Lélia
D’autres fois, j’ai surpris le secret de tes promenades solitaires. Tantôt, penché sur le bassin d’une source ou appuyé sur la mousse des rochers, tu regardais le ciel dans les eaux. Le plus souvent, tes yeux étaient à demi fermés, et tu semblais mort à toutes les impressions extérieures. Comme maintenant, tu semblais te recueillir et regarder en toi-même Dieu et les anges réfléchis dans le mystérieux miroir de ton âme. Te voilà, comme tu étais alors, frêle adolescent, encore sans mauvaise passion, étranger aux ivresses et aux souffrances de la vie. Fiancé de quelque vierge aux ailes d’or, tu n’avais pas encore jeté ton anneau dans les flots orageux. Est-ce que tant de jours, tant de maux, ont été subis depuis cette matinée sereine où je t’ai rencontré comme un jeune oiseau ouvrant ses ailes tremblantes aux premières brises du ciel? Est-ce que nous avons vécu et souffert depuis cette heure où tu me demandais de t’expliquer l’amour, le bonheur, la gloire et la sagesse? Enfant qui croyais à toutes ces choses et qui cherchais en moi ces trésors imaginaires, est-il vrai que tant de larmes, tant d’épouvantes, tant de déceptions, nous séparent de cette matinée délicieuse? Est-ce que tes pas, qui n’avaient courbé que des fleurs, ont marché depuis dans la fange et sur le gravier? Est-ce que ta voix, qui chantait de si suaves harmonies, s’est enrouée à crier dans l’ivresse? Est-ce que ta poitrine, épanouie et dilatée dans l’air pur des montagnes, s’est desséchée et brûlée au feu de l’orgie? Est-ce que ta lèvre, que les anges venaient baiser dans ton sommeil, s’est souillée à des lèvres infâmes? Est-ce que tu as tant souffert, tant rougi et tant lutté, ô Sténio! ô le bien-aimé fils du ciel?
—Lélia! Lélia! ne parle pas ainsi, s’écria Sténio en tombant aux genoux de l’abbesse; tu brises mon cœur par une froide moquerie; tu ne m’aimes pas, tu ne m’as jamais aimé!...»
En sentant la main de Sténio chercher la sienne, l’abbesse recula avec un frisson douloureux.
«Oh! dit-elle, ne parlez pas ainsi vous-même. Je songeais à cette fleur au fond de laquelle je croyais voir une image qui s’est effacée. Maintenant, Sténio, adieu!
Elle laissa tomber la fleur à ses pieds; un profond soupir s’exhala de son sein, et, levant les yeux au ciel dans un mouvement d’inexprimable tristesse, elle passa la main sur son front, comme pour chasser une illusion et revenir avec effort au sentiment de la réalité. Sténio attendait avec anxiété qu’elle s’expliquât sur le présent. Elle le regarda avec un mélange d’étonnement et de froideur.
«Vous avez voulu me voir, dit-elle; je ne vous demande pas pourquoi, car vous ne le savez pas vous-même. Maintenant que votre inquiétude est satisfaite, il faut vous retirer.
—Pas avant que vous me disiez ce que vous éprouvez vous-même en me voyant, répondit Sténio. Je veux savoir quel sentiment succède en vous à ce souvenir d’amour que vous n’avez pas craint d’exprimer devant moi.
—Aucun, répondit Lélia, pas même la colère.
—Quoi! pas même la haine?
—Pas même le mépris, répondit Lélia. Vous n’existez pas pour moi. Il me semble que je suis seule, et que je regarde un portrait de vous qui ne vous ressemble pas.
—Quoi! pas même le mépris? dit Sténio irrité; pas même la peur? ajouta-t-il en se relevant et en la suivant de près, tandis qu’elle reprenait sa promenade au fond de la cellule.
—La peur moins que toute autre chose, dit Lélia sans daigner faire attention à la fureur qui s’emparait de lui. Vous n’êtes pas encore don Juan, Sténio! Vous êtes une nature faible et non perverse. Comme vous ne croyez pas en Dieu, vous ne croyez pas non plus à Satan; vous n’avez fait aucun pacte avec l’esprit du mal, car rien n’est mal comme rien n’est bien à vos yeux. Vos instincts ne vous portent point au crime; ils repoussent l’infamie. Vous fûtes un type de candeur et de grâce, vous n’êtes aujourd’hui le type de rien: vous vous ennuyez! L’ennui n’avilit ni ne dégrade, mais il efface, il détruit.
—Vous le savez sans doute, madame l’abbesse, répondit Sténio avec aigreur; car j’ai surpris le secret de vos nuits, et je sais que vous ne lisez pas, que vous ne dormez pas, que vous ne priez pas; je sais que, vous aussi, l’ennui vous dévore!
—Le chagrin me dévore, non l’ennui! répondit Lélia avec une franchise qui brisa l’orgueil de Sténio.
—Le chagrin! dit-il avec surprise. Vous en convenez donc? Oh! oui, en vous voyant si calme, j’aurais dû comprendre que vous nourrissiez tranquillement et patiemment, comme jadis, le désespoir dans votre sein; pauvre Lélia!
—Oui, pauvre Lélia! répondit l’abbesse, je mérite d’être appelée ainsi, et pourtant j’ai de grandes richesses, de grandes espérances, de grandes consolations: la conscience d’avoir agi comme je devais, la certitude d’un Dieu ami des malheureux, et l’intelligence des joies saintes auxquelles une âme résignée peut aspirer.
—Mais vous souffrez, Lélia, dit Sténio de plus en plus étonné de la trouver si sincère; vous n’êtes donc pas résignée? Vous ne ressentez donc pas ces joies que vous comprenez? Ce Dieu, ami des infortunés, ne vous assiste donc pas? La paix de votre conscience n’est donc pas une félicité suffisante?
—Je ne m’étonne pas que vous me le demandiez, répondit Lélia; car vous ne savez plus rien de toutes ces choses, et vous devez trouver un certain attrait de curiosité à les rapprendre; je vais donc vous les dire.»
Elle lui fit signe de s’éloigner d’elle, car il marchait à ses côtés, il n’osa pas résister à ce geste dont l’autorité semblait surhumaine. Elle s’éloigna aussi, et, appuyant son coude contre le bord de la fenêtre, elle lui parla debout et le regard fixé sur lui avec assurance.
«Je ne veux, pas vous tromper, lui dit-elle. Je sens que ces paroles échangées à cette heure entre nous ont une solennité qu’il n’est pas en mon pouvoir de détourner. Si Dieu a permis que vous entrassiez sans obstacle dans le sanctuaire de mon repos, s’il a livré à votre curiosité malveillante ou frivole le secret douloureux de mes veilles, sa volonté est apparemment que vous connaissiez mes pensées; et vous les connaîtrez pour en faire l’usage que Dieu a prévu et ordonné. La fierté que je professe, que j’enseigne et que je pratique est, je le sais, l’objet de votre aversion et de votre ressentiment. Vous la combattez avec âpreté dans vos entretiens, dans vos écrits, dans le sein même de mon humble école; mais vous la combattez par un faible argument, Sténio. Vous dites que mon chemin ne mène point au bonheur, que je suis moi-même la première victime de cet indomptable orgueil que j’exalte. Vous vous trompez, Sténio! ce n’est pas de mon orgueil que je suis victime, c’est de l’absence des affections qui font la vie de l’âme. La vie de l’âme en Dieu est une existence sublime, mais elle ne suffit pas, parce qu’elle ne peut pas exister complète, incessante, infinie. Dieu nous aime et nous porte en lui à toute heure; nous aussi, nous l’aimons et le portons en nous; mais nous ne sentons pas, comme lui, à toute heure, cette vie universelle qui est en lui naturelle et nécessaire; en nous, accidentelle, extraordinaire, jaculatoire. L’amour infini est donc la vie de Dieu. La vie de l’homme se compose de l’amour infini, qui a Dieu et l’univers pour objet, et de l’amour fini ou terrestre, qui a pour objet les âmes humaines associées par le sentiment a l’être humain. Cette association, c’est l’amour, l’hyménée, la génération, la famille. Qu’une créature humaine s’isole et renonce à ces éléments nécessaires de son existence, elle souffre, elle languit, elle n’existe plus qu’à demi. Elle a bien l’immensité de Dieu pour refuge; mais, faible et bornée qu’elle est, elle se perd au sein de cette immensité et s’y sent absorbée, dévorée, anéantie, comme un atome dans le foyer des astres. Quelquefois cette absorption est enivrante, délicieuse, sublime; il est, dans la prière et dans la contemplation, des ravissements inouïs et dont nulle joie terrestre ne peut donner l’idée. Mais ils sont rares, ils s’évanouissent rapidement, et ne reviennent pas au premier cri de notre souffrance; ils sont rares, parce que notre âme, malgré tous nos efforts, a besoin pour les ressentir d’un état de puissance auquel la nature humaine ne peut aisément s’élever ni se soutenir; ils sont fugitifs, parce que Dieu ne nous permet point de passer en cette vie de l’état d’homme à l’état d’ange: il faut que nous subissions notre sévère destinée, et que notre pèlerinage s’accomplisse dans les dures conditions de la vie terrestre.
«Au milieu de sa rigueur, Dieu est bon et prodigue envers nous. Il a permis que nous eussions sur cette terre des affections tendres, fortes, exclusives; mais il a voulu, pour sanctionner ces affections, qu’elles revêtissent un caractère de grandeur, de justice et de sublimité, moyennant lesquelles elles ressemblent à l’amour divin, parce qu’elles s’y retrempent et s’y confondent; et sans lesquelles elles se matérialisent, s’avilissent et s’éteignent, parce que l’amour divin ne les inspire et ne les gouverne plus. Ainsi, quand les générations se corrompent ou s’endorment, quand le progrès de la justice est entravé sur la terre, quand les lois ne sont plus en harmonie avec les besoins de ce progrès, et que les cœurs font de vains efforts pour vivre selon la liberté, qui fait la sincérité et la fidélité des affections, Dieu retire à l’amour terrestre ce rayon dont il l’avait éclairé. Les nobles instincts de l’homme retombent au niveau de la brute. Les mystères sacrés de l’hymen s’accomplissent dans la fange ou dans les pleurs; les passions deviennent cuisantes, jalouses, meurtrières; les appétits, grossiers, impudiques et lâches: l’amour est une orgie, le mariage un marché, la famille un bagne. Alors l’ordre est un supplice et une agonie; le désordre, un refuge, c’est-à-dire un suicide.
