manque ma poussière pour y faire croître l’herbe: il faut donc que j’aille accomplir ma destinée. Mais vous, prêtre, appelez sur moi le regard de celui qui est au-dessus de la nature, et qui peut lui commander. Celui-là peut dire à l’air pur de raviver mon souffle, au suc des plantes de me ranimer, au soleil qui va paraître de réchauffer mon sang. Voyons, enseignez-moi à prier Dieu!
—Dieu! dit le prêtre en laissant tomber avec accablement sa tête sur son sein; Dieu!»
Des larmes brûlantes coulèrent sur ses joues flétries.
«O Dieu! dit-il, ô doux rêve qui m’as fui! où es-tu? où te retrouverai-je? Espoir, pourquoi m’abandonnes-tu sans retour?... Laissez-moi, Madame, laissez-moi sortir d’ici! Ici tous mes doutes reprennent leur funeste empire; ici, en présence de la mort, s’évanouit ma dernière espérance, ma dernière illusion! Vous voulez que je vous donne le ciel, que je vous fasse trouver Dieu. Eh! vous allez savoir s’il existe, vous êtes plus heureuse que moi qui l’ignore.
—Allez-vous-en, dit Lélia: hommes superbes, quittez mon chevet. Et vous, Trenmor, voyez ceci, voyez ce médecin qui ne croit pas à sa science, voyez ce prêtre qui ne croit pas à Dieu: et pourtant ce médecin est un savant, ce prêtre est un théologien. Celui-ci, dit-on, soulage les moribonds, celui-là console les vivants; et tous deux ont manqué de foi auprès d’une femme qui se meurt!
—Madame, dit Kreyssneifetter, si j’avais essayé de faire le médecin avec vous, vous m’auriez raillé. Je vous connais, vous n’êtes pas une personne ordinaire, vous êtes philosophe.
—Madame, dit Magnus, ne vous souvient-il plus de notre promenade dans la forêt du Grimsel? Si j’avais osé faire le prêtre avec vous, n’auriez-vous pas achevé de me rendre incrédule?
—Voilà donc, leur dit Lélia d’un ton amer, à quoi tient votre force! la faiblesse d’autrui fait votre puissance; mais, dès qu’on vous résiste, vous reculez et vous avouez en riant que vous jouez un faux rôle parmi les hommes, charlatans et imposteurs que vous êtes! Hélas! Trenmor, où en sommes-nous? Où en est le siècle? Le savant nie, le prêtre doute. Voyons si le poëte existe encore. Sténio, prends ta harpe et chante-moi les vers de Faust; ou bien ouvre tes livres et redis-moi les souffrances d’Obermann, les transports de Saint-Preux. Voyons, poëte, si tu comprends encore la douleurs; voyons, jeune homme, si tu crois encore à l’amour.
—Hélas! Lélia, s’écria Sténio en tordant ses blanches mains, vous êtes femme et vous n’y croyez pas! Où en sommes-nous, où en est le siècle?»
XXII.
«Dieu du ciel et de la terre, Dieu de force et d’amour, entends une voix pure qui s’exhale d’une âme pure et d’un sein vierge! Entends la prière d’un enfant; rends-nous Lélia!
Pourquoi, mon Dieu, veux-tu nous arracher si tôt la bien-aimée de nos cœurs? Écoute la grande et puissante voix de Trenmor, de l’homme qui a souffert, de l’homme qui a vécu. Entends le vœu d’une âme encore ignorante des maux de la vie. Tous deux te demandent de leur conserver leur bien, leur poésie, leur espoir, Lélia! Si tu veux déjà la placer dans ta gloire et l’envelopper de tes éternelles félicités, reprends-la, mon Dieu, elle t’appartient; ce que tu lui destines vaut mieux que ce que tu lui ôtes. Mais, en sauvant Lélia, ne nous brise pas, ne nous perds pas, ô mon Dieu! Permets-nous de la suivre et de nous agenouiller sur les marches du trône où elle doit s’asseoir...
—C’est fort beau, dit Lélia en l’interrompant, mais ce sont des vers et rien de plus. Laissez cette harpe dormir en paix, ou mettez-la sur la fenêtre; le vent en jouera mieux que vous. Maintenant, approchez. Va-t’en, Trenmor, ton calme m’attriste et me décourage. Viens, Sténio, parle-moi de toi et de moi. Dieu est trop loin, je crains qu’il ne nous entende pas; mais Dieu a mis un peu de lui en toi. Montre-moi ce que ton âme en possède. Il me semble qu’une aspiration bien ardente de cette âme vers la mienne, il me semble qu’une prière bien fervente que tu m’adresserais me donnerait la force de vivre. La force de vivre! Oui! il ne s’agit que de le vouloir. Mon mal consiste, Sténio, à ne pouvoir pas trouver en moi cette volonté. Tu souris, Trenmor! Va-t’en. Hélas! Sténio, ceci est vrai, j’essaie de résister à la mort, mais j’essaie faiblement. Je la crains moins que je ne la désire, je voudrais mourir par curiosité. Hélas! j’ai besoin du ciel, mais je doute... et, s’il n’y a point de ciel au-dessus de ces étoiles, je voudrais le contempler encore de la terre. Peut-être, mon Dieu! est-ce ici-bas seulement qu’il faut l’espérer? Peut-être est-il dans le cœur de l’homme?... Dis, toi qui es jeune et plein de vie, l’amour est-ce le ciel? Vois comme ma tête s’affaiblit, et pardonne cet instant de délire. Je voudrais bien croire à quelque chose, ne fût-ce qu’à toi, ne fût-ce qu’une heure avant d’en finir, sans retour peut-être, avec les hommes et avec Dieu!
—Doute de Dieu, doute des hommes, doute de moi-même, si tu veux, dit Sténio en s’agenouillant devant elle, mais ne doute pas de l’amour, ne doute pas de ton cœur, Lélia! Si tu dois mourir à présent, s’il faut que je te perde, ô mon tourment, ô mon bien, ô mon espoir! fais au moins que je croie en toi, une heure, un instant. Hélas! mourras-tu sans que je t’aie vue vivre? Mourrai-je avec toi sans avoir embrassé en toi autre chose qu’un rêve? Mon Dieu! n’y a-t-il d’amour que dans le cœur qui désire, que dans l’imagination qui souffre, que dans les songes qui nous bercent durant les nuits solitaires? Est-ce un souffle insaisissable? Est-ce un météore qui brille et qui meurt? Est-ce un mot? Qu’est-ce que c’est, mon Dieu! O ciel! ô femme! ne me l’apprendrez-vous pas?
—Cet enfant demande à la mort le secret de la vie, dit Lélia; il s’agenouille sur un cercueil pour obtenir l’amour! Pauvre enfant! Mon Dieu, ayez pitié de lui, et rendez-moi la vie afin de conserver la sienne! Si vous me la rendez, je fais vœu de vivre pour lui. Il dit que je vous ai blasphémé en blasphémant l’amour: eh bien! je courberai mon front superbe, je croirai, j’aimerai!... Faites seulement que je vive de la vie du corps, et j’essaierai de vivre de celle de l’âme.
—Entendez-vous, mon Dieu? s’écria Sténio avec délire; entendez-vous ce qu’elle dit, ce qu’elle promet? Sauvez-la, sauvez-moi! donnez-moi Lélia, rendez-lui la vie!....»
Lélia tomba raide et froide sur le parquet. C’était une dernière, une horrible crise. Sténio la pressa contre son cœur en criant de désespoir. Son cœur était brûlant, ses larmes chaudes tombèrent sur le front de Lélia. Ses baisers vivifiants ramenèrent le sang à ses mains livides, sa prière peut-être attendrit le ciel: Lélia ouvrit faiblement les yeux, et dit à Trenmor qui l’aidait à se relever:
«Sténio a relevé mon âme; si vous voulez la briser encore avec votre raison, tuez-moi tout de suite.
—Et pourquoi vous ôterais-je le seul jour qui vous reste? dit Trenmor; la dernière plume de votre aile n’est pas encore tombée.»
DEUXIÈME PARTIE.
XXIII.
MAGNUS.
Sténio descendait un matin les versants boisés du Monte Rosa. Après avoir erré au hasard dans un sentier couvert d’épaisses végétations, il arriva devant une clairière ouverte par la chute des avalanches. C’était un lieu sauvage et grandiose. La verdure sombre et vigoureuse couronnait les ruines de la montagne crevassée. De longues clématites enlaçaient de leurs bras parfumés les vieilles roches noires et poudreuses qui gisaient éparses dans le ravin. De chaque côté s’élevaient en murailles gigantesques les flancs entr’ouverts de la montagne, bordés de sombres sapins et tapissés de vignes vierges. Au plus profond de la gorge, le torrent roulait ses eaux claires et bruyantes sur un lit de cailloux richement colorés. Si vous n’avez pas vu courir un torrent épuré par ses mille cataractes, sur les entrailles nues de la montagne, vous ne savez pas ce que c’est que la beauté de l’eau et ses pures harmonies.
