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Les affinités électives: Suivies d'un choix de pensées du même

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CHAPITRE XIII.

Le Baron se trouvait dans une situation d'esprit bien différente. Le sommeil était si loin de lui, qu'il ne songeait pas même à se déshabiller. Tenant toujours dans ses mains l'acte copié par Ottilie, il couvrait les premières pages de baisers, et regardait avec une muette admiration celles qui paraissaient écrites de sa main à lui. L'idée que ce papier était un contrat de vente, l'avait désespéré d'abord; mais il se rappela bientôt que ce contrat accomplissait un de ses plus chers désirs, et que la copie qui lui était si chère devait rester entre ses mains. Quoique profanée par des signatures authentiques, son coeur pourrait toujours reconnaître dans cette copie les caractères de la main d'Ottilie, et cette conviction le consola.

La lune venait de se lever au-dessus des plus grands arbres de la forêt. L'air était tiède: entraîné par un vague besoin de mouvement, Édouard descendit au jardin. Il s'y trouva trop à l'étroit, et se mit à courir à travers la campagne, et la campagne lui parut trop vaste; c'est qu'il était à la fois le plus heureux et le plus agité des mortels. L'instinct le ramena sous les murs du château, sous les fenêtres d'Ottilie.

—Des murailles et des verroux nous séparent, se dit-il, mais nos coeurs sont unis. Si elle était là, devant moi, elle volerait dans mes bras, je me précipiterais dans les siens! Cette certitude ne doit-elle pas suffire à mon bonheur?

Autour de lui, tout était silence et repos, et s'il n'avait pas été absorbé par des rêves séduisants, il aurait pu entendre le travail nocturne de ces animaux infatigables, ennemis nés des jardiniers, et pour lesquels il n'y a ni jour ni nuit.

Bercé par ses heureuses illusions, il s'assit sur les premières marches d'une terrasse où il finit enfin par s'endormir. Lorsqu'il se réveilla, les brouillards du matin fuyaient déjà devant les premiers rayons du soleil.

Tandis que tout dormait encore dans ses domaines, il fut visiter les constructions nouvelles; les ouvriers n'y arrivèrent qu'après lui. Leur nombre lui parut insuffisant, et il donna l'ordre d'en faire venir le double. On le satisfit dans le courant de la même journée; concession inutile: les travaux marchaient toujours trop lentement pour son impatience. Il eût voulu finir tout à la fois, afin qu'Ottilie pût jouir à l'instant même de la maison d'été, des promenades et des plantations nouvelles, du lac formé par les trois étangs, et de tous les embelissements projetés. Au reste, l'anniversaire de la naissance de cette jeune fille n'était pas très-éloigné, et rien ne lui paraissait assez grand, assez beau, pour célébrer dignement cette fête. Ses voeux n'avaient plus de bornes, ses désirs plus de limites, la certitude d'aimer et d'être aimé le jetait dans l'incommensurable.

L'agitation de son esprit était telle, qu'il ne reconnaissait plus ni ses domaines, ni son château; Ottilie y était, il ne voyait qu'elle. Pour lui, tout s'absorbait dans cette enfant, tout, jusqu'à la voix de la conscience. Les divers liens qui semblaient avoir enchaîné et dompté son ardente nature s'étaient rompus brusquement; et la surabondance de ses forces aimantes se précipitait au-devant d'Ottilie avec l'impétuosité d'un torrent qui vient de rompre ses digues.

L'activité passionnée du Baron n'avait pu échapper au Capitaine, qui s'en alarma sérieusement. On était convenu de faire marcher les travaux lentement et, d'un commun accord, Édouard les faisait aller à pas de géant et au gré de ses désirs à lui. La métairie était vendue, Charlotte avait encaissé le premier paiement, et cette somme, qui devait suffire jusqu'au second terme, se trouva épuisée en peu de semaines. Était-il juste, était-il possible de l'abandonner dans un pareil embarras? Lors même que le Capitaine n'aurait eu que de l'amitié pour elle, il se serait cru obligé de la seconder. Il lui expliqua donc franchement ses craintes et ses inquiétudes. Tous deux comprirent qu'ils chercheraient en vain à arrêter Édouard, et qu'au reste il valait mieux terminer les travaux tant que le Capitaine pouvait encore les diriger. Ces divers motifs leur firent prendre la résolution d'emprunter une somme suffisante pour achever tout ce qui était commencé, dans le plus court délai possible.

Ces arrangements les avaient rapproches de nouveau, et ils s'expliquèrent sur la passion d'Édouard pour Ottilie. Déjà Charlotte avait sondé le coeur de cette jeune fille, et acquis la certitude qu'elle partageait cette passion. Dans un pareil état de choses il n'y avait pas d'autre moyen de salut possible que de séparer les amants. Le hasard venait de lui fournir un prétexte pour rendre cette séparation simple et facile, car la grande tante de Luciane, charmée des brillantes qualités de cette jeune personne, l'avait appelée près d'elle pour l'introduire dans le grand monde, ce qui rendait le retour d'Ottilie à la pension aussi simple que naturel.

Constamment guidée par la raison, Charlotte se croyait en droit d'espérer qu'après le départ d'Ottilie et du Capitaine, elle parviendrait facilement à rétablir ses rapports avec son mari, tels qu'ils étaient avant l'arrivée des deux personnes qui les avaient troublés. Enfin, ses projets étaient si bien combinés, ses résolutions si sages et si prudentes, qu'elle ne supposa pas même combien il est difficile de rentrer dans une position bornée, quand ces bornes ont été brisées par une explosion violente.

Édouard ne tarda pas à s'apercevoir qu'on cherchait à l'éloigner d'Ottilie, car il ne pouvait presque plus l'entretenir sans témoins, ce qui l'irrita au point que quand il pouvait lui glisser quelques mots, c'était moins pour l'assurer de son amour que pour se plaindre de la tyrannie que sa femme et son ami se permettaient d'exercer contre eux. Sans songer que par son empressement à terminer les travaux il avait lui-même épuisé la caisse, il accusa sa femme et son ami d'avoir violé leurs premières conventions, et poussa l'injustice jusqu'à leur faire un crime de l'emprunt qu'ils venaient de négocier et que cependant il avait approuvé.