«Eh bien, ce désordre, nous y vivons, Sténio, vous, parce que vous vous êtes jeté dans la débauche, et moi, parce que je me suis reléguée dans le cloître; vous, parce que vous avez abusé de l’existence, et moi, parce que j’ai renoncé à exister. Nous avons transgressé tous deux les lois divines, faute d’avoir vécu sous des lois humaines qui nous permissent de nous entendre et de nous aimer. Les préjugés de votre éducation et les habitudes de votre esprit, l’exemple de l’humanité, la sanction des lois, vous eussent donné sur moi des droits de commandement et de possession que ma volonté seule eût pu ratifier, et que ma volonté n’a pas voulu ratifier, craignant l’abus inévitable où vous entraîneraient tant de puissances réunies contre moi. A ne parler que d’un seul de vos droits exclusifs, la société ne me donnait aucune garantie contre votre infidélité, et, tout au contraire, elle vous donnait contre la mienne les garanties les plus avilissantes pour ma dignité. Ne dites pas que nous eussions pu nous élever au-dessus de cette société et braver ses institutions en contractant une union libre de formalités. J’avais fait cette expérience, et je savais qu’elle est impossible; car là, moins encore que dans le mariage, la femme peut être la compagne et l’égale de l’homme. Les intérêts sont opposés; l’homme croit les siens plus précieux et plus importants. Il faut que la femme y sacrifie les siens et s’engage dans une carrière de dévouement, sans compensation possible de la part de l’homme; car l’homme tient à la société; quoi qu’il fasse, il ne peut s’isoler, et la société repousse le lien illégitime. Il faut donc que l’existence de la femme disparaisse, absorbée par celle de l’homme: et moi, je voulais exister. Je ne l’ai pas pu, j’ai préféré scinder mon existence et sacrifier ma part de vie humaine à la vie divine, que de perdre l’une et l’autre dans une lutte vaine et funeste.
Vous, Sténio, vous aviez compris instinctivement mes prétentions et mes droits; car vous m’aimiez plus que vous n’eussiez aimé une autre femme. Mais il n’était pas en votre pouvoir d’y acquiescer. Comme il y a pour les hommes deux existences, l’une sociale et l’autre individuelle, il y a en eux deux natures, deux âmes, pour ainsi dire: l’une qui veut l’adhésion de la société, l’autre qui veut les joies du l’amour. Or, quand ces deux existences sont en guerre, le cœur de l’homme est en guerre contre lui-même. Il sent que l’idéal n’est pas dans une société injuste et corrompue, mais il sent aussi que son idéal ne peut exister dans l’amour sans la sanction de la société. Qu’il rompe avec l’amour ou avec la société, il scinde également sa vie. Dieu a mis en lui des instincts de tendresse et des besoins de bonheur, voilà pour son amour; mais il a mis aussi en lui des instincts de dévouement et des sentiments de devoir, voilà pour son rôle de citoyen. Ces lois ont concilié ces besoins et ces devoirs de telle façon qu’en renonçant à son rôle de citoyen l’homme est sacrifié à la femme, et qu’en renonçant à l’amour il est sacrifié à la société.
Magnus les regarda d’un air égaré... (Page 133.)
«Nous ne pouvions ni l’un ni l’autre sortir de ce dédale. Aussi, Sténio, nous nous sommes arrêtés sur le seuil; vous avez renoncé à l’amour. Que ne puis-je dire: Vous y avez renoncé pour la société! Mais cette société qui vous gouvernait vous faisait horreur. Vous avez compris qu’on ne pouvait s’élever sur ses abus sans lâcheté. Il vous restait un grand rôle, la lutte contre ses abus.
«Ce rôle de réformateur vous a lassé trop vite, et vous vous êtes jeté dans l’écume du torrent que vous ne vouliez ni suivre ni remonter. Vous vous y laissez bercer comme un insecte qui se noie dans la lie des coupes, et qui meurt dans ce vin où l’homme puise la vie ou l’ivresse, la force généreuse ou la fureur brutale. Voilà pourquoi je vous dis que vous êtes un être faible, et que vous n’existez pas.
«Quant à moi, je souffre; si c’est là ce que vous voulez savoir et ce qui peut vous consoler de votre ennui, sachez-le bien, ma vie est un martyre; car, si les grandes résolutions enchaînent nos instincts, elles ne les détruisent pas. J’ai résolu de ne pas vivre, je ne cède pas au désir de la vie; mais mon cœur n’en vit pas moins éternellement jeune, puissant, plein du besoin d’aimer et de l’ardeur de la vie. Ce feu sans aliment me consume; et plus mon âme s’exalte dans la vie divine, plus elle se renouvelle dans le regret et le besoin de la vie humaine. Ce cœur si froid, si altier, si insensible, selon vous, Sténio, est un incendie qui me dévore; et ces yeux que vous n’aviez vus pleurer qu’une seule fois, versent, chaque nuit, devant ce crucifix, des larmes qu’ils ne sentent même plus couler, tant la source en est féconde, intarissable!...
—Et ces larmes tombent sur le marbre insensible! ah! Lélia! qu’elles tombent sur mon cœur!»
Sténio, emporté par un retour invincible de passion, se précipita aux pieds de Lélia et les couvrit de baisers.
«Tu aimes, s’écria-t-il! oh! oui, tu aimes! je le sais, je le comprends maintenant, toi que j’ai tant méconnue, tant calomniée!...
—J’aime, répondit Lélia en le repoussant avec une fermeté mêlée de douceur; mais je n’aime personne, Sténio; car l’homme que je pourrais aimer n’est pas né, et il ne naîtra peut-être que plusieurs siècles après ma mort.
Il vit l’abbesse des Camaldules agenouillée près de
Sténio... (Page 131.)
—O mon Dieu! dit Sténio en sanglotant, ne puis-je être cet homme? Toi, prophétesse qui as arraché au ciel les secrets de l’avenir, ne peux-tu faire un miracle, ne peux-tu faire que j’anticipe sur le cours des âges, et que, seul parmi les hommes, je mérite ton amour!
—Non, Sténio, répondit-elle, je ne puis t’aimer, car je ne puis faire que tu m’aimes!»
LXIV.
Sténio erra les nuits suivantes autour du monastère; mais il n’y put jamais pénétrer. Les escarpements de la montagne ne lui offrirent plus de passage, même au péril de ses jours. On avait fait sauter le bloc de laves qui joignait la montagne aux terrasses du couvent par une rampe escarpée, presque impraticable. Ce dangereux sentier, jeté comme un pont sur l’abîme, n’avait pas effrayé Sténio. Il fut miné, et Sténio trouva un jour au fond du ravin les pics qui la veille baignaient leurs crêtes dans les nuages. De l’autre côté de la montagne, les murs du monastère n’offraient plus la moindre brèche où l’on pût poser le pied. Les gardiens de la porte avaient été changés: ils étaient désormais incorruptibles. Sténio chercha, imagina, essaya tous les moyens; aucun ne lui réussit. Il épuisa le reste de ses ressources d’argent et acheva de ruiner sa santé mal raffermie, sans pouvoir percer les murailles enchantées qui lui cachaient l’objet de ses rêves. L’abbesse, informée de ses tentatives, lui fit dire plus d’une fois en secret que tout était inutile, qu’elle ne pouvait consentir à le revoir, et qu’elle prendrait toutes les mesures pour déjouer son obstination. Sténio persévérait dans son dessein avec un aveuglement qui tenait de près à la folie.
Il avait cédé à l’ascendant qu’elle exerçait sur lui, la nuit où il l’avait quittée, abattu et troublé. Mais à peine s’était-il retrouvé seul avec ses pensées, qu’il s’était reproché de n’avoir pas su vaincre l’incrédulité de Lélia par une obsession plus ardente. Il avait rougi de cet instant de naïveté qui l’avait rempli de honte, de douleur et de découragement en sa présence, et il s’était promis d’être à l’avenir moins timide ou moins crédule.
Mais cet avenir n’amena rien de ce qu’il rêvait. Sous prétexte d’une retraite, pratique de dévotion usitée à de certaines occasions, l’abbesse avait fait fermer le couvent. Les conférences et les prédications étaient suspendues. Lélia ne craignait point la présence de Sténio, elle ne pouvait plus l’aimer; mais elle voulait respecter ses vœux autant dans l’apparence que dans la réalité; car pour un esprit aussi droit et aussi logique que le sien, la rigidité des démarches était inséparable de celle des pensées. D’ailleurs, elle n’espérait en aucune façon guérir Sténio. Elle s’était montrée au-dessus de tout préjugé et de toute crainte puérile en lui parlant comme elle avait osé le faire; il lui semblait que tout avait été dit cette nuit-là et qu’il serait au moins inutile d’y revenir. Elle pria Dieu pour lui du fond de son âme, et demeura avec sa tristesse habituelle, se souvenant à toute heure qu’elle avait aimé Sténio, mais se rappelant rarement qu’il existait encore.
Sténio tomba dans une tristesse mortelle. La franchise et la raison de Lélia l’avaient écrasé. Son amour-propre n’osait plus lutter contre l’invincible vérité qui parlait en elle. Il ne songeait plus à la faire descendre dans son opinion ou dans celle des autres de la position élevée où elle s’était assise dans sa douleur et dans sa majesté. Chaque jour détruisait en lui la confiance du libertin; l’invincible résistance de Lélia lui prouvait bien qu’elle regrettait l’amour d’une façon abstraite, et sans songer à aucun homme.
Sténio fut obligé de s’avouer dans le fond de son âme qu’elle avait vaincu. Cette guerre sourde et patiente qu’ils s’étaient faite l’un à l’autre en marchant avec persistance vers les deux buts les plus extrêmes de la volonté, se terminait enfin par le triomphe de Lélia. Elle était inébranlable dans sa résignation douloureuse; elle était sans faiblesse pour Sténio, sans pitié pour elle-même. Et Sténio avait plié le genou devant elle, il l’avait implorée; et, ce qui le consternait le plus, c’est qu’il l’aimait encore, il l’aimait plus que jamais, il l’aimait comme il ne l’avait pas encore aimée.
Mais il était trop tard pour que cet amour fût salutaire à elle ou à lui. Elle n’espérait plus rien de la part des hommes, et lui aussi avait perdu la faculté d’espérer quelque chose de lui-même. Il ne pouvait abandonner la débauche. Cette impudente maîtresse s’était emparée de sa vie, et le poursuivait jusqu’au sein des rêves les plus doux et des images les plus pures. Elle lui était nécessaire pour lui faire oublier quelques instants la perte de l’idéal. Aussi l’idéal ne pouvait-il reprendre vie dans son âme; l’âme s’épuisait dans ce partage entre le désir exalté et la réalisation abrutissante. On le vit prendre souvent, à l’entrée de la nuit, le chemin des montagnes, et rentrer le matin, pâle, épuisé, l’air farouche et le front chargé d’ennuis. Il allait souvent s’asseoir sur le rocher de Magnus. De là il voyait les dômes du couvent, les ombrages du cimetière et les rives de ce lac où il avait promené tant de sombres rêveries et où la tentation du suicide l’avait si souvent retenu des nuits entières penché sur l’abîme.
Un jour, il reçut une lettre de Trenmor qui lui reprochait vivement sa coupable indifférence et l’invitait à venir le rejoindre. Trenmor était engagé dans de nouvelles entreprises du genre de celles où il avait déjà attiré Sténio. Il était toujours plein de foi en la sainteté de sa mission, sinon d’espoir dans le succès prochain de ses travaux. La constance de son dévoûment et l’ardeur de sa propagande irritèrent Sténio. Mécontent de son inaction et de son impuissance, il essaya de nier encore les vertus qu’il n’avait pas; et puis, sa conscience qui était restée saine, la noblesse innée et inaltérable d’une moitié de son être réclamèrent puissamment contre ces blasphèmes. Sténio eut un dernier accès de désespoir qui ne réveilla plus aucune énergie ni pour le mal, ni pour le bien. Il alla au bord du lac et n’en revint plus.
