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Les affinités électives: Suivies d'un choix de pensées du même

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The Project Gutenberg eBook of Les affinités électives

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Title: Les affinités électives

Author: Johann Wolfgang von Goethe

Translator: baronne de Aloïse Christine Carlowitz

Release date: January 1, 2004 [eBook #10604]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Anne Dreze and Marc D'Hooghe

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AFFINITÉS ÉLECTIVES ***
LES AFFINITÉS ÉLECTIVES

PAR GOETHE

SUIVIES D'UN CHOIX DE PENSÉES DU MÊME;

Traduction nouvelle par Mme A. DE CARLOWITZ.

LES AFFINITÉS ÉLECTIVES

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER.

Un riche Baron, encore à la fleur de son âge et que nous appellerons Édouard, venait de passer dans sa pépinière les plus belles heures d'une riante journée d'avril. Les greffes précieuses qu'il avait fait venir de très-loin étaient employées, et, satisfait de lui-même, il renferma dans leur étui ses outils de pépiniériste. Le jardinier survint et admira très-sincèrement le travail de son maître.

—Est-ce que tu n'as pas vu ma femme? lui demanda Édouard en faisant un mouvement pour s'éloigner.

—Si, Monseigneur, Madame est dans les nouvelles plantations. La cabane de mousse qu'elle fait faire sur la montagne, en face du château, sera terminée aujourd'hui. Quel délicieux point de vue vous aurez là! Au fond, le village; un peu à droite, l'église et le clocher, au-dessus duquel, de cette hauteur, le regard se glisse au loin. En face, le château et les jardins.

—C'est bien, répliqua Édouard. A quelques pas d'ici j'ai vu travailler les ouvriers.

—Et plus loin, à droite, continua le jardinier, s'ouvre la riche vallée avec ses prairies couvertes d'arbres, dans un joyeux lointain. Quant au sentier à travers les rochers, je n'ai jamais rien vu de mieux disposé. En vérité, Madame s'y entend, c'est un plaisir de travailler sous ses ordres.

—Va la prier de ma part de m'attendre; je veux qu'elle me fasse admirer ses nouvelles créations.

Le jardinier s'éloigna en hâte. Le Baron le suivit lentement, visita en passant les terrasses et les serres, traversa le ruisseau et arriva bientôt à la place où la route se divisait en deux sentiers: l'un et l'autre conduisaient aux plantations nouvelles; le plus court passait par le cimetière, le plus long par un bosquet touffu. Édouard choisit le dernier et se reposa sur un banc, judicieusement placé au point où le chemin commençait à devenir pénible, puis il gravit la montée qui, par plusieurs marches et points d'arrêts, le conduisit, par un sentier étroit et plus ou moins rapide, jusqu'à la cabane de mousse.

Charlotte reçut son époux à l'entrée de cette cabane, et le fit asseoir de manière qu'à travers la porte et les fenêtres ouvertes, les différents points de vue se présentèrent à lui dans toute leur beauté, mais resserrés dans des cadres étroits. Ces tableaux le charmèrent d'autant plus, que son imagination les voyait déjà parés de tout l'éclat printanier, que quelques semaines de plus ne pouvaient manquer de leur donner en effet.

—Je n'ai qu'une observation à faire, lui dit-il: la cabane me paraît un peu trop petite.

—Il y a assez de place pour nous deux, répondit Charlotte.

—Sans doute, peut-être même pour un troisième …

—Pourquoi pas? à la rigueur, on pourrait encore admettre un quatrième. Quant aux sociétés plus nombreuses, nous avons pour elles d'autres points de réunion.

—Puisque nous voilà seuls, tranquilles et contents, dit Édouard, je veux te confier quelque chose qui, depuis longtemps, me pèse sur le coeur. Jusqu'ici j'ai vainement cherché l'occasion de te le dire.

—Je n'ai pas été sans m'en apercevoir.

—Je dois te l'avouer, mon amie, si j'avais pu retarder encore la réponse définitive qu'on me demande, si je n'étais pas forcé de la donner demain au matin, j'aurais peut-être encore continué à me taire.

—Voyons, de quoi s'agit-il? demanda Charlotte avec une prévenance gracieuse.

—De mon ami, le capitaine! Tu sais qu'il n'a pas mérité l'humiliation qu'on vient de lui faire subir, et tu comprends tout ce qu'il souffre. Être mis à la retraite à son âge, avec ses talents, son esprit actif, son érudition … Mais pourquoi envelopper mes voeux à son sujet dans un long préambule? Je voudrais qu'il pût venir passer quelque temps avec nous.

—Ce projet, mon ami, demande de mûres réflexions; il faut l'envisager sous ses différents points de vue.

—Je suis prêt à te donner tous les éclaircissements que tu pourras désirer. La dernière lettre du capitaine annonce une profonde tristesse. Ce n'est pas sa position financière qui l'afflige, ses besoins sont si bornés! Au reste, ma bourse est la sienne, et il ne craint pas d'y puiser. Dans le cours de notre vie, nous nous sommes rendu tant de services, qu'il nous sera toujours impossible d'arrêter définitivement nos comptes. Son seul chagrin est de se voir réduit à l'inaction, car il ne connaît d'autre bonheur que d'employer utilement ses hautes facultés. Que lui reste-t-il à faire désormais? se plonger dans l'oisiveté ou acquérir des connaissances nouvelles, quand celles qu'il possède si complètement lui sont devenues inutiles? En un mot, chère enfant, il est très-malheureux, et l'isolement dans lequel il vit augmente son malheur.

—Mais je l'ai recommandé à nos connaissances, à nos amis; ces recommandations ne sont pas restées sans résultat; on lui a fait des offres avantageuses.

—Cela, est vrai; mais ces offres augmentent son tourment, car aucune d'elles ne lui convient. Ce n'est pas l'utile emploi, c'est l'abnégation de ses principes, de ses capacités, de sa manière d'être qu'on lui demande. Un pareil sacrifice est au-dessus de ses forces. Plus je réfléchis sur tout cela, plus je sens le désir de le voir près de nous.

—Il est beau, il est généreux de ta part de t'intéresser ainsi au sort d'un ami; mais permets-moi de te rappeler que tu dois aussi quelque chose à toi-même, à moi.

—Je ne l'ai pas oublié, mais je suis convaincu que le capitaine sera pour nous une société aussi utile qu'agréable. Je ne parlerai pas des dépenses qu'il pourrait nous occasionner, puisque son séjour ici les diminuerait au lieu de les augmenter. Quant à l'embarras, je n'en prévois aucun. L'aile gauche de notre château est inhabitée, il pourra s'y établir comme il l'entendra, le reste s'arrangera tout seul. Nous lui rendrons un service immense, et il nous procurera à son tour plus d'un plaisir, plus d'un avantage. J'ai depuis longtemps le désir de faire lever un plan exact de mes domaines, il dirigera ce travail. Tu veux faire cultiver toi-même nos terres, dès que les baux de nos fermiers seront expirés; mais avons-nous les connaissances nécessaires pour une pareille entreprise? lui seul pourra nous aider à les acquérir; je ne sens que trop combien j'ai besoin d'un pareil ami. Les agronomes qui ont étudié cette matière dans les livres et dans les établissements spéciaux, raisonnent plus qu'ils n'instruisent, car leurs théories n'ont pas passé au creuset de l'expérience; les campagnards tiennent trop aux vieilles routines, et leurs enseignements sont toujours confus, et souvent même volontairement faux. Mon ami réunit l'expérience à la théorie sur ce point, et sur une foule d'autres dont je me promets les plus heureux résultats, surtout par rapport à toi. Maintenant je te remercie de l'attention avec laquelle tu as bien voulu m'écouter; dis-moi à ton tour franchement ce que tu penses, je te promets de ne pas t'interrompre.

—Dans ce cas, répondit Charlotte, je débuterai par une observation générale. Les hommes s'occupent surtout des faits isolés et du présent, parce que leur vie est tout entière dans l'action, et par conséquent dans le présent. Les femmes, au contraire, ne voient que l'enchaînement des divers événements, parce que c'est de cet enchaînement que dépend leur destinée et celle de leur famille, ce qui les jette naturellement dans l'avenir et même dans le passé. Associe-toi un instant à cette manière de voir, et tu reconnaîtras que la présence du capitaine chez nous, dérangera la plupart de nos projets et de nos habitudes.

—J'aime à me rappeler nos premières relations, continua-t-elle, et, surtout, à t'en faire souvenir. Dans notre première jeunesse, nous nous aimions tendrement; et l'on nous a séparés parce que ton père, ne comprenant d'autre bonheur que la fortune, te fit épouser une femme âgée, mais riche; le mien me maria avec un homme que j'estimais sans pouvoir l'aimer, mais qui m'assura une belle position. Nous sommes redevenus libres, toi le premier, et ta femme, qu'on aurait pu appeler ta mère, te fit l'héritier de son immense fortune. Tu profitas de ta liberté pour satisfaire ton amour pour les voyages; à ton retour j'étais veuve. Nous nous revîmes avec plaisir, avec bonheur. Le passé nous offrait d'agréables souvenirs, nous aimions ces souvenirs, et nous pouvions impunément nous y livrer ensemble. Tu m'offris ta main, j'hésitai longtemps … Nous sommes à peu près du même âge; les femmes vieillissent plus vite que les hommes; tu me paraissais trop jeune … Enfin, je n'ai pas voulu te refuser ce que tu regardais comme ton unique bonheur … Tu voulais te dédommager des agitations et des fatigues de la cour, de la carrière militaire et des voyages; tu voulais jouir enfin de la vie à mes côtés, mais avec moi seule.

Je me résignai à placer ma fille unique dans un pensionnat, où elle pouvait, au reste, recevoir une éducation plus convenable qu'à la campagne. Je pris le même parti pour ma chère nièce Ottilie, qui eût, peut-être, été plus à sa place près de moi et m'aidant à diriger ma maison. Tout cela s'est fait de ton consentement, et dans le seul but de pouvoir vivre pour nous seuls, et jouir dans toute sa plénitude du bonheur que nous avons vainement désiré dans notre première jeunesse, et que la marche des événements venait enfin de nous accorder. C'est dans ces dispositions que nous sommes arrivés dans ce séjour champêtre; je me suis chargée des détails et de l'intérieur, et toi de l'ensemble et des relations extérieures. Je me suis arrangée de manière à prévenir chacun de tes désirs, et à ne vivre que pour toi. Laisse-nous essayer, du moins pendant quelque temps encore, jusqu'à quel point nous pourrons ainsi nous suffire à nous-mêmes.

—Il n'est que trop vrai, s'écria le Baron, l'enchaînement des événements, voilà l'élément des femmes, aussi ne faut-il jamais vous laisser enchaîner vos objections, où se résigner d'avance à vous donner gain de cause. Je conviens donc que tu as eu complètement raison jusqu'à ce jour. Tout ce que nous avons planté et bâti depuis notre séjour ici est bon et utile, mais n'y ajouterons-nous plus rien? Tous ces beaux plans n'auront-ils pas d'autres développements? Tout ce que je fais dans les jardins, tes embellissements dans le parc et les alentours, ne serviront-ils jamais qu'à la satisfaction de deux ermites?

—Je te comprends, mon ami; mais songe que nous devons, avant tout, éviter d'introduire dans notre cercle étroit, quelque chose d'étranger et par conséquent de nuisible. Tous nos projets ne peuvent se réaliser qu'à condition que nous ne serons jamais que nous deux. Tu voulais me communiquer avec suite ton journal de voyages, et y ajouter, à cette occasion, certains papiers qui en font partie. Encouragé par l'intérêt que m'inspirent ces précieuses feuilles, éparses et confuses, tu te proposais d'en faire un tout aussi agréable pour nous que pour les autres. J'ai promis de t'aider à copier, et nous étions déjà heureux par la pensée, en songeant que nous pourrions parcourir ainsi ensemble, commodément, mystérieusement et idéalement ce monde, dont nous nous sommes exilés par notre propre volonté. Et puis, n'as-tu pas repris ta flûte afin de m'accompagner sur le piano pendant les soirées? Ne comptes-tu pour rien les voisins qui viennent nous voir souvent, et que nous visitons à notre tour? Quant à moi, j'ai trouvé dans tout ceci des ressources suffisantes pour passer l'été le plus agréable de ma vie.

Édouard passa la main sur son front.

—Tout ce que tu me dis là est aussi sage qu'aimable, et cependant je ne puis m'empêcher de croire que la présence du capitaine, loin de troubler notre paisible bonheur, lui prêterait un charme nouveau. Il m'a suivi dans une partie de mes voyages, et il a recueilli, de son côté, des notes qui feraient de ma relation un ensemble aussi complet qu'amusant.

—Tu me forces à t'avouer toute la vérité, dit Charlotte avec un léger signe d'impatience, un secret pressentiment m'avertit qu'il ne résultera rien de bon de ton projet.

—Allons, répondit Édouard en souriant, il faut en prendre son parti, les femmes sont invulnérables: d'abord si sensées, qu'il est impossible de les contredire; si aimantes, qu'on leur cède avec bonheur; si sensibles, qu'on craint de les affliger; elles finissent par devenir prophétiques au point de nous effrayer.

—Je ne suis pas superstitieuse, répliqua Charlotte, et je ne ferais aucun cas des vagues pressentiments, s'ils n'étaient que cela; mais ils sont presque toujours un souvenir confus des conséquences heureuses ou malheureuses que nous avons vues découler, chez les autres, des actions que nous sommes sur le point de commettre nous-mêmes. Il n'y a rien de plus important dans la vie intérieure que l'admission d'un tiers. J'ai connu des parents, des époux, dont l'existence a été entièrement bouleversée par une pareille admission.

—Cela peut arriver chez des individus qui vivent au hasard, mais jamais chez des personnes qui, éclairées par l'expérience, ont la conscience d'elles-mêmes.

—Cette conscience, mon ami, est rarement une arme suffisante, et souvent même elle est dangereuse pour celui qui s'en sert. Au reste, puisque nous n'avons pu nous convaincre, ne précipitons rien, accorde-moi quelques jours.

—Au point où en sont les choses, ce délai n'empêcherait point la précipitation. Nous nous sommes exposé nos raisons, il s'agit de décider lesquelles méritent la préférence, et je crois que ce que nous aurions de plus sage à faire, serait de tirer au sort.

—Je sais que, dans les cas douteux, tu aimes à te confier aux chances d'un coup de dez; mais dans une circonstance aussi grave, un pareil moyen serait un sacrilège.

—Mais le messager attend, s'écria Édouard, que faut-il que je réponde au capitaine?

—Une lettre calme, sage, amicale.

—C'est-à-dire des riens?

—Il est des cas où il vaut mieux répondre des riens que de ne pas répondre du tout.

CHAPITRE II

En rappelant à son mari les principaux événements de leur passé, et les plans qu'ils avaient arrêtés ensemble pour leur bonheur présent et à venir, Charlotte avait éveillé en lui des souvenirs fort agréables. Ce fut sous l'empire de ces souvenirs qu'il entra dans sa chambre pour répondre au capitaine. Forcé de convenir que jusqu'à ce moment il avait trouvé dans la société exclusive de sa femme, l'accomplissement parfait de ses voeux les plus chers, il se promit d'écrire à son ami l'épître la plus affectueuse et la plus insignifiante du monde. Lorsqu'il s'approcha de son bureau, le hasard lui fit tomber sous la main la dernière lettre de cet ami. Il la relut machinalement. La triste situation de cet homme excellent se présenta de nouveau à sa pensée, les sentiments douloureux qui l'assiégeaient depuis plusieurs jours se réveillèrent, et il lui parut impossible d'abandonner son ami à la cruelle position où il se trouvait réduit; sans se l'être attirée par une faute ni même par une imprudence.

Le Baron n'était pas accoutumé à se refuser une satisfaction quelconque. Enfant unique de parents fort riches, tout avait constamment cédé à ses caprices et à ses fantaisies. C'était à force de les flatter qu'on l'avait décidé à devenir le mari d'une vieille femme, qui avait cherché à son tour à faire oublier son âge par des attentions et des prévenances infinies. Devenu libre par la mort de cette femme, et maître d'une grande fortune, naturellement modéré dans ses désirs, libéral, généreux, bienfaisant et brave, il n'avait jamais connu les obstacles que la société oppose à la plupart de ses membres. Jusqu'alors, tout avait marché au gré de ses désirs; une fidélité opiniâtre et romanesque avait fini par lui assurer la main de Charlotte, et la première opposition ouverte qui se posait franchement devant lui et qui l'empêchait d'offrir un asile à l'ami de son enfance, et de régler ainsi les comptes de toute sa vie, venait de cette même Charlotte. Il était de mauvaise humeur, impatient, il prit et reprit plusieurs fois la plume, et ne put se mettre d'accord avec lui-même sur ce qu'il devait écrire. Contrarier sa femme, lui paraissait aussi impossible que de se contrarier lui-même ou de faire ce qu'elle désirait; et dans l'agitation où il se trouvait, il lui était impossible d'écrire une lettre calme. Il était donc bien naturel qu'il cherchât à gagner du temps. A cet effet il adressa quelques mots à son ami, et le pria de lui pardonner de ne pas lui avoir écrit plus tôt et de ne pas lui en dire davantage en ce moment. Puis il promit de lui envoyer incessamment une lettre explicative et tranquillisante.

Le lendemain matin, Charlotte profita d'une promenade qu'elle fit avec son mari, pour faire revenir l'entretien sur le sujet de la veille; car elle était convaincue que le meilleur moyen de combattre une résolution prise, était d'en parler souvent.

Édouard reprit cette discussion avec plaisir. D'un caractère impressionnable, il s'animait facilement, et la vivacité de ses désirs allait souvent jusqu'à l'impatience; mais, craignant toujours d'offenser ou de blesser, il était encore aimable lors même qu'il se rendait importun. N'ayant pu convaincre sa femme, il parvint à la charmer, presque à la séduire.

—Je te devine! s'écria-t-elle, tu veux que j'accorde aujourd'hui à l'amant ce que j'ai refusé hier au mari. Si j'ai encore la force de résister à des voeux que tu m'exprimes d'une manière si séduisante, il faut du moins que je te fasse une révélation à peu près semblable à la tienne. Oui, je me trouve dans le même cas que toi, et je me suis volontairement imposé le sacrifice que j'ai osé espérer de ta tendresse.

—Voilà qui est charmant, répondit Édouard, il paraît que, dans le mariage, rien n'est plus utile que les discussions, puisque c'est par elles que l'on apprend à se connaître.

—C'est possible. Apprends donc qu'Ottilie est pour moi ce que le capitaine est pour toi. La pauvre enfant est très-malheureuse dans son pensionnat. Ma fille Luciane, née pour briller dans un monde élégant, s'y forme pour ce monde. Elle apprend les langues étrangères, l'histoire, et autres sciences semblables, comme elle joue des sonates et des variations à livre ouvert. Douée d'une grande vivacité et d'une mémoire heureuse, on peut dire d'elle que, dans le même instant, elle oublie tout et se souvient de tout. Ses allures faciles et gracieuses, sa danse légère, sa conversation animée la distinguent de toutes ses compagnes, et un certain esprit de domination inné chez elle, en font la reine de ce petit cercle. La maîtresse du pensionnat voit en elle une petite divinité qui se développe sous sa main, et dont l'éclat rejaillira sur sa maison et y amènera une foule de jeunes personnes que leurs parents voudront faire arriver à ce même degré de perfection. Aussi les lettres que l'on m'écrit sur son compte, ne sont-elles que des hymnes à sa louange, qu'heureusement je sais fort bien traduire en prose. Quant à la pauvre Ottilie, on ne m'en parle que pour accuser la nature de n'avoir placé aucune disposition artistique, aucun germe de perfectionnement intellectuel dans une créature si bonne et si jolie. Cette erreur ne m'étonne point, car je retrouve dans Ottilie l'image vivante de sa mère, ma meilleure amie, qui a grandi à mes côtés. Je suis persuadée que sa fille serait bientôt une femme accomplie, s'il m'était possible de l'avoir sous ma direction.

Nos conventions ne me le permettent pas, et je sais qu'il est dangereux de tirailler sans cesse le cadre dans lequel on a cru devoir enfermer sa vie. Je me soumets à cette nécessité; je fais plus: je souffre que ma fille, trop fière de ses avantages sur une parente qui doit tout à ma bienfaisance, en abuse parfois. Hélas! qui de nous a réellement assez de supériorité pour ne jamais la faire peser sur personne? et qui de nous est placé assez haut pour ne jamais être réduit à se courber sous une domination injuste? Le malheur d'Ottilie la rend plus chère à mes yeux; ne pouvant l'appeler près de moi, je cherche à la placer dans une autre institution. Voilà où j'en suis. Tu vois, mon bien-aimé, que nous nous trouvons dans le même embarras; supportons-le avec courage, puisque nous ne pourrions sans danger le faire disparaître l'un par l'autre.

—Je reconnais bien là les bizarreries de la nature humaine, dit Édouard en souriant, nous croyons avoir fait merveille, quand nous sommes, parvenus à écarter les objets de nos inquiétudes. Dans les considérations d'ensemble, nous sommes capables de grands sacrifices; mais une abnégation dans les détails de chaque instant, est presque toujours au-dessus de nos forces: ma mère m'a fourni le premier exemple de cette vérité. Tant que j'ai vécu près d'elle, il lui a été impossible de maîtriser les craintes de chaque instant dont j'étais l'objet. Si je rentrais une heure plus tard que je ne l'avais promis, elle s'imaginait qu'il m'était arrivé quelque grand malheur; et quand la pluie ou la rosée avait mouillé mes vêtements, elle prévoyait pour moi une longue suite de maladies. Je me suis établi chez moi, j'ai voyagé, et elle a toujours été aussi tranquille sur mon compte que si je ne lui avais jamais appartenu.

—Examinons notre position de plus près, continua-t-il, et nous reconnaîtrons, bientôt qu'il serait aussi insensé qu'injuste de laisser, sans autre motif que celui de ne pas déranger nos petits calculs personnels, deux êtres qui nous regardent de si près, sous l'empire d'un malheur qu'ils n'ont pas mérité. Oui, ce serait là de l'égoïsme, ou je ne sais plus de quel nom il faudrait qualifier cette conduite. Fais venir ton Ottilie, souffre que mon Capitaine s'installe ici, et remettons-nous à la garde de Dieu pour ce qui pourra en résulter.

—S'il ne s'agissait que de nous, dit Charlotte, j'hésiterais moins; mais songe que le Capitaine est à peu près de ton âge, c'est-à-dire à cet âge (il faut bien que je te dise cette flatterie en face) où les hommes commencent à devenir réellement dignes d'un amour constant et vrai. Est-il prudent de le mettre en contact avec une jeune fille aussi aimable, aussi intéressante qu'Ottilie?

—En vérité, répondit le Baron, l'opinion que tu as de ta nièce me paraîtrait inexplicable, si je n'y voyais pas le reflet de ta vive tendresse pour sa mère. Elle est gentille, j'en conviens, je me rappelle même que le Capitaine me la fit remarquer, lorsque je la vis chez ta tante, il y a un an environ. Ses yeux, surtout, sont fort bien, et cependant ils ne m'ont nullement impressionné.

—Cela est très-flatteur pour moi, car j'étais présente. Ton amour pour ta première amie t'avait rendu insensible aux charmes naissants d'une enfant; je sens le prix de tant de constance, aussi ne voudrais-je jamais vivre que pour toi.