Sténio aimait à passer les nuits, enveloppé de son manteau, au bord des cascades, sous l’abri religieux des grands cyprès sauvages, dont les muets et immobiles rameaux étouffent l’haleine des brises. Sur leur cime épaisse s’arrêtent les voix errantes de l’air, tandis que les notes profondes et mystérieuses de l’eau qui s’écoule sortent du sein de la terre, et s’exhalent comme des chœurs religieux du fond des caves funèbres. Couché sur l’herbe fraîche et luisante qui croit aux marges des courants, le poëte oubliait, à contempler la lune et à écouter l’eau, les heures qu’il aurait pu passer avec Lélia; car, à cet âge, tout est bonheur dans l’amour, même l’absence. Le cœur de celui qui aime est si riche de poésie, qu’il lui faut du recueillement et de la solitude pour savourer tout ce qu’il croit voir dans l’objet de sa passion, tout ce qui n’est réellement qu’en lui-même.
Sténio passa bien des nuits dans l’extase. Les touffes empourprées de la bruyère cachèrent sa tête agitée de rêves brûlants. La rosée du matin sema ses fins cheveux de larmes embaumées. Les grands pins de la forêt secouèrent sur lui les parfums qu’ils exhalent au lever du jour, et le martin-pêcheur, le bel oiseau solitaire des torrents, vint jeter son cri mélancolique au milieu des pierres noirâtres et de la blanche écume du torrent que le poëte aimait. Ce fut une belle vie d’amour et de jeunesse, une vie qui résuma le bonheur de cent vies, et qui pourtant passa rapide comme l’eau bouillonnante et l’oiseau fugitif des cataractes.
Il y a dans la chute et dans la course de l’eau mille voix diverses et mélodieuses, mille couleurs sombres ou brillantes. Tantôt, furtive et discrète, elle passe avec un nerveux frémissement contre des pans de marbre qui la couvrent de leur reflet d’un noir bleuâtre; tantôt, blanche comme le lait, elle mousse et bondit sur les rochers avec une voix qui semble entrecoupée par la colère; tantôt verte comme l’herbe qu’elle couche à peine sur son passage, tantôt bleue comme le ciel paisible qu’elle réfléchit, elle siffle dans les roseaux comme une vipère amoureuse, ou bien elle dort au soleil, et s’éveille avec de faibles soupirs au moindre souffle de l’air qui la caresse. D’autres fois elle mugit comme une génisse perdue dans les ravins, et tombe, monotone et solennelle, au fond d’un gouffre qui l’étreint, la cache et l’étouffe. Alors elle jette aux rayons du soleil de légères gouttes jaillissantes qui se colorent de toutes les nuances du prisme. Quand cette irisation capricieuse danse sur la gueule béante des abîmes, il n’est point de sylphide assez transparente, point de psylle assez moelleux pour l’imagination qui la contemple. La rêverie ne peut rien évoquer, parce que, dans les créations de la pensée, rien n’est aussi beau que la nature brute et sauvage. Il faut devant elle regarder et sentir: le plus grand poëte est alors celui qui invente le moins.
Mais Sténio avait au fond du cœur la source de toute poésie, l’amour; et, grâce à l’amour, il couronnait les plus belles scènes de la nature avec une grande pensée, avec une grande image, celle de Lélia. Qu’elle était belle, reflétée dans les eaux de la montagne et dans l’âme du poëte! Comme elle lui apparaissait grave et sublime dans l’éclat argenté de la lune! Comme sa voix s’élevait, pleine et inspirée, dans la plainte du vent, dans les accords aériens de la cascade, dans la respiration magnétique des plantes qui se cherchent, s’appellent et s’embrassent à l’ombre de la nuit, à l’heure des mystères sacrés et des divines révélations! Alors Lélia était partout, dans l’air, dans le ciel, dans les eaux, dans les fleurs, dans le sein de Dieu. Dans le reflet des étoiles, Sténio voyait son regard mobile et pénétrant; dans le souffle des brises, il saisissait ses paroles incertaines; dans le murmure de l’onde, ses chants sacrés, ses larmes prophétiques; dans le bleu pur du firmament, il croyait voir planer sa pensée, tantôt comme un spectre ailé, pâle, incertain et triste, tantôt comme un ange éclatant de lumière, tantôt comme un démon haineux et moqueur: car Lélia avait toujours quelque chose d’effrayant au fond de ses rêveries, et la peur pressait de son âpre aiguillon les désirs passionnés du jeune homme.
Dans le délire de ses nuits errantes, dans le silence des vallées désertes, il l’appelait à grands cris; et quand sa voix éveillait les échos endormis, il lui semblait entendre la voix lointaine de Lélia qui lui répondait tristement du sein des nuées. Quand le bruit de ses pas effrayait quelque biche tapie sous les genêts, et qu’il l’entendait raser en fuyant les feuilles sèches éparses dans le sentier, il s’imaginait entendre les pas légers de Lélia et le frôlement de sa robe effeuillant les fleurs du buisson. Et puis, si quelque bel oiseau de ces contrées, le lagopède au sein argenté, le grimpereau couleur de rose et gris de perle, ou le francolin d’un noir sombre et sans reflets, venait se poser près de lui et le regarder d’un air calme et fier, prêt à déployer ses ailes vers le ciel, Sténio pensait que c’était peut-être Lélia qui s’envolait sous cette forme vers de plus libres régions.
«Peut-être, se disait-il en redescendant vers la vallée avec la crédule terreur d’un enfant, peut-être ne retrouverai-je plus Lélia parmi les hommes.»
Et il se reprochait avec effroi d’avoir pu la quitter pendant plusieurs heures, quoiqu’il l’eût entrainée partout avec lui dans ses courses, quoiqu’il eût rempli d’elle les monts et les nuages, quoiqu’il eût peuplé de son souvenir et embelli de ses apparitions les cimes les plus inaccessibles au pied de l’homme, les espaces les plus insaisissables à son espérance.
Ce jour-là il s’arrêta à l’entrée de la clairière profonde, et s’apprêta à retourner sur ses pas; car il vit devant lui un homme, et le plus beau site perd son charme quand celui qui vient y rêver ne s’y trouve plus seul.
Mais l’homme était beau et sévère comme le site. Son regard brillait comme le soleil levant, et les premiers feux du jour, qui coloraient le glacier, embrasaient aussi d’un reflet splendide le visage imposant du prêtre. C’était Magnus. Il semblait livré à de vives impressions. La douleur et la joie se peignaient tour à tour en lui. Cet homme semblait rajeuni par l’enthousiasme.
Dès qu’il aperçut Sténio, il accourut vers lui.
«Eh bien! jeune homme, lui dit-il d’un air triomphant, te voilà seul, te voilà triste, te voilà cherchant Dieu! La femme n’est plus!
—La femme! dit Sténio. Il n’en est pour moi qu’une seule au monde. Mais de laquelle parlez-vous?
—De la seule femme qui ait existé pour vous et pour moi dans le monde, de Lélia! Dites, jeune homme, est-elle bien morte? A-t-elle renié Dieu en rendant son âme au démon? Avez-vous vu la noire phalange des esprits, de ténèbres assiéger son chevet et tourmenter son agonie? Avez-vous vu sortir son âme maudite, sombre et livide, avec des ailes de feu et des ongles ensanglantés? Ah! maintenant, respirons! Dieu a purgé la terre, il a replongé Satan dans son chaos. Nous pouvons prier, nous pouvons espérer. Voyez comme le soleil se lève joyeux, comme les roses de la vallée s’ouvrent fraîches et vermeilles! Voyez comme les oiseaux secouent leurs ailes humides et reprennent leur essor avec souplesse! Tout renaît, tout espère, tout va vivre: Lélia est morte!
—Malheureux! s’écria Sténio en prenant le prêtre à la gorge, quels mots diaboliques avez-vous sur les lèvres? Quelle pensée de délire et de mort vous agite? D’où venez-vous? où avez-vous passé la nuit? D’où savez-vous ce que vous osez dire? Depuis quand avez-vous quitté Lélia?
—J’ai quitté Lélia par une matinée grise et froide. Le jour allait paraître. Le coq chantait d’une voix aigre; sa voix s’élevait dans le silence et frappait les toits habités des hommes comme une malédiction prophétique. La bise pleurait sous les porches déserts de la cathédrale. Je passai le long des arceaux extérieurs pour me rendre au logis de la femme qui se mourait. Les colonnettes dentelées cachaient leurs flèches dans le brouillard, et la grande statue de l’archange, qui s’élève du côté du levant, baignait son pâle front dans la vapeur matinale. Alors je vis distinctement l’archange agiter ses grandes ailes de pierre comme un aigle prêt à prendre sa volée, mais ses pieds restaient enchaînés au ciment de la corniche, et j’entendis sa voix qui disait: Lélia n’est pas morte encore! Alors passa une chouette qui rasa mon front de son aile humide, et qui répéta d’un ton amer: Lélia n’est pas morte! Et la vierge de marbre blanc, qui est enchâssée dans la niche de l’est, poussa un profond soupir et dit: Encore! avec une voix si faible, que je crus faire un songe, et que je m’arrêtai à plusieurs reprises le long du chemin pour m’assurer que je n’étais pas sous la puissance des rêves.