Il était venu vers minuit frapper à la porte de l’ermite. Celui-ci, habitué à le voir venir à toute heure troubler ses prières ou son sommeil, commençait à ne pouvoir plus supporter cet hôte fantasque et dangereux. Il était effrayé de ses déclamations impies et blessé surtout de l’insistance cruelle qu’il mettait à faire saigner ses blessures mal fermées. C’était un étrange plaisir pour Sténio que de tourmenter le prêtre. On eût dit qu’il était heureux de trouver dans cet homme, voué à la peur et à la souffrance, un exemple de l’inutilité de tout effort humain, une preuve de l’impuissance de la foi religieuse devant la fougue des instincts et les emportements de l’imagination. Il se vengeait avec lui de la honte que lui causait la force glorieuse de Trenmor et de Lélia, et il abusait lâchement de la faiblesse de cet adversaire, croyant qu’après avoir ébranlé sa confiance en Dieu il assurerait la sienne propre dans l’athéisme; mais il le faisait souffrir en pure perte, et Dieu le punissait de son orgueil en augmentant son incertitude et son effroi après qu’il avait réussi à troubler cette âme tremblante et tourmentée.
Cette nuit-là, l’ermite feignit de dormir profondément et n’ouvrit point à Sténio. Mais, quand le jeune homme se fut éloigné, Magnus craignit d’avoir manqué à la patience et à l’humilité en refusant cette épreuve que lui envoyait le ciel. Il lui sembla que Sténio lui avait crié à travers la porte un adieu étrange, et qu’il nourrissait quelque projet sinistre. Il se leva pour le rappeler. Sténio était déjà loin; il marchait avec rapidité vers le lac, en chantant d’une voix altérée le refrain d’une chanson graveleuse. Magnus se hâta de rentrer dans sa cellule et se mit en prières. Mais au bout d’une heure il sentit comme un avertissement secret et se rendit au bord du lac. La lune était couchée; on ne distinguait au fond de l’abîme qu’une vapeur morne étendue sur les roseaux comme un linceul. Un silence profond régnait partout. L’odeur des iris montait faiblement sur la brise tiède et nonchalante. L’air était si doux, la nuit si bleue et si paisible, que les pensées sinistres du moine s’effacèrent involontairement. Un rossignol se mit à chanter d’une voix si suave, que Magnus rêveur s’arrêta à l’écouter. Était-il possible qu’une horrible tragédie eût pour théâtre un lieu si calme, une si belle nuit d’été?
Magnus reprit lentement et en silence le chemin de sa cellule. Il remonta le sentier enveloppé de ténèbres, dirigé par l’instinct et l’habitude, au travers des arbres et des rochers. Quelquefois pourtant il se heurta contre le roc, et se trouva enveloppé et comme saisi par les branches pendantes des vieux ifs. Mais aucune voix plaintive, aucune main tiède encore ne l’arrêta. Il s’étendit sur les joncs de sa couche, et les heures de la nuit sonnèrent dans le silence.
Mais il essaya vainement de s’endormir. A peine avait-il fermé les yeux qu’il voyait se dresser devant lui je ne sais quelles images incertaines et menaçantes. Bientôt une image plus distincte, plus terrible, vint l’assaillir et le réveiller: Sténio avec ses blasphèmes, ses doutes impies, Sténio qu’il avait laissé seul au sein de la nuit lugubre. Il lui semblait le voir errer autour de sa couche et l’entendre recommencer ses questions injurieuses et cruelles pour tourmenter l’âme du pauvre prêtre. Magnus se souleva, et, s’asseyant sur sa couche, la face appuyée sur ses genoux tremblants, il s’interrogea, comme pour la première fois, sur les desseins de Sténio. Pourquoi le poëte lui avait-il crié cet adieu d’une voix si solennelle? Est-ce qu’il allait rejoindre Trenmor? Mais Sténio avait raillé la veille les desseins et les espérances de son ami. Était-ce Lélia qu’il poursuivait? A cette pensée le prêtre bondit sur sa couche; un instant il souhaita la mort de Sténio.
Mais bientôt ce désir impie fit place à des inquiétudes plus généreuses. Il craignit que, las de lutter contre un Dieu inexorable, Sténio n’eût accompli quelque projet sinistre. Il se rappelait avec effroi certaines paroles affreuses que le jeune homme avait dites la veille sur le néant qui absolvait le suicide, sur l’éternité qui ne le défendait pas, sur la colère divine qui ne pouvait le prévenir, sur l’indulgence miséricordieuse qui devait le permettre. Magnus n’avait pas oublié que la vie présente était pour Sténio un châtiment qui défiait toutes les peines à venir dont l’Église le menaçait.
Le prêtre consterné parcourut sa cellule à pas précipités. Il ne pouvait s’assurer de ce qu’était devenu Sténio avant le retour de la lumière. Il tomba dans une douloureuse rêverie.
Il repassa dans sa mémoire toutes les années de sa jeunesse; il compara ses douleurs aux douleurs de Sténio; il se glorifia dans sa résignation; il essaya de mépriser le colère du malheureux qu’il venait de repousser. Il balbutia quelques paroles hautaines et dédaigneuses; il murmura entre ses dents, ébranlées par le jeûne et l’insomnie, quelques syllabes confuses, comme s’il voulait se féliciter d’une victoire décisive sur ses passions; puis il récita à la hâte quelques versets mutilés qui consolèrent son orgueil, sans adoucir l’amertume de son cœur.
Chaque fois que l’horloge du monastère sonnait au loin les heures, Magnus tressaillait; il accusait la marche du temps; il regardait le ciel; il comptait les étoiles obstinées; puis, quand le son s’évanouissait, quand tout rentrait dans le silence, quand il se retrouvait seul avec Dieu et ses pensées, il recommençait machinalement sa prière monotone et plaintive.
Enfin, le jour parut comme une ligne blanche à l’horizon, et Magnus retourna au bord du lac. Le vent n’avait pas encore soulevé ses voiles de brume, et le moine ne distinguait que les objets voisins de sa vue. Il s’assit sur la pierre où Sténio avait coutume de s’asseoir. Le jour grandissait lentement à son gré, son inquiétude croissait. A mesure que la lumière augmenta, il crut distinguer à ses pieds des caractères tracés sur le sable. Il se baissa, et lut:
«Magnus, tu feras savoir à Lélia qu’elle peut dormir tranquille. Celui qui ne pouvait pas vivre a su mourir.»
Après cette inscription, la trace d’un pied, un léger éboulement de sable, puis plus rien que la pente rapide où la poussière du sol incliné ne gardait plus d’empreinte, et le lac avec ses nénuphars et quelques sarcelles noires dans la fumée blanche.
Agité d’une terreur plus vive, Magnus essaya de descendre dans le ravin. Il alla chercher une bêche dans sa cellule, et, s’ouvrant avec précaution un escalier dans le sable à mesure qu’il y enfonçait son pied incertain, il parvint, après mille dangers, au bord de l’eau tranquille. Sur un tapis de lotus d’un vert tendre et velouté, dormait, pâle et paisible, le jeune homme aux yeux bleus. Son regard était attaché au ciel, dont il reflétait encore l’azur dans son cristal immobile, comme l’eau dont la source est tarie, mais dont le bassin est encore plein et limpide. Les pieds de Sténio étaient enterrés dans le sable de la rive; sa tête reposait parmi les fleurs au froid calice qu’un faible vent courbait sur elle. Les longs insectes qui voltigent sur les roseaux étaient venus par centaines se poser autour de lui. Les uns s’abreuvaient d’un reste de parfum imprégné à ses cheveux mouillés; d’autres agitaient leurs robes diaprées sur son visage, comme pour en admirer curieusement la beauté, ou pour l’effleurer du vent frais de leurs ailes. C’était un si beau spectacle que cette nature tendre et coquette autour d’un cadavre, que Magnus, ne pouvant croire au témoignage de sa raison, appela Sténio d’une voix stridente, et saisit sa main glacée comme s’il eût espéré l’éveiller. Mais, voyant qu’il ne respirait plus, une peur superstitieuse s’empara de son âme timorée; il se crut coupable de ce suicide, et, prêt à tomber auprès de Sténio, il laissa échapper des cris sourds et inarticulés.
Des pâtres de la vallée qui passèrent sur l’autre rive du lac virent ce moine désolé qui faisait de vains efforts pour retirer de l’eau le cadavre de Sténio. Ils descendirent par une pente plus douce, et avec des branches et des cordes ils emportèrent l’homme mort et l’homme vivant sur l’escarpement de l’autre bord.
Les pâtres ne savaient pas le secret de la mort de Sténio; ils portaient religieusement sur leurs épaules le moine et le poëte; ils s’interrogeaient entre eux d’un regard avide et inquiet, interrompant quelquefois le silence de leur marche pour essayer quelque timide conjecture; mais pas d’un d’entre eux ne soupçonnait la vérité.
L’évanouissement de Magnus semblait à ces intelligences rudes et grossières un spectacle de pitié, plutôt qu’un objet de sympathie. Ils se demandaient comment un prêtre, voué par son devoir à consoler les vivants et à bénir les trépassés, perdait courage comme une femme, au lieu de prier sur celui que Dieu venait de rappeler à lui. Ils ne comprenaient pas comment l’ermite, qui avait suivi tant de funérailles, qui avait recueilli les derniers soupirs de tant d’agonisants, se conduisait si lâchement en présence d’un cadavre, pareil pourtant à tous ceux qu’il avait vus.
Au réveil de la nature succéda bientôt le réveil de la vie active. Les travaux interrompus recommençaient avec le jour naissant. Quand les habitants de la plaine aperçurent de loin les pâtres qui s’avançaient, ils s’empressèrent autour d’eux; mais, à la vue des branches entrelacées où reposaient Magnus et Sténio, la question qu’ils allaient faire expira sur leurs lèvres; leur curiosité naïve fit place à une tristesse morne et muette: car la mort ne passe inaperçue qu’au milieu des villes populeuses et bruyantes. Dans le silence des champs, au milieu de la vie austère des campagnes, elle est toujours saluée comme la voix de Dieu. Il n’y a que ceux qui passent leurs jours à oublier de vivre qui se détournent de la mort comme d’un spectacle importun. Ceux qui s’agenouillent soir et matin pour demander au ciel et à la terre la possibilité de vivre, ne passent pas indifférents devant un cercueil.
Non loin des bords du lac où ils avaient trouvé Sténio, les pâtres firent halte et déposèrent leur pieux fardeau sur l’herbe humide. Le soleil levant colorait l’horizon d’un ton de pourpre et d’orange. On voyait flotter sur le versant des collines une vapeur abondante et chaude; descendue du ciel, la fécondante rosée y remontait comme l’ardeur sainte d’une âme reconnaissante retourne à Dieu, qui l’a embrasée de son amour. Chaque narcisse de la montagne était un diamant. Les cimes nuageuses se couronnaient d’un diadème d’or. Tout était joie, amour et beauté autour du catafalque rustique.