Charlotte était sincère, et cependant elle cachait à son mari qu'alors elle avait eu l'intention de lui faire épouser Ottilie, et qu'à cet effet elle avait prié le Capitaine de la lui faire remarquer, car elle n'osait se flatter qu'il fût resté fidèle à l'amour qui les avait unis jadis. De son côté le Baron était tout entier sous l'empire du bonheur que lui causait la disparition inattendue du double obstacle qui l'avait séparé de Charlotte, et il ne songeait qu'à former enfin un lien qu'il avait pendant si longtemps vainement désiré.

Les époux allaient retourner au château par les plantations nouvelles, lorsqu'un domestique accourut au-devant d'eux et leur cria en riant:

—Revenez bien vite, Monseigneur; M. Mittler vient d'entrer au galop dans la cour du château. Sans se donner le temps de mettre pied à terre, il nous a tous rassemblés par ses cris: Allez! courez! nous a-t-il dit, appelez votre maître et votre maîtresse, demandez-leur s'il y a vraiment péril dans la demeure, entendez-vous, s'il y a péril dans la demeure? Vite, vite, courez!

—Le drôle d'homme, dit Édouard, il me semble pourtant qu'il arrive à propos, qu'en penses-tu, Charlotte? Dis à notre ami, continua-t-il en s'adressant au domestique, qu'il y a, en effet, péril dans la demeure, et que nous te suivons de près. En attendant, conduis-le dans la salle à manger, fais-lui servir un bon déjeuner, et n'oublie pas son cheval.

Puis il pria sa femme de se rendre avec lui au château par le chemin le plus court. Ce chemin traversait le cimetière, aussi ne le prenait-il jamais que lorsqu'il y était forcé. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il vit que là, aussi, Charlotte avait su prévenir ses désirs et deviner ses sentiments! En ménageant autant que possible les anciens monuments funéraires, elle avait fait niveler le terrain, et tout disposé de manière que cette enceinte lugubre n'était plus qu'un enclos agréable, sur lequel l'oeil et l'imagination se reposaient avec plaisir.

Rendant à la pierre la plus ancienne l'honneur qui lui était dû, elle les avait fait ranger toutes, par ordre de date, le long de la muraille; plusieurs d'entre elles même avaient servi à orner le socle de l'église. A cette vue, Édouard agréablement surpris pressa la main de Charlotte, et ses yeux se remplirent de larmes.

Leur hôte extravagant ne tarda pas à les faire partir de ce lieu. N'ayant pas voulu les attendre au château, il donna de l'éperon à son cheval, traversa le village et s'arrêta à la porte du cimetière d'où il leur adressa ces paroles en criant de toutes ses forces.

—Est-ce que vous ne vous moquez pas de moi? y a-t-il vraiment péril! en la demeure? En ce cas je reste à dîner avec vous, mais ne me retenez pas en vain, j'ai encore tant de choses à faire aujourd'hui.

—Puisque vous vous êtes donné la peine de venir jusqu'ici, dit Édouard sur le même ton, faites quelques pas de plus, et voyez comment Charlotte a su embellir ce lieu de deuil.

—Je n'entrerai ici ni à pied, ni cheval, ni en carrosse, répondit le cavalier; je ne veux rien avoir à démêler avec ceux qui dorment là, en paix; c'est déjà bien assez que d'être obligé de souffrir qu'un jour on m'y porte les pieds en avant. Allons, voyons, avez-vous sérieusement besoin de moi?

—Très-sérieusement, répondit Charlotte. C'est pour la première fois, depuis notre mariage, que mon mari et moi, nous nous trouvons dans un embarras dont nous ne savons comment nous tirer.

—Vous ne m'avez pas l'air d'être réduits à cette extrémité-là; mais puisque vous le dites, je veux bien le croire. Si vous m'avez préparé une déception, je ne m'occuperai plus jamais de vous. Suivez-moi aussi vite que vous le pourrez; je ralentirai le pas de mon cheval, cela le reposera.

Arrivés dans la salle à manger où le déjeuner était servi, Mittler raconta avec feu ce qu'il avait fait et ce qu'il lui restait encore à faire dans le courant de la journée.

Cet homme singulier avait été pendant sa jeunesse ministre d'une grande paroisse de campagne, où, par son infatigable activité, il avait apaisé toutes les querelles de ménage et terminé tous les procès. Tant qu'il fut dans l'exercice de ses fonctions, il n'y eut pas un seul divorce dans sa paroisse, et pas un procès ne fut porté devant les tribunaux. Pour atteindre ce but il avait été forcé d'étudier les lois, et il était devenu capable de tenir tête aux avocats les plus habiles. Au moment où le gouvernement venait d'ouvrir les yeux sur son mérite, et allait l'appeler dans la capitale, afin de le mettre à même d'achever, dans une sphère plus élevée, le bien qu'il avait commencé dans son modeste cercle d'activité, le hasard lui fit gagner à la loterie une somme qu'il employa aussitôt à l'achat d'une petite terre où il résolut de passer sa vie. S'en remettant, pour l'exploitation de cette terre, aux soins de son fermier, il se consacra tout entier à la tâche pénible d'étouffer les haines et les mésintelligences dès leur point de départ. A cet effet, il s'était promis de ne jamais s'arrêter sous un toit où il n'y avait rien à calmer, rien à apaiser, rien à réconcilier. Les personnes qui aiment à trouver des indices prophétiques dans les noms propres soutenaient qu'il avait été prédestiné à cette carrière parce qu'il s'appelait Mittler (médiateur).

On servit le dessert et Mittler pria sérieusement les époux de ne pas retarder davantage les confidences qu'ils avaient à lui faire, parce qu'immédiatement après le café, il serait forcé de partir.

Les époux s'exécutèrent alternativement et de bonne grâce. Il les écouta d'abord avec attention, puis il se leva d'un air contrarié, ouvrit la fenêtre et demanda son cheval.

—En vérité, dit-il, ou vous ne me connaissez point, ou vous êtes de mauvais plaisants. Il n'y a ici ni querelle ni division, et, par conséquent, rien à faire pour moi. Me croiriez-vous né, par hasard, pour donner des conseils? Grand merci d'un pareil métier, c'est le plus mauvais de tous. Que chacun se conseille soi-même et fasse ce dont il ne peut s'abstenir: s'il s'en trouve bien, qu'il se félicite de sa haute sagesse et jouisse de son bonheur; s'il s'en trouve mal, alors je suis là. Celui qui veut se débarrasser d'un mal quelconque, sait toujours ce qu'il veut; mais celui qui cherche le mieux, est aveugle. Oui, oui, riez tant que vous voudrez, il joue à colin-maillard; à force de tâtonner il saisit bien quelque chose, mais quoi? Voilà la question. Faites ce que vous voudrez, cela reviendra au même; oui, appelez vos amis près de vous ou laissez-les où ils sont, qu'importe? J'ai vu manquer les combinaisons les plus sages, j'ai vu réussir les projets les plus absurdes. Ne vous cassez pas la tête d'avance; ne vous la cassez même pas quand il sera résulté quelque grand malheur du parti que vous prendrez; bornez-vous à me faire appeler, je vous tirerai d'affaire; d'ici là, je suis votre serviteur.

A ces mots il sortit brusquement et s'élança sur son cheval, sans avoir voulu attendre le café.

—Tu le vois maintenant, dit Charlotte à son mari, l'intervention d'un tiers est nulle, quand deux personnes étroitement unies ne peuvent plus s'entendre. Nous voilà plus embarrassés, plus indécis que jamais.

Les époux seraient sans doute restés longtemps dans cette incertitude, sans l'arrivée d'une lettre du Capitaine qui s'était croisée avec celle du Baron.

Fatigué de sa position équivoque, ce digne officier s'était décidé à accepter l'offre d'une riche famille qui l'avait appelé près d'elle, parce qu'elle le croyait assez spirituel et assez gai pour l'arracher à l'ennui qui l'accablait. Édouard sentit vivement tout ce que son ami aurait à souffrir dans une pareille situation.

—L'y exposerons-nous, s'écria-t-il, parle; Charlotte, en auras-tu la cruauté?

—Je ne sais, répondit-elle; mais il me semble que, tout bien considéré, notre ami Mittler a raison. Les résultats de nos actions dépendent des chances du hasard qu'il ne nous est pas donné de prévoir; chaque relation nouvelle peut amener beaucoup de bonheur ou beaucoup de malheur, sans que nous ayons le droit de nous en accuser ou de nous en faire un mérite. Je ne me sens pas la force de te résister plus longtemps. Souviens-toi seulement que l'essai que nous allons faire n'est pas définitif; j'insisterai de nouveau auprès de mes amis, afin d'obtenir pour le Capitaine un poste digne de lui et qui puisse le rendre heureux.

Édouard exprima sa reconnaissance avec autant d'enthousiasme que d'amabilité. L'esprit débarrassé de tout souci, il s'empressa d'écrire à son ami, et pria Charlotte d'ajouter quelques lignes à sa lettre. Elle y consentit. Mais au lieu de s'acquitter de cette tâche avec la facilité gracieuse qui la caractérisait, elle y mit une précipitation passionnée qui ne lui était pas ordinaire. Il lui arriva même de faire sur le papier une tache d'encre qui s'agrandit à mesure qu'elle cherchait à l'effacer, ce qui la contraria beaucoup.

Édouard la plaisanta sur cet accident, et, comme il y avait encore de la place pour un second Post-Scriptum, il pria son ami de voir dans cette tache d'encre, la preuve de l'impatience avec laquelle Charlotte attendait son arrivée, et de mettre autant d'empressement dans ses préparatifs de voyage qu'on en avait mis à lui écrire.

Un messager emporta la lettre, et le Baron crut devoir exprimer sa reconnaissance à sa femme, en l'engageant de nouveau à retirer Ottilie du pensionnat, pour la faire venir près d'elle. Charlotte ne jugea pas à propos de prendre une pareille détermination avant d'y avoir mûrement réfléchi. Pour détourner l'entretien de ce sujet, elle engagea son mari à l'accompagner au piano avec sa flûte, dont il jouait fort médiocrement. Quoique né avec des dispositions musicales, il n'avait eu ni le courage ni la patience de consacrer à ce travail le temps qu'exige toujours le développement d'un talent quelconque. Allant toujours ou trop vite ou trop doucement, il eût été impossible à toute autre qu'à Charlotte, de tenir une partie avec lui. Maîtresse absolue de l'instrument sur lequel elle avait acquis une grande supériorité, elle pressait et ralentissait tour à tour la mesure sans altérer la nature du morceau, et remplissait ainsi, envers son mari, la double tâche de chef d'orchestre et de femme de ménage, puisqu'il est du devoir de l'un et de l'autre de maintenir l'ensemble dans son mouvement régulier, en dépit des déviations réitérées des détails.

CHAPITRE III.

Le Capitaine arriva enfin, il s'était fait précéder par une lettre tellement sage et sensée, que Charlotte se sentit complètement rassurée. La justesse avec laquelle il envisageait sa position et celle de ses amis, leur permit à tous d'espérer un heureux avenir.

Pendant les premières heures la conversation fut animée, presque fatigante, comme cela arrive toujours entre amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps. Vers le soir, Charlotte proposa d'aller visiter les plantations nouvelles. Le Capitaine se montra très-sensible aux diverses beautés de la contrée que les ingénieux plans de Charlotte faisaient ressortir d'une manière saillante. Son oeil était juste et exercé, mais il ne demandait pas l'impossible; et tout en ayant la conscience du mieux, il n'affligeait pas les personnes qui lui montraient ce qu'elles avaient fait pour embellir un site, en leur vantant les travaux supérieurs de ce genre qu'il avait eu occasion de voir ailleurs.

Lorsqu'ils arrivèrent dans la cabane de mousse, ils la trouvèrent agréablement décorée. Les fleurs et les guirlandes étaient artificielles; mais des touffes de seigle vert et autres produits champêtres de la saison, entrecoupaient ces guirlandes avec tant d'adresse, qu'on ne pouvait s'empêcher d'admirer le sentiment artistique qui avait présidé à cette décoration.

—Je sais, dit Charlotte, que mon mari n'aime pas à célébrer les anniversaires de naissance ou de nom, j'espère cependant qu'il me pardonnera ces guirlandes et ces couronnes, en faveur de la triple fête que nous offre ce jour.

—Une triple fête! s'écria le Baron.

—Sans doute. Est-ce que l'arrivée de ton ami n'est pas une fête, et ne vous appelez-vous pas tous deux Othon? Si vous aviez regardé le calendrier, vous auriez vu que c'est aujourd'hui la fête de ce saint.

Les deux amis se donnèrent la main par-dessus la petite table qui se trouvait au milieu de la cabane.

—Cette aimable attention de ma femme, dit le Baron au Capitaine, me rappelle un sacrifice que je t'ai fait dans le temps. Pendant notre enfance nous nous appelions tous deux Othon; mais arrivés au collège, cette conformité de noms fit naître une foule de quiproquos désagréables, et je te cédai avec plaisir celui d'Othon, si laconique et si beau.

—Ce n'était pas une grande générosité de ta part, dit le Capitaine, je me souviens fort bien que celui d'Édouard te paraissait plus beau. Je conviens au reste que ce nom n'est pas sans charme, surtout quand il est prononcé par une belle bouche.

Tous trois étaient assis très-commodément autour de cette même table auprès de laquelle, quelques jours plutôt, Charlotte avait si vivement protesté contre l'arrivée de leur hôte. Édouard se sentait trop heureux pour lui rappeler leurs discussions à ce sujet, mais il ne put s'empêcher de lui faire remarquer qu'il y avait encore de la place pour une quatrième personne.

Des cors de chasse, qui, en ce moment, se firent entendre dans la direction du château, semblaient applaudir aux sentiments et aux souhaits des amis qui écoutaient en silence, se renfermaient dans leurs souvenirs, et goûtaient doublement leur bonheur personnel dans cette heureuse réunion. Édouard prit le premier la parole, se leva et sortit de la cabane.

—Conduisons notre ami sur les hauteurs, dit-il à sa femme, car il ne faut pas qu'il s'imagine que cette étroite vallée est notre unique séjour et renferme toutes nos possessions. Sur ces hauteurs le regard est plus libre et la poitrine s'élargit.

—Je le veux bien, répondit Charlotte, mais il faudra vous décider à gravir le vieux sentier rapide et incommode; j'espère que bientôt les degrés et la route que je me propose de faire faire nous y conduiront plus facilement.

Ils montèrent gaîment à travers les buissons, les épines et les pointes de rocher, jusqu'à la cime la plus élevée qui ne formait pas un plateau, mais la continuation d'une pente fertile. L'on ne tarda pas à perdre de vue le village et le château. Dans le fond on voyait trois larges étangs; au-delà, des collines boisées qui se glissaient le long des rivages, puis des masses arides servant de cadre définitif au miroir des eaux, dont la surface immobile réfléchissait les formes imposantes de ces masses. A l'entrée d'un ravin d'où un ruisseau se précipitait dans l'étang avec l'impétuosité d'un torrent, on voyait un moulin qui, à demi caché par des touffes d'arbres, promettait un agréable lieu de repos. Toute l'étendue du demi-cercle qu'embrassait le regard offrait une variété agréable de bas-fonds et de tertres, de bosquets et de forêts, dont les feuillages naissants promettaient de riches masses de verdure. Ça et là, des touffes d'arbres isolés attiraient l'attention. Parmi ces derniers, se distinguait un groupe de peupliers et de platanes qui s'élevaient sur les bords de l'étang du milieu, et étendaient leurs vertes branches avec la vigueur d'une végétation puissante et robuste. Ce fut sur ce groupe qu'Édouard attira l'attention de son ami.

—Regarde ces beaux arbres, lui dit-il, je les ai plantés moi-même pendant mon enfance. Mon père les avait trouvés si faibles, qu'il ne voulut pas leur donner une place dans le grand jardin du château, dont il s'occupait alors. Il les avait fait jeter; je les ramassai pour les planter sur les bords de cet étang. Ils me donnent chaque année une preuve nouvelle de leur reconnaissance en devenant toujours plus grands et plus beaux. J'espère que cette année, ils ne seront pas plus ingrats.

On retourna au château heureux et contents. L'aile gauche avait été mise à la disposition du Capitaine, qui s'y installa commodément avec ses papiers, ses livres et ses instruments de mathématiques, afin de pouvoir continuer ses occupations habituelles. Pendant les premiers jours Édouard cependant venait à chaque instant l'en arracher pour lui faire visiter ses domaines tantôt à pied et tantôt à cheval. Dans le cours de ces promenades, il lui parlait sans cesse de son désir de trouver un moyen d'exploitation plus avantageux.

—Il me semble, lui dit un jour le Capitaine, que tu devrais, avant tout, te faire une idée juste de l'étendue de tes possessions. A l'aide de l'aiguille aimantée, ce travail serait aussi facile qu'agréable; si sous le rapport de l'exactitude, il laisse à désirer, il suffit pour un aperçu général. Nous trouverons toujours plus tard le moyen de faire un plan plus minutieusement exact.

Le Capitaine qui était très-versé dans ce genre d'arpentage, et avait apporté avec lui tous les instruments nécessaires, se mit aussitôt à l'oeuvre. Les gardes-forestiers, les paysans et le Baron lui-même, le secondèrent de leur mieux en qualité d'aides à divers degrés. Cette occupation employait toutes les journées; le soir le Capitaine passait ses dessins au lavis, et bientôt Édouard eut le plaisir de voir ses domaines reproduits sur le papier avec tant de vérité, qu'il croyait les avoir acquis de nouveau. Il comprit qu'en envisageant l'ensemble d'une terre, il était plus facile d'améliorer et d'embellir, que lorsqu'on est réduit à chercher, sur les lieux mêmes, les points susceptibles d'amélioration ou d'embellissement. Dans cette conviction, il pria son ami de décider sa femme à travailler de concert avec eux d'après un plan général, au lieu d'exécuter au hasard des travaux isolés.

Le Capitaine, naturellement sage et prudent, n'aimait pas à opposer ses convictions à celles d'autrui; l'expérience lui avait appris qu'il y a dans l'esprit humain trop de manières de voir différentes, pour qu'il soit possible de les réunir toutes sur un seul et même point.

—Si je faisais ce que tu me demandes, dit-il, je jetterais du trouble et de l'incertitude dans les idées de ta femme, sans aucun résultat utile. C'est en amateur qu'elle s'occupe de l'embellissement de tes domaines; l'important est donc pour elle, comme pour tous les amateurs, de faire quelque chose sans s'inquiéter de ce que pourra valoir la chose faite. Est-ce que tu ne connais pas les prétendus amis de la vie champêtre? ils tâtent la nature, ils ont des prédilections pour telle ou telle petite place, ils manquent de hardiesse pour faire disparaître un obstacle, et de courage pour sacrifier un petit agrément à une grande beauté. Ne pouvant se faire d'avance une juste idée du résultat de leurs entreprises, ils font des essais: les uns manquent, les autres réussissent; alors ils changent ce qu'il faudrait conserver, conservent ce qu'il faudrait changer, et n'arrivent jamais qu'à un rhabillage qui plaît et attire, mais qui ne satisfait point.

—Avoue-le sans détour, tu n'es pas content des plans de ma femme.

—Je le serais si l'exécution était au niveau de la pensée. Elle à voulu s'élever sur la cime de la montagne, cela est fort bien; mais elle fatigue tous ceux qu'elle y fait monter avec elle. Sur ses routes, soit qu'on y marche côte à côte ou l'un après l'autre, on ne se sent pas indépendant et libre; la mesure des pas est rompue à chaque instant … et … mais en voilà assez.

—Est-ce qu'elle aurait pu faire mieux? demanda Édouard.

—Rien n'eût été plus facile. Il aurait fallu abattre un pan de rocher fort peu apparent, par là elle aurait obtenu une pente gracieusement inclinée, et les débris du rocher auraient servi pour donner des saillies pittoresques aux parties mutilées du sentier … Que tout ceci reste entre nous, mes observations la blesseraient sans l'éclairer; en pareil cas, il faut laisser intact ce qui est fait: mais si tu avais encore du temps et de l'argent à consacrer à de pareilles entreprises, il y aurait une foule de belles choses à faire sur les hauteurs qui dominent la cabane de mousse.

C'est ainsi que le présent leur offrait d'intéressants sujets de conversation; les joyeux souvenirs du passé ne leur manquaient pas davantage; pour l'avenir, on se proposait la rédaction du journal de voyage, travail d'autant plus agréable que Charlotte devait y contribuer.

Quant aux entretiens intimes des époux, ils devenaient toujours plus rares et plus gênés, surtout depuis qu'Édouard avait entendu blâmer les travaux de sa femme. Après avoir longtemps renfermé en lui-même les remarques du Capitaine, qu'il s'était appropriées, il les répéta brusquement à Charlotte qui venait de lui parler des petits escaliers mesquins, et des petits sentiers fatigants qu'elle voulait faire construire pour arriver de la cabane de mousse sur le haut de la montagne. Cette critique la surprit et l'affligea en même temps, car elle en comprit la justesse et sentit que tout ce qu'elle avait fait jusque là, et qui lui avait paru si beau, n'était en effet qu'une tentative manquée. Mais elle se révolta contre cette découverte, défendit avec chaleur ses petites créations et accusa les hommes de voir tout en grand, et de vouloir convertir un simple amusement en oeuvre importante et dispendieuse. Émue, embarrassée, contrariée même, elle ne voulait ni renoncer à ce qui était fait, ni rejeter ce qu'on aurait dû faire.

La fermeté naturelle de son caractère ne tarda pas à venir à son secours, elle renonça aux travaux projetés et interrompit tous ceux qui étaient commencés. Réduite à l'inaction par ce sacrifice, elle en souffrit d'autant plus, que les hommes la laissaient presque toujours seule pour s'occuper des vergers, des jardins et des serres, pour aller à la chasse ou faire des promenades à cheval, pour acheter ou troquer des équipages, essayer ou dresser des chevaux. Ne sachant plus comment occuper ses heures d'ennui, la pauvre Charlotte étendit ses correspondances, dont au reste le Capitaine était souvent l'objet; car elle continuait à demander pour lui à ses nombreux amis et connaissances un emploi convenable.

Elle était dans cette disposition d'esprit, lorsqu'elle reçut une lettre détaillée du pensionnat, sur les progrès merveilleux de la brillante Luciane. Cette lettre était suivie d'un post-scriptum d'une sous-maîtresse, et d'un billet d'un des professeurs de la maison. Nous croyons devoir insérer ici ces deux pièces.

POST-SCRIPTUM DE LA SOUS-MAITRESSE.