—Prêtre, dit Sténio, votre raison est troublée. De quelle matinée parlez-vous? Savez-vous depuis combien de temps les choses que vous dites se sont passées?
—Depuis ce temps, dit Magnus, j’ai vu le soleil se lever plusieurs fois dans sa gloire, et darder ses beaux rayons sur cette glace étincelante. Je ne saurais vous dire combien de fois. Depuis que Lélia n’est plus, je ne compte plus les jours, je ne compte plus les nuits, je laisse ma vie s’écouler pure et nonchalante comme le ruisseau de la colline. Mon âme est sauvée...
—Vous avez perdu l’esprit, Dieu soit loué! dit le jeune homme. Vous parlez de la maladie funeste qui faillit nous enlever Lélia, il y a un mois. Je vois, en effet, à vos cheveux et à votre barbe, que vous êtes depuis longtemps sur la montagne. Venez avec moi, homme malheureux; j’essaierai de vous soulager en écoutant le récit de vos douleurs.
—Mes douleurs ne sont plus, dit le prêtre avec un sourire qu’on eût pris pour une céleste inspiration, tant il était doux et calme. Je vis: Lélia est morte. Écoutez le récit de ma joie. Quand j’arrivai au logis de la femme, je sentis la terre trembler; et quand je voulus monter l’escalier, l’escalier recula par trois fois avant que je pusse y poser le pied. Mais quand les portes se furent ouvertes, je vis beaucoup de monde, et je me rappelai aussitôt quelle contenance un prêtre doit avoir devant le monde pour faire respecter Dieu et le prêtre. J’oubliai absolument Lélia. Je traversai les appartements sans trouble et sans crainte. Quand j’entrai dans le dernier, je ne me souvenais plus du tout du nom de la personne que j’allais voir; car, je vous le dis, il y avait là du monde, et je sentais le regard des hommes qui était sur moi tout entier. Connaissez-vous la pesanteur du regard des hommes? Vous est-il jamais arrivé d’essayer de le soulever? Oh! cela pèse plus que la montagne que voici; mais, pour le savoir au juste, il faut être prêtre et porter l’habit que vous voyez... Je m’en souviens, c’était un cabinet tout tendu de blanc, et tout rempli de piéges et d’embûches. D’abord je crus que je marchais sur la laine douce et fine d’un tapis; je crus voir des roses blanches dans des vases d’albâtre, et des lumières douces et blanches dans des globes de verre mat. Je crus aussi voir une femme vêtue de blanc et couchée sur un lit de satin blanc; mais quand elle tourna vers moi sa face livide, quand je rencontrai son regard d’airain, le charme qui pesait sur moi s’évanouit; je vis clair autour de moi, et je reconnus le lieu où l’on m’avait amené. Les roses se changèrent en couleuvres, et se tordirent sur leurs tiges en dressant vers moi leurs têtes menaçantes. Les murs se teignirent de sang, les vases de parfums se remplirent de larmes, et je vis que mes pieds ne touchaient plus la terre. Les lampes vomissaient des flammes rouges qui montaient vers la voûte en ardentes spirales, et qui m’étouffaient comme des remords. Je tournai encore les yeux vers le canapé: c’était toujours Lélia, mais elle était sur un réchaud embrasé, elle expirait dans d’atroces douleurs. Elle me demanda de la sauver, je m’en souviens bien; mais alors je me souvenais aussi des vaines prières que je lui avais faites en d’autres temps, des larmes inutiles que j’avais versées à ses pieds, et le ressentiment était dans mon cœur. Elle avait perdu mon âme, elle m’avait enlevé Dieu: j’étais content de me venger et de perdre son âme, et de lui enlever Dieu à mon tour. C’est pourquoi je l’ai maudite et j’ai été sauvé; et Dieu a récompensé mon courage, car aussitôt un nuage s’est répandu sur ma vue. Lélia a disparu, et les couleuvres aussi; et les langues de feu, et le sang, et les larmes ont disparu, et je me suis trouvé seul au pied des arceaux de la cathédrale. Le jour naissait, les vapeurs se dissipaient un peu; l’archange de pierre porta alors à ses lèvres la trompette que sa main tient immobile depuis plusieurs siècles: il en tira une fanfare éclatante dans laquelle je distinguai ce cri sauveur: Lélia n’est plus! La chouette rentra sous le chapiteau qui lui sert de retraite, en répétant: Lélia n’est plus! Alors la vierge de marbre blanc, cette vierge que je n’osais pas regarder quand je passais à ses pieds, parce qu’elle ressemblait à Lélia, cette vierge si pâle et si belle, qui avait sept glaives dans le sein et toutes les douleurs de l’âme sur le front tomba, brisée sur les marches de l’église. Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas cela. Dites-moi, avez-vous vu les débris?
—Je suis passé hier soir devant elle, répondit Sténio, et je vous assure qu’elle est toujours fort belle, et qu’elle est debout.
—Ne blasphémez pas, jeune homme, dit le prêtre avec un sérieux effrayant. Dieu vous frapperait de sa malédiction, il vous rendrait fou; je crains que vous ne le soyez déjà, car vous parlez comme un être privé de raison. Savez-vous ce que c’est que l’homme? Savez-vous ce que c’est que Dieu? Connaissez-vous la terre, connaissez-vous le ciel?
—Prêtre, laissez-moi vous quitter, dit Sténio, que l’aliéné voulait entraîner vers sa grotte. Je ne saurais écouter vos paroles sans terreur. Vous maudissez Lélia, vous la condamnez au néant, et vous osez parler de Dieu, et vous osez porter l’habit de ses ministres?
—Enfant, dit le prêtre, c’est parce que je crains Dieu, c’est parce que je respecte l’habit que je porte, que je maudis Lélia. Lélia! ma perte, ma séduction, ma ruine! Lélia! qu’il m’était défendu de posséder, de désirer même! Lélia! l’atroce et l’infâme qui est venue me chercher au fond du sanctuaire, qui a violé la sainteté de l’autel pour m’enivrer de ses infernales caresses!...
Alors passa une chouette qui... (Page 23.)
—Vous mentez! s’écria Sténio avec fureur. Lélia ne vous a jamais poursuivi, jamais aimé!...
—Eh! je le sais, dit tranquillement le prêtre. Vous ne me comprenez pas: écoutez, asseyez-vous avec moi sur le tronc de ce mélèze qui sert de pont au-dessus de l’abîme. Là, plus près de moi, votre main dans la mienne, ne craignez rien. L’arbre ploie, le torrent gronde, le gouffre écume là-bas, dans cette noire profondeur, juste au-dessous de nous: cela est beau! c’est l’image de la vie.»
En parlant ainsi, l’insensé entourait Sténio de ses bras crispés par la fièvre. Il était plus grand que lui de toute la tête, et le délire augmentait horriblement sa force musculaire. Son regard morne plongeait dans le gouffre et en mesurait la profondeur, tandis que ses mains distraites et convulsives semblaient toutes prêtes à y précipiter le jeune homme. Malgré le péril de cette situation, Sténio était si avide de ce qu’il allait entendre, le secret qui était entre Lélia et le prêtre torturait depuis si longtemps son âme jalouse, qu’il resta tranquillement assis sur l’unique solive qui tremblait au-dessus du précipice.
Cela s’appelle le pont d’enfer. Chaque gorge, chaque torrent a son passage périlleux décoré du même nom emphatique, et praticable seulement aux chamois, aux hardis chasseurs et aux sveltes filles de la montagne.
