Lélia
XXVII.
«Tu m’as dit souvent, Lélia, que j’étais jeune et pur comme un ange des cieux; tu m’as dit quelquefois que tu m’aimais. Ce matin encore, tu m’as souri en disant:—Je n’ai plus de bonheur qu’en toi.—Mais ce soir tu as oublié tout, et tu renverses sans pitié les fondements de mon bonheur.
«Soit! brise-moi, jette-moi à terre comme cette fleur que tu viens de respirer et que maintenant tu abandonnes sur le gravier du ruisseau. Si, à me voir emporté comme elle, et ballotté, flétri au caprice de l’onde, tu trouves quelque amusement, quelque satisfaction ironique et cruelle, déchire-moi, foule-moi sous ton pied; mais, n’oublie pas qu’au jour, à l’heure où tu voudras me ramasser et me respirer encore, tu me retrouveras fleuri et prêt à renaître sous tes caresses.
«Eh bien! pauvre femme, tu m’aimeras comme tu pourras. Je savais bien que tu ne pouvais plus aimer comme j’aime; d’ailleurs, il est juste que tu sois la souveraine de nous deux. Je ne mérite pas l’amour que tu mérites, je n’ai pas souffert, je n’ai pas combattu comme toi; je ne suis qu’un enfant sans gloire et sans blessures en face de la vie qui commence et de la lutte qui s’ouvre. Toi sillonné de la foudre, toi cent fois renversée et toujours debout, toi qui ne comprends pas Dieu et qui crois pourtant, toi qui l’insultes et qui l’aimes, toi flétrie comme un vieillard et jeune comme un enfant, Lélia, ma pauvre âme! aime-moi comme tu pourras; je serai toujours à genoux pour te remercier, et je te donnerai tout mon cœur, toute ma vie, en échange du peu qu’il te reste à me donner.
«Laisse-toi seulement aimer; accepte sans dédain les souffrances que j’apporte en holocauste à tes pieds; laisse-moi consumer ma vie et brûler mon cœur sur l’autel que je t’ai dressé. Ne me plains pas, je suis encore plus heureux que toi, c’est pour toi que je souffre! Oh! que ne puis-je mourir pour toi, comme Viola mourut de son amour! Qu’il y a de volupté dans ces tortures que tu mets dans mon sein! Qu’il y a de bonheur à être seulement ton jouet et la victime, à expier, jeune, pur et résigné, les vieilles iniquités, les murmures, les impiétés amassées sur ta tête! Ah! si l’on pouvait laver les taches d’une autre âme avec les douleurs de son âme et le sang de ses veines, si l’on pouvait la racheter comme un nouveau Christ et renoncer à sa part d’éternité pour lui épargner le néant!
«C’est ainsi que je vous aime, Lélia. Vous ne le savez pas, car vous n’avez pas envie de le savoir. Je ne vous demande pas de m’apprécier, encore moins de me plaindre; venez à moi seulement quand vous souffrirez, et faites-moi tout le mal que vous voudrez, afin de vous distraire de celui qui vous ronge...
—Eh bien! dit Lélia, je souffre mortellement à l’heure qu’il est; la colère fermente dans mon sein. Voulez-vous blasphémer pour moi? Cela me soulagera peut-être. Voulez-vous jeter des pierres vers le ciel, outrager Dieu, maudire l’éternité, invoquer le néant, adorer le mal, appeler la destruction sur les ouvrages de la Providence, et le mépris sur son culte? Voyons, êtes-vous capable de tuer Abel pour me venger de Dieu mon tyran? Voulez-vous crier comme un chien effaré qui voit la lune semer des fantômes sur les murs? Voulez-vous mordre la terre et manger du sable comme Nabuchodonosor? Voulez-vous comme Job exhaler votre colère et la mienne dans de véhémentes imprécations? Voulez-vous, jeune homme pur et pieux, vous plonger dans le scepticisme jusqu’au cou et rouler dans l’abîme où j’expire? Je souffre, et je n’ai pas de force pour crier. Allons, blasphémez pour moi! Eh bien! vous pleurez!... Vous pouvez pleurer, vous? Heureux! heureux cent fois ceux qui pleurent! Mes yeux sont plus secs que les déserts de sable où la rosée ne tombe jamais, et mon cœur est plus sec que mes yeux. Vous pleurez? Eh bien! écoutez, pour vous distraire, un chant que j’ai traduit d’un poëte étranger.
XXVIII.
A DIEU.
«Qu’ai-je donc fait pour être frappé de malédiction? Pourquoi vous êtes-vous retiré de moi? Vous ne refusez pas le soleil aux plantes inertes, la rosée aux imperceptibles graminées des champs; vous donnez aux étamines d’une fleur la puissance d’aimer, et au madrépore stupide les sensations du bonheur. Et moi qui suis aussi une créature de vos mains, moi que vous aviez doué d’une apparente richesse, vous m’avez tout retiré: vous m’avez traité plus mal que vos anges foudroyés, car ils ont encore la puissance de haïr et de blasphémer, et moi je ne l’ai même pas! vous m’avez traité plus mal que la fange du ruisseau et que le gravier du chemin; car on les foule aux pieds, et ils ne le sentent pas. Moi je sens ce que je suis, et je ne puis pas mordre le pied qui m’opprime, ni soulever la damnation qui pèse sur moi comme une montagne.
Pourquoi m’avez-vous ainsi traité, pouvoir inconnu dont je sens la main de fer s’étendre sur moi? Pourquoi m’avez-vous fait naître homme, si vous vouliez un peu plus tard me changer en pierre, et me laisser inutile en dehors de la vie? Est-ce pour m’élever au-dessus de tous, ou pour me rabaisser au-dessous, que vous m’avez ainsi brisé, ô mon Dieu? Si c’est une destinée de prédilection, faites donc qu’elle me soit douce et que je la porte sans souffrance; si c’est une vie de châtiment, pourquoi donc me l’avez-vous infligée? Hélas, étais-je coupable avant de naître?
Qu’est-ce donc que cette âme que vous m’avez donnée? Est-ce là ce qu’on appelle une âme de poëte? Plus mobile que la lumière et plus vagabonde que le vent, toujours avide, toujours inquiète, toujours haletante, toujours cherchant en dehors d’elle les aliments de sa durée et les épuisant tous avant de les avoir seulement goûtés! O vie! ô tourment! tout aspirer et ne rien saisir, tout comprendre et ne rien posséder! arriver au scepticisme du cœur, comme Faust au scepticisme de l’esprit! Destinée plus malheureuse que la destinée de Faust; car il garde dans son sein le trésor des passions jeunes et ardentes, qui ont couvé en silence sous la poussière des livres, et dormi tandis que l’intelligence veillait; et quand Faust, fatigué de chercher la perfection et de ne la pas trouver, s’arrête, près de maudire et de renier Dieu, Dieu pour le punir lui envoie l’ange des sombres et funestes passions. Cet ange s’attache à lui, il le réchauffe, il le rajeunit, il le brûle, il l’égare, il le dévore; et le vieux Faust entre dans la vie, jeune et vivace, maudit, mais tout-puissant! il en était venu à ne plus aimer Dieu, mais le voilà qui aime Marguerite. Mon Dieu, donnez-moi la malédiction de Faust!
Car vous ne me suffisez pas! Dieu! vous le savez bien. Vous ne voulez pas être tout pour moi! vous ne vous révélez pas assez pour que je m’empare de vous et pour que je m’y attache exclusivement! Vous m’attirez, vous me flattez avec un souffle embaumé de vos brises célestes, vous me souriez entre deux nuages d’or, vous m’apparaissez dans mes songes, vous m’appelez, vous m’excitez sans cesse à prendre mon essor vers vous, mais vous avez oublié de me donner des ailes. A quoi bon m’avoir donné une âme pour vous désirer? Vous m’échappez sans cesse, vous enveloppez ce beau ciel et cette belle nature de lourdes et sombres vapeurs; vous faites passer sur les fleurs un vent du midi qui les dévore, ou vous faites souffler sur moi une bise qui me glace et me contriste jusqu’à la moelle des os. Vous nous donnez des jours de brume et des nuits sans étoiles, vous bouleversez notre pauvre univers avec des tempêtes qui nous irritent, qui nous enivrent, qui nous rendent audacieux et athées malgré nous! Et si dans ces tristes heures nous succombons sous le doute, vous éveillez en nous les aiguillons du remords, et vous placez un reproche dans toutes les voix de la terre et du ciel!
Pourquoi, pourquoi nous avez-vous faits ainsi? Quel profit tirez-vous de nos souffrances? Quelle gloire notre abjection et notre néant ajoutent-ils à votre gloire? Ces tourments sont-ils nécessaires à l’homme pour lui faire désirer le ciel? L’espérance est-elle une faible et pâle fleur qui ne croît que parmi les rochers, sous le souffle des orages? Fleur précieuse, suave parfum, viens habiter ce cœur aride et dévasté!... Ah! c’est en vain, depuis longtemps, que tu essaies de la rajeunir; tes racines ne peuvent plus s’attacher à ses parois d’airain, son atmosphère glacée te dessèche, ses tempêtes t’arrachent et te jettent à terre, brisée, flétrie!... O espoir! ne peux-tu donc plus refleurir pour moi?...»
—Ces chants sont douloureux, cette poésie est cruelle, dit Sténio en lui arrachant la harpe des mains, vous vous plaisez dans ces sombres rêveries, vous me déchirez sans pitié. Non, ce n’est point là la traduction d’un poëte étranger; le texte de ce poëme est au fond de votre âme, Lélia, je le sais bien! O cruelle et incurable! écoutez cet oiseau, il chante mieux que vous; il chante le soleil, le printemps et l’amour; ce petit être est donc mieux partagé que vous, qui ne savez chanter que la douleur et le doute!
Sténio tomba anéanti... (Page 29.)
XXIX.
DANS LE DÉSERT.
«Je vous ai amenée dans cette vallée déserte que le pied des troupeaux ne foule jamais, que la sandale du chasseur n’a point souillée. Je vous y ai conduite, Lélia, à travers les précipices. Vous avez affronté sans peur tous les dangers de ce voyage, vous avez mesuré d’un tranquille regard les crevasses qui sillonnent les flancs profonds du glacier, vous les avez franchies sur une planche jetée par nos guides et qui tremblait sur des abîmes sans fond. Vous avez traversé les cataractes, légère et agile comme la cigogne blanche qui se pose de pierre en pierre, et s’endort le cou plié, le corps en équilibre, sur une de ses jambes frêles, au milieu du flot qui fume et tournoie, au-dessus des gouffres qui vomissent l’écume à pleins bords. Vous n’ayez pas tremblé une seule fois, Lélia; et moi, combien j’ai frémi! combien de fois mon sang s’est glacé et mon cœur a cessé de battre en vous voyant passer ainsi au-dessus de l’abîme, insouciante, distraite, regardant le ciel et dédaignant de savoir où vous posiez vos pieds étroits! Vous êtes bien brave et bien forte, Lélia! Quand vous dites que votre âme est énervée, vous mentez; nul homme ne possède plus de confiance et d’audace que vous.
—Qu’est-ce que l’audace, répondit Lélia, et qui n’en a pas? Qui est-ce qui aime la vie au temps où nous sommes? Cette insouciance-là s’appelle du courage quand elle produit un bien quelconque; mais, quand elle se borne à risquer une destinée sans valeur, n’est-ce pas simplement de l’inertie?
«L’inertie, Sténio! c’est le mal de nos cœurs, c’est le grand fléau de cet âge du monde. Il n’y a plus que des vertus négatives. Nous sommes braves parce que nous ne sommes plus capables d’avoir peur. Hélas! oui, tout est usé, même les faiblesses, même les vices de l’homme. Nous n’avons plus la force qui fait qu’on aime la vie d’un amour opiniâtre et poltron. Quand il y avait encore de l’énergie sur la terre, on guerroyait avec ruse, avec prudence, avec calcul. La vie était un combat perpétuel, une lutte ou les plus braves reculaient sans cesse devant le danger; car le plus brave était celui qui vivait le plus longtemps au milieu des périls et des haines. Depuis que la civilisation a rendu la vie facile et calme pour tous, tous la trouvent monotone et sans saveur; on la joue pour un mot, pour un regard, tant elle a peu de prix! C’est l’indifférence de la vie qui a fait le duel dans nos mœurs. C’est un spectacle fait pour constater l’apathie du siècle, que celui de deux hommes calmes et polis tirant au sort lequel tuera l’autre sans haine, sans colère et sans profit. Hélas! Sténio, nous ne sommes plus rien, nous ne sommes plus ni bons ni méchants, nous ne sommes même plus lâches, nous sommes inertes.
C’est là, dit Lélia... (Page 30.)
—Lélia, vous avez, raison, et quand je jette les yeux sur la société, je suis triste comme vous. Mais je vous ai amenée ici pour vous faire oublier cette société au moins pendant quelques jours. Regardez où nous sommes, cela n’est-il pas sublime, et pouvez-vous penser à autre chose qu’à Dieu? Asseyez-vous sur cette mousse vierge de pas humains, et voyez à vos pieds le désert dérouler ses grandes profondeurs. Avez-vous jamais rien contemplé de plus sauvage et pourtant de plus animé? Voyez, que de vigueur dans cette végétation libre et vagabonde, que de mouvement dans ces forêts que le vent courbe et fait ondoyer, dans ces grandes troupes d’aigles qui planent sans cesse autour des cimes brumeuses, et qui passent en cercles mouvants comme de grands anneaux noirs sur la nappe blanche et moirée du glacier! Entendez-vous le bruit qui monte et descend de toutes parts? Les torrents qui pleurent et sanglotent comme des âmes malheureuses, les cerfs qui brament d’une voix plaintive et passionnée, la brise qui chante et rit dans les bruyères, les vautours qui crient comme des femmes effrayées; et ces autres bruits étranges, mystérieux, indécrits, qui grondent sourdement dans les montagnes, ces glaces colossales qui craquent dans le cœur des blocs, ces neiges qui s’éboulent et entraînent le sable, ces grandes racines d’arbres qui luttent incessamment avec les entrailles de la terre et qui travaillent à soulever le roc et à fendre le schiste; ces voix inconnues, ces vagues soupirs que le sol, toujours en proie aux souffrances de l’enfantement, exhale ici par ses flancs entr’ouverts: ne trouvez-vous pas tout cela plus splendide, plus harmonieux que l’église et le théâtre?
—Il est vrai que tout cela est beau, et c’est ici qu’il faut venir voir ce que la terre possède encore de jeunesse et de vigueur. Pauvre terre! elle aussi s’en va!
—Que dites-vous donc, Lélia? Pensez-vous que la terre et le ciel soient coupables de notre décrépitude morale? Insolente rêveuse, les accusez-vous aussi?
—Oui, je les accuse, répondit-elle; ou plutôt j’accuse la grande loi du temps, qui veut que tout s’épuise et prenne fin. Ne voyez-vous pas que le flot des siècles nous emporte tous ensemble, hommes et mondes, pour nous engloutir dans l’éternité, comme des feuilles sèches qui fuient vers le précipice, entraînées par l’eau du torrent? Hélas! nous ne laisserons pas même cette frêle dépouille. Nous ne surnagerons même pas comme ces herbes flétries qui flottent là, tristes et pendantes, semblables à la chevelure d’une femme noyée. La dissolution aura passé sur les cadavres des empires; les débris muets de l’humanité ne seront pas plus que les grains de sable de la mer. Dieu ploiera l’univers comme un vêtement usé qu’on jette au vent, comme un manteau qu’on dépouille parce qu’on n’en veut plus. Alors, Dieu tout seul sera. Alors peut-être sa gloire et sa puissance éclateront sans voiles. Mais qui les contemplera? De nouvelles races naîtront-elles sur notre poussière pour voir ou pour deviner celui qui crée et qui détruit?
—Le monde s’en ira, je le sais, dit Sténio; mais il faudra pour le détruire tant de siècles, que le chiffre en est incalculable dans le cerveau des hommes. Non, non, nous n’en sommes pas encore à son agonie. Cette pensée est éclose dans l’âme irritée de quelques sceptiques comme vous; mais moi, je sens bien que le monde est jeune; mon cœur et ma raison me disent qu’il n’est pas même arrivé à la moitié de sa vie, à la force de son âge; le monde est en progrès encore, il lui reste tant de choses à apprendre!
—Sans doute, répondit-elle avec ironie, il n’a pas encore trouvé le secret de ressusciter les morts et de rendre les vivants immortels; mais il fera ces grandes découvertes, et alors le monde ne finira pas, l’homme sera plus fort que Dieu et subsistera sans le secours d’aucun élément autre que son intelligence.
—Lélia, vous raillez toujours; mais écoutez-moi: ne pensez-vous pas que les hommes sont meilleurs aujourd’hui qu’hier, et par conséquent...
—Je ne le pense pas, mais qu’importe? Nous ne sommes pas d’accord sur l’âge du monde, voilà tout.
—Nous le saurions au juste, dit Sténio, nous n’en serions pas plus avancés. Nous ne connaissons pas les secrets de son organisation, nous ignorons combien de temps un monde constitué comme celui-ci peut et doit vivre. Mais je sens à mon cœur que nous marchons vers la lumière et la vie. L’espoir brille dans notre ciel; voyez comme le ciel est beau! comme il est vermeil et généreux! comme il sourit aux montagnes qui s’empourprent de ses caresses et rougissent d’amour comme des vierges timides! Ce n’est point avec la logique du raisonnement qu’on peut prouver l’existence de Dieu. On croit en lui parce qu’un céleste instinct le révèle. De même, on ne peut mesurer l’éternité avec le compas des sciences exactes; mais on sent dans son âme ce que le monde moral possède de sève et de fraîcheur, de même qu’on sent dans son être physique ce que l’air renferme de principes vivifiants et toniques. Eh quoi! vous respirez cette brise aromatique des montagnes sans qu’elle vous pénètre? vous buvez cette eau limpide et glacée, qui a le goût de la menthe et du thym sauvage, sans en sentir la saveur? Vous ne vous sentez pas rajeunie et retrempée dans cet air vif et subtil, parmi ces fleurs si belles et qui semblent si fières de ne rien devoir aux soins de l’homme? Tournez-vous, et voyez ces buissons épais de rhododendrum; comme ces touffes de fleurs lilas sont fraîches et pures! comme elles se tournent vers le ciel pour en regarder l’azur, pour en recueillir la rosée! Ces fleurs sont belles comme vous, Lélia, incultes et sauvages comme vous: ne concevez-vous pas la passion qu’on a pour les fleurs?»
Lélia sourit et rêva longtemps, les yeux fixés sur la vallée déserte.
«Sans doute il nous faudrait pouvoir vivre ici, dit-elle enfin, pour conserver le peu qui nous reste dans le cœur; mais nous n’y vivrions pas trois jours sans flétrir cette végétation et sans souiller cet air. L’homme va toujours éventrant sa nourrice, épuisant le sol qui l’a produit. Il veut toujours arranger la nature et refaire l’œuvre de Dieu. Vous ne seriez pas trois jours ici, vous dis-je, sans vouloir porter les rochers de la montagne au fond de la vallée, et sans vouloir cultiver le roseau des profondeurs humides sur la cime aride des monts. Vous appelleriez cela faire un jardin. Si vous y fussiez venu il y a cinquante ans, vous y eussiez mis une statue et un berceau taillé.
—Toujours moqueuse, Lélia! Vous pouvez rire et railler ici en présence de cette scène sublime! Sans vous je me serais prosterné devant l’auteur de tout cela; mais vous, mon démon, vous n’avez pas voulu. Il faut que je vous entende nier tout, même la beauté de la nature.
—Eh! je ne la nie pas! s’écria-t-elle. Quelle chose m’avez-vous jamais entendue nier? Quelle croyance m’a trouvée insensible à ce qu’elle avait de poétique ou de grand? Mais la puissance de m’abuser, qui me la donnera? Hélas! pourquoi Dieu s’est-il plu à mettre une telle disproportion entre les illusions de l’homme et la réalité? Pourquoi faut-il souffrir toujours d’un désir de bien-être qui se révèle sous la forme du beau, et qui plane dans tous nos rêves sans se poser jamais à terre? Ce n’est pas notre âme seulement qui souffre de l’absence de Dieu, c’est notre être tout entier, c’est la vue, c’est la chair qui souffrent de l’indifférence ou de la rigueur du ciel. Dites-moi, dans quel climat de la terre l’homme ignore-t-il les sensations excessives du froid et du chaud? Quelle est la vallée qui ne soit humide en hiver? Où sont les montagnes dont l’herbe ne soit pas flétrie et déracinée par le vent? En Orient l’espèce énervée végète et languit, toujours couchée, toujours inerte. Les femmes s’étiolent à l’ombre des harems; car le soleil les calcinerait. Et puis un vent sec et corrosif arrive de la mer, et porte à cette race indolente une sorte de vertige qui enfante des crimes ou des héroïsmes inconnus à nos peuples d’en deçà le soleil. Alors ces hommes s’enivrent d’activité; ils exhalent en rumeurs féroces, en plaisirs sanguinaires, en débauches effrénées, la force qui dormait en eux, jusqu’à ce que, épuisés de souffrance et de fatigue, ils retombent sur leurs divans, stupides entre tous les hommes!
«Et ceux-là pourtant sont les mieux trempés, les plus énergiques parmi les peuples, les plus heureux dans le repos, les plus violents dans l’action. Regardez ceux des zones torrides: pour ceux-là le soleil est généreux en effet; les plantes sont gigantesques, la terre est prodigue de fruits, de parfums et de spectacles. Il y a vanité de luxe dans la couleur et dans la forme. Les oiseaux et les insectes étincellent de pierreries, les fleurs exhalent des odeurs enivrantes. Les arbres eux-mêmes recèlent d’exquises senteurs dans leurs tissus ligneux. Les nuits sont claires comme nos jours d’automne, les étoiles se montrent quatre fois grandes comme ici. Tout est beau, tout est riche. L’homme, encore grossier et naïf, ignore une partie des maux que nous avons inventés. Croyez-vous qu’il soit heureux? Non. Des troupes d’animaux hideux et féroces lui font la guerre. Le tigre rugit autour de sa demeure; le serpent, ce monstre froid et gluant dont l’homme a plus d’horreur que d’aucun autre ennemi, se glisse jusqu’au berceau de son enfant. Puis vient l’orage, cette grande convulsion d’une nature robuste qui bondit comme un taureau en fureur, qui se déchire elle-même comme un lion blessé. Il faut que l’homme fuie ou périsse: le vent, la foudre, les torrents débordés bouleversent et emportent sa cabane, son champ et ses troupeaux: chaque soir il ignore s’il aura une patrie le lendemain; elle était trop belle, cette patrie: Dieu ne veut pas la lui laisser. Chaque année il lui en faudra chercher une nouvelle. Le spectacle d’un homme heureux n’est pas agréable au Seigneur. O mon Dieu! tu souffres peut-être aussi, tu es peut-être ennuyé dans ta gloire, puisque tu nous fais tant de mal!
«Eh bien! ces enfants du soleil que dans nos rêves de poëtes nous envions comme les privilégiés de la terre, sans doute ils se demandent parfois s’il existe une contrée chérie du ciel, que ne sillonnent pas les laves ardentes, que ne balaient pas les vents destructeurs; une contrée qui s’éveille au matin, unie, calme et tiède comme la veille. Ils se demandent si Dieu, dans sa colère, a mis partout des panthères affamées de sang et des reptiles hideux. Peut-être ces hommes simples rêvent-ils leur paradis terrestre sous nos latitudes tempérées, peut-être dans leurs songes voient-ils la brume et le froid descendre sur leurs fronts bronzés et assombrir leur atmosphère de feu. Nous, quand nous rêvons, nous voyons le soleil rouge et chaud, la plaine étincelante, la mer embrasée et le sable brûlant sous nos pieds. Nous appelons le soleil méridional sur nos épaules glacées, et les peuples du Midi recevraient à genoux les gouttes de notre pluie sur leurs poitrines ardentes. Ainsi partout l’homme souffre et murmure; créature délicate et nerveuse, il s’est fait en vain le roi de la création, il en est la plus infortunée victime. Il est le seul animal chez qui la puissance intellectuelle soit dans un rapport aussi disproportionné avec la puissance physique. Chez les êtres qu’il appelle animaux grossiers, la force matérielle domine, l’instinct n’est que le ressort conservateur de l’existence animale. Chez l’homme, l’instinct, développé outre mesure, brûle et torture une frêle et chétive organisation. Il a l’impuissance du mollusque avec les appétits du tigre; la misère et la nécessité l’emprisonnent dans une écaille de tortue; l’ambition, l’inquiétude déploient leurs ailes d’aigle dans son cerveau. Il voudrait avoir les facultés réunies de toutes les races, mais il n’a que la faculté de vouloir en vain. Il s’entoure de dépouilles: les entrailles de la terre lui abandonnent l’or et le marbre; les fleurs se laissent broyer, exprimer en parfums pour son usage; les oiseaux de l’air laissent tomber pour le parer les plus belles plumes de leurs ailes, le plongeon et l’eider livrent leur cuirasse de duvet pour réchauffer ses membres indolents et froids; la laine, la fourrure, l’écaille, la soie, les entrailles de celui-là, les dents de celui-ci, la peau de cet autre, le sang et la vie de tous appartiennent à l’homme. La vie de l’homme ne s’alimente que par la destruction, et pourtant quelle douloureuse et courte durée!
«Ce que les peintres et les poëtes ont inventé de plus hideux dans les fantaisies grotesques de leur imagination, et, il faut bien le dire, ce qui nous apparaît le plus souvent dans le cauchemar, c’est un sabbat de cadavres vivants, de squelettes d’animaux décharnés, sanglants, avec des erreurs monstrueuses, des superpositions bizarres, des têtes d’oiseaux sur des troncs de cheval, des faces de crocodile sur des corps de chameau. C’est toujours un pêle-mêle d’ossements, une orgie de la peur qui sent le carnage, et des cris de douleur, des paroles de menace proférées par des animaux mutilés. Croyez-vous que les rêves soient une pure combinaison du hasard? Ne pensez-vous pas qu’en dehors des lois d’association et des habitudes consacrées chez l’homme par le droit et par le pouvoir, il peut exister en lui de secrets remords, vagues, instinctifs, que nul ordre d’idées reçues n’a voulu avouer ou énoncer, et qui se révèlent par les terreurs de la superstition ou les hallucinations du sommeil? Alors que les mœurs, l’usage et la croyance ont détruit certaines réalités de notre vie morale, l’empreinte en est restée dans un coin du cerveau, et s’y réveille quand les autres facultés intelligentes s’endorment.
«Il y a bien d’autres sensations intimes de ce genre. Il y a des souvenirs qui semblent ceux d’une autre vie, des enfants qui viennent au jour avec des douleurs qu’on dirait contractées dans la tombe; car l’homme quitte peut-être le froid du cercueil pour rentrer dans le duvet du berceau. Qui sait? n’avons-nous pas traversé la mort et le chaos? Ces images terribles nous suivent dans tous nos rêves! Pourquoi cette vive sympathie pour des existences effacées? pourquoi ces regrets et cet amour pour des êtres qui n’ont laissé qu’un nom dans l’histoire des hommes? N’est-ce pas peut-être de la mémoire qui s’ignore? Il me semble parfois que j’ai connu Shakspeare, que j’ai pleuré avec Torquato, que j’ai traversé le ciel et l’enfer avec Dante. Un nom des anciens jours réveille en moi des émotions qui ressemblent à des souvenirs, comme certains parfums de plantes exotiques nous rappellent les contrées qui les ont produites. Alors notre imagination s’y promène comme si elle les connaissait, comme si nos pieds avaient foulé jadis cette patrie inconnue qui pourtant, nous le croyons, ne nous a vus ni naître ni mourir. Pauvres hommes, que savons-nous?