Pour ce qui concerne Ottilie, je ne puis que vous répéter, Madame, ce que j'ai déjà eu l'honneur de vous apprendre sur son compte. Je ne voudrais pas me plaindre d'elle, et cependant il m'est impossible de dire que j'en suis satisfaite. Elle est, comme toujours, modeste et soumise; mais cette modestie, cette soumission ont quelque chose qui choque et déplaît. Vous lui avez envoyé de l'argent et des étoffes; eh bien! tout cela est encore intact. Ses vêtements lui durent un temps infini, car elle ne les change que lorsque la propreté l'exige. Sa trop grande sobriété me paraît également blâmable. Il n'y a rien de superflu sur notre table, mais j'aime à voir les enfants manger avec plaisir, et en quantité suffisante, des mets sains et nourrissants. Jamais Ottilie ne nous a donné cette satisfaction; elle saisit au contraire les prétextes les plus spécieux pour se dispenser de recevoir sa part d'un plat ou d'un dessert. Au reste, elle a souvent mal au côté gauche de la tête. Cette incommodité, quoique passagère, revient souvent et parait la faire souffrir beaucoup, sans que l'on puisse en découvrir la cause. Voilà, Madame, ce que j'ai cru devoir vous dire, à l'égard de cette belle et bonne enfant.

BILLET DU PROFESSEUR.

La digne maîtresse du pensionnat a l'habitude de me communiquer les lettres par lesquelles elle rend compte aux parents des succès de ses élèves, et je lis surtout avec plaisir celles qu'elle vous adresse. Permettez-moi donc, Madame, de vous féliciter personnellement sur le bonheur de posséder une fille douée de tant de qualités supérieures; mais votre nièce aussi me semble prédestinée à un bel avenir, celui de faire le bonheur de tout ce qui l'entoure. C'est la seule de nos élèves sur laquelle je ne partage pas les opinions de la maîtresse du pensionnat. Je conçois que cette femme si active aime à voir se développer promptement les fruits qu'elle cultive avec tant de soins; mais il est des fruits qui se cachent longtemps sous leur écorce, et ce sont toujours là les meilleurs. Je crois, Madame, que votre nièce est de ce nombre. Depuis qu'elle suit ma classe, elle avance lentement, mais elle avance toujours, et ne rétrograde jamais. C'est avec elle, surtout, qu'il est indispensable de commencer par le commencement. Tout ce qui ne découle pas d'un enseignement précédent est inconcevable pour elle, et on la voit s'arrêter avec toutes les apparences de l'incapacité, du mauvais vouloir même, devant les choses les plus faciles, dès qu'elles ne lui offrent point d'enchaînement. Mais si l'on parvient à lui faire trouver cet enchaînement, elle conçoit les démonstrations les plus difficiles. Avec cette manière d'être, elle est constamment devancée par ses compagnes qui conçoivent et retiennent facilement un enseignement morcelé, et savent l'employer à propos. Avec les méthodes hâtives elle n'apprend rien du tout, ainsi que cela lui arrive en certaines classes tenues par des professeurs distingués, mais vifs et impatients. On s'est plaint de son écriture et de son incapacité à saisir les règles de la grammaire. Je suis remonté à la source de ces plaintes. Il est vrai qu'elle écrit doucement et que ses caractères manquent de souplesse et d'assurance, mais ils ne sont point difformes. Quoique la langue française ne fasse point partie de mes classes, je me suis chargé de la lui enseigner graduellement, et elle me comprend sans peine. Ce qui paraît singulier, surtout, c'est qu'elle sait beaucoup; mais dès qu'on l'interroge, elle semble ne plus rien savoir.

S'il m'était permis de terminer par une observation générale, je dirais qu'elle apprend, non pour apprendre, mais pour pouvoir enseigner un jour; ce qui est à mes yeux un très-grand mérite, car je suis professeur. Votre haute raison, Madame, et votre profonde connaissance du coeur humain, sauront réduire mes paroles à leur juste valeur. Puissiez-vous être convaincue qu'un jour cette aimable enfant aussi vous donnera de la satisfaction. Veuillez me permettre de vous écrire de nouveau, dès que j'aurai quelque chose d'agréable ou d'important à vous apprendre.

Ce billet fit beaucoup de plaisir à Charlotte, car il s'accordait parfaitement avec ses propres opinions sur le caractère d'Ottilie. Le langage du professeur la fit sourire; elle y reconnut un intérêt plus vif que celui que l'on prend à une élève qui n'a pas même l'avantage de flatter la vanité de son maître par la rapidité de ses progrès.

Mais d'après ses manières de voir calmes et au-dessus des préjugés, un pareil sentiment ne pouvait rien avoir d'alarmant pour elle. L'affection de ce digne homme pour sa pauvre nièce lui était au contraire très-précieuse, parce qu'elle savait que dans le monde où vivait cette intéressante enfant, on ne rencontre jamais que de l'indifférence ou de la dissimulation.

CHAPITRE IV.

Le Capitaine venait de terminer la carte topographique du domaine de ses amis et des environs. En levant ce plan, d'après les calculs de la trigonométrie, il l'avait rendu exact; la beauté du dessin et l'éclat des couleurs lui donnaient de la vie. Ce travail cependant avait été promptement terminé, car il dormait peu et utilisait chaque instant du jour.

—Maintenant, dit-il, en remettant cette carte à son ami, occupons-nous d'autres choses: de l'estimation des terres, par exemple, et de la manière d'en tirer le meilleur parti possible. Je te recommande seulement de séparer toujours les affaires, de la vie proprement dite. Les premières ont besoin d'être traitées sévèrement et sérieusement, tandis que la seconde s'embellit par l'inconséquence et la légèreté. Plus on met de régularité dans les affaires, plus on a de liberté dans la vie ordinaire; en les mêlant elles se nuisent mutuellement.

Ces dernières phrases étaient presque un reproche pour Édouard. Jamais il n'avait eu le courage de classer ses papiers; mais, aidé par un second lui-même, la séparation à laquelle il n'avait pu se résigner fut bientôt faite.

Après ce travail préliminaire, le Capitaine convertit plusieurs pièces de l'aile qu'il habitait, en bureau pour les affaires courantes, et en archives pour les affaires terminées. Au bout de quelques jours les documents qu'il avait trouvés dans les armoires, les cartons et les caisses, figuraient dans le plus bel ordre possible, sur des tablettes dont chacune avait sa destination. Un vieux secrétaire, dont le Baron avait toujours été fort mécontent, déploya tout à coup un zèle, et une activité infatigables. Ce changement l'étonna beaucoup; son ami lui en expliqua la cause.

—Cet homme est utile maintenant, lui dit-il, parce que nous le laissons terminer commodément un travail avant de le charger d'un autre. Le désordre l'avait rendu incapable.

L'emploi régulier de leur journée permit aux deux amis de consacrer les soirées à Charlotte. Parfois ils trouvaient chez elle des voisines qui venaient lui rendre visite; mais quand ils restaient seuls, leur conversation roulait toujours sur les réformes par lesquelles on pourrait augmenter le bien-être des classes moyennes.

En voyant son mari plus satisfait et plus gai qu'à l'ordinaire, Charlotte aussi se sentait heureuse. Au reste, le Capitaine ne négligeait rien pour lui être agréable dans ses arrangements domestiques. En commentant avec elle des livres de botanique et de médecine élémentaire, il l'avait mise à même de compléter sa pharmacie de ménage, et d'être plus efficacement utile aux pauvres malades de la contrée. Le voisinage des étangs et des rivières l'avait engagé à s'attacher spécialement aux mesures à prendre pour secourir les personnes tombées dans l'eau, sortes d'accidents qui n'arrivaient que trop souvent dans le pays. La prédilection avec laquelle il s'occupait de ces sortes de secours, autorisa Édouard à dire qu'un accident semblable avait fait époque dans la vie de son ami. Celui-ci ne répondit rien, car il craignait de réveiller ce triste souvenir. Le Baron le comprit, et Charlotte qui connaissait cet événement, se hâta de changer de conversation. Un soir le Capitaine leur avoua que les dispositions qu'on avait prises pour secourir les noyés, quoiqu'aussi sagement combinées que bien exécutées, ne produiraient aucun résultat, si on ne se décidait pas à les placer sous la direction d'un homme capable de les utiliser à propos.

—Je connais, ajouta-t-il, un chirurgien des hôpitaux militaires, qui est en ce moment sans emploi et qu'on pourrait s'attacher à des conditions très-modiques. Quant à son talent, je puis en répondre, il m'a été souvent fort utile, même dans des maladies intérieures. Au reste, ce qui manque le plus à la campagne, ce sont les secours immédiats, et sous ce rapport il est parfait.

Les deux époux le prièrent de faire venir ce chirurgien le plus tôt possible, car ils s'estimaient heureux de pouvoir consacrer une partie de leur superflu à une dépense aussi généralement utile.

—Ce fut ainsi que la société du Capitaine devint peu à peu agréable à Charlotte. En utilisant à sa manière ses vastes connaissances, elle acheva de se tranquilliser sur les suites de sa présence au château. Elle prit même insensiblement l'habitude de le consulter sur une foule de précautions hygiéniques, car elle aimait la vie. Plus d'une fois déjà le vernis de certaines poteries dans lequel il entre du plomb et le vert de gris qui s'attache aux vases de cuivre, lui avaient causé de l'inquiétude. Le Capitaine lui donna à ce sujet des éclaircissements qui les conduisirent à d'instructifs entretiens sur la physique et la chimie.

Édouard aimait à faire des lectures; sa voix était sonore et son débit donnait un charme de plus aux écrivains dont il se faisait l'interprète. Jusque là il n'avait employé son talent qu'à des productions purement littéraires; la tournure que le Capitaine venait de donner aux causeries du soir, lui fit choisir de préférence des traités de physique et de chimie, que son petit auditoire écoutait avec le plus vif intérêt.

Accoutumé à produire des effets agréables par des inflexions de voix et des pauses ménagées avec art, le Baron avait toujours eu soin de se placer de manière à ce que personne ne pût regarder dans son livre. Charlotte et le Capitaine connaissaient cette manie, aussi ne songea-t-il point à prendre cette précaution avec eux. Un soir, cependant, sa femme se plaça derrière lui, et regarda dans le livre; il s'en aperçut et interrompit brusquement sa lecture.

—En vérité, dit-il avec humeur, je ne comprends pas comment une femme bien élevée peut se permettre une pareille inconvenance. Une personne qui lit ne se trouve-t-elle pas dans le même cas qu'une personne qui parle? Et se donnerait-on la peine de parler si l'on avait au front ou au coeur une petite fenêtre à travers laquelle ceux qui nous écoutent pourraient lire nos sensations avant que nous ayons eu le temps de les exprimer?

Charlotte possédait au plus haut degré le don de renouer ou de ranimer les conversations qu'un malentendu ou un propos imprudent avaient interrompues ou rendues languissantes et embarrassées. Cette faculté si précieuse ne l'abandonna pas dans cette circonstance.

—Tu me pardonneras, mon ami, sans doute, quand tu sauras, lui dit-elle, qu'au moment où tu as prononcé les mots de parenté et d'affinité, je pensais à un de mes cousins qui me préoccupe désagréablement. Lorsque j'ai voulu revenir à ta lecture, je me suis aperçue qu'il n'était question que de choses inanimées, et je me suis placée derrière toi pour mieux te comprendre, en lisant le passage que ma distraction m'avait empêché d'entendre.

—Tu t'es laissée égarer par une expression comparative. Il n'est question dans ce livre que de terre et de minéraux. Mais l'homme est un véritable Narcisse, il se mire partout, et voudrait que le monde entier reflétât ses couleurs.

—Rien n'est plus vrai, ajouta le Capitaine, l'homme prête sa sagesse et ses folies, sa volonté et ses caprices aux animaux, aux plantes, aux éléments, aux dieux.

—Je ne veux pas vous éloigner de l'objet qui captive en ce moment votre attention, dit Charlotte, veuillez seulement m'expliquer le sens que l'on attache, dans le livre que nous lisons, au mot affinité?

—Je ne pourrais vous dire là-dessus, répondit le Capitaine, que ce que j'ai appris il y a dix ans environ. J'ignore si, dans le monde savant on admet encore aujourd'hui ce qu'on enseignait alors.

—Rien n'est plus douteux, s'écria le Baron; nous vivons à une époque où l'on ne saurait plus rien apprendre pour le reste de sa vie. Nos ancêtres étaient bien plus heureux, ils s'en tenaient à l'instruction qu'ils avaient reçue pendant leur jeunesse, tandis que nous autres, si nous ne voulons pas passer de mode, nous sommes obligés de recommencer nos études tous les cinq ans au moins.

—Les femmes n'y regardent pas de si près, dit Charlotte; quant à moi, je me borne à vous demander l'explication de la valeur scientifique du mot dont vous venez de vous servir, parce qu'il n'y a rien de plus ridicule dans la société que de ne pas connaître toutes les acceptions des termes que l'on emploie. J'abandonne le reste aux discussions des savants qui, l'expérience me l'a déjà prouvé plus d'une fois, ne sauraient jamais être d'accord entre eux.

Le Baron réfléchit un moment, puis il dit à son ami:

—Comment nous y prendrons-nous pour lui donner, sans préambule fatigant, une explication claire et précise?

—Si Madame voulait me permettre un petit détour, répondit le
Capitaine, nous arriverions très-promptement au but.

—Comptez sur mon attention, dit Charlotte en déposant l'ouvrage qu'elle tenait à la main.

Le Capitaine reprit:

—Ce que nous remarquons avant tout, dans les diverses productions de la nature, c'est qu'elles ont entre elles des rapports déterminés. Il peut vous paraître bizarre de m'entendre dire ainsi, ce que tout le monde sait; mais ce n'est jamais que par le connu qu'on peut arriver à l'inconnu.

—Sans doute, interrompit Édouard, laisse-moi lui citer quelques exemples vulgaires qui nous seconderont à merveille. L'eau, l'huile, le mercure ont, dans chacune de leurs parties, un principe d'unité et d'union. La violence ou d'autres incidents déterminés peuvent détruire cette union; mais elle reprend toute sa force dès que ces causes ont disparu.

—Rien n'est plus vrai, dit Charlotte, les gouttes de pluie se réunissent et forment des rivières. Je me souviens même que, dans mou enfance, j'ai souvent cherché à séparer une petite masse de vif-argent, mais les globules se rapprochaient toujours malgré moi.

—Permettez-moi, continua le Capitaine, de mentionner un point important dont vous venez de constater la vérité. C'est que le rapport pur, devenu possible par la fluidité, se manifeste toujours sous la forme de globules. La goutte d'eau et celle du vif-argent sont rondes; le plomb fondu même s'arrondit, s'il tombe d'assez haut pour se refroidir avant de toucher un autre corps.

—Je vais vous prouver, dit Charlotte, que je vous ai deviné. Vous vouliez me dire que, puisque chaque corps a des rapports avec les parties dont il se compose, il doit en avoir aussi avec les autres corps …

—Et ces rapports, reprit vivement le Baron, ne sont pas les mêmes pour tous les corps. Les uns se rencontrent comme de bons amis, d'anciennes connaissances qui se confondent sans se réduire mutuellement à changer de nature, tels que l'eau et le vin. Les autres restent étrangers, ennemis même, en dépit du mélange, du frottement ou de tout autre procédé mécanique par lesquels on voudrait les unir, telles que l'eau et l'huile; en les secouant ensemble on les confond un instant, mais elles se séparent aussitôt.

—Cette petite leçon de chimie, dit Charlotte, est presque l'image de la société dans laquelle nous vivons. J'y reconnais toutes les classes dont elle se compose; la noblesse et le tiers-état, le clergé et les paysans, les soldats et les bourgeois.

—Sans doute, reprit Édouard, et, s'il y a dans ce société des lois et des moeurs qui rapprochent et unissent les classes naturellement opposées les unes aux autres, il y a dans le monde chimique des médiateurs qui rapprochent et unissent les corps qui se repoussent mutuellement …

—C'est ainsi, interrompit le Capitaine, que nous unissons l'huile à l'eau par le sel alkali.

—N'allez pas si vite, Messieurs, je veux rester au pas avec vous; il me semble que nous touchons de bien près aux affinités?

—J'en conviens, Madame, et c'est l'instant de vous les faire connaître dans toute leur force. Nous appelons affinité la faculté de certaines substances, qui, dès qu'elles se rencontrent, les oblige à se saisir et à se déterminer mutuellement. Cette affinité est surtout remarquable et visible chez les acides et les alkalis qui, quoique opposés les uns aux autres, et peut-être à cause de cette opposition, se cherchent, se saisissent, se modifient et forment ensemble un corps nouveau. La chaux, par exemple, a un penchant prononcé pour tous les acides. Quand notre laboratoire de chimie sera monté nous ferons devant vous des expériences qui vous instruiront mieux que des mots, des noms et des termes techniques.

—Permettez-moi de vous faire observer, dit Charlotte, que si cette singulière faculté mérite le nom d'affinité, ce n'est pas du moins une consanguinité, mais une parenté d'esprit et d'âme. C'est ainsi qu'il peut y avoir parmi les hommes de sincères et réelles amitiés; car les qualités opposées n'empêchent pas les personnes qui les possèdent de se rapprocher et de s'aimer. J'attendrai, puisque vous le voulez, les expériences qui doivent me démontrer plus clairement les miraculeux effets de vos mystérieuses affinités. Maintenant, mon ami, continua-t-elle en s'adressant à son mari, reprends ta lecture, je l'écouterai avec plus d'intérêt qu'avant cette digression.

—Puisque tu l'as provoquée, répondit Édouard en souriant, tu ne la termineras pas si vite. Il me reste à te parler des cas les plus compliqués et qui sont les plus intéressants. C'est par eux que l'on apprend à connaître les divers degrés des affinités et leurs rapports plus ou moins puissants ou faibles, plus ou moins intimes ou éloignés. Oui, les affinités ne sont réellement intéressantes que lorsqu'elles opèrent des séparations, des divorces.

—Ces vilains mots, que l'on entend trop souvent prononcer dans le monde, figurent donc aussi dans le vocabulaire de la chimie?

—Sans doute, et cette science elle-même, lorsque la langue allemande n'avait pas encore adopté la foule de mots étrangers dont elle se sert aujourd'hui, s'appelait l'art de séparer (scheidekunst).

—On a bien fait de lui donner un autre nom, et, pour ma part, je préférerai toujours l'art d'unir à celui de séparer. Mais voyons, puisque vous le voulez, Messieurs, citez-moi un exemple de ces malheureuses affinités qui engendrent des divorces.

—Nous continuerons à cet effet, dit le Capitaine, à vous citer les exemples dont nous nous sommes déjà servis. Ce que nous appelons pierre calcaire, n'est qu'une terre calcaire plus ou moins pure et très-étroitement unie à un acide subtil que nous ne pouvons saisir que sous la forme d'air. En mettant un morceau de cette pierre dans de l'acide sulfureux liquéfié, cet acide s'empare de la chaux et se métamorphose avec elle en plâtre, tandis que l'acide subtil s'envole. Pourrait-on ne pas voir dans ce phénomène la séparation d'une ancienne union et la formation d'une union nouvelle? Nous appelons ces sortes d'affinités des affinités électives, car il y a eu choix, préférence, élection, puisqu'un ancien lien a été brisé, afin qu'un autre lien, qu'on lui a préféré, ait pu se former.

—Pardonnez-moi, dit Charlotte, mais je ne vois rien là qui ressemble à une élection, à un choix; c'est tout au plus une nécessité de la nature, ou un résultat de l'occasion qui a fait non-seulement les larrons, mais encore les amis et les amants. Quant à l'exemple que vous venez de me citer, si l'on pouvait admettre qu'il y a eu en effet un choix, ce serait au chimiste qu'il faudrait l'attribuer, puisqu'il a rapproché les corps dont il connaissait les propriétés. Qu'ils s'arrangent ces corps, ils m'intéressent fort peu, je ne plains que le pauvre acide aérien réduit à errer dans l'infini.

—Il ne tient qu'à lui, répondit vivement le Capitaine, de s'unir à l'eau et de reparaître en source minérale pour la plus grande satisfaction des malades et même de ceux qui se portent bien.

—Vous parlez comme pourrait le faire votre plâtre; il n'a rien perdu lui, puisqu'il s'est complété de nouveau; mais l'infortuné souffle, banni, qui sait ce qui pourra lui arriver avant qu'il trouve à se caser une seconde fois? Édouard se mit à rire.

—Ou je me trompe fort, dit-il à sa femme, ou tu te moques de moi. Oui, oui, j'ai deviné ta malicieuse allusion. Tu me compares à la chaux, et notre ami le Capitaine à l'acide sulfureux qui, en s'emparant de moi, sous la forme d'acide sulfurique, m'a arraché à ta douce société et métamorphosé en plâtre réfractaire. Puisque ta conscience t'accuse ainsi, mon ami, je puis être tranquille. Au reste, les apologues sont toujours amusants, et tout le monde aime à jouer avec eux. Conviens cependant que l'homme est au-dessus de toutes les substances de la nature, et que, si, en sa qualité de chimiste, il prodigue des mots qui ne devraient appartenir qu'aux relations du sang et du coeur, il faut du moins, qu'en sa qualité d'être moral, il réfléchisse parfois sur la véritable acception de ces mots. N'oublions jamais que plus d'une union intime entre deux personnes heureuses de cette union, a été brisée par l'intervention fortuite d'une troisième personne, et que cette séparation isole et désespère toujours une des deux premières.

—Les chimistes sont trop galants pour ne pas remédier à cet inconvénient, dit Édouard; car ils ont toujours à leur disposition une quatrième substance, afin que pas une ne se trouve réduite à l'isolement et au désespoir.

—Ces expériences, ajouta le Capitaine, sont les plus remarquables. Elles nous montrent les attractions, les affinités et les répulsions d'une manière palpable et dans leur action croisée, puisque deux substances unies brisent, au premier contact de deux autres substances également unies, leur ancien lien pour former un lien nouveau de deux à deux, avec les deux substances nouvellement survenues. C'est dans ce besoin d'abandonner et de fuir, de chercher et de saisir, que nous croyons reconnaître l'influence d'une destinée suprême qui, en donnant à ces substances la faculté de vouloir et de choisir, justifie complètement le mot affinité élective adopté par les chimistes.

—Citez-moi, je vous prie, un de ces cas, dit Charlotte.

—Je vous le répète, Madame, ce n'est pas par des paroles, mais par des expériences chimiques que je me propose de satisfaire votre curiosité; je ne veux pas vous effrayer par des termes techniques, mais vous éclairer par des faits. Il faut voir devant ses yeux les matières inertes en apparence, et cependant toujours prêtes à agir selon les impulsions de leurs facultés intérieures. Il faut les voir, dis-je, se chercher, s'attirer, se saisir, se dévorer, se détruire, s'anéantir et reparaître, après une nouvelle et mystérieuse alliance, sous des formes nouvelles et inattendues. C'est alors, seulement, que nous pouvons leur accorder une vie immortelle, des sens, de la raison même, car nos sens et notre raison suffisent à peine pour les observer, pour les juger.

—Je conviens, dit Édouard, que les termes techniques, lorsqu'on ne vient pas à leur secours par des objets que la vue puisse saisir, ont quelque chose de fatigant, de ridicule même. Il me semble pourtant, qu'en attendant mieux, nous pourrions donner à ma femme une idée des affinités électives, en nous servant de lettres alphabétiques à la place de substances.

—Je crains que cette manière de s'exprimer ne vous paraisse trop pédantesque, dit le Capitaine à Charlotte; je m'en servirai pourtant à cause de sa précision. Figurez-vous A si étroitement uni à B, que plus d'une expérience déjà a prouvé qu'ils étaient inséparables; supposez les mêmes rapports entre C et D, mettez les deux couples en contact, et vous verrez A s'unir à D, et C à B, sans qu'il soit possible de dire lequel a le premier abandonné l'autre, lequel a le premier cherché et formé un lien nouveau.