«Écoute, écoute, dit le prêtre, il y avait deux Lélia: tu n’as pas su cela, jeune homme, parce que tu n’étais pas prêtre, parce que tu n’avais ni révélations, ni visions, ni pressentiments. Tu vivais naturellement, et d’une grosse vie facile et commune; moi j’étais prêtre, je connaissais les choses du ciel et de la terre, je voyais Lélia double et complète, femme et idée, espoir et réalité, corps et âme, don et promesse; je voyais Lélia telle qu’elle est sortie du sein de Dieu: beauté, c’est-à-dire tentation; espoir, c’est-à-dire épreuve; bienfait, c’est-à-dire mensonge; me comprenez-vous? Oh! ceci est bien clair pourtant, et, si tous les hommes n’étaient pas fous, ils écouteraient la parole d’un homme sage, ils connaîtraient le danger, ils se méfieraient de l’ennemi. C’était mon ennemi, à moi, il était double, il s’asseyait le soir dans la galerie de la nef; je le voyais bien, je ne connaissais que trop la place où il avait l’habitude de paraître. C’était dans une riche travée toute drapée de velours bleu pâle; je la vois encore cette place maudite! C’était entre deux colonnes élancées qui la portaient suspendue entre la voûte et le sol, sur leurs frêles guirlandes de pierre. Il y avait deux anges sculptés, blancs comme la neige, beaux comme l’espoir, qui entrelaçaient leurs blanches mains et croisaient leurs ailes de marbre sur l’écusson de la balustrade. C’était justement là qu’elle venait s’asseoir. Elle se penchait avec un calme impie, elle appuyait son coude insolent sur les fronts inclinés de ces deux beaux anges; elle jouait avec la frange d’argent des draperies, elle dérangeait les boucles de sa chevelure, elle promenait son regard audacieux sur le temple, au lieu de courber la tête et d’adorer l’Éternel. Oh non! elle ne venait pas là pour prier! Elle venait pour se désennuyer, se faire voir comme en spectacle, se délasser des fêtes et des mascarades, en écoutant pendant une heure les accents de l’orgue et la poésie des cantiques. Et vous tous, vous étiez là, jeunes vieux, riches et nobles, suivant des yeux chacun de ses mouvements, épiant ses moindres regards, vous efforçant de saisir sa pensée dans la profondeur impénétrable de ses orbites, et vous agitant comme des damnés dans leur tombe à l’heure de minuit pour attirer sur vous l’attention enviée de la femme. Mais elle! mais Lélia! Oh! qu’elle était grande, qu’elle était imposante! Comme elle planait avec dédain sur les hommes! Comme je l’aimais alors, comme je la bénissais pour son orgueil! Comme je la voyais belle sous le reflet mat des bougies, pâle et grave, fière et douce pourtant! Oh! vous ne la possédiez pas, vous autres! Vous ne saviez pas ce qui se passait dans son cœur, son regard ne vous le révélait jamais, vous n’étiez pas plus heureux que moi! Comme cette pensée m’attachait à elle! Dites, dites! avez-vous jamais saisi son âme? Avez-vous deviné l’idée qui fermentait dans son grand front? Avez-vous creusé son cerveau et fouillé dans les trésors de sa pensée? Non! vous ne l’avez pas fait. Lélia ne vous a pas appartenu non plus. Vous ne savez ce que c’est que Lélia. Vous l’avez vue sourire tristement, ou rêver d’un air ennuyé; vous n’avez pas vu son sein se gonfler, ses larmes couler; sa colère, sa haine ou son amour, vous ne les avez pas vus se répandre! Dites, jeune homme, vous n’êtes pas plus heureux que moi! Si vous me disiez le contraire, entendez-vous, cet abîme ne serait pas assez profond pour vous recevoir!
En parlant ainsi, l’insensé entourait Sténio... (Page 24.)
—Et l’autre Lélia, qu’est-ce donc? reprit le jeune homme sans s’effrayer le moins du monde de l’exaspération de Magnus.
—L’autre Lélia! s’écria Magnus en se frappant le front comme si une atroce douleur, s’y fût réveillée. L’autre! c’était un monstre hideux, une harpie, un spectre; et pourtant c’était bien la même Lélia, c’était seulement son autre moitié!
—Mais où la rencontriez-vous? dit Sténio avec inquiétude.
—Oh! partout, dit le prêtre; le soir, quand l’office était fini, quand les cierges venaient de s’éteindre et que la foule s’écoulait par les portes de l’église, pressée sur les traces de la femme qu’on appelait Lélia, et qui s’en allait lente et blême, enveloppée dans son manteau de velours noir, traînant à sa suite un cortège à qui elle ne daignait pas jeter un regard... je la suivais aussi avec mes yeux, avec mon âme, et je sentais que j’étais prêtre; j’étais enchaîné au pied de l’autel; je ne pouvais pas courir sous le porche, me mêler à la foule, ramasser son gant, dérober une feuille de rose échappée à son bouquet. Je ne pouvais pas lui offrir l’eau du bénitier et toucher ses grandes mains effilées, si molles et si belles!
—Et si froides! dit Sténio entraîné par l’attention. Ce granit, incessamment lavé par l’eau qui s’échappe du glacier, n’est pas plus froid que la main de Lélia, à quelque heure qu’on la saisisse.
—Vous l’avez donc touchée?» dit le prêtre en l’étreignant avec rage.
Sténio le domina par un de ces regards magnétiques où la volonté de l’homme se concentre au point de subjuguer la volonté même des animaux féroces.
«Continuez! lui dit-il; je vous ordonne de continuer votre récit, ou, avec mon regard, je vous fais tomber dans le gouffre.»
Le fou pâlit et reprit son récit avec la sotte frayeur d’un enfant.
«Eh bien! dit-il d’une voix tremblante et avec un regard timide, sachez ce qui m’arrivait alors: je reniais Dieu, je maudissais mon destin, je déchirais avec mes ongles les dentelles de l’aube sans tache dont j’étais revêtu. Oh! je perdais mon âme, et pourtant je luttais... Alors... ô mon Dieu, par quelles épreuves vous me faisiez passer!... Je voyais du fond de la nef assombrie venir une ombre qui semblait fendre la pierre des cercueils. Et cette ombre, insaisissable et flottante d’abord, grandissait avec mon épouvante et venait me saisir dans ses bras livides. C’était une horrible apparition: je me débattais contre elle, je l’implorais en vain, je me jetais à genoux devant elle comme devant Dieu.
«Lélia, Lélia! lui disais-je, que me demandes-tu? que veux-tu de moi? Ne t’ai-je pas offert un culte profane dans mon cœur? Ton nom ne s’est-il pas mêlé sur mes lèvres aux noms sacrés de la Vierge et des anges? N’est-ce pas vers toi que ma main lançait les flots de l’encens? Ne t’ai-je placée dans le ciel à côté de Dieu même, demandeuse insatiable? Que n’ai-je pas fait pour toi! A quelles pensées terribles et impies n’ai-je pas ouvert mon sein! Oh! laisse-moi, laisse-moi prier Dieu, afin que ce soir il me pardonne et que je puisse aller dormir sans que la damnation pèse sur moi! Mais elle ne m’écoutait pas, elle m’enlaçait de ses cheveux noirs, de ses yeux noirs, de son étrange sourire, et je me battais avec cette ombre impitoyable jusqu’à tomber épuisé, mourant, sur les marches du sanctuaire.
«Eh bien! parfois, à force de m’humilier devant Dieu, à force d’arroser le marbre avec mes larmes, il m’arrivait de retrouver un peu de calme. Je rentrais consolé, je regagnais ma cellule silencieuse, accablé de fatigue et de sommeil. Mais savez-vous ce que faisait Lélia, ce qu’elle imaginait, la railleuse impie, pour me désespérer et me perdre? Elle entrait dans ma cellule avant moi, elle se blottissait maligne et souple dans le tapis de mon prie-Dieu ou dans le sable de ma pendule, ou bien dans les jasmins de ma fenêtre; et à peine avais-je commencé ma dernière oraison, qu’elle surgissait tout à coup devant moi, et posait sa froide main sur mon épaule en disant:
Me voici! Alors il fallait soulever mes paupières appesanties, et lutter de nouveau avec mon cœur troublé, et redire l’exorcisme jusqu’à ce que le fantôme fût dissipé. Parfois même il se couchait sur mon lit, sur mon pauvre lit solitaire et froid; il s’étendait sur ce grabat, l’horrible spectre; et quand j’entrouvrais les rideaux de serge pour m’approcher de ma couche, je le trouvais là qui me tendait les bras et qui riait de mon épouvante! O mon Dieu! que j’ai souffert! O femme, ô rêve, ô désir! que tu m’as fait de mal! Que de formes tu as prises pour entrer chez moi! Que de mensonges tu m’as faits! Que de piéges tu m’as tendus!
—Magnus, dit Sténio avec amertume, taisez-vous! vos paroles me font monter le sang au visage. Il n’y a que l’imagination d’un prêtre qui soit assez impudique pour flétrir ainsi Lélia.