La haine est partiale, l'amour l'est plus encore; aussi la douce et bonne Ottilie devint-elle malveillante pour Charlotte et pour le Capitaine. Lorsqu'un jour Édouard se plaignait amèrement de ce dernier, elle lui répondit qu'elle avait depuis longtemps la preuve de sa perfidie.

—Plus d'une fois, lui dit-elle, je l'ai entendu se plaindre à Charlotte de votre obstination à leur déchirer les oreilles avec votre flûte; vous pouvez vous imaginer combien cette injustice m'a blessée, moi qui aime tant à vous accompagner, et surtout à vous entendre.

A peine avait elle prononcé ces mots, qu'elle sentit la faute qu'elle venait de commettre, car une colère concentrée altéra les traits du Baron; jamais rien ne l'avait aussi douloureusement offensé. Il faisait de la musique sans prétention et pour s'amuser. Ne pas respecter un plaisir aussi innocent, c'était manquer non-seulement aux devoirs de l'amitié, mais encore à ceux de l'humanité, dans son dépit, il ne songeait pas que pour des oreilles musicales il n'y a pas de tortures plus cruelles que d'écouter une exécution au-dessous du médiocre. Il était offensé et exalta sa colère jusqu'à la fureur, afin de ne point pardonner. Il lui semblait que Charlotte et le Capitaine venaient de le dégager de tous ses devoirs envers eux.

Le besoin de confier toutes ses pensées à Ottilie devint chaque jour plus dominant chez Édouard. Les difficultés toujours croissantes contre lesquelles il était obligé de lutter pour lui adresser quelques mots, lui suggérèrent l'idée de lui écrire et de l'engager à une correspondance secrète. Il venait d'exprimer laconiquement ce désir sur un petit morceau de papier, lorsque son valet de chambre entra pour lui friser les cheveux. Le courant d'air qu'il avait occasionné en ouvrant la porte, fit tomber ce papier sur le parquet; le valet de chambre le ramassa pour essayer le degré de chaleur du fer à friser; Édouard le lui arracha des mains, mais trop tard: une partie de l'écriture était brûlée.

Un second billet qu'il écrivit dans la même journée lui parut moins bien; il éprouva même quelques scrupules sur la démarche dans laquelle il allait engager sa jeune amie. Il hésita et se promit d'attendre; mais dès qu'il en trouva l'occasion, il lui glissa son billet dans la main. Dans la même soirée, Ottilie trouva le moyen de lui remettre sa réponse; ne pouvant la lire à l'instant, il la cacha dans la poche de son gilet. Mais ce gilet, fait à la dernière mode, était très-court et la poche si petite, qu'au premier mouvement qu'il fit, le papier tomba par terre. Charlotte le releva et y jeta un regard fugitif.

—Voici, dit-elle, en lui remettant ce billet, quelque chose de ton écriture que tu ne serais peut-être pas content de perdre.

Édouard la remercia d'un air embarrassé.

—Est-ce de la dissimulation, se dit-il à lui-même, ou prend-elle en effet l'écriture d'Ottilie pour la mienne?

Ce hasard et plusieurs autres du même genre qu'on peut regarder comme des avertissements par lesquels la Providence daigne quelquefois chercher a nous garantir contre les dangers qui nous menacent, étaient perdus pour lui. Les entraves que l'on opposait à sa passion l'irritèrent toujours plus fortement, et bientôt un sentiment de malveillance, de haine, remplaça son ancienne affection pour sa femme et pour son ami. Parfois, cependant, il se reprochait ce changement, et alors il cherchait à cacher ses remords sous une gaîté folle; mais comme cette gaîté ne partait pas du coeur, elle dégénérait en ironie amère.

Charlotte supporta toutes ces boutades avec patience et courage. Irrévocablement décidée à renoncer au Capitaine, ce sacrifice la rendait satisfaite et fière d'elle-même, et lui inspirait le désir de venir en aide au couple qui marchait si imprudemment vers l'abîme qu'elle avait su éviter. Elle sentait que pour éteindre une passion arrivée à un aussi haut degré de violence, il ne suffit pas de séparer les amants, elle essaya de donner quelques conseils généraux à Ottilie. Malheureusement ces conseils se rapportaient aussi bien à sa propre position qu'à celle de sa nièce; et plus elle cherchait à détourner cette jeune fille de la route funeste où elle s'était engagée, plus elle sentait qu'elle-même était bien loin encore de se retrouver sur le chemin du devoir.

Forcée ainsi de garder le silence, elle se borna à tenir les amants éloignés l'un de l'autre, ce qui ne rendit pas la position meilleure. Les allusions délicates par lesquelles elle cherchait parfois à avertir Ottilie, ne produisirent aucun effet; car Édouard était parvenu à lui prouver que sa femme aimait le Capitaine, et que, par conséquent, elle aussi désirait le divorce, pour lequel il ne s'agissait plus que de trouver un prétexte décent. Soutenue par le sentiment de son innocence, elle croyait pouvoir sans crime s'avancer vers le but où elle devait trouver un bonheur si ardemment désiré; elle ne respirait plus que pour Édouard: cet amour l'affermissait dans le bien, embellissait sou cercle d'activité et la rendait plus expansive envers tout le monde; elle se croyait au ciel sur la terre.

C'est ainsi que nos quatre amis continuèrent à vivre, en apparence du moins, de leur vie habituelle. Rien dans leurs allures n'était changé, ainsi que cela arrive souvent dans les positions les plus terribles; tout est remis en question, les habitudes quotidiennes suivent leur cours ordinaire, comme si rien ne menaçait cette existence paisible.

CHAPITRE XIV.

Le Capitaine venait de recevoir deux lettres du Comte: l'une, qu'il devait montrer à ses amis, contenait des promesses, des espérances; l'autre, écrite pour lui seul, renfermait l'offre positive d'une charge importante d'administration et de cour, le grade de major, de forts appointements et plusieurs autres avantages brillants. Comme il était indispensable de tenir cette offre secrète pendant quelque temps encore, le Capitaine ne parla à ses amis que des espérances que lui donnait la première de ces deux lettres.

S'occupant avec toutes les précautions nécessaires, des préparatifs de son prochain départ, il chercha surtout à hâter les travaux commencés. Édouard le seconda de son mieux, car il désirait que tout fût fini pour la fête d'Ottilie.

