Lélia
—Valmarina, dit Sténio d’un air sombre, vous avez tort de me faire des reproches. Vous m’ayez imposé un secret, je l’ai gardé; vous m’avez demandé un serment, je l’ai prêté; vous m’avez commandé une action, je l’ai accomplie. Qu’avez-vous de plus à me demander? Vous convenez que je suis fidèle à ma parole, que je sais me battre, que je ne recule pas devant les fatigues et les dangers; que voulez-vous davantage de moi? Vous savez que je vous ai donné le droit de m’employer à votre œuvre autant que vous le jugerez convenable; que, d’un bout du monde à l’autre, je suis soumis à votre vouloir et prêt à marcher à votre voix. Vous avez en moi un bon serviteur; servez-vous-en, et que l’ardeur du prosélytisme ne vous égare pas jusqu’à vouloir en faire un disciple. Quel droit avez-vous de m’imposer vos croyances et votre espoir? Ai-je cherché vos prédicateurs? ai-je brigué la faveur d’être admis à la Table-Ronde de vos chevaliers? Me suis-je présenté à vous comme un héros, comme un libérateur, comme un adepte seulement? Non! je vous ai dit que je ne croyais plus à rien, et vous m’avez répondu:—Il n’importe, suis-moi, et agis: vous avez fait un appel à mon honneur, à mon courage, et je n’ai pas dû reculer. Je n’ai pas voulu mériter la quenouille que vous envoyez aux poltrons... ou aux indifférents, car vous ne souffrez pas l’indifférence. Vous la traduisez à votre barre redoutable, et vous la condamnez à être réputée lâcheté. Je n’ai pas eu assez de philosophie pour accepter cet arrêt. J’ai vu marcher toute la jeunesse, tous les hommes braves de mon pays, je me suis levé, tout malade et brisé que j’étais; je me suis traîné sur une arène ensanglantée. Et quel spectacle m’avez-vous montré, grand Dieu! pour me guérir et me consoler, pour m’enseigner la confiance et la foi à vos théories? L’élite des hommes de mon temps moissonnés par la vengeance brutale du plus fort; les cachots ouvrant leur gueule immonde pour engloutir ceux que le canon ou le glaive n’avait pu atteindre; les arrêts de proscriptions poursuivant tout ce qui était sympathique à notre entreprise; partant, tous les dénouements paralysés, toutes les intelligences étouffées, tous les courages brisés, toutes les volontés écrasées! Et vous appelez cela une œuvre régénératrice, un salutaire enseignement, une semence jetée sur la terre promise! Moi, j’ai vu une œuvre de mort, un exemple d’impuissance, et les derniers grains d’une semence précieuse jetés aux vents, sur les rochers, parmi les épines! Et vous me faites un crime d’être abattu et dégoûté le lendemain de cette catastrophe! Vous ne voulez pas que je pleure les victimes, et que je m’asseye consterné au bord de la fosse où je voudrais être étendu, pour dormir de l’éternel sommeil, à côté du pâle Edméo...
—Tu n’es pas digne de prononcer ce nom, s’écria Trenmor dont le visage fut à l’instant inondé de larmes. Malheureux déclamateur, tu le prononces avec ces yeux secs! Tu ne songes qu’à justifier ton doute impie, et tu ne vois dans ce cadavre étendu dans le cercueil qu’un objet d’horreur au souvenir duquel tu voudrais échapper! Ah! tu n’as pas compris cette âme sublime, puisque tu veux la déshériter de son immortel héritage; et tu n’as pas compris non plus ton rôle angélique sur la terre, puisque tu doutes des fruits qu’un tel exemple doit produire. O justice de Dieu, n’écoute pas ces blasphèmes! O habitant du ciel, ô mon fils Edméo, tu es heureux, toi, de ne pas les entendre!...»
Valmarina se laissa tomber sur la terre, et, ramené au souvenir d’Edméo de la manière la plus douloureuse, il croisa ses mains avec force sur sa large poitrine pour y refouler ses sanglots. On eût dit qu’il voulait retenir dans son cœur sa foi ébranlée par le blasphème. Il soutenait une agonie terrible comme le Christ à l’heure du calice empoisonné.
Sténio pleurait aussi, car il était bon et sensible; mais il attachait à ses larmes plus de prix qu’elles ne valaient. C’étaient des larmes de poëte qui coulaient aisément et qui lavaient mollement la trace de ses douleurs. Il ne comprenait pas les larmes de cet homme fort et généreux, qui ne pouvaient pas le soulager et qui retombaient sur le cœur comme une pluie de feu. Il ne savait pas que les douleurs combattues et comprimées de la force, sont plus vives et plus dévorantes que celles auxquelles on donne un libre cours. La destinée de Sténio était de nier ce qu’il ne connaissait pas. Il crut que Trenmor rougissait d’un instant de pitié, et que, dans son héroïsme farouche, il immolait le souvenir d’Edméo dans son cœur comme il avait immolé sa vie dans le combat. Il s’éloigna triste, mécontent, malheureux aussi, car il avait de nobles instincts, et son âme était faite pour de nobles croyances.... Il entra vers minuit dans le salon de Pulchérie. Elle était seule devant sa toilette, rêveuse et mélancolique. En voyant Sténio, qu’elle avait cru mort, apparaître derrière elle dans sa glace, elle crut voir un spectre, poussa un cri perçant, et tomba évanouie sur le parquet.
«Digne accueil! dit Sténio.»
Et, se jetant sur un sofa sans songer à la relever, il s’endormit accablé de fatigue, tandis que les femmes de Pulchérie s’empressaient à la secourir.
LI.
«Tu dis, ma chère enfant, que ta sœur est morte? Quelle sœur? est-ce que tu as une sœur? toi?
—Sténio, répondit Pulchérie, est-il possible que tu accueilles avec tant d’indifférence une telle nouvelle! Je te dis que Lélia n’est plus, et tu feins de ne pas me comprendre!
—Lélia n’est pas morte, dit Sténio en secouant la tête. Est-ce que les morts peuvent mourir?
—Cesse, malheureux, d’augmenter ma douleur par ton air de raillerie, répondit la Zinzolina. Ma sœur n’est plus, je le crois... tout porte à le croire; et quoiqu’elle fût hautaine et froide, comme tu l’es souvent à son exemple, Sténio, c’était un grand cœur et un esprit généreux. Elle avait manqué d’indulgence pour moi jadis; mais lorsque je la retrouvai, l’an dernier, au bal de Bambucci, elle semblait voir la vie plus sagement, elle s’ennuyait de sa solitude, et ne s’étonnait plus que j’eusse pris une route opposée à la sienne.
—Je vous fais mon compliment à l’une et à l’autre, dit Sténio avec un sérieux ironique. Vos cœurs étaient faits pour s’entendre, et il est fâcheux qu’une si touchante harmonie n’ait pu durer davantage. Or donc la belle Lélia est morte. Console-toi, ma charmante, il n’en est rien. J’ai vu hier quelqu’un qui est toujours bien informé à son égard, et Lélia a, je crois, plus envie de vivre à l’heure qu’il est qu’il ne convient à une personne d’un si grand caractère.
—Que veux-tu dire? s’écria Pulchérie, tu as des nouvelles de Lélia? tu sais où elle est, ce qu’elle est devenue?...
—Oui, j’ai des nouvelles vraiment intéressantes, répondit Sténio avec une nonchalance superbe. D’abord je ne sais pas où elle est, on n’a pas daigné me le dire, peut-être parce que je n’ai pas songé à le demander.... Quant à ce qu’elle est devenue, je crois qu’elle est devenue de plus en plus ennuyée de son rôle majestueux, et qu’elle ne serait pas fâchée si j’étais assez sot pour m’en soucier....
—Tais-toi, Sténio: s’écria Pulchérie, tu es un fat.... Elle ne t’a jamais aimé.... Et pourtant, ajouta-t-elle après un instant de silence, je ne répondrais pas que ses dédains ne cachassent une sorte d’amour à sa manière. Rien ne m’ôtera de l’esprit que mon triomphe sur elle, à ton égard, l’ait profondément blessée; car pourquoi serait-elle partie sans me dire adieu? Comment, depuis plus d’un an qu’elle est absente, ne m’aurait-elle pas envoyé un souvenir, elle qui avait semblé heureuse de me retrouver? Tiens, Sténio, maintenant que tu me rassures et me consoles en m’apprenant qu’elle vit, je puis te dire ce que j’ai pensé lorsqu’elle a disparu si étrangement de cette ville.
—Étrangement, pourquoi étrangement? Rien de ce que fait Lélia n’a droit d’étonner; ses actes diffèrent de ceux des autres, mais son âme n’en diffère-t-elle pas aussi? Elle part tout à coup, et sans dire adieu à personne, sans voir sa sœur, sans adresser un mot d’affection à celui qu’elle disait chérir comme son fils: quoi de plus simple? Son généreux cœur ne se soucie de personne; sa grande âme ne connaît ni l’amitié, ni les liens du sang, ni l’indulgence, ni la justice....
—Ah! Sténio, comme vous l’aimez encore, cette femme dont vous dites tant de mal!... Comme vous brûlez d’aller la rejoindre!...»
Sténio haussa les épaules, et sans daigner repousser le soupçon de Pulchérie: «Voyons votre idée, ma respectable dame, lui dit-il; vous aviez tout à l’heure une idée...
—Eh bien, dit Pulchérie, j’ai pensé, et d’autres que moi l’ont pensé aussi, que, saisie d’un accès de désespoir, et quittant tout a coup les fêtes de la villa Bambucci, elle avait été....
—Se jeter à la mer, comme une nouvelle Sapho! s’écria Sténio avec un rire méprisant. Eh bien, je le voudrais pour elle; elle aurait été femme un instant dans sa vie.
—Avec quel sang-froid vous accueillez cette idée! dit Pulchérie effrayée. Êtes-vous bien sûr que Lélia est vivante? Celui qui vous l’a dit en était-il bien sûr lui-même? Écoutez, vous ne savez pas les détails de sa fuite. On ne les a pas sus pendant longtemps, parce que, dans la maison de Lélia, tout est muet, grave et méfiant comme elle. Mais enfin, à force de l’attendre, ses serviteurs effrayés ont commencé à la chercher, à la demander, à confier enfin leurs inquiétudes, et à raconter ce qui s’était passé.... Écoute et juge: La troisième nuit des fêtes du prince Bambucci, tu soupas chez moi... tu t’en souviens, et, pendant ce temps, elle parut au bal, plus belle, plus calme, plus parée que jamais, dit-on.... Elle comptait te trouver là sans doute, et elle ne t’y trouva pas. Eh bien, cette nuit-là, Lélia ne rentra pas chez elle, et depuis cette nuit-là personne ne l’a revue.
—Quoi! elle partit toute seule, et ainsi parée, à travers les champs? dit Sténio; votre récit n’est pas vraisemblable, ma chère dame. Il a bien dû se trouver dans le bal quelque cavalier assez galant pour la reconduire.
—Non, Sténio, non! personne ne l’a reconduite, et elle n’a pas donné signe de vie depuis cette nuit-là. Ses serviteurs l’attendent, son palais est ouvert à toute heure, et sa camériste veille auprès du foyer. Ses chevaux frappent du pied dans ses écuries, et c’est le seul bruit qui interrompe le morne silence de cette maison consternée. Son majordome touche ses revenus et entasse l’or dans les caisses, sans que personne lui en demande, compte ou lui en dicte l’emploi. Les chiens hurlent, dit-on, dans les cours, comme s’ils voyaient errer des spectres. Et quand un étranger se présente à la porte pour visiter cette riche demeure, les gardiens épouvantés accourent à sa rencontre, et l’interrogent comme un messager de mort.
—Tout cela est fort romantique, dit Sténio; vous possédez vraiment le style moderne, ma chère. Fi! Puichérie, est-ce que tu deviens bas-bleu? A l’heure qu’il est, Lélia fait fureur dans quelque concert à Londres, ou bien elle joue nonchalamment de l’éventail dans quelque tertullia à Madrid; mais je suis sûr qu’elle ne possède pas mieux que toi la grimace inspirée et le jargon byronien.
Un spectre! un spectre!.. (Page 99.)
—Sais-tu où l’on a retrouvé ce bracelet? dit Pulchérie en montrent à Sténio un cercle d’or ciselé qu’il avait longtemps vu au bras de Lélia.
—Dans l’estomac d’un poisson? dit Sténio en poursuivant sa raillerie.
—A la Punta-di-Oro: un chasseur le rapporta le lendemain de la disparition de Lélia, et la camériste assure le lui avoir attaché elle-même au bras lorsqu’elle partait pour la dernière fête de la villa Bambucci.»
Sténio jeta les yeux sur le bracelet; il s’était brisé dans un mouvement impétueux de Lélia, la nuit qu’elle avait passé à discuter ardemment avec Trenmor sur une des cimes de la montagne. Cette fracture fit quelque impression sur Sténio. Lélia pouvait, dans une de ses courses capricieuses à travers le désert, avoir été assassinée. Ce bijou s’était échappé peut-être de la ceinture d’un bandit. Des conjectures sinistres s’emparèrent de l’esprit de Sténio, et, par une de ces réactions inattendue auxquelles sont sujettes les organisations troublées, il tomba dans une profonde tristesse, et passa machinalement à son bras l’anneau d’or rompu. Puis il se promena dans les jardins d’un air sombre, et revint au bout d’un quart d’heure réciter à Pulchérie le sonnet suivant qu’il venait de composer:
A UN BRACELET ROMPU.
«Restons unis, ne nous quittons pas, nous deux qui avons partagé le même sort; toi, cercle d’or, qui fus l’emblème de l’éternité; moi, cœur de poëte, qui fus un reflet de l’infini.
«Nous avons subi le même sort, et tous deux nous demeurons brisés. Te voilà devenu l’emblème de la fidélité de la femme; me voici devenu un exemple du bonheur de l’homme.
«Nous n’étions tous deux que des jouets pour celle qui mettait l’anneau d’or à son bras, le cœur du poëte sous ses pieds.
«Ta pureté est ternie, ma jeunesse a fui loin de moi. Restons unis, débris que nous sommes; nous avons été brisés le même jour!»
La Camaldule et le prélat se regardèrent fixement. (Page 103.)
Zinzolina donna au sonnet des éloges exagérés. Elle savait que c’était le vrai moyen de consoler Sténio; et cette fille légère, qui s’attristait toujours la première, et qui toujours aussi se lassait la première de voir régner la tristesse, commençait à trouver que Sténio s’était affligé assez longtemps.
«Sais-tu, lui dit-elle à la fin du souper, la grande nouvelle du pays? La princesse Claudia s’est retirée aux Camaldules.
—Quoi! la petite Bambucci? Est-ce qu’elle va faire sa première communion?
—Oh! reprit Pulchérie, la petite Bambucci a reçu tous ses sacrements; tu le sais mieux que personne, Sténio. N’est-ce pas toi qu’elle a pris pour confesseur à la saison dernière?
—Je sais qu’elle a sali ses petits pieds à traverser ton jardin et a monter l’escalier de ton casino. Mais elle en aura été quitte pour changer de souliers; car je jure par l’âme de sa mère (je ne voudrais pas jurer par celle de la mienne à cette table) qu’elle n’a pas reçu d’autre souillure ce jour-là. Or, comme je ne l’avais jamais regardée auparavant, comme je ne l’ai jamais revue depuis, si elle a commis quelque faute qui nécessite une retraite aux Camaldules, je me récuse. Je n’ai pas même dérobé une feuille à l’arbre généalogique des Bambucci.
—Il n’est pas question de faute, dit Pulchérie; il est question de désespoir d’amour, ou d’inclination contrariée, comme tu voudras. Les uns disent qu’elle a tourné subitement à une dévotion exaltée; d’autres, qu’elle a pris ce prétexte pour échapper aux poursuites d’un vieux duc qu’on voulait lui faire épouser. Moi seule je sais de qui la jeune princesse eût voulu être aimée... et s’il faut tout te dire, comme elle est entrée aux Camaldules le jour même de ton départ, c’est-à-dire le jour même de son rendez-vous avec toi, je crains bien que son escapade n’ait été découverte, et que les grands-parents, par prudence ou par sévérité, ne l’aient mise en sûreté derrière les grilles du cloître.
—S’il en est ainsi, s’écria Sténio en frappant sur la table, je l’enlève! ou plutôt je ne l’enlève pas, mais je la séduis! Que ce malheur retombe sur la tête des grands-parents. J’avais respecté l’innocence de la petite Claudia, je ne saurais respecter l’orgueil de la famille... Oui, je suis capable de l’épouser, afin de les faire rougir de l’alliance d’un poëte... Mais avec quoi la ferais-je vivre? Non, le ciel lui réserve un noble époux! Il est dans ses destins, quoi qu’il arrive, d’être princesse, à la grande édification de la cour et de la ville. Eh bien, puisque cette condition suprême lui est assurée, qu’elle profite donc de sa jeunesse et des avantages attachés à son rang! Cette fleur se conservera-t-elle intacte à l’ombre d’un cloître, pour aller orner l’écusson rouillé d’un vieux chevalier et se flétrir sous ses laides caresses? Ne faudra-t-il pas que, tôt ou tard, quelque page discret ou quelque habile confesseur... Déjà peut-être! Oh! l’ermite Magnus a choisi sa thébaïde bien près du couvent des Camaldules!... Si je le croyais, à l’instant même... Pardon, Pulchérie, mille idées folles se croisent dans mon cerveau. Peut-être m’as-tu versé trop de malvoisie ce soir; mais cette nuit ne se passera pas sans que j’aie accompli ou tenté du moins quelque joyeuse aventure. Voyons! tu vas me déguiser en femme, et nous invoquerons le comte Ory, de glorieuse mémoire. Ne sommes-nous pas en carnaval?
—Gardez-vous de songer à une telle folie, dit la Zinzolina effrayée; la moindre imprudence peut vous rendre suspect, et les Bambucci sont tout-puissants sur ce petit coin de terre qu’ils appellent leur Etat. Le prince, bien loin de marcher sur les traces de l’aimable épicurien son père, est un dévot farouche qui fait sa cour au pape au lieu de la faire aux femmes. S’il te croyait assez audacieux pour songer seulement à sa sœur, sois sûr qu’à l’instant même il te ferait arrêter. Tu n’es pas en sûreté ici, Sténio; tu n’es en sûreté nulle part maintenant sous notre beau ciel. Je te l’ai dit, il faut aller vers le nord pour échapper aux soupçons qu’a éveillés ton absence.
—Laisse-moi tranquille, Zinzolina, dit Sténio avec humeur, et garde tes considérations politiques pour un jour où le vin me portera au sommeil. Aujourd’hui il me porte aux grandes entreprises, et je veux être un héros de roman, tout comme un autre, une fois dans ma vie.
—Sténio! Sténio! dit Pulchérie en s’efforçant de le retenir, penses-tu qu’on ignore longtemps les motifs qui t’ont fait partir subitement il y a trois mois! Tu vois bien que tu ne peux me les cacher à moi-même; ne sais-je pas que tu as été te joindre à ces insensés qui ont voulu...
—Assez, Madame, assez! dit Sténio brusquement, vous m’avez assez fatigué de vos questions.
—Je ne t’en ai fait aucune, Sténio; cette cicatrice encore fraîche à ton front, cette autre à la main... Ah! malheureux enfant, tu ne cherchais que l’occasion de mourir. Le ciel ne l’a pas voulu, respecte ses arrêts, et ne va pas maintenant de gaieté de cœur...»
Sténio ne l’entendait pas, il était déjà sous le péristyle du palais, ne songeant qu’au projet téméraire qui s’était emparé de son imagination.
«Je t’en demande bien pardon, ô morale! s’écria-t-il en s’élançant dans les avenues sombres qui bordent les remparts de la cité; ô vertu! ô piété! ô grands principes exploités par les intrigants au détriment des niais! je vous demande pardon si je vais affronter vos anathèmes. Vous avez fait le vice aimable, vous avez travaillé par vos rigueurs à réveiller nos sens blasés, à aiguillonner, par l’attrait du mystère et du danger, nos passions amorties. O intrigue! ô hypocrisie! ô vénalité! vous voulez trafiquer de la jeunesse et de la beauté, et, comme vous régnez sur l’univers, vous êtes sûres d’en venir à vos fins. Vous nous déclarez la guerre et vous nous forcez au crime, nous autres qui avons des droits naturels sur les trésors que vous nous ravissez! Eh bien! qu’il en soit de la morale comme d’une chance de la guerre. A vous seules n’appartiendra pas le pouvoir de flétrir l’innocence et de ravir le bonheur. Nous mettons notre enjeu dans la balance, et la beauté doit choisir entre nous... Et comme la beauté prend le parti de nous accepter les uns et les autres, de connaître avec nous le plaisir, avec vous la richesse... ô société! que le crime retombe sur toi, sur toi seule qui nous places entre le mépris de tes lois, l’oppression de tes privilégiés et l’avilissement de tes victimes!»
Pulchérie, inquiète, s’était avancée sur le balcon. Elle suivit de l’œil pendant longtemps le feu de son cigare, qui s’éloignait rapide et décrivant des lignes capricieuses dans les ténèbres. Enfin la rouge étincelle s’éteignit dans la nuit profonde, le bruit des pas sur le pavé se perdit dans l’éloignement, et Pulchérie resta sous l’impression d’un pressentiment sinistre. Il lui sembla qu’elle ne devait jamais revoir Sténio. Elle regarda longtemps son poignard qu’il avait oublié sur la table, et tout à coup elle le cacha précipitamment. Ce poignard était revêtu d’emblèmes mystérieux, signes de ralliement pour ceux qui le portaient. On venait de sonner à la porte de son boudoir, et Pulchérie avait reconnu à l’ébranlement timide de la cloche, ainsi qu’au frôlement discret d’une robe de moire, la visite clandestine d’un prélat.
LII.
LE SPECTRE.
Une nuit a suffi à Sténio pour explorer et se rendre familiers les alentours du monastère, le sentier escarpé qui communique de la terrasse au sommet de la montagne, sentier périlleux, qu’un amant passionné ou un froid libertin peut seul franchir sans trembler, et l’autre sentier, non moins dangereux, qui du cimetière s’enfonce dans les sables mobiles du ravin. Déjà Sténio a corrompu une des tourières, et déjà la jeune Claudia sait que, la nuit suivante, Sténio l’attendra sous les cyprès du cimetière.
La petite princesse n’a jamais compris le sens moral et sérieux de ces coutumes dévotes dont elle se montre depuis quelque temps rigide observatrice. Blessée de la froide raison de Sténio, elle s’est jetée d’elle-même au couvent, et se plaît à publier sa résolution d’y prendre le voile. Peut-être, au fond de son âme exaltée, ce désir a-t-il quelque chose de sincère; mais il est bien loin d’y être contemplé par elle-même avec le même courage que la jeune fille en met à le proclamer. Il y a dans ces âmes tendres et faibles deux consciences: l’une qui appelle les résolutions fortes, l’autre qui les repousse et qui, après les avoir accueillies en tremblant, espère que la destinée viendra en détourner l’accomplissement. Un peu de vanité satisfaite par les regrets et les prières adulatrices de son entourage, beaucoup de dépit contre Sténio, et le désir, après avoir eu à rougir de sa faiblesse, de faire croire à sa force, tels étaient les éléments de sa vocation. Mais cette fierté n’était pas bien robuste: l’exaltation religieuse était, chez elle comme chez Sténio, une poésie plutôt qu’un sentiment, et son frère, élevé par des jésuites, savait fort bien que le plus sûr moyen de mettre fin à ce caprice, c’était de ne pas le contrarier.
Le billet de Sténio surprit Claudia dans un premier jour d’ennui. Déjà le parti pris par la fille de Bambucci, de se consacrer à Dieu, avait produit tout son effet et jeté tout son éclat. On n’en parlait presque plus dans la ville, et par conséquent à la grille du parloir. Les religieuses semblaient compter sur la réalisation de ce projet. Le confesseur, bien averti par le prince, y poussait sa pénitente avec une ardeur qui commençait à l’épouvanter. L’audace de Sténio excita donc plus de joie que de colère, et l’on refusa le rendez-vous, certaine que Sténio ne s’y rendrait pas moins... et quand l’heure fut venue, on résolut d’y aller pour l’accabler de mépris et humilier son insolence. Le cœur était palpitant, la joue brûlante, la marche incertaine et pourtant rapide... La nuit était sombre.
Le cimetière des Camaldules était d’une grande beauté. Des cyprès et des ifs monstrueux dont la main de l’homme n’avait jamais tenté de diriger la croissance couvraient les tombes d’un rideau si sombre qu’on y distinguait à peine, en plein jour, le marbre des figures couchées sur les cercueils, de la pâleur des vierges agenouillées parmi les sépultures. Un silence terrible planait sur cet asile des morts. Le vent ne pouvait pénétrer l’épaisseur mystérieuse des arbres; la lune n’y dardait pas un seul rayon; la lumière et la vie semblaient s’être arrêtées aux portes de ce sanctuaire, et, si on essayait de le traverser, c’était pour rentrer dans le cloître ou pour s’arrêter au bord d’un ravin plus silencieux et plus désolé encore.
«A la bonne heure, dit Sténio en s’asseyant sur une tombe et en posant à terre sa lanterne sourde, ce cimetière me convient mieux que ce que j’ai aperçu de l’intérieur lambrissé et parfumé du couvent. J’aime chaque chose en son lieu: le luxe et la mollesse chez les courtisanes; l’austérité, la mortification chez les religieuses.»
Et il attendit avec patience l’arrivée de Claudia, tout aussi certain qu’elle l’avait été à son égard de son exactitude au rendez-vous.
L’entreprise de Sténio n’était pas sans danger; il le savait fort bien. Brave avec sang-froid, mais sentant que, pour goûter sans mélange le plaisir de cette aventure, il fallait être brave jusqu’à la témérité, il avait souvent vidé durant le souper la coupe d’or où la belle main de Pulchérie faisait pétiller pour lui un vin capiteux. Agité d’une demi-ivresse, il avait achevé de s’exalter dans une course rapide et pénible à travers les obstacles et les précipices de la route. Appuyé sur le marbre glacé du tombeau, il sentait la terre se dérober sous ses pieds et ses pensées tourbillonner dans son cerveau comme dans un songe. Tout à coup une forme blanche qu’il avait prise pour une statue, et qui était agenouillée de l’autre côté du cénotaphe, se leva lentement; et comme elle semblait s’appuyer sur le marbre pour s’aider, une main, plus froide encore que ce marbre, se posa sur celle de Sténio et lui arracha un cri involontaire. Alors l’ombre se dressa tout entière devant lui.
«Claudia!» s’écria-t-il imprudemment. Mais aussitôt cette ombre lui paraissait plus grande que Claudia; il se hâta de diriger sur elle la clarté de sa lanterne; et, au lieu de celle qu’il attendait, il vit Lélia pâle comme la mort, et tout enveloppée de voiles blancs comme d’un linceul. Sa raison s’égara.
—Un spectre! un spectre!...» murmura-t-il d’une voix étouffée, et, laissant tomber son flambeau, il s’enfuit au hasard dans les ténèbres.