—Non! dit le prêtre, je ne l’ai pas profanée même en rêve. Dieu me voit et m’entend, qu’il me précipite dans ce gouffre si je mens! J’ai courageusement résisté, j’ai usé mon âme, j’ai épuisé ma vie à ce combat, et je n’ai jamais cédé, et l’ombre de Lélia est toujours sortie vierge de ces nuits terribles. Est-ce ma faute si la tentation fut grande? Pourquoi l’esprit de cette femme s’attachait-il à tous mes pas? Pourquoi venait-il me chercher partout? Tantôt, assis au tribunal sacré de la confession, j’écoutais avec recueillement les tristes aveux d’une femme sillonnée de rides et couverte de haillons; et, s’il m’arrivait de jeter les yeux sur elle en lui répondant, savez-vous quelle figure m’apparaissait aux barreaux du confessionnal, au lieu de la face jaune et flétrie de la vieille? La figure pâle et le regard méchant et froid de Lélia. Alors ma parole restait paralysée sur mes lèvres; une sueur pénible inondait mon front, un nuage passait sur mes yeux; il me semblait que j’allais mourir. Ma langue cherchait vainement une formule d’exorcisme, j’oubliais jusqu’au nom du Très-Haut; je ne pouvais invoquer aucune puissance céleste, et cette hallucination ne cessait qu’à la voix rauque et cassée de la vieille qui me demandait l’absolution. Moi absoudre, moi délier les âmes, moi dont l’âme était enchaînée par un pouvoir infernal! Mais heureusement Lélia n’est plus, elle s’est damnée; et moi je vis, je serai sauvé! Car, je l’avoue, tant qu’elle a vécu, j’étais en proie à d’horribles tentations; des pensées bien plus destructives que tout ce que je vous ai dit fermentaient dans mon cerveau, et s’y tenaient victorieuses pendant des jours entiers. Ces pensées, c’était le doute, c’était l’athéisme qui pénétrait en moi comme un venin. Il y avait des jours où j’étais si las de combattre, où l’espoir du salut me luisait si faible et si lointain, que je me rejetais de toute ma force dans la vie présente. Eh bien! me disais-je soyons heureux au moins un jour, soyons homme, puisque nous ne pouvons être ange. Pourquoi une loi de mort pèserait-elle sur moi? Pourquoi consentirais-je à être retranché de la vie des hommes, en échange d’une chimère d’avenir? Ils sont heureux, ils sont libres, les autres! Ils respirent à l’aise, ils marchent, ils commandent, ils aiment, ils vivent; et moi je suis un cadavre étendu sur un cercueil, la dépouille d’un homme attaché à un débris de religion! Ils placent leur espoir en cette vie; ils peuvent le réaliser, car ils peuvent agir. Et d’ailleurs les choses que nous voyons existent; la femme qu’on peut étreindre dans ses bras n’est pas une ombre. Moi je n’ai que l’espoir d’une autre vie, et qui m’en répondra? Mon Dieu, vous n’existez donc pas, puisque vous me laissez en proie à ces affreuses incertitudes? Il fut un temps, dit-on, où vous faisiez des miracles pour soutenir la foi chancelante des hommes; vous avez envoyé un ange pour toucher d’un charbon embrasé la lèvre muette d’Isaïe; vous êtes apparu dans le buisson ardent, dans la nuée d’or, dans la brise des nuits; et maintenant vous êtes sourd, vous restez indifférent à nos erreurs et a nos fautes. Vous avez abandonné votre peuple, vous ne tendez plus la main à celui qui s’égare, vous n’adressez plus une parole d’encouragement et de force à celui qui souffre et combat pour vous. Oh! vous n’êtes que mensonge et vain orgueil de l’homme, vous n’êtes rien, vous n’êtes pas!...
«Ainsi je blasphémais et je me laissais emporter à la fougue des désirs. Oh! si j’avais osé m’y livrer tout à fait!... si j’avais osé revendiquer ma part de vie et posséder Lélia seulement par la volonté!... Mais cela même je ne l’osais pas. Il y avait toujours au fond de moi une crainte morne et stupide qui glaçait mon sang au plus fort de la fièvre. Satan ne voulait ni me prendre ni me lâcher. Dieu ne daignait ni m’appeler ni me repousser. Mais tous mes maux sont finis, car Lélia est morte, et je reviens à la foi; elle est bien morte, n’est-ce pas?»
Le prêtre pencha sa tête sur son sein et tomba dans une profonde rêverie. Sténio le quitta sans qu’il s’en aperçût.
XXIV.
VALMARINA.
Comme Sténio revenait durant la nuit vers les villes, il rencontra, au sortir de la montagne, Edméo qui, croisant ses pas, s’enfonçait rapidement, et sans le voir, dans les sombres défilés qu’il venait de quitter.
«Où cours-tu si mystérieux et si pressé? dit Sténio à son jeune ami. Toi que j’ai toujours connu philosophe, aurais-tu donc abjuré la sublime sagesse pour quelque passion humaine, pour quelque intérêt de la terre? Parle-moi; j’ai beaucoup souffert depuis que nous nous sommes quittés, j’ai besoin que quelqu’un m’encourage à vivre ou à mourir. Mon âme est tombée dans une étrange détresse. Mille espérances me convient, mille frayeurs m’arrêtent; quoi que tu me conseilles en cet instant, je veux le faire. Je regarde cette rencontre comme un coup du sort; je regarderai ta voix comme la voix du destin. Dis-moi où tu vas dans la vie? Dis-moi ce que tu cherches et ce que tu évites, ce que tu crois et ce que tu nies? Dis-moi si tu as fait ton choix entre un modeste bonheur et une noble souffrance?...»
Edméo, pressé de questions, céda au désir de son ami. Il s’assit à ses côtés, sur la mousse du rocher, au pied d’une croix de pierre à demi brisée, et prit la main de Sténio dans les siennes.
«Avant de le répondre, dit-il, permets que je t’interroge. Avant d’accepter le rôle de père que tu m’imposes, il faut que tu m’accordes celui de confesseur. Conte-moi ta vie depuis un an, dis-moi ton âme tout entière.»
Sténio raconta son amour, ses incertitudes, ses souffrances, ses désirs, son espoir. Il parlait avec feu, son front brûlait sous sa chevelure humide, et sa main tremblait dans celle du jeune homme. Quand il eut fini, Edméo ne lui répondit que par un sourire mélancolique; et, après avoir quelque temps rêvé, il consentit enfin à répondre.
«Tu m’as parlé, lui dit-il, d’un monde qui m’est encore inconnu, et dont je comprends pourtant les mystères. Tout ce que tu m’as dit, je l’avais pressenti, je l’avais rêvé. Plus d’une fois mon cœur a palpité, plus d’une fois mon front a brûlé au récit de tes transports, à l’idée de tes espérances. Mais déjà ces riantes chimères s’évanouissent comme la vapeur du crépuscule. Regarde cette étoile blanche qui monte là-bas sur le pic neigeux...
—C’est Sirius, dit Sténio. Est-ce là l’unique objet de ton culte? T’es-tu adonné exclusivement à la science?»
Edméo secoua la tête.
«Quoique j’eusse le goût des éludes sérieuses, dit-il, entre la vie de l’intelligence et la vie du cœur, telle que tu viens de me la dépeindre, je n’eusse pas hésité un instant. J’ai à peine un an de plus que toi, Sténio, et quoique je n’aie pas le don de poésie, quoique mon œil soit terne et mes manières réservées auprès des femmes, je n’ai pu, sans frémir, effleurer le vêtement de la belle Lélia...
—Lélia! s’écria Sténio, je ne vous l’ai pas nommée! Eh quoi! si j’interrogeais ce rocher, il prendrait une voix pour me répondre: Lélia! Et d’où connaissez-vous Lélia et d’où savez-vous que je l’aime, Edméo?
—Je l’ai quittée il y a une heure, répondit Edméo; j’étais chargé pour elle d’un message important, je lui ai parlé un instant... Sa figure, sa voix, ses manières, tout en elle m’a semblé étrange, et j’étais troublé en la quittant. Quand je vous ai rencontré, je ne vous ai pas vu, parce que j’étais préoccupé. L’image de cette grande femme pâle flottait devant moi. Ses paroles sont froides, Sténio, son regard est sombre, son âme semble d’airain; mais ses actions sont grandes, et sa tristesse est profonde et solennelle. Quand tu m’as décrit l’objet de ta passion, était-il possible que je ne reconnusse pas la femme que je venais de voir, et dont j’avais l’âme toute remplie?
—Mais tu l’aimes, malheureux! s’écria Sténio; toi aussi, tu l’aimes?
—Que t’importe, dit Edméo en souriant avec amertume, je ne la reverrai sans doute jamais. Rassure-toi, je n’ai pas le temps d’aimer. Ma vie est absorbée par d’autres soins.
—Mais qu’allais-tu chercher auprès de Lélia? quel message avais-tu pour elle?
—Ceci n’est point un secret, je puis te le dire; j’allais lui demander des secours pour des malheureux: elle m’a remis quelque chose qui ressemble à la rançon d’un roi, avec la même simplicité qu’une autre eût mise à me donner une obole...
—Oh! elle est grande, elle est bonne, n’est-ce pas? s’écria Sténio.