—Nous savons seulement que nous ne pouvons pas savoir, dit Sténio.
—Eh bien! voilà ce qui nous dévore, reprit-elle; c’est cette impuissance que tout un univers asservi et mutilé peut à peine dissimuler sous l’éclat de ses vains trophées. Les arts, l’industrie et les sciences, tout l’échafaudage de la civilisation, qu’est-ce, sinon le continuel effort de la faiblesse humaine pour cacher ses maux et couvrir sa misère? Voyez si, en dépit de ses profusions et de ses voluptés, le luxe peut créer en nous de nouveaux sens, ou perfectionner le système organique du corps humain; voyez si le développement exagéré de la raison humaine a porté l’application de la théorie dans la pratique, si l’étude a poussé la science au delà de certaines limites infranchissables, si l’excitation monstrueuse du sentiment a réussi à produire des jouissances complètes. Il est douteux que le progrès opéré par soixante siècles de recherches ait amené l’existence de l’homme au point d’être supportable, et de détruire la nécessité du suicide pour un grand nombre.
—Lélia, je n’ai pas essayé de vous prouver que l’homme fût arrivé à son apogée de puissance et de grandeur. Au contraire, je vous ai dit que, selon moi, la race humaine avait encore bien des générations à ensevelir avant d’arriver à ce point, et peut-être qu’alors elle s’y maintiendra pendant bien des siècles avant de redescendre à l’état de décrépitude où vous la croyez maintenant.
—Comment pouvez-vous croire, jeune homme, que nous suivions une marche progressive, lorsque vous voyez autour de vous toutes les convictions se perdre, sans faire place à d’autres convictions; toutes les sociétés s’agiter dans leurs liens relâchés, sans se reconstituer selon l’équité naturelle; toutes les facultés s’épuiser par l’abus de la vie, tous les principes jadis sacrés tomber dans le domaine de la discussion et servir de jouet aux enfants, sans que les principes d’une nouvelle foi les remplacent, comme les haillons de la royauté et du clergé ont servi de mascarade au peuple, roi et prêtre de son plein droit, sans que les rois aient cessé de régner, sans que le peuple ait cessé de servir!
«De vains efforts ont, je le sais, fatigué la race humaine dans tous les temps. Mais mieux vaut un temps où la tyrannie prévaut et où l’esclave souffre, qu’un temps où la tyrannie s’endort parce que l’esclave se soumet.
«Jadis, après les guerres d’homme à homme, après les bouleversements de sociétés, le monde, encore jeune et vigoureux, se relevait et reconstruisait son édifice bon ou mauvais pour une nouvelle période de siècles. Cela n’arrivera plus. Nous ne sommes pas seulement, comme vous le croyez, à un de ces lendemains de crise où l’esprit humain fatigué s’endort sur le champ de bataille avant de reprendre les armes de la délivrance. A force de tomber et de se relever, à force de rester étendu sur le flanc et de ressaisir l’espérance, de voir ses blessures se rouvrir et se refermer, à force de s’agiter dans ses fers et de s’enrouer à crier vers le ciel, le colosse vieillit et s’affaisse, il chancelle maintenant comme une ruine qui va crouler pour jamais; encore quelques heures d’agonie convulsive, et le vent de l’éternité passera indifférent sur un chaos de nations sans frein, réduites à se disputer les débris d’un monde usé qui ne suffira plus à leurs besoins.
—Vous croyez à l’approche du jugement dernier? O ma triste Lélia! c’est votre âme ténébreuse qui enfante ces terreurs immenses, car elle est trop vaste pour de moindres superstitions. Mais, dans tous les temps, l’esprit de l’homme a été préoccupé de ces idées de mort. Les âmes ascétiques se sont toujours complu dans ces contemplations sinistres, dans ces images de cataclysme et de désolation universelle. Vous n’êtes pas un prophète nouveau, Lélia; Jérémie est venu avant vous, et votre poésie dantesque n’a rien créé d’aussi lugubre que l’Apocalypse chantée dans les nuits délirantes d’un fou sublime aux rochers de Pathmos.
—Je le sais; mais la voix de Jean le rêveur et le poëte fut entendue et recueillie; elle épouvanta le monde; elle rallia par la peur à la foi chrétienne un grand nombre d’intelligences médiocres que la sublimité des préceptes évangéliques n’avait pu toucher. Jésus avait ouvert le ciel aux spiritualistes; Jean ouvrit l’enfer et en fit sortir la mort montée sur son cheval pâle, le despotisme au glaive sanglant, la guerre et la famine galopant sur un squelette de coursier, pour épouvanter le vulgaire qui subissait tranquillement les fléaux de l’esclave, et qui s’en effraya dès qu’il les vit personnifiés sous une forme païenne. Mais aujourd’hui les prophètes crient dans le désert, et nulle voix ne leur répond, car le monde est indifférent; il est sourd, il se couche et se bouche les oreilles pour mourir en paix. En vain quelques groupes épars de sectaires impuissants essaient de rallumer une étincelle de vertu. Derniers débris de la puissance morale de l’homme, ils surnageront un instant sur l’abîme, et s’en iront rejoindre les autres débris au fond de cette mer sans rivage où le monde doit rentrer.
—Oh! pourquoi désespérer ainsi, Lélia, de ces hommes sublimes qui aspirent à ramener la vertu dans notre âge de fer? Si je doutais, comme vous, de leur succès, je ne voudrais pas le dire. Je craindrais de commettre un crime.
—J’admire ces hommes, répondit Lélia, et je voudrais être le dernier d’entre eux. Mais que pourront ces pâtres, qui portent une étoile au front, devant le grand monstre de l’Apocalypse, devant cette immense et terrible figure qui se dessine sur le premier plan de tous les tableaux du prophète? Cette femme pâle et belle dans le vice, cette grande prostituée des nations, couverte des richesses de l’Orient et chevauchant une hydre qui vomit des fleuves de poison sur toutes les voies humaines, c’est la civilisation, c’est l’humanité dépravée par le luxe et la science, c’est le torrent de venin qui engloutira toute parole de vertu, tout espoir de régénération.
—O Lélia! s’écria le poëte frappé de superstition, n’êtes-vous point ce fantôme malheureux et terrible? Combien de fois cette frayeur s’est emparée de mes rêves! Combien de fois vous m’êtes apparue comme un type de l’indicible souffrance où l’esprit de recherche a jeté l’homme! Ne personnifiez-vous pas, avec votre beauté et votre tristesse, avec votre ennui et votre scepticisme, l’excès de douleur produit par l’abus de la pensée! Cette puissance morale, si développée par l’exercice que lui ont donné l’art, la poésie et la science, ne l’avez-vous pas livrée et pour ainsi dire prostituée à toutes les impressions, à toutes les erreurs nouvelles? Au lieu de vous attacher, fidèle et prudente, à la foi simple de vos pères et à l’instinctive insouciance que Dieu a mise dans l’homme pour son repos et pour sa conservation, au lieu de vous renfermer dans une vie religieuse et sans faste, vous vous êtes abandonnée aux séductions d’une ambitieuse philosophie. Vous vous êtes jetée dans le torrent de la civilisation qui se levait pour détruire, et qui, pour avoir couru trop vite, a ruiné les fondations, à peine posées, de l’avenir. Et parce que vous avez reculé de quelques jours l’œuvre des siècles, vous croyez avoir brisé le sablier de l’éternité! Il y a bien de l’orgueil dans cette douleur, ô Lélia! Mais Dieu laissera passer ce flot de siècles orageux qui pour lui n’est qu’une goutte d’eau dans la mer. L’hydre dévorante mourra faute d’aliments, et de son cadavre, qui couvrira le monde, sortira une race nouvelle, plus forte et plus patiente que l’ancienne.
—Vous voyez loin, Sténio! Vous personnifiez pour moi la nature, dont vous êtes l’enfant encore vierge. Vous n’avez pas encore émoussé vos facultés; vous vous croyez immortel parce que vous vous sentez jeune, comme cette vallée inculte, qui fleurit belle et fière, sans songer qu’en un seul jour le soc de la charrue et le monstre à cent bras qu’on appelle Industrie peuvent flétrir son sein pour en ravir les trésors; vous grandissez confiant et présomptueux, sans prévoir la vie qui s’avance et qui va vous engloutir sous le poids de ses erreurs, vous défigurer sous le fard de ses promesses. Attendez, attendez quelques années, et vous direz comme nous: Tout s’en va!
—Non, tout ne s’en va pas! dit Sténio. Voyez donc ce soleil et cette terre, et ce beau ciel, et ces vertes collines, et cette glace même, fragile édifice des hivers, qui résiste depuis des siècles aux rayons de l’été. Ainsi prévaudra la frêle puissance de l’homme! Et qu’importe la chute de quelques générations? Pleurez-vous pour si peu de chose, Lélia? Croyez-vous possible qu’une seule idée meure dans l’univers? Cet héritage impérissable ne sera-t-il pas retrouvé intact dans la poussière de nos races éteintes, comme les inspirations de l’art et les découvertes de la science sortent chaque jour vivantes des cendres de Pompéia ou des sépulcres de Memphis? Oh! la grande et frappante preuve de l’immortalité intellectuelle! De profonds mystères s’étaient perdus dans la nuit des temps, le monde avait oublié son âge, et, se croyant encore jeune, il s’effrayait de se sentir déjà si vieux. Il disait comme vous, Lélia:—Me voici près de finir, car je m’affaiblis, et il y a si peu de jours que je suis né! Combien il m’en faudra peu pour mourir, puisque si peu a suffi à me faire vivre! Mais ces cadavres humains sont un jour exhumés du sein de l’Égypte; l’Égypte, qui avait vécu son âge de civilisation, et qui vient de vivre son âge de barbarie! l’Égypte, où se rallume l’ancienne lumière longtemps perdue, et qui, reposée et rajeunie, viendra bientôt peut être s’asseoir sur le flambeau éteint de la nôtre; l’Égypte, vivante image de ses momies qui dormaient dans la poussière des siècles et qui s’éveillent au grand jour de la science pour révéler au monde nouveau l’âge du monde ancien! Dites, Lélia, ceci n’est il pas solennel et terrible? Au fond des entrailles desséchées d’un cadavre humain, le regard curieux de notre siècle découvre le papyrus, mystérieux et sacré monument de l’éternelle puissance de l’homme; témoignage encore sombre, mais incontestable, de l’imposante durée de la création. Notre main avide déroule ces bandelettes embaumées, frêles et indissolubles linceuls devant lesquels la destruction s’est arrêtée. Ces linceuls où l’homme était enseveli, ces manuscrits qui reposaient sous des côtes décharnées à la place de ce qui renferma une âme, c’est la pensée humaine énoncée par la science des chiffres et transmise par le secours d’un art perdu pour nous et retrouvé dans les sépultures de l’Orient, l’art de disputer la dépouille des morts aux outrages de la corruption qui est la plus grande puissance de l’univers. O Lélia! niez donc la jeunesse du monde, en le voyant s’arrêter ignorant et naïf devant les leçons du passé, et commencer à vivre sur les ruines oubliées d’un monde inconnu.
—Savoir, ce n’est pas pouvoir, répondit Lélia. Rapprendre, ce n’est pas avancer; voir, ce n’est pas vivre. Qui nous rendra la puissance d’agir, et surtout l’art de jouir et de conserver? Nous avons été trop loin à présent pour reculer. Ce qui fut le repos pour les civilisations éclipsées, sera la mort pour notre civilisation exténuée; les nations rajeunies de l’Orient viendront s’enivrer au poison que nous avons répandu sur notre sol. Hardis buveurs, les hommes de la barbarie prolongeront peut-être de quelques heures l’orgie du luxe, dans la nuit des temps; mais le venin que nous leur léguerons sera promptement mortel pour eux comme pour nous, et tout retombera dans les ténèbres!... Eh! ne voyez-vous pas, Sténio, que le soleil se retire de nous? La terre fatiguée dans sa marche ne dérive-t-elle pas sensiblement vers l’ombre et le chaos? Votre sang est-il si ardent et si jeune, qu’il ne sente pas les atteintes du froid qui s’étend comme un manteau de deuil sur cette planète abandonnée au destin, le plus puissant de tous les dieux? Oh! le froid! ce mal pénétrant qui enfonce des aiguilles acérées dans tous les pores; cette haleine maudite qui flétrit les fleurs et les brûle comme le feu, ce mal à la fois physique et moral qui envahit l’âme et le corps, qui pénètre jusqu’aux profondeurs de la pensée et paralyse l’esprit comme le sang; le froid, ce démon sinistre, qui rase l’univers de son aile humide et souffle la mort sur les nations consternées! le froid qui ternit tout, qui déroule son voile gris et nébuleux sur les riches couleurs du ciel, sur les reflets de l’eau, sur le sein des fleurs, sur les joues des vierges! Le froid qui jette son linceul blanc sur les prairies, sur les bois, sur les lacs, et jusque sur la fourrure, jusque sur le plumage des animaux! le froid qui décolore tout dans le monde matériel comme dans le monde intellectuel, la robe du lièvre et de l’ours aux rivages d’Arkangel, les plaisirs de l’homme et le caractère de ses mœurs dans tous les pays qui ont des hivers! Vous voyez bien que tout se civilise, c’est-à-dire que tout se refroidit. Les nations de la zone torride commencent à ouvrir leur main craintive et méfiante aux piéges de notre industrie; les tigres et les lions s’apprivoisent et viennent des déserts servir d’amusement aux peuples du Nord. Des animaux qui n’avaient jamais pu s’acclimater chez nous ont quitté sans mourir, pour vivre dans la domesticité, leur soleil attiédi, et oublié cet âpre et fier chagrin qui les tuait dans la servitude. C’est que partout le sang s’appauvrit et se congèle à mesure que l’instinct grandit et se développe. L’âme s’exalte et quitte la terre insuffisante à ses besoins, pour dérober au ciel le feu de Prométhée; mais, perdue au milieu des ténèbres, elle s’arrête dans son vol et tombe; car Dieu, voyant son audace, étend la main et lui ôte le soleil.
XXX.
SOLITUDE.
Eh bien! Trenmor, l’enfant m’a obéi: il m’a laissée seule dans la vallée déserte. Je suis bien ici. La saison est douce. Un chalet abandonné me sert de retraite, et, chaque matin, les pâtres de le vallée voisine m’apportent du lait de chèvre et du pain sans levain, cuit en plein air avec les arbres morts de la forêt. Un lit de bruyères sèches, un manteau pour la nuit et quelques hardes, c’est de quoi supporter une semaine ou deux sans trop souffrir de la vie matérielle.
Les premières heures que j’ai passées ainsi m’ont semblé les plus belles de ma vie. A vous je puis tout dire, n’est-ce pas, Trenmor?
A mesure que Sténio s’éloignait, je sentais le poids de la vie s’alléger sur mes épaules. D’abord sa douleur à me quitter, sa répugnance à me laisser dans ce désert, son effroi, sa soumission, ses larmes sans reproches et ses caresses sans amertume m’avaient fait repentir de ma résolution. Quand il fut en bas du premier versant du Monteverdor, je voulus le rappeler; car sa démarche abattue me déchirait. Et puis je l’aime, vous savez que je l’aime du fond du cœur; l’affection sainte, pure, vraie, n’est pas morte en moi, vous le savez bien, Trenmor; car vous aussi, je vous aime. Je ne vous aime pas comme lui. Je n’ai pas pour vous cette sollicitude craintive, tendre, presque puérile, que j’ai pour lui dès qu’il souffre. Vous, vous ne souffrez jamais, vous n’avez pas besoin qu’on vous aime ainsi!
Je lui fis signe de revenir; mais il était déjà trop loin. Il crut que je lui adressais un dernier adieu; il y répondit et continua sa route. Alors je pleurai, car je sentais le mal que je lui avais fait en le congédiant, et je priai Dieu, pour le lui adoucir, de lui envoyer, comme de coutume, la sainte poésie, qui rend la douleur précieuse et les larmes bienfaisantes.
Et puis je le contemplai longtemps comme un point non perdu dans les profondeurs de la vallée, tantôt caché par un tertre, tantôt par un massif d’arbres, et puis reparaissant au-dessus d’une cataracte ou sur le flanc d’un ravin. Et à le voir s’en aller ainsi lent et mélancolique, je cessais de le regretter; car déjà, pensai-je, il admire l’écume des torrents et la verdure des monts, déjà il invoque Dieu, déjà il me place dans ses nuées, déjà il accorde la lyre de son génie, déjà il donne à sa douleur une forme qui en élargit le développement à mesure qu’elle en diminue l’intensité.
Pourquoi voudriez-vous que je fusse effrayée du destin de Sténio? M’en avoir rendue responsable, m’en avoir prédit l’horreur, c’est une rigueur injuste. Sténio est bien moins malheureux qu’il ne le dit et qu’il ne le croit. Oh! comme j’échangerais avidement mon existence contre la sienne! Que de richesses sont en lui qui ne sont plus en moi! Comme il est jeune! comme il est grand! comme il croit à la vie!
Quand il se plaint le plus de moi, c’est alors qu’il est le plus heureux, car il me considère comme une exception monstrueuse, plus il repousse et combat mes sentiments, plus il croit aux siens, plus il s’y attache, plus il a foi en lui-même.
Oh! croire en soi! sublime et imbécile fatuité de la jeunesse! arranger soi-même son avenir et rêver la destinée qu’on veut, jeter un regard de mépris superbe sur les voyageurs fatigués et paresseux qui encombrent la route, et croire qu’on va s’élancer vers le but, fort et rapide comme la pensée, sans jamais perdre haleine, sans jamais tomber en chemin! Savoir si peu, qu’on prenne le désir pour la volonté! O bonheur et bêtise insolente! O fanfaronnade et naïveté!
Quand il fut devenu imperceptible dans l’éloignement, je cherchai ma souffrance, et je ne la trouvai plus: je me sentis soulagée comme d’un remords, je m’étendis sur le gazon, et je dormis comme le prisonnier à qui l’on ôte ses fers, et qui, pour premier usage de sa liberté, choisit le repos.
Et puis je redescendis le Monteverdor du côté du désert, et je mis la cime du mont entre Sténio et moi, entre l’homme et la solitude, entre la passion et la rêverie.
Tout ce que vous m’avez dit du calme enchanteur révélé à vous après les orages de votre vie, je l’ai senti en me trouvant seule enfin, absolument seule entre la terre et le ciel. Pas une figure humaine dans cette immensité, pas un être vivant dans l’air ni sur les monts. Il semblait que cette solitude se faisait austère et belle pour m’accueillir. Il n’y avait pas un souffle de vent, pas un vol d’oiseau dans l’espace. Alors j’eus peur du mouvement qui venait de moi. Chaque brin d’herbe que j’agitais en marchant me semblait souffrir et se plaindre. Je dérangeais le calme, j’insultais le silence. Je m’arrêtai, je croisai mes bras sur ma poitrine, et je retins ma respiration.
Oh! si la mort était ainsi, si c’était seulement le repos, la contemplation, le calme, le silence! si toutes les facultés que nous avons pour jouir et souffrir se paralysaient, s’il nous restait seulement une faible conscience, une imperceptible intuition de notre néant! si l’on pouvait s’asseoir ainsi dans un air immobile devant un paysage vide et morne, savoir qu’on a souffert, qu’on ne souffrira plus, et qu’on se repose là sous la protection du Seigneur! Mais quelle sera l’autre vie? Je n’avais pas encore trouvé une forme sous laquelle je pusse la désirer. Jusque-là, sous quelque aspect quelle m’apparût, elle me faisait peur ou pitié. D’où vient que je n’ai pas cessé un jour pourtant de la désirer? Quel est ce désir inconnu et brûlant qui n’a pas d’objet conçu et qui dévore comme une passion? Le cœur de l’homme est un abîme de souffrance dont la profondeur n’a jamais été sondée et ne le sera jamais.
Je restai là tant que le soleil fut au-dessus de l’horizon, et tout ce temps-là je fus bien. Mais quand il n’y eut plus dans le ciel que des reflets, une inquiétude croissante se répandit dans la nature. Le vent s’éleva, les étoiles semblèrent lutter contre les nuages agités. Les oiseaux de proie élevèrent leurs grands cris et leur vol puissant dans le ciel; ils cherchaient un gîte pour la nuit, ils étaient tourmentés par le besoin, par la crainte. Ils semblaient esclaves de la nécessité, de la faiblesse et de l’habitude, comme s’ils eussent été des hommes.
Cette émotion à l’approche de la nuit se révélait dans les plus petites choses. Les papillons d’azur, qui dorment au soleil dans les grandes herbes, s’élevèrent en tourbillons pour aller s’enfouir dans ces mystérieuses retraites où on ne les trouve jamais. La grenouille verte des marais et le grillon aux ailes métalliques commencèrent à semer l’air de notes tristes et incomplètes qui produisirent sur mes nerfs une sorte d’irritation chagrine. Les plantes elles-mêmes semblaient frissonner au souffle humide du soir. Elles fermaient leurs feuilles, elles crispaient leurs anthères, elles retiraient leurs pétales au fond de leur calice. D’autres, amoureuses à l’heure de la brise, qui se charge de leurs messages et de leurs étreintes, s’entr’ouvraient coquettes, palpitantes, chaudes au toucher comme des poitrines humaines. Toutes s’arrangeaient pour dormir ou pour aimer.
Je me sentis redevenir seule. Quand tout semblait inanimé, je pouvais m’identifier avec le désert et faire partie de lui comme une pierre ou un buisson de plus. Quand je vis que tout reprenait à la vie, que tout s’inquiétait du lendemain et manifestait des sentiments de désir ou de souci, je m’indignai de n’avoir pas à moi une volonté, un besoin, une crainte. La lune se leva, elle était belle; l’herbe des collines avait des reflets transparents comme l’émeraude; mais que m’importaient la lune et ses nocturnes magies? Je n’attendais rien d’une heure de plus ou de moins dans son cours: nul regret, nul espoir ne s’attachait pour moi au vol de ces heures qui intéressaient toute la création. Pour moi rien au désert, rien parmi les hommes, rien dans la nuit, rien dans la vie. Je me retirai dans ma cabane, et j’essayai du sommeil par ennui plus que par besoin.
Le sommeil est une douce et belle chose pour les petits enfants, qui ne rêvent que de fées ou de paradis; pour les petits oiseaux, qui se pressent frêles et chauds sous le duvet de leur mère; mais pour nous, qui sommes arrivés à une extension outrée de nos facultés, le sommeil a perdu ses chastes voluptés et ses profondes langueurs. La vie, arrangée comme elle l’est, nous ôte ce que la nuit a de plus précieux, l’oubli des jours. Je ne parle pas de vous, Trenmor, qui, selon la parole sacrée, vivez au monde comme n’y étant pas. Mais moi, dans le cours de ma vie sans règle et sans frein, j’ai fait comme les autres. J’ai abandonné au mépris superbe de l’âme les nécessités impérieuses du corps; j’ai méconnu tous les dons de l’existence, tous les bienfaits de la nature; j’ai trompé la faim par des aliments savoureux et excitants, j’ai trompé le sommeil par une agitation sans but ou des travaux sans profit. Tantôt, à la clarté de la lampe, je cherchais dans les livres la clef des grandes énigmes de la vie humaine; tantôt, lancée dans le tourbillon du siècle, traversant la foule avec un cœur morne et promenant un regard sombre sur tous ses éléments de dégoût et de satiété, je cherchais à saisir dans l’air parfumé des fêtes nocturnes un son, un souffle qui me rendissent une émotion. D’autres fois, errant dans la campagne silencieuse et froide, j’allais interroger les étoiles baignées dans la brume et mesurer, dans une douloureuse extase, la distance infranchissable de la terre au ciel.
Combien de fois le jour m’a surprise dans un palais retentissant d’harmonie, ou dans les prairies humides de la rosée du matin, ou dans le silence d’une cellule austère, oubliant la loi du repos que l’ombre impose à toutes les créatures vivantes, et qui est devenue sans force pour les êtres civilisés! Quelle surhumaine exaltation soutenait mon esprit à la poursuite de quelque chimère, tandis que mon corps affaibli et brisé réclamait le sommeil sans que je daignasse m’apercevoir de ses révoltes! Je vous l’ai dit: le spiritualisme enseigné aux nations, d’abord comme une foi religieuse, puis comme une loi ecclésiastique, a fini par passer dans les mœurs, dans les habitudes, dans les goûts. On a dompté tous les besoins physiques, on a voulu poétiser les appétits comme les sentiments. Le plaisir a fuiles lits de gazon et les berceaux de vigne pour aller s’asseoir sur le velours à des tables chargées d’or. La vie élégante, énervant les organes et surexcitant les esprits, a fermé aux rayons du jour la demeure des riches; elle a allumé les flambeaux pour éclairer leur réveil, et placé l’usage de la vie aux heures que la nature marquait pour son abdication. Comment résister à cette fébrile et mortelle gageure? Comment courir dans cette carrière haletante sans s’épuiser avant d’atteindre la moitié de son terme? Aussi me voilà vieille comme si j’avais mille ans. Ma beauté, que l’on vante, n’est plus qu’un masque trompeur sous lequel se cachent l’épuisement et l’agonie. Dans l’âge des passions énergiques, nous n’avons plus de passions, nous n’avons même plus de désirs, si ce n’est celui d’en finir avec la fatigue et de nous reposer étendus dans un cercueil.
Pour moi, j’ai perdu le sommeil. Vraiment, hélas! je ne sais plus ce que c’est. Je ne sais comment appeler cet engourdissement lourd et douloureux qui pèse sur mon cerveau et le remplit de rêves et de souffrances pendant quelques heures de la nuit. Mais ce sommeil de mon enfance, ce bon, ce doux sommeil, si pur, si frais, si bienfaisant, ce sommeil qu’un ange semblait protéger de son aile, et qu’une mère berçait de son chant, ce calme réparateur de la double existence de l’homme, cette molle chaleur étendue sur les membres, cette paisible et régulière respiration, ce voile d’or et d’azur abaissé sur les yeux, et ce souffle aérien que l’haleine de la nuit fait courir dans les cheveux et autour du cou de l’enfant, ce sommeil-là je l’ai perdu et ne le retrouverai jamais. Une sorte de délire amer et sombre plane sur mon âme privée de guide. Ma poitrine brûlante se soulève avec effort sans pouvoir aspirer les parfums subtils de la nuit. La nuit n’a plus pour moi qu’une atmosphère avare et desséchante. Mes rêves n’ont plus ce désordre aimable et gracieux qui résumait toute une vie d’enchantement dans quelques heures d’illusion. Mes rêves ont un effroyable caractère de vérité; les spectres de toutes mes déceptions y repassent sans cesse, plus lamentables, plus hideux chaque nuit. Chaque fantôme, chaque monstre évoqué par le cauchemar est une allégorie claire et saisissante qui répond à quelque profonde et secrète souffrance de mon âme. Je vois fuir les ombres des amis que je n’aime plus, j’entends les cris d’alarme de ceux qui sont morts et dont l’âme erre dans les ténèbres de l’autre vie. Et puis je descends moi-même pâle et désolée dans les abîmes de ce gouffre sans fond qu’on appelle l’Éternité, et dont la gueule me semble toujours béante au pied de mon lit comme un sépulcre ouvert. Je rêve que j’en descends lentement les degrés, cherchant d’un œil avide un faible rayon d’espoir dans ces profondeurs sans bornes, et ne trouvant pour flambeau dans ma route que les bouffées d’une clarté d’enfer, rouge et sinistre, qui me brûle les yeux jusqu’au fond du crâne et qui m’égare de plus en plus.