A l’heure où l’horizon blanchit, il revint un peu à lui-même, et regarda avec un effroi mêlé de honte en quel lieu il se trouvait. Il reconnut le petit lac à l’autre rive duquel la cellule de l’anachorète Magnus s’ouvrait sur les flancs abrupts du rocher. Les vêtements de Sténio étaient souillés par le sable et l’humidité, ses mains ensanglantées par les ronces et les agaves. Son épée brisée était dans sa main, et ses cheveux se hérissaient encore sur son front; car il restait sous l’impression d’une vision terrible. A cette fièvre délirante Sténio sentit succéder un accablement profond. Le souvenir confus d’une fuite pleine d’épouvante et d’une lutte désespérée avec des êtres inconnus, insaisissables, flottait dans sa pensée, tantôt comme un rêve, tantôt comme un fait si récemment accompli que sa terreur et son angoisse n’étaient pas encore dissipées. Les premières lueurs de l’aube montaient lentement et semblaient ramper sur les escarpements du ravin; elles jouaient avec la brume qui s’exhalait du marécage en flocons blancs et diaphanes. On eût dit une troupe de cygnes géants qui s’élevaient avec majesté au-dessus des eaux. Ce beau spectacle ne produisit qu’une impression pénible sur les sens bouleversés de Sténio; l’incertitude de la lumière matinale prêtait aux objets des formes vagues et trompeuses. Le vent, qui dispersait et chassait les vapeurs, donnait l’apparence du mouvement aux objets inanimés. Longtemps Sténio resta l’œil hagard et fixé sur un bloc de rochers qu’il avait pris toute la nuit pour un monstre fantastique vomi à ses pieds par les ondes. Il n’osait détourner la tête de peur de retrouver au-dessus de lui le squelette gigantesque qui, toute la nuit, avait étendu ses bras décharnés pour le saisir. Quand il l’osa, il vit un sapin desséché et déraciné à moitié qui pendait sur le lac, et aux branches mortes duquel la brise balançait une flottante chevelure de pampre.
Quand le jour fut tout à fait venu, Sténio, humilié de son égarement, s’avoua qu’il ne pouvait plus supporter l’excitation du vin, et se promit de ne plus s’exposer à perdre la raison. «Tant que l’homme, pensa-t-il, conserve assez de sens pour se faire sauter la tête, ou pour avaler une forte dose d’opium, il n’a rien à craindre de la souffrance ou de l’épuisement; mais il peut perdre, dans la folie, l’instinct du suicide, et faire longtemps horreur et pitié aux autres hommes. Si je croyais qu’un tel sort pût m’être réservé, je me plongerais à l’instant même ce reste d’épée dans la poitrine...»
Il se calma par l’idée qu’on ne pouvait survivre au retour d’un accès semblable à celui qu’il venait de subir. Il ne se souvenait pas d’avoir éprouvé de telles angoisses. Il avait vu naguère ses amis et ses compagnons expirer sur un champ de carnage. Il était tombé sous leurs cadavres palpitants, et le sang d’Edméo avait coulé sur lui. Rien dans la réalité n’avait été aussi affreux que ce cauchemar durant lequel il venait de perdre le sentiment de sa puissance et la conscience de sa volonté.
Il chercha les fragments de son épée et les ensevelit dans les flots du lac; puis, réparant son désordre, il se traîna à l’ermitage. Les hôtes étaient absents. Sténio se jeta sur la natte du cénobite, et s’endormit vaincu par la fatigue.
Quand il s’éveilla, l’ermite était près de lui. La vue de cet homme infortuné qui avait aimé Lélia, et dont l’amour avait toujours été repoussé par elle avec aversion, excitait chez Sténio je ne sais quelle satisfaction maligne et cruelle, qu’il ne pouvait se défendre de manifester.
«Mon père, dit-il, j’en demande pardon à votre sainte retraite; mais, tout en dormant sur cette couche virginale, j’ai rêvé d’une femme... et précisément d’une femme qui ne nous a été indifférente ni à l’un ni à l’autre...»
L’angoisse se peignit sur les traits de Magnus.
«Mon fils, dit-il avec une grande douceur, ne réveillons pas des souvenirs que la mort a rendus plus graves encore qu’ils n’étaient.
—La mort! Quelle mort? s’écria Sténio, dont la pensée se reporta aussitôt sur la vision qu’il avait eue la veille dans le cimetière des Camaldules.
—Lélia est morte, vous le savez bien, dit l’ermite d’un air d’égarement qui démentait son calme affecté.
—Oh! oui, Lélia est morte! reprit Sténio, qui brûlait d’apprendre la vérité, mais qui ne voulait interroger le prêtre que par des sarcasmes; bien morte! tout à fait morte! C’est un vieux refrain, à nous deux bien connu; mais, si elle n’est pas mieux morte cette fois que l’autre, nous courons risque, vous, mon père, de dire encore bien des oremus à cause d’elle; moi peut-être, de lui adresser encore quelque madrigal.
—Lélia est morte, dit Trenmor d’un ton ferme et incisif qui fit pâlir Sténio.»
Debout au seuil de la grotte, il avait entendu les âcres plaisanteries du jeune homme. Il ne put les supporter, et prit la première occasion venue de les faire cesser.
—Elle est morte, continua-t-il, et peut-être aucun de nous ici n’est parfaitement pur de ce meurtre devant Dieu, car aucun de nous n’a connu ni compris Lélia...»
Il parlait ainsi dans un sens symbolique: Sténio le prit à la lettre. Il baissa la tête pour cacher son trouble, et, changeant brusquement de conversation, il ne tarda pas à prendre congé de ses hôtes. Il se hâta de retourner en plein jour à la ville, craignant l’approche de la nuit, et sentant qu’il ne pouvait pas gouverner son imagination mortellement frappée. Il fit allumer cent bougies, et envoya chercher tous ses anciens compagnons de débauche, afin de passer la nuit dans l’étourdissement de la joie. Ce remède ne lui réussit pas. Cent fuis il crut voir apparaître le spectre au fond des glaces qui resplendissaient aux panneaux de la salle. La voix de Pulchérie le faisait tressaillir, et, quoiqu’il ne portât pas une seule fois le vin à ses lèvres, ses amis le crurent ivre, car ses yeux étaient effarés et ses paroles incohérentes. Depuis ce moment, la raison de Sténio ne fut jamais bien saine, et ses manières devinrent si étranges, ses habitudes si fantasques, que la solitude se fit autour de lui.
LIII.
SUPER FLUMINA BABYLONIS.
«Prends ta couronne d’épines, ô martyre! et revêts ta robe de lin, ô prêtresse! car tu vas mourir au monde et descendre dans le cercueil. Prends ta couronne d’étoiles, ô bienheureuse! et revêts ta robe de noces, ô fiancée! car tu vas vivre pour le ciel et devenir l’épouse du Christ.»
Ainsi chantent en chœur les saintes filles du monastère lorsqu’une sœur nouvelle leur est adjointe par les liens d’un hymen mystique avec le Fils de Dieu.
L’église est parée comme aux plus beaux jours de fête. Les cours sont jonchées de roses effeuillées, les chandeliers d’or étincellent au tabernacle, la myrrhe et le benjoin pétillent et montent en fumée sous la blanche main des jeunes diacres. Les tapis d’Orient se déroulent en lames métalliques et en moelleuses arabesques sur les marbres du parvis. Les colonnes disparaissent sous les draperies de soie que la chaude haleine de midi soulève lentement, et de temps à autre, parmi les guirlandes de fleurs, les franges d’argent et les lampes ciselées, on aperçoit la face ailée d’un jeune séraphin de mosaïque, qui se détache sur un fond d’or étincelant, et semble se disposer à prendre sa volée sous les voûtes arrondies de la nef.
C’est ainsi qu’on pare et qu’on parfume l’église de l’abbaye lorsqu’une novice est admise à prendre le voile et l’anneau sacré. En approchant du couvent des Camaldules, Trenmor vit la route et les abords encombrés d’équipages, de chevaux et de valets. Le baptistère, grande tour isolée qui s’élevait au centre de l’édifice, remplissait l’air du bruit de ses grosses cloches, dont la voix austère ne retentit qu’aux solennités de la vie monacale. Les portes des cours et celles de l’église étaient ouvertes à deux battants, et la foule se pressait dans le parvis. Les femmes riches ou nobles de la contrée, toutes parées et bruyantes, et les silencieux enfants d’Albion, toujours et partout assidus à ce qui est spectacle, occupaient les tribunes et les places réservées. Trenmor pensa bien que ce n’était pas le moment de demander à voir Lélia. Il y avait trop d’agitation et de trouble dans le couvent pour qu’il fût possible de pénétrer jusqu’à elle. D’ailleurs, toutes les portes des cloîtres intérieurs étaient sourdes; les chaînes des sonnettes avaient été supprimées; des rideaux de tapisserie couvraient toutes les fenêtres. Le silence et le mystère qui régnaient sur cette partie de l’édifice contrastaient avec le bruit et le mouvement de la partie extérieure abandonnée au public.
Le proscrit, forcé de se dérober aux regards, profita de la préoccupation de la foule pour se glisser inaperçu dans un enfoncement pratiqué entre deux colonnes. Il était près de la grille qui séparait la nef en deux, et sur laquelle une magnifique tenture de Smyrne abaissait un voile impénétrable.
Forcé d’attendre le commencement de la cérémonie, il fut forcé aussi d’entendre les propos qui se croisaient autour de lui.
«Ne sait-on point le nom de la professe? dit une femme.
—Non, répondit une autre. Jamais on ne le sait avant que les vœux soient prononcés. Autant les camaldules sont libres à partir de ce moment, autant leur règle est austère et effrayante durant le noviciat. La présence du public à leurs ordinations ne soulève pas le plus léger coin du mystère qui les enveloppe. Vous allez voir une novice qui changera de costume sous vos yeux, et vous n’apercevrez pas ses traits. Vous entendrez prononcer des vœux, et vous ne saurez pas qui les ratifie. Vous verrez signer un engagement, et vous ne connaîtrez pas le nom de la personne qui le trace. Vous assisterez à un acte public, et cependant nul dans cette foule ne pourra rendre compte de ce qui s’est passé, ni protester en faveur de la victime si jamais elle invoque son témoignage. Il y a ici, au milieu de cette vie si belle et si suave en apparence, quelque chose de terrible et d’implacable. L’inquisition a toujours un pied dans ces sanctuaires superbes de l’orgueil et de la douleur.
—Mais enfin, objecta une autre personne, on sait toujours à peu près d’avance dans le public quelle est la novice qui va prononcer ses vœux. Du moins on le découvre, pour peu qu’on s’y intéresse.
—Ne le croyez pas, lui répondit-on; le chapitre met en œuvre toute la diplomatie ecclésiastique pour faire prendre le change aux personnes intéressées à empêcher la consécration. Le secret est facile à garder derrière ces grilles impénétrables. Il y a certain amant ou certain frère qui a usé ses genoux à invoquer les gardiennes de ces murs, et qui a perdu ses nuits à errer à l’entour un an encore après que l’objet de sa sollicitude avait pris le voile, ou avait été transféré secrètement dans un autre monastère. Cette fois, il paraît qu’on a redoublé de précautions pour empêcher le nom de la professe d’arriver à l’oreille du public. Les uns disent qu’elle a fait un noviciat de cinq ans, et d’autres pensent (à cause de ce bruit précisément) qu’elle n’a porté le voile de lin que pendant quelques mois. La seule chose certaine, c’est que le clergé s’intéresse beaucoup à elle, que le chapitre de l’abbaye compte sur des dons magnifiques, et qu’il y aurait beaucoup d’obstacles à sa profession religieuse si on ne les avait habilement écartés.
—Il court à cet égard des bruits extraordinaires, dit la première interlocutrice: tantôt on dit que c’est une princesse de sang royal, tantôt on dit que ce n’est qu’une courtisane convertie. Il y en a qui pensent que c’est la fameuse Zinzolina, qui fit tant de bruit l’an passé à la fête de Bambucci. Mais la version qui mérite le plus de foi, c’est que la professe d’aujourd’hui n’est autre que la princesse Claudia Bambucci elle-même.
—On assure, reprit une autre en baissant la voix, que c’est un acte de désespoir. Elle était éprise du beau prince grec Paolaggi, qui a dédaigné son amour pour suivre la riche Lélia au Mexique.
—Je sais de bonne part, dit un nouvel interlocuteur, que la belle Lélia est dans les cachots de l’inquisition. Elle était affiliée aux carbonari.
—Eh! non, dit un autre, elle a été assassinée à la Punta-di-Oro.»
Les premières fanfares de l’orgue interrompirent cette conversation. Aux accords d’un majestueux introït, le vaste rideau de la nef se sépara lentement et découvrit les profondeurs mystérieuses du chapitre.
La communauté des Camaldules arriva par le fond de l’église et défila lentement sur deux lignes, se divisant vers le milieu de l’enceinte et allant par ordre prendre place à la double rangée de stalles du chapitre. Les religieuses proprement dites parurent les premières. Leur costume était simple et superbe; sur leur robe, d’une blancheur éclatant, tombait du sein jusqu’aux pieds le scapulaire d’étoffe écarlate, emblème du sang du Christ; le voile blanc enveloppait la tête; le voile de cérémonie, également blanc et fin, couvrait tout le corps d’un manteau diaphane et traînait majestueusement jusqu’à terre.
Après celles-ci marchaient les novices, troupeau svelte et blanc, sans pourpre et sans manteau. Leurs vêtements moins traînants laissaient voir le bout de leurs pieds nus chaussés de sandales, et l’on assurait que la beauté des pieds n’était pas dédaignée parmi elles; c’était le seul endroit par où elles pussent briller, le visage même étant couvert d’un voile impénétrable.
Quand elles furent toutes agenouillées, l’abbesse entra avec la dépositaire à sa droite et la doyenne à sa gauche. Tout le chapitre se leva et la salua profondément, tandis qu’elle prenait place dans la grande stalle du milieu. L’abbesse était courbée par l’âge. Pour marque de distinction, elle avait une croix d’or sur la poitrine; et sa main soutenait une crosse d’argent légère et bien travaillée.
Alors on entonna l’hymne Veni Creator, et la professe entra par la porte du fond. Cette porte était double. Le battant qui s’était ouvert pour la communauté s’était refermé; celui qui s’ouvrit pour la professe était précédé d’une galerie étroite et profonde qu’éclairait faiblement une rangée de lampes d’un aspect vraiment sépulcral. Elle avança comme une ombre, escortée de deux jeunes filles adolescentes couronnées de roses blanches, qui portaient chacune un cierge, et de deux beaux enfants en costume d’ange du moyen âge, corset d’or, ailes effilées, tunique d’argent, chevelure blonde et bouclée. Ces enfants portaient des corbeilles pleines de feuilles de roses; la professe, un lis de filigramme d’argent. C’était une femme très-grande, et, quoiqu’elle fût entièrement voilée, on jugeait à sa démarche qu’elle devait être belle. Elle s’avança avec assurance et s’agenouilla au milieu du chapitre sur un riche coussin. Ses quatre acolytes s’agenouillèrent dans un ordre quadrangulaire autour d’elle, et la cérémonie commença. Trenmor entendit murmurer autour de lui que c’était à coup sûr Pulchérie, dite la Zinzolina.
A l’autre extrémité de l’église, un autre spectacle commença. Le clergé vint au maître-autel étaler l’apparat de son cortége.
Des prélats s’assirent sur de riches fauteuils de velours, quelques capucins s’agenouillèrent humblement sur le pavé, de simples prêtres se tinrent debout derrière les Éminences, et le clergé officiant se montra le dernier en grand costume. Un cardinal, renommé par son esprit, célébra la messe. Un patriarche, réputé saint, prononça l’exhortation. Trenmor fut frappé du passage suivant:
«Il est des temps où l’Église semble se dépeupler, parce que le siècle est peu croyant, parce que les événements politiques entraînent la génération dans une voie de tumulte et d’ivresse. Mais, dans ce temps-là même l’Église remporte d’éclatantes victoires. Les esprits vraiment forts, les intelligences vraiment grandes, les cœurs vraiment tendres, viennent chercher dans son sein et sous son ombre, l’amour, la paix et la liberté que le monde leur a déniés. Il semble alors que l’ère des grands dévoûments et des grands actes de foi soit prête à renaître. L’Église tressaille de joie; elle se rappelle saint Augustin, qui, à lui seul, résuma et personnifia tout un siècle. Elle sait que le génie de l’homme viendra toujours s’humilier devant elle, parce qu’elle seule lui donnera sa véritable direction et son véritable aliment.»
Ces paroles, qui furent vivement approuvées par l’auditoire, firent froncer le sourcil de Trenmor. Il reporta ses regards sur la professe. Il eût voulu avoir l’œil du magnétisme pour percer le voile mystérieux. Aucune émotion ne soulevait le moindre pli de ce triple rempart de lin. On eût dit de la statue d’Isis, toute d’albâtre ou d’ivoire.
Au moment solennel où, traversant la foule pressée sur son passage, la professe, sortant du chapitre, entra dans l’église, un murmure inexprimable d’émotion et de curiosité s’éleva de toutes parts. Un mouvement d’oscillation tumultueuse fut imprimé à la multitude, et toutes ces têtes, que Trenmor dominait de sa place, ondulèrent comme des flots. Des archers aux ordres du prélat qui présidait à la cérémonie, rangés sur deux files, protégeaient la marche lente de la professe. Elle s’avançait, accompagnée d’un vieux prêtre chargé du rôle de tuteur, et d’une matrone laïque, symbole de mère conduisant sa fille au céleste hyménée.
Elle monta majestueusement les degrés de l’autel. Le patriarche, revêtu de ses habits pontificaux, l’attendait, assis sur une sorte de trône adossé au maître-autel. Les parents putatifs restèrent debout dans une attitude craintive, et la professe, ensevelie sous ses voiles blancs, s’agenouilla devant le prince de l’Église.
«Vous qui vous présentez devant le ministre du Très-Haut, quel est votre nom? dit le pontife d’une voix grave et sonore, comme pour inviter la professe à répondre du même ton, et à proclamer son nom devant l’auditoire palpitant.
La professe se leva, et, détachant l’agrafe d’or qui retenait son voile sur son front, tous les voiles tombèrent à ses pieds, et sous l’éclatant costume d’une princesse de la terre, parée pour un jour de noces, sous les flots noirs d’une magnifique chevelure tressée de perles et nouée de diamants, sous les plis nombreux d’une gaze d’argent semée de blancs camélias, on vit rayonner le front et se dresser la taille superbe de la femme la plus belle et la plus riche de la contrée. Ceux qui, placés derrière elle, ne la reconnaissaient encore qu’à ses larges épaules de neige et à son port impérial, doutaient et se regardaient avec surprise; et, dans cette avide attente, un tel silence planait sur l’assemblée qu’on eût entendu l’imperceptible travail de la flamme consumant la cire odorante des flambeaux.
«Je suis Lélia d’Almovar, dit la professe d’une voix forte et vibrante, qui semblait vouloir tirer de leur sommeil éternel les morts ensevelis dans l’église.
—Êtes-vous fille, femme ou veuve? demanda le pontife.
—Je ne suis ni fille ni femme selon les expressions adoptées et les lois instituées par les hommes, répondit-elle d’une voix encore plus ferme. Devant Dieu, je suis veuve.»
A cet aveu sincère et hardi, les prêtres se troublèrent, et dans le fond du chœur on eût pu voir les nonnes éperdues se voiler la face ou s’interroger l’une l’autre, espérant avoir mal entendu.
Mais le pontife, plus calme et plus prudent que son timide troupeau, conserva un visage impassible, comme s’il se fût attendu à cette réponse audacieuse.
La foule resta muette. Un sourire ironique avait circulé à l’interrogation consacrée, car on savait que Lélia n’avait jamais été mariée et qu’Ermolao avait vécu trois ans avec elle. Si la réponse de Lélia offensa quelques esprits austères, du moins elle ne fit rire personne.
«Que demandez-vous, ma fille? reprit le cardinal, et pourquoi vous présentez-vous devant le ministre du Seigneur?
—Je suis la fiancée de Jésus-Christ, répondit-elle d’une voix douce et calme, et je demande que mon hymen avec le Seigneur de mon âme soit indissolublement consacré aujourd’hui.
—Croyez-vous en un seul Dieu en trois personnes, en son fils Jésus-Christ, Dieu fait homme et mort sur la croix pour...
—Je jure, répondit Lélia en l’interrompant, d’observer tous les préceptes de la foi chrétienne, catholique et romaine.»
Cette réponse, qui n’était pas conforme au rituel, ne fut remarquée que d’un petit nombre d’auditeurs; et durant tout le reste de l’interrogatoire, la professe prononça plusieurs formules qui semblaient renfermer de mystérieuses restrictions, et qui firent tressaillir de surprise, d’épouvante ou d’inquiétude une partie du clergé présent à la cérémonie.
Mais le cardinal restait calme, et son regard impérieux semblait prescrire à ses inférieurs d’accepter les promesses de Lélia, quelles qu’elles fussent.
Après l’interrogatoire, le pontife, se retournant vers l’autel, adressa au ciel une fervente prière pour la fiancée du Christ. Puis il prit l’ostensoir étincelant qui renferme l’hostie consacrée, et reconduisit la professe jusqu’à la grille du chapitre. Là, on avait dressé un élégant autel portatif en forme de prie-Dieu, sur lequel on plaça l’ostensoir. La professe s’agenouilla devant cet autel, la face découverte et tournée pour la dernière fois vers cette foule avide de la contempler encore.
En ce moment, un jeune homme qui, debout dans le coin d’une tribune, le dos appuyé à la colonne et les bras croisés sur la poitrine, ne semblait prendre aucune part à ce qui se passait, se pencha brusquement sur la balustrade; et, comme s’il sortait d’un lourd sommeil, il promena des regards hébétés sur la foule. Au premier instant, Trenmor seul le remarqua et le reconnut, mais bientôt tous les regards se portèrent sur lui; car, lorsque ses yeux eurent rencontré, comme par hasard, les traits de la professe, il montra une agitation singulière, et parut faire des efforts inouïs pour se tenir éveillé.
«Regardez donc le poëte Sténio, dit un critique qui le haïssait. Il est ivre, toujours ivre!
—Dites qu’il est fou, reprit un autre.
—Il est malheureux, dit une femme; ne savez-vous pas qu’il a aimé Lélia?»
La professe disparut un instant, et revint bientôt dépouillée de tous ses ornements, vêtue d’une tunique de laine blanche, ceinte d’une corde. Ses beaux cheveux déroulés étaient répandus en flots noirs sur sa robe de pénitente. Elle s’agenouilla devant l’abbesse, et en un clin d’œil cette magnifique chevelure, orgueil de la femme, tomba sous les ciseaux et joncha le pavé. La professe était impassible; il y avait un sourire de satisfaction sur les traits flétris des vieilles nonnes, comme si la perte des dons de la beauté eût été une consolation et un triomphe pour elles.
Le bandeau fut attaché, le front altier de Lélia fut à jamais enseveli. «Reçois ceci comme un joug, chanta l’abbesse d’une voix sèche et cassée, et ceci comme un suaire, ajouta-t-elle en l’enveloppant du voile.
La camaldule disparut alors sous un drap mortuaire. Couchée sur le pavé entre deux rangées de cierges, elle reçut l’aspersion d’hysope, et entendit chanter sur sa tête le De profundis.
Trenmor regardait Sténio. Sténio regardait ce linceul noir étendu sur un être plein de force et de vie, d’intelligence et beauté. Il ne comprenait pas ce qu’il voyait, et ne donnait plus aucun signe d’émotion.
Mais quand la camaldule se releva et, sortant des livrées de la mort, vint, le regard serein et le sourire sur les lèvres, recevoir de l’abbesse la couronne de roses blanches, l’anneau d’argent et le baiser de paix, tandis que le chœur entonnait l’hymne Veni sponsa Christi, Sténio, saisi d’une terreur incompréhensible, s’écria à plusieurs reprises d’une voix étouffée: Le spectre! le spectre!... et il tomba sans connaissance.
Pour la première fois la professe fut troublée; elle avait reconnu cette voix altérée, et ce cri retentit dans son cœur comme un dernier effort, comme un dernier adieu de la vie. On emporta Sténio qui semblait en proie à un accès d’épilepsie. Les spectateurs avides, voyant chanceler Lélia, se pressèrent tumultueusement vers la grille, espérant assister à quelque scandale. L’abbesse, effrayée, donna aussitôt l’ordre de tirer le rideau; mais la nouvelle camaldule, d’un ton de commandement qui pétrifia et domina toute la communauté, démentit cet ordre et fit continuer la cérémonie. «Madame, dit-elle tout bas à la supérieure qui voulait insister, je ne suis point une enfant; je vous prie de croire que je sais garder ma dignité moi-même. Vous avez voulu me donner en spectacle. Laissez-moi achever mon rôle.»
Elle s’avança au milieu du chœur, où elle devait chanter une prière adoptée par le rituel. Quatre jeunes filles se préparèrent à l’accompagner avec des harpes. Mais, au moment d’entonner cet hymne, soit que sa mémoire vînt à la trahir, soit qu’elle cédât à l’inspiration, Lélia ôta l’instrument des mains d’une des joueuses de harpe, et, s’accompagnant elle-même, improvisa un chant sublime sur ces paroles du cantique de la Captivité:
«Nous nous sommes assises auprès des fleuves de Babylone, et nous y avons pleuré, nous souvenant de Sion.
«Et nous avons suspendu nos harpes aux saules du rivage.
«Quand ceux qui nous avaient emmenées en captivité nous ont demandé des paroles de cantique, et de les réjouir du son de nos harpes, en nous disant: «Chantez-nous quelque chose des cantiques de Sion,» nous leur avons répondu:
«Comment chanterions-nous le cantique de l’Éternel sur une terre étrangère?»
«Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite s’oublie elle-même!
«Que ma langue soit attachée à mon palais, si je ne me souviens de toi à jamais, et si je ne fais de Jérusalem l’unique sujet de ma réjouissance.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«O Éternel! tes filles se souviendront de leurs autels et de leurs bocages auprès des arbres verts sur les hautes collines!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Babylone, qui vas être détruite, puisses-tu ne pas souffrir le mal que tu nous as fait!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«C’est pourquoi, vous, femmes, écoutez la parole de l’Éternel, et que votre cœur reçoive la parole de sa bouche. Enseignez vos filles à se lamenter, et que chacune apprenne à sa compagne à faire des complaintes... Car la mort est montée par nos fenêtres, elle s’est logée dans nos demeures... Qu’elles se hâtent, qu’elles prononcent à haute voix une lamentation sur nous, et que nos yeux se fondent en pleurs, et que nos paupières fassent ruisseler des larmes!»
Ce fut la dernière fois que Lélia fit entendre aux hommes cette voix magnifique à laquelle son génie donnait une puissance invincible. A demi agenouillée devant sa harpe, les yeux humides, l’air inspiré, plus belle que jamais sous le voile blanc et la couronne d’hyménée, elle fit une impression profonde sur tous ceux qui la virent. Chacun songea à sainte Cécile et à Corinne. Mais, parmi tous ceux-là, il n’y eut que Trenmor qui, du premier coup, comprit le sens douloureux et profond des versets sacrés que Lélia avait choisis et arrangés au gré de son inspiration, pour prendre congé de la société humaine, et lui signifier la cause de son divorce avec elle.