—Elle est riche et libérale, répondit Edméo; j’ignore si elle est bonne. Elle a lu d’un œil sec la lettre que je lui ai remise. Elle ne m’a fait aucune question sur celui qui la lui avait écrite. Elle a souri quand je lui ai parlé de certaines espérances religieuses et sociales. Puis elle m’a tendu une main glacée, en me disant: Ne parlez pas avec moi si vous voulez conserver la foi...
—Elle a reçu froidement ce message? dit Sténio avec agitation. Eh bien! je ne sais pourquoi, je suis heureux de cette indifférence... Ne pouvez-vous me dire par qui vous étiez envoyé, Edméo?
—Avez-vous quelquefois entendu parler de Valmarina? dit le voyageur.
—Vous prononcez un nom qui me pénètre jusqu’au cœur, répondit le poëte. Tout ce qu’on m’a raconté de la vertu, du dévoûment et de la charité de cet homme, m’avait semblé fabuleux. Existe-t-il vraiment un homme qui s’appelle ainsi, et qui ait fait les actions qu’on lui attribue?
—Cet homme est plus respectable encore et plus bienfaisant qu’on ne l’imagine, repartit Edméo. Si vous le connaissiez, ami, vous comprendriez qu’il est quelque chose de plus puissant et de plus précieux sur la terre que la beauté, l’amour, la poésie ou la gloire...
—La vertu! dit Sténio; oui, on dit que cet homme est la vertu personnifiée; partez-moi de lui, faites-le-moi connaître. Tant de bruits divers circulent sur son compte, sa renommée est une légende si merveilleuse, que les femmes vont jusqu’à lui attribuer le don des miracles.
—Cette renommée qu’il a tant évitée fait son supplice, répondit Edméo. Sa modestie, son amour pour l’obscurité est poussé jusqu’à la bizarrerie, et, par une bizarrerie non moins remarquable de la destinée, cette réputation, que tant d’hommes cherchent en vain et qu’il fuit si obstinément, s’attache obstinément à ses pas.
—Est-il vrai, dit Sténio, qu’aucun de ceux qu’il a protégés, assistés ou sauvés, n’ait jamais vu ses traits, et que pendant longtemps il ait réussi à tenir cachée la source des bienfaits qu’il répandait sur les malheureux?
—Tant que sa fortune immense a suffi à ses bienfaits, il a réussi à rester ignoré. Mais il a fallu, pour continuer ce rôle sublime, qu’il établît des relations avec des âmes sœurs de la sienne, et qu’il formât une association.
—Arrêtez! dit Sténio vivement, vous en faites partie?...
—Je ne fais partie d’aucun corps, répondit Edméo; je me suis fait l’ami, le disciple et l’agent de Valmarina. Je ne savais à quoi employer ma jeunesse. Je sentais en moi de grands instincts d’énergie, de grands besoins de cœur. L’amour me semblait une passion égoïste; la science, une occupation desséchante; l’ambition, un amusement puéril. J’ai rencontré la vertu sur mon chemin; je me suis laissé emmener par elle. Je lui ai fait quelques sacrifices. Peut-être en aurai-je de plus grands à lui faire. Je sens qu’elle peut m’en récompenser, et que je ne les regretterai jamais.
—Ton langage simple, ta pieuse conviction me saisissent, dit Sténio. J’ai envie de renoncer à l’amour, j’ai envie de tout quitter pour te suivre. Où vas-tu maintenant?
—Je retourne vers celui qui m’a envoyé.
—Conduis-moi vers lui. Je veux qu’il me guérisse de ma folle passion; je veux qu’il m’arrache ma souffrance et me donne un bonheur pur dont je jouirai sans trembler sans cesse pour le lendemain... Partons ensemble!...
—Je ne puis t’emmener, dit Edméo. Songe au mystère dont Valmarina aime à s’envelopper. Il n’est permis à aucun de ses amis de lui présenter un nouveau disciple à l’improviste. Je lui parlerai de toi, et s’il te juge propre à marcher dans cette rude carrière...
—Qu’a-t-elle donc de si rude? reprit l’enthousiaste Sténio. Depuis que j’existe, je rêve les grandeurs du renoncement aux faux biens de ce monde, et la conquête des biens immatériels. Quand, pour mon malheur, j’ai rencontré Lélia, j’avais l’imagination toute pleine de Valmarina. Je voulais aller le joindre. Ce funeste amour m’a détourné de la voie; mais je comprends, à cette heure, que la Providence t’envoie vers moi pour me sauver...
—Que Dieu t’entende! Puisses-tu dire la vérité, Sténio! mais permets-moi de douter encore de ta résolution. Un regard de Lélia la fera envoler comme cette neige fraîchement tombée que la brise balaie autour de nous...
—Tu ne veux pas de moi? dit Sténio avec véhémence. Je comprends! Fier de ta facile sagesse, vierge de toute affection humaine, tu te plais à douter de moi pour me rabaisser. Emmène-moi pendant que l’enthousiasme me possède, ou je croirai, Edméo, que toute ta vertu c’est de l’orgueil.»
Edméo resta muet à cette accusation. Il combattit le désir d’y répondre; puis, se levant, il se prépara à quitter Sténio. Celui-ci le retint encore...
«Eh bien! dit le jeune exalté, ton silence stoïque m’éclaire, Edméo, et maintenant je suis sûr de ce que je ne faisais que pressentir. On me l’a dit, et tu veux en vain me donner le change, Valmarina est quelque chose de plus qu’un homme bienfaisant et un consolateur ingénieux. L’œuvre sainte que vous accomplissez ne se borne pas à des actes particuliers de dévoûment. Et toi-même, Edméo, tu ne t’es pas voué au simple rôle d’aumônier d’un riche philanthrope. Une mission plus vaste t’est confiée. Les richesses de Lélia serviront peut-être à racheter des captifs et à secourir des indigents, mais ce ne seront pas des captifs insignifiants et des indigents vulgaires. Valmarina versera peut-être son sang avec son or; et pour toi, tu aspires à quelque chose de plus que des bénédictions de mendiant; tu as rêvé le laurier du martyre. C’est pour de telles choses, et non pour d’autres, que tu marches seul et rapide dans la nuit froide et silencieuse...
«Ne me réponds pas, Edméo, ajouta Sténio en voyant que son ami cherchait à éluder ses questions. Tu es encore trop trop jeune pour parler, sans trouble, de tes secrets. Tu sais te taire; tu ne saurais pas feindre. Laisse à mon cœur la joie de te deviner et la délicatesse de ne pas t’interroger davantage. Je sais ce que je voulais.
—Et si ce que tu supposes était la vérité, dit Edméo, viendrais-tu avec moi?
—Je sais maintenant que je ne le puis pas, repartit Sténio; je sais que je ne serais pas admis auprès de Valmarina sans de longues et terribles épreuves. Je sais qu’avant tout il me serait prescrit de renoncer pour jamais à Lélia... Oh! je le sais, malgré les liens qui unissent sa mystérieuse destinée à vos destins héroïques, on me demanderait la preuve de ma vertu, le gage de ma force; je n’en aurais pas d’autre à fournir que mon amour vaincu, et je ne le fournirais pas.
—J’en étais bien sûr, dit Edméo avec un soupir. J’ai vu Lélia! Adieu donc, ami! Si un jour, détrompé de ce prestige ou rebuté dans tes espérances...
—Oui, certes! s’écria Sténio en serrant la main de son ami;» puis il la laissa retomber en ajoutant: Peut-être!... Et un instant après, l’espoir, se réveillant dans son cœur, lui disait tout bas: Jamais!
Quelques moments après qu’ils se furent séparés, Edméo, qui marchait vers le nord, étant parvenu au sommet de la montagne, entonna, ainsi qu’il l’avait promis à Sténio, un chant d’adieu. Sténio était resté assis sur le rocher. La nuit était pure et froide, la terre sèche et l’air sonore. La voix mâle d’Edméo chanta cet hymne qui parvint distinct à l’oreille de son ami:
«Sirius, roi des longues nuits, soleil du sombre hiver, toi qui devances l’aube en automne, et te plonges sous notre horizon à la suite du soleil au printemps! frère du soleil, Sirius, monarque du firmament, toi qui braves la blanche clarté de la lune quand tous les autres astres pâlissent devant elle, et qui perces de ton œil de feu le voile épais des nuits brumeuses! molosse à la gueule enflammée, qui toujours lèches le pied sanglant du terrible Orion, et, suivi de ton cortége étincelant, montes dans les hautes régions de l’empirée, sans égal et sans rivaux! ô le plus beau, le plus grand, le plus éclatant des flambeaux de la nuit, répands tes blancs rayons sur ma chevelure humide, rends l’espoir à mon âme tremblante et la force à mes membres glacés! Brille sur ma tête, éclaire ma route, verse-moi les flots de ta riche lumière! Roi de la nuit, guide-moi vers l’ami de mon cœur. Protège ma course mystérieuse dans les ténèbres; celui vers qui je vais est, parmi les hommes, comme toi parmi la foule secondaire des innombrables étoiles.