Un groupe de jeunes filles traversait le val pour mener au bord des lacs les génisses aux flancs rayés, et pour confier aux échos ces rudes ballades, plus simples que prudentes, dont quelquefois le refrain arrivait jusqu’aux oreilles des Camaldules en prières. Ces bruns enfants de la montagne s’arrêtèrent sans terreur devant le spectacle funèbre; mais sous leurs larges poitrines d’homme, la simple nature avait laissé vivre le cœur droit et compatissant de la femme. Elles s’attendrirent, sans pleurer, sur la destinée de ces deux infortunés, et se chargèrent de l’expliquer aux pâtres.—Celui-ci, dirent-elles en montrant le moine, est le frère de celui qui est noyé. Ils auront voulu pêcher les truites du lac; le plus hardi des deux se sera risqué trop avant; il aura crié au secours, mais l’autre aura eu peur et la force lui aura manqué. Il faut cueillir des herbes pour le guérir. Nous lui mettrons des feuilles de sauge rouge sur la langue et de la tanaisie sur les tempes. Nous brûlerons de la résine autour de lui, et nous l’éventerons avec des feuilles de fougère.
Tandis que les plus grandes de ces filles cherchaient dans l’herbe mouillée les aromates qu’elles destinaient à secourir Magnus, quelques matrones récitèrent à demi-voix la prière pour les morts, et les plus jeunes montagnardes s’agenouillèrent autour de Sténio demi-recueillies et demi-curieuses. Elles touchaient ses vêtements avec un mélange de crainte et d’admiration.—C’était un riche, disaient les vieilles; c’est bien malheureux pour lui d’être mort.
Une petite fille passait ses doigts dans les cheveux blonds de Sténio, et les essuyait dans son tablier avec un soin qui tenait le milieu entre la vénération et le plaisir sérieux de jouer avec un objet inusité.
Au bruit du leurs voix confuses, le prêtre s’éveilla et promena autour de lui des yeux égarés. Les matrones vinrent baiser sa main décharnée et lui demandèrent dévotement sa bénédiction. Il frissonna en sentant leurs lèvres se coller à ses doigts.
«Laissez, laissez, leur dit-il en les repoussant, je suis un pécheur; Dieu s’est retiré de moi. Priez pour moi, c’est moi qui suis en danger de périr...»
Il se leva et regarda le cadavre. Assuré alors qu’il ne faisait pas un rêve, il tressaillit d’une muette et intérieure convulsion, et se rassit par terre, accablé sous le poids de son épouvante.
Les pâtres, voyant qu’il ne songeait pas à leur donner des ordres, lui offrirent de porter le cadavre au seuil de l’église des Camaldules. Cette proposition réveilla toutes les angoisses du moine.
«Non, non, dit-il, cela ne se peut. Aidez-moi seulement à me traîner jusqu’à la porte du monastère.»
Magnus avait vu de loin la voiture du cardinal approcher du couvent. Il l’attendit à la porte; et, quand il le vit descendu, il l’emmena à l’écart et s’agenouilla devant lui.
«Bénissez-moi, monseigneur, lui dit-il, car je viens à vous souillé d’un grand crime. J’ai causé la damnation d’une âme. Sténio, le voyageur, l’ami du sage Trenmor, le jeune Sténio, cet enfant du siècle que vous m’aviez permis d’entretenir souvent pour tâcher de le ramener à la vérité, je l’ai mal conseillé, j’ai manqué de force et d’onction pour le convertir; mes prières n’ont pas été assez ferventes; mon intercession n’a pas été agréable au Seigneur, j’ai échoué... O mon père! serai-je pardonné? Ne serai-je pas maudit pour ma faiblesse et mon impuissance?
—Mon fils, dit le cardinal, les desseins de Dieu sont impénétrables, et sa miséricorde est immense. Que savez-vous de l’avenir? Le pécheur peut devenir un grand saint. Il nous a repoussés, mais Dieu ne l’a pas abandonné, Dieu le sauvera. La grâce peut l’atteindre partout et le retirer des plus profonds abîmes.
—Dieu ne l’a pas voulu, dit Magnus dont l’œil fixe était attaché sur la terre avec égarement, Dieu l’a laissé tomber dans le lac...
—Que dites-vous? s’écria le prélat en se levant. Votre raison est-elle troublée? Le pécheur est-il mort?
—Mort, répondit Magnus, noyé, perdu, damné!...
—Et comment ce malheur est-il arrivé? dit le cardinal. En avez-vous été témoin? N’avez-vous pas essayé de le prévenir?
—J’aurais dû le prévoir, j’aurais dû l’empêcher; j’ai manqué de persévérance, j’ai eu peur. Il venait presque tous les soirs à mon ermitage, et là il parlait des heures entières d’une voix haute et lamentable. Il accusait le sort, les hommes et Dieu; il invoquait une autre justice que celle en qui nous nous confions; il foulait aux pieds nos croyances les plus saintes; il appelait le néant; il raillait nos prières, nos sacrifices et nos espérances. En l’entendant blasphémer ainsi, ô monseigneur, pardonnez-moi! au lieu d’être enflammé d’une sainte indignation, je pleurais. Debout à quelques pas de lui, j’entendais à demi ses paroles funestes. Quelquefois le vent les saisissait au passage et les emportait vers le ciel, qui seul était assez puissant pour les absoudre. Quand le vent se taisait, cette voix lugubre, cette malédiction épouvantable revenait frapper mon oreille et glacer mon sang. J’étais lâche, j’étais abattu, j’essayais d’élever un rempart entre les traits empoisonnés de sa parole et mon âme tremblante. C’était en vain. Le découragement, le désespoir s’insinuaient en moi comme un venin. Je voulais l’interrompre, l’idée de son affreux sourire enchaînait ma langue. Je voulais le réprimander, l’audace de son regard contempteur me paralysait à ma place. Je n’avais plus qu’une pensée, qu’un besoin, qu’une tentation insurmontable: c’était de le fuir, c’était d’échapper à ce danger que je ne pouvais détourner de lui et qui m’envahissait moi-même. Alors il me priait de le quitter, et je le quittais machinalement, heureux de me soustraire à ma souffrance et d’aller me réfugier aux pieds du Christ. Je m’occupais trop de moi-même, j’oubliais trop la garde du pécheur que Dieu m’avait confié. Au lieu de prendre la brebis égarée sur mes épaules, j’avais peur de la solitude, de la nuit et des loups dévorants. Je revenais seul au bercail; mauvais pasteur, j’abandonnais la brebis égarée... et quand je revins, je ne la trouvai plus. Satan avait enlevé sa proie. L’esprit du mal avait entraîné cette victime dans le gouffre de l’éternelle perdition.
—Mais quoi! où est Sténio? s’écria le cardinal en voyant que Magnus parlait dans l’égarement de la fièvre. Que savez-vous de sa mort?
—J’ai trouvé ce matin dans les herbes du lac ce corps où l’âme ne réside plus; je n’ai plus rien à faire, rien à espérer pour Sténio. Ordonnez-moi une rude pénitence, monseigneur, afin que j’aille l’accomplir et laver mon âme.
—Parlez-moi de Sténio! s’écria le cardinal d’un ton sévère. Oubliez-vous un peu vous-même. Votre âme est-elle plus précieuse que la sienne pour que nous l’abandonnions ainsi? Commençons par prier pour le pécheur que Dieu a châtié, nous verrons ensuite à vous purifier. Où est le corps du jeune homme? Avez-vous récité les psaumes sur sa dépouille mortelle? L’avez-vous aspergée de l’eau qui purifie? l’avez-vous fait porter au seuil de la chapelle? Avez-vous dit au chapitre de se rassembler? le soleil est déjà haut dans le ciel, qu’avez-vous fait depuis son lever?
—Rien, dit le moine consterné; j’ai perdu le sentiment de l’existence; et quand je suis revenu à moi-même, je me suis dit que j’étais perdu.
—Et Sténio? dit Annibal impatienté.
—Sténio! reprit le moine, n’est-il pas perdu sans retour? Avons-nous le droit de prier pour lui? Dieu révoquera-t-il pour lui ses immuables arrêts? N’est-il pas mort de la mort de Judas Iscariote?
—De quelle mort? dit le prélat épouvanté. Le suicide?
—Le suicide, répondit Magnus d’une voix creuse.»
Le cardinal joignait les mains dans un sentiment d’horreur et de consternation inexprimables. Puis, se tournant vers Magnus, il le réprimanda.
«Une telle catastrophe s’est passée presque sous vos yeux, un tel scandale s’est accompli, et vous ne l’avez pas empêché! Et vous êtes allé prier comme Marie quand il fallait agir comme Marthe! Vous avez été lever le front devant le Seigneur comme le Pharisien! Vous avez dit: «Regardez-moi et bénissez-moi, mon Dieu, car je suis un saint prêtre; et cet impie qui meurt là-bas peut se passer de vous et de moi!» Vous avez été rêver et dormir quand il fallait vous attacher aux pas de ce malheureux, vous jeter à ses pieds, vous traîner dans la poussière, employer les larmes, les menaces, les prières et la force même pour l’empêcher de consommer son affreux sacrifice! Au lieu de fuir le pécheur comme un objet d’horreur et de scandale, ne fallait-il pas baiser ses genoux et l’appeler mon fils et mon frère pour attendrir son cœur et lui faire prendre courage, ne fût-ce qu’un jour, un jour qui eût suffi peut-être pour le sauver: le médecin déserte-t-il le chevet du malade dans la crainte de la contagion? Le Samaritain se détourna-t-il de dégoût en voyant la plaie hideuse du Juif? Non, il s’en approcha sans crainte, il y versa le baume, il le prit sur sa monture et le sauva. Et vous, pour sauver votre âme, vous avez perdu l’occasion de ramener l’enfant prodigue aux bras du père: c’est vous, c’est vous, âme étroite et dure, qui frémirez d’épouvante quand Dieu criera au milieu de vos nuits sans sommeil: «Caïn, qu’as-tu fait de ton frère?»
—Assez, assez! monseigneur, dit le moine en tombant sur le visage et en traînant sa barbe dans la poussière; épargnez mon cerveau qui se brise, épargnez ma raison qui s’égare... Venez, s’écria-t-il en s’attachant à la robe du prélat, venez avec moi prier sur sa dépouille, venez prononcer les mots qui délient, venez toucher l’hysope qui lave et qui blanchit, venez dire les exorcismes qui brisent l’orgueil de Satan, venez verser l’huile sainte qui enlève toutes les souillures de la vie...»
Le cardinal, touché de sa douleur, se leva triste et irrésolu.
«Êtes-vous bien sur qu’il se soit donné la mort lui-même? dit-il avec hésitation; n’est-ce pas l’effet du hasard, ou (disons mieux) d’une sévérité céleste qu’il ne nous est pas permis d’interpréter, et au bout de laquelle son âme aura trouvé le pardon? Que savons-nous? Il peut s’être trompé... Dans les ténèbres... Un accident peut arriver. Parlez donc, mon fils, avez-vous des preuves certaines du suicide?»
Magnus hésita; il eut envie de dire que non; il espéra tromper la clairvoyance de Dieu, et, au moyen des sacrements de l’Église, envoyer au ciel cette âme condamnée par l’Église; mais il ne l’osa pas. Il avoua en frémissant toute la vérité: il rapporta les paroles écrites sur le sable: «Magnus, va dire à Lélia qu’elle peut dormir tranquille.»
«Il est donc vrai! dit le prélat en laissant couler ses larmes; il n’y a pas moyen d’échapper à cette funeste lumière. Pauvre enfant! Mon Dieu! votre justice est sévère et votre colère est terrible!...—Allez, Magnus, ajouta-t-il après un instant de silence, faites fermer les portes de cette chapelle, et priez quelque bûcheron ou quelque berger de donner la sépulture à ce cadavre. L’Église nous défend de lui ouvrir les portes du temple et de l’ensevelir en terre sainte...»