Le projet de réunir les trois étangs pour en former un lac, avait déjà eu un commencement d'exécution; il était donc impossible d'y renoncer. Sachant qu'il ne pourrait le mener à fin lui-même, le Capitaine fit venir, sous un prétexte spécieux, un jeune architecte, autrefois son élève, et qu'il savait être capable d'achever dignement cette entreprise difficile.

Le Capitaine avait un mérite réel et un caractère noble et généreux, aussi était-il loin de ressembler à ces êtres vaniteux qui, pour mieux faire sentir leur importance, jettent le désordre et la confusion dans les entreprises qu'ils doivent cesser de diriger, afin de laisser après eux la certitude qu'il est impossible de les remplacer.

Le Baron ne pouvait avouer la véritable de cause l'ardeur fiévreuse avec laquelle il hâtait les travaux, car il savait que sa femme ne consentirait jamais à célébrer avec éclat et ostensiblement le jour anniversaire de la naissance d'Ottilie. Au reste, il comprit lui-même que l'âge de cette jeune fille et sa position de protégée qui devait tout à la bienfaisance de sa tante, ne lui permettait pas de paraître publiquement en reine d'une grande fête. Aussi les préparatifs et les invitations se firent-ils sous le prétexte de l'inauguration de la maison d'été et des promenades nouvelles.

Décidé à prouver à Ottilie par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, que tout se faisait pour elle, il lui destinait des présents qu'il voulait mettre en harmonie avec la force de sa passion. Les conseils que Charlotte lui donnait à ce sujet étaient si opposés à ses intentions, qu'il prit le parti de s'adresser à son valet de chambre, qui soignait sa garde-robe, et se trouvait, par conséquent, en relation avec les marchands de nouveautés. Cet adroit serviteur commanda aussitôt un coffre d'une forme élégante, couvert eu maroquin rouge et garni de clous d'acier; les parures et les objets de toilette dont il le fit remplir, répondaient à la magnificence de ce coffre. Il avait depuis longtemps deviné la passion de son maître, et, sans lui en parler directement, il la servait toutes les fois que l'occasion s'en présentait. Ce fut dans ce but qu'il rappela au Baron qu'il avait depuis longtemps au château tous les matériaux nécessaires pour un feu d'artifice, et que si on s'en servait pour célébrer l'anniversaire de la naissance d'Ottilie, cette fête n'en aurait que plus d'éclat. Édouard saisit cette proposition avec empressement, et le valet de chambre se chargea des préparatifs, qui devaient se faire avec le plus grand mystère afin de surprendre la société.

De son côté, le Capitaine prenait toutes les mesures de précaution nécessaires pour prévenir les accidents qui troublent presque toujours les solennités auxquelles assiste une foule nombreuse.

Édouard et son confident ne s'occupèrent que du feu d'artifice. L'échafaudage devait s'élever sur les bords de l'étang et au milieu des chênes centenaires. La place des spectateurs était naturellement en face, sous les platanes, d'où l'on pourrait, sans danger, voir l'ensemble du feu, ainsi que ses merveilleux effets dans l'eau. Lorsqu'on débarrassa cette place des plantes et des buissons qui l'embarrassaient, Édouard remarqua avec plaisir que ses arbres chéris étaient plus beaux et plus robustes encore qu'il ne le croyait.

—C'est à peu près dans cette saison que je les ai plantés, se dit-il à lui-même, mais dans quelle année?

La date précise lui était échappée, il se souvint toutefois qu'elle se rapportait à un événement de famille qui était resté gravé dans sa mémoire. Il chercha cet événement sur le journal dans lequel son père enregistrait tout ce qui lui arrivait d'important. Quel ne fut pas son ravissement, lorsqu'il reconnut que, par le plus merveilleux des hasards, le jour et l'année où il avait planté ces arbres étaient le jour et l'année de la naissance d'Ottilie!

CHAPITRE XV.

Dès les premières heures de la matinée, si impatiemment attendue, les invités arrivèrent en foule au château du Baron. Les personnes présentes à la pose de la première pierre de la maison d'été, avaient conservé un agréable souvenir de cette cérémonie, et celles qui n'avaient pu y assister en avaient entendu parler avec beaucoup d'éloges; aussi chacun s'empressa-t-il de venir prendre sa part d'une nouvelle fête de ce genre.

Au moment où on allait se mettre à table, les charpentiers, précédés par une joyeuse musique, firent leur entrée solennelle dans la cour du château. L'un d'eux prononça une courte harangue et fit circuler une immense couronne de chêne, ornée de mouchoirs et de rubans de soie. Les dames s'empressèrent d'enrichir cette couronne de toutes sortes de dons gracieux qu'elles y attachèrent elles-mêmes. Puis on se mit à table, et les charpentiers, heureux et fiers, continuèrent leur marche à travers le village, où ils enlevèrent aux jeunes filles leurs plus beaux mouchoirs, leurs plus beaux rubans; et le cortège grossi par la foule des curieux arriva, au milieu des cris de joie, à la maison d'été, dont le toit fut aussitôt orné de la couronne de chêne surchargée d'offrandes de tout genre.

Après le dîner, Charlotte, qui ne voulait ni cortège ni marche régulière, se borna à proposer à ses hôtes une promenade sur la montagne de la maison d'été, où l'on arriva par groupes isolés et sans ordre; Ottilie, qu'elle avait retenue afin de l'empêcher de jouer un rôle dans cette fête, arriva la dernière sur la plate-forme, circonstance qui causa précisément le mal que Charlotte avait voulu éviter. Les trompettes et les cymbales qui devaient saluer la société, et qui avaient attendu qu'elle fût toute réunie, n'entonnèrent leurs bruyantes fanfares qu'au moment où la jeune fille parut, et ils la proclamèrent ainsi la reine de la fête.

Pour mettre la maison d'été en harmonie avec la solennité de ce jour, on l'avait décorée de guirlandes de fleurs disposées selon les règles architectoniques. Le Baron avait fait placer sur le fronton, des chiffres en fleurs qui indiquaient la date de cette inauguration. Il avait en même temps donné l'ordre de faire figurer le nom d'Ottilie dans le tympan du fronton; heureusement le Capitaine était arrivé assez tôt pour enlever les lettres en fleurs et les remplacer par d'autres ornements.