Tels sont mes rêves. C’est toujours la raison humaine se débattant contre la douleur et l’impuissance.
Un semblable sommeil abrège la vie au lieu de la prolonger. Il dépense une énorme énergie. Le travail de la pensée, plus désordonné, plus fantastique dans les songes, est aussi plus violent et plus rude. Les sensations s’y éveillent par surprise, âpres, terribles et déchirantes, comme elles le seraient devant la réalité. Jugez-en, Trenmor, par l’impression que vous laisse la représentation dramatique de quelque passion fortement exprimée. Dans le rêve, l’âme assiste aux spectacles les plus terribles, et ne peut distinguer l’illusion de la vérité. Le corps bondit, se tord et palpite sous des émotions affreuses de terreur et de souffrance, sans que l’esprit ait la conscience de son erreur pour se donner, comme au théâtre, la force d’aller jusqu’au bout. On s’éveille baigné de sueur et de larmes, l’esprit frappé d’une stupide consternation, et fatigué pour tout un jour de l’exercice inutile qui vient de lui être imposé.
«Il y a des rêves plus pénibles encore, c’est de se croire condamné à accomplir quelque tâche extravagante, quelque travail impossible, comme de compter les feuilles dans une forêt, ou de courir rapide et léger comme l’air, de traverser, aussi vite que le pensée, vallons, mers et montagnes pour atteindre une image fugitive, incertaine, qui toujours nous devance et toujours nous attire en changeant d’aspect. N’avez-vous pas fait ce rêve, Trenmor, alors qu’il y avait dans votre vie des désirs et des chimères? Oh! comme il revient souvent ce fantôme! comme il m’appelle, comme il me convie! Parfois c’est sous la forme délicate et pâle d’une vierge qui fut ma compagne et ma sœur au matin de ma vie, et qui, plus heureuse que moi, mourut dans la fleur de sa jeunesse. Elle m’invite à la suivre au séjour du repos et du calme. J’essaie de marcher après elle. Mais, substance éthérée que le vent emporte, elle me devance, m’abandonne et disparaît dans les nuées. Et pourtant, moi, je cours toujours: car j’ai vu surgir, des rives brumeuses d’une mer imaginaire, un autre spectre que j’ai pris pour le premier et que je poursuis avec la même ardeur. Mais lorsqu’il se retourne, c’est quelque objet hideux, un démon ironique, un cadavre sanglant, une tentation ou un remords. Et moi, je cours encore: car un charme fatal m’entraîne vers ce protée qui ne s’arrête jamais, qui semble parfois s’engloutir au loin dans le flot rouge de l’horizon, et qui tout à coup sort de terre sous mes pieds pour m’imprimer une direction nouvelle.
Hélas! que d’univers j’ai parcourus dans ces voyages de l’âme! J’ai traversé les steppes blanchies des régions glacées. J’ai jeté mon rapide regard sur les savanes parfumées où la lune se lève si belle et si blanche. J’ai effleuré, sur les ailes du sommeil, ces vastes mers dont l’immensité épouvante la pensée. J’ai devancé à la course les navires les plus fins voiliers et les grandes hirondelles de proie. J’ai, dans l’espace d’une heure, vu le soleil se lever aux rivages de la Grèce et se coucher derrière les montagnes bleues du Nouveau-Monde. J’ai vu sous mes pieds les peuples et les empires. J’ai contemplé de près la face rouge des astres errants dans les solitudes de l’air et dans les plaines du ciel. J’ai rencontré la face effarée des ombres dispersées par un souffle de la nuit. Quels trésors d’imagination, quelles richesses de la nature n’ai-je pas épuisées dans ces vaines hallucinations du sommeil? Aussi à quoi m’a servi de voyager? Ai-je jamais rien vu qui ressemblât à mes fantaisies? Oh! que la nature m’a semblé pauvre, le ciel terne et la mer étroite, au prix des terres, des cieux et des mers que j’ai franchis dans mon vol immatériel! Que reste-t-il à la vie réelle de beautés pour nous charmer, à l’âme humaine de puissances pour jouir et admirer, quand l’imagination a tout usé d’avance par un abus de sa force?
«Ces songes étaient pourtant l’image de la vie: ils me la montraient obscursie par le trop vif éclat d’une lumière surnaturelle, comme les faits de l’avenir et l’histoire du monde sont écrits sombres et terribles dans les poésies sacrées des prophètes. Traînée à la suite d’une ombre à travers les écueils, les déserts, les enchantements et les abîmes de la vie, j’ai tout vu sans pouvoir m’arrêter. J’ai tout admiré en passant sans pouvoir jouir de rien. J’ai affronté tous les dangers sans succomber à aucun, toujours protégée par cette puissance fatale qui m’emporte dans son tourbillon, et m’isole de l’univers qu’elle fait passer sous mes pieds.
Voilà le sommeil que nous nous sommes fait.
Les jours sont employés à nous reposer des nuits. Plongés dans une sorte d’anéantissement, les heures d’activité pour toute la création nous trouvent, nonchalants et sans vie, occupés à attendre le soir pour nous réveiller, et la nuit pour dépenser en vains rêves le peu de force amassée durant le jour. Ainsi marche ma vie depuis bien des années. Toute l’énergie de mon âme se dévore et se tue à s’exercer sur elle-même, et tout son effet extérieur est d’affaiblir et de détruire le corps.
Je n’ai pas dormi plus calme sur ma couche de bruyères que sur mon lit de satin. Seulement je n’ai pas entendu sonner les heures au fronton des églises, et j’ai pu m’imaginer n’avoir perdu à cette insomnie mêlée d’un mauvais sommeil qu’une longue heure au lieu d’une nuit entière. Aux lieux habités s’attache, selon moi, une grande misère, c’est l’indomptable nécessité de savoir toujours à quelle heure on est de sa vie. Vainement on chercherait à s’y soustraire. On en est averti le jour par l’emploi que fait du temps tout ce qui vous entoure; et la nuit, dans le silence, quand tout dort et que l’oubli semble planer sur toutes les existences, le timbre mélancolique des horloges vous compte impitoyablement les pas que vous faites vers l’éternité, et le nombre des instants que le passé vous dévore sans retour. Qu’elles sont graves et solennelles ces voix du temps qui s’élèvent comme un cri de mort, et qui vont se briser indifférentes sur les murs sonores de la demeure des vivants ou sur les tombes sans écho du cimetière! Comme elles vous saisissent et vous font palpiter de colère et d’effroi sur votre couche brûlante! Encore une! me suis-je dit souvent, encore une partie de mon existence qui se détache! Encore un rayon d’espoir qui s’éteint! Encore des heures! toujours des heures perdues, et qui tombent toutes dans l’abîme du passé, sans amener celle où je me sentirai vivre!
J’ai passé la journée d’hier dans un profond accablement. Je n’ai pensé à rien. Je crois que j’ai eu du repos tout un jour; mais je ne me suis pas aperçue que je reposais. Et alors à quoi bon?
Le soir j’ai résolu de ne point dormir, et d’employer la force que mon âme retrouve pour les rêves, à poursuivre comme autrefois une idée. Il y a bien longtemps que je ne lutte plus, ni contre la veille ni contre le sommeil. Cette nuit j’ai voulu reprendre la lutte, et, puisqu’en moi la matière ne peut éteindre l’esprit, faire au moins que l’esprit domptât la matière. Eh bien! je n’ai point réussi. Écrasée par l’un et par l’autre, j’ai passé la nuit assise sur un rocher, ayant à mes pieds le glacier que la lune faisait étinceler comme les palais de diamants des contes arabes, sur ma tête un ciel pur et froid où les étoiles resplendissaient larges et blanches comme des larmes d’argent sur un linceul.
Ce désert est vraiment bien beau, et Sténio le poëte eût passé là une nuit d’extase et de fièvre lyrique! Moi hélas! je n’ai senti dans mon cerveau que l’indignation et le murmure; car ce silence de mort pesait sur mon âme et l’offensait. Je me demandais à quoi bon cette âme curieuse, avide, inquiète, incapable de rester ici-bas, pour aller toujours frapper à un ciel d’airain qui jamais ne s’entr’ouvre à son regard, qui jamais ne lui répond par un mot d’espoir! Oui, je détestais cette nature radieuse et magnifique, car elle se dressait là, devant moi, comme une beauté stupide qui se tient muette et fière sous le regard des hommes, et croit avoir assez fait en se montrant. Puis je retombais dans cette décourageante pensée:—Quand je saurais, je n’en serais que plus à plaindre, ne pouvant pas.—Et au lieu de tomber dans une philosophique insouciance, je tombais dans l’ennui de ce néant où mon existence est rivée.
XXXI.
Eh bien! Trenmor, je quitte le désert. Je vais au hasard chercher du mouvement et du bruit parmi les hommes. Je ne sais où j’irai. Sténio s’est résigné à vivre un mois séparé de moi: que je passe ce temps ici ou ailleurs, il n’importe pour lui. Moi, je veux me rendre compte d’une chose: c’est à savoir si je suis plus ou moins mal sur la terre, avec ou sans une affection. Quand je commençai d’aimer Sténio, je crus que l’affection m’emporterait au delà du point où elle m’a laissée. J’étais si fière de croire à un reste de jeunesse et d’amour!... Mais tout cela est déjà retombé dans le doute, et je ne sais plus ce que je sens ni ce que je suis. J’ai voulu la solitude pour me recueillir, pour m’interroger. Car abandonner ainsi sa vie sans rames et sans gouvernail sur une mer plate et morne, c’est échouer de la plus triste manière. Mieux vaut la tempête, mieux vaut la foudre; au moins on se voit, on se sent périr.
Mais pour moi la solitude est partout, et c’est folie que de la chercher au désert plus qu’ailleurs. Seulement là elle est plus calme, plus silencieuse. Eh bien! cela me tue! J’ai découvert, je pense, ce qui me soutient encore dans cette vie de désenchantement et de lassitude: c’est la souffrance. La souffrance excite, ranime, irrite les nerfs; elle fait saigner le cœur, elle abrége l’agonie. C’est la convulsion violente, terrible, qui nous relève de terre, et nous donne la force de nous dresser vers le ciel pour maudire et crier. Mourir en léthargie, ce n’est ni vivre ni mourir; c’est perdre tous les avantages, c’est ignorer toutes les voluptés de la mort!
«Ici toutes les facultés s’endorment. A un corps infirme où l’âme se soutiendrait vigoureuse et jeune, cet air vif, cette vie agreste, cette absence de sensations violentes, ces longues heures pour le repos, ces frugales habitudes, seraient autant de bienfaits. Mais moi, c’est mon âme qui rend mon corps débile, et, tant qu’elle souffrira, il faudra que le corps dépérisse, quelles que soient les salutaires influences de l’air et du régime animal. Or, cette solitude me pèse à l’heure qu’il est. Étrange chose! Je l’ai tant aimée, et je ne l’aime plus! Oh! cela est affreux, Trenmor!
«Quand toute la terre me manquait, je me réfugiais dans le sein de Dieu. J’allais l’invoquer dans le silence des champs. Je me plaisais à y rester des jours, des mois entiers, absorbée dans une pensée d’avenir meilleur. Aujourd’hui me voilà si usée, que l’espoir même ne me soutient plus. Je crois encore parce que je désire; mais cet avenir est si loin, et cette vie ne finit pas! Quoi! est-il impossible de s’y attacher et de s’y plaire? Tout est il perdu sans retour? Il y a des jours ou je le crois, et ces jours-là ne sont pas les plus cruels; ces jours-là je suis anéantie. Le désespoir est sans aiguillon, le néant sans terreurs. Mais les jours où, avec un souffle tiède de l’air, un rayon pur du matin, se réveille en moi une velléité d’existence, je suis le plus infortuné des êtres. L’effroi, l’anxiété, le doute, me rongent. Où fuir? où me réfugier? Comment sortir de ce marbre qui, selon la belle expression du poëte, me monte jusqu’aux genoux, et me retient enchaînée comme le sépulcre retient les morts?
Eh bien, souffrons! Cela vaut mieux que de dormir. Dans ce désert pacifique et muet, la souffrance s’émousse, le cœur s’appauvrit. Dieu, rien que Dieu, c’est trop, ou trop peu! Dans l’agitation de la vie sociale, ce n’est pas une compensation suffisante, une consolation à notre portée. Dans l’isolement, c’est une pensée trop immense: elle écrase, elle effraie, elle fait naître le doute. Le doute s’introduit dans l’âme qui rêve, la foi descend dans l’âme qui souffre.
J’écoute, répondit Pulchérie... (Page 40.)
Et puis j’étais habituée à ma souffrance. C’était ma vie, mais c’était ma compagne; c’était ma sœur, cruelle, implacable, sans pitié; mais fière, mais assidue, mais toujours escortée de stoïque résolution et d’austères conseils.
Reviens donc, ô ma douleur! Pourquoi m’as-tu quittée? Si je ne puis avoir d’autre amie que toi, du moins je ne veux pas te perdre. N’es-tu pas mon héritage et mon lot? C’est par toi seule que l’homme est grand. S’il pouvait être heureux dans ce monde d’aujourd’hui, s’il pouvait traverser d’un front serein et voir d’un œil tranquille la laideur du genre humain qui l’entoure, il ne serait pas plus que cette foule stupide et lâche, qui s’enivre dans le crime et s’endort dans la fange. C’est toi, ô douleur sublime! qui nous rappelles au sentiment de notre dignité, en nous faisant pleurer sur l’égarement des hommes! C’est toi qui nous mets à part, et nous places, brebis du désert, sous la main du pasteur céleste qui nous regarde, nous plaint, en attendant peut-être qu’il nous console!
L’homme qui n’a pas souffert n’est rien! C’est un être incomplet, une force inutile, une matière brute et sans valeur, que le ciseau de l’ouvrier brisera peut-être en essayant de la façonner. Aussi j’estime Sténio moins que toi, Trenmor, quoique Sténio n’ait pas un vice et que tu les aies eus presque tous. Mais toi, rude acier, Dieu t’a trempé dans la fournaise ardente; et, après t’avoir tordu de cent façons, il a fait de toi un métal solide et précieux.
Pour moi, que deviendrai-je? Si je pouvais m’élever du même vol que toi, et devenir plus puissante que tous les maux et tous les biens de la vie!
XXXII.
Lélia descendit les montagnes, et avec un peu d’or versé sur son chemin elle franchit rapidement les vallées frontières. Peu de jours après avoir dormi sur la bruyère de Monteverdor, elle étalait le luxe d’une reine dans une de ces belles villes du plateau inférieur qui rivalisent d’opulence entre elles, et qui voient encore fleurir les arts sur la terre d’où ils nous sont venus.
Comme Trenmor, qui s’était rajeuni et fortifié au bagne, Lélia espéra renaître, par la force de son courage, au milieu de ce monde qu’elle haïssait et de ces joies qui lui faisaient horreur. Elle résolut de se vaincre, de dompter les révoltes de son esprit sauvage, de se jeter dans le flot de la vie, de se rapetisser pour un temps, de s’étourdir, afin de voir de près ce cloaque de la société, et de se réconcilier avec elle-même par la comparaison.
Lélia n’avait pas de sympathie pour la race humaine, quoiqu’elle souffrît les mêmes maux et résumât en elle toutes les douleurs semées sur la face de la terre. Mais cette race aveugle et sourde sentait son malheur et son abaissement sans vouloir s’en rendre compte. Ceux-là, hypocrites et vaniteux, cachaient les plaies de leur sein et l’épuisement de leur sang sous l’éclat d’une vaine poésie. Ils rougissaient de se voir si vieux, si pauvres, au milieu d’une génération dont ils ne voyaient pas la vieillesse et la pauvreté percer de tous côtés; et, pour se faire jeunes comme ceux qu’ils croyaient jeunes, ils mentaient, ils fardaient toutes leurs idées, ils niaient tous leurs sentiments: ils étaient fanfarons d’innocence et de simplicité, eux décrépits dès le sein de leurs mères! Ceux-ci, moins effrontés, se laissaient emporter par le siècle: lents et débiles, ils s’en allaient avec le monde sans savoir pourquoi, sans se demander où était la cause, où était la fin. Ils étaient de nature trop médiocre pour s’inquiéter beaucoup de leur ennui; petits et faibles, ils s’étiolaient avec résignation. Ils ne se demandaient pas s’ils pouvaient trouver secours dans la vertu ou dans le vice; ils étaient également au-dessous de l’un et de l’autre. Sans foi, sans athéisme, éclairés tout juste au point de perdre les bienfaits de l’ignorance, ignorants au point de vouloir tout soumettre à des systèmes étroitement rigoureux, ils pouvaient constater de quels faits se compose l’histoire matérielle du monde, mais ils n’avaient jamais voulu étudier le monde moral ni lire l’histoire dans le cœur de l’homme; ils avaient été arrêtés par l’imbécile inflexibilité de leurs préventions. C’étaient les hommes du jour qui raisonnaient sur les siècles passés et futurs, sans s’apercevoir que leurs génies avaient tous passé par le même moule, et que, rassemblés en masse, ils auraient pu s’asseoir encore sur les bancs de la même école, et suivre la loi du même pédant.
Quelques-uns, c’était le petit nombre, mais ils représentaient pourtant une puissance sociale, avaient traversé l’atmosphère empoisonnée des temps sans rien perdre de la vigueur primitive de l’espèce. C’étaient des hommes d’exception comparativement à la foule. Mais entre eux ils se ressemblaient tous. L’ambition, seul ressort d’une époque sans croyance, annihilait la noblesse mâle et caractéristique départie à chacun d’eux, pour les confondre tous dans un type de beauté grossière et sans prestige. C’étaient bien encore les hommes de fer du moyen âge; ils avaient les pensées fortes, le bras robuste, la soif de la gloire et le goût du sang, tout comme s’ils se fussent appelés Armagnac et Bourgogne. Mais, à ces larges organisations que la nature produit encore, manquait la sève de l’héroïsme. Tout ce qui le fait naître et l’alimente était mort: l’amour, la fraternité d’armes, la haine, l’orgueil de la famille, le fanatisme, toutes les passions personnelles qui donnent de l’intensité aux caractères, de la physionomie aux actions. Il n’y avait plus pour mobile de ces âpres courages que les illusions de la jeunesse détruites en deux matins, et l’ambition virile, têtue, sale, déplorable fille de la civilisation.
Lélia, triste existence flétrie par le sentiment de sa dégradation intellectuelle, seule peut-être assez attentive pour la constater, assez sincère pour se l’avouer, Lélia, pleurant ses passions éteintes et ses illusions perdues, traversait le monde sans y chercher la pitié, sans y trouver l’affection. Elle savait bien que ces hommes, malgré leur agitation essoufflée et chétive, n’étaient pas plus actifs, pas plus vivants qu’elle; mais elle savait aussi qu’ils avaient l’impudence de le nier ou la stupidité de l’ignorer. Elle assistait à l’agonie de cette race comme le prophète, assis sur la montagne, pleurait sur Jérusalem, opulente et vieille débauchée étendue à ses pieds.
XXXIII.
A LA VILLA BAMBUCCI.
Le plus riche parmi les petits princes de l’État donnait une fête. Lélia y parut éblouissante de parure, mais triste sous l’éclat de ses diamants, et moins heureuse que la dernière des bourgeoises enrichies qui se pavanaient avec orgueil sous leur faste d’un jour. Pour elle ces naïfs plaisirs de femme n’existaient pas. Elle traînait après elle le velours et le satin broché d’or, et les cordons de pierreries, et les longues plumes aériennes et molles, sans jeter sur les glaces ce regard de puérile vanité qui résume toutes les gloires d’un sexe encore enfant dans sa décrépitude. Elle ne jouait pas avec ses aiguillettes de diamants pour montrer sa main blanche et effilée. Elle ne passait pas ses doigts avec amour dans les boucles de sa chevelure. Elle savait à peine de quelles couleurs elle était parée, de quelles étoffes on l’avait revêtue. Avec son air impassible, son front pâle et froid et ses riches habits, on l’eût volontiers prise pour une de ces madones d’albâtre que la dévotion des femmes italiennes couvre de robes de soie et de chiffons brillants. Lélia était insensible à sa beauté, à sa parure, comme la vierge de marbre à sa couronne d’or ciselé et à son voile de gaze d’argent. Elle était indifférente aux regards fixés sur elle. Elle méprisait trop tous ces hommes pour s’enorgueillir de leurs louanges. Que venait-elle donc faire au bal?
Elle y venait chercher un spectacle. Ces vastes tableaux mouvants, disposés avec plus ou moins de goût et d’habileté dans le cadre d’une fête, étaient pour elle un objet d’art à examiner, à critiquer ou à louer dans ses parties ou dans son ensemble. Elle ne comprenait pas que sous un climat pauvre et froid, où les habitations, étroites et disgracieuses, entassent les hommes comme des ballots de marchandises dans un entrepôt, on pût se vanter de connaître le luxe et l’élégance. Elle pensait qu’à de telles nations le sentiment des arts est nécessairement étranger. Elle avait pitié de ce qu’on appelle les bals dans ces salles tristes et resserrées, où le plafond écrase le coiffure des femmes, où, pour épargner le froid de la nuit à leurs épaules nues, on remplace l’air vital par une atmosphère fébrile et corrosive qui enivre ou suffoque; où l’on fait semblant de remuer et de danser dans l’étroit espace marqué entre les doubles rangs des spectateurs assis, qui sauvent à grand peine leurs pieds des atteintes de la valse et leurs vêtements du voisinage des bougies.
Elle était de ces gens difficiles qui n’aiment le luxe qu’en grand, et qui ne veulent point de milieu entre le bien-être de la vie intérieure et la prodigalité superbe des hautes existences sociales. Encore n’accordait-elle qu’aux peuples méridionaux le privilége de comprendre la vie de pompe et d’apparat. Elle disait que les nations commerçantes et industrieuses n’ont ni le sens du goût ni l’instinct du beau, et qu’il fallait aller chercher l’emploi de la forme et de la couleur chez ces vieux peuples qui, à défaut d’énergie présente, ont gardé la religion du passé dans les principes et dans les choses.
En effet, rien n’est plus éloigné de réaliser la prétention du beau qu’une fête mal ordonnée. Il faut tant de choses difficiles à réunir, qu’il ne s’en donne peut-être pas, dans tout un siècle, deux qui soient satisfaisantes pour l’artiste. Il faut le climat, le local, la décoration, la musique, les mets et les costumes. Il faut une nuit d’Espagne ou d’Italie, une nuit sombre et sans lune: car la lune, quand elle règne dans le ciel, verse sur les hommes une influence de langueur et de mélancolie qui se reflète sur toutes leurs sensations. Il faut une nuit fraîche et bien aérée, avec des étoiles qui brillent faiblement au travers des nuages, et qui ne semblent pas se moquer des illuminations. Il faut de vastes jardins dont les parfums enivrants pénètrent par flots dans les appartements. La senteur de l’oranger et de la rose de Constantinople sont surtout propres à développer l’exaltation du cœur et du cerveau. Il faut des mets légers, des vins savoureux, des fruits de tous les climats et des fleurs de toutes les saisons. Il faut à profusion des choses rares et difficiles à posséder. Car une fête doit être la réalisation des désirs les plus capricieux, le résumé des imaginations les plus avides. Il faut, avant de donner une fête, se pénétrer d’une chose: c’est que l’homme riche et civilisé ne trouve plus de plaisir que dans l’espoir de l’impossible. Alors il faut approcher de l’impossible autant qu’il est permis à l’homme de le faire.
Le prince de Bambucci était un homme de goût, ce qui est pour un riche la qualité la plus éminente et la plus rare. La seule vertu qu’on exige de ces gens-là, c’est de savoir convenablement dépenser leur argent. A cette condition, on les tient quittes de tout autre mérite; mais le plus souvent ils sont au-dessous de leur vocation, et vivent bourgeoisement sans abdiquer l’orgueil de leur classe.
Bambucci était le premier homme du monde pour payer un cheval, une femme ou un tableau, sans marchander et sans se laisser friponner. Il savait le prix des choses à un sequin près. Son œil était exercé comme celui d’un huissier-priseur ou d’un marchand d’esclaves. Le sens olfactif était si développé en lui, qu’il pouvait dire, rien qu’à l’odeur du vin, non-seulement quel était le degré de latitude et le nom du vignoble, mais encore à quelle exposition du soleil était situé le versant de la colline qui l’avait produit. Nul artifice, nul miracle de sentiment ou de coquetterie n’était capable de faire qu’il se méprît de six mois sur l’âge d’une actrice: rien qu’à la voir marcher au fond du théâtre, il était prêt à dresser son acte de naissance. Rien qu’à voir courir un cheval à la distance de cent pas, il pouvait signaler à sa jambe l’existence d’une molette imperceptible au doigt du vétérinaire. Rien qu’à toucher le poil d’un chien de chasse, il pouvait dire à quelle génération ascendante la pureté de sa race avait été altérée; et sur un tableau d’école florentine ou flamande, combien de coups de pinceau avaient été donnés par le maître. En un mot, c’était un homme supérieur et tellement reconnu pour tel, qu’il n’en pouvait plus douter lui-même.
La dernière fête qu’il donna ne contribua pas peu à soutenir la haute réputation qu’il s’était acquise. De grands vases d’albâtre, répandus dans les salles, les escaliers et les galeries de son palais, furent remplis de fleurs exotiques, dont le nom, la forme et le parfum étaient inconnus à la plupart de ceux qui les virent. Il avait eu soin de distribuer dans le bal une vingtaine de savants, chargés de servir de ciceroni aux ignorants, et de leur expliquer sans affectation l’usage et le prix des choses qu’ils admiraient. La façade et les cours de la villa étincelaient de lumières. Mais les jardins n’étaient éclairés que par le reflet des appartements. A mesure qu’on s’éloignait, on pouvait s’ensevelir dans une molle et mystérieuse obscurité, et se reposer du mouvement et du bruit au fond de ces ombrages où les sons de l’orchestre arrivaient doux et faibles, interrompus souvent par les bouffées d’un vent chargé de parfums. Des tapis de velours vert avaient été jetés et comme oubliés sur les gazons, afin qu’on pût s’y asseoir sans froisser son vêtement; et, dans quelques endroits, des sonnettes d’un timbre clair et faible étaient suspendues aux arbres, et, au moindre souffle de l’air, semaient le feuillage de notes incertaines on d’accords sans suite, qu’on eût pu prendre pour les voix grêles des sylphes éveillés par le balancement des fleurs où ils s’étaient blottis.