SIXIÈME PARTIE.
LIV.
LE CARDINAL.
«Eh bien, Madame, vos désirs seront réalisés plus tôt que nous ne l’aurions imaginé. La douloureuse maladie qui va vous enlever votre vénérable abbesse apportera ici de grands changements. Au milieu de toutes les mutations d’emplois et de dignités qui vont avoir lieu, il est difficile que vous ne rencontriez pas l’occupation que vous désirez, et qui convient à votre belle intelligence.
—Monseigneur, répondit Lélia, je ne réclame que les moyens de me rendre utile; mais ces moyens ne sont pas aussi simples que nous le pensions. Toute bonne intention rencontre certainement ici de nobles sympathies; mais elle y rencontre aussi des méfiances obstinées et une opposition funeste. Quiconque n’est pas la première n’est rien; et ce que j’ai à vous demander, Monseigneur, j’y ai bien réfléchi, c’est de n’être rien ou d’être la première.
—Vous parlez comme une reine, ma sœur, dit le cardinal en souriant; je voudrais pouvoir vous placer sur un trône; mais dans notre système électif je ne puis que vous faire franchir le plus rapidement possible les divers degrés de la hiérarchie.
—Ce n’est pas ainsi que je l’entends, Monseigneur. Je ne consentirai jamais à entrer en lutte avec de petits intérêts ou de petites passions. Vous m’accorderez bien que je ne suis nullement propre à un tel rôle.
—Je le comprends, Madame. Pour mon compte, je sais ce que j’ai eu à souffrir dans une carrière beaucoup plus large, et je conçois que vous reculiez devant des tracasseries d’intérieur. Mais êtes-vous bien dans la voie du devoir, chère sœur Annunziata, quand vous refusez le service de votre intelligence à la communauté dont vous faites partie? Vous ne le refusez pas absolument, j’entends bien; mais vous servirez les intérêts de l’Église, à condition que l’Église vous donnera la place la plus éminente dont elle puisse disposer en faveur d’une femme. Abbesse des Camaldules! mais, quelle que soit votre fierté, quelle qu’ait été votre position dans le monde, songez, Madame, que ce que vous demandez est quelque chose!
—C’est quelque chose si je suis capable de quelque bien; sinon, ce n’est rien du tout, Monseigneur. Est-ce donc la pourpre de votre vêtement qui vous élève au-dessus du commun des prêtres? Que voulez-vous que je fasse d’une croix d’or ou d’une crosse d’argent, si aucun moyen d’élever mon âme n’est attaché à ces frivoles joyaux? N’en ai-je pas possédé de plus riches, et, comme la plupart des femmes, ne pouvais-je pas me contenter de cette vanité?
—Il est vrai, Madame: aussi vous serez abbesse.
—Dites-moi que je le suis, Monseigneur; autrement je vous répondrai que je ne le serai jamais.
—Sœur Annunziata, vous êtes étrangement impérieuse!...
—Oui, Monseigneur, parce que j’ai pour le côté puéril et mesquin de ces choses tout le mépris que vous en avez eu vous-même. Je ne crains pas d’exiger ce qui peut m’être refusé; car aucun regret, aucune déception ne seront attachés pour moi à ce refus. Je ne suis pas venue ici pour ouvrir une carrière quelconque à mon ambition. J’y suis venue pour fuir le monde et vivre dans le recueillement. Je ne suis propre à aucun détail de ménage, à aucune occupation subalterne; je n’en veux pas, parce que je m’y conduirais mal, soit que j’y portasse un amour de l’ordre qui me rendrait toute contradiction insupportable, soit que je fusse capable de m’y endormir dans une nonchalance qui rétrécirait mes idées et abaisserait mon caractère. Vous ne voulez ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas?
—Non, certes! répondit le prélat avec émotion. Cette grande intelligence et ce grand caractère me sont sacrés. Peut-être suis-je le seul à les comprendre. J’ai du moins la vanité de les avoir devinés le premier, et je surveille ces dons du ciel avec la jalousie d’un père ou d’un frère. Ce sont des trésors dont le Seigneur m’a rendu, pour ainsi dire, dépositaire, et dont il me demandera compte un jour. Je veillerai donc à ce qu’ils soient dépensés pour sa gloire. O Lélia! vous pouvez beaucoup; je le sais; aussi je ferai beaucoup pour vous, n’en doutez pas!
—Eh bien, quoi? dit Lélia.
—Vous serez aujourd’hui la seconde ici, et demain vous serez la première.
—C’est-à dire que je serai le ministre d’une volonté étrangère jusqu’à ce que la mort ait éteint cette volonté? Non, Monseigneur.
—Eh quoi! vous serez la dispensatrice des aumônes, la mère des pauvres, le refuge des affligés; vous pourrez répandre l’or à pleines mains sur les objets de votre sollicitude!...
—N’étais-je pas libre de le faire avant d’apporter ici mes richesses? N’ai-je pas fait tout le bien qu’on peut faire avec de l’argent? N’est-ce pas un plaisir sur lequel je suis blasée? D’ailleurs, quand même ce mode d’action charitable me conviendrait, l’emploi des richesses de ce couvent peut-il être jamais soumis à la décision de celle qui porte le titre de trésorière?
—L’abbesse elle-même ne peut disposer de rien sans l’aveu d’un conseil supérieur.
—Ce n’est donc pas là ce que je veux, Monseigneur, vous le savez bien. Je ne veux pas seulement donner du pain aux pauvres, je veux donner de l’instruction aux riches; je veux que leurs enfants reçoivent le pain de vie, c’est-à-dire des idées et des principes comme on ne s’est jamais avisé de les leur donner. Vous avez ouvert à leurs fils des écoles libérales, vous avez encouragé le développement de leur intelligence et poursuivi avec ardeur la moralisation de leurs travaux. Vous savez que je pourrais et que je saurais en faire autant pour leurs filles. Vous m’en avez donné l’idée; vous avez exigé du moi la promesse de m’y employer avec courage, dévoûment et persévérance. Mais vous savez mes conditions: point d’emploi intermédiaire, point de postulat entre le doux repos du rang le plus obscur et les soucis honorables du rang le plus élevé.
—Eh bien, Madame, vous serez abbesse, mais songez que nous jouons gros jeu; songez qu’à nous deux, ma sœur, nous faisons secrètement un schisme dans l’Église. L’Église, nous ne pouvons pas nous le dissimuler, ne comprend pas très-bien sa mission. Les clefs de saint Pierre ne sont pas toujours dans les mains les plus habiles. Je ne sais si elles ouvrent les portes du ciel, mais je crois qu’elles ferment les portes de l’Église, et qu’elles repoussent du catholicisme toute grandeur, toute lumière, toute distinction intellectuelle. Préoccupé du soin frivole et dangereux de garder dans leur intégrité la lettre des derniers conciles, on a oublié l’esprit du christianisme, qui était d’enseigner l’idéal aux hommes et d’ouvrir le temple à deux battants à toutes les âmes, en ayant soin de placer l’élite dans le chœur. On a, tout au contraire, agi de telle sorte que la plèbe grossière est assise au pied de l’autel, et que le patriciat intellectuel est debout à la porte, si bien à la porte qu’il se retire et ne veut plus rentrer. Nous deux, ma sœur, qui voulons replacer chacun à son rang, et subordonner l’ignorance aux conseils de la raison, la superstition aux enseignements de la vraie piété, pensez-vous que nous l’emporterons sur un corps aussi étroitement uni que cette coterie de malheur qu’il leur plaît d’appeler une Église?
—Je l’ignore absolument, Monseigneur; si je l’ai cru un instant, c’est que vous avez travaillé à me le faire croire.
—Eh quoi! vous ne me rassurez pas autrement, Madame? Je suis effrayé. Quelquefois mon âme succombe sous le poids des ennuis et de la crainte. Peut-être après une vie de travaux assidus et de fatigues desséchantes, me chasseront-ils comme un serviteur inutile, ou me tiendront-ils à l’écart comme un allié dangereux! Ne trouverai-je dans votre âme comme dans la mienne, à ces heures de triste pressentiment, que doute et langueur? Une grande et sainte amitié ne me consolera-t-elle pas des maux auxquels mon cœur est en proie?
La camaldule et le prélat se regardèrent fixement avec un calme qui jeta secrètement un peu d’effroi dans l’âme de l’un et de l’autre. Puis, comme deux aigles qui, avant de s’attaquer, ont hérissé leurs plumes et mesuré leurs forces, chacun resta sur la défensive. Lélia s’abstint de faire sentir au prince de l’Église qu’il s’agissait entre eux de relations plus sérieuses qu’il ne l’imaginait peut-être, et le cardinal comprit de reste que ni l’ambition de commander à ses compagnes ni l’admiration qu’il était, à plusieurs égards, en droit d’espérer d’elle, ne donnerait le change aux idées austères et aux froides résolutions de la religieuse. Il battit donc en retraite sur-le-champ, avec toute la prudence et la dignité d’un général habile; et, en vainqueur sage et courtois, Lélia feignit de n’avoir pas compris son attaque. Ce regard, échangé entre eux, avait suffi pour asseoir à tout jamais leur position relative. C’était le premier regard que, depuis un an de trouble et d’incertitude, le prince avait osé attacher sur les yeux noirs de Lélia. Jusque-là, il avait craint de perdre sa confiance et de la voir quitter le couvent. Désormais enchaînée, peut-être ambitieuse, elle lui avait semblé moins redoutable. Mais, au premier choc, il vit qu’à l’exemple des grands vaincus son orgueil augmentait dans les fers.
Monseigneur Annibal n’était point un homme ordinaire. S’il avait de fortes passions, il avait une grande âme pour les y loger. Les objets de sa convoitise pouvaient devenir, en tombant sous sa puissance, les objets de son mépris; mais ils pouvaient, en se refusant à ses atteintes, n’avoir point à craindre un lâche dépit. C’était l’homme de son temps, et nullement celui du passé; homme plein de vices et de grandeur, de faiblesses et d’héroïsme. Attaché aux biens et aux jouissances terrestres par l’éducation et par l’habitude, il avait pourtant l’instinct et le culte de l’idéal. Il n’y marchait pas par les droits chemins, cela n’était plus en son pouvoir; mais, au milieu d’une carrière désordonnée, le sentiment de l’avenir était venu comme une révélation prophétique s’emparer de lui et le pousser aux grandes choses. Les mauvaises ternissaient encore l’éclat de sa vie, mais elles ne l’entravaient pas. Quiconque ne voyait qu’une de ses faces pouvait le mépriser; mais Lélia, qui du premier coup d’œil avait vu les deux, se méfiait de lui sans le craindre et l’estimait sans l’approuver.
«Monseigneur, reprit-elle après une assez longue pause, je ne vois pas ce que nous aurions à redouter dans une entreprise aussi franchement désintéressée. Je ne sais si je m’abuse, mais, je le répète, je ne vois rien dans le côté extérieur de notre rôle dont la possession puisse nous enivrer, et dont la perte ait droit à nos regrets. Il s’agit de mettre en pratique une foi qui est en nous. L’espérance vous soutient, vous qui depuis plusieurs années travaillez sans relâche. Moi qui n’ai rien essayé, je ne puis connaître encore ni la crainte ni la confiance. Je suis prête à marcher dans la voie que vous m’ouvrirez; et, si je ne réussis pas, il me semble que ma douleur n’aura rien à faire avec la conduite du clergé à mon égard. Il nous faudra, Monseigneur, chercher plus haut la source de nos larmes, si nous ne trouvons pas dans les sympathies sociales de quoi nous dédommager des anathèmes ecclésiastiques.
—Lélia! dit le prélat en lui tendant la main avec une dignité franche et loyale, vous avez raison, vous êtes plus forte que moi, et, chaque fois que je vous ai vue, j’ai senti mon âme s’élever au contact de la vôtre. Je vaux peut-être beaucoup moins que vous ne pensez dans un sens. Je crains d’être moins détaché des ambitions humaines que vous ne me faites l’honneur de le croire; mais je sens que je puis m’en détacher encore, et je ne rougirai pas de devoir ce grand exemple à la haute sagesse d’une femme. Comptez sur moi, vous serez abbesse.
—Comme il vous plaira, Monseigneur, ceci est la chose qui m’occupe le moins, et je n’aurais pas pris la liberté de vous demander cet entretien si je n’avais eu une grâce plus importante à implorer de Votre Éminence.
—Encore! pensa le cardinal, et malgré lui un reste d’espoir fit scintiller son œil profond. Ma sœur, dit-il, vous avez, je le vois, grande confiance en moi, et je vous en remercie.
—Oui, j’ai grande confiance en vous, dit Lélia d’un air grave; car il s’agit d’être grand, généreux, hardi: vous le serez.
—Quoi donc? dit le cardinal, dont l’œil devint plus brillant encore à l’idée d’une occasion de satisfaire sa noble vanité.
J’ai frémi d’être forcée de me retourner. (Page 114.)
—Il s’agit de sauver Valmarina, répondit Lélia. Vous le pouvez! vous le voulez!
—Je le veux, dit Annibal vivement. Savez-vous, Madame, qu’il y va cette fois de ma vie? Si j’échoue, je ne suis plus seulement un prince disgracié, je suis un citoyen condamné, ou, pour parler plus simplement, ajouta-t-il en riant, un homme pendu.
—C’est vrai, Monseigneur, j’y ai songé.
—Lélia! Lélia! s’écria le cardinal en marchant avec agitation, vous m’estimez beaucoup, j’ai droit d’être fier!»
Il prononça ces mots avec tristesse; mais c’était l’expression d’un regret naïf, respectueux et sans arrière-pensée.
«Où est Valmarina? ajouta-t-il d’un ton décidé.
—De l’autre côté de ce ravin, lui dit Lélia en lui montrant du doigt la direction de la fenêtre.
—On n’est pas sur sa trace... pourtant il n’y a pas de temps à perdre... Il faut qu’il passe la frontière.
—Par la forêt, Monseigneur, vous n’avez que quatre lieues.
—Oui! mais il lui faut un passe-port!...
—Mais dans votre voiture, avec vous, Monseigneur, il n’en a pas besoin.»
Le cardinal fit un geste de surprise, puis il sourit. Il était confondu de la manière dont Lélia traitait avec lui de puissance à puissance, tout en lui ôtant le plus léger espoir. Mais cette audace lui plaisait; elle le jetait dans un monde nouveau, et l’élevait à ses propres yeux.
—Et à quelle heure dois-je être au rendez-vous? demanda-t-il d’un air joyeux et attendri.
—Il est une personne à qui Votre Éminence peut se fier, répondit Lélia; cette personne m’a fait savoir ce matin que le proscrit, ne trouvant plus de sûreté dans son asile, se rendrait chez elle ce soir...
—Et quelle est cette personne?
—Voici son billet.»
Le cardinal prit le billet. «Ma chère sainte, celui que tu appelles Trenmor m’a fait demander un asile pour cette nuit. Il est en danger à l’ermitage, mais il ne sera pas en sûreté chez moi; tu sais qu’il y vient des personnages qui peuvent le rencontrer et le reconnaître. Je crains surtout...»
Le cardinal lut d’un seul regard et le nom de ce personnage redouté, et la signature de la lettre... Il résista au mouvement convulsif qui le portait à la froisser dans ses mains, et regardant Lélia avec une indignation mêlée de terreur:
—Tout ceci est-il un jeu, Madame? lui dit-il d’une voix tremblante.
—Monseigneur, répondit Lélia, l’occasion serait mal choisie. Valmarina est en danger, et je vous le livre. Cette femme est ma sœur, ma propre sœur, et je vous la livre également.
—Votre sœur, elle!... C’est impossible!
—Abjecte et grande à la fois, elle a la générosité de le cacher; mais moi, qui n’ai jamais eu aucun souci de plaire au monde, je ne le cache pas. Je ne puis parler d’elle sans souffrir, car je l’ai aimée; mais je pleure sur elle sans rougir d’elle.
—Eh bien! vous l’emportez encore, dit le cardinal en rendant à Lélia le billet qu’elle brûla sur-le-champ; vous avez du courage et vous ne désavouez aucune vérité. Vous êtes tranchante et froide comme le glaive de la justice, sœur Annunziata; mais qui pourrait se révolter contre vous?
—Annibal, dit Lélia en lui tendant la main à son tour, estimez-moi comme je vous estime.
—Oui, ma sœur, répondit-il en serrant sa main avec force, je serai à minuit chez la... chez votre sœur. Ma voiture et mes gens nous attendront aux portes de la ville. Demain dans la journée je viendrai vous rendre compte de mon expédition... si je n’y succombe pas!...
—Dieu ne le permettra pas, dit Lélia.
—Mais, dit le cardinal en revenant sur ses pas au moment de sortir, vous me devez la vérité tout entière... Je suis un homme qui peut, qui doit tout savoir, Lélia... Si vous me ménagez, si vous me tuez à demi... il me semble que je pourrai vous haïr... Confessez-vous volontairement, puisque vous venez de me confesser malgré moi. Valmarina était ici pour vous?
—Oui, Monseigneur.
—Il vous aime?
—Comme un frère.
—Comme je vous aime, par exemple?»
Lélia hésita et répondit:
—Comme je vous aime, Monseigneur.
—Et vous l’avez aimé, cependant?
—Jamais autrement que je ne l’aime aujourd’hui.»
Le cardinal garda le silence un instant, puis il ajouta:
—En conscience, sœur Annonciade, dites-moi ce que vous pensez des questions que je vous fais?
—Je pense que vous cherchez une nouvelle occasion d’être généreux et magnifique. Vous êtes vain, Monseigneur.
—Avec vous, il est vrai, dit Annibal.»
Il la regarda quelques instants en silence; son visage exprimait une passion ardente, mais sans espoir et sans prière.
«Ah! ajouta-t-il par une transition d’idées facile à comprendre, mais d’un ton qui ne pouvait que satisfaire la fierté de Lélia, j’allais oublier que vous voulez être abbesse. J’y vais travailler sur-le-champ.»
Et il sortit précipitamment.
LV.
Ma sœur, je ne puis vous porter cette bonne nouvelle moi-même, mais réjouissez-vous, votre ami est sauvé, et désormais vous aurez facilement de ses nouvelles. Vous pourrez aussi me remettre vos lettres pour lui. Je pense qu’il vous sera doux de correspondre du fond de votre retraite avec cet homme respectable.
Oui, Lélia, il m’a frappé de tristesse et de respect, cet infortuné qui travaille pour la vertu et qui fuit la gloire avec autant de soin que les autres en mettent à la chercher. Il a voulu me dire son secret, me raconter sa jeunesse, son crime et son malheur. Admirable délicatesse d’un cœur qui ne veut point accepter l’intérêt d’autrui sans l’éprouver par d’austères aveux! Étrange et magnifique destinée d’un pénitent qui confesse ce que tout autre voudrait tenir caché, et qui, au contraire de tous les hommes dégradés par la société, fait de tels aveux que nul ne se sent porté à les trahir! Oui, cet homme cherche la honte, la souffrance, l’expiation avec une effrayante persévérance. Il n’est point chrétien, et il a toute la ferveur, toute l’abnégation, tout l’enthousiasme des premiers chrétiens. Il est un exemple vivant de la profonde et inépuisable source de divinité qui jaillit des profondeurs de l’âme humaine. Il est une énergique protestation contre la faiblesse et la grossièreté des jugements humains. Il a abdiqué sa propre vie, et il ne respire plus que dans l’humanité. Toutes ses pensées sont pour la grande famille des malheureux. Il lui consacre ses travaux, ses souffrances, ses veilles, ses désirs, tous les élans de son intelligence, toutes les pulsations de son cœur; et la plus simple récompense l’effraie, la plus légitime marque d’approbation ou d’estime le trouble! Au premier abord, ou pourrait croire que c’est une manière habile d’opérer sa réhabilitation sociale; quand on descend au fond de ses pensées, on voit que l’excès de son humilité est un excès d’orgueil. Mais quel orgueil noble et pieux! Il connaît les hommes; brisé cruellement par eux, il ne peut plus estimer leur suffrage, ni désirer leurs sympathies. Il les mépriserait s’il n’avait en lui un profond sentiment d’amour et de pitié qui le porte à les plaindre. Alors il se dévoue à les servir, parce qu’il trouve dans leur conduite à son égard la preuve de leur égarement et de leur ignorance; et ce qu’ils ne peuvent plus faire pour lui, il voudrait qu’ils apprissent à le faire les uns pour les autres.—Eh bien! me disait-il tandis que nous traversions rapidement les bois à la faveur des ténèbres, quand même tout le travail de ma vie ne servirait qu’à amener dans quelques siècles la réconciliation complète d’un criminel avec Dieu et avec la famille humaine, ne serais-je pas bien assez récompensé? Dieu pèse dans une balance équitable les actions des hommes; mais comme, dans les lois de sa perfection, l’idée de justice implique celle de pitié et de générosité, il a fait pour nos crimes un plateau infiniment plus léger que celui qui doit porter nos expiations. Un grain de blé pur jeté dans celui-là l’emporte donc sur des montagnes d’iniquités jetées dans l’autre, et ce grain béni, je l’ai semé. C’est peu de chose sur la terre, c’est beaucoup dans les cieux, parce que là est la source de vie qui fera germer, fructifier et centupler ce grain.
O Lélia! l’exemple de cet homme m’a fait faire un singulier retour sur moi-même; et moi, prince de la terre, moi qui bénis les hommes prosternés sur mon passage, moi qui élève l’hostie sur la tête inclinée des rois, moi qui vais par des chemins semés de fleurs, traînant l’or et la pourpre comme si j’étais d’un sang plus pur et d’une race plus excellente que le commun des hommes, je me suis trouvé bien petit, bien frivole et bien ridicule auprès de ce proscrit qui se traîne la nuit par les chemins, poursuivi, traqué comme un animal dangereux, toujours suspendu entre l’échafaud et le poignard stipendié du premier assassin qui reconnaîtra son visage. Et cet homme porte l’idéal dans son âme, l’humanité dans ses entrailles! Et moi, je ne porte en mon sein que des sentiments d’orgueil, le tourment d’une ambition vulgaire et la souillure de mes vices!
O Lélia! vous m’avez confessé. Vous avez bien fait, je vous en remercie. Il me semble que je serai purifié de mes taches si je puis vous ouvrir mon âme tout entière. Voyez: nous nous mettons à genoux devant un simple prêtre, et nous lui racontons nos péchés; mais nous ne nous confessons pas pour cela. Nous ne pouvons oublier, nous puissants, que si nous sommes là pliés sur nos genoux devant ce subalterne, il est, lui, prosterné en esprit devant l’éclat de nos titres. Il écoute en tremblant ce que nous lui disons avec arrogance; il a peur d’entendre l’aveu de nos fautes, car il craint d’être forcé par son ministère à nous réprimander; si bien que c’est le juge qui se trouble et s’effraie, tandis que le pénitent, souriant de son angoisse, est le véritable juge et le contempteur superbe de l’humaine faiblesse. Ou bien, si nous nous confessons à nos égaux, nous ne sommes occupés qu’à écarter de nos aveux toute circonstance particulière qui pourrait servir d’aliment à l’intrigue ou d’arme à la jalousie. Au milieu de ces préoccupations étroites, quelle âme assez pieuse, quel repentir assez fervent pourraient s’élever vers Dieu, dégagés de toute pensée terrestre? Non, Lélia, je ne me suis jamais confessé en esprit et en vérité; et pourtant, nul plus que moi n’est pénétré de la grandeur et de la sublimité de ce sacrement, qui eût sauvé Trenmor de l’horreur du bagne si l’esprit de la pénitence chrétienne et la sainteté de l’absolution religieuse eussent porté quelque lumière dans les lois sociales. Oh! oui, je comprenais l’importance et le bienfait de cette auguste institution! J’eusse voulu pouvoir y retremper mes forces affaiblies, et renouveler mon âme dans les eaux salutaires de ce nouveau baptême! Mais je ne le pouvais pas, car il m’eût fallu un confesseur digne de mon repentir, et je ne l’ai pas trouvé. J’ai toujours rencontré dans le clergé l’intelligence unie à l’orgueil ou à l’intrigue, la candeur jointe à la superstition ou à l’ignorance. Quand le pénitent est à la hauteur du sacrement, le confesseur n’y est pas; et réciproquement, quand le confesseur est digne de délier l’âme de ces chaînes impures, le captif ne mérite pas sa délivrance. C’est que, pour consacrer le mystère sublime de l’absolution, il faudrait l’association de deux âmes également croyantes, également remplies du sentiment divin. Eh bien, Lélia, il me semble qu’à défaut d’un prêtre, à défaut d’un homme saint, je puis invoquer une sœur, une mère, si vous voulez; car, quoique vous soyez la plus jeune de beaucoup d’années, vous êtes la plus forte et la plus sage de nous deux, et je me sens, moi dont le front commence à se dévaster, tremblant et soumis comme un enfant devant vous. Confessez-moi. Puisque vous n’avez pas craint de me dire en face que j’étais un pécheur, consentez à descendre au fond de ma conscience, et si vous y trouvez une douleur et des remords sentis, absolvez-moi! Il me semble que le ciel ratifiera votre sentence, et que pour la première fois mon âme sera purifiée.