Cet arrêt effraya Magnus plus que tout le reste. Il frappa sa tête avec violence sur le pavé, et son sang coula sur sa joue livide sans qu’il s’en aperçût.
«Allez, mon fils, dit le prélat en le relevant; prenez courage. Obéissons à la sainte Église, mais espérons. Dieu est grand, Dieu est bon; nul n’a sondé jusqu’au fond les trésors de sa miséricorde. D’ailleurs nous sommes des hommes faibles et des esprits bornés. Aucun homme, fût-il le chef de l’Église, n’a le droit de condamner un autre homme irrévocablement. L’agonie du pécheur a pu être longue. En se débattant contre les approches de la mort, il a pu être éclairé d’une soudaine lumière. Il a pu se repentir et faire entendre une prière si fervente et si pure qu’elle l’ait réconcilié avec le Seigneur. Ce n’est pas le sacrement qui absout, c’est la contrition, vous le savez; et un instant de cette contrition sincère et profonde peut valoir toute une vie de pénitence. Prions et soyons humbles de cœur. Dans la jeunesse de Sténio, les vertus ont été assez sublimes peut-être pour laver toutes les iniquités de l’avenir, et dans notre vie passée il y a peut-être de telles souillures que toutes les abstinences du présent et de l’avenir auront peine à les absoudre. Allez, mon fils; si la règle me défend d’admettre ce cadavre dans le temple et de l’accompagner au cimetière avec les cérémonies du culte, au moins l’Église m’autorise à vous donner une licence particulière: c’est d’aller veiller auprès du corps et de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure en faisant telle prière que votre charité vous dictera. Allez, c’est votre devoir, c’est la seule manière de réparer autant qu’il est en vous le mal que vous n’avez pas su empêcher. C’est à vous d’obtenir grâce pour lui et pour vous. Je prierai de mon côté, nous prierons tous, non pas en chœur et dans le sanctuaire, mais chacun dans notre oratoire et dans la ferveur de nos âmes.»
Le moine infortuné retourna près de Sténio. Les bergers l’avaient placé à l’abri du soleil, à l’entrée d’une grotte où les femmes brûlaient de la résine de cèdre et des branches de genièvre. Ces pieux montagnards attendaient que Magnus revînt leur donner l’ordre de le porter au couvent, et ils l’avaient déposé sur un brancard fait avec plus d’art et de soin que le premier. Ils avaient entrelacé des branches de sapin et de cyprès avec leurs rameaux vivaces, qui formaient au cadavre un lit de sombre verdure. Les enfants l’avaient parsemé d’herbes aromatiques, et les femmes lui avaient mis au front une couronne de ces blanches fleurs étoilées qui croissent dans les prés humides. Les liserons blancs et les clématites, qui grimpaient le long des flancs du rocher, se suspendaient à la voûte en festons gracieux et sauvages. Ce lit funèbre, si frais, si agreste, surmonté d’un dais de fleurs et baigné des plus suaves parfums, était digne de protéger le dernier sommeil d’un jeune et beau poëte endormi dans le Seigneur.
Les montagnards s’agenouillèrent en voyant le prêtre s’agenouiller; les femmes, dont le nombre avait grossi considérablement depuis le matin, commencèrent à égrener leur rosaire; tous s’apprêtaient à suivre le moine et le cadavre jusqu’à la grille des Camaldules. Mais, lorsque après une longue attente ils virent le soleil descendre vers l’horizon sans que Magnus leur dît d’enlever le corps, ils s’étonnèrent et se hasardèrent à l’interroger. Magnus les regarda d’un air égaré, essaya de leur répondre, et balbutia des paroles incertaines. Alors, voyant à quel point la douleur l’avait troublé et craignant de l’affliger davantage en le pressant de questions, un des plus vieux bûcherons de la vallée se décida à se rendre au couvent avec ses fils, et à demander des ordres à l’abbesse.
Au bout d’une heure, le bûcheron revint; il était silencieux, triste et recueilli. Il n’osait parler devant Magnus, et, comme tous les regards l’interrogeaient, il fit signe à ses compagnons de le suivre à l’écart. Tous ceux qui entouraient le cadavre, entraînés par la curiosité, s’éloignèrent sans bruit et le joignirent à quelque distance. Là ils apprirent avec surprise, avec terreur, le suicide de Sténio et le refus du cardinal de le faire ensevelir en terre sainte.
S’il avait fallu au cardinal toute la fermeté d’un esprit généreux, toute la chaleur d’une âme indulgente, pour ne pas désespérer du salut de Sténio, à plus forte raison ces hommes simples et bornés furent-ils épouvantés d’un crime condamné si sévèrement dans les croyances catholiques. Les vieilles femmes furent les premières à le maudire.—Il s’est tué! l’impie! s’écrièrent-elles; quel crime avait-il donc commis? Il ne mérite pas nos prières; l’Église lui refuse un tombeau dans la terre consacrée. Il faut qu’il ait fait quelque chose d’abominable, car monseigneur est si indulgent et si saint! il avait une plaie honteuse au cœur, cet homme qui a désespéré du pardon et qui s’est fait justice lui-même; ne le plaignons pas; d’ailleurs, il est défendu de prier pour les damnés. Allons-nous-en; que l’ermite fasse son métier; c’est à lui de le garder durant la nuit. Il a le pouvoir de prononcer les exorcismes; si le démon vient réclamer sa proie, il le conjurera. Partons.
Les jeunes filles épouvantées ne se firent pas prier pour suivre leurs mères, et plus d’une, en retournant vers sa demeure, crut voir passer une figure blanche dans les profondeurs du taillis, et entendre sur l’herbe humide de la rosée du soir glisser une ombre qui murmurait tristement:—Détournez-vous, jeune fille, et voyez ma face livide. Je suis l’âme d’un pécheur et je vais au jugement. Priez pour moi. Elles pressaient le pas et arrivaient palpitantes et pâles à la porte de leurs chalets; mais le soir, lorsqu’elles s’endormirent, je ne sais quelle voix faible et mystérieuse répétait à leur chevet:—Priez pour moi.
Les bergers, habitués aux veilles de la nuit et à la solitude des bois, furent moins accessibles à ces terreurs superstitieuses. Quelques-uns allèrent rejoindre Magnus, et résolurent de garder le mort avec lui. Ils plantèrent aux quatre coins du catafalque rustique de grandes torches de sapin résineux, et déplièrent leurs casaques de peau de chèvre, pour se préserver du froid de la nuit. Mais quand les torches furent allumées, elles commencèrent à projeter sur le cadavre des lueurs d’un rouge livide. Le vent, qui les agitait, faisait passer des clartés sinistres sur ce visage près de tomber en dissolution, et par instants le mouvement de la flamme semblait se communiquer aux traits et aux membres de Sténio. Il leur sembla qu’il ouvrait les yeux, qu’il agitait une main convulsive, qu’il allait se lever. La frayeur s’empara d’eux, et, sans oser s’avouer mutuellement leur puérilité, ils adoptèrent tacitement l’avis unanime de se retirer. L’ermite, dont la présence les avait un instant rassurés, commençait à les épouvanter plus que le mort lui-même. Son immobilité, son silence, sa pâleur, et je ne sais quoi de sombre et de terrible dans son front chauve et luisant, lui donnaient l’aspect d’un esprit de ténèbres. Ils pensèrent que le démon avait pu prendre cette forme pour damner le jeune homme, pour le précipiter dans le lac; et qu’il était là maintenant, veillant sur sa proie, en attendant l’heure de minuit, où les horribles mystères du sabbat s’accomplissent.
Le plus courageux d’entre eux offrit de revenir le lendemain dès l’aube, pour creuser la fosse et y descendre le cadavre.—C’est bien inutile, répondit un des plus consternés; et cette réponse fut comprise. Ils se regardèrent en silence; leur pâleur les effraya mutuellement. Ils descendirent vers la vallée, et se séparèrent d’un pas flageolant, prêts à se prendre les uns les autres pour des spectres.
LXV.
Magnus, resté seul auprès du cadavre, ne s’était pas aperçu du la désertion des bergers. Il était toujours à genoux, mais il ne priait pas, il ne pensait pas, sa force était brisée. Il ne sentait son existence que par la souffrance aiguë de son front qu’il avait ébranlé et presque fracassé sur le pavé. Cette commotion physique, jointe aux émotions affreuses de son âme, avait achevé de le plonger dans un affaissement qui ressemblait à l’imbécilité.
Mais en voyant devant lui cette figure pâle de Sténio, qui dormait du sommeil des anges, il s’arrêta, sourit affreusement à son blanc linceul et à sa couronne de fleurs, et murmura d’une voix émue:—O femme! ô beauté!...
Puis il prit la main du cadavre, et le froid de la mort apaisa son délire et chassa les trompeuses illusions de la fièvre. Il reconnut que ce n’était pas là une femme endormie, mais un homme couché sur le cercueil, un homme dont il se reprochait la perte.
Il regarda autour de lui, et, ne voyant rien que les flancs noirs du rocher où vacillait la flamme des torchas, n’entendant rien que le vent qui mugissait dans les mélèzes, il sentit tout l’effroi de la solitude, toutes les terreurs de la nuit tomber sur son crâne comme une montagne de glace.
Il crut voir quelque chose se mouvoir et ramper sur le rocher auprès de lui. Il ferma les yeux pour ne plus voir; il les rouvrit et regarda involontairement. Il vit une figure effrayante qui se tenait immobile et noire à son côté. Il la regarda pendant près d’une heure, sans oser faire un mouvement, retenant son haleine de peur d’éveiller l’attention de ce fantôme, qu’il croyait prêt à se lever et à marcher vers lui. Le flambeau de résine, qui jetait le profil de Magnus au mur de la grotte, s’éteignit, et le fantôme disparut sans que le moine eût compris que c’était son ombre.
Des pas légers effleurèrent les buissons de la colline. C’était peut-être un chamois qui s’approchait curieusement des flambeaux. Magnus se signa et jeta un regard tremblant sur le sentier qui menait à la vallée. Il crut voir une forme blanche, une femme errante et seule dans la nuit. Le désir inquiet fit bondir son cœur avec violence; il se leva prêt à courir vers elle, la peur le retint. C’était un spectre qui venait appeler Sténio, une ombre sortie du sépulcre pour hurler dans les ténèbres. Il enfonça son visage dans ses mains, s’enveloppa la tête de son capuchon, et se roula dans un coin, décidé à ne rien voir, à ne rien entendre.
Aucun bruit n’arrivant plus à son oreille, il se rassura un peu et leva la tête. Il vit l’abbesse des Camaldules agenouillée près de Sténio.
Il voulut crier, sa langue s’attacha à son palais. Il voulut fuir, ses jambes devinrent plus froides et plus immobiles que le granit du rocher. Il resta l’œil hagard, la main ouverte, le visage ombragé de son capuchon.
Lélia était penchée sur le lit funèbre. Son voile blanc cachait à demi son visage; elle semblait aussi morte que Sténio. C’était la digne fiancée d’un cadavre.
Elle avait écouté les discours des bergers; elle avait voulu contempler la poussière de Sténio. Guidée par le phare sinistre allumé devant la grotte, elle était venue seule, sans effroi, sans remords, sans douleur peut-être!