Bambucci savait combien il était important, quand on veut réveiller la volupté dans les âmes énervées, d’éviter tout ce qui peut amener la fatigue des sens. Aussi, dans l’intérieur des salles, la lumière n’était point trop ardente pour les yeux délicats. L’harmonie était douce et sans éclats de cuivre. Les danses étaient lentes et rares. On ne permettait pas aux jeunes gens de former de nombreux quadrilles. Car, dans la conviction que l’homme ne sait ni ce qu’il veut, ni ce qui lui convient, le philosophique Bambucci avait placé partout des chambellans qui réglaient la dose d’activité et de repos de chacun. Ces gens-là, observateurs habiles et sceptiques profonds, mettaient un frein à l’ardeur des uns pour qu’elle ne s’épuisât pas trop vite, gourmandaient la paresse des autres pour qu’elle ne fût pas trop lente à s’éveiller. Ils lisaient dans les regards l’approche de la satiété, et ils trouvaient moyen de la prévenir on vous faisant changer de lieu et d’amusement. Ils devinaient aussi, dans l’inquiétude de votre marche, dans la précipitation de vos mouvements, l’invasion ou le développement d’une passion; et, s’ils prévoyaient quelque résultat immédiatement scandaleux, ils savaient le prévenir, soit en vous enivrant, soit en vous improvisant une fable officieuse qui vous dégoûtait de vos poursuites. Mais s’ils voyaient en présence deux acteurs expérimentés dans l’intrigue, ils n’épargnaient rien pour engager et protéger des rapports qui pouvaient rendre les heures légères à des couples bien assortis.
Et d’ailleurs, rien de plus noble et de plus franc que les affaires de cœur qui se traitaient là. En homme de goût, Bambucci avait banni la politique, le jeu et la diplomatie de ses fêtes. Il trouvait que discuter les affaires de l’État, tramer des complots, se ruiner, ou conduire des négociations à travers les plaisirs du bal, c’étaient choses du plus mauvais ton.
Le joyeux Bambucci entendait bien mieux la vie. Il n’y avait pas de cri populaire, pas de murmure subalterne qui parvint à son oreille quand il était en train de s’amuser, le bon prince! Tout conseiller farouche, tout penseur de mauvais augure, était banni de ses divertissements. Il n’y voulait que des gens aimables, des hommes d’art, comme on dit aujourd’hui, des femmes à la mode, des complaisants, beaucoup de personnes jeunes, quelques femmes laides, seulement pour faire ressortir les belles, et des êtres ridicules, juste ce qu’il en fallait pour divertir le reste de la société.
La majeure partie des convives appartenait donc à cet âge où il y a encore des illusions, et à ces classes intermédiaires qui ont assez de goût pour applaudir, et pas assez de richesse pour dédaigner. C’était le chœur dans l’opéra, c’était une partie du spectacle, une partie nécessaire comme les décors et le souper. Ils ne s’en doutaient pas, ces bons citoyens; mais ils remplissaient dans les salons de Bambucci le rôle de figurants. Ils avaient bien, en qualité d’acteurs, les profits de la fête, c’est-à-dire, le plaisir; mais ils n’en avaient pas l’honneur. L’honneur était réservé à un petit nombre, à un certain groupe d’épicuriens choisis que le prince avait à cœur d’éblouir et de charmer. Ceux-là étaient vraiment les invités, les juges, les amis qu’on traitait; cette foule bruyante et parée qu’on faisait passer sous leurs yeux s’y évertuait de son mieux, en croyant n’agir là que pour son compte; admirable discernement du prince de Bambucci!
Ces personnes de distinction étaient, pour la plupart, aptes à rivaliser de luxe et de génie avec l’amphitryon. Bambucci savait bien qu’il n’avait pas affaire à des enfants; aussi tenait-il à honneur suprême de les vaincre en inventions et en délicatesses de tout genre. Si l’on avait servi dans des vases de vermeil chez le marquis Panorio, Bambucci étalait sur les tables une vaisselle d’or pur. Si le juif Pandolfi avait montré sa femme couronnée de diamants, Bambucci mettait des diamants jusque sur les souliers de sa maîtresse. Si l’habit des pages du duc Almiri était brodé en or, celui des valets de pied de la maison de Bambucci était brodé de perles fines. Digne et touchante émulation entre les souverains éclairés de nations intelligentes!
Il ne faut pas s’abuser. La tâche entreprise par le prince n’était pas facile: c’était une chose grave. Il y avait rêvé plus d’une nuit avant de la tenter. Il fallait d’abord surpasser, en dépense d’argent et d’esprit, tous ces rivaux dignes de lui. Et puis, il fallait réussir à les enivrer tellement de plaisir, qu’oubliant leur orgueil blessé dans la défaite, ils eussent la bonne foi de l’avouer. Eh bien! cette entreprise immense n’étonna point l’imagination gigantesque de Bambucci; il s’y jeta, sûr de la victoire, plein de confiance dans ses ressources et dans l’assistance du ciel, à qui il avait fait demander neuf jours à l’avance, par l’organe de son chapelain, qu’il ne tombât pas de pluie durant cette nuit mémorable.
Parmi ces hautes sommités à qui toute la province était servie en collation, l’étrangère Lélia occupait le premier rang. Comme elle avait beaucoup d’argent, elle avait toujours un peu de famille et beaucoup de considération là où elle se trouvait. Connue par sa beauté, ses dépenses et la singularité de son caractère, elle était l’objet des plus ingénieuses attentions du prince et de ses favoris.
Elle fut introduite d’abord dans un des salons éblouissants qui n’étaient que le premier degré de l’éclat progressif réservé à ses yeux. Les affiliés de Bambucci étaient chargés d’y arrêter adroitement les nouveaux arrivés et d’entretenir leur intérêt pendant un temps convenable. Or, il se trouva que le jeune prince grec Paolaggi entrait en même temps que Lélia, et que les chambellans n’imaginèrent rien de mieux pour les occuper que de mettre en présence l’une de l’autre ces deux éminences sociales, au milieu d’un peuple de riches et de nobles de moindre étage, destiné a remplir les interstices des colonnes et les vides du pavé de mosaïque.
Ce prince grec avait bien le plus beau profil que jamais sculpture antique ait reproduit. Il était bronzé comme Otello, car il y avait du sang maure dans sa famille, et ses yeux noirs brillaient d’un éclat sauvage; sa taille était élancée comme le palmier oriental. Il y avait en lui du cèdre, du cheval arabe, du Bédouin et de la gazelle. Toutes les femmes en étaient folles.
Il s’approcha gracieusement de Lélia, et lui baisa la main, quoiqu’il la vît pour la première fois. C’était un homme qui avait des manières à lui; les femmes lui pardonnaient beaucoup d’originalités, eu égard à l’ardeur du sang asiatique qui coulait dans ses veines.
Il lui parla peu, mais d’une voix si harmonieuse et d’un style si poétique, avec des regards si pénétrants et un front si inspiré, que Lélia s’arrêta cinq minutes à l’observer comme un prodige; puis elle pensa à autre chose.
Quand le comte Ascanio entra, les chambellans firent chercher Bambucci. Ascanio était le plus heureux des hommes: rien ne le choquait, tout le monde l’aimait, il aimait tout le monde. Lélia, qui savait le secret de sa philanthropie, ne le voyait qu’avec horreur. Dès qu’elle l’aperçut, son front se chargea d’un nuage si sombre que les chambellans épouvantés eurent recours au patron lui même pour le dissiper.
«Est-ce là ce qui sous embarrasse? leur dit Bambucci à voix basse en jetant son regard d’aigle sur Lélia. Vous ne voyez pas que le plus aimable des hommes est insupportable à la plus atrabilaire des femmes! Où serait le mérite, où serait le génie, où serait la grandeur de Lélia si Ascanio réussissait à avoir raison? S’il parvenait à lui prouver que tout va bien dans le monde, à quoi passerait-elle son temps? Sachez donc, maladroits, combien il est heureux pour certains esprits que le monde soit plein de travers et de vices, et dépêchez-vous de débarrasser Lélia de cet épicurien charmant; car il ne comprend pas qu’il vaudrait mieux tuer Lélia que de la consoler.»
Les chambellans allèrent doucement prier Ascanio de vouloir bien chasser la mélancolie qui se répandait sur le beau front de Paolaggi. Ascanio, convaincu qu’il allait devenir utile, commença à triompher. C’était un bonhomme féroce, qui ne vivait que du supplice des autres; il passait sa vie à leur prouver qu’ils étaient heureux, afin de ne pas leur accorder d’intérêt; et, quand il leur avait ôté la douceur de se croire intéressants, ils le haïssaient plus que s’il les eût décapités.
Bambucci offrit son bras à Lélia, et la conduisit dans le salon égyptien. Elle en admira la décoration, critiqua poliment quelques détails de style, et finit pourtant par combler de joie le savant Bambucci en lui déclarant qu’elle n’avait rien vu de mieux. En ce moment Paolaggi, qui s’était débarrassé d’Ascanio, l’homme heureux, reparut auprès de Lélia. Il avait revêtu un costume des temps anciens. Appuyé contre un sphinx de jaspe, il était le plus remarquable accident du tableau, et Lélia ne put le voir sans éprouver le même sentiment d’admiration que lui eût inspiré une belle statue ou un beau site.
Comme elle faisait naïvement part de ses impressions à Bambucci, celui-ci se rengorgea comme un père à qui on vante son fils. Ce n’est pas qu’il eût la moindre affection pour le prince grec; mais le jeune prince était beau, paré, d’un grand effet dans la salle égyptienne: Bambucci le considérait comme un meuble précieux qu’il aurait loué pour la soirée.
Alors il se mit à faire valoir son prince grec. Mais comme, en dépit de la supériorité la mieux établie, il est bien difficile de se préserver d’inadvertance dans le tumulte d’une fête dont on a tout le soin, il regarda involontairement la statue d’Osiris, et dès lors, deux idées analogues venant à se croiser malheureusement dans son cerveau, il lui fut impossible de les séparer.
«Oui, dit-il, c’est une belle statue... Je veux dire que c’est un homme distingué. Il parle le chinois comme le français, le français comme l’arabe. Les cornalines que vous voyez à ses oreilles sont d’une valeur inestimable, de même que les malachites incrustées sur les pieds... Et puis c’est une tête de feu, un cerveau sur lequel le soleil a laissé tomber son influence dévorante... C’est une tête dont personne n’a de copie, et que j’ai payée mille écus à un de ces voleurs anglais qui explorent l’Égypte... Avez-vous lu son poëme à Délia et ses sonnets à Zamora dans la manière de Pétrarque?... Je ne saurais assurer que le corps soit absolument identique, mais le jaspe en est si semblable et les proportions s’accordent si bien...»
Quand Bambucci s’aperçut de son imbroglio, il resta court. Mais, en tournant la tête avec effroi vers Lélia, il reprit courage en voyant qu’elle ne l’écoutait pas.
XXXIV.
PULCHÉRIE.
Tout le monde se pressait vers le salon mauresque, et les maîtres de cérémonies ne pouvaient contenir le désordre. Un jeune seigneur prétendait avoir reconnu sous un domino bleu-ciel la Zinzolina, la plus célèbre courtisane du monde, qui depuis un an avait disparu mystérieusement du pays. Chacun voulait s’assurer de l’événement: ceux qui n’avaient pas connu la Zinzolina tenaient à honneur de voir cette femme si vantée; ceux qui l’avaient vue voulaient la revoir. Mais le domino bleu, souple et insaisissable fantôme, disparaissait adroitement au milieu de la foule pour reparaître dans une autre salle où la foule le poursuivait encore. Quiconque avait un domino bleu-ciel était assidûment suivi et interrogé; et, lorsque le fugitif était signalé, un cri d’émotion retentissait dans tout le palais. Mais il s’échappait avant qu’on eût pu constater l’existence de la Zinzolina sous ce flottant capuchon de satin et sous ce masque de velours. Il finit par gagner les jardins. Alors la foule s’élança dans les jardins: le tumulte fut immense; On se répandit dans les bosquets. Les amants en profitèrent pour échapper à l’œil des jaloux. L’orchestre joua dans les murailles vides et sonores. Des femmes laides ou jalouses prirent des dominos bleu-ciel pour trouver des amants ou pour éprouver les leurs. Ce fut un grand bruit, une grande risée, une grande anxiété.
«Laissez-les faire, disait Bambucci à ses chambellans essoufflés. Ils s’amusent eux-mêmes: eh bien! tant mieux pour vous, reposez-vous.»
Cet instant de folie et de curiosité avait donné aux physionomies quelque chose d’âpre et d’obstiné qui n’est pas dans les habitudes de la nature civilisée. Lélia, qui croyait épier si attentivement les moindres oscillations de la vie sur ce monde agonisant; Lélia, qui consultait à chaque instant le pouls du moribond, et s’étonnait de le trouver parfois si vigoureux, et tout aussitôt si faible, remarqua je ne sais quoi d’étrange dans la disposition des esprits durant cette nuit-là; et, perdue, oubliée dans la foule, elle aussi se mit à parcourir les jardins pour observer de près les accidents physiologiques sur ce cadavre de société qui râle et qui chante, et qui, comme une vieille coquette, se farde jusque sur son lit de mort.
Après avoir marché longtemps, traversé beaucoup de groupes échevelés et passé au milieu d’une joie fébrile et sans charmes, elle s’assit fatiguée dans un lieu retiré qu’ombrageaient des thuyas de la Chine. Lélia se sentit oppressée. Elle regarda le ciel: les étoiles brillaient au-dessus de sa tête, mais vers l’horizon elles étaient cachées sous un épais bandeau de nuages. Lélia souffrait. Enfin elle vit une pâle clarté glisser sur les arbres: c’était un éclair; et elle s’expliqua le malaise qu’elle éprouvait, car l’orage lui causait toujours un mal physique, une inquiétude nerveuse, une irritation cérébrale, je ne sais quoi enfin que toutes les femmes, sinon tous les hommes, ont ressenti.
Alors il lui prit un de ces désespoirs soudains qui s’emparent de nous souvent sans motif apparent, mais qui sont toujours l’effet d’un mal intérieur longtemps couvé dans le silence de l’esprit: L’ennui, l’horrible ennui la prit à la gorge. Elle se sentit si découragée, si mal placée dans la vie, qu’elle se laissa tomber sur l’herbe et s’abandonna à ces pleurs puérils qui sont l’affreuse expression d’un abandon complet de la force et de l’orgueil humain. Lélia était plus forte en apparence qu’aucune créature de son sexe. Jamais, depuis qu’elle était Lélia, personne n’avait surpris les secrets de son âme sur son impassible visage; jamais on n’avait vu couler une larme de souffrance ou d’attendrissement sur sa joue sans couleur et sans pli.
Elle avait horreur de la pitié d’autrui, et dans ses plus grandes détresses elle conservait l’instinct de s’y dérober. Elle cacha donc sa tête dans son manteau de velours; et loin du monde, loin du la lumière, blottie dans les hautes herbes d’un coin abandonné du jardin, elle répandit sa souffrance en larmes vaines et lâches. Il y avait quelque chose d’effrayant dans le douleur de cette femme si belle et si parée, gisante là, roulée sur elle-même, languissante et terrible dans sa douleur, comme une lionne blessée qui voit saigner sa plaie et la lèche en rugissant.
Tout à coup une main se posa sur son bras nu, une main chaude et humide comme l’haleine de cette nuit d’orage. Elle tressaillit; et, honteuse, irritée d’être surprise dans cet instant de faiblesse où nul ne l’avait jamais vue, elle bondit par une soudaine réaction de courage, et se dressa de toute sa hauteur devant le téméraire. C’était le domino bleu du bal, la courtisane Zinzolina.
Lélia jeta un grand cri; puis, cherchant dans sa voix le ton le plus sévère, elle dit:
«Je vous ai reconnue, vous êtes ma sœur...
—Et si j’ôte mon masque, Lélia, répondit la courtisane, vous aussi ne crierez-vous pas: Honte et infamie sur toi?
—Ah! je reconnais aussi votre voix! reprit Lélia. Vous êtes Pulchérie...
—Je suis votre sœur, dit la courtisane en se démasquant, la fille du votre père et de votre mère. N’avez-vous pas un mot d’affection pour elle?
—O ma sœur toujours belle! dit Lélia, sauvez-moi, sauvez-moi de la vie, sauvez-moi du désespoir; apportez-moi de la tendresse, dites-moi que vous m’aimez, que vous vous souvenez de nos beaux jours, que vous êtes ma famille, mon sang, mon seul bien sur la terre!»
Elles s’embrassèrent en pleurant toutes deux. Pulchérie était passionnée dans sa joie, Lélia était triste dans la sienne; elles se regardaient avec des yeux humides et se touchaient avec des mains étonnées. Elles ne revenaient pas de se trouver encore belles, de s’admirer, de s’aimer, et, différentes comme elles étaient, de se reconnaître.
Lélia se souvint tout à coup que sa sœur était souillée. Ce qu’elle eût pardonné à toute autre créature humaine la faisait rougir dans la personne de sa sœur; c’était un reste involontaire de cette insurmontable puissance de la vanité sociale qui s’appelle l’honneur.
Elle laissa tomber ses mains qu’elle avait mises dans celles de Pulchérie, et resta immobile, anéantie par je ne sais quel nouveau découragement, pâle, le corps plié en deux et le regard attaché sur la sombre verdure où s’éteignait le reflet des éclairs.
Pulchérie s’effraya de cette attitude morne et du sourire amer et glacé qui errait sur ses lèvres. Oubliant la dégradation à laquelle le monde l’avait condamnée, elle eut pitié de Lélia, tant la douleur rétablit l’égalité entre les existences.
«C’est donc ainsi que vous êtes! lui dit-elle avec douceur et du ton dont une mère consolerait son enfant affligé. J’ai passé de longues années loin de ma sœur et, quand je la retrouve, c’est à terre, comme un vêtement usé dont personne ne veut plus, étouffant ses cris avec les tresses de ses cheveux et déchirant son sein avec ses ongles! Vous étiez ainsi quand je vous ai surprise, Lélia; et maintenant vous voilà pire encore, car vous pleuriez, et vous semblez morte; vous viviez par la souffrance, et voilà que vous ne vivez plus par rien. Voilà où vous en êtes, Lélia! O mon Dieu! à quoi vous ont servi tous ces dons brillants qui vous rendaient si fière! Où vous a conduite ce chemin que vous aviez pris avec tant d’espoir et de confiance? Dans quel abîme de malheur êtes-vous tombée, vous qui prétendiez mettre vos pieds sur nos têtes? Jérusalem, Jérusalem, je vous le disais bien, que l’orgueil vous perdrait!
—L’orgueil! dit Lélia, qui se sentit blessée dans la partie la plus irritable de son âme. Il te sied bien de parler de cela, pauvre égarée! Laquelle s’est perdue le plus avant dans ce désert, de vous ou de moi?
—Je ne sais pas, Lélia, dit Pulchérie avec tristesse. J’ai bien marché dans cette vie, je suis encore jeune, encore belle; j’ai bien souffert; mais je ne suis pas encore lasse, je n’ai pas encore dit: Mon Dieu, c’est assez! Au lieu que toi, Lélia...
—Vous avez raison, dit Lélia avec abattement, moi j’ai tout épuisé...
—Tout, sauf le plaisir!» dit la courtisane en riant d’un rire de bacchante qui la changea tout à coup de la tête aux pieds.
Lélia tressaillit et recula involontairement; puis, se rapprochant avec vivacité, elle prit le bras de sa sœur.
«Et vous, ma sœur, s’écria-t-elle, vous l’avez donc goûté, le plaisir? Vous ne l’avez donc pas épuisé? Vous êtes donc toujours femme et vivante? Allons, donnez-moi votre secret, donnez-moi de votre bonheur, puisque vous en avez!
—Je n’ai pas de bonheur, répondit Pulchérie. Je n’en ai pas cherché. Je n’ai pas, comme vous, vécu de déceptions. Je n’ai pas demandé à la vie plus qu’elle ne pouvait me donner. J’ai réduit toutes mes ambitions à savoir jouir de ce qui est. J’ai mis ma vertu à ne pas le dédaigner, ma sagesse à ne pas désirer au delà. Anacréon a écrit ma liturgie. J’ai pris l’antiquité pour modèle, et pour divinités les déesses nues de la Grèce. Je supporte les maux de la civilisation exagérée où nous sommes arrivés; mais j’ai, pour me préserver du désespoir, la religion du plaisir... O Lélia! comme vous me regardez, comme vous m’écoutez avidement! Je ne vous fais donc plus horreur! Je ne suis donc plus la stupide et vile organisation dont vous vous êtes éloignée jadis avec tant de dégoût!
—Je ne t’ai jamais méprisée, ma sœur; je te plaignais. A cette heure, je m’étonne seulement de n’avoir pas à te plaindre. Oserai-je dire que je m’en réjouis?
—Hypocrites spiritualistes, dit Pulchérie, vous craignez toujours de sanctionner les joies que vous ne partagez pas! Oh! vous pleurez à présent! Vous baissez la tête, ma pauvre sœur! Vous voilà courbée et brisée sous le poids de cette destinée que vous avez choisie! A qui la faute? Puisse cette leçon vous être utile! Souvenez-vous de nos querelles, de nos luttes et de notre séparation; nous nous sommes mutuellement prédit notre perte!
—Hélas! je vous ai prédit le mépris des hommes, Pulchérie, l’abandon, une horrible vieillesse... Je ne peux pas avoir encore raison; grâce au ciel, vous êtes toujours belle et jeune. Mais déjà n’avez-vous pas senti la honte vous brûler de son fer rouge? Toute cette foule avide et désœuvrée qui vous cherche dans cet instant pour assouvir une insolente curiosité, ne l’entendez-vous pas gronder comme une bête immonde? Ne sentez-vous pas sa chaude haleine qui vous poursuit et vous infecte? Écoutez, elle vous appelle, elle vous réclame comme sa proie; courtisane, vous lui appartenez! Oh! si elle vient jusqu’ici, ne dites pas que vous êtes ma sœur! Si elle allait nous confondre ensemble! Si elle osait mettre sur moi ses mains impures! Pauvre Pulchérie, voilà ton maître, voilà ton Dieu, voilà ton amant! ce peuple, tout ce peuple! Tu as trouvé le plaisir dans ses embrassements; tu vois bien, ma pauvre sœur, que tu es plus vile que la poussière de ses pieds!
—Je le sais, dit la courtisane en passant sa main sur son front d’airain comme pour en chasser un nuage; mais moi, braver la honte, c’est ma vertu; c’est ma force, comme la vôtre est de l’éviter; c’est ma sagesse, vous dis-je, et elle me mène à mon but, elle surmonte des obstacles, elle survit à des angoisses toujours renaissantes, et, pour prix du combat, j’ai le plaisir. C’est mon rayon de soleil après l’orage, c’est l’île enchantée où la tempête me jette, et, si je suis avilie, du moins je ne suis pas ridicule. Être inutile, Lélia, c’est être ridicule; être ridicule, c’est pis que d’être infâme; ne servir à rien dans l’univers, c’est plus méprisable que de servir aux derniers usages.
—Peut-être! dit Lélia d’un air sombre.
—D’ailleurs, reprit la courtisane, qu’importe la honte à une âme vraiment forte? Savez-vous, Lélia, que cette puissance de l’opinion devant laquelle les âmes qu’on appelle honnêtes sont si serviles, savez-vous qu’il ne s’agit que d’être faible pour s’y soumettre, qu’il faut être fort pour lui résister? Appelez-vous vertu un calcul d’égoïsme si facile à faire et dans lequel tout vous encourage, et vous récompense? Comparez-vous les travaux, les douleurs, les héroïsmes d’une mère de famille à ceux d’une prostituée? Quand toutes deux sont aux prises avec la vie, pensez-vous que celle-là mérite plus de gloire, qui a eu le moins de peine?
«Mais quoi! Lélia, mes discours ne te font donc plus frémir comme autrefois? Tu ne me réponds rien? Ce silence est affreux. Lélia, tu n’es donc plus rien! Te voilà donc effacée comme un pli de l’onde, comme un nom écrit sur le sable? Ton noble sang ne se soulève plus aux hérésies de la débauche, aux impudences de la matière? Réveille-toi donc, Lélia, défends donc la vertu, si tu veux que je croie qu’il existe quelque chose qui s’appelle de ce nom!
—Parlez toujours, répondit Lélia d’un ton sinistre. Je vous écoute.
—Enfin, qu’est-ce que Dieu nous impose sur la terre? poursuivit Pulchérie. C’est de vivre, n’est-ce pas? Qu’est-ce que la société nous impose? C’est de ne pas voler. La société est ainsi faite, que beaucoup d’individus n’ont pas autre chose pour vivre qu’un métier autorisé par elle et par elle flétri d’un nom odieux, le vice. Savez-vous de quel acier il faut qu’une pauvre créature soit trempée pour vivre de cela? De combien d’affronts on cherche à lui faire payer les faiblesses qu’elle a surprises et les brutalités qu’elle a assouvies? Sous quelle montagne d’ignominies et d’injustices il faut qu’elle s’accoutume à dormir, à marcher, à être amante, courtisane et mère, trois conditions de la destinée de la femme auxquelles nulle femme n’échappe, soit qu’elle se vende par un marché de prostitution ou par un contrat de mariage? O ma sœur! combien les êtres déshonorés publiquement et injustement sont en droit de mépriser la foule qui les frappe de sa malédiction, après les avoir souillés de son amour! Vois-tu, s’il y a un ciel et un enfer, le ciel sera pour ceux qui auront le plus souffert et qui auront trouvé sur leur lit de douleur encore quelques sourires de joie, quelques bénédictions à envoyer vers Dieu; l’enfer pour ceux qui auront accaparé la plus belle part de l’existence et qui on auront méconnu le prix. La courtisane Zinzolina, au milieu des horreurs de la dégradation sociale, aura confessé sa foi en restant fidèle à la volupté; l’ascétique Lélia, au fond d’une vie austère et respectée, aura renié Dieu à toute heure en fermant ses yeux et son âme aux bienfaits de l’existence.
—Hélas! vous m’accusez, Pulchérie, et vous ne savez pas s’il a dépendu de moi de faire un choix et de suivre un plan dans la vie. Savez-vous quel a été mon sort depuis que nous nous sommes séparées?
—J’ai su ce que le monde a dit de vous, répondit la courtisane; j’ai vu seulement que vous aviez une existence problématique comme femme. J’ai su que vous marchiez environnée de mystère et d’affectation poétique, et j’ai souri de pitié en songeant à cette hypocrite vertu qui consiste à tirer vanité de l’impuissance ou de la peur.
—Humiliez-moi, répondit Lélia; j’ai si peu de confiance en moi aujourd’hui, que je ne trouve rien pour me justifier; mais voulez-vous entendre le récit de cette vie si aride et si pâle, et pourtant si longue et si amère? Vous me direz ensuite s’il peut y avoir un remède à de si anciennes douleurs, à de si profonds découragements.
—J’écoute, répondit Pulchérie en appuyant son bras rond et blanc sur le pied d’une nymphe de marbre qui se cachait souriante et maniérée dans les rameaux sombres. Parle, ma sœur, conte-moi les misères de ta destinée, et d’abord laisse-moi te dire que je les sais d’avance. Quand, pâle et mince comme une sylphide, tu marchais au fond de nos bois appuyée sur mon bras, attentive au vol des oiseaux, à la nuance des fleurs, au changeant aspect des nuées, insensible au regard des jeunes chasseurs qui passaient et nous suivaient de l’œil au travers des arbres, déjà je savais bien, Lélia, que ta jeunesse se consumerait à poursuivre de vains rêves et à dédaigner les seuls avantages de la vie. Te souviens-tu de ces promenades sans fin que nous faisions dans nos champs paternels, et de ces longues rêveries du soir, quand, appuyées toutes deux sur la rampe dorée de la terrasse, nous regardions, toi les étoiles blanches au front des collines, moi les cavaliers poudreux qui descendaient le sentier?