Dites-moi toute votre pensée, et condamnez-moi suivant la rigueur de votre justice. Parce que je cède à des entraînements dont je rougis comme homme, et que, comme prêtre, je suis forcé de cacher, suis-je donc un hypocrite? Si je le croyais, je me ferais horreur à moi-même; mais, en vérité, il ne me semble pas que ce rôle odieux puisse m’être attribué. Au temps où nous vivons, cette conduite que je tiens et que je suis loin de vouloir justifier en elle-même, est-elle celle de Tartufe au dix-septième siècle? Non, je ne puis le croire! Le faux dévot des siècles passés était un athée, et moi je ne le suis pas. Il se raillait de Dieu et des hommes: moi, pour n’avoir peur ni de l’un, ni des autres, je n’en révère pas moins l’Éternel, je n’en aime pas moins mes semblables. Seulement, j’ai examiné le fond, j’ai analysé l’essence de la religion chrétienne, et je crois l’avoir mieux comprise que tous ceux qui s’en disent les apôtres. Je la crois progressive, perfectible, par la permission, par la volonté même de son divin auteur; et, quoique je sache bien que je suis hérétique au point de vue de l’Église actuelle, je suis pénétré, dans ma conscience, de la pureté de ma foi et de l’orthodoxie de mes principes. Je ne suis donc pas athée quand je viole les commandements de l’Église; car ces commandements me paraissent insuffisants pour les temps où nous vivons, et l’Église a le droit et le pouvoir de les réformer. Elle a mission de conformer ses institutions aux droits et aux besoins progressifs des hommes. Elle l’a fait de siècle en siècle depuis qu’elle s’est constituée; pourquoi s’est-elle arrêtée dans sa marche providentielle? Pourquoi, elle qui fut l’expression des perfectionnements successifs de l’humanité, et qui marcha si glorieusement à la tête de la civilisation, s’est-elle endormie à la fin de sa journée, sans songer qu’elle avait un lendemain? Se croit-elle donc finie? Est-ce le vertige de l’orgueil ou l’épuisement de la lassitude qui l’entrave ainsi? Ah! je vous l’ai dit souvent, je songe à son réveil, je le pressens, j’y crois, j’y travaille, je l’attends avec impatience, je l’appelle de tous mes vœux! Aussi, je ne veux pas sortir de son sein, je ne veux pas être exclu de sa communion, parce que je ne pense pas qu’un schisme sorti d’elle et arborant un nouvel étendard puisse être dans la véritable voie du progrès religieux. Pour faire schisme ouvertement, il faut se séparer du corps de l’Église, faire scission avec son passé comme avec son présent, conséquemment perdre tous les bénéfices, tous les avantages, tous les fruits de ce passé riche, glorieux et puissant. L’humanité, habituée à marcher dans la voie large et droite de l’Église, ne peut se détourner dans les sentiers que par fractions et par intervalles. Toujours elle sentira, dans ses institutions religieuses comme dans ses institutions civiles, le besoin irrésistible de l’unité. Il faut un culte à la société, un seul et indivisible culte. L’Église catholique est le seul temple assez vaste, assez antique, assez solide pour contenir et protéger l’humanité. Pour toutes ces nations éparses sur la face de la terre, qui n’ont encore qu’une foi incertaine et des rites grossiers, le catholicisme est la seule morale assez nettement rédigée et assez simplement formulée dans sa sublimité, pour adoucir des mœurs farouches et illuminer les ténèbres de l’entendement. Aucune philosophie moderne, que je sache, ne s’est constituée au point où est l’Église, et n’est en droit de porter sur l’enfance des nations une lumière aussi pure. Je crois donc à l’avenir et à l’éternelle vie de l’Église catholique, et je ne veux pas me séparer des conciles (quoique je regarde ce qu’ils ont fait comme insuffisant et inachevé), parce que nulle autorité nouvelle ne pourra jamais revêtir un caractère aussi sacré. Malgré mon admiration pour Luther et ma sympathie pour les idées de réforme, je ne me serais point enrôlé sous cette bannière, eussé-je vécu à la grande époque de cette insurrection généreuse. Il me semble que j’aurais compris dès lors qu’en consommant son divorce avec ces grands pouvoirs consacrés par les siècles, le protestantisme signait son arrêt de mort dès le jour de sa naissance. Oui, je crois que l’Église, décrépite et agonisante en apparence, cache sous ses cendres attiédies une étincelle d’éternelle vie, et je veux que tous les travaux et tous les efforts de la foi et de l’intelligence tendent à ranimer cette étincelle et à faire de nouveau éclater la flamme sur l’autel. Je veux conserver l’omnipotence du pape et l’infaillibilité du concile, afin que de nouveaux conciles se rassemblent, revisent l’œuvre des conciles précédents et rajustent le vêtement du culte à la taille des hommes grandis et fortifiés.
Entre autres réformes que je voudrais voir discuter et consacrer, je vous citerai une de celles qui m’a le plus occupé depuis que je suis prêtre: c’est l’abolition du célibat pour le clergé. Et ne croyez pas, Lélia, que j’aie été influencé par mes passions individuelles, ou par les sourdes réclamations du jeune clergé. Nous ne gardons pas assez fidèlement notre vœu, nous autres, qui le trouvons difficile et terrible, pour que nous ayons absolument besoin d’une sanction publique à nos infidélités. J’ai cherché plus haut la cause des dangers et des inconvénients funestes attachés au célibat des prêtres, et je l’ai trouvée dans l’histoire. J’ai vu la puissance, l’intelligence et les lumières se conserver dans les castes sacerdotales des antiques religions, à cause du mariage des prêtres et de l’éducation particulière qui créait aux pères de dignes successeurs dans la personne de leurs fils. J’ai vu l’Église chrétienne garder la royauté intellectuelle au-dessus de celle des monarques de la terre, tant qu’elle s’est recrutée dans son propre sein; mais, en prononçant l’arrêt du célibat, pour ses membres, elle a mis son existence en un danger où il est merveilleux qu’elle n’ait pas déjà succombé, mais où elle succombera si elle ne se hâte de retirer cette loi fatale. Elle le fera, je n’en doute pas; elle comprendra qu’en recrutant ses lévites indistinctement dans toutes les classes, elle introduit dans son sein les éléments les plus divers, les plus hétérogènes, les plus inconciliables: partant, plus d’esprit de corps, plus d’unité, plus d’Église. L’Église n’est plus une patrie où l’héritage enchaîne les âmes et baptise les initiations; c’est un atelier où chaque mercenaire vient recevoir le paiement de son travail, sauf à mépriser secrètement ses engagement. Et de là, l’hypocrisie, ce vice abominable dont la seule idée répugne à toute âme honnête, mais sans lequel le clergé n’eût pu se maintenir jusqu’ici comme il l’a fait tant bien que mal, à travers mille désordres, mille mensonges et mille bassesses dont l’Église a été forcée de garder le secret, au lieu de rechercher et de punir: grand témoignage de faiblesse et de dissolution!
J’ai dû vous donner ces explications pour me justifier sous un certain rapport. Je ne crois pas à la sainteté absolue du célibat. Notre Seigneur le Christ en a prêché l’excellence, sans en consacrer l’obligation; et il en a prêché l’excellence aux hommes abrutis par l’abus des jouissances grossières, aux hommes qu’il est venu instruire et civiliser. S’il a investi ses apôtres d’une éternelle autorité, c’est que, dans les prévisions de sa sagesse infinie, il savait qu’un jour viendrait où le célibat serait dangereux à son œuvre divine, et où les successeurs des apôtres auraient mission de l’abolir. Ce jour est venu, j’en suis certain, et l’Église ne tardera pas à le proclamer. En attendant, nous manquons à nos vœux. Sommes-nous excusables? Non, sans doute; car notre doctrine sainte est la doctrine d’une perfection idéale vers laquelle nous devons tendre sans cesse, quoi qu’il nous en coûte; et ici la vertu, la perfection consisteraient, dans la position difficile où nous sommes, à sacrifier nos penchants et à vivre irréprochables dans l’attente d’une sanction à nos instincts légitimes. Cette faiblesse misérable qui m’empêche d’agir ainsi, je la réprouve, je m’en accuse. Condamnez-la, ma sainte! mais, ô mon Dieu! ne me confondez pas avec ces impudents vulgaires qui s’en vantent, ou avec ces lâches menteurs qui s’en défendent. Cette sorte de fourberie n’est plus possible aujourd’hui qu’aux derniers des hommes. Pour peu que nous nous sentions quelque chose dans l’âme, nous savons bien que la partie importante de notre œuvre en ce monde n’est pas de promener par les rues une face pâle et des regards abaissés vers la terre, afin de frapper les hommes de terreur et de respect, comme les fanatiques de l’Inde ou les moines du moyen âge. Nous faisons bon marché de ces austérités, et surtout de la crédule vénération dont elles étaient jadis l’objet. Nous avons d’autres travaux à accomplir, d’autres enseignements à donner, un nouveau développement à imprimer. Nous sommes, ou du moins nous devons être les instigateurs à la vie, et non pas les gardiens de la tombe.
Et cependant nous taisons nos faiblesses, direz-vous! Nous n’avons pas le courage de proclamer ce droit que nous nous arrogeons individuellement et dont l’exercice hardi serait un énergique appel à de nouvelles institutions. Mais cela, nous ne pouvons pas le faire, puisque nous ne voulons pas nous séparer du corps de l’Église, et perdre nos droits de citoyens dans les assemblées de la cité sainte. Nous subissons la souffrance et la gêne de cette position fausse où nous place l’obstination ou l’incurie de notre législation. Et nous ne sommes pas des fourbes pour cela; car nous trouverions aujourd’hui plus d’encouragement à nos désordres que nous ne rencontrions jadis d’antipathie et d’intolérance pour nos faiblesses. Oui, je vous l’assure, moi qui connais bien le monde et les hommes dispensateurs des arrêts de l’opinion, on aime mieux chez nous les mœurs faciles, dissolues même, que l’austérité farouche; parce que nos égarements marquent l’ivresse du progrès, tandis que leur vertu ne témoigne qu’une opiniâtreté rétrograde.
Ne m’accusez donc pas de lâcheté, au nom du ciel! ma sœur, car il faut plus de courage aujourd’hui pour se taire que pour se dévoiler. Accusez-moi de faiblesse sous d’autres rapports, j’y consens. Oh! oui, blâmez-moi de n’être pas le disciple pratique de l’idéal, et de vivre ainsi en contradiction avec moi-même. Il me semble que vous pouvez me ramener à la vertu; car vous me la faites chérir chaque jour davantage, ô noble pécheresse, retirée à la thébaïde pour contempler et pour prophétiser! Hélas! parlez-moi, donnez-moi du courage et priez pour moi, vous que Dieu chérit!
Adieu! Je reçois à l’instant même l’autorisation de vous proposer pour abbesse à votre communauté. Cette proposition équivaut à un ordre. Vous voilà donc princesse de l’Église, Madame. Il faut maintenant servir l’Église. Vous le pouvez, vous le devez. Tout votre sexe a les yeux sur vous!
LVI.
Dieu vous récompensera de ce que vous avez fait. Il enverra le calme à vos nuits et la force à vos jours. Je ne vous remercie pas. Loin de moi la pensée d’attribuer à une condescendance de l’amitié ce que vos nobles instincts vous prescrivaient de faire, Monseigneur. Vous avez une belle renommée parmi les hommes, mais vous avez une gloire plus grande dans les cieux, et c’est devant celle-là que je m’incline.
Vous voulez que je réponde à des questions délicates, et que je me prononce sur des choses qui dépassent peut-être la portée de mon intelligence. J’essaierai pourtant de le faire; non que j’accepte ce rôle imposant de confesseur dont vous voulez m’investir, mais parce que je dois à l’admiration que votre caractère m’inspire, d’épancher mon cœur dans le vôtre avec une entière sincérité.
Je ne me permets pas de vous blâmer sous certains rapports que vous m’appelez à juger; mais je m’afflige, parce que là je vous vois en contradiction avec vous-même. Vous le sentez bien, puisque vous ne cherchez pas à vous défendre, mais seulement à vous excuser. Oui, sans doute, vous êtes excusable. Dieu nous préserve de méconnaître la liberté sacrée de notre conscience et le droit de reviser les institutions religieuses que Jésus nous a léguées comme une tâche incessante, pour les agrandir et non pour les immobiliser; mais ce droit de la conscience a ses limites dans l’application individuelle; et peut-être, si vous songiez sérieusement à poser ces limites, la contradiction dont vous souffrez cesserait d’elle-même et sans effort. Il me semble que, quand nos actions se trouvent en désaccord avec nos principes, on peut en conclure que ces principes sont encore chancelants. Du moins, pour les hommes de votre trempe, la certitude des idées doit gouverner les instincts si impérieusement, que, le principe du devoir une fois établi, la pratique de ce devoir devienne facile, nécessaire même, et qu’on n’aperçoive plus la possibilité d’y manquer. Voyons donc ensemble, Monseigneur, si ce n’est pas un grand mal d’user d’avance d’une liberté que l’Église n’a pas sanctionnée, quand on persiste à se tenir dans le sein de l’Église, et si les hommes qui ne jugent que sur les faits ne seraient pas en droit de vous adresser ce reproche de duplicité que vous craignez tant, et que vous méritez cependant si peu quand on sait le fond de votre âme.
Vous êtes beaucoup moins catholique que moi dans un sens, Monseigneur, et vous l’êtes beaucoup plus dans l’autre. Je me suis rattachée à la foi romaine par système et par une sorte de conviction qui ne peut jamais être taxée d’hypocrisie, puisque je suis résolue à me conformer strictement à toutes ses institutions. Vous vous en détachez par ce côté: vous violez ses commandements, et pourtant vous êtes lié de cœur à l’Église, vous l’avez épousée, si je puis parler ainsi, par inclination, tandis que moi j’ai contracté avec elle un mariage de raison. Vous croyez à son avenir, et vous ne concevez le progrès de l’humanité qu’en elle et par elle. Elle vous blesse, vous contrarie et vous irrite, vous voyez ses taches, vous signalez ses torts, vous constatez ses erreurs; mais vous ne l’en aimez pas moins pour cela, et vous préférez sacrifier à son obstination le repos, et (pardonnez-moi ma franchise) la dignité de votre conscience, plutôt que de rompre avec cette épouse impérieuse que vous chérissez.
Il n’en est pas ainsi de moi. Permettez-moi de continuer ce parallèle entre vous et moi, Monseigneur; il m’est nécessaire pour me bien expliquer. Je suis rentrée sans ferveur et sans transport dans le giron de cette Église, que j’ai servie jadis avec une candeur enthousiaste. Ce parfum de mes jeunes années, cette aveugle confiance, cette foi exaltée, ne peuvent plus rentrer dans mon âme; je n’y songe pas, et je suis calme, parce que je crois avoir trouvé, sinon la vraie sagesse, du moins le droit chemin vers mon progrès individuel, en embrassant, faute de mieux, cette forme particulière de la religion universelle. J’ai cherché l’expression la mieux formulée de cette religion de l’idéal dont j’avais besoin. Je ne l’ai pas trouvée parfaite ici, mais je l’ai trouvée supérieure à toutes les autres, et je me suis réfugiée dans son sein sans me soucier beaucoup de son avenir. Elle durera toujours plus que nous, Monseigneur, et l’existence morale de l’humanité se soutiendra par des secours providentiels qu’il ne nous est peut-être pas donné de prévoir aussi facilement que vous l’imaginez. Je n’ose me fier à mes instincts; j’ai trop souffert du doute pour vouloir porter sur les générations futures un regard investigateur. Je craindrais de m’épouvanter encore, et je m’agenouille humblement dans le présent, priant Dieu de m’éclairer sur les devoirs de ma tâche éphémère. Je ferai ce que je pourrai; ce sera peu, mais, comme dit Trenmor, Dieu fera fructifier le grain s’il le juge digne de sa bénédiction. Je ne puis pas me dissimuler que nous traversons des temps de transition entre un jour qui s’éteint, et une aube qui s’allume incertaine encore et si pâle, que nous marchons presque dans les ténèbres. J’ai eu de grandes ambitions de certitude que la fatigue et la douleur ont refroidies. J’attends en silence et le cœur brisé, résolue du moins de m’abstenir du mal et abdiquant l’espoir de toute joie personnelle, parce que la corruption des temps et l’incertitude des doctrines ont rendu tous nos droits illégitimes et tous nos désirs irréalisables. Il y a quelques années, n’ayant pas de conviction arrêtée sur les devoirs civils et religieux, voyant bien les défauts de ces deux législations et ne sachant où en trouver le remède, j’osai chercher ma lumière dans l’expérience, et je m’abandonnai au plus noble instinct qui fût en mon âme, à l’amour. Ce fut une expérience funeste. J’y sacrifiai mon repos en ce monde, ma force sociale, c’est-à-dire la pureté de ma réputation. Que m’importait l’opinion des hommes? Je voulais marcher vers l’idéal, et je me croyais sur le chemin; car je sentais tressaillir dans mon cœur mes plus nobles facultés, le dévoûment, la fidélité, la confiance, l’abnégation. Je ne fus point secondée. Je ne pouvais pas l’être. Les hommes de mon temps pensaient, sentaient et agissaient d’après leur ancienne loi, et ma loi nouvelle, toute d’instinct et de divination, ne pouvait pas être comprise et développée. Je succombai à la peine, et, brisée par le désespoir, j’errai trop longtemps dans un labyrinthe de vœux et d’espérances contraires, jusqu’au jour où, sur le point de succomber à la tentation d’un nouvel essai, je fus ramenée à la force et à la lumière par le spectacle de la faiblesse et de l’aveuglement. Alors j’ai osé croire que j’avais marché plus vite que l’humanité, et que je devais porter la peine de mon impatience. L’hyménée tel que je le conçois, tel que je l’eusse exigé, n’existait pas encore sur la terre. J’ai dû me retirer au désert et attendre que les desseins de Dieu fussent arrivés à leur maturité. J’avais sous les yeux le déplorable exemple d’une sœur, douée comme moi d’un grand instinct d’indépendance et d’un immense besoin d’affection, tombée dans les abîmes du vice pour avoir osé chercher la réalisation de son rêve. Je n’avais pas de choix entre son sort et celui que je viens d’embrasser. J’ai choisi le cloître; mais c’est le cloître et non pas l’Église qui m’a adoptée, ne vous y trompez pas, Monseigneur. Ce n’est pas la gloire d’une caste qui peut faire le sujet de mes rêveries et devenir le but de mes travaux; c’est le salut d’une moitié de l’humanité qui m’occupe et me tourmente. Hélas! c’est le salut de l’humanité tout entière, car les hommes souffrent autant que les femmes de l’absence d’amour, et tout ce qu’ils essaient de mettre à la place, l’ambition, la débauche, la domination, leur crée des souffrances et des ennuis profonds, dont ils cherchent et méconnaissent la cause. Ils croient qu’en resserrant nos liens ils ranimeront nos feux, ils les voient s’éteindre chaque jour davantage, sans se douter qu’il ne s’agirait que de nous délier du joug brutal pour nous ramener au joug volontaire et sacré. Puisqu’ils ne veulent pas le faire, c’est à nous de les y forcer. Mais comment y parviendrons-nous? Sera-ce en nous précipitant chaque jour dans les bras d’une idole que nous briserons le lendemain? Non! car, à ce compte, nous nous briserions bientôt nous-mêmes. Sera-ce en engageant une lutte scandaleuse au sein de l’hyménée? Non! car les lois nous refusent leur protection, et nos enfants sont souvent immolés dans ces luttes. Sera-ce enfin en nous livrant au désordre, en trompant nos maîtres, en trahissant sans cesse les objets de notre désir éphémère? Non! car nous éteindrions de plus en plus la flamme sacrée; elle disparaîtrait de la face de la terre. Nous deviendrions aussi athées en amour que les hommes; et alors de quel droit nous plaindrions-nous d’être soumises à l’empire de la force?
Eh bien, il est un seul moyen de travailler à notre délivrance: c’est de nous renfermer dans une juste fierté; c’est de suspendre, comme les filles de Sion, nos harpes aux saules de Babylone, et de refuser le cantique de l’amour aux étrangers nos oppresseurs. Nous vivrons dans le deuil et dans les larmes, il est vrai, nous nous ensevelirons vivantes, nous renoncerons aux saintes joies de la famille aussi bien qu’aux enivrements de la volupté; mais nous garderons la mémoire de Jérusalem, le culte de l’idéal. Par là, nous protesterons contre l’impudeur et la grossièreté du siècle, et nous forcerons ces hommes, bientôt las de leurs abjects plaisirs, à nous faire une place nouvelle à leurs côtés, et à nous apporter en dot la même pureté dans le passé, la même fidélité dans l’avenir qu’ils exigent de nous.
Voilà ma pensée, Monseigneur. J’ai voulu, la première dans ce but, suspendre ma harpe désormais muette pour les enfants des hommes; et je crois qu’à mon exemple d’autres femmes sages viendront pleurer avec moi sur les collines. J’ai voulu avoir autorité parmi ces femmes, afin de leur faire comprendre l’importance et la solennité de leur vœu. En ceci, Monseigneur, je suis dans l’esprit du plus pur christianisme, et je ramène l’esprit monastique à celui de sa première institution. Rappelez-vous ces âges troublés et malheureux qui précédèrent et suivirent la révélation encore peu répandue et mal formulée de l’Évangile; souvenez-vous de ces Esséniens que Pline nous dépeint rassemblés aux bords de la mer Caspienne: nation féconde où personne ne naît et où personne ne meurt, race solitaire, compagne des palmiers! Songez à ces pères du désert, à ces saintes femmes cénobites, à saint Jean le poëte inspiré, à saint Augustin rassasié des joies de la terre et affamé de la vie céleste! Le dégoût qui poussa tous ces disciples de l’idéal au fond des thébaïdes, l’inquiétude qui les faisait errer dans les jardins solitaires, l’ascétisme qui les retenait confinés dans leurs cellules, n’était-ce pas l’impossibilité de vivre de la même vie que ces générations funestes au sein desquelles ils avaient été jetés? Voulaient-ils poser un principe absolu, universel, éternel, l’excellence de la virginité, la nécessité du renoncement? Non, sans doute; il savaient bien que l’humanité ne peut ni ne doit vouloir son suicide; mais ils s’immolaient en holocaustes devant le Seigneur, afin que les hommes, témoins de leur mémorable agonie, rentrassent en eux-mêmes et sentissent la nécessité de se convertir.
Le cloître me paraît donc, aujourd’hui comme alors, un refuge contre l’orage, un asile contre les loups dévorants. Le cloître, placé sous la protection de l’Église, doit reconnaître l’autorité et pratiquer la discipline de l’Église. Il peut et doit se recruter, non plus parmi les filles disgraciées de la nature ou de la fortune, mais parmi l’élite des vierges et des veuves. Il a une autre mission encore, c’est de donner une éducation pieuse à un plus grand nombre, sans les enchaîner a jamais. Là, il me semble qu’elles devraient recevoir de tels enseignements qu’elles ne les missent jamais en oubli, et qu’elles pussent y puiser la force et la dignité dont elles auront besoin dans le cours de la vie. Peut-être est-il des principes mieux développés à leur donner que ceux qu’elles ont reçus jusqu’ici, et dont elles paraissent retirer si peu de fruit ou garder si peu le souvenir. Je suis sûre que, sans s’écarter de la doctrine apostolique, on peut obtenir de meilleurs résultats qu’on ne l’a fait depuis longtemps. Le monastère dont vous me faites supérieure fut fondé par une sainte fille, dont la vie est pour moi une source de méditations pleines de charmes et féconde en instructions. Fille et sœur de roi, elle laissa ses brodequins d’or et de soie au seuil de son palais; elle vint pieds nus, parmi les rochers, vivre de racines au bord des fontaines. Ravie en extase vers le ciel, elle dédaigna les splendeurs de la fortune et l’éclat de la puissance. Elle fit servir sa dot à réunir ses compagnes autour d’elle, et les dons de son intelligence à leur enseigner le mépris des hommes perfides et l’abstinence des plaisirs sans idéal. Oh! sans doute, pour savoir ces choses, il fallait qu’elle aussi eût essayé d’aimer.
Eh bien, je voudrais, à l’exemple de cette princesse vraiment auguste, enseigner aux femmes trompées à se consoler et a se relever sous l’abri du Seigneur; aux filles ignorantes et crédules, à se conserver chastes et fières au sein de l’hyménée. On leur parle trop d’un bonheur possible et sanctionné par la société; on les trompe! On leur fait accroire qu’à force de soumission et de dévoûment elles obtiendront de leurs époux une réciprocité d’amour et de fidélité; on les abuse! Il faut qu’on ne leur parle plus de bonheur, mais de vertu; il faut qu’on leur enseigne la fierté dans la douceur, la fermeté dans la patience, la sagesse et la prudence dans le dévoûment. Il faut surtout qu’on leur fasse aimer Dieu si ardemment, qu’elles se consolent en lui de toutes les déceptions qui les attendent; afin que, trahies dans leur confiance, brisées dans leur amour, elles n’aillent pas chercher dans le désordre le seul bonheur qu’on leur ait fait comprendre, et pour lequel on les ait façonnées. Il faut enfin qu’elles soient prêtes à souffrir et à renoncer à tout espoir ici-bas; car tout espoir est fragile, et toute promesse est menteuse, hormis l’espoir et la promesse de Dieu. Ceci, j’espère, est bien dans l’esprit de l’Église; d’où vient que de tels préceptes ne portent plus leurs fruits?
Vous voyez, Monseigneur, que, sans être aussi dévouée que vous aux intérêts de l’Église, je suis entraînée par ma logique même à la servir plus fidèlement que vous. D’où vient cette différence? A Dieu ne plaise que je veuille m’élever au-dessus de vous! Vous possédez des moyens que je n’ai pas au même degré, l’énergie du caractère, la puissance de la volonté, la lumière de la science, l’ardeur du prosélytisme, la force immense de la conviction; mais vous voulez concilier deux choses inconciliables, la protection de l’Église et votre indépendance. Je crains que l’Église ne soit dans une voie peu favorable aux droits que vous voulez rétablir. Il ne m’est pas permis de juger vos réclamations contre le célibat ecclésiastique; je ne serais pas disposée pour ma part à les approuver; et cela, parce que je ne vois pas clairement que l’avenir du monde soit dans l’Église, mais parce que je vois seulement l’Église servir à l’avenir du monde. Dans ce sens, il me semble qu’elle hâterait sa perte en se relâchant de son austérité, seul appui des âmes que le torrent du siècle n’entraîne pas du côté de l’abîme. Trenmor croit à l’avènement d’une religion nouvelle, sortant des ruines de celle-ci, conservant ce qu’elle a fait d’immortel, et s’ouvrant sur des horizons nouveaux. Il croit que cette religion investira tous ses membres de l’autorité pontificale, c’est-à-dire du droit d’examen et de prédication. Chaque homme serait citoyen, c’est-à-dire époux et père, en même temps que prêtre et docteur de la loi religieuse. Cela est possible; mais alors, Monseigneur, ce ne sera plus le catholicisme, et il n’y aura plus d’Église. Si l’Église arrive à ne plus être nécessaire, elle sera bientôt dangereuse; et en ce cas, qui pourrait la regretter? Noble prélat, vous êtes trop préoccupé de sa gloire, parce que votre grande intelligence a besoin de gloire elle-même et veut faire rejaillir sur soi celle de l’Église; mais séparez un instant par la pensée votre gloire personnelle de celle du corps, et vous verrez que vous n’avez pas d’autre chemin à prendre que celui de l’insurrection contre ses décrets. Ainsi, vous êtes un mauvais prêtre, mais vous êtes un grand homme.
Mais vous ne voulez pas vous séparer du corps? Pourtant vous ne pouvez réprimer vos passions, et vous acceptez un rôle hypocrite, vous encourez un reproche qui vous est amèrement sensible, plutôt que d’abandonner la caste sacerdotale. Alors vous êtes un grand prélat, mais vous n’êtes plus qu’un homme ordinaire. Sacrifiez vos passions, Monseigneur, et vous redevenez d’emblée ce que le ciel et la société vous ont fait, un grand homme et un grand prélat.
LVII.
LES MORTS.
Chaque jour, éveillée longtemps d’avance, je me promène, avant la fin de la nuit, sur ces longues dalles qui toutes portent une épitaphe et abritent un sommeil sans fin. Je me surprends à descendre en idée dans ces caveaux, et à m’y étendre paisiblement pour me reposer de la vie. Tantôt je m’abandonne au rêve du néant, rêve si doux à l’abnégation de l’intelligence et à la fatigue du cœur; et, ne voyant plus dans ces ossements que je foule que des reliques chères et sacrées, je me cherche une place au milieu d’eux, je mesure de l’œil la toise de marbre qui recouvre la couche muette et tranquille où je serai bientôt, et mon esprit en prend possession avec charme.