—Puisque nous ne pouvons pas encore voir tout cela s'opérer sous nos yeux, s'écria Édouard, tâchons, en attendant, de tirer de cette charmante formule un enseignement utile et applicable à notre position. Il est évident, ma chère Charlotte, que tu es A et que je suis B, dépendant de toi, et très-irrévocablement attaché à ta suite. Le Capitaine représente le méchant C qui m'attire assez puissamment pour nous éloigner, sous certains rapports, bien entendu. Il est donc très-juste de te procurer un D qui t'empêche de te perdre dans le vague, et ce D indispensable, c'est la pauvre petite Ottilie que tu es dans la nécessité d'appeler enfin auprès de toi.

—Ta parabole ne me paraît pas entièrement exacte, répondit Charlotte; mais je n'en sais pas moins très-bon gré à tes affinités électives, puisqu'elles ont amené entre nous une explication que je redoutais. Oui, je te l'avoue, depuis ce matin je suis décidée à faire venir Ottilie au château. Ma femme de charge m'a annoncé qu'elle allait se marier et par conséquent me quitter, voilà ce qui justifie ma résolution sous le rapport de mon intérêt personnel. Quant à l'intérêt d'Ottilie, tu vas en juger par ces papiers que je te prie de lire tout haut. Je te promets de ne pas y jeter les yeux pendant que tu les liras, mais je dois t'avertir que j'en connais le contenu.

A ces mots elle remit à son mari les deux lettres suivantes:

CHAPITRE V.

LETTRE DE LA MAITRESSE DE PENSION.

Pardonnez-moi, Madame, si je suis forcée d'être aujourd'hui très-concise. La distribution des prix vient d'avoir lieu, et je dois en faire connaître le résultat aux parents de toutes mes élèves. Au reste, je pourrai vous dire beaucoup en peu de mots. Mademoiselle votre fille a été toujours et en tout la première. Vous en trouverez la preuve dans les certificats ci-joints. Mademoiselle Luciane s'est chargée de vous donner elle-même les détails de cette distribution de prix, et de vous exprimer en même temps la joie que lui cause ses éclatants succès, que vous ne pouvez manquer de partager. Mon bonheur serait sans égal, si je n'étais pas forcée de me dire que bientôt on retirera de ma maison cette brillante élève à laquelle je n'ai plus rien à enseigner.

Veuillez, Madame, me continuer vos bontés, et permettez-moi de vous communiquer, sous peu, un projet concernant mademoiselle votre fille. Il paraît réunir toutes les chances de bonheur que vous pouvez souhaiter pour elle.

Le professeur qui a déjà eu l'honneur de vous parler d'Ottilie, se charge de vous rendre compte de sa position actuelle.

LETTRE DU PROFESSEUR.

La maîtresse du pensionnat m'a prié de vous instruire, Madame, de tout ce qui concerne mademoiselle votre nièce, non-seulement parce qu'il lui serait pénible de vous dire ce que vous devez savoir enfin, mais parce que, sous certains rapports du moins, elle vous doit des excuses, qu'elle a préféré vous faire faire par mon organe.

Je sais, plus que tout autre, combien la bonne Ottilie est incapable de manifester publiquement ce qu'elle sait et ce qu'elle vaut; aussi ai-je tremblé pour elle à mesure que je voyais approcher la distribution des prix. Nous ne tolérons point, dans notre institution, les mille petites ruses par lesquelles on vient ailleurs au secours des jeunes personnes ignorantes ou timides; au reste, Ottilie ne s'y serait pas prêtée. En un mot, mes sinistres pressentiments se sont réalisés, la pauvre enfant n'a pas eu un seul prix! Pour l'écriture, toutes ses camarades la surpassaient; car, si ses lettres, prises isolément sont nettes et belles, l'ensemble manque de régularité et d'assurance; elle calcule avec exactitude, mais beaucoup plus lentement que ses compagnes. Des examens sur des points plus importants où elle aurait pu se distinguer, ont été supprimés faute de temps. Pour la langue française, elle s'est intimidée; tandis que d'autres, moins avancées qu'elle, parlaient, péroraient même sans se troubler. Quant à l'histoire, sa mémoire se refuse à retenir les dates et les noms; et dans la géographie, elle oublie toujours les classifications politiques. En musique, elle ne conçoit que des mélodies touchantes et modestes que l'on n'a pas jugées dignes de faire entendre. Je suis persuadé qu'elle aurait emporté, du moins, le prix de dessin, car ses lignes sont correctes et pures, et son exécution soignée et spirituelle, mais elle avait entrepris un travail trop grand; il ne lui a pas été possible de le terminer.

Lorsqu'avant de distribuer les prix les examinateurs consultèrent les professeurs, je vis avec chagrin que l'on ne me parlait point d'Ottilie. J'espérais qu'un exposé fidèle de son caractère lui rendrait ses juges favorables, et je m'exprimai avec d'autant plus de chaleur, que je pensais en effet tout ce que je disais, et que dans ma première jeunesse je m'étais trouvé dans le même cas que mon intéressante protégée. On m'écouta avec attention, puis le chef des examinateurs me dit d'un air bienveillant, mais très-décidé:

«Les dispositions sont sous-entendues, et l'on ne peut les admettre que lorsqu'elles s'annoncent par l'habileté. C'est vers ce but que tendent et doivent tendre sans cesse les instituteurs, les parents et les élevés eux-mêmes. Le devoir des examinateurs se borne à juger jusqu'à quel point les professeurs et les élèves suivent cette route. Ce que vous venez de nous apprendre sur la jeune personne si mal partagée aujourd'hui, nous fait bien augurer de son avenir, et nous vous félicitons sincèrement du soin que vous mettez à saisir les dispositions les plus cachées de vos élèves. Tâchez que l'année prochaine, celles de votre protégée puissent être visibles pour nous, et notre suffrage ne lui manquera pas.»

Après cette espèce de réprimande, je ne pouvais plus espérer devoir prononcer le nom d'Ottilie à la distribution des prix, mais je ne croyais pas que cet échec dût avoir des résultats aussi fâcheux pour elle.

La maîtresse du pensionnat, qui, semblable à une bonne bergère, veut que chacun de ses agneaux ait sa parure spéciale, n'eut pas la force de cacher son dépit, lorsqu'après le départ des examinateurs elle vit Ottilie regarder tranquillement par la fenêtre, tandis que ses camarades se félicitaient mutuellement des prix qu'elles avaient obtenus.

Au nom du Ciel, lui dit-elle, apprenez-moi comment on peut avoir l'air si bête, quand on ne l'est pas.

—Pardonnez-moi, chère mère, répondit tranquillement Ottilie, j'ai en ce moment mon mal de tête, et même plus fort que jamais.

—Il est fâcheux que cela ne se voie pas, car on n'est pas obligé de vous croire sur parole, s'écria avec emportement cette femme que j'ai toujours vue si bonne et si compatissante; puis elle s'éloigna avec dépit.

Malheureusement il est impossible en effet de s'apercevoir des souffrances d'Ottilie; ses traits ne subissent aucune altération, on ne la voit pas même porter, parfois, la main sur le côté de la tète où elle souffre.

Ce n'est pas tout encore. Mademoiselle votre fille, naturellement vive et pétulante, exaltée par le sentiment de son triomphe, était ce jour-là d'une gaîté folle; sautant et courant à travers la maison, elle montrait ses prix à tout venant, et finit par les passer assez rudement sous les yeux d'Ottilie.

—Tu as bien mal dirigé ton char aujourd'hui, lui dit-elle d'un air moqueur.

Sa cousine lui répondit avec calme que ce n'était pas la dernière distribution des prix.

—Et que t'importe! tu n'en seras pas moins toujours la dernière, s'écria votre trop heureuse fille en s'éloignant d'un bond.

Tout autre que moi aurait pu croire qu'Ottilie était parfaitement indifférente, mais le sentiment vif et pénible contre lequel elle luttait se trahit à mes yeux par la couleur inégale de son visage. Je remarquai que sa joue droite venait de pâlir et que la gauche s'était couverte d'un vif incarnat. Je tirai la maîtresse du pensionnat à l'écart et je lui communiquai mes craintes sur l'état de cette jeune fille qu'elle avait si cruellement blessée. Elle reconnut la faute qu'elle avait commise, et nous convînmes ensemble que je vous prierais, en son nom, de rappeler Ottilie près de vous, pour quelque temps du moins, car mademoiselle votre fille ne tardera pas à nous quitter. Alors tout sera oublié, et votre intéressante nièce pourra, sans inconvénient, revenir dans notre maison où elle sera traitée avec tous les égards qu'elle mérite.

Permettez-moi maintenant, Madame, de vous donner un avis important. Je n'ai jamais entendu Ottilie exprimer un désir et encore moins formuler une prière pour obtenir quelque chose, mais parfois il lui arrive de refuser de faire ce qu'on lui demande; alors elle accompagne ce refus d'un geste irrésistible dès qu'on en comprend la portée. Ses deux mains jointes, qu'elle élève d'abord vers le ciel, se rapprochent insensiblement de sa poitrine, tandis que son corps se penche en avant et que son regard prend une expression si suppliante que l'esprit le plus indifférent, le coeur le plus insensible devrait comprendre que ce qu'on lui a demandé, n'importe à quel titre, lui est en effet impossible. Si jamais vous la voyez ainsi devant vous, ce qui n'est pas présumable, oh! alors, Madame, souvenez-vous de moi et ménagez la pauvre Ottilie.

* * * * *

Pendant cette lecture Édouard avait souri malignement; parfois même il avait hoché la tête d'un air de doute, et s'était interrompu pour faire des observations ironiques.

—En voilà assez! s'écria-t-il enfin, tout est décidé, ma chère Charlotte, tu vas avoir une aimable compagne. Cela m'enhardit à te communiquer mon projet. Écoute-moi bien: Le Capitaine a besoin que je le seconde dans ses travaux, et je désire m'établir dans l'aile gauche qu'il habite, afin de pouvoir lui consacrer les premières heures de la matinée et les dernières de la soirée qui sont les plus favorables au travail. Cet arrangement te procurera en même temps l'avantage de pouvoir installer ta nièce commodément auprès de toi.

Charlotte ne s'opposa point à ce désir, et le Baron peignit avec feu la vie délicieuse qu'ils allaient mener désormais.

—Sais-tu bien, ma chère Charlotte, dit-il en s'interrompant tout à coup, que c'est bien aimable de la part de ta nièce d'avoir mal précisément au côté gauche de la tête, car je souffre fort souvent du côté droit. Si nos accès nous prennent quelquefois en même temps, je m'appuierai sur le coude droit, elle sur le coude gauche, et nos têtes suivront chacune une direction opposée. Te fais-tu une juste idée de la suave harmonie d'un pareil tableau?

Le Capitaine assura en riant que cette opposition apparente pourrait finir par un rapprochement dangereux.

—Ne songe qu'à toi, mon cher ami, s'écria gaiement Édouard, oui, oui, surveille-toi de près, garde-toi du D; que deviendrait le B, si on lui arrachait son C?

—Il me semble, dit Charlotte, que sa position ne serait ni embarrassante ni malheureuse.

—C'est juste, répondit Édouard, il reviendrait tout entier à son A chéri.

Et se levant vivement, il pressa sa femme dans ses bras.

CHAPITRE VI.

La voiture qui ramenait Ottilie venait d'entrer dans la cour du château, et Charlotte s'empressa d'aller recevoir l'aimable enfant qui se prosterna devant elle et enlaça ses genoux.

—Pourquoi t'humilier ainsi? dit Charlotte en la relevant d'un air embarrassé.

—Je n'ai pas l'intention de m'humilier, répondit Ottilie, sans changer de position; mais j'aime à me rappeler le temps où ma tête s'élevait à peine à vos genoux, car alors déjà j'étais sûre de votre tendresse maternelle.

Charlotte l'attira sur son coeur, puis elle la présenta à son mari et au Capitaine qui la reçurent avec une politesse affectueuse. Elle était belle, et la beauté trouve toujours et partout un accueil favorable.

Ottilie écouta attentivement, mais elle ne prit aucune part à la conversation.

Le lendemain matin Édouard dit à sa femme:

—Ta nièce est très-aimable et sa conversation est fort amusante.

—Fort amusante? mais elle n'a pas ouvert la bouche, répondit
Charlotte en riant.

—C'est singulier! murmura le Baron, comme s'il cherchait à recueillir ses souvenirs.

Quelques indications générales sur les habitudes et les allures de la maison, suffirent à Ottilie pour la mettre bientôt à même de la diriger sans le secours de sa tante. Saisissant avec un tact merveilleux ce qui pouvait être agréable à chacun, elle donnait des ordres sans avoir l'air de commander; on lui obéissait avec plaisir, et lorsqu'elle s'apercevait d'un oubli ou d'une négligence, elle y remédiait sans gronder et en faisant elle-même ce qu'elle avait ordonné de faire.

Ses fonctions de ménagère lui laissant beaucoup d'heures de loisir, elle pria sa tante de lui aider à les employer à la continuation des études qui, au pensionnat, occupaient toutes ses journées. Elle travaillait avec ordre, et de manière à confirmer tout ce que le professeur avait dit de ses facultés intellectuelles. Pour donner plus d'assurance à sa main, Charlotte lui glissait des plumes déjà fatiguées, mais la jeune fille les retaillait aussitôt pour les rendre dures et pointues.

Les dames étaient convenues de ne parler entre elles qu'en français; c'était un moyen d'exercer Ottilie en cette langue qui semblait avoir le pouvoir de la rendre plus communicative, parce qu'en employant cet idiome, elle accomplissait le devoir qu'on lui avait imposé de se le rendre plus familier par la pratique. Quand elle s'en servait, elle disait souvent plus qu'elle n'en avait l'intention. Le tableau spirituel, quoique toujours bienveillant, qu'elle faisait de la vie et des intrigues du pensionnat, amusa beaucoup Charlotte; et la bonté qui dominait dans tous ses récits et que sa conduite justifiait, lui prouva que bientôt cette jeune fille serait pour elle une amie aussi sûre que fidèle.

Voulant comparer les rapports du professeur et de la sous-maîtresse sur Ottilie avec ce que cette enfant disait et faisait sous ses yeux, Charlotte relisait souvent ces rapports. Selon ses principes, on ne pouvait jamais apprendre trop tôt à connaître le caractère des personnes avec lesquelles on devait vivre, parce que c'est le seul moyen de savoir ce que l'on peut craindre ou espérer de leur part; quels travers il faut se résigner à pardonner, et de quels défauts il est possible de les corriger. Cet examen ne lui apprit rien de nouveau; mais ce qu'elle savait sur son compte lui devint plus clair et elle y attacha plus d'importance. Ce fut ainsi que la trop grande sobriété de cette enfant lui donna des inquiétudes sérieuses.

S'occupant avant tout de la toilette de sa nièce, Charlotte exigea qu'elle mît plus d'élégance et de richesse dans sa mise.

A peine lui eut-elle exprimé ce désir, que la jeune fille tailla elle-même les belles étoffes qu'elle avait refusé d'employer au pensionnat, et elle leur donna les formes les plus gracieuses et les plus variées. Ces vêtements à la mode rehaussaient les charmes de sa personne. Les grâces naturelles embellissent les costumes les plus simples; mais lorsqu'une femme douée de ces grâces y ajoute des parures bien choisies et souvent renouvelées, ces séduisantes qualités semblent se multiplier et varier sous nos yeux.

Cette innocente coquetterie qui n'était chez Ottilie que l'effet de l'obéissance, lui valut l'attention spéciale d'Édouard et du Capitaine; tous deux éprouvaient en la regardant un plaisir doux et bienfaisant. Si, par sa magnifique couleur, l'émeraude réjouit la vue et exerce sur cet organe une influence salutaire, pourquoi la beauté de la forme humaine n'agirait-elle pas en même temps et avec une puissance irrésistible sur tous nos sens et même sur nos facultés morales? La simple contemplation de cette beauté ne suffit-elle pas pour nous faire croire que nous sommes à l'abri de tout mal, et pour nous mettre en harmonie avec l'univers et avec nous-même?

Le séjour d'Ottilie au château y amena plus d'un changement favorable pour tous. Les deux amis ne se faisaient plus attendre pour les heures des repas ou des promenades; ils se montraient, surtout, beaucoup moins empressés à quitter la table, et ne parlaient jamais que de choses qui pouvaient intéresser ou amuser la jeune fille. Ce désir de lui être agréable se révélait aussi dans le choix des lectures qu'ils faisaient à haute voix; ils poussaient même l'attention jusqu'à suspendre ces lectures, dès qu'elle s'éloignait, et ils ne les reprenaient que lorsqu'elle rentrait au salon.

Ce changement n'avait point échappé à Charlotte: aussi désirait-elle savoir lequel des deux hommes l'avait principalement amené, et se mit-elle à les observer avec une attention scrupuleuse; mais elle ne découvrit rien, sinon que tous deux étaient devenus plus sociables, plus doux et plus communicatifs.

Ottilie avait appris à connaître les habitudes et même les manies et les caprices de chacune des personnes au milieu desquelles elle vivait. Devinant mieux qu'elles-mêmes ce qui pouvait leur être agréable, elle accomplissait leurs souhaits sans leur donner le temps de les exprimer; un mot, un geste, un regard suffisait pour la guider. Cette persévérance active resta cependant toujours calme et tranquille. Le service le plus régulier se faisait par ses ordres, et souvent par elle-même, sans aucune apparence d'empressement ou d'inquiétude. Sa démarche était si légère, qu'on ne l'entendait ni s'en aller, ni revenir; et ses allures, quoique toujours paisibles, étaient si gracieuses, que nos amis se sentaient heureux en la voyant se mouvoir sans cesse pour prévenir leurs désirs. Cette obligeance infatigable, ces attentions permanentes devaient nécessairement plaire à Charlotte, ce qui ne l'empêcha pas de remarquer que, sur un point du moins, sa jeune parente poussait la prévenance trop loin, et elle lui en fit l'observation.

—C'est sans doute une attention fort aimable, lui dit-elle, que de se baisser à l'instant pour relever un objet qu'une personne placée près de nous a laissé tomber par mégarde; mais, dans la bonne société, cette attention est soumise à certaines règles de bienséance qu'il faut respecter. Tu es si jeune encore que tu peux, sans inconvénient, rendre à toutes les femmes ce petit service que l'on doit toujours aux personnes âgées ou d'un rang élevé. Envers ses pareils, il est une gracieuse politesse; envers ses inférieurs, il devient une preuve de bonté et d'humanité; mais il est une inconvenance de la part d'une femme envers des hommes encore jeunes, quel que soit leur rang.

—Je ferai tout mon possible pour ne plus m'en rendre coupable, répondit Ottilie. Permettez-moi cependant de mériter à l'instant même votre pardon de cette mauvaise habitude, en vous racontant comment je l'ai contractée:

J'ai retenu fort peu de choses du cours d'histoire qu'on m'a fait faire au pensionnat, parce que je ne concevais pas à quoi cette science pouvait m'être utile; les faits isolés, seuls, sont restés dans ma mémoire et je vais vous en citer un:

Lorsque Charles Ier, roi d'Angleterre, se trouva devant ses prétendus juges, la pomme d'or de la canne qu'il tenait à la main se détacha et tomba par terre. Accoutumé à voir, en pareille circonstance, tout le monde s'empresser autour de lui, il regarda avec une surprise douloureuse les hommes au milieu desquels il se trouvait en ce moment, et dont pas un ne songea à relever cette pomme. Il fut obligé delà ramasser lui-même.

Je ne sais si j'ai eu tort ou raison: mais cette anecdote m'a si fortement impressionnée, la position de ce roi m'a paru si cruelle, qu'il m'est presque impossible de voir tomber quelque chose sans le relever à l'instant. Cependant, puisque cela n'est pas toujours convenable, je me surveillerai désormais; car, ajouta-t-elle en souriant, je ne pourrais pas expliquer ma conduite à tout le monde, comme je viens de le faire avec vous, en racontant mon anecdote.

Le Baron et le Capitaine continuèrent à s'occuper de la réalisation de leurs projets de réforme et d'embellissement; et souvent des circonstances imprévues leur en suggérèrent de nouveaux.

Un jour qu'ils traversaient le village, ils ne purent s'empêcher de remarquer qu'il offrait un contraste aussi frappant que désagréable avec les jolis villages suisses dont ils avaient souvent admiré ensemble l'aspect riant et propre. Le Capitaine fit observer à son ami, que l'ordre et la propreté résultent naturellement de la nécessité d'utiliser un espace étroit.

—Tu n'as sans doute pas oublié, continua-t-il, que pendant notre tournée en Suisse, tu t'es promis d'établir, dans tes domaines, des hameaux semblables à ceux que tu y avais remarqués. Cette ressemblance ne devait pas consister dans la construction, mais dans l'ordre et la propreté qui règnent dans les chalets?

—Je m'en souviens fort bien, répondit Édouard, et je crois qu'il serait facile de réaliser cette intention. La montagne qui porte le château descend en angle saillant jusqu'au village, et ce village forme un demi-cercle assez régulier, à travers lequel serpente le ruisseau. Malheureusement chaque pluie d'orage fait sortir ce ruisseau de son lit; nos paysans se défendent contre ces petites inondations chacun à sa façon; loin de s'aider mutuellement, ils prennent à tâche de se contrarier et de se nuire. Nous venons de nous convaincre par nous-mêmes des inconvénients qui résultent de ce défaut d'harmonie. Presque à chaque maison, nous sommes forcés de descendre ou de monter brusquement; et s'il était tombé de l'eau cette nuit, nous marcherions tantôt sur des amas de grosses pierres, tantôt sur des poutres entassées ou sur des planches vacillantes, et souvent même dans des mares bourbeuses. Si ces gens-là voulaient me seconder, il serait facile d'enfermer le ruisseau dans un lit muré, d'unir la route et d'élever des trottoirs de chaque côté des maisons; par là nous ferions disparaître la foule de petits inconvénients qui empoisonnent leur vie, et donnent à leurs habitations et à l'ensemble du village un air de malpropreté et de confusion qui attriste.

—Nous pourrions essayer du moins, dit le Capitaine, en laissant errer ses regards autour de lui; car déjà sa pensée calculait les avantages et les difficultés qu'offrait la situation du terrain.

—Je n'aime pas à avoir affaire aux paysans, surtout dans les cas où je ne puis pas leur donner des ordres positifs, répliqua Édouard.

—Tu n'as pas tort, répondit le Capitaine, et je conviens que de semblables entreprises m'ont causé plus d'un chagrin. Les hommes comprennent en général très-difficilement l'importance d'un petit sacrifice en faveur d'un grand avantage; il est rare de tendre vers un but sans dédaigner les moyens qui peuvent y conduire. Souvent même ils se trompent aussi complètement sur les moyens que sur le but. Persuadés qu'il faut remédier au mal à la place où ils le voient et où ils le sentent, ils s'inquiètent fort peu du point d'où part son action malfaisante. Au reste, ce point est presque toujours insaisissable pour la multitude dont l'intelligence, souvent très-grande pour l'instant actuel, ne va jamais jusqu'à prévoir le lendemain. Ajoute à cela que les réformes qui favorisent le bien-être général froissent toujours quelques intérêts particuliers, et tu comprendras sans peine pourquoi il est si difficile de les exécuter quand on n'est pas armé du pouvoir d'une souveraineté absolue.