—Je me rappelle bien tout, répondit Lélia. Tu suivais d’un œil attentif tous ces voyageurs déjà effacés dans la brume du couchant. A peine pouvais-tu distinguer leurs vêtements et leur attitude; mais tu te prenais de prédilection ou de dédain pour chacun d’eux, selon qu’il descendait la colline avec audace ou précaution. Tu riais sans pitié du cavalier prudent qui mettait pied à terre pour traîner par la bride sa monture incertaine et paresseuse; tu applaudissais de loin à celui qui, d’un pas ferme et soutenu, affrontait les dangers du versant rapide. Une fois je me souviens que je te repris sévèrement pour avoir, dans un transport d’admiration, agité ton mouchoir pour encourager un jeune fou qui se lançait impétueusement, et qui, deux ou trois fois, soutint vigoureusement son cheval près de rouler dans le ravin.
—Et pourtant il ne pouvait ni me voir ni m’entendre, reprit Pulchérie. Vous étiez indignée, vous ma sœur farouche, de l’intérêt que j’accordais à un homme; vous n’étiez sensible qu’aux insaisissables beautés de la nature, au son, à la couleur, jamais à la forme distincte et palpable. Un chant éloigné vous faisait verser des larmes. Mais, dès que le pâtre aux jambes nues paraissait au sommet de la colline, vous détourniez les yeux avec dégoût; vous cessiez d’écouter sa voix ou d’y prendre plaisir. En tout la réalité blessait vos perceptions trop vives et détruisait votre espoir trop exigeant. N’est-il pas vrai, Lélia?
—C’est vrai, ma sœur, nous ne nous ressemblions pas. Plus sage et plus heureuse que moi, vous ne viviez que pour jouir; plus ambitieuse et moins soumise à Dieu peut-être, je ne vivais que pour désirer. Vous souvient-il de ce jour d’été, si lourd et si chaud, où nous nous arrêtâmes au bord du ruisseau sous les cèdres de la vallée, dans cette retraite mystérieuse et sombre, où le bruissement de l’eau tombant de roche en roche se mêlait au triste chant des cigales? Nous nous étendîmes sur le gazon, et, tout en regardant le ciel ardent sur nos têtes au travers des arbres, il nous vint un lourd sommeil, une profonde insouciance. Nous nous éveillâmes dans les bras l’une de l’autre sans nous être senties dormir.
—Oh oui! dit Pulchérie, nous dormions paisiblement sur l’herbe moite et chaude. Les cèdres exhalaient leur exquise senteur de baume, et le vent de midi passait son aile brûlante sur nos fronts humides. Jusqu’alors, insouciante et rieuse, j’accueillais chaque jour de ma vie comme un bienfait nouveau. Quelquefois des sensations brusques et pénétrantes faisaient bouillonner mon sang. Une ardeur inconnue s’emparait de mon imagination; la nature m’apparaissait sous des couleurs plus étincelantes; la jeunesse palpitait plus vivace et plus riante dans mon sein; et, si je me regardais au miroir, je me trouvais dans ces instants-là plus vermeille et plus belle. Alors j’avais envie de m’embrasser dans cette glace qui me reflétait et qui m’inspirait un amour insensé. Puis je me prenais à rire, et je courais plus forte et plus légère dans l’herbe et dans les fleurs; car, pour moi, aucune chose ne se révélait au travers de la souffrance. Je ne me fatiguais pas comme vous à deviner; je trouvais, parce que je ne cherchais pas.
«Ce jour-là, heureuse et calme que j’étais, un rêve étrange, délirant, inouï, me révéla le mystère jusque-là impénétrable et jusque-là tranquillement respecté. O ma sœur, niez l’influence du ciel! niez la sainteté du plaisir! Vous eussiez dit, si cette extase vous eût été donnée, qu’un ange, envoyé vers vous du sein de Dieu, se chargeait de vous initier aux épreuves sacrées de la vie humaine. Moi, je rêvai tout simplement d’un homme aux cheveux noirs qui se penchait vers moi pour effleurer mes lèvres de ses lèvres chaudes et vermeilles; et je m’éveillai oppressée, palpitante, heureuse plus que je ne m’étais imaginé devoir l’être jamais. Je regardai autour de moi: le soleil semait ses reflets sur les profondeurs du bois, l’air était bon et suave, et les cèdres élevaient avec splendeur leurs grands rameaux digités, semblables à des bras immenses et à de longues mains tendues vers le ciel. Je vous regardai alors. O ma sœur, que vous étiez belle! Je ne vous avais jamais trouvée telle avant ce jour-là. Dans ma complaisante vanité de jeune fille, je me préférais à vous; il me semblait que mes joues brillantes, que mes épaules arrondies, que mes cheveux dorés me faisaient plus belle que vous; mais en cet instant le sens de la beauté se révélait à moi dans une autre créature. Je ne m’aimais plus seule: j’avais besoin de trouver hors de moi un objet d’admiration et d’amour. Je me soulevai doucement, et je vous contemplai avec une singulière curiosité, avec un étrange plaisir. Vos épais cheveux noirs se collaient à votre front, et leurs boucles serrées se roulaient sur elles-mêmes comme si un sentiment de vie les eût crispées auprès de votre cou velouté d’ombre et de sueur. J’y passai mes doigts: il me sembla que vos cheveux me les serraient et m’attiraient vers vous. Votre chemise blanche et fine, serrée sur votre sein, faisait paraître votre peau hâlée par le soleil plus brune encore qu’à l’ordinaire; et vos longues paupières, appesanties par le sommeil, se dessinaient sur vos joues alors animées d’un ton plus solide qu’aujourd’hui. Oh! vous étiez belle, Lélia! mais belle autrement que moi, et cela me troublait étrangement. Vos bras, plus maigres que les miens, étaient couverts d’un imperceptible duvet noir que les soins du luxe ont fait depuis disparaître. Vos pieds, si parfaitement beaux, baignaient dans le ruisseau, et de longues veines bleues s’y dessinaient. Votre respiration soulevait votre poitrine avec une régularité qui semblait annoncer le calme et la force; et dans tous vos traits, dans votre attitude, dans vos formes plus arrêtées que les miennes dans la teinte plus sombre de votre peau, surtout dans cette expression fière et froide de votre visage endormi, il y avait je ne sais quoi de masculin et de fort qui m’empêchait presque de vous reconnaître. Je trouvais que vous ressembliez à ce bel enfant aux cheveux noirs dont je venais de rêver, et je baisai votre bras en tremblant. Alors vous ouvrîtes les yeux, et votre regard me pénétra d’une honte inconnue; je me détournai comme si j’avais fait une action coupable. Pourtant, Lélia, aucune pensée impure ne s’était même présentée à mon esprit. Comment cela serait-il arrivé? Je ne savais rien. Je recevais de la nature et de Dieu, mon créateur et mon maître, ma première leçon d’amour, ma première sensation de désir... Votre regard était moqueur et sévère. C’était bien ainsi que je l’avais toujours rencontré, mais il ne m’avait jamais intimidée comme en cet instant... Est-ce que vous ne vous souvenez pas de mon trouble et de ma rougeur?
—Je me souviens même d’un mot que je ne pus m’expliquer, répondit Lélia. Vous me fîtes pencher sur l’eau, et vous me dites:—Regarde-toi, ma sœur: ne te trouves-tu pas belle? Je vous répondis que je l’étais moins que vous.—Oh! tu l’es bien davantage, reprîtes-vous: tu ressembles à un homme.
—Et cela vous fit hausser les épaules de mépris, reprit Pulchérie.
—Et je ne devinai pas, répondit Lélia, qu’une destinée venait de s’accomplir pour vous, tandis que pour moi aucune destinée ne devait jamais s’accomplir.
—Commencez votre histoire, dit Pulchérie. Les bruits de la fête se sont éloignés; j’entends l’orchestre qui reprend l’air interrompu; on vous oublie; on renonce à me chercher: nous pouvons être libres quelque temps. Parlez.»
TROISIÈME PARTIE.
Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil,
Puisqu’il faut qu’ici-bas tout songe ait son réveil,
Et puisque le désir se sent cloué sur terre,
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L’aile ouverte et les yeux fixés sur le soleil?
ALFRED DE MUSSET.
XXXV.
«Je ne vous raconterai pas de faits circonstanciés et précis, dit Lélia. Tout ce qui a composé ma vie serait aussi long à dire que ma vie a duré de jours. Mais je vous dirai l’histoire d’un cœur malheureux, égaré par une vaine richesse de facultés, flétri avant d’avoir vécu, usé par l’espérance, et rendu impuissant par trop de puissance peut-être!
—Et c’est ce qui vous rend déplorablement vulgaire, Lélia, reprit la courtisane impitoyable dans son bon sens grossier. C’est ce qui vous fait ressembler à tous les poëtes que j’ai lus. Car je lis les poëtes; je les lis pour me réconcilier avec la vie qu’ils peignent de couleurs si fausses, et qui a le tort d’être trop bonne pour eux; je les lis pour savoir de quelles idées prétentieuses et scandaleusement erronées il faut se préserver pour être sage; je les lis pour prendre d’eux ce qui est utile et rejeter ce qui est mauvais, c’est-à-dire pour m’emparer de ce luxe d’expression qui est devenu la langue usuelle du siècle, et pour me préserver d’en babiller les sottises qu’ils professent. Vous auriez dû vous en tenir là. Vous auriez dû, ma Lélia, faire servir la fécondité de votre cerveau à poétiser les choses pour les mieux apprécier. Vous auriez dû appliquer votre supériorité d’organisation à jouir et non à nier; car alors à quoi vous sert la lumière?
—Et vous avez raison, cruelle, dit Lélia avec amertume. Ne sais-je pas tout cela? Eh bien! c’est mon travers, c’est mon mal, c’est ma fatalité que vous signalez, et vous me raillez quand je viens me plaindre à vous! Je m’humilie et m’afflige d’être un type si trivial et si commun de la souffrance de toute une génération maladive et faible, et vous me répondez par le mépris! Est-ce ainsi que vous me consolez?
Et je vous contemplai avec une singulière curiosité.
(page 47.)
—Pardonne, Meschina!» dit l’insouciante Pulchérie en souriant, et continue.
Lélia reprit:
«Si Dieu m’a créée dans un jour de colère ou d’apathie, dans un sentiment d’indifférence ou de haine pour les œuvres de ses mains, c’est ce que je ne sais point. Il est des instants où je me hais assez pour m’imaginer être la plus savante et la plus affreuse combinaison d’une volonté infernale. Il en est d’autres où je me méprise au point de me regarder comme une production inerte engendrée par le hasard et la matière. La faute de ma misère, je ne sais à qui l’imputer; et, dans les âcres révoltes de mon esprit, ma plus grande souffrance est toujours de craindre l’absence d’un Dieu que je puisse insulter. Je le cherche alors sur la terre, et dans les cieux, et dans l’enfer, c’est-à-dire dans mon cœur. Je le cherche, parce que je voudrais l’étreindre, le maudire et le terrasser. Ce qui m’indigne et m’irrite contre lui, c’est qu’il m’ait donné tant de vigueur pour le combattre, et qu’il se tienne si loin de moi; c’est qu’il m’ait départi la gigantesque puissance de m’attaquer à lui, et qu’il se tienne là-bas ou là-haut, je ne sais où, assis dans sa gloire et dans sa surdité, au-dessus de tous les efforts de ma pensée.
«J’étais pourtant née en apparence sous d’heureux auspices. Mon front était bien conformé; mon œil s’annonçait noir et impénétrable comme doit être tout œil de femme libre et fière; mon sang circulait bien, et nulle infirme disgrâce ne me frappait d’une injuste et flétrissante malédiction. Mon enfance est riche de souvenirs et d’impressions d’une inexprimable poésie. Il me semble que les anges m’ont bercée dans leurs bras, et que de magiques apparitions m’ont gâté la nature réelle avant qu’à mes yeux se fût révélé le sens de la vue.
«Et comme la beauté se développait en moi, tout me souriait, hommes et choses. Tout devenait amour et poésie autour de moi, et dans mon sein chaque jour faisait éclore la puissance d’aimer et celle d’admirer.
Une fois un jeune enfant vint... (Page 54.)
«Cette puissance était si grande, si précieuse et si bonne, je la sentais émaner de moi comme un parfum si suave et si enivrant, que je la cultivai avec amour. Loin de me défier d’elle et de ménager sa sève pour jouir plus longtemps de ses fruits, je l’excitai, je la développai, je lui donnai cours par tous les moyens possibles. Imprudente et malheureuse que j’étais!
«Je l’exhalais alors par tous les pores, je la répandais comme une inépuisable source de vie sur toutes choses. Le moindre objet d’estime, le moindre sujet d’amusement, m’inspiraient l’enthousiasme et l’ivresse. Un poëte était un dieu pour moi, la terre était ma mère, et les étoiles mes sœurs. Je bénissais le ciel à genoux pour une fleur éclose sur ma fenêtre, pour un chant d’oiseau envoyé à mon réveil. Mes admirations étaient des extases, mon bien-être le délire.
«Ainsi agrandissant de jour en jour ma puissance, excitant ma sensibilité et la répandant sans mesure au-dessus et au-dessous de moi, j’allais jetant toute ma pensée, toute ma force dans le vide de cet univers insaisissable qui me renvoyait toutes mes sensations émoussées: la faculté de voir, éblouie par le soleil; celle de désirer, fatiguée par l’aspect de la mer et le vague des horizons; et celle de croire, ébranlée par l’algèbre mystérieuse des étoiles et le mutisme de toutes ces choses après lesquelles s’égarait mon âme; de sorte que j’arrivai dès l’adolescence à cette plénitude de facultés qui ne peut aller au delà sans briser l’enveloppe mortelle.
«Alors un homme vint, et je l’aimai. Je l’aimai du même amour dont j’avais aimé Dieu et les cieux, et le soleil et la mer. Seulement je cessai d’aimer ces choses, et je reportai sur lui l’enthousiasme que j’avais eu pour les autres œuvres de la Divinité.
«Vous avez raison de dire que la poésie a perdu l’esprit de l’homme; elle a désolé le monde réel, si froid, si pauvre, si déplorable au prix des doux rêves qu’elle enfante. Enivrée de ses folles promesses, bercée de ses douces moqueries, je n’ai jamais pu me résigner à la vie positive. La poésie m’avait créé d’autres facultés, immenses, magnifiques, et que rien sur la terre ne devait assouvir. La réalité a trouvé mon âme trop vaste pour y être contenue un instant. Chaque jour devait marquer la ruine de ma destinée devant mon orgueil, la ruine de mon orgueil désolé devant ses propres triomphes. Ce fut une lutte puissante et une victoire misérable; car, à force de mépriser tout ce qui est, je conçus le mépris de moi-même, sotte et vaine créature, qui ne savais jouir de rien à force de vouloir jouir splendidement de toutes choses.
«Oui, ce fut un grand et rude combat, car, en nous enivrant, la poésie ne nous dit pas qu’elle nous trompe. Elle se fait belle, simple, austère comme la vérité. Elle prend mille faces diverses, elle se fait homme et ange, elle se fait Dieu; on s’attache à cette ombre, on la poursuit, on l’embrasse, on se prosterne devant elle, on croit avoir trouvé Dieu et conquis la terre promise; mais, hélas! sa fugitive parure tombe en lambeaux sous l’œil de l’analyse, et l’humaine misère n’a plus un haillon pour se couvrir. Oh! alors l’homme pleure et blasphème. Il insulte le ciel, il demande raison de ses mécomptes, il se croit volé, il se couche et veut mourir.
«Et en effet, pourquoi Dieu le trompe-t-il à ce point? Quelle gloire peut trouver le fort à leurrer le faible? Car toute poésie émane du ciel et n’est que le sentiment instinctif d’une Divinité présente à nos destinées. Le matérialisme détruit la poésie, il réduit tout aux simples proportions de la réalité. Il ne construit l’univers qu’avec des combinaisons; la foi religieuse le peuple de fantômes. La Divinité derrière ses voiles impénétrables se rit-elle donc même de notre culte et des créations angéliques dont notre cerveau maladif l’environne? Hélas! tout ceci est sombre et décourageant.
—C’est qu’il ne faudrait ni rêver, ni prier, dit Pulchérie; il faudrait se contenter de vivre, accepter naïvement la croyance à un Dieu bon: cela suffirait à l’homme s’il avait moins de vanité. Mais l’homme veut examiner ce Dieu et reviser ses œuvres; il veut le connaître, l’interroger, le rendre propice à ses besoins, responsable de ses souffrances; il veut traiter d’égal à égal avec lui. C’est votre orgueil qui inventa la poésie et qui plaça entre la terre et le ciel tant de rêves décevants. Dieu n’est pas l’auteur de vos misères...
—Orgueil, confiance, reprit Lélia, ce sont deux mots différents pour exprimer la même idée; ce sont deux manières diverses d’envisager le même sentiment. De quelque nom que vous l’appeliez, il est le complément de notre organisation, et comme la clef de voûte de notre monde intellectuel. C’est Dieu qui a couronné son œuvre de cette pensée vague, douloureuse, mais infinie et sublime; c’est la condition d’inquiétude et de malaise qu’il nous a imposée en nous élevant au-dessus des autres créatures animées.—Vous surpasserez la force du chameau, l’habileté du castor, nous a-t-il dit; mais vous ne serez jamais satisfaits de vos œuvres, et au-dessus de votre Éden terrestre vous chercherez toujours la flottante promesse d’un séjour meilleur. Allez, vous vous partagerez la terre, mais vous désirerez le ciel; vous serez puissants, mais vous souffrirez.
—Eh bien! s’il en est ainsi, dit Pulchérie, souffrez en silence, priez à genoux, attendez le ciel, mais résignez-vous devant les maux de la vie. Ressentir la souffrance imposée par le Créateur, ce n’est pas là toute la tâche de l’homme: il s’agit de l’accepter. Crier sans cesse et maudire le joug, ce n’est pas le porter. Vous savez bien qu’il ne suffit pas de trouver le calice amer, il faut encore le boire jusqu’à la lie. Vous n’avez qu’une chance de grandeur sur la terre, et vous la méprisez: c’est celle de vous soumettre, et vous ne vous soumettez jamais. A force de frapper impérieusement au séjour des anges, ne craignez-vous pas de vous le rendre inaccessible?
—Vous avez raison, ma sœur, vous parlez comme Trenmor. Amoureuse de la vie, vous êtes au même point de soumission que cet homme détaché de la vie. Vous avez dans le désordre le même calme que lui dans la vertu. Mais moi, qui n’ai ni vertus ni vices, je ne sais comment faire pour supporter l’ennui d’exister. Hélas! il vous est facile de prescrire la patience! Si vous étiez, comme moi, placée entre ceux qui vivent encore et ceux qui ne vivent plus, vous seriez, comme moi, agitée d’une sombre colère et tourmentée d’un insatiable désir d’être quelque chose, de commencer la vie ou d’en finir avec elle.
—Mais ne m’avez-vous pas dit que vous aviez aimé? Aimer, c’est vivre à deux.
«Ne sachant à quoi dépenser la puissance de mon âme, je la prosternai aux pieds d’une idole créée par mon culte, car c’était un homme semblable aux autres; et quand je fus lasse de me prosterner, je brisai le piédestal et je le vis réduit à sa véritable taille. Mais je l’avais placé si haut dans mes pompeuses adorations, qu’il m’avait paru grand comme Dieu.»
«Ce fut là ma plus déplorable erreur; et voyez quelle destinée misérable est la mienne! je fus réduite à la regretter dès que je l’eus perdue. C’est que, hélas! je n’eus plus rien à mettre à la place. Tout me parut petit près de ce colosse imaginaire. L’amitié me sembla froide, la religion menteuse, et la poésie était morte avec l’amour.
«Avec ma chimère j’avais été aussi heureuse qu’il est permis de l’être aux caractères de ma trempe. Je jouissais du robuste essor de mes facultés, l’enivrement de l’erreur me jetait dans des extases vraiment divines; je me plongeais à outrance dans cette destinée cuisante et terrible qui devait m’engloutir après m’avoir brisée. C’était un état inexprimable de douleur et de joie, de désespoir et d’énergie. Mon âme orageuse se plaisait à ce ballottement funeste qui l’usait sans fruit et sans retour. Le calme lui faisait peur, le repos l’irritait. Il lui fallait des obstacles, des fatigues, des jalousies dévorantes à concentrer, des ingratitudes cruelles à pardonner, de grands travaux à poursuivre, de grandes infortunes à supporter. C’était une carrière, c’était une gloire. Homme, j’eusse aimé les combats, l’odeur du sang, les étreintes du danger; peut-être l’ambition de régner par l’intelligence, de dominer les autres hommes par des paroles puissantes, m’eût-elle souri aux jours de ma jeunesse. Femme, je n’avais qu’une destinée noble sur la terre, c’était d’aimer. J’aimai vaillamment; je subis tous les maux de la passion aveugle et dévouée aux prises avec la vie sociale et l’égoïsme réel du cœur humain; je résistai durant de longues années à tout ce qui devait l’éteindre ou la refroidir. A présent, je supporte sans amertume les reproches des hommes, et j’écoute en souriant l’accusation d’insensibilité dont ils chargent ma tête. Je sais, et Dieu le sait bien aussi, que j’ai accompli ma tâche, que j’ai fourni ma part de fatigues et d’angoisses au grand abîme de colère où tombent sans cesse les larmes des hommes sans pouvoir le combler. Je sais que j’ai fait l’emploi de ma force par le dévouement, que j’ai abjuré ma fierté, effacé mon existence derrière une autre existence. Oui, mon Dieu, vous le savez, vous m’avez brisée sous votre sceptre, et je suis tombée dans la poussière. J’ai dépouillé cet orgueil jadis si altier, aujourd’hui si amer; je l’ai dépouillé longtemps devant l’être que vous avez offert à mon culte fatal. J’ai bien travaillé, ô mon Dieu! j’ai bien dévoré mon mal dans le silence. Quand donc me ferez-vous entrer dans le repos?
—Tu te vantes, Lélia; tu as travaillé en pure perte, et je ne m’en étonne pas. Tu as voulu faire de l’amour autre chose que ce que Dieu lui a permis d’être ici-bas. Si je comprends bien ton infortune, tu as aimé de toute la puissance de ton être, et tu as été mal aimée. Quelle erreur était la tienne! Ne savais-tu pas que l’homme est brutal et la femme mobile? Ces deux êtres si semblables et si dissemblables sont faits de telle sorte, qu’il y a toujours entre eux de la haine, même dans l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre. Le premier sentiment qui succède à leurs étreintes, c’est le dégoût et la tristesse. C’est une loi d’en haut contre laquelle vous vous révolterez en vain. L’union de l’homme et de la femme devait être passagère dans les desseins de Providence. Tout s’oppose à leur éternelle association, et le changement est une nécessité de leur nature.
—S’il en est ainsi, dit Lélia avec véhémence, malédiction sur l’amour! ou plutôt malédiction sur la volonté divine et sur la destinée humaine! Pour moi, j’avais cru, en effet, qu’il en devait être autrement. Le sentiment de l’amour avait été révélé à ma jeunesse sous la forme la plus angélique et la plus durable; elle émanait de Dieu même, elle devait avoir revêtu quelque chose de son immortalité. Cesser d’aimer! cette idée ne pouvait pas avoir de sens pour moi! Autant valait dire: cesser d’exister!
—Et pourtant tu n’aimes plus, dit Pulchérie.
—Et aussi je suis morte! répondit Lélia.
—Mais pourquoi avoir laissé éteindre le feu sacré? dit la courtisane; ne pouviez-vous le porter sur d’autres autels? Changer d’amant n’est pas changer d’amour.
—Eh quoi! reprit Lélia, peut-on rallumer ce feu, quand celui qui l’inspirait l’a laissé mourir? Peut-on lui rendre son éclat et sa pureté première? Qu’est-ce que l’amour? n’est-ce pas un culte? et derrière ce culte, l’objet aimé n’est-il pas le dieu? Et si lui-même prend plaisir à détruire la foi qu’il inspirait, comment l’âme peut-elle se choisir un autre dieu parmi d’autres créatures? Elle a rêvé l’idéal, et, tant qu’elle a cru trouver la perfection dans un être de sa race, elle s’est prosternée devant lui. Mais maintenant elle sait que son idéal n’est pas de ce monde. Quelle espèce de culte, quelle espèce de foi pourra-t-elle offrir à une idole nouvelle? Il faudra donc qu’elle lui apporte un amour incomplet et borné, un sentiment fini, raisonné, susceptible d’analyse et de distinction? Elle avait cru à des vertus sans alliage, à un éclat sans tache. Elle sait maintenant que toute vertu est fragile, que toute grandeur est limitée; car ce qui était pour elle le type du beau et du grand a trompé son attente et trahi ses promesses. Effacera-t-elle, par un simple effort de sa volonté, ce souvenir terrible qui doit lui servir d’éternelle leçon? Où donc trouvera-t-elle cet oubli bienfaisant? Et si elle le trouve, ne sera-ce pas plutôt une confiance stupide, dont elle ne tardera pas à se repentir? Faudra-t-il qu’elle se traîne de déception en déception jusqu’à ce que sa force s’épuise, et que la noble chimère de l’idéal s’envole devant la réalité des grossières passions? Est-ce pour cette noble fin que Dieu nous avait donné des aspirations si brûlantes et des songes si sublimes?
—Mais quel orgueil est donc le tien, ô Lélia! s’écria Pulchérie étonnée. Es-tu donc le seul être accompli qu’il y ait sur la terre? Ton cœur est-il le foyer d’une flamme si céleste que tu ne puisses jamais rencontrer un cœur aussi ardent que le tien, une pureté aussi irréprochable que la tienne? Sois donc impie, puisque tu te crois un ange envoyé ici-bas pour souffrir parmi les hommes!
—Quand j’aurais un orgueil insensé, je n’en aurais pas encore assez pour me croire un ange. Si j’étais un ange, j’aurais un sentiment si net de ma mission en ce monde, que je m’immolerais pour l’expiation de quelque faute dont j’aurais le souvenir, ou pour accomplir quelque bien sur cette terre infortunée par le sacrifice de mon orgueil et l’enseignement des éternelles vérités dont j’aurais la certitude. Mais je suis un être faible, borné, souffrant. Une profonde ignorance de mon existence antérieure plane sur moi depuis que je respire dans ce monde maudit. Je ne sais pas si je souffre pour laver la tache du péché originel, contractée dans une autre existence, ou pour conquérir une existence nouvelle plus pure et plus douce. J’ai en moi le sentiment et l’amour de la perfection. Il me semble que j’en aurais la puissance si j’avais la foi. Mais la foi me manque, l’expérience me détrompe, le passé m’est inconnu, le présent me froisse, l’avenir m’épouvante. Mon idéal n’est plus en moi qu’un rêve déchirant, un désir qui me consume. Que puis-je faire d’un sentiment que personne ne partage ou que personne n’espère voir triompher des tristes réalités de la vie? Je connais un homme vertueux, je crains de l’interroger; j’ai peur qu’il ne me désespère en m’avouant qu’il ne voit dans la vertu que l’exercice d’un besoin inné chez lui, ou qu’il ne me décourage en me disant de renoncer a tout, même à l’espérance.