Les rubans et les mouchoirs bigarrés qui ornaient la couronne flottaient dans l'air, et le vent emporta la nouvelle et courte allocution du charpentier. La cérémonie était terminée et la place devant la maison avait été nivelée et entourée de branches d'arbres, afin de la disposer en salle de danse.

Un jeune charpentier présenta au Baron une svelte et jolie villageoise, et pria fort poliment Ottilie de lui faire l'honneur d'ouvrir le bal avec lui. Les deux couples trouvèrent de nombreux imitateurs, et Édouard ne tarda pas à changer sa rustique danseuse contre la charmante Ottilie. Les invités pour lesquels ce genre de plaisir n'avait point d'attrait, se dispersèrent dans les alentours et admirèrent les promenades et les plantations nouvelles; mais avant de se séparer, on s'était donné rendez-vous sous les platanes, à la chute du jour.

Édouard arriva le premier à ce rendez-vous, et donna ses derniers ordres au valet de chambre, qui se rendit aussitôt, avec l'artificier, sur la rive opposée de l'étang où déjà tout était prêt pour la surprise que l'on réservait à la société. Ce ne fut qu'en ce moment que le Capitaine devina le mystère qu'on lui avait caché jusqu'ici. Prévoyant que la foule allait se porter sur les bords de l'étang, il allait faire prendre des mesures de précaution; mais le Baron lui dit sèchement qu il voulait diriger seul un divertissement de son invention.

Ainsi que le Capitaine l'avait prévu, les campagnards, qui ne croyaient jamais pouvoir s'approcher assez près du lieu où devait s'opérer la merveille qu'on venait de leur annoncer, se pressèrent sur les digues auxquelles l'on avait déjà commencé à ôter une partie de leurs soutiens, la réunion des trois étangs en un seul ayant rendu leur destruction nécessaire.

Le soleil venait enfin du se coucher, le crépuscule du soir enveloppait déjà la contrée, et les nobles spectateurs, réunis sous les platanes où l'on venait de servir une magnifique collation, attendaient fort commodément une obscurité plus complète. La soirée était calme, pas un souffle n'agitait le feuillage, et tout permettait d'espérer que le feu d'artifice réussirait complètement.

Tout à coup des cris horribles se firent entendre, d'immenses mottes de terre s'étaient détachées des digues, et des hommes, des femmes, des enfants roulaient avec elles dans l'eau. On se précipita vers le lieu du désastre, pour voir plutôt que pour secourir, car le malheur paraissait sans remède. Les digues, dégarnies et trop faibles pour supporter le poids qui les surchargeait, s'affaissaient de plus en plus. Enfin la confusion était telle, que tous ceux qui se trouvaient sur ces digues ne pouvaient plus ni avancer ni reculer. Le Capitaine seul conserva assez de présence d'esprit pour faire chasser, de force, de ces digues, la foule éperdue, ce qui empêcha de nouveaux éboulements, et donna aux hommes courageux dont il s'était entouré assez de place pour secourir les malheureux qui luttaient contre les flots. Au bout de quelques minutes, tous avaient été ramenés sur le rivage. Un jeune garçon seul avait été poussé trop avant dans l'eau pour gagner la terre, et les efforts qu'il fit pour s'en approcher l'éloignèrent toujours davantage; ses forces l'abandonnèrent, et l'on n'aperçut plus que ses bras qu'il élevait vers le Ciel comme pour implorer son secours. Le bateau était rempli de pièces d'artifice qu'on devait brûler sur l'eau, et le temps que l'on aurait mis à le décharger était plus que suffisant pour rendre certaine la mort du malheureux enfant. La résolution du Capitaine fut bientôt prise, il se dépouilla en hâte de son habit et se précipita dans l'étang.

Un long cri de surprise et d'admiration retentit dans la foule; tous les yeux étaient fixés sur l'intrépide nageur qui, après avoir plongé plusieurs fois, reparut avec l'enfant. Il l'amena sur le rivage et le remit au chirurgien, car il ne donnait plus aucun signe de vie; puis il demanda s'il ne manquait plus personne et fit faire à ce sujet une enquête sévère. En vain Charlotte le supplia de retourner au château et de s'y faire donner les soins nécessaires, il ne consentit à s'éloigner qu'après avoir acquis la certitude que tout le monde était sauvé; le chirurgien le suivit avec l'enfant qui avait repris l'usage de ses sens.

A peine les eut-on perdus de vue que Charlotte se souvint que le thé, le sucre, le vin et les autres objets dont ils avaient besoin étaient enfermés sous clef, et que par conséquent sa présence et celle d'Ottilie étaient nécessaires au château. Pour y retourner il fallait passer sous les platanes, où elle vit son mari occupé à réunir et à retenir la société, en l'assurant que le feu d'artifice allait commencer. Elle le supplia de remettre un plaisir dont personne en ce moment n'était en état de profiter, et lui fit sentir qu'il serait inhumain de s'amuser avant de savoir qu'il n'y avait en effet plus rien à craindre pour le malheureux enfant et pour son généreux sauveur.

—Le chirurgien fera son devoir, répondit sèchement le Baron, il a tout ce qu'il faut pour cela et notre présence au château ne ferait que le gêner.

Charlotte n'insista pas davantage, mais elle fit signe à Ottilie de la suivre; elle allait obéir, Édouard la retint.

—Je ne veux pas, s'écria-t-il, qu'on la traite en soeur de charité; cette journée est trop belle pour la terminer à l'hôpital! L'enfant noyé est sauvé et le Capitaine se séchera fort bien sans nous.

Charlotte partit seule et en silence; quelques invités la suivirent d'abord, et après une courte hésitation, toute la société prit le chemin du château. Restée seule sous les platanes avec Édouard, la tremblante Ottilie le supplia d'imiter l'exemple qu'on venait de leur donner.

—Non, non, dit-il, restons ici ensemble: les choses exceptionnelles ne se font pas sur les routes ordinaires. Que la catastrophe de ce soir hâte notre union, tu m'appartiens, je te l'ai juré assez de fois, que les actions succèdent enfin aux paroles!

Le bateau traversa l'étang et s'approcha des platanes: c'était le valet de chambre qui venait demander à son maître ce que deviendrait le feu d'artifice.

—Fais-le partir, s'écria le Baron.