Pendant qu'ils s'entretenaient ainsi, un homme robuste, d'un extérieur effronté, leur demanda l'aumône. Édouard, qui n'aimait pas à être interrompu, chercha plusieurs fois à s'en débarrasser tranquillement et finit par l'apostropher avec emportement. Le mendiant se retira à petits pas et en injuriant les deux amis, il poussa même l'audace jusqu'à les menacer de Dieu et des lois, qui, disait-il, protègent le mendiant aussi bien que le grand seigneur. Il ajouta que lorsqu'on avait le coeur dur on pouvait refuser un pauvre, mais qu'on n'avait pas le droit de l'insulter.

La colère aurait, sans doute, fait commettre au Baron quelqu'imprudence, si son ami n'avait pas cherché à le calmer.

—Que ce fâcheux incident, lui dit-il, devienne pour nous une leçon utile; prenons une mesure sage et prudente qui en rende le retour impossible. Tu ne peux te dispenser de faire l'aumône aux pauvres qui passent tes terres; mais il n'est ni nécessaire ni prudent de distribuer tes dons toi-même ni chez toi. Il faut être juste et modéré en tout, même dans la bienfaisance: des dons trop fréquents et trop considérables sont plutôt un appât qu'un secours pour le pauvre, tandis qu'il est juste et bon de lui apparaître parfois sur la route, sous la forme d'un hasard heureux qui lui procure un soulagement momentané. J'ai conçu à ce sujet un projet dont la situation du château et du village rend l'exécution très-facile. Le cabaret est situé à l'une des extrémités du village, à l'autre demeure un vieux couple honnête et sédentaire; dépose dans ces deux maisons une petite somme que tu renouvelleras périodiquement, et dont chaque mendiant qui passera aura sa part; il faudra surtout qu'elle lui soit remise non en entrant, mais en sortant du village.

—Viens, dit Édouard, et arrangeons cela à l'instant. Il sera temps plus tard de nous occuper des détails.

Ils se rendirent aussitôt chez l'aubergiste, puis chez le vieux couple, et la sage mesure proposée par le Capitaine eut un commencement d'exécution.

—Tu viens de me prouver de nouveau, dit le Baron en reprenant le chemin du château, que tout en ce monde dépend d'une bonne pensée et d'une forte résolution. C'est ainsi qu'en jugeant sainement et au premier coup d'oeil les promenades et les plantations de ma femme, tu m'as suggéré des idées pour corriger ses méprises. Je me suis empressé de les lui communiquer et …

—Oh! je m'en suis aperçu, interrompit le Capitaine en riant, et tu as fait là une grande faute, car tu l'as offensée, blessée même sans la convaincre. Depuis le jour où tu lui as fait cette imprudente révélation, elle a entièrement abandonné des travaux qui lui procuraient une distraction agréable. N'as-tu pas remarqué qu'elle ne nous mène plus jamais dans la cabane de mousse, qu'elle visite parfois en secret avec Ottilie?

—Cette petite bouderie ne me décourage point. Quand j'ai la certitude qu'un projet est utile et bon, je n'ai de repos que lorsqu'il est exécuté. Avec un peu d'adresse et beaucoup de prévenances, nous parviendrons facilement à faire adopter à Charlotte nos manières de voir. Montrons-lui d'abord la nouvelle carte de mes domaines que tu viens d'achever. Tu arriveras ensuite avec des dessins et des gravures représentant des établissements et des promenades qui pourraient trouver place sur ce plan. Commençons par des suppositions et des plaisanteries qu'il nous sera facile de convertir en entreprises réelles.

D'après cette convention, on chercha les livres dans lesquels se trouvaient les plans de la contrée, sous le rapport rural, et dans son état naturel, puis on indiqua sur des feuilles séparées les changements que l'art pourrait lui faire subir, en profitant sagement des avantages qu'elle offrait déjà, et en créant des beautés nouvelles. Le passage de ces suppositions à leur réalisation devenait facile.

C'était une occupation agréable que de prendre la carte du Capitaine pour base de tous ces projets; mais on ne s'arracha qu'avec peine aux premières idées d'après lesquelles Charlotte avait dirigé ses plantations. On finit cependant par trouver une route plus facile pour arriver au haut de la montagne. Sur le penchant de cette montagne, à l'entrée d'un petit bois, on se proposa de construire une maison d'été qui devait communiquer avec le château, par la vue du moins; car il était convenu que des fenêtres de l'une, le regard embrasserait l'autre.

Après avoir bien pris ses mesures, le Capitaine parla de nouveau d'un chemin à travers le village, et d'un mur qui maintiendrait le ruisseau dans son lit.

—Un chemin plus commode creusé dans la montagne, dit-il, me fournira les pierres nécessaires pour ce mur. Dès que les entreprises se tiennent et s'enchaînent, tout se fait plus facilement, plus vite et à moins de frais.

—Le reste me regarde dit Charlotte. Il faudra, avant tout, se faire une juste idée des dépenses; lorsque nous serons d'accord sur ce point, nous les diviserons, sinon par semaine, du moins par mois. La caisse sera sous ma direction, je paierai les mémoires et je tiendrai les comptes.

—Il paraît, dit Édouard en souriant, que tu n'as pas beaucoup de confiance en notre modération?

—J'en conviens, mon ami. Les femmes accoutumées à se dominer toujours, savent beaucoup mieux que vous autres, Messieurs, renfermer leurs volontés et leurs désirs dans les bornes de la raison et du devoir.

Les mesures préliminaires furent bientôt prises et les travaux commencèrent. Le Capitaine les dirigea seul, et Charlotte, que la curiosité amenait sans cesse sur les lieux où s'exécutaient ces travaux, ne tarda pas à se convaincre de la supériorité de cet homme dans lequel, jusque là, elle n'avait vu qu'un être ordinaire. De son côté le Capitaine, en voyant plus souvent et plus intimement la femme de son ami, apprit à la connaître et à l'apprécier. Tous deux se demandaient des conseils et des avis, ils se communiquaient les motifs de leurs manières de voir, et bientôt ils n'avaient plus qu'une seule et même opinion.

Il en est des affaires et des relations sociales comme de la danse: les personnes qui vont toujours en mesure ensemble se deviennent bientôt indispensables, et se sentent entraînées l'une vers l'autre par une bienveillance réciproque. Charlotte était tellement sous l'empire de ce charme, qu'elle n'éprouva ni chagrin ni regret lorsque le Capitaine détruisit un de ses lieux de repos favoris, et qu'elle s'était plue à décorer de toutes les beautés champêtres. Cette retraite gênait son ami dans l'exécution de ses plans, et elle y renonça sans chagrin.

CHAPITRE VII.

Tandis que le Capitaine et Charlotte se rapprochaient toujours plus intimement, un tendre penchant entraînait Édouard vers Ottilie. Cette affection naissante lui avait fait remarquer que la belle enfant, si prévenante pour tout le monde, n'en avait pas moins trouvé le moyen de s'occuper de lui plus et autrement que des autres. Elle connaissait les mets qu'il préférait, et savait, au juste, la quantité de sucre qu'il lui fallait pour une tasse de thé. Jamais elle n'oubliait de le garantir des courants d'air dont il avait une crainte exagérée, qui amenait plus d'une altercation désagréable entre lui et sa femme; car Charlotte ne trouvait jamais les appartements assez aérés.

Dans les pépinières et dans les jardins, à la promenade et à la maison, partout, enfin, Ottilie prévenait les désirs d'Édouard: semblable à un génie protecteur, elle éloignait les objets qui auraient pu lui déplaire, et ne mettait jamais à sa portée que ce qu'elle savait lui être agréable. Aussi ne se sentait-il vivre qu'à ses côtés, et près de lui la silencieuse jeune fille devenait communicative.

Le caractère du Baron avait conservé quelque chose d'enfantin et de naïf, parfaitement en rapport avec l'extrême jeunesse d'Ottilie. Tous deux aimaient à se rappeler l'époque où ils s'étaient vus pour la première fois, et qui se rattachait aux amours de Charlotte et d'Édouard. Ottilie soutenait qu'elle les avait admirés alors, comme le plus beau couple de la ville et de la cour; et quand son ami lui répondait qu'alors elle était encore trop enfant pour avoir pu conserver un souvenir net et clair de ce passé, elle lui racontait le fait suivant, que lui aussi n'avait point oublié:

Un soir le Baron était entré brusquement chez Charlotte, et la petite Ottilie, qui se trouvait près de sa belle tante, se réfugia dans ses bras, par enfantillage, par timidité, disait elle; mais son coeur ajoutait tout bas que la beauté du jeune homme l'avait si vivement émue, qu'elle craignait de trahir cette émotion en s'exposant à ses regards.

Tout entiers à leurs nouvelles relations, Édouard et son ami négligèrent la correspondance et la tenue des livres, dont ils s'étaient d'abord occupés avec tant de zèle. La marche des affaires leur fit enfin comprendre la nécessité de reprendre ces travaux. Ils se donnèrent rendez-vous au bureau, où ils trouvèrent le vieux secrétaire que le défaut de direction avait fait retomber dans son ancienne apathie. Ne se sentant pas la force de travailler eux-mêmes, ils l'accablèrent de besogne, ce qui acheva de le décourager: pour le ranimer par leur exemple, le Capitaine se mit à rédiger un mémoire sur les nouvelles réformes à faire, et Édouard se disposa à répondre à quelques-unes des lettres reçues depuis longtemps; mais il fut si peu satisfait de sa rédaction, qu'il déchira plusieurs fois ses brouillons, et finit par demander l'heure à son ami.

Pour la première fois depuis bien des années, le Capitaine avait oublié de monter sa montre chronométrique, et tous deux sentirent que le cours des heures commençait à leur devenir indifférent.

Si sous certains rapports l'activité des hommes diminuait, celle des dames semblait s'augmenter chaque jour.

Lorsqu'une passion naissante ou contrariée vient se mêler aux allures habituelles d'une famille, la fermentation que cause ce nouvel élément reste toujours si longtemps imperceptible, que l'on ne s'en aperçoit que lorsqu'il est trop tard pour l'arrêter.

Les liens nouveaux qui commençaient à se former entre nos quatre amis produisirent d'abord les résultats les plus heureux; les coeurs s'épanouissaient et les penchants particuliers s'annonçaient sous la forme d'une bienveillance générale. Chaque couple se sentait heureux et s'applaudissait du bonheur de l'autre. De semblables situations élèvent l'esprit, dilatent le coeur et donnent à toutes les facultés intellectuelles un vague désir de l'immense, un pressentiment de l'infini.

Nos amis subirent cette loi jusque dans les circonstances les plus insignifiantes; ils se confinèrent beaucoup moins souvent au château, et poussèrent leurs promenades beaucoup plus loin qu'à l'ordinaire. Édouard et Ottilie prenaient presque toujours le devant, tantôt pour aller chercher une voiture, et tantôt pour découvrir des lieux de repos inconnus. Le Capitaine et Charlotte suivaient sans défiance et sans inquiétude les traces des deux aventuriers; souvent ils les oubliaient complètement, tant leur conversation calme et grave en apparence avait de charme pour eux.

Un jour ils dirigèrent leur promenade vers l'auberge du village, passèrent les ponts et arrivèrent auprès des étangs dont ils suivirent les bords que fermaient les collines boisées jusqu'au point où des rochers arides les rendaient impraticables. Il paraissait impossible de pousser la promenade plus loin. Édouard cependant gravit la montagne avec Ottilie; car il savait que dans cette agreste solitude il trouverait un moulin aussi remarquable par sa situation que par l'ancienneté de sa structure.

Après avoir erré pendant quelque temps au milieu de rochers couverts de mousse, il s'aperçut qu'il s'était égaré, ce qui l'inquiéta d'autant plus, qu'il n'osa l'avouer à sa compagne. Heureusement il ne tarda pas à entendre le bruit du traquet du moulin et le bruissement d'un torrent. En suivant la direction de ce bruit, ils s'avancèrent sur la pointe d'un roc d'où ils aperçurent à leurs pieds, au fond d'un ravin que traversait un ruisseau rapide, une noire et antique maison de bois ombragée par des arbres centenaires et des rochers à pic. Ottilie se décida courageusement à descendre vers cet abîme, Édouard marcha devant elle; se retournant à chaque instant, il admirait l'équilibre gracieux avec lequel cette jeune fille se balançait, pour ainsi dire, au-dessus de sa tête; mais dès que les pierres qui lui servaient de marches se trouvaient à des distances trop éloignées, il lui tendait la main et elle y posait la sienne. Parfois même elle s'appuyait sur son épaule, et alors il lui semblait qu'un être céleste daignait le toucher pour se mettre en rapport avec lui. Dans son exaltation, il aurait voulu la voir chanceler, afin d'avoir un prétexte pour la recevoir dans ses bras et la presser sur son coeur, et cependant il n'aurait pas osé appuyer sa poitrine sur la sienne; il aurait craint non-seulement de l'offenser, mais même de la blesser.

Nous ne tarderons pas à apprendre à connaître la cause de cette crainte.

Arrivé enfin au moulin, il s'assit en face d'Ottilie devant une petite table sur laquelle la meunière venait de placer une jatte de lait, tandis que le meunier courait au-devant de Charlotte et du Capitaine pour les amener par un sentier commode et sûr.

Après avoir contemplé un instant en silence sa charmante compagne,
Édouard lui dit avec un trouble visible:

—J'ai une grâce à vous demander, chère Ottilie, et si vous croyez devoir me la refuser, pardonnez-moi, du moins, de ne pas avoir eu le courage de me taire. Vous portez sur votre poitrine le portrait de votre père, homme excellent que vous avez à peine connu, et qui, certes, mérite une place sur votre coeur; mais le médaillon est si grand … je tremble quand vous prenez un enfant sur vos bras, quand la voiture penche, quand un valet passe trop près de vous, quand vous marchez sur un sentier raboteux … Si le verre venait à se briser!… Cette idée me torture sans cesse!… J'ai souffert horriblement tout à l'heure en vous voyant descendre les rochers … Ne bannissez pas ce portrait de votre pensée, donnez-lui la place la plus belle dans votre chambre, au chevet de votre lit; mais éloignez-le de votre sein … Ma crainte est exagérée peut-être, mais il m'est impossible de la surmonter.

Ottilie l'avait écouté en silence et les yeux fixés vers la terre. Dès qu'il cessa de parler, elle détacha le portrait de la chaîne qui le retenait, le pressa contre son front, leva les yeux vers le ciel plutôt que vers son ami, et lui remit le médaillon sans hésitation et sans empressement.

—Prenez-le, lui dit-elle, vous me le rendrez quand nous serons de retour au château, ou plutôt, lorsque je lui aurai trouvé une place convenable dans ma chambre. Voilà tout ce que je puis faire pour vous prouver que je sais apprécier votre bienveillante sollicitude.

Édouard n'osa appuyer ses lèvres sur le médaillon; mais il saisit la main de la jeune fille et la porta sur ses yeux. C'étaient les deux plus belles mains qui se fussent jamais unies. Il lui semblait qu'une barrière mystérieuse qui, jusque là, l'avait séparé d'elle, venait de disparaître pour toujours.

Le meunier revint en ce moment suivi de Charlotte et du Capitaine. Les amis se retrouvèrent avec plaisir: on se rafraîchit en buvant du lait, on se reposa sur le gazon, et le temps s'écoula au milieu d'une douce conversation.

Il fallut songer au retour. Suivre le chemin que le meunier avait fait prendre à Charlotte et au Capitaine, eût été trop monotone, Édouard proposa un sentier qui conduisait à travers les rochers jusque sur les bords de l'étang. On le prit sans hésiter, et tous eurent lieu d'en être satisfaits. Cette route, quoique fatigante, n'avait rien de dangereux, et offrait à chaque instant les points de vue les plus pittoresques et les plus inattendus. Ici s'étendaient des villages, des bourgs et des prairies; là, des collines boisées s'échelonnaient avec grâce, et plus loin une charmante métairie se cachait au milieu des arbres qui couronnaient la plus haute de ces collines.

Un bois touffu borna tout à coup la vue, et lorsque nos promeneurs l'eurent traversé, ils se trouvèrent, à leur grande satisfaction, sur la montagne en face du château, et à la place où, d'après les plans du Capitaine, devait bientôt s'élever une jolie maison d'été. Après une courte halte, on descendit jusqu'à la cabane de mousse, et, pour la première fois, les quatre amis s'y trouvèrent réunis. La conversation roula naturellement sur les difficultés du terrain que l'on venait de parcourir. Le Capitaine assura que rien n'était plus facile que d'y tracer une route commode et pittoresque. Chacun donna son opinion sur cette route, et les imaginations s'exaltèrent au point que, de la pensée du moins, on la voyait déjà finie, et l'on s'y promenait avec délices. Charlotte détruisit tout à coup ces rêves charmants en calculant la dépense qu'occasionnerait un pareil travail.

—Il sera facile de lever cette difficulté, répliqua Édouard: la petite métairie si pittoresquement située sur la colline ne me rapporte presque rien, je la vendrai, et ce capital, employé à nous procurer un plaisir de tous les jours, sera mieux placé que dans ce bien dont j'ai tant de peine à me faire payer le mince fermage.

Charlotte ne trouva plus d'objection à faire, et le Capitaine proposa de vendre les terres en détail, afin d'en tirer une somme plus forte. Les tracasseries inséparables d'un pareil morcellement effrayèrent Édouard et l'on décida, d'un commun accord, que la métairie serait vendue à un bon fermier qui la désirait depuis longtemps. On savait qu'il faudrait lui accorder des termes, ce qui était facile, puisqu'on pouvait régler la marche des travaux d'après les époques du paiement.

A peine nos amis furent-ils de retour au château, que le Capitaine étala ses plans et ses cartes sur une grande table; on les consulta afin d'harmoniser les nouveaux projets avec les anciens. Plusieurs changements étaient en effet devenus indispensables; mais la place de la maison d'été resta irrévocablement fixée sur le penchant de la montagne en face du château.

Ottilie qui ne se permettait jamais de donner son avis avait gardé un profond silence. Le Baron poussa devant elle les cartes et les plans que le Capitaine ne semblait avoir étalés que pour Charlotte, et la pria si instamment et avec tant de bonté de dire sa pensée, puisque rien n'était fait encore, qu'elle se laissa entraîner.

—C'est là, dit-elle, en posant le bout de son doigt sur le point le plus élevé de la montagne, oui, c'est là que je ferais construire la maison d'été. Il est vrai qu'on n'y verrait pas le château, mais on jouirait d'un avantage réel, celui d'avoir sous ses yeux des sites nouveaux et des objets tout à fait différents de ceux que nous voyons tous les jours ici. Sur cette plate-forme, la vue est vraiment admirable; j'en ai été frappée, et cependant je n'ai fait qu'y passer.

—Elle a raison, s'écria Édouard, comment cette idée ne nous est-elle pas venue? N'est-ce pas, Ottilie, continua-t-il en posant à son tour le doigt sur la carte, c'est bien là que doit s'élever la maison d'été?

Ottilie fit un signe affirmatif, et le Baron traça un grand carré long, au crayon, sur le point indiqué. Le Capitaine se sentit blessé au coeur en voyant ainsi salir sa carte si soigneusement dessinée et lavée. Il se contint cependant, et eut même la générosité d'approuver l'avis d'Ottilie.

—Oui, oui, dit-il, ce n'est pas seulement pour prendre une tasse de café ou pour manger un poisson avec plus d'appétit qu'à l'ordinaire qu'on fait de longues promenades et qu'on construit des maisons de campagne. Nous demandons de la variété et des objets nouveaux. Tes ancêtres, mon cher Édouard, ont sagement placé ce château à l'abri des vents et à la portée de toutes les choses nécessaires à la vie. Une demeure spécialement consacrée aux parties de plaisir ne saurait être mieux située que sur la plate-forme qu'Ottilie vient de désigner; nous y passerons certainement des heures fort agréables.

Édouard était triomphant, la certitude que l'idée de sa jeune amie était réellement bonne, le rendait plus fier et plus heureux que s'il avait eu lui-même cette idée.

CHAPITRE VIII.

Dès le lendemain matin, le Capitaine visita le lieu indiqué, et il le trouva en effet le seul convenable. Dans le courant de la journée, il y conduisit ses amis; on fit et on refit des dessins, des plans et des calculs, puis on s'occupa sérieusement de la vente de la métairie. Ce fut ainsi que les deux hommes se trouvèrent jetés de nouveau dans une vie active et agitée.

L'anniversaire de la naissance de Charlotte n'était pas très-éloigné, et le Capitaine chercha à persuader à son ami qu'il était de son devoir de célébrer ce jour en faisant poser à sa femme la première pierre de la maison d'été. Connaissant l'aversion du Baron pour ces sortes de solennités, il s'était attendu à une vive opposition; mais Édouard céda sans difficultés. Il s'était dit à lui-même qu'une fête en l'honneur de sa femme, l'autoriserait à en donner une plus tard pour célébrer l'anniversaire de la naissance d'Ottilie.

Tant d'entreprises projetées, qui toutes avaient déjà un commencement d'exécution, occupèrent sérieusement Charlotte; parfois même elles lui causèrent de graves inquiétudes, et alors elle passait une partie de ses journées à calculer les dépenses probables en les comparant à l'état de leur fortune. On se voyait peu pendant le jour, mais le soir on se cherchait avec plus d'empressement.

Pendant ce temps Ottilie acheva de s'assurer, sans le savoir, le gouvernement absolu de la maison; et pouvait-il en être autrement? La nature l'avait créée pour la vie domestique, l'intérieur du ménage était son univers, là seulement elle se sentait heureuse et libre. Le Baron ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle ne se prêtait que par complaisance aux longues excursions, et qu'elle aimait, surtout, à revenir le soir assez tôt pour diriger et surveiller les apprêts du souper. Toujours empressé de prévenir ses moindres désirs, il abrégea les heures de promenades, et remplit les soirées par la lecture de poésies passionnées dont il augmentait le charme dangereux par la chaleur de son débit.

Une convention tacite semblait avoir fixé la place que chacun des quatre amis devait occuper pendant ces lectures: Charlotte était assise sur le canapé; Ottilie, en face d'elle sur une chaise, avait le Capitaine à sa gauche et Édouard à sa droite. Quand il lisait, il poussait la bougie du côté de la jeune fille qui s'approchait toujours plus près de lui, et suivait les lignes des yeux; car elle aimait mieux se fier à sa vue qu'à la voix d'un autre. Loin de se fâcher, ainsi qu'il en avait l'habitude, en pareille occasion, il penchait son livre vers elle, s'arrêtait quand il était arrivé à la fin de la page, et attendait, pour la retourner, qu'elle l'eût averti par un regard qu'il le pouvait sans la gêner. Ce manège n'échappa ni à Charlotte ni au Capitaine, qui se bornèrent à en plaisanter entre eux. L'amour qui unissait Édouard et Ottilie ne commença à les inquiéter, que lorsqu'une circonstance fortuite leur en révéla tout à coup l'existence et la force.

Un soir, une visite importune les avait tous mis de mauvaise humeur. Édouard proposa de chasser cette fâcheuse disposition en faisant de la musique, et il demanda sa flûte dont il ne s'était pas servi depuis très-longtemps. Charlotte chercha les sonates qu'elle avait l'habitude d'exécuter avec son mari; mais elle ne les trouva pas, et Ottilie finit par avouer en balbutiant qu'elle les avait emportées dans sa chambre pour les étudier.