Cependant, à l’aspect de ce beau front couvert des ombres de la mort, elle sentit son âme s’amollir; la tendre pitié adoucit la rudesse de cette âme sombre et calme dans le désespoir.
«Oui, Sténio, dit-elle sans s’inquiéter ou sans s’apercevoir de la présence du moine, je te plains, parce que tu m’as maudite. Je te plains, parce que tu n’as pas compris que Dieu, en nous créant, n’avait pas résolu l’union de nos destinées. Tu as cru, je le sais, que je prenais plaisir à multiplier tes tortures. Tu as cru que je voulais venger sur toi les douleurs et les déceptions de mes premières années. Tu te trompais, Sténio, et je te pardonne l’anathème que tu as prononcé contre moi. Celui qui juge nos pensées avant même que nous puissions les prévoir, celui qui feuillette à toute heure le livre de nos consciences et qui lit sans ambiguïté les desseins mystérieux qui n’y sont pas encore inscrits, celui-là, Sténio, n’a pas accueilli tes menaces et ne les réalisera pas. Il ne te punira pas, parce que tu as été aveugle. Il ne châtiera pas ta faiblesse, parce que tu as refusé de te confier dans une sagesse qui n’était pas la tienne. Tu as payé trop cher la lumière qui est venue éclairer tes derniers jours pour qu’il te reproche d’avoir longtemps erré dans les ténèbres. Le savoir douloureux et terrible que tu emportes avec toi n’a pas besoin d’expiation, car ta lèvre s’est desséchée en goûtant le fruit que tu avais cueilli!
«Mais Dieu, j’en ai la ferme confiance, Dieu nous réunira dans l’éternité. Assis ensemble à ses pieds, nous assisterons à ses conseils, et nous saurons alors pourquoi il nous a séparés sur la terre. En lisant sur son front radieux le secret de ses volontés impénétrables aux yeux mortels, ta colère et ton étonnement seront comme s’ils n’avaient jamais été.
«Alors, Sténio, tu n’essaieras plus de me haïr; tu n’accuseras plus mon injustice et ma cruauté. Quand Dieu, faisant à chacun de nous la part qu’il mérite, distribuera nos travaux selon nos forces, tu comprendras, ô infortuné! que nous ne pouvions pas ici suivre la même route, ni marcher au même but. Les douleurs qu’il nous a envoyées n’ont pas été pareilles. Le maître sévère que nous avons servi tous deux nous expliquera le mystère de nos souffrances. En ouvrant devant nous l’éclatante perspective d’une éternelle effusion, il nous dira pourquoi il lui a plu de préparer la réunion de nos deux âmes par les voies obscures que notre œil ne soupçonnait pas.
«Il te montrera, Sténio, dans sa nudité saignante, mon cœur à qui tu imputais le dédain et la dureté. La terreur que tu as ressentie en écoutant mes paroles, l’humiliation qui obscurcissait ton regard quand je t’avouais que je ne pouvais t’aimer, la confusion tremblante de tes pensées se changera en une compassion sérieuse. Lélia, que tu croyais si fort au-dessus de toi, que tu désespérais d’atteindre, Lélia s’abaissera devant toi; tu oublieras, comme elle, l’admiration et le respect dont les hommes environnaient ses pas, tu sauras pourquoi elle allait seule et sans jamais demander secours.
«Confondus sous l’œil de Dieu, dans une félicité progressive, chacun de nous accomplira courageusement la tâche qu’il aura reçue. Nos regards, en se rencontrant, doubleront notre confiance et nos forces: le souvenir de nos misères passées s’évanouira comme un songe, et il nous arrivera de nous demander si vraiment nous avons vécu.»
Elle se pencha sur Sténio, détacha de sa couronne une fleur flétrie qu’elle mit sur son cœur, et reprit le sentier de la vallée sans avoir fait attention au moine, qui, debout dans l’ombre, adossé au mur de la grotte, dardait sur elle ses yeux étincelants.
La raison de Magnus l’avait abandonné; il ne comprenait rien aux discours de Lélia. Il la voyait seulement, et il la trouva belle; sa passion se réveillait avec violence, il ne se souvenait plus que des désirs qu’il avait si longtemps comprimés et qui le dévoraient plus que jamais.
Quand il la vit parler à Sténio, une affreuse jalousie, qu’il n’avait jamais connue parce qu’il n’avait pas eu occasion de la ressentir, éclata en lui. Il aurait frappé Sténio, s’il l’eût osé; mais ce cadavre lui faisait peur, et le désir s’allumait en lui encore plus intense que la vengeance.
Il s’élança sur les traces de Lélia; et, comme elle tournait le sentier, il la saisit par le bras.
Lélia se retourna sans crier, sans tressaillir, et regarda cette figure hâve, cet œil sanglant, cette bouche tremblante, sans peur et presque sans surprise.
«Femme, lui dit le moine, tu m’as assez fait souffrir, console-moi, aime-moi.»
Lélia, ne reconnaissant pas dans ce moine chauve et voûté le prêtre qu’elle avait vu jeune et fier peu d’années auparavant, s’arrêta étonnée.
«Mon père, lui dit-elle, adressez-vous à Dieu; son amour est le seul qui puisse consoler.
—Ne te souvient-il plus, Lélia, répondit le moine sans l’écouter, que c’est moi qui t’ai sauvé la vie! Sans moi tu périssais dans les ruines du monastère où tu passas deux ans. Tu t’en souviens, femme? je me jetai au milieu des décombres près de m’écraser, je t’emportai, je te mis sur mon cheval, et je voyageai tout le jour en te tenant dans mes bras, et je n’osai pas seulement baiser ton vêtement. Mais dès ce jour un feu dévorant s’alluma dans ma poitrine. En vain j’ai jeûné et prié, Dieu ne veut pas me guérir. Il faut que tu m’aimes: quand je serai aimé, je serai guéri; je ferai pénitence, et je serai sauvé. Autrement je redeviendrai fou, et je serai damné.
—Je te reconnais bien, Magnus, répondit-elle. Hélas! voilà donc le fruit de tes expiations et de tes combats!
—Ne me raille pas, femme, répondit-il avec un regard sombre; car je suis aussi près de la haine que de l’amour; et, si tu me repousses... je ne sais pas ce que la colère peut me conseiller...
—Laisse mon bras, Magnus, dit Lélia avec le calme du dédain. Assieds-toi sur cette roche, et je vais te parler.»
Il y avait tant d’autorité dans sa voix que le moine, habitué à la soumission passive, obéit comme par instinct et s’assit à deux pas d’elle. Son cœur battait si fort qu’il ne pouvait parler. Il prit dans ces deux mains sa tête saignante et douloureuse, et rassembla tout ce qui lui restait de force et de mémoire pour écouter et comprendre.
«Magnus, lui dit Lélia, si, lorsque vous étiez jeune encore et capable de réaliser une existence sociale, vous m’eussiez consultée sur votre avenir, je ne vous aurais pas conseillé d’être prêtre. Vos passions devaient vous rendre impossibles ces devoirs rigides que vous n’accomplissez que de fait. Vous avez été un mauvais prêtre; mais Dieu vous pardonnera, parce que vous avez beaucoup souffert. Maintenant il est trop tard pour que vous rentriez dans la vie ordinaire; vous avez perdu la force d’atteindre à aucune vertu. Il faut vous en tenir à l’abstinence. Vous devez attendre dans la retraite la fin de vos souffrances; elle ne saurait tarder: regardez vos mains, regardez vos cheveux gris. Tant mieux pour toi, Magnus! que ne suis-je aussi près de la tombe! Va, malheureux, nous ne pouvons rien les uns pour les autres. Tu t’es trompé, tu t’es retranché de la vie, et tu as senti le besoin de vivre; maintenant tu t’en effraies, et tu crois qu’il te serait possible encore d’être heureux. Insensé! il n’est plus temps d’y songer. Tu aurais pu trouver le bonheur dans la liberté, il y a quelques années; ta raison aurait pu s’éclairer, ton âme s’endurcir contre de vains remords. Mais aujourd’hui, l’horreur, le dégoût et l’effroi te poursuivraient partout. Tu ne pourrais pas connaître l’amour, tu le prendrais toujours pour le crime, et l’habitude de flétrir du nom de péché les joies légitimes te rendrait criminel et vicieux, aux yeux de ta conscience, dans les bras de la femme le plus pure. Résigne-toi, pauvre ermite, abaisse ton orgueil. Tu t’es cru assez grand pour cette terrible vertu du célibat; tu t’es trompé, te dis-je. Mais qu’importe? Tu arrives au terme de tes maux; songe à ne pas en perdre le fruit. Tu n’as pas été assez grand pour que Dieu te pardonnât le désespoir. Soumets-toi.»
Magnus avait écoulé vainement; son cerveau se refusait à tout emploi de facultés. Il souffrait, il croyait comprendre que Lélia le raillait; la figure tranquille et fière de cette femme l’humiliait profondément. Il la détestait par instants et voulait la fuir; mais il se croyait saisi et fasciné par l’œil du démon.
Lélia ne faisait plus attention à lui. Elle rêvait et semblait projeter quelque chose.
«Écoute, lui dit-elle après un instant de silence et d’incertitude: tu vas m’obéir, et, au lieu de te livrer à des pensées indignes de ta vocation, tu vas m’aider à rendre à ce cadavre les derniers honneurs. Il a été assez errant, assez tourmenté, assez vagabond dans cette vie; il faut que sa dépouille repose en paix et qu’elle ne soit pas foulée par le pied des passants. Je sais une place où elle dormira ignorée, privée des cérémonies de l’Église, puisque telle est la volonté de monseigneur; mais non privée du respect que l’on doit aux sépultures, et des prières collectives qu’on récite dans l’enceinte des cimetières. Prends ce cadavre sur tes épaules, et suis-moi.»
Magnus hésita.
«Où voulez-vous que je porte ce mort? dit-il avec effroi. Monseigneur lui refuse la sépulture bénite, et vous parlez de le déposer dans un cimetière?
—Fais ce que je te dis, reprit Lélia. Je sais mieux que toi la pensée de monseigneur. Forcé d’obéir aux règlements de l’Église, et ne voulant point, en cette circonstance, encourager par une infraction l’indulgence qu’on pourrait accorder au suicide, il a dû te commander des choses qu’il m’autorisera à enfreindre. Obéis, Magnus, je te l’ordonne.»
Lélia savait bien que sa volonté fascinait Magnus. Il obéit machinalement et sans savoir ce qu’il faisait. Il porta le corps de Sténio jusqu’au cimetière des Camaldules. Dans un angle obscur de ce jardin, on avait déraciné le matin même un if brisé par la foudre. Cette fosse, ouverte par le hasard, n’était pas encore comblée. L’ermite, aidé de l’abbesse des Camaldules, y déposa le cadavre, et le recouvrit de terre et de gazon; puis il reprit, tremblant et consterné, le chemin de son ermitage, tandis que Lélia, agenouillée sur la tombe du poëte, implorait pour lui cette mansuétude et cette sagesse infinie qui n’infligent pas de châtiments sans retour, et qui remettent dans le creuset de l’éternité le métal brisé par les épreuves de cette vie.
LXVI.