Et le valet de chambre retourna à son poste. Édouard prit les deux mains d'Ottilie.

—C'est pour toi seule qu'il a été préparé, qu'il s'exécute pour toi seule, permets-moi seulement de l'admirer à tes côtés.

Puis il s'assit près d'elle d'un air tendrement ému, mais avec une réserve respectueuse.

Au milieu des explosions principales et terribles comme le tonnerre des canons, on entendait le sifflement des fusées, des balles luisantes et des serpenteaux, le craquement des roues et des soleils, et le bruissement des pluies de feu.

Édouard suivait avec ravissement du regard et de la pensée tous ces météores qui s'élançaient dans les airs, tantôt les uns après les autres, et tantôt tous à la fois. Mais pour la tendre et douce Ottilie, déjà intimidée par tout ce qui avait précédé cet instant, ces apparitions bruyantes et éphémères furent plutôt un objet d'effroi que de plaisir. Dominée par la peur, elle se rapprocha de son ami, qui ne vit dans ce mouvement qu'une preuve de confiance, et la promesse réitérée de lui appartenir pour toujours.

La nuit avait repris ses droits que l'éclat du feu d'artifice venait de lui disputer; la lune argentait seule les étangs, et éclairait l'étroit sentier sur lequel les deux amants retournaient au château. Tout à coup un homme se présenta devant eux et leur demanda l'aumône, et Édouard reconnut l'insolent qui l'avait forcé à prendre des mesures contre l'importunité des mendiants. Trop heureux pour ne pas chercher à étendre ce bonheur sur tout ce qui l'entourait, il jeta une pièce d'or dans le chapeau de cet homme.

Grâce à l'habileté du chirurgien et aux soins empressés de Charlotte, l'enfant était presque entièrement remis, et la santé du Capitaine et des hommes qui l'avaient secondé ne courait plus aucun danger; toutes les mesures de précaution nécessaires en pareil cas ayant été prises a temps.

La catastrophe de l'étang avait laissé une certaine inquiétude dans l'esprit de tout le monde, aussi les invités s'était-ils empressés de regagner leurs demeures.

Resté seul avec Charlotte, le Capitaine l'informa de son prochain départ; cette nouvelle inattendue la surprit sans la troubler. La soirée avait été si fertile en événements graves et extraordinaires, que tout ce qui pouvait les suivre n'était plus pour elle que la réalisation de l'avenir solennel dont ces mêmes événements lui avaient paru le présage certain. Telle était la disposition de son esprit lorsqu'elle vit entrer Édouard et Ottilie. Son premier soin fut de leur apprendre que le Capitaine était sur le point de les quitter pour aller remplir un poste brillant. Le Baron ne vit dans ce changement de fortune subit, qu'un hasard favorable qui ne pouvait manquer de hâter l'accomplissement de ses voeux. Son imagination devançant les événements, lui montrait d'un côté Charlotte heureuse et fière de son nouvel époux, et de l'autre Ottilie établie par lui en qualité de maîtresse légitime du château et de ses vastes domaines.

Éblouie par des rêves semblables, la jeune fille s'était retirée dans sa chambre, où elle trouva le riche coffre qui contenait les cadeaux de son ami. Les mousselines, les soieries, les dentelles, les schalls étaient aussi riches qu'élégants; de magnifiques bijoux complétaient ce trousseau. Elle devina sans peine que l'intention d'Édouard était de l'habiller d'une manière digne du rang qu'il lui destinait; mais tous ces objets étaient si bien rangés et surtout si brillants, qu'elle osa à peine les soulever, et encore moins se les approprier même de la pensée.

CHAPITRE XVI.

Le lendemain matin le Capitaine avait quitté le château, laissant au Baron quelques lignes par lesquelles il lui exprimait sa reconnaissance et son invariable attachement. La veille, déjà, il avait fait à demi mot ses adieux à Charlotte; elle avait le pressentiment que cette séparation serait éternelle, et elle eut la force de s'y résigner.

Le Comte ne s'était pas borné à élever son protégé à un poste honorable; il voulait encore lui faire faire un mariage brillant; il s'en occupa avec tant d'ardeur, que, dans la pensée de Charlotte, cette seconde affaire lui parut tout aussi certaine que la première. En un mot, elle avait complètement et pour jamais renoncé à un homme qui n'était plus à ses yeux que le mari d'une autre femme.

Convaincue que tout le monde avait son courage, et que ce qui n'avait pas été impossible pour elle ne devait l'être pour personne, elle prit la résolution d'amener son mari, par une explication franche et sincère, au point où elle était arrivée elle-même.

—Notre ami, lui dit-elle, vient de nous quitter, et avec lui disparaîtra une partie des changements survenus dans notre manière d'être. Il dépend de nous maintenant de redevenir, sous tous les rapports, ce que nous étions naguère.

N'écoutant que la voix de la passion, Édouard crut voir dans ces paroles une allusion à leur veuvage et à un divorce prochain qui les rendrait libres comme ils l'étaient alors.

—Rien, en effet, dit-il, ne parait plus facile et plus juste, il s'agit seulement de bien nous entendre afin d'éviter le scandale.

—Je conviens, reprit Charlotte, qu'il faut, avant tout, assurer à Ottilie une position avantageuse. Deux partis se présentent à cet effet: nous pouvons la renvoyer à la pension, puisque ma tante a fait venir près d'elle Luciane, qu'elle veut introduire dans le grand monde. D'un autre côté, une dame respectable, riche et noble, est prête à la recevoir chez elle, en qualité de compagne de sa fille unique, et de la traiter, sous tous les rapports, comme sa propre enfant.

Édouard reconnut enfin qu'il s'était trompé sur les intentions de sa femme, et répondit avec nu calme affecté:

—Depuis son séjour au château, Ottilie a contracté des habitudes qui lui rendraient, je le crois du moins, un changement de position fort peu agréable.

—Nous avons tous contracté des habitudes folles, funestes! toi surtout, dit vivement Charlotte. Cependant il arrive une époque où l'on se réveille de ses rêves dangereux, où l'on sent la nécessité de les sacrifier à ses devoirs de famille.