Tantôt je me laisse séduire par les superstitions de la poésie chrétienne. Il me semble que mon spectre viendra encore marcher lentement sous ces voûtes, qui ont pris l’habitude de répéter l’écho de mes pas. Je m’imagine quelquefois n’être déjà plus qu’un fantôme qui doit rentrer dans le marbre au crépuscule, et je regarde dans le passé, dans le présent même, comme dans une vie dont la pierre du sépulcre me sépare déjà.
Il y a un endroit que j’aime particulièrement sous ces belles arcades byzantines du cloître. C’est à la lisière du préau, là où le pavé sépulcral se perd sous l’herbe aromatique des allées, où la rose toujours pâle des prisons se penche sur le crâne humain dont l’effigie est gravée à chaque angle de la pierre. Un des grands lauriers-roses du parterre a envahi l’arc léger de la dernière porte. Il arrondit ses branches en touffe splendide sous la voûte de la galerie. Les dalles sont semées de ces belles fleurs, qui, au moindre souffle du vent, se détachent de leur étroit calice et jonchent le lit mortuaire de Francesca.
Francesca était abbesse avant l’abbesse qui m’a précédée. Elle est morte centenaire, avec toute la puissance de sa vertu et de son génie. C’était, dit-on, une sainte et une savante. Elle apparut à Maria del Fiore quelques jours après sa mort, au moment où cette novice craintive venait prier sur sa tombe. L’enfant en eut une telle frayeur, qu’elle mourut huit jours après, moitié souriante, moitié consternée, disant que l’abbesse l’avait appelée et lui avait ordonné de se préparer à mourir. On l’enterra aux pieds de Francesca, sous les lauriers-roses.
C’est là que je veux être enterrée aussi. Il y a là une dalle sans inscription et sans cercueil qui sera levée pour moi et scellée sur moi, entre la femme religieuse et forte qui a supporté cent ans le poids de la vie, et la femme dévote et timide qui a succombé au moindre souffle du vent de la mort; entre ces deux types tant aimés de moi, la force et la grâce, entre une sœur de Trenmor et une sœur de Sténio.
Francesca avait un amour prononcé pour l’astronomie. Elle avait fait des études profondes, et raillait un peu la passion de Maria pour les fleurs. On dit que, lorsque la novice lui montrait le soir les embellissements qu’elle avait faits au préau durant le jour, la vieille abbesse levant sa main décharnée vers les étoiles, disait d’un voix toujours forte et assurée: Voilà mon parterre!
Je me suis plu à questionner les doyennes du couvent sur ce couple endormi, et à recueillir ces détails sur deux existences qui vont bientôt rentrer dans la nuit de l’oubli.
C’est une chose triste que cet effacement complet des morts. Le christianisme corrompu a inspiré pour eux une sorte de terreur mêlée de haine. Ce sentiment est fondé peut-être sur le procédé hideux de nos sépultures, et sur cette nécessité de se séparer brusquement et à jamais de la dépouille de ceux qu’on a aimés. Les anciens n’avaient pas cette frayeur puérile. J’aime à leur voir porter dans leurs bras l’urne qui contient le parent ou l’ami; je la leur vois contempler souvent; je l’entends invoquer dans les grandes occasions, et servir de consécration à tous les actes énergiques. Elle fait partie de leur héritage. La cérémonie des funérailles n’est point confiée à des mercenaires; le fils ne se détourne pas avec horreur du cadavre dont les flancs l’ont porté. Il ne le laisse point toucher à des mains impures. Il accomplit lui-même ce dernier office, et les parfums, emblème d’amour, sont versés par ses propres mains sur la dépouille de sa mère vénérée.
Dans les communautés religieuses, j’ai retrouvé un peu de ce respect et de cette antique affection pour les morts. Des mains fraternelles y roulent le linceul, des fleurs parent le front exposé tout un jour aux regards d’adieux. Le sarcophage a place au milieu de la demeure, au sein des habitudes de la vie. Le cadavre doit dormir à jamais parmi des êtres qui dormiront plus tard à ses côtés, et tous ceux qui passent sur sa tombe le saluent comme un vivant. Le règlement protège son souvenir, et perpétue l’hommage qu’on lui doit. La règle, chose si excellente, si nécessaire à la créature humaine, image de la Divinité sur la terre, religieuse préservatrice des abus, généreuse gardienne des bons sentiments et des vieilles affections, se fait ici l’amie de ceux qui n’ont plus d’amis. Elle rappelle chaque jour, dans les prières, une longue liste de morts qui ne possèdent plus sur la terre que ce nom écrit sur une dalle, et prononcé dans le mémento du soir. J’ai trouvé cet usage si beau, que j’ai rétabli beaucoup d’anciens noms qu’on avait retranchés pour abréger la prière; j’en exige la stricte observance, et je veille à ce que l’essaim des jeunes novices, lorsqu’il rentre avec bruit de la promenade, traverse le cloître en silence et dans le plus grand recueillement.
Quant à l’oubli des faits de la vie, il arrive pour les morts plus vite ici qu’ailleurs. L’absence de postérité en est cause. Toute une génération de religieuses s’éteint presque en même temps; car l’absence d’événements et les habitudes uniformes prolongent en général la vie dans des proportions à peu près égales pour tous les individus. Les longévités sont remarquables, mais la vie finit tout entière. Les intérêts ou l’orgueil de la famille ne font ressortir aucun nom de préférence, et la rivalité du rang n’existant pas, l’égalité de la tombe est solennelle, complète. Cette égalité efface vite les biographies. La règle défend d’en écrire aucune sans une canonisation en forme, et cette prescription est encore une pensée de force et de sagesse. Elle met un frein à l’orgueil, qui est le vice favori des âmes vertueuses; elle empêche l’humilité des vivants d’aspirer à la vanité de la tombe. Au bout de cinquante ans, il est donc bien rare que la tradition ait gardé quelque fait particulier sur une religieuse, et ces faits sont d’autant plus précieux.
Comme la prohibition d’écrire ne s’étend pas jusqu’à moi, je veux vous faire mention d’Agnès de Catane, dont on raconte ici la romanesque histoire. Novice pleine de ferveur, à la veille d’être unie a l’époux céleste, elle fut rappelée au monde par l’inflexible volonté de son père. Mariée à un vieux seigneur français, elle fut traînée à la cour de Louis XV, et y garda son vœu de vierge selon la chair et selon l’esprit, quoique sa grande beauté lui attirât les plus brillants hommages. Enfin, après dix ans d’exil sur la terre de Chanaan, elle recouvra sa liberté par la mort de son père et de son époux, et revint se consacrer à Jésus-Christ. Lorsqu’elle arriva par le chemin de la montagne, elle était richement vêtue, et une suite nombreuse l’escortait. Une foule de curieux se pressait pour la voir entrer. La communauté sortit du cloître et vint en procession jusqu’à la dernière grille, les bannières déployées et l’abbesse en tête, en chantant le psaume: In exitu Israel de Ægypto. La grille s’ouvrit pour la recevoir. Alors la belle Agnès, détachant son bouquet de son corsage, le jeta en souriant par-dessus son épaule, comme le premier et le dernier gage que le monde eût à recevoir d’elle; et, arrachant avec vivacité la queue de son manteau des mains du petit Maure qui la lui portait, elle franchit rapidement la grille, qui se referma à jamais sur elle, tandis que l’abbesse la recevait dans ses bras et que toutes les sœurs lui apportaient au front le baiser d’alliance. Elle fit le lendemain une confession générale des dix années qu’elle avait passées dans le monde, et le saint directeur trouva tout ce passé si pur et si beau, qu’il lui permit de reprendre le temps de son noviciat où elle l’avait laissé, comme si ces dix ans d’interruption n’eussent duré qu’un jour; jour si chaste et si fervent, qu’il n’avait pas altéré l’état de perfection où était son âme, lorsqu’à la veille de prendre le voile elle avait été traînée à d’autres autels.
Elle fut une des plus simples et des plus humbles religieuses qu’on eût jamais vues dans le couvent. C’était une piété douce, enjouée, tolérante, une sérénité inaltérable, avec des habitudes élégantes. On dit que sa toilette de nonne était toujours très-recherchée, et qu’ayant été reprise de cette vanité en confession, elle répondit naïvement, dans le style de son temps, qu’elle n’en savait rien, et qu’elle se faisait brave malgré elle et par l’habitude qu’elle en avait prise dans le monde pour obéir à ses parents; qu’au reste, elle n’était pas fâchée qu’on lui trouvât bon air, parce que le sacrifice d’une jeunesse encore brillante et d’une beauté toujours vantée faisait plus d’honneur au céleste époux de son âme, que celui d’une beauté flétrie et d’une vie prête à s’éteindre. J’ai trouvé une grâce bien suave dans cette histoire.
Sachez, Trenmor, quel est le charme de l’habitude, quelles sont les joies d’une contemplation que rien ne trouble. Cette créature errante que vous avez connue n’ayant pas et ne voulant pas de patrie, vendant et revendant sans cesse ses châteaux et ses terres, dans l’impuissance de s’attacher à aucun lieu; cette âme voyageuse, qui ne trouvait pas d’asile assez vaste, et qui choisissait pour son tombeau, tantôt la cime des Alpes, tantôt le cratère du Vésuve, et tantôt le sein de l’Océan, s’est enfin prise d’une telle affection pour quelques toises de terrain et pour quelques pierres jointes ensemble, que l’idée d’être ensevelie ailleurs lui serait douloureuse. Elle a conçu pour les morts une si douce sympathie, qu’elle leur tend quelquefois les bras et s’écrie au milieu des nuits:
«O mânes amis! âmes sympathiques! vierges qui avez, comme moi, marché dans le silence sur les tombes de vos sœurs! vous qui avez respiré ces parfums que je respire, et salué cette lune qui me sourit! vous qui avez peut-être reconnu aussi les orages de la vie et le tumulte du monde! vous qui avez aspiré au repos éternel et qui en avez senti l’avant-goût ici-bas, à l’abri de ces voûtes sacrées, sous la protection de cette prison volontaire! ô vous surtout, qui avez ceint l’auréole de la foi, et qui avez passé des bras d’un ange invisible à ceux d’un époux immortel, chastes amantes de l’Espoir, fortes épouses de la Volonté! me bénissez-vous, dites-moi, et priez-vous sans cesse pour celle qui se plaît avec vous plus qu’avec les vivants? Est-ce vous dont les encensoirs d’or répandent ces parfums dans la nuit? Est-ce vous qui chantez doucement dans ces mélodies de l’air? Est-ce vous qui, par une sainte magie, rendez si beau, si attrayant, si consolant, ce coin de terre, de marbre et de fleurs où nous reposons vous et moi? Par quel pouvoir l’avez-vous fait si précieux et si désirable, que toutes les fibres de mon être s’y attachent, que tout le sang de mon cœur s’y élance, que ma vie me semble trop courte pour en jouir, et que j’y veuille une petite place pour mes os, quand le souffle divin les aura délaissés!»
Et il montrait le couvent... (Page 118.)
Alors, en songeant aux troubles passés et à la sérénité du présent, je les prends à témoin de ma soumission. O mânes sanctifiés! leur dis-je, ô vierges sœurs! ô Agnès la belle! ô douce Maria del Fiore! ô docte Franscesca! venez voir comme mon cœur abjure son ancien fiel, et comme il se résigne à vivre dans le temps et dans l’espace que Dieu lui assigne! Voyez! et allez dire à celui que vous contemplez sans voile:—Lélia ne maudit plus le jour que vous lui avez ordonné de remplir; elle marche vers sa nuit avec l’esprit de sagesse que vous aimez. Elle ne se passionne plus pour aucun de ces instants qui passent. Elle ne s’attache plus à en retenir quelques-uns, elle ne se hâte plus pour en abréger d’autres. La voilà dans une marche régulière et continue, comme la terre qui accomplit sa rotation sans secousses, et qui voit changer du soir au matin la constellation céleste, sans s’arrêter sous aucun signe, sans vouloir s’enlacer aux bras des belles Pléiades, sans fuir sous le dard brûlant du Sagittaire, sans reculer devant le spectre échevelé de Bérénice. Elle s’est soumise, elle vit! Elle accomplit la loi. Elle ne craint ni ne désire de mourir: elle ne résiste pas à l’ordre universel. Elle mêlera sa poussière à la nôtre sans regret, elle touche déjà sans frayeur nos mains glacées. Voulez-vous, ô Dieu bon! que son épreuve finisse, et qu’avec le lever du jour elle nous suive où nous allons?
Elle entra vêtue de velours noir... (Page 119.)
Alors il me semble que, dans la brise qui lutte avec l’aube, il y a des voix faibles, confuses, mystérieuses, qui s’élèvent et qui retombent, qui s’efforcent de m’appeler de dessous la pierre, mais qui ne peuvent pas encore vaincre l’obstacle de ma vie. Je m’arrête un instant, je regarde si ma dalle blanche ne se soulève pas, et si la centenaire, debout à côté de moi, ne me montre pas Maria del Fiore doucement endormie sur la première marche de notre caveau. En ce moment-là, il y a, certes, des bruits étranges au sein de la terre, et comme des soupirs sous mes pieds. Mais tout fuit, tout se tait, dès que l’étoile du pôle a disparu. L’ombre grêle des cyprès, que la lune dessinait sur les murs, et qui, balancée par la brise, semblait donner le mouvement et la vie aux figures de la fresque, s’efface peu à peu. La peinture redevient immobile; la voix des plantes fait place à celle des oiseaux. L’alouette s’éveille dans sa cage, et l’air est coupé par des sons pleins et distincts, tandis que les grands lis blancs du parterre se dessinent dans le crépuscule et se dressent immobiles de plaisir sous la rosée abondante. Dans l’attente du soleil, toutes les inquiètes oscillations s’arrêtent, tous les reflets incertains se dégagent du voile fantastique. C’est alors que réellement les spectres s’évanouissent dans l’air blanchi, et que les bruits inexplicables font place à des harmonies pures. Quelquefois un dernier souffle de la nuit secoue le laurier-rose, froisse convulsivement ses branches, plane en tournoyant sur sa tête fleurie, et retombe avec un faible soupir, comme si Maria del Fiore, arrachée à son parterre par la main de Francesca, se détachait avec effort de l’arbre chéri et rentrait dans le domaine des morts avec un léger mouvement de dépit et de regret. Toute illusion cesse enfin; les coupoles de métal rougissent aux premiers feux du matin. La cloche creuse dans l’air un large sillon où se précipitent tous les bruits épars et flottants; les paons descendent de la corniche et secouent longtemps leurs plumes humides sur le sable brillant des allées; la porte des dortoirs roule avec bruit sur ses gonds, et l’Ave Maria, chanté par les novices, descend sous la voûte sonore des grands escaliers. Il n’est rien de plus solennel pour moi que ce premier son de la voix humaine au commencement de la journée. Tout ici a de la grandeur et de l’effet, parce que les moindres actes de la vie domestique ont de l’ensemble et de l’unité. Ce cantique matinal, après toutes les divagations, tous les enthousiasmes de mon insomnie, fait passer dans mes veines un tressaillement d’effroi et de plaisir. La règle, cette grande loi dont mon intelligence approfondit à chaque instant l’excellence, mais dont mon imagination poétise quelquefois un peu trop la rigidité, reprend aussitôt sur moi son empire oublié durant les heures romanesques de la nuit. Alors, quittant la dalle de Francesca, où je suis restée immobile et attentive durant tout ce travail du renouvellement de la lumière et du réveil de la nature, je m’ébranle comme l’antique statue qui s’animait et qui trouvait dans son sein une voix au premier rayon du soleil. Comme elle, j’entonne l’hymne de joie et je marche au-devant de mon troupeau en chantant avec force et transport, tandis que les vierges descendent en deux files régulières le vaste escalier qui conduit à l’église. J’ai toujours remarqué en elles un mouvement de terreur lorsqu’elles me voient sortir de la galerie des sépultures pour me mettre à leur tête les bras entr’ouverts et le regard levé vers le ciel. A l’heure où leurs esprits sont encore appesantis par le sommeil, et où le sentiment du devoir lutte en elles contre la faiblesse de la nature, elles sont étonnées de me trouver si pleine de force et de vie, et, malgré tous mes efforts pour les dissuader, elles s’obstinent à penser que j’ai des entretiens avec les morts du préau sous les lauriers-roses. Je les vois pâlir lorsque, croisant leurs blanches mains sur la pourpre de leurs scapulaires, elles s’inclinent en pliant le genou devant moi, et frissonner involontairement lorsque, après s’être relevées, elles sont forcées l’une après l’autre d’effleurer mon voile pour tourner l’angle du mur.
LVIII.
CONTEMPLATION.
Une porte de mon appartement donne sur les rochers. Des gradins rongés par le temps et la mousse font le tour du bloc escarpé qui soutient cette partie de l’édifice, et, après plusieurs rampes rapides, établissent une communication entre le couvent et la montagne. C’est le seul endroit abordable de notre forteresse; mais il est effrayant, et, depuis la sainte, personne n’a osé s’y hasarder. Les degrés, creusés inégalement dans le roc, présentent mille difficultés, et l’escarpement qu’ils côtoient, sans offrir aucune espèce de point d’appui, donne des vertiges.
J’ai voulu savoir si, dans la retraite et l’inaction, je n’avais rien perdu de mon courage et de ma force physique. Je me suis aventurée au milieu de la nuit, par un beau clair de lune, à descendre ces degrés. Je suis parvenue sans peine jusqu’à un endroit où la montagne, en s’écroulant, semblait avoir emporté le travail des cénobites. Un instant suspendue entre le ciel et les abîmes, j’ai frémi d’être forcée de me retourner pour revenir sur mes pas. J’étais sur une plate-forme où mes pieds avaient à peine l’espace nécessaire pour tenir tous les deux. Je suis restée longtemps immobile afin d’habituer mes yeux à supporter cette situation, et je songeais à l’empire de la volonté d’une part, de l’autre à celui de l’imagination sur les sens. Si j’eusse cédé à l’imagination, je me serais élancée au fond du gouffre qui semblait m’attirer par un aimant; mais la froide volonté dominait mes terreurs, et me maintenait ferme sur mon étroit piédestal.
Ne pourrait-on proposer cet exemple à ceux qui disent que les tentations sont irrésistibles, que toute contrainte imposée à l’homme est contraire au vœu de la nature et criminelle envers Dieu? O Pulchérie! je pensai à toi en cet instant. Je comparai ces vains plaisirs qui t’ont perdue à cette erreur des sens que je subissais sur le bord du précipice, et qui me poussait à abréger mon angoisse en m’abandonnant au sentiment de ma faiblesse. Je comparai aussi la vertu qui t’eût préservée à cet instinct conservateur de l’être, à cette force de raisonnement qui, chez l’homme, sait lutter victorieusement contre la mollesse et la peur. Oh! vous outragez la bonté de Dieu et vous méprisez profondément ses dons, vous qui prenez pour la plus noble et la plus saine partie de votre être cette faiblesse qu’il vous a infligée comme correctif de la force dont vous eussiez été trop fiers.
En observant d’un œil attentif tous les objets environnants, j’aperçus la continuation de l’escalier sur le roc détaché au-dessous de la plate-forme. J’atteignis sans peine cette nouvelle rampe. Ce qui, au premier coup d’œil, était impossible, devint facile avec la réflexion. Je me trouvai bientôt hors de danger sur les terrasses naturelles de la montagne. Je connaissais de l’œil ces sites inabordables. Il y a cinq ans que, dans mes rêveries, je m’y promène des yeux sans songer à y porter mes pas. Mais cette énorme croûte qui forme le couronnement du mont, et dont les dents aiguës déchirent les nuées, je n’en avais jamais aperçu que les parois extérieures. Quelle fut ma surprise, lorsqu’en le côtoyant je vis la possibilité de pénétrer dans leurs flancs par des fissures dont le lointain aspect offrait à peine l’espace nécessaire pour le passage d’un oiseau? Je n’hésitai point à m’y glisser, et, à travers les éboulements du basalte, le réseau des plantes pariétaires et les aspérités d’un trajet incertain, je suis parvenue à des régions que nul regard humain n’a contemplées, que nul pied n’a parcourues, depuis le temps où la sainte y venait chercher le recueillement de la prière, loin de tout bruit extérieur et de toute obsession humaine.
On croit, dans le pays, que chaque nuit l’esprit de Dieu la ravissait sur ces sommets sublimes, qu’un ange invisible la portait sur ces escarpements, et aucun habitant n’a osé depuis approfondir le miracle que la foi seule opéra: la foi, que les petits esprits appellent faiblesse, superstition, ineptie! la foi, qui est la volonté jointe à la confiance, magnifique faculté donnée à l’homme pour dépasser les bornes de la vie animale, et pour reculer jusqu’à l’infini celles de l’entendement.
La montagne, tronquée vers sa cime par l’éruption d’un volcan éteint dans les premiers âges du globe, offrait à mes regards une vaste enceinte de ruines volcaniques, fermée par les inégaux remparts de ses dents et de ses déchirures. Une cendre noire, poussière de métaux vomis par l’éruption; des amas de scories fragiles, que la vitrification préserve de l’action des éléments, mais qui craquent sous le pied comme des ossements épars; un gouffre comblé par les atterrissements et recouvert de mousse, des murailles naturelles d’une lave rouge qu’on prendrait pour de la brique, les gigantesques cristallisations du basalte, et partout sur les minéraux les étincelles et les lames d’une pluie de métaux en fusion que fouetta jadis une tempête sortie des entrailles de la terre; de grands lichens rudes et flétris comme la pierre dont ils sont nourris, des eaux qu’on ne voit pas et que l’on entend bouillonner sous les roches, tel est le lieu sauvage où aucun être animé n’a laissé ses traces. Il y avait si longtemps que je ne m’étais retrouvée au désert, que j’eus un instant d’effroi à l’aspect de ces débris d’un monde antérieur à l’homme. Un malaise inexprimable s’empara de moi, et je ne pus me résoudre à m’asseoir au sein de ce chaos. Il me semblait que c’était la demeure de quelque puissance infernale ennemie de la paix de l’homme. Je continuai donc à marcher et à gravir jusqu’à ce que j’eusse atteint les dernières crêtes qui forment, autour de ce large cratère, une orgueilleuse couronne aux fleurons bizarres.
De là, je revis les espaces des cieux et des mers, la ville, les campagnes fertiles qui l’entourent, le fleuve, les forêts, les promontoires et les belles îles, et le volcan, seul géant dont la tête dépassât la mienne, seule bouche vivante du canal souterrain où se sont précipités tous les torrents de feu qui bouillonnèrent dans les flancs de cette contrée. Les terres cultivées, les hameaux et les maisons de plaisance qui couvrent les croupes amènes des mamelons, se perdaient dans la distance et se confondaient dans les vapeurs du crépuscule. Mais à mesure que le jour grandit à l’horizon maritime, les objets devinrent plus distincts, et bientôt je pus m’assurer que le sol était encore fécond, que l’humanité existait encore. Assise sur ce trône aérien, que la sainte elle-même ne s’est peut-être jamais souciée d’atteindre, il me sembla que je venais de prendre possession d’une région rebelle à l’homme. L’immonde cyclope qui entassa ces blocs pour les précipiter sur la vallée, et qui tira le feu d’enfer de ses réservoirs inconnus pour consumer les jeunes productions de la terre, était tombé sous la colère du Dieu vengeur. Il me sembla que je venais de lui imposer le dernier sceau du vasselage en mettant le pied sur sa tête foudroyée. Ce n’était pas assez que l’Éternel eût permis à la race privilégiée de couvrir de ses triomphes et de ses travaux tout ce sol disputé aux éléments; il fallait qu’une femme gravît jusqu’à cette dernière cime, autel désert et silencieux du Titan renversé. Il fallait qu’au haut de cet autel audacieux la pensée humaine, cet aigle dont le vol embrasse l’infini et possède le trésor des mondes, vînt se poser et replier ses ailes pour se pencher vers la terre et la bénir dans un élan fraternel, créant ainsi, pour la première fois, un rapport sympathique de l’homme à l’homme, au milieu des abîmes de l’espace.
Me retournant alors vers la région désolée que je venais de parcourir, j’essayai de me rendre compte du changement qui s’est opéré dans mes goûts en même temps que dans mes habitudes. Pourquoi donc jadis n’étais-je jamais assez loin à mon gré des lieux habitables? Pourquoi aujourd’hui aime-je à m’en rapprocher? Je n’ai pas découvert dans l’homme des vertus nouvelles, des qualités ignorées jusqu’ici. La société ne m’apparaît pas meilleure depuis que je l’ai quittée. De loin comme de près j’y vois toujours les mêmes vices, toujours la même lenteur à se reconstituer suivant ses besoins nobles et réels. Et quant aux beautés brutes de la nature, je n’ai pas perdu la faculté de les apprécier. Rien n’éteint dans les âmes poétiques le sentiment du beau, et ce qui leur semble mortel au premier abord développe en elles des facultés ignorées, des ressources inépuisables. Cependant autrefois il n’était pas de caverne assez inaccessible, pas de lande assez inculte, pas de plage assez stérile pour exercer la force de mes pieds et l’avidité de mon cerveau. Les Alpes étaient trop basses et la mer trop étroite à mon gré. Les immuables lois de l’équilibre universel fatiguaient mon œil et lassaient ma patience. Je guettais l’avalanche et ne trouvais jamais qu’elle eût assez labouré de neiges, assez balayé de sapins, assez retenti sur les échos effrayés des glaciers. L’orage ne venait jamais assez vite et ne grondait jamais assez haut. J’eusse voulu pousser de la main les sombres nuées et les déchirer avec fracas. J’aurais voulu assister à quelque déluge nouveau, à la chute d’une étoile, à un cataclysme universel. J’aurais crié de joie en m’abîmant avec les ruines du monde, et alors seulement j’aurais proclamé Dieu aussi fort que ma pensée l’avait conçu.
C’est le souvenir de ces jours impétueux et de ces désirs insensés qui me fait frémir maintenant à l’aspect des lieux qui retracent les antiques bouleversements du globe. Cet amour de l’ordre, révélé à moi depuis que j’ai quitté le monde, proscrit les joies que j’éprouvais jadis à entendre gronder le volcan et à voir rouler l’avalanche. Quand je me sentais faible par ma souffrance je ne cherchais dans les attributs de Dieu que la colère et la force. A présent que je suis apaisée, je comprends que la force, c’est le calme et la douceur. O bonté incréée! comme tu t’es révélée à moi! comme je te bénis dans le moindre sillon vert que ton regard féconde! comme je m’identifie à cette bonne terre où ton grain fructifie! comme je comprends ton infatigable mansuétude! O terre, fille du ciel! comme ton père t’a enseigné la clémence, toi qui ne te dessèches pas sous les pas de l’impie, toi qui te laisses posséder par le riche et qui sembles attendre avec sécurité le jour qui te rendra à tous tes enfants! Sans doute alors tu te pareras d’attraits nouveaux; plus riante et plus féconde, tu réaliseras peut-être ces beaux rêves poétiques que l’on entend annoncer par les sectes nouvelles, et qui montent comme des parfums mystérieux sur cet âge de doute, composé étrange de hautaines négations et de tendres espérances.