—En ce cas, vous pourriez m'accompagner? s'écria Édouard dont les yeux étincelèrent de joie.

—Je l'espère, répondit la jeune fille.

Elle courut chercher les sonates, et revint se placer au piano. Son jeu frappa le petit auditoire de surprise, presque d'admiration, car elle s'était identifiée avec les manières d'Édouard, qu'elle avait quelquefois entendu exécuter ces morceaux avec sa femme.

Si Charlotte savait presser et ralentir le mouvement et se plier à toutes les imperfections musicales de son mari, par complaisance et peut-être aussi pour lui donner une preuve de la supériorité de son talent, Ottilie ne jouait que pour accompagner l'ami dont les défauts étaient devenus les siens; elle se les était appropries, parce que tout ce qui venait de cet ami lui était cher et lui paraissait une perfection. Les morceaux exécutés, avec cette harmonie de coeur, formaient un tout souvent très-irrégulier, et si agréable, pourtant, que le compositeur lui-même n'aurait pu, sans un vif plaisir, entendre son oeuvre ainsi défigurée et embellie en même temps.

Après ce singulier événement Charlotte et le capitaine se regardèrent en silence, et avec le sentiment qu'on éprouve en voyant des enfants commettre certaines inconséquences qui peuvent avoir des suites fâcheuses. Cependant on n'ose les leur défendre, dans la crainte de les éclairer sur des dangers qu'ils ignorent, et qu'un hasard favorable peut faire disparaître, tandis qu'un avertissement direct hâte souvent la catastrophe que l'on veut prévenir, et a toujours l'inconvénient de prouver l'existence d'un mal dont il ne faudrait pas même supposer la possibilité.

Au reste, en lisant ainsi dans ces coeurs naïfs, Charlotte et son ami furent forcés de reconnaître qu'un penchant semblable les unissait. Chez eux il était peut-être plus dangereux encore, car ils le prenaient au sérieux, et la nature de leur caractère les autorisait à compter l'un sur l'autre, dans toutes les éventualités possibles.

Dès le lendemain, le Capitaine évita de se trouver sur les lieux où s'exécutaient les travaux, à l'heure où Charlotte avait l'habitude de s'y rendre. La première fois elle attribua son absence au hasard, puis elle devina son intention, et l'estime, l'admiration se mêlèrent à l'amour qu'il lui avait inspiré malgré lui.

Si le Capitaine évitait Charlotte, il cherchait à se dédommager de cette privation, en s'occupant plus activement des préparatifs de la fête dont elle devait être l'héroïne. Sous prétexte de faire tirer les pierres dont il avait besoin pour la maison, il fit travailler secrètement aux deux routes qui devaient conduire à la montagne en face du château, car il voulait qu'elles fussent prêtes pour la veille de cette fête. La cave de la maison d'été était creusée, et une belle pierre semblait attendre l'instant d'être posée. Cette activité mystérieuse, la résolution qu'il avait prise de vaincre son amour, le rendait silencieux et embarrassé, lorsque le soir il se trouvait pour ainsi dire seul avec Charlotte, le Baron ne s'occupant que d'Ottilie.

Un soir cependant Édouard s'aperçut que sa femme et son ami ne s'adressaient que des monosyllabes, et à des intervalles très-éloignés. Attribuant leur silence à l'ennui, il les engagea à exécuter ensemble un morceau de piano et de violon. Il eût été difficile de justifier un refus; ils choisirent une ouverture difficile qu'ils aimaient tous deux et qu'ils exécutèrent avec autant d'ensemble que de talent. L'autre couple les écouta avec satisfaction.

—Ils sont plus forts que nous, chère Ottilie, murmura le Baron à l'oreille de la jeune fille; admirons-les et soyons heureux ensemble.

CHAPITRE IX.

Tout avait réussi au gré des désirs du Capitaine. Un mur enfermait le ruisseau, une route nouvelle traversait le village, passait à côté de l'église, se confondait avec l'ancien sentier de Charlotte, le quittait pour s'élever en serpentant, laissait la cabane de mousse à gauche, et montait doucement, et par un détour nouveau, jusqu'au haut de la montagne.

Dès le matin le château était rempli par les hôtes invités pour la fête de Charlotte. Tout le monde se rendit à l'église, où l'on trouva les habitants de la commune vêtus de leurs plus beaux habits. Le sermon terminé, le cortège se mit en marche dans l'ordre indiqué par le Capitaine. Les enfants mâles, les jeunes garçons et les hommes ouvraient le marche; les maîtres du château et leurs invités suivaient cette avant-garde; les femmes de Charlotte, les petites filles, les jeunes villageoises et leurs mères, fermaient le cortège.

A un détour de la route on arriva sur un plateau de rochers où le Capitaine fit faire une courte halte à ses amis et à leurs hôtes, autant pour les reposer que pour leur faire remarquer la beauté du coup d'oeil dont on jouissait de ce point de vue si adroitement ménagé. En levant les yeux vers la cime de la montagne, ils voyaient les hommes gravir lentement et en bon ordre vers cette cime; en laissant errer leurs regards dans le fond, ils découvraient non-seulement une campagne riche et fertile, mais le gracieux cortège des femmes qui montaient légèrement vers eux. Un beau soleil éclairait ce tableau, et Charlotte, émue jusqu'aux larmes, pressa en silence la main de son ami.

Lorsqu'on atteignit enfin la plate-forme où devait s'élever la maison d'été, les hommes s'étaient déjà placés en demi-cercle autour des fossés destinés aux murs des fondements. Un maçon, en costume de fête et décoré de tous les insignes de son état, invita Charlotte et sa suite à descendre dans ces fossés. Personne ne se fit répéter cette invitation. Une belle pierre de taille était disposée de manière à être facilement posée. Le maçon, tenant le marteau d'une main et la truelle de l'autre, prononça en vers naïfs un discours dont nous ne donnons ici que le résumé en prose.

«Lorsqu'on veut élever un bâtiment, il ne faut jamais perdre de vue trois points principaux, sans lesquels il n'y a pas de bonne construction possible. Le premier est le choix d'un emplacement convenable, le second la solidité des fondements, le troisième la perfection de l'exécution des détails et de l'ensemble.

«Le premier dépend de celui qui fait bâtir. Dans les villes, les souverains ou les autorités légales déterminent la place que doit occuper telle ou telle maison, tel ou tel édifice. A la campagne, le seigneur du canton a, seul, le droit de dire, sans autre considération que celle de sa volonté: C'est ici et non ailleurs que s'élèvera mon château ou ma maison de plaisance.»

Édouard et Ottilie, placés très-près l'un de l'autre, n'osèrent ni se regarder, ni lever les yeux sur le Capitaine et sur Charlotte, dans la crainte de lire sur leurs traits que ce n'était pas le seigneur, mais une jeune fille qui avait choisi la place de la maison d'été.

«Le troisième point, continua l'orateur, c'est-à-dire, la perfection de l'exécution des détails et de l'ensemble, demande le concours de tous les métiers. Le second, c'est-à-dire la solidité des fondements, ne regarde que le maçon; et ce point, une fausse modestie ne m'empêchera pas de le proclamer hautement, est le plus important. C'est un travail solennel, aussi est-ce solennellement que nous vous invitons à le sanctionner par votre présence et par votre concours. Il s'accomplit dans les profondeurs mystérieuses que nous creusons après de longues et graves méditations. Bientôt les nobles témoins qui tiennent de nous faire l'honneur de descendre ici avec nous pour voir poser la première pierre, remonteront sur la surface de la terre. Bientôt ils seront remplacés dans ces galeries souterraines par des pierres cimentées, qui en rendront l'entrée impossible.

«Cette pierre fondamentale dont les angles réguliers indiquent la régularité du bâtiment, et dont la position perpendiculaire doit faire pressentir quel sera l'aplomb des murailles et l'équilibre parfait de l'ensemble de l'édifice, nous pourrions nous borner à la poser sur le sol, ainsi que toutes celles qui vont la suivre. Leur surface polie et uniforme et leur pesanteur suffiraient pour les consolider, et cependant nous ne leur refuserons pas la chaux qui les unira plus étroitement encore. C'est ainsi que les époux que l'amour a rapprochés deviennent inséparables quand la loi a cimenté les liens du coeur.

«Il est peu agréable de rester oisifs au milieu de travailleurs ardents; nous espérons donc que vous ne nous refuserez pas l'honneur de travailler avec nous.»

A ces mots il présenta à Charlotte sa truelle remplie de chaux mêlée de sable, et lui fit signe d'étendre ce mélange sous la pierre; ce qu'elle exécuta avec autant de grâce que d'adresse. Le Baron, le Capitaine, Ottilie et une partie des invités se prêtèrent avec la même bonne volonté à cette cérémonie. La pierre tomba sur la couche de chaux; le maçon présenta le marteau à Charlotte et la pria d'annoncer, par trois coups vigoureusement frappés, l'union inséparable de la pierre avec le sol qui portera la construction nouvelle. Cette formalité remplie, le maçon reprit son discours.

«Le travail du maçon, dit-il, est prédestiné d'avance à passer inaperçu. La terre cache les fondements qu'il a construits avec tant de peines et tant d'intelligence; il n'a pas même le droit de se plaindre, quand le menuisier, le peintre et le sculpteur décorent ses plus hardies murailles, et font oublier ainsi son oeuvre en faveur des leurs. Pour lui point de gloire, point de triomphe de vanité! S'il fait bien, c'est pour sa propre satisfaction; il faut que le témoignage de sa conscience lui suffise, il n'a pas d'autre récompense à espérer. Lorsqu'il passe près d'un palais qu'il a bâti, lui seul reconnaît son ouvrage dans les murs et les voûtes, décorés avec tant d'éclat; si, en les construisant, il avait commis la plus légère faute, ils s'écrouleraient et feraient rentrer dans le néant tous ces ornements fragiles qui, seuls cependant, attirent l'attention et obtiennent des éloges.»

«Celui qui fait le mal à l'ombre du mystère, vit dans la crainte perpétuelle qu'un événement imprévu vienne le trahir; pourquoi celui qui fait le bien sans qu'on daigne s'en apercevoir, n'espérerait-il pas qu'un jour on lui rendra justice?

«Les hommes qui vivront longtemps après nous fouilleront peut-être ces fondements, et alors leur solidité témoignera de notre zèle, de notre adresse et de notre mérite. Qu'ils trouvent auprès de ces pierres quelques autres témoins de notre existence, et que ces témoins soient d'une nature moins sévère et moins grave. Voyez ces boîtes de métal, elles renferment des narrations écrites; sur ces plaques de cuivre, on lit plus d'une inscription curieuse; ce beau flacon de cristal contient un vin généreux, et l'on trouvera dans l'étui qui le renferme le nom de son cru, la date de l'année où il fut porté au pressoir; ces pièces de monnaies, toutes frappées depuis peu, donneront la date de cette construction.

«Nous tenons tous ces objets de la libéralité du noble seigneur qui fait bâtir. Si quelques-uns des spectateurs éprouvaient le désir d'envoyer à la postérité un messager de leurs pensées, une preuve de leur passage sur la terre, il y a encore de la place près de la pierre que nous venons de poser!»

L'orateur se tut et regarda autour de lui; mais, ainsi que cela arrive presque toujours en pareil cas, personne ne s'était préparé, et tout le monde garda le silence, honteux de s'être laissé surprendre ainsi. Tout à coup un jeune officier sortit de la foule et s'écria gaîment:

—Je ne laisserai pas ce dépôt mystérieux se fermer pour toujours, sans y ensevelir mon offrande. Arrachant aussitôt un des boutons de son uniforme, il le remit au maçon.

—J'espère, continua-t-il, que cet insigne belliqueux vaut bien la peine de parler un jour de nous à ceux qui n'existent pas encore.

Cette heureuse idée trouva de nombreux imitateurs; les dames surtout se dépouillaient avec un empressement passionné de leurs flacons, de leurs bijoux, petits peignes et autres objets de toilette. Ottilie seule n'avait rien donné encore. A un signe d'Édouard, elle ôta de son cou la chaîne dont elle avait déjà détaché le portrait de son père, et la posa doucement sur les autres objets jetés pêle-mêle dans un coffre solide. Le Baron ferma aussitôt le couvercle, le fit cimenter et le couvrit lui-même de chaux.

La cérémonie était terminée, et le maçon reprit la parole d'un air grave:

«En posant ces fondements nous croyons travailler pour l'éternité, et cependant la conscience de la fragilité des choses humaines nous domine malgré nous; le petit trésor que nous venons de renfermer dans ce coffre en est une preuve certaine. Nous pressentons qu'un jour on l'ouvrira, et pour qu'on puisse l'ouvrir, il faut qu'il soit détruit, le bâtiment qui n'est pas encore terminé!

«Nous le terminerons cependant! pour nous en donner le courage, repoussons les pensées d'avenir, revenons au présent! Après la joyeuse fête de ce jour, nous reprendrons notre travail avec une ardeur nouvelle. Que les nombreux artisans qui ne peuvent exercer leurs talents qu'après nous, ne soient pas réduits à attendre que la maison s'élève promptement, et que bientôt, par les fenêtres qui n'existent pas encore, le maître qui fait bâtir, sa noble dame et ses hôtes, puissent admirer la belle et fertile contrée que l'on découvre du haut de cette montagne. Qu'ils me permettent tous de boire à leur santé.»

Un de ses camarades lui présenta un grand et beau verre à patte. Il le vida d'un trait et le lança en l'air, car en brisant le vase où l'on a bu dans un moment de joie, on prouve que cette joie était excessive et sans pareille.

Les débris du verre ne retombèrent point sur la terre; on allait crier au miracle, lorsqu'on découvrit la cause toute naturelle de ce singulier incident.

Le côté du bâtiment opposé à celui dont l'on venait de poser la première pierre, était déjà fort avancé, et les murs si hauts qu'on ne pouvait y travailler que sur des échafaudages. Une partie des habitants de la contrée était montée sur ces échafaudages, et l'un d'eux reçut le verre que le maçon avait lancé dans cette direction.

Voyant dans ce hasard un heureux pronostic pour son avenir, il montra en triomphe le verre sur lequel étaient gravées les lettres E, O, initiales des prénoms du Baron (Édouard-Othon). Ce verre était un présent qu'un de ses parents lui avait fait dans sa première jeunesse, et comme il n'y attachait pas un très-grand prix, il avait permis qu'on le donnât au maçon pour la cérémonie.

La foule avait quitté l'échafaudage. Les invités du château les plus jeunes et les plus lestes s'empressèrent d'y monter; ils savaient combien une belle vue dont on jouit sur le haut d'une montagne, s'embellit encore quand on peut s'élever de quelques toises de plus. Ils découvrirent en effet plusieurs villages nouveaux, et prétendirent qu'ils distinguaient le long sillon d'argent du fleuve qui coulait à plusieurs lieues de là; quelques-uns furent jusqu'à soutenir qu'ils voyaient les clochers de la capitale.

Lorsqu'on se tournait vers les collines boisées derrière lesquelles s'élevait une longue chaîne de montagnes bleuâtres, on se croyait transporté dans un autre monde; car le regard se reposait avec bonheur sur la large et paisible vallée où dormaient, entre de vertes prairies, trois étangs entourés d'aulnes, de platanes et de peupliers.

—Si ces nappes d'eau étaient réunies et formaient un seul lac, s'écria un jeune homme, ce point de vue ne laisserait plus rien à désirer, il aurait le cachet de grandeur qui lui manque.

—La chose serait faisable, dit le Capitaine.

—C'est possible, répondit vivement Édouard; mais je m'y opposerais formellement, s'il fallait sacrifier mes platanes et mes peupliers. Voyez comme ils se groupent délicieusement autour de l'étang du milieu. Tous ces beaux arbres, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille d'Ottilie, je les ai plantés moi-même.

—En ce cas, ils sont encore bien jeunes.

—Ils ont à peu près votre âge. Oui, chère Ottilie, je plantais déjà lorsque vous n'étiez encore qu'au berceau.

Un dîner splendide avait été préparé au château; les convives y firent honneur. En sortant de table l'on fut visiter le village, où, d'après les ordres du Capitaine, chaque famille s'était réunie sur le seuil de sa demeure: les vieillards étaient assis sur des bancs neufs, et les jeunes gens se tenaient debout sous les arbres nouvellement plantés, comme si le hasard seul les eût groupés ainsi. Il était impossible de ne pas admirer la métamorphose subite qui, d'un hameau sale, pauvre et irrégulier, avait fait un village où tout respirait la propreté, l'ordre et l'aisance.

Lorsque les invités se furent retirés, et que nos quatre amis se retrouvèrent seuls dans la grande salle que quelques instants plus tôt une société bruyante avait encombrée, ils respirèrent plus librement; car un petit cercle que des affections sincères ont formé, souffre toujours quand une société nombreuse le force à s'étendre. Leur satisfaction cependant ne fut pas de longue durée, le Baron reçut une lettre qui lui annonçait de nouveaux hôtes.

—Le Comte arrive demain, s'écria-t-il après avoir lu cette lettre.

—En ce cas la Baronne n'est pas loin, répondit Charlotte.

—Elle arrivera deux heures après le Comte, et ils partiront ensemble après avoir passé une journée et une nuit avec nous.

—Il faut nous préparer de suite à les recevoir; à peine en avons-nous le temps. Qu'en penses-tu, Ottilie? dit Charlotte.

La jeune fille demanda à sa tante quelques instructions générales sur ses intentions, et s'éloigna aussitôt pour les faire exécuter.

Le Capitaine profita de son absence pour demander à Charlotte et à son mari quels étaient ces deux personnages qu'il ne connaissait que de nom. Les époux lui apprirent que le Comte et la Baronne, quoique mariés chacun de leur côté, n'avaient pu se voir sans s'aimer passionnément. Cet amour, qui avait troublé deux ménages, avait causé tant de scandale, que le divorce était devenu nécessaire. La Baronne seule avait pu l'obtenir, et le Comte s'était vu forcé de rompre avec elle, en apparence du moins, car s'il ne pouvait plus la voir en ville et à la cour, il se dédommageait de cette privation aux eaux et pendant les voyages auxquels il consacrait la plus grande partie de sa vie.

Si Édouard et sa femme n'approuvaient pas entièrement cette conduite, ils ne se sentaient pas le courage de condamner des personnes avec lesquelles ils étaient liés depuis leur première jeunesse, aussi avaient-ils conservé avec elles des relations de bonne amitié. En ce moment cependant leur arrivée au château causa à Charlotte une vague inquiétude, dont sa nièce était l'objet involontaire; car elle craignait l'influence qu'un pareil exemple pourrait exercer sur l'esprit de cette enfant. Édouard aussi était peu satisfait de cette visite, mais pour des causes bien différentes.

—Ils auraient mieux fait de venir quelques jours plus tard, dit-il au moment où Ottilie rentrait dans la salle, nous aurions eu au moins le temps de terminer la vente de la métairie. Le projet du contrat est rédigé, j'en ai fait une copie, il nous en faudrait une seconde, et le vieux secrétaire est malade.

Charlotte et le Capitaine offrirent de faire cette copie, mais il refusa, parce qu'il ne voulait pas, dit-il, abuser de leur complaisance.

—Je me charge de ce travail, s'écria Ottilie.

—Toi? dit Charlotte, mais tu n'en finiras jamais.

—Il est vrai, ajouta le Baron, que cet acte est fort long, et qu'il me faudrait la copie après-demain matin.

—Vous l'aurez.

Et s'emparant du papier qu'il tenait à la main, Ottilie sortit avec précipitation.

Le lendemain matin nos amis se placèrent de bonne heure aux fenêtres du salon, et leurs regards se fixèrent sur la route par laquelle le Comte et la Baronne devaient arriver. Bientôt Édouard aperçut un cavalier dont les allures ne lui étaient pas inconnues; craignant de se tromper, il pria son ami, dont la vue était meilleure que la sienne, de lui décrire le costume et la tournure de ce voyageur. Le Capitaine s'empressa de lui donner ces détails, mais le Baron l'interrompit et s'écria:

—C'est lui! oui, c'est Mittler! Par quel hasard inexplicable permet-il à son cheval de marcher ainsi d'un pas tranquille et lent?

C'était en effet Mittler; on l'accueillit avec une joie cordiale.

—Pourquoi n'êtes-vous pas venu hier? lui demanda le Baron.

—Parce que je n'aime pas les fêtes bruyantes. J'arrive aujourd'hui, pour célébrer avec vous seuls, et en paix, le lendemain de l'anniversaire de la naissance de notre excellente amie.

—Comment vous a-t-il été possible de trouver assez de temps pour nous faire ce plaisir? dit Édouard en riant.

—Je désire que ma visite vous soit en effet agréable; en tout cas, vous la devez à une observation que je me suis faite à moi-même ce matin. J'ai tout récemment rétabli l'harmonie dans une famille qu'un malentendu avait divisée, et j'y ai fort gaîment passé une partie de la journée d'hier. Ce matin je me suis dit: Tu ne partages jamais que le bonheur qui est ton ouvrage, c'est de l'égoïsme, c'est de l'orgueil. Réjouis-toi donc aussi avec les amis dont jamais rien n'a troublé la bonne intelligence. Aussitôt dit, aussitôt fait, je savais qu'on venait de célébrer ici une fête de famille, et me voilà.

—Je conçois, dit Charlotte, qu'une société bruyante et nombreuse vous déplaise et vous fatigue; mais j'aime à croire que vous verrez avec plaisir les amis que nous attendons aujourd'hui. Ils ne vous sont pas inconnus; je dirai plus, ils ont déjà plus d'une fois mis votre esprit conciliant à l'épreuve; vos efforts ont échoué contre une passion obstinée … Enfin, le Comte et la Baronne ne tarderont pas à arriver.

Mittler saisit son chapeau et sa cravache, et s'écria avec colère:

—Ma mauvaise étoile ne me laissera donc pas un instant de repos! Aussi, pourquoi suis-je sorti de mon caractère? pourquoi suis-je venu ici sans y avoir été appelé? J'ai mérité d'en être chassé! Oui, je suis chassé d'ici par ces gens-là, car je ne resterai pas un seul instant sous le toit qui les abrite. Prenez garde à vous, ils portent malheur! Leur présence est un levain qui met tout en fermentation!

Charlotte chercha vainement à le calmer; il continua avec une véhémence toujours croissante:

—Celui qui par ses paroles ou par ses actions attaque le mariage, cette base fondamentale de toute société civilisée, de toute morale possible, celui-là, dis-je, a affaire à moi! Si je ne puis le convaincre, le maîtriser, je n'ai plus rien à démêler avec lui! Le mariage est le premier et le dernier échelon de la civilisation; il adoucit l'homme sauvage et fournit à l'homme civilisé des moyens nobles et grands pour pratiquer les vertus les plus difficiles. Aussi faut-il qu'il soit indissoluble, car il donne tant de bonheur général qu'on ne saurait faire attention au malheur individuel. Ce malheur, au reste, existe-t-il en effet? Non, mille fois non! On cède à un mouvement d'impatience, on cède à un caprice et on se croit malheureux! Calmez votre impatience, domptez votre caprice, et vous vous applaudirez d'avoir laissé exister ce qui doit être toujours! Il n'est point de motifs assez puissants pour justifier une séparation! Le cours de la vie humaine amène avec lui tant de joies et tant de douleurs, qu'il est impossible de déterminer la dette que deux époux contractent l'un envers l'autre; ce compte-là ne peut se régler que dans l'éternité. Je conviens que le mariage gêne quelquefois, et cela doit être ainsi. Ne sommes-nous pas aussi mariés avec notre conscience, qui souvent nous tourmente plus que ne pourrait le faire le plus mauvais mari ou la plus méchante femme? et qui oserait dire hautement qu'il a divorcé avec sa conscience?