—Tu conviendras, sans doute, qu'il serait injuste de sacrifier Ottilie à ces prétendus devoirs de famille? Et, certes, la repousser, l'envoyer loin de nous, ce serait la sacrifier. La fortune est venue chercher le Capitaine ici, aussi avons-nous pu le voir partir sans regret et même avec joie. Attendons; qui sait si un avenir brillant n'est pas réservé à Ottilie?

Charlotte ne chercha pas à maîtriser son émotion, car elle était décidée à s'expliquer sans détour.

—L'avenir qui nous est réservé est assez clair: tu aimes Ottilie; elle aussi nourrit depuis long temps pour toi un penchant qui déjà touche de près à la passion. Ce langage te déplaît? Pourquoi ne pas rendre en termes précis ce que chaque instant nous révèle? Pourquoi n'oserais-je pas te demander quel sera le dénouement de ce drame?

—Il est impossible de répondre à une pareille question, dit Édouard avec un dépit concentré. Notre position est une de celles où il est indispensable d'attendre la marche des événements. Qui peut deviner les secrets du destin?

—Pour ce qui nous concerne, on le peut sans être doué d'une haute sagesse ou d'une grande pénétration, répliqua Charlotte. Au reste, nous ne sommes plus assez jeunes pour nous avancer au hasard sur une route que nous ne devons pas suivre. Personne ne cherchera à nous en détourner, car, à notre âge, on doit savoir se gouverner soi-même. Oui, il ne nous est pas permis de nous égarer; on ne nous pardonnera plus ni fautes ni ridicules.

Incapable d'imiter, ni même d'apprécier la noble franchise de sa femme, Édouard répondit avec un sourire affecté:

—Peux-tu blâmer l'intérêt que je prends au bonheur de ta nièce? non à son bonheur à venir qui dépend toujours des chances du hasard, mais à son bonheur actuel? Ne te fais pas illusion à toi-même. Pourrais-tu te figurer sans chagrin cette pauvre enfant arrachée à notre cercle domestique et jetée dans un monde étranger? Moi, du moins, je n'ai pas le courage de supposer la possibilité d'un pareil changement.

Charlotte sentit pour la première fois toute la distance qui séparait le coeur d'Édouard du sien.

—Ottilie, s'écria-t-elle, ne peut être heureuse ici, puisqu'elle arrache un mari à sa femme, un père à ses enfants.

—Quant à nos enfants, répondit le Baron d'un air moqueur, nous aurions tort de nous alarmer pour eux, puisqu'ils ne sont pas encore nés. Au reste, pourquoi se perdre ainsi dans des suppositions exagérées?

—Parce que les passions déréglées engendrent l'exagération. Il en est temps encore, ne repousse pas les conseils, l'assistance sincère que je t'offre. Lorsqu'on cherche sa route à travers l'obscurité, le rôle de guide appartient de droit au plus clairvoyant, et, certes, dans le cas où nous nous trouvons, j'y vois mieux que toi. Édouard, mon ami, mon bien-aimé, laisse-moi tout essayer, tout entreprendre pour te conserver. Ne me suppose pas capable de renoncer à un bonheur dont j'ose me croire digne, au seul bien que j'ambitionne en ce monde, à toi enfin.

—Et qui parle de cela? dit Édouard d'un air embarrassé.

—Mais puisque tu veux garder Ottilie auprès de toi, mon ami, pourrais-tu ne pas prévoir les conséquences inévitables d'une pareille conduite? Je n'insisterai pas davantage; mais si tu ne veux pas te vaincre, bientôt du moins tu ne pourras plus te tromper.

Édouard fut forcé de s'avouer qu'elle avait raison, mais il ne se sentit pas la force de le déclarer ouvertement. Un mot qui formule tout à coup d'une manière positive ce que le coeur s'est permis vaguement et par degrés, est terrible à prononcer; aussi ne chercha-t-il qu'à éluder ce mot.

—Tu me demandes une résolution, dit-il, et je ne sais même pas encore quel est en effet ton projet à l'égard d'Ottilie.

—Mon projet, répondit Charlotte, est de peser avec toi lequel des deux partis dont je t'ai parlé pour elle offre le plus d'avantages.

Après avoir peint la vie du pensionnat sous tous ses rapports, elle s'étendit avec chaleur sur la douce existence qu'elle pourrait trouver près de la dame qui voulait l'associer à sa fille.

—Je voterais pour cette dernière position, dit elle, non-seulement parce que la pauvre enfant sera plus heureuse, mais parce qu'en la renvoyant à la pension, nous nous exposons à faire renaître et augmenter l'amour, qu'à son insu elle a inspiré à son professeur.

Le Baron feignit de l'approuver, mais dans le seul but de gagner du temps; et Charlotte, qui déjà se croyait sûre de sa victoire, fixa le départ d'Ottilie pour la fin de la semaine.

Ne voyant plus dans la conduite de sa femme qu'une perfidie adroitement combinée pour lui enlever à jamais son bonheur, il prit le parti désespéré de quitter lui-même sa maison, afin de ne pas en faire chasser Ottilie, ce qui, pour l'instant du moins, lui paraissait le point principal. La crainte de voir Charlotte s'opposer à son départ, le poussa à lui dire qu'il allait s'absenter pour quelques jours, parce qu'une sage prudence lui faisait craindre de revoir Ottilie et d'être témoin de son départ.

Cette ruse eut tout l'effet qu'il en avait attendu, Charlotte se chargea elle-même des préparatifs de son voyage, ce qui lui donna le temps d'écrire le billet suivant:

ÉDOUARD A CHARLOTTE.

Je ne sais si le mal qui est venu nous frapper est guérissable ou non, mais je sens que pour échapper au désespoir, j'ai besoin d'un délai, et le sacrifice que je m'impose me donne le droit de l'exiger. Je quitterai ma maison jusqu'à ce que notre avenir à tous soit décidé. En attendant cette décision, tu en seras la maîtresse absolue, mais à la condition expresse que tu partageras cet empire avec Ottilie. Ce n'est pas au milieu d'étrangers, c'est à tes côtés que je veux qu'elle vive. Continue à être bonne et douce pour elle, redouble d'égards et de délicatesse envers cette chère enfant; je te promets, en échange, de n'entretenir avec elle aucune relation. Je veux même rester, pour un certain temps, dans une ignorance complète sur tout ce qui vous concernera toutes deux. Mon imagination rêvera que tout va pour le mieux, et vous pourrez en penser autant sur mon compte.