Ravie dans la contemplation de cette nuit sublime, j’en suivis le cours, le déclin et la fin. A minuit, la lune s’était couchée. La retraite me devenait impossible; privée de son flambeau, je ne pouvais plus me guider dans ce labyrinthe de débris, et, quoique le ciel fût étincelant d’étoiles, les profondeurs du cratère étaient ensevelies dans les ténèbres. J’attendis qu’une faible lueur blanchît l’horizon. Mais quand elle parut, la terre devint si belle que je ne pus m’arracher au spectacle que chaque instant variait et embellissait sous mes yeux.
Les pâles étoiles du Scorpion se plongèrent une à une dans la mer à ma droite. Nymphes sublimes, inséparables sœurs, elles semblaient s’enlacer l’une à l’autre et s’entraîner en s’invitant aux chastes voluptés du bain. Les soleils innombrables qui sèment l’éther étaient alors plus rares et plus brillants; le jour ne se montrait pas encore, et cependant le firmament avait pris une teinte plus blanche, comme si un voile d’argent se fût étendu sur l’azur profond de son sein. L’air fraîchissait, et l’éclat des astres semblait ranimé par cette brise, comme une flamme que le vent agite avant de l’éteindre. L’étoile de la Chèvre monta rouge et brillante à ma gauche, au-dessus des grandes forêts, et la Voie lactée s’effaça sur ma tête comme une vapeur qui remonte aux cieux.
Alors l’empyrée devint comme un dôme qui se détachait obliquement de la terre, et l’aube monta chassant devant elle les étoiles paresseuses. Tandis que le vent de ses ailes les soufflait une à une, celles qui s’obstinaient à rester paraissaient toujours plus claires et plus belles. Hesper blanchissait et s’avançait avec tant de majesté qu’il semblait impossible de le détrôner; l’Ourse abaissait sa courbe gigantesque vers le nord. La terre n’était qu’une masse noire, dont quelques sommets de montagne coupaient, çà et là, l’âpre contour à l’horizon. Les lacs et les ruisseaux se montrèrent successivement comme des taches et des lignes sinueuses d’argent mat sur le linceul de la terre. A mesure que l’aurore remplaça l’aube, toutes ces eaux prirent alternativement les reflets changeants de la nacre. Longtemps l’azur, dont les teintes infinies effaçaient la transition du blanc au noir, fut la seule couleur que l’œil pût saisir sur la terre et dans les cieux. L’orient rougit longtemps avant que la couleur et la forme fussent éveillées dans le paysage. Enfin la forme sortit la première du chaos. Les contours des plans avancés se détachèrent, puis tous les autres successivement jusqu’aux plus lointains; et, quand tout le dessin fut appréciable, la couleur s’alluma sur le feuillage, et la végétation passa lentement par toutes les teintes qui lui sont propres, depuis le bleu sombre de la nuit jusqu’au vert étincelant du jour.
Le moment le plus suave fut celui qui précéda immédiatement l’apparition du disque du soleil. La forme avait atteint toute la grâce de son développement. La couleur encore pâle avait un indéfinissable charme; les rayons montaient comme des flammes derrière de grands rideaux de peupliers qui n’en recevaient rien encore et qui se dessinaient en noir sur cette fournaise. Mais, dans la région située entre l’orient et le sud, la lumière répandait de préférence ses prestiges toujours croissants. L’oblique clarté se glissait entre chaque zone de coteaux, de forêts et de jardins. Les masses, éclairées à tous leurs bords, s’enlevaient légères et diaphanes, tandis que leur milieu encore sombre accusait l’épaisseur. Que les arbres étaient beaux ainsi! Quelle délicatesse avaient les sveltes peupliers, quelle rondeur les caroubiers robustes, quelle mollesse les myrtes et les cytises! La verdure n’offrait qu’une teinte uniforme, mais la transparence suppléait à la richesse des tons; de seconde en seconde, l’intensité du rayon pénétrait dans toutes les sinuosités, dans toutes les profondeurs. Derrière chaque rideau de feuillage, un voile semblait tomber, et d’autres rideaux, toujours plus gracieux et plus frais, surgissaient comme par enchantement; des angles de prairie, des buissons, des massifs d’arbustes, des clairières pleines de mousses et de roseaux se révélaient. Et cependant, dans les fonds des terrains, et vers les entrelacements des tiges, il y avait encore de doux mystères, moins profonds que ceux de la nuit, plus chastes que ceux du jour. Derrière les troncs blanchissants des vieux figuiers, ce n’étaient plus les antres des faunes perfides qui s’ouvraient dans les fourrés, c’étaient les pudiques retraites des silencieuses hamadryades. Les oiseaux à peine éveillés ne faisaient entendre que des chants rares et timides. La brise cessa; à la plus haute cime des trembles il n’y avait pas une feuille qui ne fût immobile. Les fleurs, chargées de rosée, retenaient encore leurs parfums. Ce moment a toujours été celui que j’ai préféré dans la journée: il offre l’image de la jeunesse de l’homme. Tout y est candeur, modestie, suavité... O Sténio! c’est le moment où ta pâle beauté et tes yeux limpides m’apparaissent tels qu’autrefois!
Mais tout à coup les feuilles s’émurent, et de grands vols d’oiseaux traversèrent l’espace. Il y eut comme un tressaillement de joie; le vent soufflait de l’ouest, et la cime des forêts semblait s’incliner devant le dieu.
De même qu’un roi, précédé d’un brillant cortége, efface bientôt par sa présence l’éclat des pompes qui l’ont annoncé, le soleil, en montant sur l’horizon, fit pâlir la pourpre répandue sur sa route. Il s’élança dans la carrière avec cette rapidité qui nous surprend toujours, parce que c’est le seul instant où notre vue saisisse clairement le mouvement qui nous entraîne et qui semble nous lancer sous les roues ardentes du char céleste. Un moment baigné dans les vapeurs embrasées de l’atmosphère, il flotta et bondit inégal dans sa forme et dans son élan, comme un spectre de feu prêt à s’évanouir et à retomber dans la nuit; mais ce fut une hésitation rapidement dissipée. Il s’arrondit, et son sein sembla éclater pour projeter au loin la gloire de ses rayons. Ainsi, antique Hélios, au sortir de la mer, il secouait sa brûlante chevelure sur la plage, et couvrait les flots d’une pluie de feu; ainsi, sublime création du Dieu unique, il apporte la vie aux mondes prosternés.
Avec le soleil, la couleur jusque-là incomplète et vague, prit toute sa splendeur. Les bords argentés des masses de feuillage se teignirent en vert sombre d’un côté et en émeraude étincelante de l’autre. Le point du paysage que j’examinais de préférence changea d’aspect, et chaque objet eut deux faces: une obscure, et l’autre éblouissante. Chaque feuille devint une goutte de la pluie d’or; puis des reflets de pourpre marquèrent la transition de la clarté à la chaleur. Les sables blancs des sentiers jaunirent, et, dans les masses grises des rochers, le brun, le jaune, le fauve et le rouge montrèrent leurs mélanges pittoresques. Les prairies absorbèrent la rosée qui les blanchissait et se firent voir si fraîches et si vertes que toute autre verdure sembla effacée. Il y eut partout des nuances au lieu de teintes; partout sur les plantes, de l’or au lieu d’argent, des rubis au lieu de pourpre, des diamants au lieu de perles. La forêt perdit peu à peu ses mystères; le dieu vainqueur pénétra dans les plus humbles retraites, dans les ombrages les plus épais. Je vis les fleurs s’ouvrir autour de moi, et lui livrer tous les parfums de leur sein.... Je quittai cette scène qui convenait moins que l’autre à la disposition de mon âme et au caprice de ma destinée. C’était l’image de la jeunesse ardente, non plus celle de l’adolescence paisible; c’était l’excitation fougueuse à une vie que je n’ai pas vécue et que je ne dois pas vivre. Je saluai la création, et je détournai mes regards sans amertume et sans ingratitude.
J’avais passé là plusieurs heures de délices; n’était-ce pas de quoi remercier humblement le Dieu qui a fait la beauté de la terre infinie, afin que chaque être y puisât le bonheur qui lui est propre? Certains êtres ne vivent que pendant quelques instants; d’autres s’éveillent quand tout le reste s’endort; d’autres encore n’existent qu’une partie de l’année. Eh quoi! une créature humaine condamnée à la solitude ne saurait sans colère renoncer à quelques instants de l’ivresse universelle, quand elle participe à toutes les délices du calme! Non, je ne me plaignis pas, et je redescendis la montagne, m’arrêtant pour regarder de temps en temps les cieux embrasés et m’étonner du peu d’instants qui s’étaient écoulés depuis que j’y avais vu régner l’humide pâleur de la lune.
Nulle langue humaine ne saurait raconter la variété magique de cette course où le temps entraîne l’univers. L’homme ne peut ni définir ni décrire le mouvement. Toutes les phases de ce mouvement qu’il appelle le temps portent le même nom dans ses idiomes, et chaque minute en demanderait un différent, puisque aucune n’est celle qui vient de s’écouler. Chacun de ces instants que nous essayons de marquer par les nombres transfigure la création et opère sur des mondes innombrables d’innombrables révolutions. De même qu’aucun jour ne ressemble à un autre jour, aucune nuit à une autre nuit, aucun moment du jour ou de la nuit ne ressemble à celui qui précède et à celui qui suit. Les éléments du grand tout ont dans leur ensemble l’ordre et la règle pour invariables conditions d’existence, et en même temps l’inépuisable variété, image d’un pouvoir infini et d’une activité infatigable, préside à tous les détails de la vie. Depuis la physionomie des constellations jusqu’à celle des traits humains, depuis les flots de la mer jusqu’aux brins d’herbe de la prairie, depuis l’immémorial incendie qui dévore les soleils jusqu’aux inénarrables variations de l’atmosphère qui enveloppe les mondes, il n’est pas de chose qui n’ait son existence propre à elle seule, et qui ne reçoive de chaque période de sa durée une modification sensible ou insensible aux perceptions de l’homme.
Qui donc a vu deux levers de soleil identiquement beaux? L’homme qui se préoccupe de tant d’événements misérables, et qui se récrée à tant de spectacles indignes de lui, ne devrait-il pas trouver ses vrais plaisirs dans la contemplation de ce qu’il y a de grand et d’impérissable? Il n’en est pas un parmi nous qui n’ait gardé un souvenir bien marqué de quelque fait puéril, et nul ne compte parmi ses joies un instant où la nature s’est fait aimer de lui pour elle-même; où le soleil l’a trouvé transporté hors du cercle d’une égoïste individualité, et perdu dans ce fluide d’amour et de bonheur qui enivre tous les êtres au retour de la lumière. Nous goûtons comme malgré nous ces ineffables biens que Dieu nous prodigue; nous les voyons passer sans les accueillir autrement que par des paroles banales. Nous n’en étudions pas le caractère; nous confondons dans une même appréciation, froide et confuse, toutes les nuances de nos jours radieux. Nous ne marquons pas comme un événement heureux le loisir d’une nuit de contemplation, la splendeur d’un matin sans nuage. Il y a eu pour chacun de nous un jour où le soleil lui est apparu plus beau qu’en aucun autre jour de sa vie. Il s’en est à peine aperçu, et il ne s’en souvient pas. O mouvement! vieux Saturne, père de tous les pouvoirs! c’est toi que les hommes eussent dû adorer sous la figure d’une roue; mais ils ont donné tes attributs à la Fortune, parce qu’elle seule préside à leurs instants; elle seule retourne le sablier de leur vie. Ce n’est pas le cours des astres qui règle leurs pensées et leurs besoins, ce n’est pas l’ordre admirable de l’univers qui fait fléchir leurs genoux et palpiter leurs cœurs; ce sont les jouets fragiles dont ta corne est remplie. Tu la secoues sur leurs pas, et ils se baissent pour chercher quelque chose dans la fange, tandis qu’une source inépuisable de bonheur et de calme ruisselle autour d’eux, abondante et limpide, par tous les pores de la création.
LIX.
Lélia, j’ai le avidement le résumé des nobles et touchantes émotions de votre âme depuis les années qui nous séparent. Vous êtes calme, Dieu soit loué! Moi aussi je suis calme, mais triste; car depuis longtemps je suis inutile. Je vous l’ai caché pour ne pas altérer votre précieuse sérénité; mais maintenant je puis vous le dire, j’ai passé tout ce temps dans les fers; et cela sur une terre étrangère aux querelles politiques qui m’ont expulsé du pays où vous êtes, sur une terre de refuge et de prétendue liberté. J’ai été trouvé suspect, et le soupçon a suffi pour que l’hospitalité se changeât pour moi en tyrannie. Enfin j’échappe à la prison, et je vais reprendre ma tâche. Ici, comme ailleurs sans doute, je trouverai des sympathies; car ici, plus qu’ailleurs peut-être, il y a de grandes souffrances, de grands besoins et de grandes iniquités.
Vos récits et vos peintures de la vie monastique m’ont apporté au sein de ma misère des heures charmantes et de poétiques rêveries. Moi aussi, Lélia, j’ai eu dans le cachot mes jours de bonheur en dépit du sort et des hommes. Jadis j’avais souvent désiré la solitude. Aux jours des angoisses et des remords sans fruit, j’avais essayé de fuir la présence de l’homme; mais en vain avais-je parcouru une partie du monde. La solitude me fuyait; l’homme, ou ses influences inévitables, ou son despotique pouvoir sur toute la création, m’avaient poursuivi jusqu’au sein du désert. Dans la prison j’ai trouvé cette solitude si salutaire et si vainement cherchée. Dans ce calme mon cœur s’est rouvert aux charmes de la nature. Jadis à mon admiration blasée les plus belles contrées qu’éclaire le soleil n’avaient pas suffi; maintenant un pâle rayon entre deux nuages, une plainte mélodieuse du vent sur la grève, le bruissement des vagues, le cri mélancolique des mouettes, le chant lointain d’une jeune fille, le parfum d’une fleur élevée à grand’peine dans la fente d’un mur, ce sont là pour moi de vives jouissances, des trésors dont je sais le prix. Combien de fois ai-je contemplé avec délices, à travers l’étroit grillage d’une meurtrière, la scène immense et grandiose de la mer agitée promenant sa houle convulsive et ses longues lames d’écume d’un horizon à l’autre! Qu’elle était belle alors, cette mer encadrée dans une fente d’airain! Comme mon œil, collé à cette ouverture jalouse, étreignait avec transport l’immensité déployée devant moi! Eh! ne m’appartenait-elle pas tout entière, cette grande mer que mon regard pouvait embrasser, où ma pensée errait libre et vagabonde, plus rapide, plus souple, plus capricieuse, dans son vol céleste, que les hirondelles aux grandes ailes noires, qui rasaient l’écume et se laissaient bercer endormies dans le vent? Que m’importaient alors la prison et les chaînes? Mon imagination chevauchait la tempête comme les ombres évoquées par la harpe d’Ossian. Depuis je l’ai franchie sur un léger navire, cette mer où mon âme s’était promenée tant de fois. Eh bien! alors elle m’a semblé moins belle peut-être. Les vents étaient lourds et paresseux à mon gré; les flots avaient des reflets moins étincelants, des ondulations moins gracieuses; le soleil s’y levait moins pur, il s’y couchait moins sublime. Cette mer qui me portait, ce n’était plus la mer qui avait bercé mes rêves, la mer qui n’appartenait qu’à moi, et dont j’avais joui tout seul au milieu des esclaves enchaînés.
Maintenant je vis languissamment et sans efforts, comme le convalescent à la suite d’une maladie violente. Avez-vous éprouvé ce délicieux engourdissement de l’âme et du corps après les jours de délire et de cauchemar, jours à la fois longs et rapides, où, dévoré de rêves, fatigué de sensations incohérentes et brusques, on ne s’aperçoit point du temps qui marche et des nuits qui succèdent aux jours? Alors, si vous êtes sortie de ce drame fantastique où vous jette la fièvre pour rentrer dans la vie calme et paresseuse, dans l’idylle et les douces promenades, sous le soleil tiède, parmi les plantes que vous avez laissées en germe et que vous retrouvez en fleurs; si vous avez lentement marché, faible encore, le long du ruisseau nonchalant et paisible comme vous; si vous avez écouté vaguement tous ces bruits de la nature longtemps perdus et presque oubliés sur un lit de douleur; si vous avez enfin repris à la vie, doucement, et par tous les pores, et par toutes les sensations une à une, vous pouvez comprendre ce que c’est que le repos après les tempêtes de ma vie.
Mais nous n’avons pas le droit de nous arrêter plus d’un jour au bord de notre route. Le ciel nous condamne au travail. Moi, plus qu’un autre, je suis condamné à accomplir un dur pèlerinage. Il est dans le repos des délices infinies; mais nous ne pouvons pas nous endormir dans ces voluptés, car elles nous donneraient la mort. Elles nous sont envoyées en passant comme des oasis dans le désert, comme un avant-goût du ciel; mais notre patrie ici-bas est une terre inculte que nous sommes destinés à conquérir, à civiliser, à affranchir de la servitude. Je ne l’oublie pas, Lélia, et déjà je me remets en marche, souhaitant que la paix des cieux reste avec vous!
LX.
LE CHANT DE PULCHÉRIE.
Quand je quitte ma couche voluptueuse pour regarder les étoiles qui blanchissent avec l’azur céleste, mes genoux frissonnent au froid de cette matinée d’hiver. D’affreux nuages pèsent sur l’horizon comme des masses d’airain, et l’aube fait de vains efforts pour se dégager de leurs flancs livides. L’astre du Bouvier darde un dernier rayon rougeâtre aux pieds de l’Ourse boréale, dont le jour éteint un à un les sept flambeaux pâlissants. La lune continue sa course et s’abaisse lentement, froide et sinistre, des hauteurs du zénith vers les créneaux des mornes édifices. La terre commence à montrer des pentes labourées par la pluie, luisantes d’un reflet terne comme l’étain. Les coqs chantent d’une voix aigre, et l’angelus, qui salue cette aurore glacée, semble annoncer le réveil des morts dans leurs suaires, et non celui des vivants dans leurs demeures.
Pourquoi quitter ton grabat à peine échauffé par quelques heures d’un mauvais sommeil, ô laboureur plus pâle que l’aube d’hiver, plus triste que la terre inondée, plus desséché que l’arbre dépouillé de ses feuilles? Par quelle misérable habitude signes-tu ton front étroit, ridé avant l’âge, au commandement de la cloche catholique? Par quelle imbécile faiblesse acceptes-tu pour ton seul espoir et ta seule consolation les rites d’une religion qui consacre ta misère et perpétue ta servitude? Tu restes sourd à la voix de ton cœur qui te crie: Courage et vengeance! et tu courbes la tête à cette vibration lugubre qui proclame dans les airs ton arrêt éternel: Lâcheté, abaissement, terreur! Brute indigne de vivre! regarde comme la nature est ingrate et rechignée, comme le ciel te verse à regret la lumière, comme la nuit s’arrache lentement de ton hémisphère désolé! Ton estomac vide et inquiet est le seul mobile qui te gouverne encore, et qui te pousse à chercher une chétive pâture, sans discernement et sans force, sur un sol épuisé par tes ignares labeurs, par tes bras lourds et malhabiles, que la faim seule met encore en mouvement comme les marteaux d’une machine. Va broyer la pierre des chemins, moins endurcie que ton cerveau, pour que mes nobles chevaux ne s’écorchent pas les pieds dans leur course orgueilleuse! Va ensemencer le sillon limoneux, afin qu’un pur froment nourrisse mes chiens, et que leurs restes soient mendiés avec convoitise par tes enfants affamés! Va, race infirme et dégradée, chéris la vermine qui te ronge! végète comme l’herbe infecte des marécages! traîne-toi sur le ventre comme le ver dans la fange! Et toi, soleil, ne te montre pas à ces reptiles indignes de te contempler! Nuages de sang qui vous déchirez à son approche, roulez vos plis comme un linceul sur sa face rayonnante, et répandez-vous sur la terre d’Égypte jusqu’à ce que ce peuple abject ait fait pénitence et lavé la souillure de son esclavage.
Mon jeune amant, tu ne me réponds pas, tu ne m’écoutes pas? Ton front repose enfoncé dans un chevet moelleux. Crains-tu de me montrer des larmes généreuses? Pleures-tu sur cette hideuse journée qui commence, sur cette race avilie qui s’éveille? Rêves-tu de carnage et de délivrance? Gémis-tu de douleur et de colère?—Tu dors? Ta chevelure est mouillée de sueur, tes épaules mollissent sous les fatigues de l’amour. Une langueur ineffable accable tes membres et ta pensée... N’as-tu donc d’ardeur et de force que pour le plaisir?—Quoi! tu dors? La volupté suffit donc à ta jeunesse, et tu n’as pas d’autre passion que celle des femmes? Étrange jeunesse, qui ne sait ni dans quel monde, ni dans quel siècle le destin t’a jetée! Tout ton passé est ambition, tout ton présent jouissance, tout ton avenir impunité. Eh bien, si tu as tant d’insouciance et de mépris pour le malheur d’autrui, donne-moi donc un peu de cette lâcheté froide. Que toute la force de nos âmes, que toute l’ardeur de notre sang tourne à l’âpreté de nos délires. Allons, ouvrons nos bras et fermons nos cœurs! abaissons les rideaux entre le jour et notre joie honteuse! Rêvons sous l’influence d’une lascive chaleur le doux climat de la Grèce, et les voluptés antiques, et la débauche païenne! Que le faible, le pauvre, l’opprimé, le simple suent et souffrent pour manger un pain noir trempé de larmes; nous, nous vivrons dans l’orgie, et le bruit de nos plaisirs étouffera leurs plaintes! Que les saints crient dans le désert, que les prophètes reviennent se faire lapider, que les Juifs remettent le Christ en croix, vivons!
Ou bien, veux-tu? mourons, asphyxions-nous; quittons la vie par lassitude, comme tant d’autres couples l’ont quittée par fanatisme amoureux. Il faut que notre âme périsse sous le poids de la matière, ou que notre corps, dévoré par l’esprit, se soustraie à l’horreur de la condition humaine.
Il dort toujours! et moi, je ne saurais retrouver un instant de calme quand le contraste de la misère d’autrui et de ma richesse infâme vient livrer mon sein aux remords! O ciel! quelle brute est donc ce jeune homme qu’hier je trouvais si beau? Regardez-le, étoiles vacillantes qui fuyez dans l’immensité, et voilez-vous à jamais pour lui! Soleil, ne pénètre pas dans cette chambre, n’éclaire pas ce front flétri par la débauche, qui n’a jamais eu ni une pensée de reproche, ni une malédiction pour la Providence oublieuse!
Et toi vassal, victime, porteur de haillons; toi esclave, toi travailleur, regarde-le... regarde-moi, pâle, échevelée, désolée à cette fenêtre... regarde-nous bien tous les deux: un jeune homme riche et beau qui paie l’amour d’une femme, et une femme perdue qui méprise cet homme et son argent! Voilà les êtres que tu sers, que tu crains, que tu respectes... Ramasse donc les outils de ton travail, ces boulets de ton bagne éternel, et frappe! écrase ces êtres parasites qui mangent ton pain et te volent jusqu’à ta place au soleil! Tue cet homme qui dort bercé par l’égoïsme, tue aussi cette femme qui pleure, impuissante à sortir du vice!
LXI.
L’ermite vit entrer un soir dans sa cellule un jeune homme qu’il reconnut à peine; car ses vêtements, ses manières, sa démarche, sa voix et jusqu’à ses traits, tout en lui était changé, tout s’était pour ainsi dire dénationalisé, pour prendre le reflet d’une civilisation étrangère.
Quand Sténio eut partagé le frugal souper de Magnus, il prit son bras et descendit avec lui au bord du lac. Il aimait à revoir ce lieu inculte, ces grands cèdres penchés sur le précipice, ces sables argentés par la lune, et cette eau immobile où les étoiles se reflétaient calmes comme dans un autre éther. Il aimait le faible bruissement des insectes dans les joncs, et le vol silencieux des chauves-souris décrivant des cercles mystérieux sur sa tête. Dans la cellule de l’ermite, au bord du ravin, au fond du lac sans rivages, son âme cherchait une pensée d’espoir, un sourire de la destinée. Comme son front était calme et sa bouche muette depuis longtemps, Magnus crut que Dieu avait eu pitié de lui et qu’il avait ouvert enfin à ce cœur souffrant le trésor des espérances divines; mais tout à coup Sténio, l’arrêtant sous le rayon pur et blanc de la lune, lui dit, en le pénétrant de son regard cynique:
«Moine, raconte-moi donc ton amour pour Lélia, et comment, après t’avoir rendu athée et renégat, elle te fit devenir fou?
—Mon Dieu! s’écria le pâle cénobite avec égarement, faites que ce calice s’éloigne de moi!»
Sténio éclata d’un rire amer, et ôtant son chapeau d’une manière ironique:
«Je vous salue, ermite plein de grâce, dit-il; la concupiscence est toujours avec vous, à ce que je vois; car on ne peut vous faire la moindre question sans vous enfoncer mille poignards dans le cœur. N’en parlons donc plus. Je croyais que madame l’abbesse des Camaldules était devenue un personnage assez grave pour ne pas troubler l’imagination même d’un prêtre. Dites-moi, Magnus, l’avez-vous revue depuis qu’elle est là? Et il montrait le couvent des Camaldules, dont les dômes, argentés par la lune, dépassaient un peu les cyprès du cimetière.»
Magnus fit un signe de tête négatif.
«Et que faites-vous si près du camp ennemi? dit Sténio; comment êtes-vous venu dresser votre tente sous ses batteries?
—Il y avait déjà une année que j’étais ici, dit Magnus, lorsque j’ai appris qu’elle était au couvent.
—Et depuis ce temps vous avez résisté au désir de franchir ce ravin et d’aller regarder, par le trou de quelque serrure, si l’abbesse est encore belle? Eh bien, je vous admire et je vous approuve. Restez avec votre illusion et avec votre amour, mon père. Il ne vous faudrait peut-être pour guérir que voir celle que vous avez tant aimée. Mais où seraient vos mérites si vous guérissiez? Allons, gagnez le ciel, puisque le ciel est fait pour les dupes. Quant à moi, ajouta-t-il d’un son de voix tout à coup effrayant et lugubre, je sais qu’il n’y a rien de vrai dans les rêves de l’homme, et qu’une fois la vérité dévoilée il n’y a plus pour lui que la patience de l’ennui ou la résolution du désespoir; et quand j’ai dit autrefois que l’homme pouvait se complaire dans sa force individuelle, j’ai menti aux autres et à moi; car celui qui est arrivé à la possession d’une force inutile, à l’exercice d’une puissance sans valeur et sans but, n’est qu’un fou dont il faut se méfier.