Mittler aurait sans doute encore continué pendant longtemps ce discours passionné, si le roulement de deux voitures et le son du cor des postillons ne lui avaient pas annoncé la visite qu'il voulait éviter. Le Comte et la Baronne entrèrent en effet, et en même temps, dans la cour du château, mais chacun par une porte différente.

Charlotte et son mari se hâtèrent d'aller les recevoir. Mittler descendit par un escalier dérobé, traversa le jardin et se rendit au cabaret du village. Un domestique du château, à qui il en avait donné l'ordre, lui amena son cheval, il le monta précipitamment, partit au galop et de très-mauvaise humeur.

CHAPITRE X.

Le Comte et la Baronne revirent avec plaisir le château où ils avaient passé plus d'une agréable journée, et leur présence rappela d'heureux souvenirs aux époux. Au reste, tous deux plaisaient généralement. Grands, bien faits et d'un extérieur imposant, ils étaient du petit nombre des personnes qui arrivent à l'âge mûr sans avoir rien perdu, parce qu'elles n'ont jamais possédé la fraîcheur et les grâces naïves de la première jeunesse.

Les avantages qui leur manquaient étaient amplement compensés par une bonté digne, qui attire les coeurs et inspire une confiance illimitée. L'aisance de leurs manières, et leur gaîté tempérée par une haute convenance, rendaient leur commerce aussi facile qu'agréable. Leur costume et tout ce qui les entourait respirait un parfum de cour et de grand monde, ce qui ne laissait pas de former un certain contraste avec les allures des époux, auxquels la vie de campagne avait déjà donné quelque chose de champêtre. Ils ne tardèrent pourtant pas à se mettre à l'unisson avec leurs anciens amis, qui facilitèrent ce rapprochement par une foule de gracieuses concessions, que leur délicatesse exquise savait rendre imperceptibles.

La conversation ne tarda pas à devenir générale et très-animée, et cette petite société ne semblait plus faire qu'une seule et même famille.

Au bout de quelques heures, les dames se retirèrent dans l'aile du château qui leur était spécialement réservée; elles avaient tant de choses à se dire! La coupe des robes, la couleur des étoffes et la forme des chapeaux à la mode jouèrent un grand rôle dans leurs causeries confidentielles. De leur côté, les hommes se montrèrent leurs chevaux, leurs voitures, leurs équipages de chasse, et se mirent à troquer, à vendre et à acheter selon leurs caprices et leurs fantaisies.

A l'heure du dîner on se retrouva avec un plaisir nouveau. Le changement que le Comte et la Baronne avaient fait subir à leur toilette, annoncèrent un tact parfait, car s'ils ne possédaient que des vêtements à la dernière mode, et par conséquent encore inconnus aux habitants du château, ils avaient su les ajuster de manière à modifier le cachet de nouveauté et d'élégance qui aurait pu choquer leurs amis ou blesser leur amour-propre.

On parla français, afin de ne pas être compris par les domestiques qui servaient à table. Il était bien naturel qu'après une assez longue séparation on eût beaucoup de choses à se demander et à s'apprendre. Charlotte s'informa avec intérêt d'une amie qui, depuis qu'elle l'avait perdue de vue, s'était avantageusement mariée. Le comte lui dit qu'elle était sur le point de divorcer.

—Voici une nouvelle, s'écria-t-elle, qui m'afflige autant qu'elle me surprend. Rien n'est plus douloureux que d'apprendre qu'une personne qui nous intéresse et que l'on croyait heureuse et tranquille au port, a été jetée de nouveau sur une mer incertaine et orageuse.

—De pareils changements, reprit le Comte, nous étonneraient moins, si nous n'attachions pas aux relations de cette vie passagère, et principalement aux liens du mariage, une idée de stabilité impossible. Le mariage, surtout, nous apparaît toujours tel qu'on nous le représente au théâtre, c'est-à-dire, comme un but final vers lequel les héros tendent pendant toute la durée de la pièce, et dont une foule d'obstacles, sans cesse renaissants, les repoussent malgré eux, jusqu'au moment où le rideau va et doit tomber: car, dès que ce but est atteint, la pièce est finie. Les spectateurs emportent un sentiment de satisfaction complet, qu'ils voudraient retrouver dans la vie réelle. Mais comment le pourraient-ils? Dans la vie réelle, l'action continue derrière le rideau, et quand il se relève enfin, elle est arrivée à des résultats dont on détourne la tête avec dépit, et souvent même avec horreur.

—Vous exagérez un peu, dit Charlotte en souriant, je connais plus d'un acteur qui, après avoir fini son rôle dans ces sortes de drames, reparaît avec plaisir dans une pièce du même genre.

—J'en conviens, répondit le Comte, car il est toujours agréable de jouer un rôle nouveau. Quiconque connaît le monde, sait que les divers liens sociaux, et surtout ceux du mariage, ne deviennent fatigants et souvent même insupportables, que parce qu'on a eu la folie de vouloir les rendre immuables au milieu du mouvement perpétuel de la vie. Un de mes amis, qui, dans ses moments de gaîté, se pose en législateur et propose des lois nouvelles, prétendit un jour que le mariage ne devrait être valable que pour cinq ans.

«Ce nombre impair et sacré, disait-il, suffit pour apprendre à se connaître, pour donner le jour à deux ou trois enfants, pour se brouiller, et, ce qui est le plus charmant, pour se réconcilier. Les premières années seraient infailliblement heureuses; si, pendant la dernière, l'amour diminuait chez un des contractants, l'autre, stimulé par la crainte de perdre l'objet de ses affections, redoublerait d'égards et d'amabilité. De pareils procédés touchent et séduisent toujours, et l'on oublierait, au milieu de ce charmant petit commerce, l'époque fixée pour la résiliation du contrat d'association, comme on oublie dans une bonne société l'heure à laquelle on s'était promis de se retirer. Je suis persuadé qu'on ne s'apercevrait de cet oubli qu'avec un sentiment de bonheur, parce qu'il aurait tacitement renouvelé le contrat.»

Ces paroles qui, sous les apparences d'une plaisanterie gracieuse, agitaient une haute question morale, inquiétèrent Charlotte par rapport à Ottilie. Elle savait que rien n'est plus dangereux pour une jeune fille que des conversations dans lesquelles on regarde comme peu importantes, et parfois même comme louables, les actions qui blessent les principes et les conventions regardées, plus ou moins justement, comme sacrées et inviolables; et certes, toutes celles qui ont rapport au mariage se trouvent en ce cas.

Après avoir vainement cherché à détourner l'entretien, elle regarda autour d'elle pour trouver quelque chose à blâmer dans le service, afin de mettre sa nièce dans la nécessité de sortir pour donner des ordres. Malheureusement il n'y avait pas moyen de faire la plus légère observation. Depuis le maître d'hôtel jusqu'à deux valets maladroits qui endossaient la livrée pour la première fois, tous lisaient dans les yeux de l'aimable enfant ce qu'ils avaient à faire, et le faisaient ponctuellement et avec intelligence.

Dans tout autre moment, le Comte se serait aperçu que la légèreté avec laquelle il parlait contre un lien aussi sacré que celui du mariage, blessait Charlotte. Mais les obstacles toujours renaissants qui s'opposaient à son divorce avec sa femme, l'avaient tellement irrité contre ce lien, que cependant il était très-disposé à former de nouveau avec la Baronne, qu'il saisissait avec empressement toutes les occasions qui lui permettaient d'exprimer sa colère sous le masque de la raillerie.

—Ce même ami, continua-t-il, disait encore, et toujours en plaisantant, que si l'on voulait absolument un mariage indissoluble, il fallait regarder comme tel un troisième essai; parce qu'en renouvelant deux fois les mêmes engagements, soit avec la même, soit avec une autre personne, on avait proclamé, pour ainsi dire, qu'on le regardait comme indispensable par rapport à soi du moins. Il ajoutait, pour donner plus de poids à cet argument, que deux essais ou deux divorces précédents, fournissaient à la personne qui voudrait s'engager dans un lien indissoluble, avec celle qui avait demandé ou subi ses essais et ses divorces, le moyen de s'assurer si les ruptures étaient le résultat d'un travers d'esprit, d'un vice de coeur ou de caractère, ou d'une fatalité indépendante de la volonté humaine.

«Une pareille loi, continuait mon ami, aurait en outre l'avantage de reporter l'intérêt et l'attention de la société sur les personnes mariées, puisqu'on pourrait un jour aspirer à leur possession si on les trouvait dignes d'amour et d'estime.»

—Il faut avouer, dit vivement Édouard, que cette réforme donnerait aux relations sociales plus de vie et plus de mouvement. Dans l'ordre actuel des choses, le mariage est une espèce de mort; dès que le lien conjugal est authentiquement formé, on ne s'occupe plus ni de nos vices, ni de nos vertus.

—Si les suppositions de l'ami du Comte étaient une réalité, interrompit la Baronne avec un sourire malin, nos aimables hôtes auraient déjà subi les deux premières épreuves, et il ne leur resterait plus qu'à se préparer à la troisième.

—C'est juste, dit le Comte, mais il faut convenir, du moins, que les deux premières leur ont été très-faciles; la mort a fait volontairement ce que le consistoire ne fait presque jamais que malgré lui.

—Laissons les morts en paix, murmura Charlotte d'un air mécontent.

—Et pourquoi? reprit le Comte, je ne vois rien qui puisse vous empêcher d'en parler, puisque vous n'avez qu'à vous louer d'eux. En échange du bien qu'ils vous ont fait, ils ne vous ont pris que quelques années …

—Oui, mais les plus belles, interrompit Charlotte avec un soupir mal étouffé.

—Je conviens que cela serait désespérant, continua le Comte, si en ce monde il ne fallait pas s'attendre toujours et partout à voir nos espérances déçues. Les enfants ne deviennent jamais ce qu'ils promettaient de devenir, les jeunes gens fort rarement; et s'ils restent fidèles à eux-mêmes, le monde les trahit.

Charlotte s'applaudit de voir enfin la conversation prendre une autre tournure, et elle répondit gaîment:

—Ce que vous venez de dire, cher Comte, prouve que nous ne saurions nous accoutumer trop tôt à nous contenter d'un bonheur imparfait qui nous arrive par pièces et par morceaux.

—Cela vous est plus facile qu'à tout autre, car vous et votre mari vous avez eu de brillantes années, on vous appelait le plus beau couple de la cour. Quand vous dansiez ensemble, on ne regardait que vous, tandis que vous vous miriez l'un dans l'autre; et chacun se répétait tout bas: Il ne voit qu'elle! elle ne voit que lui! Édouard a manqué de persévérance, je l'en ai souvent blâmé, car je suis sûr que ses parents auraient fini par céder. Dix années de bonheur perdu, perdu! par sa propre faute, certes, il y a là de quoi se repentir!

—Charlotte n'est pas tout-à-fait exempte de reproches, ajouta la Baronne. Je conviens qu'elle aimait Édouard de tout son coeur; mais, pour exciter sa jalousie sans doute, ses regards s'arrêtaient parfois sur un autre. Elle poussait cette manie bien loin; tourmenter son amant était pour elle un bonheur. Ils ont eu des moments d'orage pendant lesquels il a été très-facile de décider le pauvre Édouard à former un autre lien, afin de se séparer à jamais de celle qui se faisait un jeu de ses souffrances.

Édouard remercia la Baronne par un signe de tête, elle feignit de ne pas s'en apercevoir, et continua d'un air gracieux:

—Je dois ajouter cependant, non-seulement pour justifier Charlotte, mais pour rendre hommage à la vérité, que son premier mari, qui dès cette époque cherchait à obtenir sa main, était un homme d'un mérite rare et possédait des qualités supérieures. Oui, supérieures, vous avez beau sourire, messieurs, aujourd'hui comme alors vous chercheriez en vain à les nier.

—Convenez, chère amie, dit vivement le Comte, que cet homme ne vous était pas indifférent, et que vous étiez pour Charlotte une rivale redoutable? Je ne vous fais pas un crime du souvenir que vous en avez conservé. Le temps et la séparation n'effacent jamais dans le coeur des femmes l'amour que nous avons eu le bonheur de leur inspirer, ne fût-ce que pour quelques jours, et c'est là un des plus beaux traits de leur caractère.

—Il existe aussi chez les hommes, chez vous surtout, cher Comte, répliqua la Baronne. L'expérience m'a prouvé que personne n'a plus d'empire sur vous que les femmes pour lesquelles vous avez eu autrefois un tendre penchant. Tout récemment encore, vous fîtes, à la recommandation d'une de ces dames, et en faveur de sa protégée, des démarches auxquelles vous ne vous seriez pas décidé si je vous en avais prié.

—Un pareil reproche, répondit le Comte en souriant, est un compliment très-flatteur; mais revenons au premier mari de Charlotte. Je n'ai jamais pu l'aimer parce qu'il a séparé un beau couple prédestiné à sortir victorieux des deux premières épreuves de cinq années, pour conclure hardiment la troisième et irrévocable union.

—Nous essaierons du moins, dit Charlotte, de regagner le temps que nous avons perdu.

—Et je vous conseille de ne rien négliger à cet effet, s'écria le Comte. Vos premiers mariages étaient à coup sûr de l'espèce la plus détestable. Au reste, tous les mariages ont quelque chose de grossier qui gâte et empoisonne les relations les plus délicates et les plus douces. Ce n'est pas la faute du mariage, mais de la sécurité vulgaire et matérielle qu'il procure. Grâce à cette sécurité, l'amour et la fidélité ne sont plus qu'un sous-entendu, dont il est inutile de parler; enfin, les amants ne semblent s'être mariés que pour avoir le droit de ne plus s'occuper l'un de l'autre.

Cette nouvelle et brusque sortie contre le mariage déplut tellement à Charlotte, qu'elle jeta tout à coup, et par un détour non moins brusque, la conversation sur un terrain où tout le monde pouvait y placer son mot, sans même en excepter Ottilie. Dans cette nouvelle disposition d'esprit, on se sentit assez calme pour admirer et savourer le dessert, qui se distinguait surtout par un luxe peu ordinaire de fruits et de fleurs. On parla beaucoup des promenades et des plantations nouvelles, aussi s'empressa-t-on d'aller les visiter immédiatement après le dîner. Ottilie resta au château, sous prétexte qu'elle avait des ordres à donner pour faire préparer les appartements et régler le souper; mais dès que tout le monde fut parti, elle courut s'enfermer dans sa chambre pour travailler à la copie qu'elle avait promise à Édouard.

Pendant la promenade le Comte s'était trouvé assez près du Capitaine pour engager avec lui une conversation particulière qui dut l'intéresser beaucoup, car elle se prolongea très-longtemps. Lorsqu'il revint enfin auprès de Charlotte, il lui dit avec chaleur:

—Cet homme m'a étonné au plus haut degré; il est aussi profondément instruit que sérieusement actif. S'il employait dans un cercle plus vaste les grandes facultés qu'il prodigue ici à de simples amusements, il pourrait rendre des services incalculables. J'espère, au reste, que le hasard qui la fait trouver sur mon passage, nous sera utile à tous deux. Je lui destine un poste qui lui assurera un sort digne de son mérite, et rendra en même temps un service à un ami puissant que je m'applaudis de pouvoir obliger ainsi.

Charlotte avait écouté l'éloge du Capitaine avec un sentiment d'orgueil et de bonheur, que le respect des convenances put seul lui donner la force de renfermer en elle-même; mais les dernières paroles du Comte la frappèrent comme un coup de foudre. Il ne s'en aperçut point et continua avec beaucoup de vivacité:

—Quand j'ai pris une résolution, il faut que je l'exécute à l'instant. La lettre par laquelle je vais annoncer à mon ami le trésor que j'ai trouvé pour lui, est faite dans ma tête, je vais aller l'écrire; procurez-moi, avant la fin du jour, un messager à cheval qui puisse la porter à son adresse.

Cruellement blessée au coeur, mais accoutumée, ainsi que toutes les femmes bien élevées, à maîtriser ses émotions, Charlotte ne laissa point deviner ce qu'elle souffrait, et le Comte continua à lui détailler tous les avantages de la position qu'il allait assurer à son ami, et dont elle ne pouvait pas douter.

Le Capitaine, qui était allé chercher ses plans et ses cartes, vint les rejoindre et mit le comble au trouble de Charlotte. L'idée qu'il allait, selon toutes les probabilités, la quitter pour toujours, lui donna à ses yeux un charme si puissant, qu'elle se serait infailliblement trahie si elle ne s'était pas éloignée, sous prétexte de le laisser libre de montrer au Comte ses dessins, sur les lieux mêmes où ils avaient été levés.

Éperdue, hors d'elle, la malheureuse Charlotte descendit vers la cabane de mousse, et s'enfermant dans ce réduit solitaire, elle éclata en sanglots et s'abandonna à un désespoir dont quelques heures plus tôt elle ne supposait pas même la possibilité.

De son côté, Édouard avait conduit la Baronne vers les étangs. Cette femme spirituelle, qui ne laissait jamais échapper l'occasion d'exercer sa pénétration, ne tarda pas à s'apercevoir qu'Édouard éprouvait un plaisir extraordinaire à parler d'Ottilie et de ses perfections. En laissant l'entretien suivre cette pente naturelle, elle reconnut bientôt qu'il ne s'agissait pas d'un amour naissant, mais d'une passion déjà formée.

Il existe entre les femmes mariées, même entre celles qui se haïssent et se calomnient, un pacte instinctif et tacite, qui les liguent contre les jeunes filles. Il était donc bien naturel que la Baronne prît, dans sa pensée, le parti de Charlotte contre Ottilie. Dans la matinée du même jour, elle avait parlé à son amie de cette enfant, elle l'avait même blâmée de l'avoir appelée près d'elle et de la réduire ainsi à une vie de campagne monotone, qui ne servait qu'à l'affermir dans le penchant qu'elle avait pour la retraite et pour les occupations domestiques; penchant qu'il était indispensable de combattre, puisqu'il ne pouvait manquer de l'empêcher d'acquérir les qualités nécessaires pour faire un mariage sortable. Charlotte avait trouvé ses observations fort justes, en ajoutant, toutefois, qu'elle était très-embarrassée, ne sachant quel parti prendre à l'égard de sa nièce. Cet aveu avait rappelé à la Baronne qu'une dame de ses connaissances cherchait une jeune personne douce et aimable qui, à la seule condition de tenir compagnie à sa fille unique, recevrait la même éducation qu'elle et serait traitée en tout comme l'enfant de la maison. Il dépendait d'elle de faire obtenir à Ottilie cette position qui, sous tous les rapports, était très-favorable pour elle. Charlotte l'avait compris; aussi, sans accepter définitivement cette offre, elle avait promis d'y réfléchir.

Le regard pénétrant que la Baronne venait de jeter dans le coeur d'Édouard, lui rappela l'entretien qu'elle avait eu le matin avec Charlotte, et elle comprit qu'il était indispensable de la décider à tout prix à éloigner Ottilie. Mais plus elle était décidée à contrarier la passion du Baron, plus elle feignit de partager son enthousiasme pour celle qui en était l'objet; car personne ne possédait à un plus haut degré qu'elle cet art que dans les grands événements on appelle la force de se commander à soi-même, et qui, dans les circonstances ordinaires de la vie, n'est que de la dissimulation. Les personnes douées de cette faculté, au point de l'appliquer aux incidents les plus simples, cherchent toujours à exercer sur les autres le pouvoir qu'elles ont sur elles-mêmes, pour se dédommager, sans doute, des sacrifices qu'elles sont souvent forcées de s'imposer. Les caractères francs et naïfs leur inspirent une pitié dédaigneuse; c'est avec une joie maligne qu'elles les voient courir au-devant des pièges qu'elles aiment à leur tendre; et ce n'est presque jamais l'espoir d'un succès, mais celui de préparer aux autres une grande humiliation, qui leur cause cette joie.

La Baronne poussa ce genre de malice jusqu'à prier Édouard de venir, avec sa femme, passer la prochaine saison des vendanges dans son château, et à faire cette invitation en termes si perfidement calculés, que le Baron pouvait facilement croire qu'Ottilie y était comprise. Déjà il revoyait de la pensée la magnifique contrée où il se flattait de pouvoir la conduire, et qui sans doute lui paraîtrait plus belle encore lorsqu'il l'admirerait à ses côtés. L'impression que le fleuve majestueux qui traverse cette contrée, les hautes montagnes avec leurs ruines du moyen âge, les vignobles et le tumulte joyeux des vendanges, ne pourraient manquer de faire sur l'imagination neuve et impressionnable de sa jeune amie, lui causa une joie d'enfant qu'il exprima sans détour et avec beaucoup d'exaltation.

En ce moment Ottilie s'avança vers eux; il allait courir au-devant d'elle pour lui annoncer ce voyage, mais la Baronne le retint.

—Ne lui parlez pas de ce projet, lui dit-elle, et vous-même n'y songez plus, si vous ne voulez pas qu'il manque. L'expérience m'a prouvé que les parties de plaisir arrêtées longtemps d'avance et dont on se promet beaucoup de bonheur, réussissent rarement et ne répondent jamais à notre attente.

Édouard promit de se taire et pressa le pas pour arriver plus vite près d'Ottilie. La Baronne contrariée ralentit le sien. Édouard, oubliant alors les convenances les plus vulgaires, dégagea brusquement son bras, courut au-devant de la jeune fille, lui baisa la main et lui remit le petit bouquet de fleurs des champs qu'il avait cueillies pendant sa promenade.

La Baronne regarda Ottilie avec une malveillance jalouse. Si la passion d'Édouard lui avait d'abord paru coupable, elle la trouvait en ce moment absurde et offensante pour toutes les femmes d'un vrai mérite. L'enfant simple et timide qui était devant elle, lui paraissait tout à fait indigne d'inspirer un autre sentiment que celui de la pitié, et il lui était impossible de comprendre comment le beau, le brillant Édouard pouvait prodiguer tant d'attentions délicates à une petite niaise.

Lorsqu'on se réunit le soir au château, où l'on venait de servir le souper, chacun se trouva dans une disposition d'esprit bien différente de celle qui avait présidé au dîner. Le Comte, qui avait fait partir sa lettre, ne s'occupa que du Capitaine. Altéré par la promenade, Édouard ne ménagea point le vin; aussi sa tête ne tarda-t-elle pas à s'exalter au point que, sans songer aux témoins dont il était entouré, il approcha sa chaise toujours plus près de celle d'Ottilie et lui parla comme s'ils eussent été entièrement seuls. Charlotte fit de vains efforts pour cacher les angoisses qui déchiraient son coeur et que la vue du Capitaine redoublait. La Baronne, placée entre Édouard et le Comte, et par conséquent inoccupée, devait nécessairement remarquer que son amie souffrait; elle attribua naturellement son chagrin à la conduite de son mari envers Ottilie, dans laquelle il était impossible de ne pas reconnaître une véritable passion.