«Comme toi, mon maître est grand, comme toi, il a l’éclat et la puissance; comme toi, il pénètre d’un regard flamboyant; comme toi, il répand la lumière; comme toi, il règne sur la nuit glacée; comme toi, il marque la fin des beaux jours!
«Sirius, tu n’es pas l’étoile de l’amour, tu n’es pas l’astre de l’espérance. Le rossignol ne s’inspire pas de ta mâle beauté, et les fleurs ne s’ouvrent pas sous ton austère influence. L’aigle des montagnes te salue au matin d’une voix triste et farouche; la neige s’amasse sous ton regard impassible, et la bise chante tes splendeurs sur les cordes d’airain de sa harpe lugubre.
«C’est ainsi que l’âme où tu règnes, ô vertu! ne s’ouvre plus ni à l’espoir ni à la tendresse; elle est scellée comme un cercueil de plomb, comme la nuit hyperboréenne aux confins de l’horizon quand Sirius est à la moitié de sa course. Elle est morne comme l’hiver, obscure comme un ciel sans lune, et traversée d’un seul rayon froid et pénétrant comme l’acier. Elle est ensevelie sous un linceul, elle n’a plus ni transports, ni chants, ni sourires.
«Mon âme, c’est la nuit, c’est le froid, c’est le silence; mais ta splendeur, ô vertu! c’est le rayon de Sirius éclatant et sublime.»
La voix se perdit dans l’espace. Sténio resta quelques instants absorbé; puis il descendit vers la vallée, les yeux fixés sur Vénus qui se levait à l’horizon.
XXV.
Le printemps était revenu, et avec lui le chant des oiseaux et le parfum des fleurs nouvelles. Le jour finissait, les rougeurs du couchant s’effaçaient sous les teintes violettes de la nuit: Lélia rêvait sur la terrasse de la villa Viola. C’était une riche maison qu’un Italien avait fait bâtir pour sa maîtresse à l’entrée de ces montagnes. Elle y était morte de chagrin; et l’Italien, ne voulant plus habiter un lieu qui lui rappelait de douloureux souvenirs, avait loué à des étrangers les jardins qui renfermaient la tombe, et la villa qui portait le nom de sa bien-aimée. Il y a des douleurs qui se nourrissent d’elles-mêmes; il y en a qui s’effraient et qui se fuient comme des remords.
Molle et paresseuse comme la brise, comme l’onde, comme tout ce jour de mai si doux et si somnolent, Lélia, penchée sur la balustrade, plongeait du regard dans la plus belle vallée que le pied de l’homme civilisé ait foulée. Le soleil était descendu derrière l’horizon, et pourtant le lac conservait encore un ton rouge ardent comme si l’antique dieu, qu’on supposait rentrer chaque soir dans les flots, se fût en effet plongé dans sa masse transparente.
Lélia rêvait. Elle écoutait le murmure confus de la vallée, les cris des jeunes agneaux qui venaient s’agenouiller devant leurs mères, le bruit de l’eau dont on commençait à ouvrir les écluses, la voix des grands pâtres bronzés, qui ont un profil grec, de pittoresques haillons, et qui chantent d’un ton guttural en descendant la montagne, l’escopette sur l’épaule. Elle écoutait aussi la clochette au timbre grêle qui sonne au cou des longues vaches tigrées, et l’aboiement sonore de ces grands chiens de race primitive qui font bondir les échos sur le flanc des ravins.
Lélia était calme et radieuse comme le ciel. Sténio fit apporter la harpe, et lui chanta ses hymnes les plus beaux. Pendant qu’il chantait, la nuit descendait, toujours lente et solennelle, comme les graves accords de la harpe, comme les belles notes de la voix suave et mâle du poëte. Quand il eut fini, le ciel était perdu sous ce premier manteau gris dont la nuit se revêt, alors que les étoiles tremblantes osent à peine se montrer lointaines et pâles comme un faible espoir au sein du doute. A peine une ligne blanche perdue dans la brume se dessinait au pourtour de l’horizon. C’était la dernière lueur du crépuscule, le dernier adieu du jour.
Alors ses bras tombèrent, le son de la harpe expira, et le jeune homme, se prosternant devant Lélia, lui demanda un mot d’amour ou de pitié, un signe de vie ou de tendresse. Lélia prit la main de l’enfant, et la porta à ses yeux: elle pleurait.
«Oh! s’écria-t-il avec transport, tu pleures! Tu vis donc enfin?»
Lélia passa ses doigts dans les cheveux parfumés de Sténio, et, attirant sa tête sur son sein, elle la couvrit de baisers. Rarement il lui était arrivé d’effleurer ce beau front de ses lèvres. Une caresse de Lélia était un don du ciel aussi rare qu’une fleur oubliée par l’hiver, et qu’on trouve épanouie sur la neige. Aussi cette brusque et brûlante effusion faillit coûter la vie à l’enfant qui avait reçu des lèvres froides de Lélia le premier baiser de l’amour. Il devint pâle, son cœur cessa de battre; près de mourir, il la repoussa de toute sa force, car il n’avait jamais tant craint la mort qu’en cet instant où la vie se révélait à lui.
Il avait besoin de parler pour échapper à cet excès de bonheur qui était douloureux comme la fièvre.
«Oh!, dis-moi, s’écria-t-il en s’échappant de ses bras, dis-moi que tu m’aimes enfin!
—Ne te l’ai-je pas dit déjà? lui répondit-elle avec un regard et un sourire que Murillo eût donnés à la Vierge emportée aux cieux par les anges.
—Non, tu ne me l’as pas dit, répondit-il; tu m’as dit, un jour où tu allais mourir, que tu voulais aimer. Cela voulait dire qu’au moment de perdre la vie tu regrettais de n’avoir pas vécu.
—Vous croyez donc cela, Sténio? dit-elle avec un ton de coquetterie moqueuse.
—Je ne crois rien, mais je cherche à vous deviner. O Lélia! vous m’avez promis d’essayer d’aimer; c’est là tout ce que vous m’avez promis.
—Sans doute, dit Lélia froidement, je n’ai pas promis de réussir.
—Mais espères-tu que tu pourras m’aimer enfin? lui dit-il d’une voix triste et douce qui remua toute l’âme de Lélia.»
Elle l’entoura de ses bras et le pressa contre son cœur avec une force surhumaine. Sténio, qui voulait encore lui résister, se sentit dominé par cette puissance qui le glaçait d’effroi. Son sang bouillonnait comme la lave et se figeait comme elle. Il avait tour à tour chaud et froid, il était mal et il était bien. Était-ce la joie, était-ce l’angoisse? il ne le savait pas. C’était l’un et l’autre, c’était plus que cela encore: c’était l’amour et la honte, le désir et l’effroi, l’extase et l’agonie.
Enfin le courage lui revint. Il se rappela de combien de vœux délirants il avait appelé cette heure de trouble et de transports; il se méprisa pour la pusillanime timidité qui l’arrêtait, et, s’abandonnant à un élan qui avait quelque chose de désespéré, il maîtrisa la femme à son tour, il l’étreignit dans ses bras, il colla sa bouche à cette bouche pâle et froide dont le contact l’étonnait encore... Mais Lélia, le repoussant tout à coup, lui dit d’une voix sèche et dure:
«Laissez-moi, je ne vous aime plus!»
Sténio tomba anéanti sur les dalles de la terrasse. C’est alors que réellement il se crut près de mourir en sentant le froid de la honte étrangler tout à coup cette rage d’amour et cette fièvre d’attente.
Lélia se mit à rire; la colère le ranima, il se releva, et délibéra un instant s’il ne la tuerait pas.
Mais cette femme était si indifférente à la vie, qu’il n’y avait pas plus moyen de se venger d’elle que de l’effrayer. Sténio essaya d’être philosophique et froid; mais au bout de trois mots il se mit à pleurer.
Alors Lélia l’embrassa de nouveau, et, comme il essayait de lui rendre ses caresses, elle lui dit en le repoussant: «Prends garde, ne risquons pas nos trésors, ne les confions pas aux caprices de la mer.
—Soyez maudite! s’écria-t-il en essayant de se lever pour la fuir.»
Elle le retint.
«Reviens, lui dit-elle, reviens près de mon cœur. Je t’aimais tant tout à l’heure, alors que, peureux et naïf, tu recevais mes baisers presque malgré toi! Tiens, lorsque tu m’as dit ce mot: Espères-tu que tu pourras m’aimer? j’ai senti que je t’adorais. Tu étais si humble alors! Reste ainsi, c’est ainsi que je t’aime. Quand je te vois trembler et reculer devant l’amour qui te cherche, il me semble que je suis plus jeune et plus confiante que toi. Cela m’enorgueillit et me charme, la vie ne me décourage plus, car je m’imagine alors que je puis te la donner; mais quand tu t’enhardis, quand tu demandes plus qu’il n’est en moi d’oser, je perds l’espoir, je m’effraie d’aimer et de vivre. Je souffre et je regrette de m’être abusée une fois de plus.