La mort de Sténio fut le signal d’autres événements tragiques. Le cardinal mourut, peu de temps après, d’un mal si rapide et si violent qu’on l’attribua au poison. Magnus avait abandonné son ermitage. Il avait erré plusieurs jours dans les montagnes, en proie à un affreux délire. Les montagnards consternés entendirent ses cris lamentables retentir dans l’horreur de la nuit; ses pas inégaux et précipités ébranlèrent le seuil de leurs chalets et les y retinrent jusqu’au jour éveillés et tremblants. Enfin, il disparut et alla s’ensevelir dans un couvent de chartreux. Mais bientôt d’étranges révélations sortirent de cet asile, et allèrent bouleverser les existences les plus sereines et les plus brillantes. Annibal succomba sans être appelé à aucune explication. Plusieurs évêques qui l’avaient secondé dans ses vues généreuses, grand nombre de prêtres les plus distingués du clergé par leurs lumières et la noblesse de leur conduite, furent disgraciés ou interdits. Quant à Lélia, on pensa que de tels châtiments seraient trop doux pour l’expiation de ses crimes, et qu’il fallait lui infliger l’humiliation et la honte. L’inquisition instruisit son procès. Le prélat puissant qui l’avait soutenue dans sa carrière était abattu. Les animosités profondes, résultat de cette nouvelle direction donnée par eux et par leurs adhérents aux idées religieuses, et qui avaient grondé sourdement sous leurs pieds, éclatèrent tout à coup et prirent leur revanche. On versa le venin de la calomnie sur la tombe à peine fermée du cardinal, libation impure offerte aux passions infernales. On rechercha les actions secrètes de sa vie, et, au lieu de blâmer celles qui auraient pu être répréhensibles, on les passa sous silence pour ne s’occuper que des dernières années de sa vie; années qui, sous l’influence de Lélia, étaient devenues aussi pures que l’âme de Lélia le souhaitait pour sympathiser entièrement avec celle du prélat. On prit plaisir à répandre la fange du scandale et de l’imposture sur cette amitié sacrée qui eût pu produire de si grandes choses dans l’intérêt de l’Église, si l’Église, comme toutes les puissances qui finissent, n’eût pris à tâche de se précipiter elle-même dans l’abîme où elle dort aujourd’hui sans espoir du réveil.
Il la saisit par le bras... (Page 133.)
L’abbesse des Camaldules fut donc accusée d’avoir été l’épouse adultère du Christ et d’avoir entraîné dans des voies de perdition un prince de l’Église qui, avant sa liaison funeste avec elle, avait été, disait-on, une des colonnes de la foi. En outre, elle fut accusée d’avoir professé des doctrines étranges, nouvelles, pleines de passions mondaines, et toutes imprégnées d’hérésie; puis d’avoir entretenu des relations criminelles avec un impie qui s’introduisait la nuit dans sa cellule; enfin, d’avoir mis le comble au délire de l’apostasie et à l’audace du sacrilège en faisant inhumer le cadavre de cet impie dans la terre consacrée aux sépultures des Camaldules: infraction aux lois de l’Église, qui refusent la sépulture en terre sainte aux athées décédés de mort volontaire; infraction aux règles monastiques qui n’admettent pas la sépulture des hommes dans l’enceinte réservée aux tombes des vierges.
A ce dernier chef d’accusation, Lélia connut d’où partait le coup dont elle était frappée. Elle n’en douta plus lorsque, appelée à rendre compte de sa conduite devant ses sombres juges, elle se vit confrontée avec Magnus. Toutes ces turpitudes lui causèrent un tel dégoût qu’elle se refusa à toute interrogation, et n’essaya pas de se justifier. Magnus était si tremblant devant elle, qu’en face de juges intègres le trouble de l’accusateur et le calme de l’accusée eussent suffi pour éclairer les consciences. Mais la sentence était portée d’avance, et les débats n’avaient lieu que pour la forme. Lélia sentit dans son cœur trop de mépris pour accuser Magnus à son tour. Elle se contenta de lui dire, en le voyant chanceler et s’appuyer sur les bras du familier du saint-office: «Rassure-toi, la terre ne s’entr’ouvrira pas sous tes pieds. Ton supplice sera dans ton cœur. Ne crains pas que je te rende blessure pour blessure, outrage pour outrage. Va, misérable, je te plains, je sais à quelles lâches terreurs tu obéis en me calomniant. Va te cacher à tous les yeux, toi qui espères gagner le ciel en commettant l’iniquité; que Dieu t’éclaire et le pardonne comme je te pardonne moi-même!
Elle avait cessé de vivre (Page 139.)
Lélia fut accusée aussi par deux de ses religieuses qui l’avaient toujours haïe à cause de son amour pour la justice, et qui espéraient prendre sa place. Elles l’accusèrent d’avoir eu des relations avec les carbonari, et d’avoir aidé, conjointement avec le cardinal, à l’évasion du féroce et impie Valmarina. Enfin elles lui firent un crime d’avoir disposé avec une prodigalité insensée des richesses du couvent, et d’avoir, dans une année de disette, fait vendre des vases d’or et des effets précieux dépendants du trésor de leur église pour soulager la misère des habitants de la contrée. Interrogée sur ce fait, Lélia répondit en souriant qu’elle se déclarait coupable.
Elle fut condamnée à être dégradée de sa dignité en présence de toute sa communauté. On attira autant de monde qu’on put à ce spectacle; mais peu de personnes s’y rendirent, et celles que la curiosité y poussa s’en retournèrent émues profondément de la dignité calme avec laquelle l’abbesse, soumise à ces affronts, les reçut d’un air à faire pâlir ceux qui les lui infligeaient.
Elle fut ensuite reléguée dans une chartreuse ruinée que la communauté des Camaldules possédait dans le nord des montagnes, et dont elle faisait entretenir une partie pour servir d’asile pénitentiaire à ses délinquantes. C’était un lieu froid et humide, où de grands sapins toujours baignés par les nuages bornaient l’horizon de toutes parts. C’est là que, l’année suivante, Trenmor trouva Lélia mourante, et l’engagea de tout son pouvoir à rompre son vœu et à fuir avec lui sous un autre ciel. Mais Lélia fut inébranlable dans sa résolution.
«Que m’importe, quant à moi, lui dit-elle, de mourir ici ou ailleurs, et de vivre quelques semaines de plus ou de moins? N’ai-je pas assez souffert, et le ciel ne m’a-t-il pas concédé enfin le droit d’entrer dans le repos! D’ailleurs je dois rester ici pour confondre la haine de mes ennemis et pour donner un démenti à leurs prédictions. Ils ont espéré que je me soustrairais au martyre; ils seront déçus de leur attente. Il n’est pas inutile que le monde aperçoive quelque différence entre eux et moi. Les idées auxquelles je me suis vouée exigent de ma part une conduite exemplaire, pure de toute faiblesse, exempte de tout reproche. Croyez bien qu’au point où j’en suis une telle force me coûte peu.»
Trenmor la vit s’éteindre rapidement, toujours belle et toujours calme. Elle eut cependant, vers sa dernière heure, quelques instants de trouble et de désespoir. L’idée de voir l’ancien monde finir sans faire surgir un monde nouveau lui était amère et insupportable.
«Eh quoi! disait-elle, tout ce qui est est-il donc comme moi frappé à mort et destiné à périr sans laisser de descendant pour recueillir son héritage? J’ai cru, pendant quelques années, qu’à la faveur d’un entier renoncement à toute satisfaction personnelle j’arriverais à vivre par la charité et à me réjouir dans l’avenir de la race humaine. Mais comment puis-je aimer une race aveugle, stupide et méchante? Que puis-je espérer d’une génération sans conscience, sans foi, sans intelligence et sans cœur?»
Trenmor s’efforçait en vain de lui faire comprendre qu’elle s’était abusée en cherchant l’avenir dans le passé. Il ne pouvait être là, disait-il, qu’un germe mystérieux dont l’éclosion serait longue, parce qu’il lui fallait, pour s’ouvrir à la vie, que le vieux tronc fût abattu et desséché. Tant qu’il y aura un catholicisme et une Église catholique, lui disait-il, il n’y aura ni foi, ni culte, ni progrès chez les hommes. Il faut que cette ruine s’écroule, et qu’on en balaie les débris pour que le sol puisse produire des fruits là où il n’y a maintenant que des pierres. Votre grande âme, celle d’Annibal et de plusieurs autres se sont rattachées au dernier lambeau de la foi, sans songer qu’il valait mieux arracher ce lambeau, puisqu’il ne servait qu’à voiler encore la vérité. Une philosophie nouvelle, une foi plus pure et plus éclairée, va se lever à l’horizon. Nous n’en saluons que l’aube incertaine et pâle; mais les lumières et les inspirations qui font la vie de l’humanité ne manqueront pas plus à l’avenir des générations que le soleil ne manque chaque matin à la terre endormie et plongée dans les ténèbres.
L’âme ardente de Lélia ne pouvait s’ouvrir à ces espérances lointaines. Elle n’avait jamais su s’accommoder des promesses de l’avenir, à moins qu’elle ne sentît l’action qui doit produire ces choses agir sur elle ou émaner d’elle. Son cœur avait d’infinis besoins, et il allait s’éteindre sans en avoir satisfait aucun. Il eût fallu à cette immense douleur l’immense consolation de la certitude. Elle eût pardonné au ciel de l’avoir frustrée de tout bonheur si elle eût pu lire clairement dans les destins de l’humanité future quelque chose de mieux que ce qu’elle avait eu elle-même en partage.
Une nuit Trenmor la rencontra sur le sommet de la montagne, il faisait un temps affreux, la pluie coulait par torrents, le vent mugissait dans la forêt, et les arbres craquaient de toutes parts. De pâles éclairs sillonnaient les nuages; Trenmor l’avait laissée dans sa cellule si épuisée et si faible qu’il avait craint de ne pas la retrouver vivante le lendemain. En la rencontrant ainsi errante sur les rochers glissants, et toute baignée de l’écume des torrents qui se formaient et grossissaient autour d’elle, Trenmor crut voir son spectre, et il l’invoqua comme un pur esprit; mais elle lui prit la main, et, l’attirant vers elle, elle lui parla ainsi d’une voix forte et l’œil enflammé d’un feu sombre.
LXVII.
DÉLIRE.
«Il est des heures dans la nuit où je me sens accablée d’une épouvantable douleur. D’abord c’est une tristesse vague, un malaise inexprimable. La nature tout entière pèse sur moi, et je me traîne brisée, fléchissant sous le fardeau de la vie comme un nain qui serait forcé de porter un géant. Dans ces moments-là, j’ai besoin d’expansion, j’ai besoin de soulagement, et je voudrais embrasser l’univers dans une effusion filiale et fraternelle; mais il semble que l’univers me repousse tout à coup, et qu’il se tourne vers moi pour m’écraser, comme si moi, atome, j’insultais l’univers en l’appelant à moi. Alors l’élan poétique et tendre tourne en moi à l’effroi et au reproche. Je hais l’éternelle beauté des étoiles, et la splendeur des choses qui nourrissent mes contemplations ordinaires ne me paraît plus que l’implacable indifférence de la puissance pour la faiblesse. Je suis en désaccord avec tout, et mon âme crie au sein de la création comme une corde qui se brise au milieu des mélodies triomphantes d’un instrument sacré. Si le ciel est calme, il me semble revêtir un Dieu inflexible, étranger à mes désirs et à mes besoins. Si l’orage bouleverse les éléments, je vois en eux comme en moi la souffrance inutile, les cris inexaucés!