«Dans les rêves de ma jeunesse, dans les extases de ma plus fraîche poésie, un fantôme d’amour planait sans cesse et me montrait le ciel. Lélia, mon illusion, ma poésie, mon élysée, mon idéal, qu’êtes-vous devenue? Où a fui votre spectre léger, dans quel éther insaisissable s’est évanouie votre essence immatérielle? C’est que mes yeux se sont ouverts, c’est qu’en apprenant que vous étiez l’impossible, la vie m’est apparue toute nue, toute cynique; belle parfois, hideuse souvent, mais toujours semblable à elle-même dans ses beautés ou dans ses horreurs, toujours bornée, toujours assujettie à d’imprescriptibles lois qu’il n’appartient pas à la fantaisie de l’homme de soulever! Et à mesure que cette fantaisie s’est usée et effacée (cette fantaisie de l’irréalisable qui seule poétise les jours de l’homme et l’attache quelques années à ses frivoles plaisirs), à mesure que mon âme s’est lassée de chercher dans les bras d’un troupeau de femmes le baiser extatique que Lélia seule pouvait donner; dans le vin, la poésie et la louange, l’ivresse qu’une parole d’amour de Lélia devait résumer, je me suis éclairé au point de savoir... Écoutez-moi, Magnus, et que mes paroles vous profitent. Je me suis éclairé au point de savoir que Lélia elle-même est une femme comme une autre, que ses lèvres n’ont pas un baiser plus suave, que sa parole n’a pas une vertu plus puissante que le baiser et la parole des autres lèvres. Je sais aujourd’hui Lélia tout entière, comme si je l’avais possédée. Je sais ce qui la faisait si belle, si pure, si divine: c’était moi, c’était ma jeunesse. Mais, à mesure que mon âme s’est flétrie, l’image de Lélia s’est flétrie aussi. Aujourd’hui je la vois telle qu’elle est, pâle, la lèvre terne, la chevelure semée de ces premiers fils d’argent qui nous envahissent le crâne, comme l’herbe envahit le tombeau; le front traversé de cet ineffable pli que la vieillesse nous imprime, d’abord d’une main indulgente et légère, puis d’un ongle profond et cruel. Pauvre Lélia, vous voilà bien changée! Quand vous passez dans mes rêves, avec vos diamants et vos parures d’autrefois, je ne puis m’empêcher de rire amèrement et de vous dire: «Bien vous prend d’être abbesse, Lélia, et d’avoir beaucoup de vertu, car, sur mon honneur, vous n’êtes plus belle, et, si vous m’invitiez au céleste banquet de votre amour, je vous préférerais la jeune danseuse Torquata ou la joyeuse courtisane Elvire.»
«Et après tout, Torquata, Elvire, Pulchérie, Lélia, qu’êtes-vous pour m’enivrer, pour m’attacher à ce joug de fer qui ensanglante mon front, pour me pendre à ce gibet où mes membres se sont brisés? Essaim de femmes aux blonds cheveux, aux tresses d’ébène, aux pieds d’ivoire, aux brunes épaules, filles pudiques, rieuses débauchées, vierges aux timides soupirs, Messalines au front d’airain, vous toutes que j’ai possédées ou rêvées, que viendriez-vous faire dans ma vie à présent? Quel secret auriez-vous à me révéler? Me donneriez-vous les ailes de la nuit pour faire le tour de l’univers? me diriez-vous les secrets de l’éternité? feriez-vous descendre les étoiles pour me servir de couronne? feriez-vous seulement épanouir pour moi une fleur plus belle et plus suave que celles qui jonchent la terre de l’homme? Menteuses et impudentes que vous êtes! qu’y a-t-il donc dans vos caresses, pour que vous les mettiez à si haut prix? De quelles joies si divines avez-vous donc le secret, pour que nos désirs vous embellissent à ce point? Illusion et rêverie, c’est vous qui êtes vraiment les reines du monde! Quand votre flambeau est éteint, le monde est inhabitable.
«Pauvre Magnus! cesse de dévorer tes entrailles, cesse de te frapper la poitrine pour y faire rentrer l’élan indiscret de tes désirs! Cesse d’étouffer tes soupirs quand Lélia apparaît dans tes songes! Va, c’est toi, pauvre homme, qui la fais si belle et si désirable; indigne autel d’une flamme si sainte, elle rit en elle-même de ton supplice. Car elle sait bien, cette femme, qu’elle n’a rien à te donner en échange de tant d’amour. Plus habile que les autres, elle ne se livre pas, elle se gaze. Elle se refuse, elle se divinise. Mais se voilerait-elle ainsi, si son corps était plus beau que celui des femmes qu’on achète? Son âme se déroberait-elle aux épanchements de l’affection, si son âme était plus vaste et plus grande que la nôtre?
«O femme, tu n’es que mensonge! homme, tu n’es que vanité! philosophie, tu n’es que sophisme! dévotion, tu n’es que poltronnerie!»
LXII.
DON JUAN.
Durant ces années qui avaient dispersé comme des feuilles d’automne des êtres autrefois si unis, Sténio, par ennui de ses habitudes, ou par nécessité d’échapper à des soupçons politiques, s’était éloigné des rivages qu’enchante le soleil. Il était venu demander à nos froides contrées les merveilles de leurs inventions, le luxe de leurs plaisirs, et aussi, peut-être, les orgueilleux sophismes de leur philosophie. Sténio était riche. Le faste, le bruit, les spectacles, le jeu, la débauche, tous les moyens d’abuser de l’argent et de la vie ne lui manquèrent pas. Mais ce qui le charma le plus, ce fut de trouver un monde tout fait pour son égoïsme et une race toute semblable, et par instinct et par goût, à ce qu’il était devenu par faiblesse et par désespoir. Il fut émerveillé de voir ériger en principe, et pratiquer systématiquement, raisonnablement, ce qu’il avait fait jusqu’alors par défi et avec délire. Il entendit des professeurs justifier, du haut de leur philosophie, tous les caprices, tous les mauvais désirs, toutes les méchantes fantaisies, sous prétexte que l’homme n’a pas d’autre guide que sa raison, et pas d’autre raison que son instinct. Il apprit chez nous toutes les merveilles de la psychologie, toutes les finesses de l’éclectisme, toute la science et toute la morale du siècle: à savoir, que nous devons nous examiner nous-mêmes attentivement, sans nous soucier les uns des autres, et faire ensuite chacun ce qui nous plaît, à condition de le faire avec beaucoup d’esprit. Sténio cessa donc d’être fou, il devint spirituel, élégant et froid. Il hanta les salons et les tavernes, portant dans les tavernes les belles manières d’un grand seigneur, et dans les salons l’impertinence d’un roué. Les prostituées le trouvèrent charmant; les femmes du monde, original. Il suivit religieusement les modes. Il dépensa son génie dans les albums et fut inspiré tous les soirs en chantant devant trois cents personnes; après quoi, il discutait sur la passion et sur le génie, sur la science, sur la religion, sur la politique, sur les arts, sur le magnétisme; et, à minuit, il allait souper chez les filles.
Quand il fut ruiné, il retomba malade, il eut le spleen, tout son esprit l’abandonna, et il parla de se brûler la cervelle. Un homme éminent dans les affaires de l’État crut le comprendre et lui offrit de vendre sa muse. Cette insulte rendit Sténio à lui-même. Il s’éloigna profondément blessé, et revint dans son pays, dévoré de tristesse, rapportant, pour tout fruit de ses voyages, cette grande leçon qu’un homme sans argent est méprisable aux yeux des riches, et qu’il faut cacher la pauvreté comme une honte quand on ne veut pas en sortir par l’infamie.
Il trouva qu’un grand changement s’était opéré dans sa province. Le cardinal Annibal et l’abbesse des Camaldules avaient fait dans les mœurs et dans les habitudes une sorte de révolution. Le prélat attirait la foule par ses prédications; mais c’était surtout aux Camaldules que l’élite des hautes classes se plaisait à l’entendre. Dans cette enceinte privilégiée et devant ce public choisi, son éloquence semblait s’élever au dessus d’elle-même. Soit la présence de l’abbesse derrière le voile du chœur, soit la confiance que lui inspirait un auditoire plus sympathique et moins nombreux que celui des basiliques, le cardinal se sentait véritablement inspiré, et il savait envelopper sous les formes mystiques les plus ingénieuses le fond incisif et pénétrant de son libéralisme éclairé. De son côté, l’abbesse avait ouvert des conférences théologiques dans l’intérieur du couvent, où étaient admises les parentes et les amies des jeunes filles élevées dans le monastère. Ces cours étaient suivis avec assiduité, et n’opéraient pas moins d’effet que les sermons du cardinal. Lélia était la première femme qu’on eût entendue parler avec clarté et élégance sur des matières abstraites, et l’intelligence des femmes qui l’écoutaient s’ouvrait à un monde nouveau. Lélia savait les amener à ses idées sans effaroucher leurs préjugés et sans mettre leur dévotion en méfiance. Elle trouvait où s’appuyer dans la morale chrétienne pour leur prêcher ce qu’elle avait tant à cœur: la pureté des pensées, l’élévation des sentiments, le mépris des vanités si funestes aux femmes, l’aspiration vers un amour infini, si peu connu ou si peu compris d’elles. Insensiblement elle s’était emparée de leurs âmes, et le catholicisme, qui jusqu’alors n’avait été pour elles qu’une affaire de forme, commençait à enfoncer de profondes racines dans leurs convictions. Il faut avouer aussi que la mode aidait au succès de ce prosélytisme; c’était le temps des dernières lueurs que jeta la foi catholique. De grandes intelligences, avides d’idéal, s’étaient dévouées à la faire revivre; mais elles ne servirent qu’à hâter la chute de l’Église; car l’Église les trahit, les repoussa, et demeura seule avec son aveuglement et l’indifférence des peuples.
Lorsque Sténio entra dans le boudoir de Pulchérie, il le trouva converti en oratoire. La statue de Léda avait fait place au marbre de Madeleine pénitente. Un collier de perles magnifiques était devenu un rosaire terminé par une croix de diamants. Au lieu du sofa, on voyait un prie-Dieu, et la joyeuse coupe de Benvenuto, enchâssée dans une conque de lapis, s’était convertie en bénitier.
Comme Sténio se frottait les yeux, la Zinzolina revint du sermon. Elle entra, vêtue de velours noir, la tête enveloppée d’une mantille, un livre de chagrin à fermoirs d’argent sous le bras, une grande croix d’or au cou. Sténio se renversa sur le prie-Dieu en éclatant de rire. «Quelle mascarade est-ce là? s’écria-t-il; depuis quand sommes-nous dévote? On dit que le diable se fit ermite lorsque... mais, Dieu me préserve de vous appliquer cet insolent proverbe, ô ma vénérable matrone romaine! Vous êtes encore belle, quoique vous ayez pris un peu d’embonpoint, et que vos cheveux d’or se soient enrichis de quelques reflets d’argent...»
Il fut un temps où Pulchérie, dans tout l’éclat de la jeunesse et dans toute la certitude de ses triomphes, eût accueilli gaiement les sarcasmes de Sténio; mais, comme Sténio l’avait très-bien remarqué, l’astre de sa beauté entrait dans son déclin, et les plaisanteries amères de son jeune amant excitèrent son dépit. L’âme de Pulchérie était plus flétrie encore que ses traits; la piété eût bien difficilement rajeuni ce cœur usé par tant de désirs éphémères, par tant de faiblesses incorrigibles. Elle allait donc à l’église autant pour suivre la mode que pour expliquer extérieurement, au gré de sa vanité, la baisse de ses succès. Elle essaya de défendre la sincérité de sa dévotion; mais elle le fit si faiblement, et les railleries de Sténio furent si cruelles, qu’elle eut tout le désavantage de la lutte, et, le sentant bien, elle se mit à pleurer.
Suspendu aux barreaux de la cellule... (Page 124.)
Quand ses larmes cessèrent d’amuser Sténio, pour s’épargner le soin de la consoler, il se mit à l’endoctriner d’un ton pédant, et lui répéta tous les lieux communs du Nord, pensant qu’ils seraient tout nouveaux dans le Midi. Il lui permit d’être catholique, lui donnant à entendre, fort peu délicatement, que la religion était faite pour les intelligences bornées, que le peuple en avait besoin, et qu’il était bon de l’encourager. Il en vint à lui prouver que ce qu’elle faisait était d’un bon exemple pour sa femme de chambre, et que d’ailleurs c’était une affaire de bonne compagnie que de se conformer au ton du jour. Il termina sa dissertation en lui disant que ce qui était bienséance dans sa manière extérieure serait, dans son intimité, du dernier mauvais goût, et il l’engagea à faire de la dévotion le matin et de la galanterie le soir. A ce discours, la Zinzolina prit sa revanche et se moqua de lui, surtout lorsqu’elle apprit qu’il était ruiné. Elle fit alors la généreuse, lui offrit sa table et sa voiture; et ce fut certainement de grand cœur, car la Zinzolina était libérale à la manière de ses pareilles; mais l’air de protection qu’elle prit avec Sténio fut pour lui le dernier coup. Un homme en place avait marchandé les chants de sa lyre; une prostituée lui promettait les dons de ses amants. Il se leva furieux, et sortit pour ne jamais la revoir.
Quand il vit la dévotion régner partout, et qu’il apprit le grand crédit de l’abbesse des Camaldules, son ironie ne connut plus de bornes. Toute l’amertume qu’il avait couvée contre Lélia se réveilla à l’idée de la voir heureuse ou puissante. Il s’était consolé de ce qu’il appelait une vengeance de sa part, en se persuadant qu’elle le paierait cher, que l’ennui dévorerait sa vie, que ses compagnes la tourmenteraient, et que, douée, comme elle l’était, d’un caractère inflexible, elle ferait bientôt un éclat qui la forcerait de quitter le cloître. Quand il vit qu’il s’était trompé, il s’imagina devoir être humilié par cette destinée florissante, et sa mélancolie maladive empira. Il comprit sa vie petitement et jalousa tout ce qui n’était pas flétri et brisé comme lui. Il envia jusqu’aux titres, jusqu’aux richesses des autres hommes. Il fut saisi d’une haine instinctive contre le cardinal, et se plut à émettre des doutes outrageants sur la pureté des relations de l’abbesse avec lui. Il oublia cette tolérance élégante et sceptique qu’il avait apprise au foyer de la civilisation, et, prenant du parti qu’il avait abandonné ce que ce parti avait précisément d’étroit et d’erroné, il déclama aigrement contre la piété, accusa de jésuitisme non-seulement tout ce qui intriguait dans l’État, mais encore tout ce qui cherchait le progrès par les voies religieuses. Il avait conservé la dignité de sa poésie en repoussant les viles séductions de la cupidité; il perdit cette dignité en forçant son génie à produire des satires pleines de fiel et des pamphlets gonflés de haine. C’est ainsi qu’au lieu de donner la main aux esprits nobles et sincères qui rêvaient la liberté et la servaient de tous leurs moyens, la jeunesse contemporaine de Sténio, croyant sauver la liberté, accusa de perfidie et repoussa brutalement ceux qui auraient aidé au triomphe de la vérité, s’il était possible que la lumière et la justice présidassent aux contestations humaines.
Et saisit sa main glacée. (Page 131.)
Un jour Sténio trouva plaisant de se déguiser en femme et de s’introduire dans le couvent pour assister à une des conférences de l’abbesse des Camaldules. Placé très-loin d’elle, il ne put voir ses traits, mais il entendit ses discours.
Forcée de se renfermer dans les usages du catholicisme, Lélia avait conservé à cet enseignement religieux la forme naïve d’une discussion où l’avocat de la mauvaise cause établit des prétentions que le défenseur de la vérité réfute toujours victorieusement. Dans le principe, le rôle de l’agresseur avait été rempli par une jeune fille exposant des doutes timides, ou par une religieuse feignant de regretter le monde. Mais, peu à peu, des femmes d’esprit qui assistaient à ces exhortations prièrent l’abbesse de leur permettre d’élever la voix librement contre elle, afin de lui soumettre leurs incertitudes ou de lui exposer leurs chagrins. A elle, de les redresser et de les consoler. Elle se rendit à leur désir, et, consultée à l’improviste sur plusieurs sujets ingénieux et délicats, elle leur répondit toujours avec une sagesse et les exhorta avec une onction qui les remplit d’admiration et d’attendrissement.
Sténio, témoin de ce gracieux échange d’épanchements nobles et pieux, moitié ravi de l’éloquence de Lélia, moitié irrité de ses faciles victoires sur toutes ces argumentations qui lui semblaient faibles et frivoles, eut la fantaisie de demander la parole à son tour. Il y avait longtemps qu’il ne s’était montré dans le pays; on avait oublié ses traits; d’ailleurs il était déguisé habilement; sa beauté avait conservé un caractère féminin, et sa voix une douceur presque enfantine. Personne ne se douta de la supercherie, et, au premier moment, Lélia elle-même y fut trompée.
«O ma mère, dit-il d’un ton doucereux et triste, vous me prescrivez toujours la prudence, vous me recommandez toujours la sagesse! Vous me dites de consulter, dans le choix d’un époux, non les dons brillants de l’esprit et de la figure, mais les qualités du cœur et la droiture de l’intelligence. Je comprends qu’avec ces précautions je pourrai échapper aux déceptions et aux souffrances; mais les fins de l’âme chrétienne en cette vie sont-elles donc de fuir la douleur et de se conserver tranquille au sein de l’égoïsme? Je pensais qu’au contraire le premier de nos devoirs était le dévoûment, et que, si la jeunesse et la beauté ont été investies par le ciel d’une puissance irrésistible, c’était dans le but de révéler l’idéal aux hommes et de le leur faire aimer. Ces dons que vous croyez sans doute funestes, vous, Madame, qui les possédiez et qui les avez ensevelis sous le cilice, n’ont pourtant pas été départis inutilement; car le Tout-Puissant ne créa rien d’inutile, à plus forte raison rien de nuisible à l’être qui reçoit la vie et qui n’a pas le pouvoir de la refuser. Moi, je crois que, plus nous sommes faites pour inspirer l’amour, plus nous devons obéir aux desseins du ciel en ouvrant notre âme à l’amour, à un amour généreux, fidèle et plein d’abnégation. La miséricorde est le plus bel attribut de Dieu; d’où vient que vous fermez notre cœur à la miséricorde, en nous prescrivant d’aimer seulement ceux qui n’en ont pas besoin et qui ne nous donneront jamais l’occasion de l’exercer? Quel mérite aurais-je d’être la compagne du juste? Le juste assurera ma paix en ce monde; mais en quoi me rendra-t-il digne d’un monde meilleur? Et quand j’irai me présenter devant le tribunal de Dieu sans lui apporter le trésor de mes larmes pour laver mes faiblesses, ne me sera-t-il pas répondu ce que Jésus disait aux Pharisiens superbes: Vous avez reçu votre récompense.
«Écoutez, madame l’abbesse: les hommes sages et forts n’ont que faire de la tendresse des femmes. Ceux à qui Dieu la destinait pour soulager et fortifier leurs cœurs, ce sont les pécheurs, ce sont les faibles, ce sont les hommes égarés. Vous ne voulez donc pas qu’ils reviennent à la vertu et au bonheur, ces infortunés que le Christ est venu racheter au prix de son sang? N’est-ce pas pour eux qu’il s’est immolé, et ne devons-nous pas nous proposer la compassion et la charité du Christ pour modèle dans l’emploi de nos plus grandes facultés? O ma mère, au lieu de haïr les méchants, il faudrait songer à les convertir. Et comme ils ne peuvent rien les uns pour les autres; comme, dans le commerce des femmes avilies auquel vous les reléguez, ils ne peuvent que se corrompre et se damner de plus en plus, Dieu nous commande peut-être de nous abaisser jusqu’à eux pour les élever ensuite jusqu’à lui. Sans doute, ils nous feront souffrir par leurs emportements, par leurs infidélités, par tous les défauts et tous les vices qu’ils ont contractés dans l’habitude d’une méchante vie; mais nous souffrirons ces maux en vue de leur salut et du nôtre; car il est écrit qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur converti que pour cent justes persévérants.
«Permettez, Madame, que je raconte ici une légende que vous connaissez sans doute, car elle est originaire de votre pays, et les poëtes l’ont traduite dans toutes les langues. Il y avait un débauché qui s’appelait don Juan... Que ce nom n’effarouche pas la pudeur, mon récit n’aura rien que d’édifiant. Il avait commis bien des crimes, il avait fait des victimes innombrables. Il avait enlevé une fille vertueuse, et puis il avait tué le père outragé de cette infortunée; il avait abandonné les plus belles et les plus pures d’entre les femmes; il avait même, dit-on, séduit et trahi une religieuse... Dieu l’avait condamné, il avait permis aux esprits de ténèbres de s’emparer de lui; mais don Juan avait aux cieux la protection ineffable de son ange gardien. Ce bel ange se prosterna devant le trône de l’Éternel, et lui demanda la grâce de changer son existence immuable et divine pour l’humble et douloureuse condition de la femme. Dieu le permit. Et savez-vous, mes sœurs, ce que fit l’ange quand il fut métamorphosé en femme? Il aima don Juan et s’en fit aimer, afin de le purifier et de le convertir.»
Sténio se tut. Son discours avait produit une agitation étrange. Sa vieille légende était toute neuve pour les jeunes filles et pour la plupart des nonnes qui l’écoutaient. Plusieurs regardaient l’étrangère qui venait de parler, avec une curiosité pleine d’émotion. Le son de sa voix les avait troublées, et le feu de son regard attirait involontairement le leur. Quelques-unes se tournèrent, effrayées, vers l’abbesse, et attendirent sa réponse avec anxiété.
Lélia demeura quelques instants confondue de l’audace de Sténio, et se demanda si elle ne le ferait pas chasser immédiatement de l’enceinte sacrée. Mais, songeant que cet éclat serait pire encore que le discours qu’on venait d’entendre, elle prit le parti de lui répondre.
«Mes sœurs, dit-elle, et vous, mes enfants, vous ne savez pas la fin de la légende, et je vais vous la raconter. Don Juan aima l’ange et ne fut pas converti. Il tua son propre frère et reprit le cours de ses iniquités. Lâche et méchant, il avait peur de l’enfer quand il était ivre. A jeun, il blasphémait Dieu, profanait ses autels et foulait aux pieds les plus belles œuvres de ses mains. L’ange devenu femme perdit la raison, c’est-à-dire la mémoire du ciel sa patrie, la conscience de sa nature divine, l’espérance de l’immortalité. Don Juan mourut dans l’impénitence finale, tourmenté par les démons, c’est-à-dire par les remords tardifs et impuissants de sa conscience. Il y eut au ciel un ange de moins, et dans l’enfer un démon de plus.
Apprenez, mes enfants, que, dans ce temps d’étranges désespoirs et d’inexplicables fantaisies, don Juan est devenu un type, un symbole, une gloire, presque une divinité. Les hommes plaisent aux femmes en ressemblant à don Juan. Les femmes s’imaginent être des anges et avoir reçu du ciel la mission et la puissance de sauver tous ces don Juan; mais, comme l’ange de la légende, elles ne les convertissent pas, et elles se perdent avec eux. Quant aux hommes, sachez que cette absurdité de revêtir de grandeur et de poésie la personnification du vice est un des plus funestes sophismes qu’ils aient accrédités. O don Juan! hideux fantôme, combien d’âmes tu as perdues sans retour! C’est leur stupide admiration pour toi qui a flétri tant de jeunesses et précipité tant de destinées dans un abîme sans fond! En marchant sur tes traces elles ont espéré s’élever au-dessus du commun des hommes. Maudit sois-tu, don Juan! On t’a pris pour la grandeur, et tu n’es que la folie. La poussière de tes pas ne vaut pas plus que la cendre balayée par le vent. Le chemin que tu as suivi ne mène qu’au désespoir et au vertige.
«Fat insolent! où donc avais-tu pris les droits insensés auxquels tu as dévoué ta vie! A quelle heure, en quel lieu Dieu t’avait-il dit: «Voici la terre, elle est à toi, tu seras le seigneur et le roi de toutes les familles. Toutes les femmes que tu auras préférées sont destinées à ta couche; tous les yeux à qui tu daigneras sourire fondront en larmes pour implorer ta merci. Les nœuds les plus sacrés se dénoueront dès que tu auras dit: Je le veux. Si un père te réclame sa fille, tu plongeras ton épée dans son cœur désolé, et tu souilleras ses cheveux blancs dans le sang et la boue. Si un époux furieux vient te disputer, le fer à la main, la beauté de sa fiancée, tu railleras sa colère et tu te confieras dans ta mission irrévocable. Tu l’attendras de pied ferme, sans hâter le coup qui doit le frapper. Un ange que j’enverrai obscurcira son regard et le mènera au-devant de la blessure!
«C’est-à-dire que Dieu, n’est-ce pas, gouvernait le monde pour tes plaisirs? il commandait au soleil de se lever pour éclairer les hameaux et les tavernes, les couvents et les palais où la verve libertine improvisait ses aventures; et, quand la nuit était venue, quand ton orgueil insatiable s’était abreuvé de soupirs et de larmes, il allumait au ciel les silencieuses étoiles pour protéger ta retraite et guider les nouveaux voyages?
«L’infamie, infligée par toi, était un honneur digne d’envie. La flétrissure de tes perfidies était un sceau glorieux, ineffaçable, qui marquait ton passage comme les chênes foudroyés la course des nuées ardentes. Tu ne reconnaissais à personne le droit de dire: «Don Juan est un lâche, car il abuse de la faiblesse, il trahit des femmes sans défense.» Non, tu ne reculais pas devant le danger. Si un vengeur s’armait pour les victimes de ta débauche, tu ne faisais pas fi d’un cadavre, et tu ne craignais pas de trébucher en mettant le pied sur ses membres engourdis.
«Un jour sans promesse et sans mensonge, une nuit sans adultère et sans duel, auraient été une honte irréparable. Tu marchais tête levée, et tes yeux cherchaient hardiment la proie que tu devais dévorer. Depuis la vierge timide qui frémissait au bruit de tes pas, jusqu’à la courtisane effrontée qui mettait au défi ton courage et ta renommée, tu ne voulais ignorer aucune des joies de l’âme ou des sens: le marbre du temple ou le fumier de l’étable servait d’oreiller à ton sommeil.
«Que voulais-tu donc, ô don Juan! que voulais-tu de ces femmes éplorées? Est-ce le bonheur que tu demandais à leurs bras? Espérais-tu faire une halte après ce laborieux pèlerinage? Croyais-tu que Dieu t’enverrait enfin, pour fixer tes inconstantes amours, une femme supérieure à toutes celles que tu avais trahies? Mais pourquoi les trahissais-tu? Est-ce qu’en les quittant tu sentais au dedans de toi-même le dépit et le découragement d’une illusion perdue? Est-ce que leur amour n’atteignait pas à la hauteur de tes rêves? Avais-tu dit dans ton orgueil solitaire et monstrueux: «Elles me doivent une félicité infinie que je ne puis leur donner: leurs soupirs et leurs gémissements sont une douce musique à mon oreille; les tortures et les angoisses de mes premières étreintes réjouissent mes yeux. Esclaves soumises et dévouées, j’aime à les voir s’embellir d’une joie menteuse pour ne pas troubler mon plaisir; mais je leur défends de planter leur espérance sur le seuil de ma pensée, je leur défends d’attendre la fidélité en échange du sacrifice!