—Pauvre femme! dit Sténio vaincu par la pitié.
—Oh! ne peux-tu rester ainsi craintif et palpitant sous mes caresses? lui dit-elle en attirant encore sa tête sur ses genoux. Tiens, laisse-moi passer ma main autour de ton cou blanc et poli comme un marbre antique, laisse-moi sentir tes cheveux, si doux et si souples se rouler et s’attacher à mes doigts. Comme ta poitrine est blanche, jeune homme! Comme ton cœur y bat rude et violent! C’est bien, mon enfant; mais ce cœur renferme-t-il le germe de quelque mâle vertu? Traversera-t-il la vie sans se corrompre ou sans se sécher? Voici la lune qui monte au-dessus de toi et réfléchit son rayon dans tes yeux. Respire dans cette brise l’herbe et la prairie en fleurs. Je reconnais l’émanation de chaque plante, je les sens passer l’une après l’autre dans l’air qui les emporte. Maintenant c’est le thym sauvage de la colline; tout à l’heure c’étaient les narcisses du lac, et à présent ce sont les géraniums du jardin. Comme les Esprits de l’air doivent se réjouir à poursuivre ces parfums subtils et à s’y baigner! Tu souris, mon gracieux poëte, endors-toi ainsi.
—M’endormir! dit Sténio d’un ton de surprise et de reproche.
—Pourquoi non? N’es-tu pas calme, n’es-tu pas heureux maintenant?
—Heureux! oui; mais calme?
—Eh bien, vous n’aimez pas! reprit-elle en le repoussant.
—Lélia, vous me rendez malheureux, laissez-moi vous quitter.
—Lâche, comme vous craignez la souffrance! Allez, partez!
—Je ne peux pas, répondit-il en revenant tomber à ses genoux.
—Mon Dieu, lui dit-elle en l’embrassant, pourquoi souffrir? Vous ne savez pas combien je vous aime: je me plais à vous caresser, à vous regarder, comme si vous étiez mon enfant. Tenez, je n’ai jamais été mère, mais il me semble que j’ai pour vous le sentiment que j’aurais eu pour mon fils. Je me complais dans votre beauté avec une candeur, avec une puérilité maternelle... Et puis, après tout, quel sentiment puis-je avoir pour vous?
—Vous ne pourrez donc pas avoir d’amour? lui dit Sténio d’une voix tremblante et le cœur déchiré.»
Lélia ne répondit point; elle passa convulsivement ses mains dans les flots de cheveux bruns qui bouclaient au front du jeune homme; elle se pencha vers lui et le contempla comme si elle eût voulu résumer dans un regard la puissance de plusieurs âmes, dans un instant l’ivresse de cent existences; puis, trouvant sans doute son cœur moins ardent que son cerveau, et ses espérances plus faibles que ses rêves, elle se découragea encore une fois de la vie; sa main retomba morte à son côté; elle regarda la lune avec tristesse; puis, portant la main à son cœur et respirant du fond de la poitrine:
«Hélas! dit-elle d’une voix irritée et le regard sombre, heureux ceux qui peuvent aimer!»
XXVI.
VIOLA.
Il y avait, au bas des terrasses du jardin, une petite rivière qui coulait sous l’épais ombrage des ifs et des cèdres, et s’enfonçait sous leurs rameaux pendants. Sous une de ces voûtes mystérieuses, un tombeau de marbre blanc se mirait dans l’eau, pâle au milieu des sombres reflets de la verdure. A peine un souffle furtif de la brise ébranlait les angles purs et tremblants du marbre réfléchi dans l’onde; un grand liseron avait envahi ses flancs, et suspendait ses guirlandes de cloches bleues autour des sculptures déjà noircies par la pluie et l’abandon. La mousse croissait sur le sein et sur les bras des statues agenouillées; les cyprès éplorés, laissant tomber languissamment leurs branches sur ces fronts livides, enveloppaient déjà le monument confié à la protection de l’oubli.
«C’est là, dit Lélia en écartant les longues herbes qui cachaient l’inscription, le tombeau d’une femme morte d’amour et de douleur!...
—C’est un monument plein de religion et de poésie, dit Sténio. Voyez comme la nature semble s’enorgueillir de te posséder! Comme ces festons de fleurs l’enlacent mollement, comme ces arbres l’embrassent, comme l’eau en baise le pied avec tendresse! pauvre femme morte d’amour! pauvre ange exilé sur la terre et fourvoyé dans les voies humaines, tu dors enfin dans la paix de ton cercueil, tu ne souffres plus, Viola! Tu dors comme ce ruisseau; tu étends dans ton lit de marbre tes bras fatigués, comme ce cyprès penché sur toi. Lélia, prends cette fleur de la tombe, mets-la sur ton sein, respire-la bien souvent, mais respire-la vite avant que, séparée de sa tige, elle perde ce virginal parfum qui est peut-être l’âme de Viola, l’âme d’une femme qui a aimé jusqu’à en mourir. Viola! s’il y a quelque émanation de vous dans ces fleurs, si quelque souffle d’amour et de vie a passé de votre sein dans ce mystérieux calice, ne pouvez-vous pénétrer jusqu’au cœur de Lélia? Ne pouvez-vous embraser l’air qu’elle respire et faire qu’elle ne soit plus là, pâle, froide et morte, comme ces statues qui se regardent d’un air mélancolique dans le ruisseau?
—Enfant! dit Lélia en jetant la fleur au cours paresseux de l’eau et en la suivant d’un regard distrait, croyez-vous donc que je n’aie pas aussi ma souffrance, âpre et profonde comme celle qui a tué cette femme? Eh! que savez-vous? ce fut là peut-être une vie bien riche, bien complète, bien féconde. Vivre d’amour et en mourir! c’est beau pour une femme! Sous quel ciel de feu étiez-vous donc née, Viola? Où aviez-vous pris un cœur si énergique qu’il s’est brisé au lieu de ployer sous le poids de la vie? Quel dieu avait mis en vous cette indomptable puissance que la mort seule a pu détrôner de votre âme? O grande, grande entre toutes les créatures! vous n’avez pas courbé la tête sons le joug, vous n’avez pas voulu accepter la destinée, et pourtant vous n’avez pas hâté votre mort comme ces êtres faibles qui se tuent pour s’empêcher de guérir. Vous étiez si sûre de ne pas vous consoler, que vous vous êtes flétrie lentement sans reculer d’un pas vers la vie, sans avancer d’un pas vers la tombe. La mort est venue, et elle vous a prise, faible, brisée, morte déjà, mais enracinée encore à votre amour, disant à la nature: «Adieu, je te méprise et ne veux pas de salut. Garde tes bienfaits, ta poésie décevante, tes consolantes vanités, et l’oubli narcotique, et le scepticisme au front d’airain; garde tout cela pour les autres, moi je veux aimer et mourir!» Viola! vous avez même repoussé Dieu, vous avez franchement haï ce pouvoir inique qui vous avait donné pour lot la douleur et la solitude. Vous n’êtes pas venue au bord de cette onde chanter des hymnes mélancoliques, comme fait Sténio les jours où je l’afflige; vous n’avez pas été vous prosterner dans les temples, comme fait Magnus quand le démon du désespoir est en lui; vous n’avez pas, comme Trenmor, écrasé votre sensibilité sous la méditation; vous n’avez pas, comme lui, tué vos passions de sang-froid pour vivre fière et tranquille sur leurs débris; et vous n’avez pas non plus, comme Lélia...»
Elle oublia d’articuler sa pensée, et, le coude appuyé sur le mausolée, l’œil immobile sur les flots, elle n’entendit pas Sténio qui la suppliait de se révéler à lui.
«Oui, dit-elle après un long silence, elle est morte! Et si une âme humaine a mérité d’aller aux cieux, c’est la sienne; elle a fait plus qu’il ne lui était imposé: elle a bu la coupe d’amertume jusqu’à la lie; puis, repoussant le bienfait qui allait descendre d’en haut après l’épreuve, refusant la faculté d’oublier et de mépriser son mal, elle a brisé la coupe et gardé le poison dans son sein comme un amer trésor. Elle est morte! morte de chagrin! Et nous tous, nous vivons! Vous-même, jeune homme, qui avez encore des facultés toutes neuves pour la douleur, vous vivez, ou bien vous parlez de suicide, et cela est plus lâche que de subir cette vie souillée que le mépris de Dieu nous laisse.»
Sténio, la voyant plus triste, se mit à chanter pour la distraire. Tandis qu’il chantait, des larmes coulaient de ses paupières fatiguées; mais il domptait sa douleur, et cherchait dans son âme abattue des inspirations pour consoler Lélia.