Je te prie, je te conjure encore une fois de ne pas éloigner Ottilie. Si elle dépasse le cercle dans lequel se trouve ce domaine et ses dépendances, si elle entre dans une sphère étrangère, elle n'appartient plus qu'à moi, et je saurai m'emparer de mon bien. Si tu respectes mes voeux, mes espérances, mes douleurs, mes illusions, eh bien! alors je ne repousserai peut-être pas la guérison, si toutefois elle venait s'offrir à mon coeur malade …

A peine sa plume avait-elle tracé cette dernière phrase, que son âme tout entière la démentit; en la voyant sur le papier, tracée par sa main, il éclata en sanglots. Une puissance irrésistible lui disait plus clairement que jamais qu'il n'était pas en son pouvoir de cesser d'aimer Ottilie, soit que cet amour fût un bonheur ou un malheur pour lui.

En ce moment d'agitation fiévreuse, il se rappela tout à coup qu'il allait s'éloigner de son amie, sans savoir même si jamais il lui serait possible de la revoir. Mais il avait promis de partir, et dans son trouble il lui semblait que l'absence le rapprochait du but de ses désirs, tandis qu'en restant il lui serait impossible d'empêcher sa femme d'éloigner Ottilie de la maison. Poussé par cette dernière pensée, il descendit rapidement l'escalier et s'élança sur le cheval qui l'attendait dans la cour.

En passant devant l'auberge du village, il reconnut, sous un berceau en fleurs et devant une table bien servie, le mendiant auquel il avait donné la veille une pièce d'or. Cette vue lui rappela douloureusement les plus belles heures de sa vie, et l'immensité de sa perte.

Combien j'envie ton sort! se dit-il à lui-même, sans détourner les yeux du mendiant. Tu jouis encore aujourd'hui du bien que je t'ai fait hier; mais moi, il ne me reste plus rien du bonheur dont je m'enivrais alors.

CHAPITRE XVII.

Le bruit des pas d'un cheval au trot avait attiré Ottilie à sa fenêtre, où elle était arrivée assez tôt pour voir sortir Édouard de la cour. Ne pouvant s'expliquer pourquoi il s'éloignait ainsi sans l'en avertir, et même sans l'avoir vue une seule fois dans la matinée, elle devint triste et pensive; et son inquiétude augmenta lorsque Charlotte vint la prendre et lui lit faire une longue promenade, pendant laquelle elle évita avec une affectation visible de parler de son mari. Mais quand à son retour au château elle entra dans la salle à manger, sa surprise toucha de près à l'effroi, car elle ne vit que deux couverts sur la table.

Il est toujours pénible de se voir déranger dans ses habitudes quelqu'insignifiantes qu'elles puissent être; mais quand ces habitudes tiennent à vos affections, y renoncer, c'est renoncer au bonheur. Au reste, tout contribuait à jeter Ottilie dans un autre monde. Charlotte avait, pour la première fois, ordonné elle-même le dîner; son extérieur cependant annonçait le calme et la tranquillité d'esprit, et elle parlait de la nouvelle position du Capitaine, comme d'un événement heureux, tout en assurant qu'elle le mettait dans l'impossibilité de jamais revenir au château.

Remise enfin de son premier mouvement de terreur, Ottilie se flatta qu'Édouard avait été reconduire son ami, et qu'il ne tarderait pas à revenir. Cette consolation lui fut bientôt enlevée, car, en sortant de table, elle s'approcha de la fenêtre et vit une berline de voyage arrêtée dans la cour.

Charlotte demanda pourquoi cette voiture n'était pas encore partie; le domestique répondit que le valet de chambre du Baron l'avait fait attendre, parce qu'il lui manquait encore une foule de petites choses dont son maître pourrait avoir besoin en voyage. Ottilie eut recours à toute sa présence d'esprit pour cacher sa surprise et sa douleur.

En ce moment le valet de chambre entra d'un air affairé et réclama plusieurs objets peu importants, mais qui faisaient deviner l'intention d'une longue absence.

—Je ne comprends pas ce que vous venez faire ici, lui dit Charlotte d'un ton irrité; vous avez toujours été chargé seul de tout ce qui concerne le service personnel de votre maître, et vous n'avez besoin de personne pour vous procurer les choses qui vous sont nécessaires.

L'adroit valet s'excusa de son mieux, mais sans renoncer à l'espoir de faire sortir Ottilie; car c'était là le seul but de sa démarche. Elle le devina et allait s'éloigner avec lui, mais Charlotte la retint et ordonna sèchement au valet de chambre de se retirer. Il fut forcé d'obéir, et bientôt la berline sortit du château.

Quel instant terrible pour la pauvre jeune fille! elle ne comprit, elle ne sentit rien, sinon qu'Édouard venait de lui être arraché pour un temps illimité. Sa souffrance était telle que Charlotte en eut pitié et la laissa seule.

Qui oserait décrire sa douleur, ses larmes, ses angoisses? Elle pria Dieu de lui aider à passer cette cruelle journée; la nuit fut plus terrible encore, mais elle y survécut, et le lendemain matin il lui semblait qu'elle avait changé d'existence et de nature. Elle ne s'était pas résignée à son malheur; elle l'avait approfondi, elle avait acquis la certitude qu'il pouvais s'augmenter encore. Le départ d'Édouard ne lui paraissait que le prélude du sien; car elle ignorait la menace par laquelle il avait su forcer sa femme à garder sa rivale près d'elle, et à la traiter avec indulgence et bonté.

Charlotte s'acquitta noblement de la tâche difficile que son mari lui avait imposée. Pour arracher Ottilie à elle-même, elle la surchargeait d'occupations, et ne la laissait que fort rarement seule. Sans se flatter qu'il serait possible de combattre une grande passion par des paroles, elle chercha du moins à lui donner une juste idée de la puissance de la volonté et d'une sage résolution.

—Sois persuadée, mon enfant, lui dit elle un jour, que rien n'égale la reconnaissance d'un noble coeur, quand nous avons eu le courage de lui aider à dompter les emportements d'une passion mal entendue. J'ai osé entreprendre un pareil ouvrage, ose me seconder, aide-moi à l'achever. C'est à la modération, à la patience de la femme qu'il appartient de conserver ce que l'homme veut détruire par sa violence et par ses excès.