«Est-ce que tu tressaillais de colère chaque fois que tu devinais au fond de leur âme l’inconstance qui les faisait égales à toi, et qui peut-être allait te gagner de vitesse? Étais-tu honteux et humilié quand leurs serments te menaçaient d’un amour opiniâtre et acharné qui aurait enchaîné ton égoïsme et ta gloire? Avais-tu lu quelque part dans les conseils de Dieu que la femme est une chose faite pour le plaisir de l’homme, incapable de résistance ou de changement? Pensais-tu que cette perfection idéale de renoncement existait pour toi seul sur la terre et devait assurer l’inépuisable renouvellement de tes joies? Croyais-tu qu’un jour le délire arracherait aux lèvres de ta victime une promesse impie, et qu’elle s’écrierait: «Je t’aime parce que je souffre, je t’aime parce que tu goûtes un plaisir sans partage, je t’aime parce que je sens à tes transports qui se ralentissent, à tes bras qui s’ouvrent et m’abandonnent, que tu seras bientôt las de moi et que tu m’oublieras. Je me dévoue parce que tu me repousses, je me souviendrai parce que tu m’effaceras de ta mémoire. Je t’élèverai dans mon cœur un sanctuaire inviolable, parce que tu vas inscrire mon nom dans les archives de ton mépris!»
Si tu as nourri un seul instant cette absurde espérance, tu n’étais qu’un fou, ô don Juan! Si tu as cru un seul instant que la femme peut donner à l’homme qu’elle aime autre chose que sa beauté, son amour et sa confiance, tu n’étais qu’un sot; si tu as cru qu’elle ne s’indignerait pas lorsque ta main la repousserait comme un vêtement inutile, tu n’étais qu’un aveugle. Va! tu n’étais qu’un libertin sans cœur, une âme de courtisan effronté dans le corps d’un rustre!
«Oh! qu’ils t’ont mal compris ceux qui ont vu dans ta destinée l’emblème d’une lutte glorieuse et persévérante contre la réalité! S’ils avaient renouvelé à leurs dépens l’épreuve que tu as tentée, ils ne te feraient pas la part si belle; ils confesseraient à haute voix la misère de tes ambitions, la mesquinerie de tes espérances. S’ils avaient comme toi combattu corps à corps avec l’impureté, comme ils sauraient ce qui t’a manqué, à toi qui n’as jamais connu l’amour, et qui, au lieu de reprendre avec ton bon ange la route des cieux, l’as précipité dans l’enfer à ta suite!
«C’est pour cela, don Juan, que ta mort les effraie et les consterne, et qu’ils t’adorent à genoux. Leurs yeux ne franchissent pas l’horizon que tu avais embrassé; ils ne sont heureux, comme toi, qu’avec des grincements de dents. L’épuisement et la douleur de tes derniers jours, le duel implacable de ton cerveau égaré contre ton sang engourdi, l’agonie et le râle de tes nuits sans sommeil les frappent de terreur comme une menace prophétique.
Ils ne savent pas, les insensés, que tes plaintes étaient des blasphèmes, et que ta mort est un châtiment équitable. Ils ne savent pas que Dieu punit en toi l’égoïsme et la vanité, qu’il t’a envoyé le désespoir pour venger les victimes dont la voix s’élevait contre toi.
«Mais tu n’as pas le droit de te plaindre; le châtiment qui t’a frappé n’est qu’une représaille. Tu n’étais pas sage, don Juan, si tu ignorais le dénoûment fatal de toutes les tragédies que tu avais jouées. Tu avais bien mal étudié les modèles qui t’avaient précédé dans la carrière et que tu voulais rajeunir. Tu ne savais donc pas que le crime, pour avoir quelque grandeur, pour prétendre à l’empire du monde, doit vivre dans la conscience anticipée de la peine qu’il mérite chaque jour? Alors peut-être il peut se vanter de son courage, car il n’ignore pas la fin qui lui est réservée. Mais si tu croyais échapper à la vengeance céleste, don Juan, tu n’étais donc qu’un lâche!
«O mes sœurs! ô mes filles! voilà ce que c’est que don Juan. Aimez-le maintenant si vous pouvez. Que votre imagination s’exalte à l’idée de livrer les trésors de votre âme au souffle empoisonné de l’impie; que les romans, les poëmes, le théâtre, vous montrent la perversité triomphante de votre grossier contempteur. Adorez-le à genoux, abjurez pour lui tous les dons du ciel, faites-en un chemin splendide où ses pieds viennent répandre le sang et la fange! Allez! courbez vos fronts, quittez le sein de Dieu, jeunes anges qui vivez en lui. Faites-vous victimes, faites-vous esclaves, faites-vous femmes!
«Ou plutôt déjouez ce piége grossier que le vice vous tend. Pour se dispenser de vous obtenir par des voies meilleures, sans doute son rôle est de se rendre aimable, sa tactique est de se peindre intéressant. Il vous dira qu’il souffre, qu’il soupire après le ciel qui le repousse, qu’il n’attend que vous pour y retourner; mais il a déjà fait ces lâches mensonges et ces perfides promesses à des femmes aussi candides que vous; et, quand il vous aura profanées et brisées comme elles, comme elles vous serez délaissées et enregistrées comme une date sur la liste de ses débauches.
«Sans doute il est des circonstances, heureusement bien rares, où le pardon et la patience de la femme servent, dans les desseins de Dieu, à la conversion de tels hommes. Quand de telles circonstances se rencontrent dans notre vie, malgré nous et en dépit de toute prévision, acceptons cette épreuve. Il y a des souffrances qui nous viennent de Dieu: que le dévouement, la douceur et l’abnégation soient les ressources de la femme à qui la Providence a envoyé le fléau d’un pareil époux. Mais ce dévouement doit avoir une limite; car ce qu’il y a de pis au monde, c’est d’oublier que le vice est haïssable en lui-même et de se mettre à aimer le vice. Si, comme les hommes aiment à le proclamer, la femme est un être faible, ignorant et crédule, de quel droit nous appellent-ils pour les convertir? Nous ne le pouvons pas sans doute; et eux, nos supérieurs, nos maîtres, ils peuvent donc nous pervertir et nous perdre? Voyez quelle hypocrisie ou quelle absurdité dans leur raisonnement!
«S’il est des souffrances qui viennent de Dieu, il en est bien plus, croyez-moi, qui nous viennent de nous-mêmes et que nous avons cherchées par notre témérité. Désirer l’amour du méchant, mettre son idéal dans la société du vice!... Mais cela est-il croyable, cela est-il possible? Le mal est si contagieux que les anges mêmes y succombent. Quel orgueil insensé ira donc tenter un pareil sort? Ah! si jamais l’une de vous éprouve cette tentation, qu’elle s’examine bien elle-même, et elle verra que son prosélytisme n’est qu’un prétexte de la vanité. Il serait si beau de convertir don Juan! il serait si glorieux de l’emporter sur toutes celles qui ont échoué! Eh bien, vous êtes belle, vous êtes persuasive, vous êtes un être privilégié; peut-être marquerez-vous dans la vie de don Juan. Il n’a jamais aimé la même femme plus d’un jour; peut-être aura-t-il pour vous deux jours de fidélité. Ce sera un beau triomphe; on en parlera. Mais que deviendrez-vous le troisième jour? Oserez-vous vous présenter devant Dieu pour lui demander sa paix que vous possédiez et que vous avez aliénée pour l’honneur de posséder don Juan? Vous aviez promis au Seigneur de lui ramener cette âme égarée; et pourtant vous revenez seule, abattue, souillée. Votre âme a perdu sa virginité, votre beauté sa puissance, votre jeunesse son espoir. Le souffle de don Juan est sur vous. Faites pénitence; il faudra beaucoup prier, beaucoup pleurer avant que cette tache soit lavée et que cette blessure ait fini de saigner. Mais quoi! votre réconciliation avec Dieu vous épouvante! vous craignez les reproches de la conscience, l’horreur de la solitude! vous vous jetez dans le tumulte du monde! Vous espérez vous enivrer et oublier votre mal. Mais le monde vous raille et vous dédaigne. Le monde est cruel, impitoyable. Vos larmes, qui eussent attendri le Seigneur, ne seront pour le monde qu’un sujet de risée. Alors il vous faut vaincre l’insolence du monde, et relever votre vanité froissée en cherchant de nouveaux triomphes. Il vous faut d’autres amours, vous ne pouvez pas rester seule et abandonnée. Vous ne pouvez pas être un objet de pitié pour les autres femmes. Il faut vous obstiner à soumettre don Juan. Retournez à lui; votre persévérance l’enorgueillira, et, pendant un jour encore, vous croirez être au comble du bonheur et de la gloire. Mais avec don Juan, il est un lendemain inévitable. Un charme magique pèse sur lui, l’ennui le poursuit partout et le chasse de partout. Il le chassera de vos bras comme de ceux des autres. Suivez-le si vous l’osez!
«Mais non, faites mieux, abandonnez-vous à la colère, à la vengeance. Oubliez don Juan, prouvez-lui que vous êtes aussi forte, aussi légère que lui, cherchez un réparateur de votre affront, un consolateur à votre peine. Un autre don Juan se présentera, car il y en a beaucoup dans le temps où nous vivons. Il en viendra un plus beau, plus élégant, plus impudent que le premier. Celui-là ne vous eût pas cherchée alors que vous étiez pure. Il n’aime que le vice effronté; et quand il saura que vous avez été profanée, il se flattera de vous trouver telle qu’il vous désire. Il vous poursuivra, il vous persuadera sans peine; car il sait que c’est le dépit et non le besoin d’aimer qui vous attire à lui. Il a trop d’expérience pour croire à un amour que vous n’éprouvez pas, et lui, qui n’en éprouve pas davantage, il ne craindra pas de vous tromper par les plus absurdes promesses. Avec le premier vous aviez eu deux ou trois jours de tendresse, avec le second vous n’en aurez pas un seul.
«Je m’arrête; c’est assez mettre sous vos yeux le tableau hideux de l’égarement et du désespoir. Détournez vos regards, ô mes douces et chastes compagnes! élevez-les au ciel et voyez si les anges s’ennuient de la société de l’Eternel! voyez si la légende est vraie et si les bienheureux abjurent leurs ineffables délices pour la société des hommes corrompus!»
La belle Claudia pleurait.....
Sténio n’entendit pas la fin du discours de l’abbesse. Elle avait, comme de coutume, ramené à elle tout son auditoire, et la gloire de don Juan était renversée. Comme il vit que, malgré l’attention qu’on donnait à l’abbesse, de temps en temps des regards incertains et curieux s’attachaient sur lui, il craignait d’être reconnu s’il sortait avec la foule. Il s’échappa sans bruit et revint chez lui quitter son travestissement, tout en roulant dans son esprit mille projets de vengeance, tous plus fous les uns que les autres.
LXIII.
A force de faire des projets, Sténio sortit sans s’être arrêté à aucun. Il avait repris les habits de son sexe, et sa toilette était des plus recherchées. Quand il eut marché longtemps, il se demanda ce qu’il allait faire; il était près du couvent des Camaldules. Son instinct et sa destinée l’avaient porté là sans qu’il en eût conscience.
Autrefois, Sténio avait pénétré dans ce monastère. Pendant deux nuits il avait erré sur les terrasses, dans les cloîtres, autour des dortoirs. Il retrouva sans peine la cellule de Claudia, et, grimpant le long du berceau de jasmin qui entourait la croisée, il hésita s’il ne casserait pas un carreau pour entrer.
Sténio voulait à tout prix mortifier l’orgueil de Lélia. Ne pouvant le briser, il voulait au moins le tourmenter, et il se demandait sur qui porterait sa première tentative. Serait-ce sur Claudia, cette enfant qu’il avait trouvée jadis si bien disposée à l’écouter? Elle était devenue une grande et belle personne, pleine de dignité, de raison et de piété sincère. Son éducation avait été le chef-d’œuvre de l’abbesse, car nulle âme n’avait été plus près de se corrompre, et nulle n’avait eu autant d’efforts à faire pour s’ouvrir à la droiture et à la sagesse. Claudia sentait le mal que lui avait fait sa première éducation, et, dans sa lutte avec les mauvaises influences du passé, elle avait été si effrayée de l’avenir que son caprice s’était changé en résolution inébranlable. Elle avait pris le voile. Elle était novice.
Quelle gloire pour Sténio, et quelle humiliation pour Lélia, s’il venait à bout d’arracher cette proie au prosélytisme! Comme Claudia, dédaignée par lui chez la courtisane où elle était venue le chercher, et puis attirée ensuite à un rendez-vous où elle ne l’avait pas trouvé, et enfin arrachée à des résolutions sérieuses et à une jeunesse mûrie par la réflexion, serait une belle conquête à afficher! Peut-être en ce moment la fière abbesse racontait aux vieilles nonnes qu’elle avait reconnu, dans l’orateur femelle de la conférence, un fat qu’elle s’était plu, dans sa réponse, à persifler et à humilier! Peut-être, le lendemain, grâce au caquet des nonnes, on saurait dans toute la ville le triomphe d’éloquence que Sténio était venu procurer à Lélia. Il lui fallait une aventure scandaleuse pour mettre les rieurs de son côté. Mais serait-ce Claudia, serait-ce Lélia elle-même que Sténio attaquerait de préférence?
Suspendu au barreaux de la cellule, il distinguait, à la faible lueur d’une lampe allumée devant l’image de la Vierge, une forme blanche élégamment jetée sur une couche étroite et basse. C’était la belle Claudia dormant sur son lit en forme de cercueil. Son sommeil n’était pas parfaitement calme. De temps en temps un soupir profond, vague réminiscence du chagrin, de la crainte ou du repentir, venait soulever sa poitrine. Son bandeau s’était dérangé, et ses longs cheveux noirs, dont elle devait bientôt, comme Lélia, faire le sacrifice, retombaient sur son bras d’albâtre, mal caché par une large manche de lin.
La beauté de cette fille avait tellement augmenté depuis le temps où Sténio l’avait connue, son attitude était si gracieuse, il y avait en elle un si singulier mélange de volupté instinctive luttant encore, quoique faiblement, contre la chasteté victorieuse, que Sténio, troublé, oublia ses projets et ne songea qu’à la désirer pour elle-même. Mais ce soupir, qui de temps en temps échappait à Claudia comme une note mystérieuse exhalée vers le ciel, causait un effroi involontaire à ce débauché. Les malédictions que Lélia avait données à don Juan lui revenaient aussi en mémoire et ne lui semblaient plus des attaques personnelles contre lui. «Après tout, se dit-il en regardant le sommeil virginal de Claudia, cette homélie ne peut m’avoir été adressée. Je ne suis point un roué; je suis libertin, mais non pas lâche ni menteur. Je vis avec des femmes débauchées, et je n’ai pas une grande opinion de la vertu des autres; mais je ne cherche pas à m’en assurer, car il y a toujours eu dans le souvenir de ma première déception quelque chose qui m’a mis en méfiance de moi-même. J’ai peut-être les manières et l’aplomb d’un Lovelace, mais je n’en ai pas la confiance superbe. Je n’ai trompé ni séduit aucune femme, pas même celle-ci, qui est venue me trouver dans un mauvais lieu, et que je regarde dormir à cette heure dans son voile de novice, sans en écarter le moindre pli. Qu’ai-je donc de commun avec don Juan? J’ai eu quelques velléités de l’imiter; mais j’ai senti aussitôt que je ne le pouvais pas. Je vaux mieux ou moins que lui, mais je ne lui ressemble pas. Je n’ai ni assez de santé, ni assez de gaieté, ni assez d’effronterie pour me donner tant de peine, sachant que je puis trouver des plaisirs faciles. Si Lélia s’imagine avoir frappé juste sur moi en écrasant don Juan sous sa rhétorique, elle se trompe beaucoup, elle a lancé son javelot dans le vide.
Il quitta les barreaux de la cellule et se promena dans le jardin, occupé toujours des anathèmes de Lélia et sentant croître en lui, non plus le désir de s’en venger en les méritant, mais de les repousser en faisant connaître qu’il ne les méritait pas. L’âme de Sténio était foncièrement honnête et amie de la droiture. Il avait la prétention, en général, d’être plus vicieux qu’il ne l’était en effet; mais, si on le prenait au mot, sa fierté se révoltait, et son indignation prouvait que ses principes, à certains égards, étaient inébranlables.
Il marchait avec agitation sous les myrtes du préau, et toutes les paroles de l’abbesse lui revenaient à la mémoire avec une précision qui tenait du prodige. Sa colère avait fait place à une souffrance profonde. Il n’avait pu se défendre d’admirer la parole de l’abbesse; le son de sa voix était plus harmonieux que jamais, et le ton dont elle disait révélait, comme autrefois, cette conviction profonde, cette incorruptible bonne foi que Lélia avait portée dans le scepticisme comme dans la piété. Il n’avait pas bien vu son visage; mais elle lui avait semblé toujours belle, et sa taille n’avait pas, comme celle de Pulchérie, perdu son élégance et sa légèreté. Malgré lui, Sténio avait été frappé du progrès intellectuel qui s’était accompli dans cette âme déchirée à l’âge où les femmes subissent, avec la perte de leurs charmes, une sorte de décadence morale. Lélia avait donné un démenti puissant à toutes les prévisions applicables aux destinées vulgaires. Elle avait triomphé de tout, de son amant, du monde et d’elle-même. Sa force effrayait Sténio; il ne savait plus s’il devait la maudire ou se prosterner. Ce qui était bien nettement senti de lui, c’était la douleur d’être méconnu par elle, méprisé sans doute, à l’heure où il ne pouvait se défendre de la respecter ou de la craindre.
Tel est le cœur humain: l’amour est la lutte des plus hautes facultés de deux âmes qui cherchent à se fondre l’une dans l’autre par la sympathie. Quand elles n’y parviennent pas, le désir de s’égaler au moins par le mérite devient un tourment pour leur orgueil mutuellement blessé. Chacune voudrait laisser à l’autre des regrets, et celle qui croit les éprouver seule est en proie à un véritable supplice.
Sténio, de plus en plus agité, sortit du jardin et suivit au hasard une galerie étroite soutenue d’arcades élégantes. Au bout de cette galerie, un escalier tournant en spirale sur un palmier de marbre s’offrit devant lui. Il le monta, pensant que ce passage le ramènerait aux terrasses par lesquelles il était venu. Il trouva un rideau de drap noir et le souleva à tout hasard, quoique avec précaution. La chaleur avait été accablante dans la journée. Cette tenture était la seule porte qui fermât les appartements de l’abbesse. Sténio traversa une pièce qui servait d’oratoire, et se trouva dans la cellule de Lélia.
Cette cellule était simple et recherchée à la fois. Elle était toute revêtue, à la voûte et aux parois, d’un stuc blanc comme l’albâtre. Un grand Christ d’ivoire, d’un beau travail, se détachait sur un fond de velours violet, encadré dans des baguettes de bronze artistement ciselées. De grandes chaises d’ébène massives, carrées, mais d’un goût pur, relevées par des coussins de velours écarlate, un prie-Dieu et une table du même style sur laquelle étaient posés une tête de mort, un sablier, des livres et un vase de grès rempli de fleurs magnifiques, composaient tout l’ameublement. Une lampe de bronze antique, posée sur le prie-Dieu, éclairait seule cette pièce assez vaste, au fond de laquelle Sténio ne distingua Lélia qu’au bout de quelques instants. Puis, quand il la vit, il resta cloué à sa place; car il ne sut si c’était elle ou une statue d’albâtre toute semblable à elle, ou le spectre qu’il avait cru voir dans des jours de délire et d’épuisement.
Elle était assise sur sa couche, cercueil d’ébène gisant à terre. Ses pieds nus reposaient sur le pavé et se confondaient avec la blancheur du marbre. Elle était tout enveloppée de ses voiles blancs, dont la fraîcheur était incomparable. A quelque heure qu’on vit la belle abbesse des Camaldules, elle était toujours ainsi; et l’éclat de ce vêtement sans tache et sans pli avait quelque chose de fantastique qui donnait l’idée d’une existence immatérielle, d’une sérénité en dehors des lois du possible. A ce vêtement si pur, ses compagnes attachaient un respect presque superstitieux. Aucune n’eût osé le toucher; car l’abbesse était réputée sainte, et tout ce qui lui appartenait était considéré comme une relique. Peut-être elle-même attachait une idée romanesque à cette blancheur du lin qui lui servait de parure. Elle trouvait avec la poésie chrétienne les plus touchants emblèmes de la pureté de l’âme dans cette robe d’innocence si précieuse et si vantée.
Lélia ne vit pas Sténio, quoiqu’il fût debout devant elle; et Sténio ne sut pas si elle dormait ou si elle méditait, tant elle demeura immobile et absorbée malgré sa présence. Ses grands yeux noirs étaient ouverts cependant; mais leur fixité tranquille avait quelque chose d’effrayant comme la mort. Sa respiration n’était pas saisissable. Ses mains de neige posées l’une sur l’autre n’indiquaient ni la souffrance, ni la prière, ni l’abattement. On eût dit d’une statue allégorique représentant le calme.
Sténio la regarda longtemps. Elle était plus belle qu’elle n’avait jamais été; quoiqu’elle ne fût plus jeune, il était impossible d’imaginer en la voyant qu’elle eût plus de vingt-cinq ans; et cependant elle était pâle comme un lis, et aucun embonpoint ne voilait sur ses joues le ravage des années. Mais Lélia était un être à part, différent de tous les autres, passionné au fond de l’âme, impassible à l’extérieur. Le désespoir avait tellement creusé en elle qu’il était devenu la sérénité. Toute pensée de bonheur personnel avait été abjurée avec tant de puissance, qu’il ne restait pas la moindre trace de regret ou de mélancolie sur son front. Et cependant Lélia connaissait des douleurs auxquelles rien dans la vie des autres êtres ne pouvait se comparer; mais elle était comme la mer calme, quand on la regarde du sommet des montagnes, alors qu’elle paraît si unie qu’on ne peut comprendre les orages cachés dans son sein profond.
Quand Sténio la vit ainsi, lui qui s’était toujours attendu à la retrouver déchue de toute sa puissance, un trouble, un attendrissement, un transport imprévus s’emparèrent de lui. Six années de dépit, de méfiance ou d’ironie furent oubliées en un instant devant la beauté de la femme; six années de désordres, de scepticisme ou d’impiété furent abjurées comme par magie au spectacle de la beauté de l’âme. Ce que Sténio avait adoré autrefois dans Lélia, c’était précisément cette réunion de la beauté physique et de la beauté intellectuelle. Cette force du l’intelligence qui lui avait résisté était devenue l’objet de sa haine. Il n’avait voulu garder dans sa mémoire que le souvenir d’une belle femme, et, pour consoler son amour-propre d’avoir plié le genou devant Lélia, il se plaisait à répéter que sa beauté seule l’avait ébloui et lui avait fait rêver en elle un génie qu’elle n’avait pas. En contemplant Lélia ainsi pensive, il fut impossible à Sténio de ne pas sentir qu’entre cette femme, qu’il eût pu mériter, et toutes celles qu’il prétendait comparer et égaler à elle, il y avait l’abîme de l’infini. Comme un prodigue ruiné à l’aspect d’un trésor négligé qui lui échappe, il fut pris de vertige et de désespoir, et s’appuya contre la porte pour ne pas se laisser tomber à genoux. Lélia ne vit pas son trouble. Emportée par l’esprit dans un autre monde, elle n’existait pas, à cet instant-là, de la vie des sens.
Sténio resta presque une heure devant elle, l’étudiant avec avidité, épiant le réveil du sentiment dans cette extase de la pensée, se demandant avec angoisse si elle songeait à lui en cet instant, et si c’était pour le plaindre, le regretter ou le mépriser. Enfin, elle fit un léger mouvement et parut sortir de son rêve, mais peu à peu, et sans se rendre encore bien compte de la vie extérieure. Puis elle se leva, et marcha lentement dans le fond de sa chambre. La lampe envoyait au mur pâle le reflet transparent de son ombre voilée. On eût dit d’un spectre qui marchait à côté d’elle. Enfin elle s’arrêta devant sa table, et, croisant ses bras sur sa poitrine, la tête penchée en avant, et l’air mélancolique, cette fois, elle contempla longtemps le vase rempli de fleurs. Sténio la vit essuyer quelques larmes qui coulaient de ses yeux lentement et tranquillement, comme l’eau d’une source limpide et silencieuse. Il ne put résister plus longtemps à son émotion.
«Oh! lui dit-il en faisant quelques pas vers elle, voici la seconde fois que je te vois pleurer: la première fois j’étais à tes pieds; aujourd’hui j’y serai encore si tu veux me dire le secret de tes larmes.»
Lélia ne tressaillit point: elle regarda Sténio d’un air étrange, et sans montrer ni crainte ni colère de le voir pénétrer chez elle au milieu de la nuit.
«Sténio, lui dit-elle, je pensais à toi; il me semblait te voir et t’entendre; ton image était dans ma pensée. Que viens-tu faire ici, tel que te voilà?
—Ma présence vous fait horreur, Lélia? dit Sténio, effrayé de cet accueil glacial.
—Non, répondit Lélia.
—Mais, dit Sténio, elle vous offense et vous irrite?
—Non plus, répondit Lélia.
—Eh bien, elle vous afflige, peut-être?
—Je ne sais pas ce qui peut m’affliger désormais, Sténio. Mon âme vit dans la présence incessante, éternelle, des sujets de sa réflexion et des causes de sa douleur. Tu vois que ta visite ne m’émeut pas plus que ton souvenir, et ta personne pas plus que ton image.
—Vous pleuriez, Lélia, et vous dites que vous pensiez à moi!
—Regarde cette fleur, dit Lélia en lui montrant un narcisse blanc d’un parfum exquis. Elle m’a rappelé ce que tu étais dans ta jeunesse, alors que je t’aimais; et tout à coup j’ai vu tes traits, j’ai entendu le son de ta voix, et mon cœur a été délicieusement ému, comme aux jours où je me croyais aimée de toi.
—Est-ce un rêve que je fais? s’écria Sténio hors de lui. Est-ce Lélia qui me parle ainsi? et si c’est elle, est-ce parce que la sœur Annonciade s’ennuie de la solitude, ou parce que l’abbesse des Camaldules veut railler amèrement mon audace?»
Lélia ne sembla pas entendre ce que disait Sténio; elle tenait le narcisse, et le regardait avec attendrissement.
«Te voilà, mon poëte, lui dit-elle, comme je t’ai souvent contemplé à ton insu. Souvent, dans nos courses rêveuses, je t’ai vu, plus faible que Trenmor et moi, céder à la fatigue et t’endormir à mes pieds sous une chaude brise de midi, parmi les fleurs de la forêt. Penchée sur toi, je protégeais ton sommeil, j’écartais de toi les insectes malfaisants. Je te couvrais de mon ombre quand le soleil perçait les branches pour jeter un baiser à ton beau front. Je me plaçais entre toi et lui. Mon âme despote et jalouse t’enveloppait de son amour. Ma lèvre tranquille effleurait quelquefois l’air chaud et parfumé qui frémissait autour de toi. J’étais heureuse alors, et je t’aimais! Je t’aimais autant que je puis aimer. Je te respirais comme un beau lis, je te souriais comme à un enfant, mais comme à un enfant plein de génie. J’aurais voulu être ta mère et pouvoir te presser dans mes bras sans éveiller en toi les sens d’un homme.