—Vous conservez donc de l’espérance? dit Pulchérie en souriant. Avouez-le, Lélia, vous n’êtes pas bien morte.
—J’essaie d’aimer un poëte, dit Lélia. Je vois en lui le sentiment de l’idéal tel que je l’ai conçu quand j’étais jeune comme lui; mais je crains de découvrir en lui ce besoin d’épouser la terre et ses vulgaires intérêts, qui, tôt ou tard, flétrit le cœur de l’homme et lui enlève son rêve de perfection.
—On m’a dit que vous connaissiez Valmarina, reprit la courtisane. On prétend que vous n’êtes pas étrangère aux mystérieuses opérations de cet homme singulier. On le dit jeune encore, beau, et d’un grand caractère. Pourquoi ne l’aimez-vous pas? manque-t-il d’intelligence? méprise-t-il l’amour?
—Ni l’un ni l’autre, répondit Lélia; mais il aime trop la vertu pour aimer une femme; son idéal, c’est le devoir. Il craindrait de retirer à l’humanité ce qu’il donnerait de son âme à un individu. Je n’ai jamais songé à l’aimer, parce que de grandes douleurs ont tué à jamais en lui l’espérance de tout bonheur sur la terre. Il fut un temps, peut-être, où nous aurions pu nous unir, nous comprendre et nous aider mutuellement à garder le feu sacré. Mais il n’était pas alors ce qu’il est aujourd’hui: j’avais la foi et il ne l’avait pas. Aujourd’hui les rôles sont changés: c’est lui qui a la foi, et moi je l’ai perdue.
—Mais, puisque vous avez le culte de la vertu, ne pouvez-vous, à l’exemple de celui dont vous me parliez tout à l’heure, vous y livrer, comme à la satisfaction d’un besoin inné? Renoncez à l’amour, ayez le courage d’exercer la charité.
—Je l’exerce et n’y trouve pas le bonheur.
—J’entends, vous faites le bien par curiosité. Eh bien, je vaux donc mieux que vous; mon plus grand plaisir est de verser à pleines mains sur les pauvres l’or que les riches me prodiguent.
—C’est que vous avez conservé plus de jeunesse et de naïveté dans vos désordres que moi dans ma solitude. Mon cœur est mort, le vôtre n’a pas vécu. Votre vie est une perpétuelle enfance.
—Eh bien, j’en rends grâces au ciel, dit Pulchérie; vous avez connu la vertu et l’amour, et il ne vous est pas même resté ce qui ne m’a pas quittée, la bonté!
—Sans doute je suis retombée plus bas, reprit Lélia, pour avoir pris un essor trop orgueilleux. Mais telle que je suis, je voudrais d’une vertu que je pusse comprendre; et, comme mon âme aspirait à la vertu par l’amour, je ne comprends plus l’un sans l’autre. Je ne puis pas aimer l’humanité, car elle est perverse, cupide et lâche. Il faudrait croire à son progrès, et je ne le peux pas. Je voudrais qu’au moins le petit nombre des cœurs purs entretînt la flamme du céleste amour, et qu’affranchi des liens de l’égoïsme et de la vanité, l’hymen des âmes fût le refuge des derniers disciples de l’idéal poétique. Il n’en est point ainsi: ces âmes d’exception, éparses sur la face d’un monde où tout les froisse, les refoule et les force à se replier sur elles-mêmes, se chercheraient et s’appelleraient en vain. Leur union ne serait pas consacrée par les lois humaines, ou bien leur existence ne serait pas protégée par la sympathie des autres existences. C’est ainsi que tout essai de cette vie idéale a misérablement échoué entre des êtres qui eussent pu s’identifier l’un à l’autre, sous l’œil de Dieu, dans un monde meilleur.
—La faute en est donc à la société? dit Pulchérie, qui commençait à écouter Lélia avec plus d’attention.
—La faute en est à Dieu, qui permet à l’humanité de s’égarer ainsi, répondit Lélia. Quel est donc celui de nos torts que nous puissions imputer à nous seuls? A moins de croire que nous sommes jetés ici-bas pour nous y retremper par la souffrance avant de nous asseoir au banquet des félicités éternelles, comment accepter l’intervention d’une Providence dans nos destinées? Quel œil paternel était donc ouvert sur la race humaine le jour où elle imagina de se scinder elle-même en plaçant un sexe sous la domination de l’autre? N’est-ce pas un appétit farouche qui a fait de la femme l’esclave et la propriété de l’homme? Quels instincts d’amour pur, quelles notions de sainte fidélité ont pu résister à ce coup mortel? Quel lien autre que celui de la force pourra exister désormais entre celui qui a le droit d’exiger et celle qui n’a pas le droit de refuser? Quels travaux et quelles idées peuvent leur être communs ou du moins également sympathiques? Quel échange de sentiments, quelle fusion d’intelligences possibles entre le maître et l’esclave? En faisant l’exercice le plus doux de ses droits, l’homme est encore à l’égard de sa compagne comme un tuteur à l’égard de son pupille. Or, la relation de l’homme avec l’enfant est limitée et temporaire dans les desseins de la nature. L’homme ne peut se faire compagnon des jeux de l’enfant, et l’enfant ne peut s’associer aux travaux de l’homme. D’ailleurs un temps arrive où les leçons du maître ne suffisent plus à l’élève, car l’élève entre dans l’âge de l’émancipation, et réclame à son tour ses droits d’homme. Il n’y a donc pas de véritable association dans l’amour des sexes; car la femme y joue le rôle de l’enfant, et l’heure de l’émancipation ne sonne jamais pour elle. Quel est donc ce crime contre nature de tenir une moitié du genre humain dans une éternelle enfance? La tache du premier péché pèse, selon la légende judaïque, sur la tête de la femme, et de là son esclavage. Mais il lui a été promis qu’elle écraserait la tête du serpent. Quand donc cette promesse sera-t-elle accomplie?
—Et cependant nous valons mieux qu’eux, dit Pulchérie avec chaleur.
—Nous valons mieux dans un sens, dit Lélia. Ils ont laissé sommeiller notre intelligence; mais il n’ont pas aperçu qu’en s’efforçant d’éteindre en nous le flambeau divin, ils concentraient au fond de nos cœurs la flamme immortelle, tandis qu’elle s’éteignait en eux. Ils se sont assuré la possession du côté le moins noble de notre amour, et ils ne s’aperçoivent pas qu’ils ne nous possèdent plus. En affectant de nous croire incapables de garder nos promesses, ils se sont tout au plus assuré des héritiers légitimes. Ils ont des enfants, mais ils n’ont pas de femmes.
—Voilà pourquoi leurs chaînes m’ont fait horreur, s’écria Pulchérie; voilà pourquoi je n’ai pas voulu prendre une place dans leur société. N’aurais-je pas pu m’asseoir parmi leurs femmes, respecter les lois et les usages qu’elles feignent de respecter, jouer comme elles la pudeur, la fidélité et toutes leurs vertus hypocrites? N’aurais-je pas pu satisfaire tous mes caprices, assouvir toutes mes passions, en consentant à porter un masque et à me placer sous la protection d’une dupe?
—En êtes-vous plus heureuse, pour avoir agi avec plus de hardiesse? dit Lélia. Si vous l’êtes, dites-le-moi avec cette franchise que j’ai toujours estimée en vous.»
Pulchérie, troublée, hésita un instant.
«Non! vous ne l’êtes pas, reprit Lélia. Je le sais mieux que vous-même; ni vos fêtes, ni vos triomphes, ni vos prodigalités ne peuvent vous étourdir. Vous rivalisez en vain de luxe et de volupté avec Cléopâtre; Antoine n’est point à vos pieds, et vous donneriez tous vos plaisirs et toutes vos richesses pour la possession d’un cœur profondément épris de vous: car, telle que vous voilà, Pulchérie, il me semble que vous devez encore être meilleure et plus pure que tous ces hommes qui vous possèdent et qui se vantent, comme l’amant de Laïs, de ne point être possédés par vous. Par la seule raison que vous êtes femme, il me semble que vous devez encore aimer quelquefois, ou que du moins, dans les bras d’un homme qui vous paraît un peu plus noble que les autres, vous regrettez de ne pas aimer. Est-ce que cette perpétuelle comédie d’amour ne vous émeut pas quelquefois comme ferait l’amour véritable? J’ai vu de grands acteurs verser réellement des larmes sur la scène. Sans doute la fiction qu’ils représentaient leur rappelait les souffrances d’une passion qu’ils avaient ressentie. Il me semble que plus on s’abandonne au délire de la volupté sans que le cœur y prenne part, plus on excite une soif d’aimer qui n’est jamais assouvie, et qui, chaque jour, devient plus ardente.»
Pulchérie se mit à rire, puis tout à coup elle cacha son visage dans ses mains et fondit en larmes.
«Oh! dit Lélia, toi aussi, tu portes au fond du cœur une plaie profonde, et tu es forcée de la cacher sous le mensonge d’une folle gaieté, comme je cache la mienne sous le voile d’une hautaine indifférence.
—Et pourtant vous n’avez pas été méprisée, vous, dit la courtisane. C’est vous qui avez dédaigné l’amour des hommes comme indigne du vôtre.
—Quant à celui que j’ai connu, je ne prétends pas qu’il fût indigne du mien; mais il était si différent que je ne pus accepter éternellement cet inégal échange. Cet homme était sage, juste, généreux. Il avait une mâle beauté, une rare intelligence, une âme loyale, le calme de la force, la patience et la bonté. Je ne pense pas que j’eusse pu mieux placer mes affections. Je n’espérerais pas aujourd’hui rencontrer son égal.
—Et quels furent donc ses torts? dit Pulchérie.
«Il n’aimait pas! répondit Lélia. Que m’importaient toutes ses grandes qualités? Tous en profitaient excepté moi, ou du moins j’y participais comme les autres; et, tandis qu’il avait toute mon âme, je n’avais qu’une partie de la sienne. Il avait pour moi de brûlants éclairs de passion, qui bientôt après retombaient dans la nuit profonde. Ses transports étaient plus ardents que les miens, mais ils semblaient consumer en un instant tout ce qu’il avait amassé de puissance durant une série de jours pour aimer. Dans la vie de tous les instants, c’était un ami plein de douceur et d’équité; mais ses pensées erraient loin de moi, et ses actions l’entraînaient sans cesse où je n’étais pas. Ne croyez pas que j’eusse l’injustice de prétendre l’enchaîner à tous mes pas ou l’indiscrétion de m’attacher aux siens. J’ignorais la jalousie, car j’étais incapable de tromper. Je comprenais ses devoirs, et je ne voulais pas en entraver l’exercice; mais j’avais une terrible clairvoyance, et malgré moi je voyais tout ce que ces occupations que les hommes appellent sérieuses ont de vain et de puéril. Il me semblait qu’à sa place je m’y serais livrée avec plus d’ordre, de précision et de gravité. Et pourtant, parmi les hommes, il était un des premiers. Mais je voyais bien qu’il y avait pour lui, dans l’accomplissement du devoir social, des satisfactions d’amour-propre plus vives, ou du moins plus profondes, plus constantes, plus nécessaires que les saintes délices d’un pur amour. Ce n’était pas le seul dévouement à la cause de l’humanité qui absorbait son esprit et faisait palpiter son cœur, c’était l’amour de la gloire. Sa gloire était pure et respectable. Il ne l’eût jamais acquise au prix d’une faiblesse; mais il consentait à y sacrifier mon bonheur, et il s’étonnait que je ne fusse pas enivrée de l’éclat qui l’environnait. Quant à moi, j’aimais les actions généreuses dont elle était le prix; mais ce prix me paraissait grossier, et l’embrassement de la popularité était à mes yeux la prostitution du cœur. Je ne comprenais pas qu’il pût se plaire aux caresses de la foule plus qu’aux miennes, et que sa récompense ne fût pas dans son propre cœur, et surtout dans le mien. Je lui voyais dépenser en vile monnaie tout le trésor de son idéal. Il me semblait qu’il perdait la vie éternelle de son âme et que, selon la parole profonde du Christ, il recevait dès cette vie sa récompense. Mon amour était infini, et le sien était renfermé dans des bornes infranchissables. Il avait fait ma part, il ne comprenait pas qu’il pût l’augmenter et que je ne pusse pas en être satisfaite.
«Il est vrai qu’à la moindre déception il revenait vers moi. Souvent il lui arrivait de trouver l’opinion injuste à son égard et la popularité ingrate. Les amis sur lesquels il avait le plus compté le trahissaient souvent pour de misérables intérêts ou pour l’appât de la vanité. Alors il venait pleurer dans mon sein, et, par une soudaine réaction, il reportait sur moi son affection tout entière. Mais ce bonheur fugitif ne servait qu’à aggraver ma souffrance. Bientôt cette âme, si indolente ou si légère devant la pensée de l’infini, était inquiète, agitée par les choses terrestres. Ses transports, plus énergiquement exprimés que profondément sentis, amenaient la lassitude, le besoin d’action, l’ennui d’une vie de tendresse et d’extase. Le souvenir des amusements politiques (les plus frivoles de tous, je t’assure, dans le temps où nous vivons) le poursuivait jusque dans mes bras. Mon philosophique détachement de toutes ces choses l’irritait et l’offensait. Il s’en vengeait en me rappelant que j’étais femme, et que je ne pouvais m’élever à la hauteur de ses combinaisons ni comprendre l’importance de ses travaux. Et de là une habitude toujours croissante de dépit et de sourde aversion, entrecoupée de repentir et d’effusion, mais toujours prête à renaître à la moindre dissidence. Dans ses retours vers moi, je remarquais avec douleur que sa joie et son amour tenaient du délire. Il semblait qu’à la veille de s’éteindre, son âme, épouvantée du néant des choses humaines, voulût s’élancer une dernière fois vers le ciel, et connaître des ravissements inconnus pour les épuiser, et redescendre ensuite froide et calme sur la terre. Ces expressions fébriles d’une passion qui avait perde sa sainteté dans les querelles et les ressentiments, me déchiraient comme autant d’adieux que nous nous disions l’un à l’autre; et alors il se plaignait de ma tristesse, qu’il prenait pour de la froideur. Il s’imaginait que le cerveau peut s’exalter dans la joie quand le cœur est brisé. Mes larmes l’offensaient, et il osait, que Dieu le lui pardonne! me reprocher de ne pas l’aimer.
«Oh! c’est lui qui brisa lui-même le lien le plus fort que deux âmes aient pu forger! C’est lui qui, ne me tenant pas compte d’une réserve stoïque et d’un immense empire sur ma douleur, me fit des crimes de ma pâleur, d’un sourire forcé, d’une larme mal contenue au bord de ma paupière. Il me fit un crime d’être moins enfant que lui, qui affectait de me traiter comme un enfant. Et puis un jour vint où, furieux de se sentir plus petit que moi, il tourna sa colère contre ma race, et maudit mon sexe entier pour avoir le droit de me maudire. Il me reprocha les défauts que nous contractons dans l’esclavage, l’absence des lumières qu’on nous refuse et des passions qu’on nous défend. Il me reprocha jusqu’à l’immensité de mon amour, comme une ambition insensée, comme un dérèglement de l’intelligence, comme un appétit de domination. Et, quand il eut proféré ce blasphème, je sentis enfin que je ne l’aimais plus.
—Eh quoi! s’écria Pulchérie émue, tu ne t’es pas vengée? Tu as été lâche! Il fallait sur-le-champ en aimer un autre. Tu aurais été guérie, tu aurais oublié.
—Et j’aurais recommencé la même vie de misère et de désespoir avec un autre! Étrange manière de me venger!
—Tu avais du moins connu dans ta première passion des heures d’enivrement et des jours d’espérance que tu aurais retrouvés dans la seconde; et l’ingrat qui t’avait brisée aurait mortellement souffert en te voyant revivre.
—Quel bien m’eussent donc apporté ses souffrances? et comment eût-il pu être assez crédule pour croire à mon nouveau bonheur? Ne savait-il pas qu’il avait épuisé toute ma vie, et qu’après de si terribles fatigues mon âme allait entrer dans le repos de la mort?
—Non, ton âme n’a pas connu ce repos, Lélia! car tu souffres toujours, tu regrettes et tu désires sans cesse un bonheur que tu ne veux pas chercher; tu voudrais toujours aimer: que dis-je! tu aimes toujours, car ton cœur se dévore. Seulement tu aimes sans objet.
—Hélas! il est trop vrai, reprit Lélia avec abattement; j’ai pourtant tout fait pour éteindre en moi le principe de l’amour: j’ai voulu glacer mon cœur par la solitude, par l’austérité, par la méditation; mais je n’ai réussi qu’à me fatiguer de plus en plus, sans pouvoir arracher la vie de mon sein. Mon intelligence n’a rien gagné à ce que je me suis efforcée d’ôter à mes sentiments, et je suis tombée dans un abîme de doutes et de contradictions. Écoutes-en la déplorable histoire.
«Je voulus me livrer sans réserve à l’incurie de cet état d’épuisement. Je me retirai dans la solitude. Un vaste monastère abandonné et à demi renversé par les orages des révolutions s’offrit à moi comme une retraite imposante et profonde. Il était situé dans une de mes terres. Je m’emparai d’une cellule dans la partie la moins dévastée des bâtiments: c’était celle qu’avait jadis habitée le prieur. On voyait encore sur le mur la marque des clous qui avaient soutenu son crucifix, et ses genoux, habitués à la prière, avaient creusé leur empreinte sur le pavé, au-dessous du symbole rédempteur. Je me plus à revêtir cette chambre des austères insignes de la foi catholique: une couche en forme de cercueil, un sablier, un crâne humain, et des images de saints et de martyrs élevant leurs mains ensanglantées vers le Seigneur. A ces objets lugubres, qui me rappelaient que j’étais désormais morte aux passions humaines, j’aimais à mêler les attributs plus riants d’une vie de poëte et de naturaliste: des livres, des instruments de musique et des vases remplis de fleurs.
«Le pays était sans beautés apparentes: je l’avais aimé d’abord pour sa tristesse uniforme, pour le silence de ses vastes plaines. J’avais espéré m’y détacher entièrement de toute émotion vive, de toute admiration exaltée. Avide de repos, je croyais pouvoir sans fatigue et sans dangers promener mes regards sur ces horizons aplanis, sur ces océans de bruyères dont un rare accident, un chêne racorni, un marécage bleuâtre, un éboulement de sables incolores venaient à peine interrompre l’indigente immensité.
«J’avais espéré aussi que dans cet isolement absolu, dans ces mœurs farouches et pauvres que je me créais, dans cet éloignement de tous les bruits de la civilisation, je trouverais l’oubli du passé, l’insouciance de l’avenir. Il me restait peu de force pour regretter, moins encore pour désirer. Je voulais me considérer comme morte et m’ensevelir dans ces ruines, afin de m’y glacer entièrement et de retourner au monde dans un état d’invulnérabilité complète.
«Je résolus de commencer par le stoïcisme du corps, afin d’arriver plus sûrement à celui de l’esprit. J’avais vécu dans le luxe; je voulus me rendre absolument insensible, par l’habitude, aux rigueurs matérielles d’une vie de cénobite. Je renvoyai tout serviteur inutile, et ne voulus recevoir ma nourriture et les objets absolument nécessaires à mon existence que des mains d’une personne invisible qui se glissait chaque matin par les galeries abandonnées du cloître jusqu’à un guichet pratiqué à l’extérieur de mon habitation, et se retirait sans avoir eu la moindre communication directe avec moi.
«Réduite à la plus frugale consommation, forcée de travailler moi-même à la salubrité de ma demeure et à la conservation de ma vie, entourée d’objets extérieurs d’une grande sévérité, je voulus encore m’imposer une plus rude épreuve. Je m’étais habituée dans la société au mouvement, à l’activité facile et incessante que procure la richesse; j’aimais les exercices rapides, la course fougueuse des chevaux, les voyages, le grand air, la chasse bruyante. J’inventai de me mortifier et d’éteindre l’ardeur de mes pensées en me soumettant a une claustration volontaire. Je relevai en imagination les enceintes écroulées de l’abbaye; j’entourai le préau ouvert à tous les vents d’une barrière invisible et sacrée; je posai des limites à mes pas, et je mesurai l’espace où je voulais m’enfermer pour une année entière. Les jours où je me sentais agitée au point de ne pouvoir plus reconnaître la ligue de démarcation imaginaire tracée autour de ma prison, je l’établissais par des signes visibles. J’arrachais aux murailles décrépites les longs rameaux de lierre et de clématite dont elles étaient rongées, et je les couchais sur le sol aux endroits que je m’étais interdit de franchir. Alors, rassurée sur la crainte de manquer à mon serment, je me sentais enfermée dans mon enceinte avec autant de rigueur que je l’aurais été dans une bastille.
«Il y eut un temps de résignation et de ponctualité qui me reposa des souffrances passées. Il se fit en moi un grand calme, et mon esprit s’endormit paisible sous l’empire d’une résolution bien arrêtée. Mais il arriva que mes facultés, renouvelées par le repos, se réveillèrent peu à peu et demandèrent impétueusement à s’exercer. En voulant l’abattre, j’avais relevé ma puissance; en couvrant de cendres une mourante étincelle, je lui avais conservé ses principes de vie, j’avais couvé un feu assez intense pour produire un vaste incendie. En me sentant renaître, je ne m’effrayai pas assez, je ne me réprimai point par le souvenir des arrêts que j’avais prononcés sur ma tombe. Il eût fallu consacrer cet âpre travail à détruire l’importance de toutes choses à mes yeux, à rendre nul tout effet extérieur sur mes sens. Au lieu de cela, la solitude et la rêverie me créèrent des sens nouveaux et des facultés que je ne me connaissais pas. Je ne cherchai pas à les étouffer dans leur principe, parce que je crus qu’elles donneraient le change à celles qui m’avaient égarée. Je les acceptai comme un bienfait du ciel, quand j’aurais dû les repousser comme une nouvelle suggestion de l’enfer.
«La poésie revint habiter mon cerveau; mais, trompeuse, elle prit d’autres couleurs, s’insinua sous d’autres formes, et s’avisa d’embellir des choses que j’avais crues jusque-là sans éclat et sans valeur. Je n’avais pas pensé qu’une indifférence inactive pour certaines faces de la vie devait m’inspirer de l’empressement et de l’intérêt pour des choses naguère inaperçues. C’est pourtant ce qui m’arriva: la régularité que j’avais embrassée comme on revêt un cilice me devint bonne et douce comme un lit moelleux. Je pris un orgueilleux plaisir à contempler cette obéissance passive d’une partie de moi-même et cette puissance prolongée de l’autre, cette sainte abnégation de la matière, et ce règne magnifique de la volonté calme et persistante.
«J’avais méprisé jadis la règle dans les études. En me l’imposant dans ma retraite, je m’étais flattée que mes pensées perdraient de leur vigueur. Elles doublèrent de force en s’organisant mieux dans mon cerveau. En s’isolant les unes des autres, elles prirent des formes plus complètes; après avoir erré longtemps dans un monde de vagues perceptions, elles se développèrent en remontant à la source de chaque chose, et prirent une singulière énergie dans l’habitude et le besoin des recherches. Ce fut là mon plus grand malheur; j’arrivai au scepticisme par la poésie, au doute par l’enthousiasme. Ainsi l’étude systématique de la nature me conduisit également à louer Dieu et à le blasphémer. Auparavant je ne cherchais dans ses œuvres que le sentiment de l’admiration; ma complaisante poésie repoussait les hideux excès de la création, ou s’efforçait à les revêtir d’une grandeur sombre et sauvage. Quand je commençai à examiner plus attentivement la nature, à la retourner sous ses faces diverses avec un regard froid et une impartiale pensée d’analyse, je trouvai plus ingénieux, plus savant, plus immense, le génie qui avait présidé à la création. Je m’agenouillai pénétrée d’une foi plus vive, et, bénissant l’auteur de cet univers nouveau pour moi, je le priai de se révéler encore. Je continuai d’apprendre et d’analyser; mais la science est un abîme qu’on devrait creuser avec prudence.
«Lorsque après avoir examiné avec enivrement la magnificence des couleurs et des formes qui concourent à la formation de l’univers, j’eus constaté ce que chaque classe d’êtres a d’incomplet, d’impuissant et de misérable; quand j’eus reconnu que la beauté était compensée chez les uns par la faiblesse, que chez les autres la stupidité détruisait les avantages de la force, que nul n’était organisé pour la sécurité ou pour la jouissance complète, que tous avaient une mission de malheur à accomplir sur la terre, et qu’une nécessité fatale présidait à cet effroyable concours de souffrance, l’effroi me saisit; j’éprouvai un instant le besoin de nier Dieu, afin de n’être pas forcée de le haïr.
«Puis je me rattachai à lui par l’examen de ma propre force; je trouvai un principe divin dans cette richesse d’énergie physique qui, chez les animaux, supporte les inclémences de la nature; dans cette puissance d’orgueil ou de dévouement qui, chez l’homme, brave ou accepte les impitoyables arrêts de la Divinité.
«Partagée entre la foi et l’athéisme, je perdis le repos, je passai plusieurs fois dans un jour d’une disposition tendre à une disposition haineuse. Quand on est parvenu à se placer sur les limites de la négation et de l’affirmation, quand on se croit arrivé à la sagesse, on est bien près d’être fou; car on n’a plus pour moyen d’avancement que la perfection, qui est impossible, ou la raison instinctive, qui, n’étant pas soumise à la réflexion, peut nous porter au délire.
«Je tombai donc dans de violentes agitations, et, comme toute souffrance humaine aime à se contempler et à se plaindre, la dangereuse poésie revint se placer entre moi et les objets de mon examen. L’effet du sens poétique étant principalement l’exagération, tous les maux s’agrandirent autour de moi, et tous les biens se révélèrent par des émotions si vives qu’elles ressemblaient à la douleur; la douleur elle-même, m’apparaissant sous un aspect plus vaste et plus terrible, creusa en moi de profonds abîmes où s’engloutirent mes vains rêves de sagesse, mes vaines espérances de repos.
«Parfois j’allais regarder le coucher du soleil du haut d’une terrasse à demi écroulée, dont une partie s’élevait encore entourée et comme portée par ces sculptures monstrueuses dont le catholicisme revêtait jadis les lieux consacrés au culte. Au-dessous de moi, ces bizarres allégories allongeaient leurs têtes noircies par le temps, et semblaient, comme moi, se pencher vers la plaine pour regarder silencieusement couler les flots, les siècles et les générations. Ces guivres couvertes d’écailles, ces lézards au tronc hideux, ces chimères pleines d’angoisses, tous ces emblèmes du péché, de l’illusion et de la souffrance, vivaient avec moi d’une vie fatale, inerte, indestructible. Lorsqu’un des rayons rouges du couchant venait se jouer sur leurs formes revêches et capricieuses, je croyais voir leurs flancs se gonfler; leurs nageoires épineuses se dilater, leurs faces horribles se contracter dans de nouvelles tortures. Et en contemplant leurs corps engagés dans ces immenses masses de pierre que ni la main des hommes ni celle du temps n’avaient pu ébranler, je m’identifiais avec ces images d’une lutte éternelle entre la douleur et la nécessité, entre la rage et l’impuissance.