On se leva de table, et la société se divisa plus complètement encore. Naturellement laconique et calme, le Capitaine n'avait pas entièrement satisfait la juste curiosité du Comte. Excité par cette réserve, il s'était promis de s'en dédommager après le souper. Ce fut dans cette intention qu'il le conduisit à une des extrémités de la salle, où il réussit à l'engager dans une conversation suivie qui ne tarda pas à devenir si intéressante, qu'ils oublièrent entièrement tout ce qui se passait autour d'eux. De son côté Édouard, enhardi par le vin, riait et plaisantait avec Ottilie qu'il avait attirée dans l'embrasure d'une fenêtre. Les deux dames entièrement abandonnées à elles-mêmes, se promenaient l'une à côté de l'autre dans la salle, mais en silence; la pensée de Charlotte était près du Capitaine, et la Baronne rêvait au moyen de faire partir Ottilie le plus tôt possible.

L'isolement des deux dames finit par être remarqué par les autres membres de la société, ce qui les embarrassa péniblement. Aussi ne tarda-t-on pas à se retirer, les dames dans l'aile gauche, et les hommes dans l'aile droite du château. Les plaisirs comme les inquiétudes de la journée paraissaient terminés.

CHAPITRE XI.

Édouard avait accompagné le Comte dans sa chambre, et comme ni l'un ni l'autre n'avaient envie de dormir, ils se laissèrent aller à une conversation intime, dans laquelle ils se rappelèrent mutuellement diverses aventures de leur première jeunesse. La beauté de Charlotte occupa de droit la place d'honneur dans ces souvenirs, le Comte en parla en connaisseur enthousiaste.

—Oui, dit-il après avoir posé méthodiquement toutes les conditions de la beauté, ta belle maîtresse les réunissait toutes. Une seule est restée intacte, celle-là brave toujours le temps, je veux parler du pied. J'ai remarqué aujourd'hui celui de Charlotte lorsqu'elle marchait devant moi, et je l'ai retrouvé aussi parfait qu'il y a dix ans. Convenons-en, cet usage, des Sarmates qui, pour honorer leurs belles, leur prenaient un soulier dans lequel ils buvaient à leur santé, est barbare sans doute, mais le sentiment sur lequel il est fondé est juste; car c'est un culte d'admiration rendu à un beau pied.

Entre deux amis intimes qui parlent d'une femme aimée, la conversation ne se borne pas longtemps à faire l'éloge de son pied. Les charmes de Charlotte, à l'époque ou Édouard n'était encore que son amant, furent vantés et décrits avec exaltation, puis on parla des difficultés que le Baron était obligé de surmonter pour obtenir un instant d'entretien avec sa bien-aimée.

—Te souvient-il encore, dit le Comte, de l'aventure où je te secondai d'une manière bien désintéressée, ma foi? Nous venions d'arriver dans le vieux château où notre souverain s'était rendu avec toute la cour pour y recevoir la visite de son oncle. La journée s'était passée en cérémonies et en représentations ennuyeuses. Il ne t'avait pas été possible de t'entretenir avec Charlotte; une heure de douce causerie pendant la nuit devait vous dédommager de cette privation.

—Oui, oui, répondit Édouard, et tu connaissais si bien les sombres détours par lesquels on arrivait aux appartements des filles d'honneur, que je te choisis pour guide. Tu ne te fis pas prier, et nous arrivâmes sans accident chez ma belle …

—Qui, songeant beaucoup plus aux convenances qu'à mon plaisir, avait garde près d'elle la plus laide des ses amies. Certes, ma position était fort triste tandis que vous étiez si heureux, vous autres.

—Notre retour aurait pu me faire expier ce bonheur. Nous nous trompâmes de route, et quelle ne fut pas notre surprise, lorsqu'en ouvrant une porte, la seule de la galerie où nous nous étions égarés, nous vîmes le plancher d'une grande chambre garni de matelas, sur lesquels ronflaient les gardes du palais, dont les tailles gigantesques nous avaient plus d'une fois étonnés. Un seul ne dormait pas, et il nous regarda avec une muette surprise, tandis que, n'écoutant que l'audace de la jeunesse, nous passâmes, sans façon, sur les bottes de ces enfants d'Énac[1], dont aucun ne se réveilla.

—Je t'avoue, continua le Comte en riant, que je fus plus d'une fois tenté de butter et de me laisser tomber sur les dormeurs. Si tous ces géants s'étaient levés tout à coup pêle-mêle, quelle délicieuse résurrection cela aurait fait!

En ce moment la cloche du château sonna minuit.

—Voici l'heure des tendres aventures, reprit gaiement le Comte. Voyons, cher Baron, feras-tu aujourd'hui pour moi ce qu'autrefois j'ai fait pour toi, me conduiras-tu chez la Baronne? Nous avons été depuis bien longtemps privés du plaisir de nous rencontrer chez de vrais amis, et nous avons besoin de quelques heures d'entretien intime. Montre-moi seulement le chemin pour y aller; quant au retour, je me tirerai d'affaire tout seul … En tout cas, je ne serai pas exposé chez toi à enjamber quelques douzaines de paires de bottes emmanchées dans les jambes de gigantesques gardes du palais.

—Je te rendrais volontiers ce petit service, répondit Édouard, mais les dames habitent seules l'aile gauche du château. Peut-être sont-elles encore ensemble; et Dieu sait à quelles suppositions bizarres notre excursion pourrait donner lieu.

—Oh! ne crains rien, la Baronne est avertie, je suis sûr de la trouver seule dans sa chambre.

Édouard prit un bougeoir, et, marchant devant son ami, il descendit le grand escalier, traversa un long vestibule et monta ensuite un escalier dérobé qui les conduisit dans un passage fort étroit. Là, il remit le bougeoir au Comte, et lui indiqua du doigt une petite porte en tapisserie; cette porte s'ouvrit au premier signal, se referma aussitôt, et laissa Édouard seul, dans une profonde obscurité et à quelques pas d'une autre porte dérobée, donnant dans la chambre à coucher de sa femme.

Le Baron prêta l'oreille, car il venait d'entendre Charlotte demander à sa femme de chambre qui venait de la déshabiller, si Ottilie était couchée.

—Non, madame, elle est encore occupée à écrire, répondit la femme de chambre.

—C'est bien. Allumez la veilleuse, j'éteindrai moi-même la bougie; il est tard, retirez-vous.

La femme de chambre sortit par les appartements donnant sur le grand escalier, et Charlotte resta seule dans sa chambre à coucher.

En apprenant qu'Ottilie travaillait pour lui, le Baron s'était laissé aller à un mouvement de joie; son imagination s'exalta, il voyait la jeune fille assise devant lui, il entendait les battements de son coeur, il respirait son haleine. Un désir brûlant, irrésistible le poussa vers elle; mais sa chambre ne donnait pas sur ce passage secret, elle n'avait point de communication mystérieuse, La porte dérobée devant laquelle il se trouvait conduisait chez sa femme, chez cette belle Charlotte, dont la conversation intime avec le Comte lui avait rappelé les charmes; ce souvenir donna le change à son délire, et il frappa à cette porte.

Charlotte n'entendit rien, car elle se promenait à grands pas dans la pièce voisine. La douleur que lui causait l'idée du prochain départ du Capitaine était si vive, qu'elle en fut effrayée. Pour rappeler son courage, elle se répétait à elle-même que le temps guérit toutes les blessures du coeur; et si, dans un instant, elle désirait que cette guérison fût déjà achevée, elle maudissait presque aussitôt le jour où cette oeuvre de destruction serait accomplie. Elle aimait sa douleur, car son amour pour celui qui en était l'objet, était d'autant plus violent, qu'elle s'était promis de le vaincre. Au milieu de cette lutte cruelle, des larmes abondantes se firent jour; épuisée de fatigue elle se jeta sur un canapé et pleura amèrement.

L'attente et les obstacles avaient tellement irrité la bizarre exaltation d'Édouard, qu'il se sentit comme enchaîné à la porte de la chambre à coucher de sa femme. Déjà il avait frappé une seconde, une troisième, une quatrième fois, lorsque Charlotte l'entendit enfin.

C'est le Capitaine! telle fut la première pensée de son coeur, mais sa raison ajouta aussitôt: C'est impossible!

Quoique persuadée qu'une illusion l'avait abusée, il lui semblait qu'elle avait entendu frapper; elle le craignait, elle le désirait!

Rentrant aussitôt dans sa chambre à coucher, elle s'approcha doucement de la porte dérobée.

La Baronne peut-être a besoin de moi, se dit-elle machinalement.

Puis elle demanda d'une voix étouffée:

—Y a-t-il quelqu'un?

—C'est moi, répondit Édouard, mais si doucement qu'elle ne reconnut point sa voix.

—Qui? demanda-t-elle de nouveau.

Et l'image du Capitaine était devant ses yeux, dans son âme!

Son mari répondit d'une voix plus distincte:—C'est Édouard.

Elle ouvrit la porte. Il plaisanta sur sa visite inattendue, et elle eut la force de répondre sur le même ton.

—Tu veux savoir ce qui m'amène, dit-il enfin, eh bien, je vais te l'avouer. J'ai fait voeu, ce soir, de baiser ton soulier.

—Cette pensée-là ne t'est pas venue depuis bien longtemps.

—Tant pis, ou peut-être tant mieux.

Charlotte s'était blottie dans une grande bergère, afin de ne pas attirer l'attention de son mari sur son léger déshabillé. Ce mouvement de pudeur produisit l'effet contraire, Édouard se prosterna devant elle, baisa son soulier, et pressa sur son coeur ce beau pied qui quelques instants plus tôt avait fait le sujet de sa conversation avec le Comte.

Charlotte était une de ces femmes naturellement modestes et calmes, qui conservent encore dans le rôle d'épouse quelque chose de la réserve d'une chaste amante. Si elle n'excitait et ne prévenait jamais les désirs de son mari, elle ne leur opposait pas non plus une froideur qui blesse et révolte; en un mot, elle était restée la mariée de la veille qui tremble encore devant ce que Dieu et les lois viennent de permettre.

Ce fut ainsi, et peut-être plus que jamais, que ce soir-là elle se montra à son époux; car l'image aérienne du Capitaine était toujours devant elle, et semblait lui demander une fidélité impossible. Son agitation était visible, et la rougeur de ses yeux prouvait qu'elle avait pleuré. Si les larmes ennuient et fatiguent chez les personnes faibles qui en répandent à tout propos, elles ont un attrait irrésistible quand nous en découvrons les traces chez une femme que nous avons toujours connue forte et maîtresse de ses émotions; aussi Édouard se montra-t-il plus aimable, plus empressé que jamais.

Plaisantant et suppliant tour à tour, mais sans jamais invoquer ses droits, il feignit de renverser la bougie par maladresse; son intention avait été de l'éteindre, et il réussit.

A la faible clarté de la veilleuse, les penchants du coeur reprirent leurs droits, et l'imagination mit l'idéal à la place de la réalité: C'était Ottilie qu'Édouard tenait dans ses bras, et l'âme de Charlotte se confondait avec celle du Capitaine. Ce fut ainsi, et par un singulier mélange de vérité et d'illusion, que les absents et les présents s'unirent et se confondirent par un lien plein de charmes et de bonheur!

Le présent sait toujours rentrer dans l'exercice plein et entier de son immense privilège. Les deux époux passèrent une partie de la nuit dans des conversations d'autant plus gracieuses, que le coeur n'y était pour rien.

Édouard se réveilla au point du jour; en se voyant dans les bras de sa femme, il lui sembla que le soleil ne se levait que pour éclairer le crime de la nuit, et il s'enfuit avec égarement.

Quelle ne fut pas la surprise de Charlotte, lorsqu'en se réveillant à son tour elle se trouva seule!

CHAPITRE XII.

Un observateur attentif aurait facilement deviné les diverses sensations de nos amis, dans la manière dont ils s'abordèrent en entrant dans la salle à manger où le déjeuner les attendait.

Le Comte et la Baronne se saluèrent avec la douce satisfaction de deux amants qui, après une longue séparation, ont pu se renouveler leurs serments d'amour, et de fidélité. Les terreurs du repentir, du remords même altéraient les traits d'Édouard et de Charlotte; et quand leurs regards rencontraient ceux d'Ottilie et du Capitaine, un tremblement involontaire agitait leurs membres.

L'amour est insatiable dans ses exigences; il ne se borne pas à se croire des droits sans limites, il veut encore anéantir tous les autres droits, quelle que soit leur nature.

Ottilie était candidement gaie et presque communicative, mais le Capitaine avait quelque chose de grave et de sérieux. Sans parler du poste qu'il lui destinait, le Comte lui avait fait sentir que la vie qu'il menait au château n'était qu'une agréable oisiveté, et que cette vie, si elle se prolongeait, l'amollirait au point, qu'en dépit de ses hautes facultés, il ne tarderait pas à devenir incapable de les employer d'une manière réellement utile pour lui et pour les autres.

Après le déjeuner, le Comte et la Baronne montèrent en voiture et continuèrent leur voyage. A peine étaient-ils sortis de la cour du château, que de nouveaux hôtes y entrèrent, à la grande satisfaction de Charlotte, qui ne cherchait qu'à s'arracher à elle-même. Mais Édouard qui désirait être seul avec Ottilie, en fut très-contrarié; pour la jeune fille aussi, cette visite était importune, car elle n'avait pas encore terminé sa copie. Vers la fin du jour elle courut s'enfermer dans sa chambre, tandis que Charlotte, Édouard et le Capitaine reconduisaient les visiteurs jusqu'à la grande route, où leur voiture les avait devancés. La soirée était belle, et nos amis, qui désiraient prolonger la promenade, se décidèrent à revenir au château par un sentier qui passait devant les étangs.

Le Baron avait fait venir de la ville, à grands frais, un élégant bateau, afin de procurer aux siens le plaisir de la promenade sur l'eau, et l'on se proposa de 'essayer pour s'assurer qu'il était léger et facile à mouvoir. Ce bateau était attaché près d'une touffe de chênes, sous laquelle on devait, par la suite, établir un point de débarquement, et élever un lieu de repos architectonique, vers lequel pourraient se diriger tous ceux qui navigueraient sur le lac.

—Et que ferons-nous sur la rive opposée? demanda Édouard, il me semble que c'est sous mes platanes chéris qu'il faut créer le lieu de débarquement qui doit répondre à celui-ci?

—Ce point, répondit le Capitaine, est un peu trop éloigné du château; au reste, nous avons encore le temps d'y songer.

Tout en prononçant ces mots, il entra dans le bateau, y fit monter Charlotte et saisit une rame. Déjà Édouard avait pris l'autre rame, lorsqu'il pensa tout à coup que cette promenade sur l'eau retarderait l'instant où il pourrait revoir Ottilie. Sa résolution fut bientôt prise: jetant au hasard un mot d'excuse que personne ne comprit, il sauta sur la rive et se rendit en hâte au château. Là on lui apprit qu'Ottilie s'était enfermée dans sa chambre.

La certitude qu'elle travaillait pour lui le flattait, mais le désir de l'entretenir avant le retour de sa femme et du Capitaine, l'emportait sur tout autre sentiment. Chaque instant de retard augmentait son impatience. Il commençait à faire nuit, on venait d'allumer les bougies, lorsque la jeune fille entra enfin au salon. La vive satisfaction qui brillait sur ses traits lui donnait un charme nouveau, l'idée d'avoir pu faire quelque chose agréable à son ami l'élevait au-dessus d'elle-même.

—Voulez-vous collationner cet acte avec moi? dit-elle, en posant l'original et la copie sur la table.

Surpris et embarrassé, le Baron feuilleta la copie en silence. Il remarqua d'abord une gracieuse et timide écriture de femme, mais peu à peu le trait devenait plus hardi et se rapprochait du sien; sur les dernières pages enfin, la ressemblance était si parfaite qu'il en fut presque effrayé.

—Au nom du Ciel! s'écria-t-il, qu'est-ce que cela? On dirait que ces pages ont été écrites par moi.

La jeune fille le regarda avec une expression ineffable de joie et de satisfaction intérieure.

—Tu m'aimes donc? murmura Édouard, oui, Ottilie, tu m'aimes!

Ils étaient dans les bras l'un de l'autre, sans savoir lequel des deux avait le premier ouvert ou tendu les siens.

Le monde avait changé de face pour le Baron. Debout devant la jeune fille, son regard brûlant plongeait dans le regard timide de la belle enfant; ses mains tremblantes pressaient les siennes, il allait de nouveau l'attirer sur son coeur …

La porte s'ouvrit, Charlotte et le Capitaine entrèrent et cherchèrent à justifier leur retard. Édouard sourit dédaigneusement.

—Hélas! se dit-il à lui-même, vous êtes arrivés trop tôt, beaucoup trop tôt.

On se mit à table, et la conversation roula sur les voisins qui avaient passé une partie de la journée au château. Trop heureux pour être malveillant, le Baron n'avait que du bien à en dire. Charlotte était loin de partager son opinion, et son indulgence l'étonna; il ne l'y avait point accoutumée, car d'ordinaire il critiquait sévèrement et sans pitié. Elle lui en fit l'observation.

—Ce changement est fort naturel, répondit-il; quand on aime de toutes les forces de son âme une noble créature humaine, toutes les autres nous paraissent aimables.

Ottilie baissa les yeux, Charlotte resta pensive. Le Capitaine prit la parole.

—Je crois, dit-il, qu'il en est de même de l'estime que de la vénération; quand on a trouvé un être digne que l'on fixe ses sentiments sur lui, on aime à les étendre sur tous les autres.

Charlotte ne tarda pas à se retirer dans ses appartements où elle s'abandonna au souvenir de ce qui s'était passé entre elle et le Capitaine dans le cours de la soirée.

En sautant sur le rivage, Édouard avait poussé la nacelle sur l'étang qu'enveloppait le crépuscule du soir, et Charlotte regarda avec une douce tristesse l'ami pour lequel elle avait déjà tant souffert et qui la guidait seul en ce moment. Le balancement du bateau, le bruit des rames, le souffle du vent du soir sous lequel la surface mobile de l'étang se ridait légèrement, le murmure des roseaux qu'il agitait, le vol inquiet des oiseaux attardés qui cherchaient un refuge pour la nuit, le scintillement des premières étoiles, la pose gracieuse de son conducteur dont elle ne pouvait déjà plus distinguer les traits, si profondément gravés dans son coeur, tout, jusqu'au silence solennel de la nature, donnait à sa position quelque chose d'idéal et de fantastique. Il lui semblait que son ami la conduisait loin, bien loin de là, pour la laisser seule sur quelque plage aride et inconnue. Une émotion profonde et douloureuse l'agitait, et cependant elle ne pouvait pas pleurer.

De son côté, le Capitaine, trop ému pour s'exposer au danger du silence dans un pareil moment, fit l'éloge du bateau, qui était assez léger pour être facilement gouverné par une seule personne.

—Il faudra apprendre à ramer, ajouta-t-il. Rien n'est plus agréable que d'errer parfois seul sur l'eau, et de se servir à soi-même de rameur, de timonier et de pilote.

Charlotte vit dans ces paroles une allusion à leur prochaine séparation.

—A-t-il tout deviné? se dit-elle, ou serait-il prophète sans le savoir?

Un sentiment douloureux mêlé d'impatience s'empara d'elle et lui fit désirer d'arriver au château le plus tôt possible. A peine avait-elle exprimé ce désir, que le Capitaine, accoutumé à lui obéir aveuglément, chercha du regard un point où il pourrait aborder. C'était pour la première fois qu'il traversait l'étang dans un bateau, et s'il en avait sondé et calculé la profondeur en général, plus d'une place lui était entièrement inconnue; aussi suivait-il prudemment la route sur laquelle il était sûr de ne pas se tromper.

Bientôt Charlotte le pria de nouveau d'abréger la promenade; alors il rama plus directement vers le point qu'elle-même lui désigna. Au bout de quelques instants le bateau s'arrêta, il venait de toucher le fond, et, malgré ses efforts vigoureux et réitérés, il lui fut impossible de le remettre à flot. Que faire? un seul parti lui restait, il n'hésita pas à le prendre. Sautant dans l'eau, assez basse pour qu'il pût y marcher sûrement, il prit Charlotte dans ses bras pour la porter vers le rivage.

Aussi robuste qu'adroit, il ne fit pas un mouvement qui pût lui donner de l'inquiétude, et cependant elle enlaçait son cou et il la pressait tendrement contre sa poitrine. Arrivé sur le rivage, il la déposa sur un tertre couvert de gazon. Son agitation tenait du délire; ses bras qui enlaçaient le corps de son amie, toujours suspendue à son cou, ne pouvaient se détacher. Eperdu, hors de lui, il l'attira sur son coeur, et imprima sur ses lèvres un baiser brûlant; mais presque au même instant il se jeta à ses pieds.

—Me pardonnerez-vous! oh! me pardonnerez-vous, Charlotte? s'écria-t-il avec désespoir.

Le baiser qu'elle avait reçu, qu'elle avait rendu, rappela Charlotte à elle-même. Sans relever le Capitaine, elle posa une main dans les siennes et appuya l'autre sur son épaule.

—Il n'est pas au pouvoir humain, dit-elle, d'effacer cet instant de notre vie, il y fera époque; que cette époque du moins soit honorable! Sous peu le Comte va vous assurer un sort digne de votre mérite. Je ne devais vous en parler que lorsque tout serait décidé; la faute que nous venons de commettre, me force à trahir ce secret. Oui, pour nous pardonner à nous-mêmes, il faut que nous ayons le courage de changer de position; car désormais il ne dépend plus de nous de changer le sentiment qui nous a rapprochés.

Elle le releva, prit son bras, s'y appuya avec confiance, et tous deux retournèrent au château sans échanger une parole.

Lorsque Charlotte fut seule dans sa chambre à coucher, elle sentit la nécessité de revenir entièrement aux sensations et aux pensées convenables à l'épouse d'Édouard. Son caractère éprouvé, l'habitude de se juger elle-même et de se dicter des lois, la secondèrent si bien, qu'elle crut à la possibilité de rétablir bientôt et complètement, non-seulement dans son coeur, mais encore dans celui de tous les siens, l'équilibre troublé par un instant d'oubli. Le souvenir de la visite nocturne de son mari qui lui avait été d'abord si pénible, lui causa un frémissement mystérieux auquel succéda bientôt un pieux et doux espoir. Dominée par cet espoir, elle s'agenouilla, et répéta au fond de son âme le serment qu'elle avait prononcé au pied des autels, le jour de son union avec Édouard. Les inclinations, les penchants contraires à ce serment, n'étaient plus pour elle que des visions fantastiques, que la force de sa volonté reléguait dans un lointain ténébreux; et elle se retrouva tout à coup telle qu'elle avait été, et que désormais elle voulait rester toujours. Une douce fatigue s'empara de ses sens et elle ne tarda pas à s'endormir d'un sommeil bienfaisant et tranquille.

[1] Énac était un géant qui demeurait à Hébron. Lorsque Moyse envoya reconnaître la terre promise, ses messagers revinrent lui dire qu'ils avaient vu en ce pays les enfants d'Énac, qui étaient si grands, qu'auprès d'eux ils ressemblaient à des sauterelles. (Note du Traducteur.)

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