«Oh! oui! oui, hélas! le désespoir règne et la souffrance et la plainte émanent de tous les pores de la création. Cette vague se tord sur la grève en gémissant, ce vent pleure lamentablement dans la forêt. Tous ces arbres qui se plient et qui se relèvent pour retomber encore sous le fouet de la tempête, subissent une torture effroyable. Il y a un être malheureux, maudit, un être immense, terrible, et tel que ce monde où nous vivons ne peut le contenir. Cet être invisible est dans tout, et sa voix remplit l’espace d’un éternel sanglot. Prisonnier dans l’immensité, il s’agite, il se débat, il frappe sa tête et ses épaules aux confins du ciel et de la terre. Il ne peut les franchir; tout le serre, tout l’écrase, tout le maudit, tout le brise, tout le hait. Quel est-il et d’où vient-il? Est-ce l’ange rebelle qui fut chassé de l’empyrée, et ce monde est-il l’enfer qui lui sert de cachot? Est-ce toi, force que nous sentons et que nous voyons? Est-ce vous, colère et désespoir qui vous révélez à nos sens, et que nos sens reçoivent de vous? Est-ce toi, rage éternelle qui bruis sur nos têtes et roules dans nos cieux? Est-ce toi, esprit inconnu mais sensible, qui es le maître ou le ministre, ou l’esclave ou le tyran, ou le geôlier ou le martyr? Combien de fois j’ai senti ton vol ardent sur ma tête! Combien de fois ta voix est venue arracher mes larmes sympathiques du fond de mes entrailles et les faire couler comme le torrent des montagnes ou la pluie du ciel! Quand tu es en moi, j’entends la voix qui me crie: «Tu souffres, tu souffres...» et moi, je voudrais t’embrasser et pleurer sur ton sein puissant; il me semble que ma douleur est infinie comme la tienne, et qu’il te faut ma souffrance pour compléter ta plainte éloquente. Et moi aussi, je m’écrie: «Tu souffres, tu souffres...», mais tu passes, tu fuis: tu t’apaises ou tu t’endors. Un rayon de la lune dissipe tes nuages, la moindre étoile qui brille derrière ton linceul semble rire de la misère et te réduire au silence. Il me semble parfois voir ton spectre tomber dans une rafale, comme une aigle immense dont les ailes couvriraient toute la mer et dont le dernier cri s’éteindrait au sein des flots, et je vois que tu es vaincu: vaincu comme moi, faible comme moi, terrassé comme moi. Le ciel s’éclaire et s’illumine des feux de la joie, et une sorte du terreur stupide s’empare de moi aussi. Prométhée, Prométhée, est-ce toi, toi qui voulais affranchir l’homme des liens de la fatalité? Est-ce toi qui, brisé par un Dieu jaloux, et dévoré par la bile incurable, retombes épuisé sur ton rocher, sans avoir pu délivrer ni l’homme, ni toi son seul ami, son père, son vrai Dieu peut-être? Les hommes t’ont donné mille noms symboliques: audace, désespoir, délire, rébellion, malédiction. Ceux-ci t’ont appelé Satan, ceux-là crime: moi je l’appelle désir.
«Moi, sibylle, sibylle désolée; moi, esprit des temps anciens, enfermé dans un cerveau rebelle à l’inspiration divine, lyre brisée, instrument muet dont les vivants d’aujourd’hui ne comprendraient plus les sons, mais au sein duquel murmure comprimée l’harmonie éternelle! moi, prêtresse de la mort, qui sens bien avoir été déjà pythie, avoir déjà pleuré, déjà parlé; mais qui ne me souviens pas, qui ne sais pas, hélas! ce qu’il faudrait dire pour guérir! Oui, oui, je me souviens des antres de la vérité et des délires de la révélation; mais le mot de la destinée humaine, je l’ai oublié; mais le talisman de la délivrance, je l’ai perdu. Et pourtant, j’ai vu beaucoup de choses; et quand la souffrance me presse, quand l’indignation me dévore, quand je sens Prométhée s’agiter dans mon sein et battre de ses grandes ailes la pierre où il est scellé, quand l’enfer gronde sous moi comme un volcan prêt à m’engloutir, quand les esprits de la mer viennent pleurer à mes pieds, et ceux de l’air frémir sur mon front... oh! alors, en proie à un délire sans nom, à un désespoir sans borne, j’appelle le maître et l’ami inconnu qui pourrait éclairer mon esprit et délier ma langue,... mais je flotte dans les ténèbres, et mes bras fatigués n’embrassent que des ombres trompeuses. O vérité, vérité! pour te trouver je suis descendue dans des abîmes dont la seule vue donnait le vertige de la peur aux hommes les plus braves. J’ai suivi Dante et Virgile dans les sept cercles du rêve magique. J’ai suivi Curtius dans le gouffre qui s’est refermé sur lui; j’ai suivi Régulus dans son hideux supplice; j’ai laissé partout ma chair et mon sang; j’ai suivi Madeleine au pied de la croix, et mon front a été inondé du sang du Christ et des larmes de Marie. J’ai tout cherché, tout souffert, tout cru, tout accepté. Je me suis agenouillée devant tous les gibets, consumée sur tous les bûchers, prosternée devant tous les autels. J’ai demandé à l’amour ses joies, à la foi ses mystères, à la douleur ses mérites. Je me suis offerte à Dieu sous toutes les formes; j’ai sondé mon propre cœur avec férocité, je l’ai arraché de ma poitrine pour l’examiner, je l’ai déchiré en mille pièces, je l’ai traversé de mille poignards pour le connaître. J’en ai offert les lambeaux à tous les dieux supérieurs et inférieurs. J’ai évoqué tous les spectres, j’ai lutté avec tous les démons, j’ai supplié tous les saints et tous les anges, j’ai sacrifié à toutes les passions. Vérité! vérité! tu ne t’es pas révélée, depuis dix mille ans je te cherche et je ne t’ai pas trouvée!
«Et depuis dix mille ans, pour toute réponse à mes cris, pour tout soulagement à mon agonie, j’entends planer sur cette terre maudite le sanglot désespéré du désir impuissant! Depuis dix mille ans je t’ai sentie dans mon cœur sans pouvoir te traduire à mon intelligence, sans pouvoir trouver la formule terrible qui te révélerait au monde et qui te ferait régner sur la terre et dans les cieux. Depuis dix mille ans j’ai crié dans l’infini: Vérité, vérité! Depuis dix mille ans, l’infini me répond: Désir, désir! O Sibylle désolée, ô muette pythie, brise donc ta tête aux rochers de ton antre, et mêle ton sang fumant de rage à l’écume de la mer; car tu crois avoir possédé le Verbe tout-puissant, et depuis dix mille ans tu le cherches en vain.»
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Comme elle parlait encore, Trenmor sentit la main brûlante de Lélia se glacer tout à coup dans la sienne. Puis elle se leva comme si elle allait se précipiter. Trenmor, épouvanté, la retint dans ses bras. Elle retomba raide sur le rocher: elle avait cessé de vivre.
Lélia avait toujours vécu sous un beau ciel, elle haïssait les contrées que le soleil n’éclaire pas largement. Le froid l’avait tuée avec promptitude, comme s’il eût voulu seconder les desseins de ses ennemis. La coterie qui l’avait perdue était déjà tombée; une autre coterie remplaça celle-là, et voulut humilier sa rivale en réhabilitant la mémoire de ceux qu’elle avait abattus. On fit des obsèques magnifiques au cardinal, et l’on rapporta au monastère des Camaldules les cendres de l’abbesse, qu’on honora comme une sainte et comme une martyre. Lélia fut ensevelie dans le cimetière, et l’on permit à Trenmor d’élever une tombe à Sténio sur la rive opposée, près de la cellule délaissée de l’ermite, là où l’on avait fait transporter les restes du poëte après les avoir expulsés du monastère.
Un soir Trenmor, ayant terminé les funérailles de ses deux amis, descendit lentement sur les rives du lac. La lune, en se levant, jetait un rayon oblique sur ces deux tombes blanches que le lac séparait. Des météores s’élevèrent comme de coutume sur la surface brumeuse de l’eau. Trenmor contempla tristement leur pâle éclat et leur danse mélancolique. Il en remarqua deux qui, venus des deux rives opposées, se joignirent, se poursuivirent mutuellement, et restèrent ensemble toute la nuit, soit qu’ils vinssent se jouer dans les roseaux, soit qu’ils se laissassent glisser sur les flots tranquilles, soit qu’ils se tinssent tremblants dans la brume comme deux lampes près de finir. Trenmor se laissa dominer par une idée superstitieuse et douce. Il passa la nuit entière à suivre de l’œil ces inséparables lumières qui se cherchaient et se suivaient comme deux âmes amoureuses. Deux ou trois fois elles vinrent près de lui, et il les nomma de deux noms chéris en versant des larmes comme un enfant.
Quand le jour parut, tous les météores s’éteignirent. Les deux flammes mystérieuses se tinrent quelque temps sur le milieu du lac, comme si elles eussent eu de la peine à se séparer; puis elles furent chassées toutes deux en sens contraire, comme si elles allaient rejoindre chacune la tombe qu’elle habitait. Quand elles se furent effacées, Trenmor passa sa main sur son front comme pour en chasser le rêve affaiblissant d’une nuit de douleur et de tendresse. Il remonta vers la tombe de Sténio, et un instant il s’arrêta incertain.
«Que ferai-je sans vous dans la vie? s’écria-t-il; à qui serai-je utile? à qui m’intéresserai-je? A quoi me serviront ma sagesse et ma force si je n’ai plus d’amis à consoler et à soutenir? Ne vaudrait-il pas mieux avoir une tombe au bord de cette eau si belle, auprès de ces deux tombes silencieuses? Mais non, l’expiation n’est pas finie: Magnus vit peut-être encore, peut-être puis-je le guérir. D’ailleurs il y a partout des hommes qui luttent et qui souffrent, il y a partout des devoirs à remplir, une force à employer, une destinée à réaliser.»
Il salua de loin le marbre qui renfermait Lélia; il baisa celui où dormait Sténio: puis il regarda le soleil, ce flambeau qui devait éclairer ses journées de travail, ce phare éternel qui lui montrait la terre d’exil où il faut agir et marcher, l’immensité des cieux toujours accessibles à l’espoir des forts.
Il ramassa son bâton blanc et se remit en route.
FIN DE LÉLIA.
Table
PREMIÈRE PARTIE: I., II., III., IV., V., VI., VII., VIII., IX. X., XI., XII., XIII., XIV., XV., XVI., XVII., XVIII., XIX., XX., XXI., XXII.
DEUXIÈME PARTIE: XXIII., XXIV., XXV., XXVI., XXVII., XXVIII., XXIX., XXX., XXXI., XXXII., XXXIII., XXXIV.
TROISIÈME PARTIE: XXXV., XXXVI., XXXVII., XXXVIII., XXXIX., XL.
QUATRIÈME PARTIE: XLI., XLII., XLIII., XLIV., XLV.
CINQUIÈME PARTIE: XLVI., XLVII., XLVIII., XLIX., L., LI., LII., LIII.
SIXIÈME PARTIE: LIV., LV., LVI., LVII., LVIII., LIX., LX., LXI., LXII., LXIII., LXIV., LXV., LXVI., LXVII.