«Bien loin, au-dessous des masses grises et anguleuses du monastère, la plaine unie et morne déployait ses perspectives infinies. Le soleil, en s’abaissant, y projetait l’embrasement de ses vastes lueurs. Quand il avait disparu lentement derrière les insaisissables limites de l’horizon, des brumes bleuâtres, légèrement pourprées, montaient dans le ciel, et la plaine noire ressemblait à un immense linceul étendu sous mes pieds; le vent courbait les molles bruyères et les faisait onduler comme un lac. Souvent il n’y avait d’autre bruit, dans cette profondeur sans bornes, que celui d’un ruisseau frémissant parmi les grès, le croassement des oiseaux de proie et la voix des brises enfermées et plaintives sous les cintres du cloître. Rarement une vache égarée venait inquiète et mugissante errer autour de ces ruines, et promener un sauvage regard sur les terres incultes et sans asile où elle s’était imprudemment risquée. Une fois, un jeune enfant vint, guidé par le son de la clochette, chercher une de ses chèvres jusque dans l’intérieur du préau. Je me cachai pour qu’il ne me vît point. La nuit descendait de plus en plus sombre sous les galeries humides et sonores; le jeune pâtre s’arrêta d’abord comme frappé de terreur au bruit de ses pas qui retentissaient sous les voûtes; puis, revenu de sa première surprise, il pénétra en chantant jusqu’au lieu où sa chèvre savourait les végétations salpêtrées qui croissent dans les décombres. Le mouvement d’une autre personne que moi, dans ce sanctuaire, me fut odieux; le bruit du sable qui criait sous ses pieds, l’écho qui répondait à sa voix, me semblaient autant d’insultes et de profanations pour ce temple dont j’avais relevé mystérieusement le culte, où seule, aux pieds de Dieu, j’avais rétabli le commerce de l’âme avec le ciel.
«Au printemps, quand les genêts sauvages se couvrirent de fleurs, quand les mauves exhalèrent leur douce odeur autour des étangs, et que les hirondelles remplirent de mouvement et de bruit les espaces de l’air et les hauteurs les plus inaccessibles des tours, la campagne prit des aspects d’une majesté infinie et des parfums d’une volupté enivrante. La voix lointaine des troupeaux et des chiens vint plus souvent réveiller les échos des ruines, et l’alouette eut au matin des chants suaves et tendres comme des cantiques. Les murs du monastère se revêtirent eux-mêmes d’une fraîche parure. La vipérine et la pariétaire poussèrent des touffes d’un vert somptueux dans les crevasses humides; les violiers jaunes embaumèrent les nefs, et dans le jardin abandonné quelques arbres fruitiers centenaires, qui avaient survécu à la dévastation, parèrent de bourgeons blancs et roses leurs branches anguleuses rongées par la mousse. Il n’y eut pas jusqu’au fût des piliers massifs qui ne se couvrît de ces tapis aux nuances riches et variées dont les plantes microscopiques, engendrées par l’humidité, colorent les ruines et les constructions souterraines.
«J’avais étudié le mystère de toutes ces reproductions animales et végétales, et je pensais avoir glacé mon imagination par l’analyse. Mais en reparaissant plus belle et plus jeune, la nature me fit sentir sa puissance. Elle se moqua de mes orgueilleux travaux, et subjugua ces facultés rétives qui se vantaient d’appartenir exclusivement à la science. C’est une erreur de croire que la science étouffe l’admiration, et que l’œil du poëte s’éteint à mesure que l’œil du naturaliste embrasse un plus vaste horizon. L’examen, qui détruit tant de croyances, fait jaillir aussi des croyances nouvelles avec la lumière. L’étude m’avait révélé des trésors en même temps qu’elle m’avait enlevé des illusions. Mon cœur, loin d’être appauvri, était donc renouvelé. Les splendeurs et les parfums du printemps, les influences excitantes d’un soleil tiède et d’un air pur, l’inexprimable sympathie qui s’empare de l’homme au temps où la terre en travail semble exhaler la vie et l’amour par tous les pores, me jetèrent dans des angoisses nouvelles. Je ressentis tous les aiguillons de l’inquiétude; il me sembla que je reprenais à la vie, que je pourrais encore aimer. Une seconde jeunesse, plus enthousiaste que la première, faisait palpiter mon sein avec une violence inconnue. J’étais à la fois effrayée et joyeuse de ce qui se passait en moi, et je m’abandonnais à ce trouble extatique sans savoir quel en serait le réveil.
«Bientôt la frayeur revenait avec la réflexion. Je me rappelais les infortunes déplorables de mon expérience. Les désastres du passé me rendaient incapable de prendre confiance en l’avenir. J’avais tout à craindre: les hommes; les choses, et moi surtout. Les hommes ne me comprendraient pas, et les choses me blesseraient sans cesse, parce que jamais je ne pourrais m’élever ou m’abaisser au niveau des hommes et des choses; et puis l’ennui du présent me saisissait, m’étreignait de tout son poids. Ma retraite, si austère, si poétique et si belle, me semblait effrayante en de certains jours. Le vœu qui m’y retenait volontairement se présentait à moi comme une horrible nécessité. Je souffrais, dans ce monastère sans enceinte et sans portes, les mêmes tortures qu’un religieux captif derrière les fossés et les grilles.
«Dans ces alternatives de désir et de crainte, dans cette lutte violente de ma volonté contre elle-même, je consumais ma force à mesure qu’elle se renouvelait, je subissais les fatigues et les découragements de l’expérience sans rien essayer. Quand le besoin d’agir et de vivre devenait trop intense, je le laissais me dévorer jusqu’à ce qu’il s’épuisât de lui-même. Des nuits entières s’écoulaient dans le travail de la résignation. Couchée sur la pierre des tombeaux, je m’abandonnais à des larmes sans cause et sans objet apparent, mais qui prenaient leur source dans le profond ennui d’un cœur sans aliment.
«Souvent une pluie d’orage venait me surprendre dans l’enceinte découverte de la chapelle. Je me faisais un devoir de la supporter, et j’espérais en retirer du soulagement. Parfois, quand le jour paraissait, il me trouvait brisée de fatigue, plus pâle que l’aube, les vêtements souillés, et n’ayant pas la force de relever mes cheveux épars où l’eau ruisselait.
«Souvent encore j’essayais de me soulager en poussant des cris de douleur et de colère. Les oiseaux de nuit s’envolaient effrayés ou me répondaient par des gémissements sauvages. Le bruit répété de voûte en voûte ébranlait ces ruines chancelantes, et des graviers, croulant du haut des combles, semblaient annoncer la chute de l’édifice sur ma tête. Oh! j’aurais voulu alors qu’il en fût ainsi! Je redoublais mes cris, et ces murs, qui me renvoyaient le son de ma voix plus terrible et plus déchirant, semblaient habités par des légions des damnés, empressées de me répondre et de s’unir à moi pour le blasphème.
«Il y avait à la suite de ces nuits terribles des jours d’une morne stupeur. Quand j’avais réussi à fixer le sommeil pour quelques heures, un engourdissement profond suivait mon réveil, et me rendait incapable pour tout un jour de volonté ou d’intérêt quelconque. A ces moments-là ma vie ressemblait à celle des religieux abrutis par l’habitude et la soumission. Je marchais lentement et durant un temps limité. Je chantais des psaumes dont l’harmonie endormait ma souffrance, sans qu’aucun ses arrivât de mes lèvres à mon âme. Je me plaisais à cultiver des fleurs sur les escarpements de ces âpres constructions où elles trouvaient du sable et du ciment pulvérisé pour enfoncer leurs racines. J’allais contempler les travaux de l’hirondelle, et défendre son nid des envahissements du moineau et de la mésange. Alors tout retentissement des passions humaines s’effaçait dans ma mémoire. Je suivais machinalement et par coutume la ligne de captivité volontaire tracée par moi sur le sable, et je ne songeais pas plus à la franchir que si l’univers n’eût pas existé de l’autre côté.
«J’avais aussi des jours de calme et de raison bien sentie. La religion du Christ, que j’ai conformée à mon intelligence et à mes besoins, répandait une suavité douce, un attendrissement vrai sur les blessures de mon âme. A la vérité, je ne me suis jamais beaucoup inquiétée de constater à mes propres yeux si le degré de divinité départi à l’âme humaine autorisait ou non les hommes à s’appeler prophètes, demi-dieux, rédempteurs. Bacchus, Moïse, Confutzée, Mahomet, Luther, ont accompli de grandes missions sur la terre, et imprimé de violentes secousses à la marche de l’esprit humain dans le cours des siècles. Étaient-ils semblables à nous, ces hommes par qui nous pensons, par qui nous vivons aujourd’hui? Ces colosses, dont la puissance morale a organisé les sociétés, n’étaient-ils pas d’une nature plus excellente, plus pure, plus céleste que la nôtre? Si l’on ne nie point Dieu et l’essence divine de l’homme intellectuel, a-t-on le droit de nier ses plus belles œuvres et de les méconnaître? Celui qui, né parmi les hommes, vécut sans faiblesse et sans péché; celui qui dicta l’Évangile et transforma la morale humaine pour une longue suite de siècles, ne peut-on pas dire que celui-là est vraiment le fils de Dieu?
«Dieu nous envoie alternativement des hommes puissants pour le mal et des hommes puissants pour le bien. La suprême volonté qui régit l’univers, quand il lui plaît de faire faire à l’esprit humain un pas immense en avant ou en arrière sur une partie du globe, peut, sans attendre la marche austère des siècles et le travail tardif des causes naturelles, opérer ces brusques transitions par le bras ou la parole d’un homme créé tout exprès.
Ainsi, que Jésus vienne mettre son pied nu et poudreux sur le diadème d’or des pharisiens; qu’il brise la loi ancienne, et annonce aux siècles futurs cette grande loi du spiritualisme, nécessaire pour régénérer une race énervée; qu’il se dresse comme un géant dans l’histoire des hommes et la sépare en deux, le règne des sens et le règne des idées; qu’il anéantisse de son inflexible main toute la puissance animale de l’homme, et qu’il ouvre à son esprit une nouvelle carrière, immense, incompréhensible, éternelle peut-être; si vous croyez en Dieu, ne vous mettrez-vous pas à genoux, et ne direz-vous pas: Celui-là est le Verbe, qui était avec Dieu au commencement des siècles? Il est sorti de Dieu, il retourne à lui; il est à jamais avec lui, assis à sa droite, parce qu’il a racheté les hommes. Dieu qui du ciel a envoyé Jésus, Jésus qui était Dieu sur la terre, et l’esprit de Dieu qui était en Jésus et qui remplissait l’espace entre Jésus et Dieu, n’est-ce pas là une trinité simple, indivisible, nécessaire à l’existence du Christ et à son règne? Tout homme qui croit et qui prie, tout homme que la foi met en communion avec Dieu, n’offre-t-il pas en lui un reflet de cette trinité mystérieuse, plus ou moins affaibli, selon la puissance des révélations de l’esprit céleste à l’esprit humain? L’âme, l’élan de l’âme vers un but incréé, et le but mystérieux de cet élan sublime, tout cela n’est-il pas Dieu révélé en trois enseignements distincts: la force, la lutte et la conquête?
J’écrivis sur la muraille.. (Page 59.)
«Ce triple symbole de la Divinité, ébauché dans l’humanité entière, a pu se produire une fois, splendide et complet, entre Jésus, le Père du monde et l’Esprit-Saint figuré par la foi catholique sous la forme d’une colombe, pour signifier que l’amour est l’âme de l’univers.
—Ces mystiques allégories me font sourire, répondit Pulchérie. Voilà comme vous êtes, âmes d’élite, pures essences! Il vous faut voir et commenter le grand livre de la révélation; il faut que vous soumettiez la parole sacrée aux interprétations de votre orgueilleuse philosophie. Et quand, à force de subtilités, vous êtes parvenues à donner un sens de votre choix aux mystères divins, vous consentez alors à vous incliner devant la loi nouvelle expliquée par vous et refaite à votre usage. C’est devant votre propre ouvrage que vous daignez vous prosterner: convenez-en, Lélia.
—Je n’essaierai pas de le nier, ma sœur. Mais qu’importe, si c’est pour nous la seule manière de croire et d’espérer? Heureux ceux qui peuvent se soumettre à la lettre sans le secours de l’esprit! Heureuses les rêveries sensibles et folles qui ramènent l’esprit rebelle à la soumission devant la lettre! Quant à moi, je trouvais dans les rites et dans les emblèmes de ce culte une sublime poésie et une source éternelle d’attendrissement. La forme et la disposition des temples catholiques, la décoration un peu théâtrale des autels, la magnificence des prêtres, les chants, les parfums, les intervalles de recueillement et de silence, ces antiques splendeurs qui sont un reflet des mœurs païennes au milieu desquelles l’Église prit naissance, m’ont frappée de respect toutes les fois qu’elles m’ont surprise dans une disposition impartiale.
«L’abbaye était nue et dévastée. Mais, en errant un jour parmi les décombres, j’avais découvert l’entrée d’un caveau qui, grâce aux éboulements dont elle était masquée, avait échappé aux outrages d’un temps de délire et de destruction. En m’ouvrant un passage parmi les gravois et les ronces dont elle était obstruée, j’avais pu pénétrer jusqu’au bas d’un escalier étroit et sombre qui conduisait à une petite chapelle souterraine d’un travail exquis et d’une intacte conservation.
Mon nom est gravé sur la lame de mon épée... (Page 62.)
«La voûte en était si solide, qu’elle résistait au poids d’un amas énorme de débris. L’humidité avait respecté les peintures, et sur un prie-Dieu de chêne sculpté on distinguait dans l’ombre je ne sais quel sombre vêtement de prêtre qui semblait avoir été oublié la veille. Je m’en approchai, et me penchai vers lui pour le regarder. Alors je distinguai, sous les plis du lin et de l’étamine, la forme et l’attitude d’un homme agenouillé; sa tête, inclinée sur ses mains jointes, était cachée par un capuchon noir; il semblait plongé dans un recueillement si profond, si imposant, que je reculai frappée de superstition et de terreur. Je n’osais plus faire un mouvement; car l’air extérieur auquel j’avais ouvert un passage agitait le vêtement poudreux, et l’homme semblait se mouvoir: on aurait dit qu’il allait se lever.
Était-il possible qu’un homme eût survécu au massacre de ses frères, qu’il eût pu exister trente ans, confiné par la douleur et l’austérité dans ces souterrains dont j’ignorais la profondeur et les issues? Un instant je le crus, et, craignant d’interrompre sa méditation, je restai immobile, enchaînée par le respect, cherchant ce que j’allais lui dire, prête à me retirer sans oser lui parler. Mais, à mesure que mes yeux s’accoutumèrent à l’obscurité, je distinguai les plis flasques de l’étoffe tombant à plat sur des membres grêles et anguleux. Je compris le mystère dont j’étais témoin, et je portai une main respectueuse sur cette relique de saint. A peine eus-je effleuré le capuchon, qu’il tomba en poussière, et ma main rencontra le crâne froid et desséché d’un squelette humain. Ce fut une chose effrayante et sublime à voir pour la première fois, que cette tête de moine où le vent agitait encore quelques touffes de cheveux gris, et dont la barbe s’enlaçait aux phalanges décharnées des mains croisées sous le menton. Certains caveaux, imprégnés d’une grande quantité de salpêtre, ont la propriété de dessécher les corps et de les conserver entiers durant des siècles. On a découvert beaucoup de cadavres préservés de la corruption par ces influences naturelles. La peau, jaune et transparente comme un parchemin, se colle et s’attache sur les muscles retirés et durcis; les membranes des lèvres se plissent autour des dents solides et brillantes; les cils demeurent implantés autour des yeux sans émail et sans couleur; les traits du visage conservent une sorte de physionomie austère et calme; le front lisse et tendu possède une certaine majesté lugubre, et les membres gardent les inflexibles attitudes où la mort les surprit. Ces tristes débris de l’homme retiennent un caractère de grandeur qu’on ne saurait nier, et il ne semble pas, en les regardant avec attention, que le réveil soit impossible.
«La dépouille que j’avais sous les yeux avait quelque chose de plus sublime encore à cause de sa situation. Ce religieux, mort sans convulsion et sans agonie dans le calme de la prière, me semblait revêtu d’une auréole de gloire. Que s’était-il donc passé autour de lui durant ses derniers instants? Condamné à une inflexible pénitence pour quelque noble faute, s’était-il endormi dans le Seigneur, confiant et résigné, au fond de l’in pace, tandis que ses frères impitoyables chantaient l’hymne des morts sur sa tête? Cette supposition s’évanouit quand je me fus assurée qu’aucune partie du souterrain n’était murée, et qu’il n’y avait dans ce lieu consacré au culte aucune apparence de cachot. C’était donc l’orage révolutionnaire qui avait surpris ce martyr dans sa retraite. Il était descendu là peut-être, en entendant les cris féroces du peuple, pour échapper à ses profanations, ou pour recevoir le dernier coup sur les marches de l’autel. Mais la trace d’aucune blessure n’attestait qu’il en eût été ainsi. Je m’arrêtai à croire que l’écroulement des parties supérieures de l’édifice sous la main furieuse des vainqueurs lui avait subitement coupé la retraite, et qu’il lui avait fallu se résigner à subir le supplice des vestales. Il était mort sans tortures, avec joie peut-être, au milieu de ces affreux jours où la mort était un bienfait même aux incrédules. Il avait rendu son âme à Dieu, prosterné devant le Christ et priant pour ses bourreaux.
«Cette relique, ce caveau, ce crucifix, me devinrent sacrés. Ce fut sous cette voûte sombre et froide que j’allai souvent éteindre l’ardeur de mes pensées. J’enveloppai d’un nouveau vêtement la dépouille sacrée du prêtre. Je m’agenouillai chaque jour auprès d’elle. Souvent je lui parlai à haute voix dans les agitations de ma souffrance, comme à un compagnon d’exil et de douleur. Je me pris d’une sainte et folle affection pour ce cadavre. Je me confessai à lui: je lui racontai les angoisses de mon âme; je lui demandai de se placer entre le ciel et moi pour nous réconcilier; et souvent, dans mes rêves, je le vis passer devant mon grabat comme l’esprit des visions de Job, et je l’entendis murmurer d’une voix faible comme la brise des paroles de terreur ou d’espoir.
«J’aimais aussi dans cette chapelle souterraine un grand christ de marbre blanc qui, placé au fond d’une niche, avait dû être autrefois inondé de lumière par une ouverture supérieure. Désormais ce soupirail était obstrué, mais quelques faibles rayons se glissaient encore dans les interstices des pierres en désordre accumulées à l’extérieur. Ce jour terne et rampant versait une singulière tristesse sur le beau front pâle du Christ. Je me plaisais dans la contemplation de ce poétique et douloureux symbole. Quoi de plus touchant sur la terre que l’image d’une torture physique couronnée par l’expression d’une joie céleste! Quelle plus grande pensée, quel plus profond emblème que ce Dieu martyr, baigné de sang et de larmes, étendant ses bras vers le ciel! O image de la souffrance, élevée sur une croix et montant comme une prière, comme un encens, de la terre aux cieux! Offrande expiatoire de la douleur qui se dresse toute sanglante et toute nue vers le trône du Seigneur! Espoir radieux, croix symbolique, où s’étendent et reposent les membres brisés par le supplice! Bandeau d’épines qui ceignez le crâne, sanctuaire de l’intelligence, diadème fatal imposé à la puissance de l’homme! Je vous ai souvent invoqués, je me suis souvent prosternée devant vous! Mon âme s’est offerte souvent sur cette croix, elle a saigné sous ces épines; elle a souvent adoré, sous le nom de Christ, la souffrance humaine relevée par l’espoir divin; la résignation, c’est-à-dire l’acceptation de la vie humaine; la rédemption, c’est-à-dire le calme dans l’agonie et l’espérance dans la mort.
«Le second hiver fut moins paisible que le premier. La patiente résignation avec laquelle j’avais d’abord travaillé à rendre mon existence possible au milieu de l’isolement et des privations m’abandonna l’année suivante. L’indolence et les rêveries de l’été avaient changé la situation de mon esprit. Je me sentais plus forte, mais aussi plus irritable, plus accessible à la souffrance, moins calme à la subir, et pourtant plus paresseuse à l’éviter. Toutes les rigueurs que je m’étais imposées avec joie me devenaient amères. Je n’y trouvais plus cette volupté orgueilleuse qui m’avait soutenue d’abord.
La brièveté des jours m’interdisait le triste plaisir des rêveries sur la terrasse, et du fond de ma cellule où s’écoulaient les longues heures du soir, j’entendais pleurer la bise lugubre. Souvent, lasse des efforts que je faisais pour m’isoler des objets extérieurs, incapable d’attention dans l’étude ou de règle dans la réflexion, je me laissais dominer par la tristesse de mes impressions extérieures. Assise dans l’embrasure de ma fenêtre, je voyais la lune s’élever lentement au-dessus des toits couverts de neige, et reluire sur les aiguilles de glace qui pendaient aux sculptures dentelées des cloîtres. Ces nuits froides et brillantes avaient un caractère de désolation dont rien ne saurait donner l’idée. Quand le vent se taisait, un silence de mort planait sur l’abbaye. La neige se détachait sans bruit des rameaux des vieux ifs, et tombait en flocons silencieux sur les branches inférieures. On eût pu secouer toutes les ronces desséchées qui garnissaient les cours, sans y éveiller un seul être animé, sans entendre siffler une couleuvre ou ramper un insecte.
«Dans ce morne isolement, mon caractère se dénatura, la résignation dégénéra en apathie, l’activité des pensées devint le dérèglement. Les idées les plus abstraites, les plus confuses, les plus effrayantes assiégèrent tour à tour mon cerveau. En vain j’essayais de me replier sur moi-même et de vivre dans le présent. Je ne sais quel vague fantôme d’avenir flottait dans tous mes rêves et tourmentait ma raison. Je me disais que l’avenir devait avoir pour moi une forme connue, que je ne devais l’accepter qu’après l’avoir fait moi-même, qu’il fallait le calquer sur le présent que je m’étais créé. Mais bientôt je m’apercevais que le présent n’existait pas pour moi, que mon âme faisait de vains efforts pour se renfermer dans cette prison, mais qu’elle errait toujours au delà, qu’il lui fallait l’univers, et qu’elle l’épuiserait le même jour où l’univers lui serait donné. Je sentais enfin que l’occupation de ma vie était de me tourner sans cesse vers les joies perdues ou vers les joies encore possibles. Celles que j’avais cherchées dans la solitude me fuyaient. Au fond du vase, là comme partout, j’avais trouvé la lie amère.
«Ce fut vers la fin d’un été brûlant que mon vœu expira. J’en vis approcher le terme avec un mélange de désir et d’effroi qui altéra sensiblement ma santé et ma raison.
«J’éprouvais un incroyable besoin de mouvement. J’appelais la vie avec ardeur, sans songer que je vivais déjà trop et que je souffrais de l’excès de la vie.
«Mais après tout, me disais-je, que trouverai-je dans la vie dont je n’aie déjà sondé le néant? quels plaisirs dont je n’aie découvert le vide? quelles croyances qui ne se soient évanouies devant mon examen sévère? Irai-je demander aux hommes le calme que je n’ai pu trouver dans la solitude? Me donneront-ils ce que Dieu m’a refusé? Si j’épuise encore une fois mon cœur à la poursuite d’un vain rêve, si j’abandonne la retraite à laquelle je me suis condamnée pour aller me désabuser encore, où trouverai-je ensuite un asile contre le désespoir? Quelle espérance religieuse ou philosophique pourra me sourire ou m’accueillir encore quand j’aurai pénétré le fond de toutes mes illusions, quand j’aurai acquis la preuve complète, irrécusable, de mon néant?
«Et pourtant, me disais-je encore, à quoi sert la retraite? à quoi sert la réflexion? Ai-je moins souffert parmi ces tombeaux en ruines qu’au sein des pompes humaines? Qu’est-ce qu’une philosophie stoïque qui ne sert qu’à créer à l’homme des souffrances nouvelles? Qu’est-ce qu’une religion expiatoire et gémissante dont le but est de chercher la douleur au lieu de l’éviter? Tout cela n’est-il pas le comble de l’orgueil ou de la folie? Sans tous ces raffinements de la pensée, les hommes, livrés aux seuls plaisirs des sens, ne seraient-il pas plus heureux et plus grands? Cette prétendue élévation de l’esprit humain, peut-être que Dieu la réprouve, et au jour de la justice peut-être qu’il la couvrira de son mépris!
«Au milieu de ces irrésolutions, je cherchais dans les livres une direction à ma volonté flottante. Les naïves poésies des âges primitifs, les cantiques voluptueux de Salomon, les pastorales lascives de Longus, la philosophie érotique d’Anacréon me semblaient parfois plus religieuses dans leur sublime nudité que les soupirs mystiques et les fanatiques hystéries de sainte Thérèse. Mais le plus souvent je me laissais entraîner par une sympathie plus immédiate vers les livres ascétiques. C’est en vain que je voulais me détacher des impressions toutes spirituelles du christianisme; j’y revenais toujours. Je n’avais dans l’esprit qu’une jeunesse passagère pour tressaillir aux cantiques de l’épouse, pour sourire aux embrassements de Daphnis et de Chloé. Un instant suffisait pour user cette chaleur factice qu’une véritable simplicité de cœur n’entretenait pas, que les feux d’un soleil d’Orient ne venaient pas renouveler. J’aimais à lire la Vie des saints, ces beaux poëmes, ces dangereux romans, où l’humanité paraît si grande et si forte qu’on ne peut plus ensuite se baisser et regarder à terre les hommes tels qu’ils sont. J’aimais ces retraites éternelles, profondes, ces douleurs pieuses couvées dans le mystère de la cellule, ces grands renoncements, ces terribles expiations, toutes ces actions folles et magnifiques qui consolent les maux vulgaires de la vie par un noble sentiment d’orgueil flatté. J’aimais aussi à lire ces consolations douces et tendres que les solitaires recevaient dans le secret de leur âme, ces entretiens intimes du fidèle et de l’esprit saint dans la nuit des temples, ces correspondances naïves de François de Sales et de Marie de Chantal; mais surtout ces épanchements pleins d’amour austère et de métaphysique rêveuse entre Dieu et l’homme, entre Jésus dans l’Eucharistie et l’auteur inconnu de l’Imitation.
«Ces livres étaient pleins de méditation, d’attendrissement et de poésie. Ils embellissaient la solitude; ils promettaient la grandeur dans l’isolement, la paix dans le travail, le repos de l’esprit dans la fatigue du corps. J’y trouvais le reflet d’un tel bonheur, l’empreinte d’une sagesse si délicieuse, que je recouvrais, en les lisant, l’espoir d’arriver au même but; je me disais que, comme moi, ces hommes saints avaient été éprouvés par de violentes tentations de retourner au monde, mais qu’ils les avaient surmontées courageusement; je me disais aussi que renoncer à mon œuvre après deux ans de combats et de triomphes, c’était perdre le fruit de si rudes efforts et agir avec plus de folie encore que de lâcheté; au lieu qu’en me rattachant à ma résolution, en renouvelant mon vœu pour un temps plus ou moins étendu, je recueillerais peut-être bientôt les fruits de ma persévérance. J’allais retourner à la société peut-être pour m’y briser sans retour, au lieu qu’en attendant quelques jours de plus au fond de mon cloître j’allais entrer sans doute dans la béatitude des élus.
«Après ces longs combats où s’épuisait ma raison, je tombais dans le découragement et je me demandais, en riant de moi-même avec mépris, si ma vie était une chose assez importante pour la défendre ainsi, et pour en promener les débris au milieu de tant d’orages.
«Ces irrésolutions me conduisirent jusqu’aux approches du printemps. A l’époque où mon vœu expira, pour couper court à mes angoisses, je pris un terme moyen: je me réfugiai dans l’inertie qui se traîne toujours à la suite des grandes émotions, je laissai passer les jours sans fixer mon avenir, attendant que le réveil de mes facultés me poussât dans la vie ou m’enchaînât dans l’oubli.
«En effet, je ne tardai pas à sentir les nouveaux aiguillons de cette inquiétude dangereuse qui m’avait déjà fait subir tant de maux. Je m’aperçus un jour que ma liberté m’était rendue, qu’aucun serment ne me consacrait plus à Dieu, que j’appartenais à l’humanité, et qu’il était temps peut-être de retourner à elle, si je ne voulais perdre entièrement l’usage du mon cœur et de mon intelligence. Les jours d’affaissement qui trouvaient si souvent place dans ma vie, me laissaient un long effroi, et je me débattais alternativement contre l’appréhension de l’idiotisme et celle de la folie.
«Un soir, je me sentis profondément ébranlée dans ma foi religieuse, et du doute je passai à l’athéisme. Je vécus plus plusieurs heures sous le charme d’un sentiment d’orgueil inconcevable, et puis je retombai de cette hauteur dans des abîmes de terreur et de désolation. Je sentis que le vice et le crime étaient tout près d’entrer dans ma vie, si je perdais l’espoir céleste qui seul m’avait fait jusque-là supporter les hommes.
«Le tonnerre vint à gronder sur ma tête: c’était le premier orage du printemps, un de ces orages prématurés qui bouleversent parfois inopinément les jours encore froids du mois d’avril. Je n’ai jamais entendu rouler la foudre et vu le feu du ciel sillonner les nuées sans qu’un sentiment d’admiration et d’enthousiasme m’ait ramenée à l’instinct de la foi. Involontairement je tressaillis, et par habitude je m’écriai saisie d’une sainte terreur:—Vous êtes grand, ô mon Dieu! la foudre est sous vos pieds, et de votre front émane la lumière...
«L’orage augmentait; je rentrai dans ma cellule, seul endroit vraiment abrité de l’abbaye. La nuit vint de bonne heure, la pluie tombait par torrents, le vent mugissait sans interruption dans les longs corridors, et les pâles éclairs s’éteignaient sous les nuées qui crevaient de toutes parts. Alors je trouvai dans mon isolement, dans la sécurité de mon abri, dans le calme austère, mais réel, qui m’entourait au milieu du désordre des éléments, un sentiment d’indicible bien-être et de reconnaissance passionnée envers le ciel. L’ouragan enlevait aux ruines des tourbillons de poussière et de craie qu’il semait sur les arbrisseaux incultes et sur les décombres. Il arrachait aux murs leurs rameaux de plantes grimpantes, à l’hirondelle le frêle abri de son nid à demi construit sous les voussures poudreuses. Il n’y avait pas une pauvre fleur, pas une feuille nouvelle qui ne fût flétrie et emportée; les chardons emplissaient l’air de leur duvet dispersé; les oiseaux pliaient leurs ailes humides et se réfugiaient dans les broussailles; tout semblait contristé, fatigué, brisé; moi seule j’étais paisiblement assise au milieu de mes livres, occupée de temps en temps à suivre d’un œil nonchalant la lutte terrible des grands ifs contre la tempête et les ravages de la grêle sur les jeunes bourgeons des sureaux sauvages.—Ceci, m’écriai-je, est l’image de ma destinée: le calme au fond de ma cellule, l’orage et la destruction au dehors. Mon Dieu, si je ne m’attache à vous; le vent de la fatalité m’emportera comme ces feuilles, il me brisera comme ces jeunes arbres. Oh! reprenez-moi, mon Dieu! reprenez mon amour, ma soumission et mes serments. Ne permettez plus que mon âme s’égare et flotte ainsi entre l’espoir et la méfiance; ramenez-moi à de grandes et solides pensées par une rupture éternelle, absolue entre moi et les choses, par une alliance indissoluble avec la solitude.
«Je m’agenouillai devant le Christ, et dans un mouvement d’espoir et d’entraînement, j’écrivis sur la muraille blanche un serment que je lus à haute voix dans le silence de la nuit:
«Ici, un être encore plein de jeunesse et de vie se consacre à la prière et à la méditation par un serment solennel et terrible.
«Il jure par le ciel, par la mort et par la conscience, de ne jamais quitter l’abbaye de ***, et d’y vivre tout le reste des jours qui lui seront comptés sur la terre.»
Après cette résolution violente et singulière, je sentis un grand calme, et je m’endormis malgré l’orage qui augmentait d’heure en heure. Vers le jour je fus éveillée par un fracas épouvantable. Je me levai et courus a ma fenêtre. Une des galeries supérieures, qui élevait encore la veille ses frêles piliers et ses élégantes sculptures autour du préau, venait de céder à la force de l’ouragan et de s’écrouler. Un nouveau coup de vent fit craquer d’autres parties de l’édifice qui s’écroulèrent aussi en moins d’un quart d’heure. La destruction semblait s’étendre sous l’influence d’une volonté surnaturelle; elle approchait de moi: le toit qui m’abritait commençait à s’ébranler, les tuiles moussues volaient en éclats, et le châssis de la charpente semblait vaciller et repousser les murs à chaque nouveau souffle de la tempête.
«Sans doute la peur s’empara de moi, car je me laissai gouverner par des idées superstitieuses et puériles. Je pensai que Dieu renversait mon ermitage pour m’en chasser, qu’il repoussait un vœu téméraire et me forçait de retourner parmi les hommes. Je m’élançai donc vers la porte, moins pour fuir le danger que pour obéir à une volonté suprême. Puis je m’arrêtai au moment de la franchir, frappée d’une idée bien plus conforme à l’excitation maladive et à la disposition romanesque de mon esprit: je m’imaginai que Dieu, pour abréger mon exil et récompenser ma résolution courageuse, m’envoyait la mort, mais une mort digne des héros et des saints. N’avais-je pas juré de mourir dans cette abbaye? Avais-je le droit de la fuir parce que la mort s’en approchait? Et quelle plus noble fin que de m’ensevelir, avec mes souffrances et mon espoir, sous ces ruines chargées de me sauver de moi-même, et de me rendre à Dieu purifiée par la pénitence et la prière?—Je te salue, hôte sublime, m’écriai-je, puisque le ciel t’envoie, sois le bienvenu, je t’attends derrière le seuil de cette cellule qui aura été mon tombeau dès cette vie.
«Je me prosternai alors sur le carreau, et, plongée dans l’extase, j’attendis mon sort.
«Le dernier débris de l’abbaye ne devait pas rester debout dans cette sombre matinée. Avant le lever du soleil, la toiture fut emportée. Un pan de mur s’écroula. Je perdis le sentiment de ma situation.
«Un prêtre, que l’orage avait fourvoyé dans ces plaines désertes, vint à passer en ce moment au pied des murailles croulantes du couvent. Il s’en éloigna d’abord avec effroi, puis il crut entendre une voix humaine parmi les voix furieuses de la tempête. Il se hasarda entre les nouvelles ruines qui couvraient les anciennes, et me trouva évanouie sous des débris qui allaient m’ensevelir. La pitié, le zèle que donne la foi a ceux même qui manquent d’humanité, lui firent trouver la force cruelle de me sauver. Il m’emporta sur son cheval, à travers les plaines, les bois et les vallées. Ce prêtre s’appelait Magnus. Par lui je fus arrachée à la mort et rendue à la douleur.
«Depuis que je suis rentrée dans la société, mon existence est plus misérable qu’auparavant. Je n’ai voulu être l’esclave (la maîtresse, comme on dit) de personne; mais, ne me sentant liée à aucun homme par cette consécration expresse et volontaire de la possession, je laissai peu à peu mon imagination inquiète et avide parcourir l’univers et s’emparer de ce qui s’offrait à elle. Trouver le bonheur devint ma seule pensée et, s’il faut avouer à quel point j’étais descendue au-dessous de moi-même, la seule règle de ma conduite, le seul but de ma volonté. Après avoir laissé, sans m’en apercevoir, flotter mes désirs vers les ombres qui passaient autour de moi, il m’arriva de courir en songe après elles, de les saisir à la volée, de leur demander impérieusement, sinon le bonheur, du moins l’émotion de quelques journées; et comme ce libertinage invisible de ma pensée ne pouvait choquer l’austérité de mes mœurs, je m’y livrai sans remords. Je fus infidèle en imagination, non-seulement à l’homme que j’aimais, mais chaque lendemain me vit infidèle à celui que j’avais aimé le veille. Bientôt un seul amour de ce genre ne suffisant point à remplir mon âme toujours avide et jamais rassasiée, j’embrassai plusieurs fantômes à la fois. J’aimai dans le même jour et dans la même heure le musicien enthousiaste qui faisait vibrer toutes mes fibres nerveuses sous son archet, et le philosophe rêveur qui m’associait à ses méditations. J’aimai à la fois le comédien qui faisait couler mes larmes, et le poëte qui avait dicté au comédien les mots qui arrivaient à mon cœur. J’aimai même le peintre et le sculpteur dont je voyais les œuvres et dont je n’avais pas vu les traits. Je m’enamourai d’un son de voix, d’une chevelure, d’un vêtement, et puis d’un portrait seulement, du portrait d’un homme mort depuis plusieurs siècles. Plus je m’abandonnais à ces fantasques admirations, plus elles devenaient fréquentes, passagères et vides. Nul signe extérieur ne les a jamais trahies, Dieu le sait bien! mais, je l’avoue avec honte, avec terreur, j’ai usé mon âme à ces frivoles emplois de facultés supérieures. J’ai souvenir d’une grande dépense d’énergie morale, et je ne me rappelle plus les noms de ceux qui, sans le savoir, gaspillèrent en détail le trésor de mes affections.
«Puis, à se prodiguer ainsi, mon cœur s’éteignit: je ne fus plus capable que d’enthousiasme; et ce sentiment s’effaçant au moindre jour projeté sur l’objet de mon illusion, je dus changer d’idole autant de fois qu’une idole nouvelle se présenta.
«Et c’est ainsi que j’existe désormais: j’appartiens toujours au dernier caprice qui traverse mon cerveau malade. Mais ces caprices, d’abord si fréquents et si impétueux, sont devenus rares et tièdes; car l’enthousiasme aussi s’est refroidi, et c’est après de longs jours d’assoupissement et de dégoût que je retrouve parfois de courtes heures de jeunesse et d’activité. L’ennui désole ma vie. Pulchérie, l’ennui me tue. Tout s’épuise pour moi, tout s’en va. J’ai vu à peu près la vie dans toutes ses phases, la société sous toutes ses faces, la nature dans toutes ses splendeurs. Que verrai-je maintenant? Quand j’ai réussi à combler l’abîme d’une journée, je me demande avec effroi avec quoi je comblerai celui du lendemain. Il me semble parfois qu’il existe encore des êtres dignes d’estime et des choses capables d’intéresser; mais, avant de les avoir examinés, j’y renonce par découragement et par fatigue. Je sens qu’il ne me reste pas assez de sensibilité pour apprécier les hommes, pas assez d’intelligence pour comprendre les choses. Je me replie sur moi-même avec un calme et sombre désespoir, et nul ne sait ce que je souffre. Les brutes dont la société se compose se demandent ce qui me manque, à moi dont la richesse a pu atteindre à toutes les jouissances, dont la beauté et le luxe ont pu réaliser toutes les ambitions. Parmi tous ces hommes, il n’en est pas un dont l’intelligence soit assez étendue pour comprendre que c’est un grand malheur de n’avoir pu s’attacher à rien, et de ne pouvoir plus rien désirer sur la terre.»
XXXVI.
Pulchérie resta encore quelques instants dans l’attitude pensive où le récit de Lélia l’avait fait tomber. Puis tout à coup, rejetant en arrière les beaux cheveux qui ombrageaient son front, comme, une fière cavale qui secoue sa crinière avant de prendre sa course, elle se leva dans un transport d’impudence enthousiaste.
«Eh bien, s’il en est ainsi, et parce qu’il en est ainsi, il faut vivre! s’écria-t-elle. Couronnons-nous de roses, et remplissons les coupes de la joie! Que l’amour, la vertu et l’idéal hurlent en vain à la porte, comme les spectres effarés d’Ossian, tandis que les intrépides convives célèbrent la coupe en main la mémoire de leurs funérailles! Aussi bien j’ai toujours eu la sagesse d’étouffer en moi toute folle velléité d’amour; et chaque fois que je me suis sentie menacée d’aimer, je me suis hâtée de boire à longs traits la coupe d’ivresse, au fond de laquelle brille le précieux talisman d’indifférence, la satiété! Eh quoi! pleurer toute la vie l’erreur romanesque de l’adolescence! se flétrir et descendre vivante dans la tombe, parce que les hommes nous haïssent! Oh! bien plutôt, méprisons-les, et vengeons-nous de leur despotisme, non par la tromperie, mais par l’indifférence. Qu’ils exhalent leur colère et leur jalousie; j’en veux rire jusqu’à la mort. Quant à vous, Lélia, si vous ne voulez pas en faire autant, je n’ai qu’un conseil à vous donner: c’est de retourner à la solitude et à Dieu.
—Il n’est plus temps, Pulchérie, de prendre ce parti. Ma foi est chancelante, mon cœur est épuisé. Il faut, pour brûler de l’amour divin, plus de jeunesse et de pureté que pour toute autre noble passion. Je n’ai plus la force d’élever mon âme à un perpétuel sentiment d’adoration et de reconnaissance. Le plus souvent je ne pense à Dieu que pour l’accuser de ce que je souffre et lui reprocher sa dureté. Si parfois je le bénis, c’est quand je passe près d’un cimetière et que je pense à la brièveté de la vie.
—Vous avez vécu trop vite, reprit Pulchérie. Eh bien, il faut, Lélia, que vous changiez l’exercice de vos facultés, que vous retourniez à la solitude, ou que vous cherchiez le plaisir: choisissez.
—Je viens des montagnes de Monteverdor. J’ai essayé de retrouver mes anciennes extases et le charme de mes rêveries pieuses. Mais là, comme partout, je n’ai trouvé que l’ennui.
—Il faudrait que vous fussiez enchaînée à un état social qui vous préservât de vous-même et vous sauvât de vos propres réflexions. Il faudrait que vous fussiez assujettie à une volonté étrangère, et qu’un travail forcé fît diversion au travail incessant et rongeur de votre imagination. Faites-vous religieuse.
—Il faut avoir l’âme virginale; je n’ai de chaste que les mœurs. Je serais une épouse adultère du Christ. Et puis vous oubliez que je ne suis pas dévote. Je ne crois pas, comme les femmes de cette contrée, à la vertu régénératrice des chapelets et à la puissance absolutrice des scapulaires. Leur piété est quelque chose qui les repose, qui les rafraîchit et qui les endort. J’ai une trop grande idée de Dieu et du culte qu’on lui doit pour le servir machinalement, pour le prier avec des mots arrangés d’avance et appris par cœur. Ma religion trop passionnée serait une hérésie, et si on m’ôtait l’exaltation, il ne me resterait plus rien.
—Eh bien, dit Pulchérie, puisque vous ne pouvez pas vous faire religieuse, faites-vous courtisane. Le corps est une puissance moins rebelle que l’esprit. Destiné à profiler des biens matériels, c’est aussi par des moyens matériels qu’on peut le gouverner. Va, ma pauvre rêveuse, réconcilie-toi avec cette humble portion de ton être. Ne méprise pas plus longtemps ta beauté, que tous les hommes adorent, et qui peut refleurir encore comme aux jours du passé. Ne rougis pas de demander à la matière les joies que t’a refusées l’intelligence. Tu l’as dit, tu sais bien d’où vient ton mal: c’est d’avoir voulu séparer deux puissances que Dieu avait étroitement liées...
—Mais, ma sœur, reprit Lélia, n’avez-vous pas fait de même?
—Nullement! J’ai donné la préférence à l’une sans exclure l’autre. Croyez-vous que l’imagination reste étrangère aux aspirations des sens? L’amant qu’on embrasse n’est-il pas un frère, un enfant de Dieu, qui partage avec sa sœur les bienfaits de Dieu? Pour vous, Lélia, qui avez tant de poésie à votre service, je m’étonne que vous ne trouviez pas cent moyens de relever la matière et d’embellir les impressions réelles. Je crois que le dédain seul vous arrête, et que si vous abjuriez cette injuste et folle disposition, vous vivriez de la même vie que moi. Qui sait? Avec plus d’énergie peut-être vous inspireriez de plus ardentes passions. Venez, courons ensemble sous ces allées sombres, où de temps en temps je vois scintiller faiblement l’or des costumes et voltiger les plumes blanches des barrettes. Combien d’hommes jeunes et beaux, pleins d’amour et de puissance, errent sous ces arbres en cherchant le plaisir! Venez, Lélia, excitons-les à nous poursuivre: passons rapidement près d’eux, effleurons-les de nos vêtements, et puis échappons-nous comme ces phalènes que vous voyez dans le rayon des lumières se chercher, s’atteindre, se séparer et se rejoindre, pour tomber mortes et folles d’amour dans la flamme qui les dévore. Venez, vous dis-je, je guiderai vos pas tremblants, je connais tous ces hommes. J’appellerai les plus aimables et les plus élégants autour de vous. Vous serez hautaine et cruelle à votre aise, Lélia; mais vous entendrez leurs propos, vous sentirez leur haleine sur vos épaules. Vous frémirez peut-être quand le vent du soir apportera à vos narines dilatées le parfum de leur chevelures, et peut-être ce soir sentirez-vous une faible curiosité de connaître la vie tout entière.
—Hélas! Pulchérie, ne l’ai-je pas horriblement connue? Ne vous souvient-il plus de ce que je vous ai raconté?
—Vous aimiez cet homme avec votre âme, vous ne pouviez pas songer à goûter près de lui un plaisir réel. Cela est simple: il faut qu’une faculté, arrivée à son plus grand développement, étouffe et paralyse les autres. Mais ici ce serait différent.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La courtisane entraîna Lélia et continua de lui parler en baissant la voix.
«Mais d’abord, continua Pulchérie, il faut songer à vous travestir. Vous ne voudriez pas sans doute livrer à la foule le grand nom de Lélia, quoique, à vous dire vrai, la solitude où vous vivez provoque dans l’esprit des hommes de plus graves accusations que mes galanteries. Mais peut-être ne trouvez-vous pas au-dessous de votre destinée d’être soupçonnée de mystérieuses et terribles passions, tandis que vous mépriseriez le vulgaire renom d’une bacchante. Ainsi donc, venez prendre un domino semblable au mien, et vous pourrez, à la faveur de certaines ressemblances qui existent entre nous, et surtout entre nos voix, descendre sans danger du rôle majestueux et déplorable que vous avez choisi. Venez, Lélia.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La foule, qui se pressait sous le péristyle pour admirer les larges éclairs dont le ciel était sillonné, sépara les deux sœurs au moment où elles sortaient du vestiaire, enveloppées dans leurs capuchons de satin bleu. Lélia fut emportée par un flot de masques, parmi lesquels circulaient tant de costumes semblables au sien, qu’elle n’osa point essayer de reconnaître sa sœur Pulchérie; et, timide, effrayée, dégoûtée déjà du rôle qu’elle allait tenter, elle s’enfonça dans les jardins, résolue d’abandonner aux caprices du hasard les restes d’une existence désolée.
Elle pénétra cette fois, sans le savoir, dans une partie des bosquets que le prudent prince de Bambucci avait réservée à ses élus. C’était un labyrinthe de verdure dont l’entrée était gardée par un groupe des plus experts subalternes du prince. Ils étaient au courant de toutes les intrigues de la cour, et d’heure en heure des messagers, dépêchés de l’intérieur du palais, venaient modifier leurs consignes et leur signaler les nouveaux initiés qu’ils pouvaient admettre dans le sanctuaire. Tout jaloux incommode, tout protecteur ombrageux en était repoussé sans appel; les femmes seules pouvaient entrer sans se démasquer, le tout par amour des convenances.
C’était un champ d’asile, un lieu de refuge pour les amis que de fâcheux obstacles séparaient au dehors. On y était en sûreté, et tout s’y passait avec une miraculeuse régularité. On s’y promenait par groupes, on s’y asseyait en cercle, les allées et les salles de verdure étaient pleines de lumière et de monde. Mais les affidés connaissaient bien par quel sentier, par quel porte on arrivait au pavillon d’Aphrodise, dont les terrasses immenses s’étendaient sur le bord de la mer.
A peine Lélia eut-elle fait quelques pas sous ces dangereux ombrages, qu’une voix murmura auprès d’elle:
«Voici Zinzolina, la célèbre Zinzolina!»
Aussitôt un groupe d’hommes dorés et empanachés se pressa sur ses traces.
«Eh quoi! Zinzolina, ne nous reconnais-tu pas? Est-ce ainsi que l’on oublie ses fidèles amis? Allons, prends mon bras, belle solitaire, et fêtons encore les anciennes divinités.
—Non, non, dit un autre en essayant de s’emparer du bras de Lélia. N’écoute point ce piémontais bâtard; viens à moi qui suis un pur Napolitain, et qui des premiers t’ai initiée aux doux secrets d’amour. Ne t’en souvient-il plus, tourterelle aux voluptueux soupirs?
Un grand cavalier espagnol mit de force le bras de Lélia sous le sien.
«C’est moi que la bonne Zinzolina a choisi entre tous, dit-il; elle est comme moi de noble race andalouse, et rien au monde ne la déciderait à mécontenter un compatriote.
—Zinzolina est de tous les pays, dit un Allemand; elle me l’a dit dans son boudoir à Vienne.
—Tedesco! s’écria un Sicilien, si Zinzolina nous faisait l’affront de te préférer à nous, voici un poignard qui nous vengerait d’elle.
—Allons, allons, tirons au sort, cria un jeune page; Zinzolina mêlera nos noms dans ma toque.
—Mon nom, repartit l’hidalgo, est gravé sur la lame de mon épée.»
Et il la tira du fourreau d’un air menaçant.
Les gens du prince intervinrent, et Lélia s’enfuit. Mais elle ne fut pas longtemps seule. Un prince russe lui dit au détour d’une allée:
«Zinzolina, que cherches-tu ici? Et pourquoi est-tu seule? Veux-tu m’aimer toute une heure? Je te donnerai cette chaîne de diamants, qui est un présent des czars.»
Lélia fit un geste de mépris. Un grand seigneur français s’en aperçut.
«Quelle grossièreté! dit-il. Que ces étrangers sont rudes et insolents! Depuis quand parle-t-on ainsi aux femmes? Pour qui ce rustre vous prend-il, Zinzolina? Écoutez-moi.»
Et celui-ci offrit son palais, ses gens, ses vins et ses chevaux.
«Mais vous croyez donc bien peu au plaisir que vous offrez, leur dit Lélia, puisque vous y joignez tant de séductions pour la cupidité? Vos embrassements sont donc bien hideux, puisque vous les payez si cher? Où est l’amour dans tout cela? où est seulement l’ardeur des sens? Ici brutalité, là corruption. Vous n’avez d’autres appâts que la force, la vanité ou le gain. Le plaisir est-il donc mort, étouffé sous la civilisation? L’amour antique a-t-il abandonné la terre et pris son vol vers d’autres cieux?
Elle rejeta alors son capuchon sur ses épaules; et, à l’aspect de ce visage toujours si hautain et si grave, la foule se dispersa, et les adorateurs audacieux de Pulchérie s’inclinèrent respectueusement devant Lélia.
«Tu renonces déjà à ton entreprise? lui dit Pulchérie en la saisissant par sa longue manche. Non, non, pas encore, Lélia; tout n’est pas désespéré: ton heure n’est pas venue.
—Mon heure ne viendra pas, dit Lélia. Tout ceci me déplaît et m’irrite. Leur haleine est froide, leurs chevelures sont rudes, leurs étreintes meurtrissent, et l’ambre de leurs vêtements dissimule mal je ne sais quelles émanations âcres et grossières qui me repoussent. Au milieu d’eux, mon sang se calme, mes idées s’éclaircissent, ma volonté s’élève; je n’ai plus d’autre désir que de m’asseoir et de les regarder passer en les méprisant. Vous aurez beau dire, Pulchérie, une femme n’est pas un instrument grossier que le premier rustre venu peut faire vibrer: c’est une lyre délicate qu’un souffle divin doit animer avant de lui demander l’hymne de l’amour. Il n’y a pas d’être bien organisé qui soit incapable réellement de connaître le plaisir; mais je crois qu’il y a beaucoup d’êtres mal organisés qui ne connaissent pas autre chose, et dont on chercherait vainement à obtenir, au milieu des actes de l’amour, un mot, une pensée ou un sentiment qui ressemblât à ce que je rêve dans l’amour. Ce sublime échange des plus nobles facultés ne peut pas, ne doit pas être réduit à une sensation animale.
—Eh bien, viens par ici, Lélia. Écoute parler un jeune homme que je viens de rencontrer, et que j’agace en vain. Peut-être la compassion sera-t-elle plus efficace sur toi que le reste.»
Lélia suivit sa sœur sous une grotte artificielle, éclairée faiblement dans le fond par une petite lampe.
—Arrêtez-vous ici, lui dit Pulchérie en la cachant dans un angle obscur, et regardez ce bel adolescent aux cheveux bruns. Le connaissez-vous?
—Si je le connais! répondit Lélia, c’est Sténio. Mais que fait-il dans les jardins réservés et dans cette grotte, qui est, si je ne me trompe, une des entrées souterraines du fameux pavillon? Lui, Sténio le poëte, Sténio le mystique, Sténio l’amoureux!
—Oh! écoutez-le, dit Pulchérie, vous verrez qu’il est fou d’amour, et qu’il faut le plaindre.»
Alors Pulchérie laissa Lélia où elle l’avait cachée, et, s’approchant de Sténio sur la pointe du pied, elle essaya de l’embrasser.
«Laissez-moi, madame, dit fièrement le jeune homme, je n’ai pas besoin de vos caresses. Je vous l’ai dit, ce n’est pas vous que je cherchais lorsque, trompé par le son de votre voix, je vous ai suivie dans ces jardins. Mais, depuis que j’ai arraché votre masque, je sais bien que vous n’êtes qu’une courtisane. Allez, madame, je ne puis être à vous. Je suis pauvre, et d’ailleurs je ne désire point les plaisirs qu’il faut payer. Il n’y a au monde qu’une femme pour moi: c’est celle que vous avez nommée. Est-elle ici? la connaissez-vous?
—Je connais Lélia, car elle est ma sœur, répondit Pulchérie. Si vous voulez me suivre sous ces voûtes obscures, je vous mènerai dans un lieu où vous pourrez la voir.
—Oh! vous mentez, dit le jeune homme, Lélia n’est pas votre sœur, et vous ne sauriez me la montrer. Je vous ai suivie jusqu’ici, crédule comme un enfant que je suis, espérant toujours que vous me la montreriez. Mais vous m’avez trompé, et voici que vous revenez seule!