—Puisque vous parlez de modération, chère tante, répondit Ottilie, je dois vous dire que je me suis aperçue avec chagrin que cette vertu manque absolument aux hommes; ils ne savent pas même l'exercer à table quand le vin leur plaît. Les plus remarquables d'entre eux troublent ainsi pour plusieurs heures leur raison, perdent toutes les aimables qualités qui les distinguent, et semblent ne plus aimer que le désordre et la confusion. Je suis sûre que plus d'un funeste projet a été arrêté et exécuté dans un pareil moment.

Charlotte fut de son avis; mais elle changea d'entretien, car elle avait compris qu'il ramenait la pensée de la jeune fille sur Édouard, qui cherchait, sinon habituellement, du moins plus souvent qu'elle ne l'aurait voulu, à augmenter sa gaieté en à chasser un souvenir fâcheux en buvant quelques verres de vin de trop. Pour achever de détourner la pensée de sa nièce d'un pareil sujet, elle parla du prochain mariage du Capitaine avec la femme que le Comte lui destinait, et ses discours et sa contenance annonçaient qu'elle regardait cette union comme un bonheur qui devait achever de consolider l'avenir d'un ami pour lequel elle avait l'affection d'une soeur.

Cette révélation inattendue jeta l'imagination d'Ottilie dans une sphère bien différente de celle qu'Édouard lui avait fait envisager. Dès ce moment, elle observa et commenta chaque parole de sa tante; le malheur l'avait rendue soupçonneuse.

Charlotte persista dans la route qu'elle s'était tracée avec la persévérance, l'adresse et la pénétration qui faisaient la base fondamentale de son caractère. A peine était-elle parvenue à faire rentrer ses penchants dans les bornes étroites du devoir, qu'elle soumit sa vie extérieure et toute sa maison à la même réforme. Au milieu du calme monotone et de la paix régulière qui régnaient autour d'elle, elle s'applaudit des incidents qui avaient si violemment troublé son intérieur, puisqu'ils avaient mis un terme à des travaux et à des projets d'embellissement devenus si vastes qu'ils menaçaient de compromettre sa fortune et celle de son mari. Trop sage pour arrêter ce qu'il était indispensable d'achever, elle suspendit les travaux au point où ils pouvaient, sans danger, attendre le retour du maître; car elle voulait laisser à son mari le plaisir de mener paisiblement à fin ce qui avait été entrepris dans un état d'agitation fiévreuse. L'architecte comprit ses intentions et les seconda avec autant de sagesse que de réserve.

Déjà les trois étangs ne formaient plus qu'un lac, dont on embellissait les bords par des plantations utiles, au milieu desquelles on pouvait, plus tard, placer facilement des points de repos, des pavillons et des retraites pittoresques. La maison d'été était finie autant qu'elle avait besoin de l'être pour braver la rigueur des saisons, et le soin de la décorer fut remis à une autre époque.

Satisfaite d'elle-même, Charlotte était réellement heureuse et tranquille. Ottilie s'efforça de le paraître; mais, au fond de son âme elle ne prenait part à ce qui se passait autour d'elle, que pour y chercher un présage du prochain retour d'Édouard. Aussi vit-elle avec un vif plaisir qu'on venait d'exécuter une mesure dont elle l'avait souvent entendu parler comme d'un projet favori.

Ce projet consistait à réunir les petits garçons du village pendant les longues soirées d'été, pour leur faire nettoyer les plantations et les promenades nouvelles. Peu de semaines avaient suffi à Charlotte pour les faire habiller tous d'une espèce d'uniforme qui restait déposé au château, car ils ne devaient s'en servir que pendant les heures de travail. L'architecte, qui les guidait avec une rare intelligence, ne tarda pas à donner à l'ensemble de cette petite troupe quelque chose de régulier et de gracieux. Rien, en effet, n'était plus agréable à voir que ces enfants. Les uns, armés de serpettes, de râteaux de bêches et de balais, parcouraient les routes, les sentiers et les massifs, tandis que les autres les suivaient avec des paniers, dans lesquels ils entassaient les pierres, les épines et les branches de bois mort. Leurs diverses attitudes fournissaient presque chaque jour à l'architecte des modèles de groupes gracieux pour des bas-reliefs, dont il se proposait d'orner les frises de la première belle maison de campagne qu'il aurait à construire.

Pour Ottilie, ce corps de petits jardiniers si bien disciplinés, n'était qu'une attention par laquelle ou se proposait de surprendre agréablement le maître que, sans doute, on attendait sous peu. Ranimée par cette pensée, elle se promit d'offrir à son ami un établissement d'utilité de son invention.

L'embellissement du village, ainsi que le Capitaine l'avait prévu, avait inspiré à tous les habitants l'amour de la propreté, de l'ordre et du travail. Ce fut ce penchant qu'Ottilie se proposa de développer chez les petites filles. A cet effet, elle les réunit au château à des heures fixes, et leur enseigna à filer, à coudre et d'autres travaux analogues à leur sexe. On ne saurait enrégimenter les petites Elles comme les petits garçons. Ottilie le sentit, aussi ne leur imposa-t-elle aucune uniformité de costume ou de mouvement, mais elle s'efforça d'augmenter leur activité et de les rendre plus attachées à leurs familles, plus utiles dans leurs maisons. Chez une seule de ses élèves, la plus vive et la plus éveillée de toutes, ses conseils ne produisirent pas le résultat qu'elle en avait attendu. La petite espiègle se détacha entièrement de ses parents, pour ne plus vivre que pour sa belle et bonne maîtresse.

Comment Ottilie aurait-elle pu rester insensible à tant d'affection? Bientôt la petite Nanny, qu'elle avait tolérée d'abord, devint sa compagne inséparable, et, par conséquent, commensale du château. Sans cesse à ses côtés, elle aimait surtout à la suivre dans les jardins, où la petite gourmande se régalait avec les cerises et les fraises tardives dont le Baron avait su se procurer les espèces les plus rares. Les arbres fruitiers, qui promettaient pour l'automne une riche récolte, fournissaient au jardinier l'occasion de parler de son maître dont il désirait le prochain retour. Ottilie l'écoutait avec plaisir, car il connaissait son état et aimait sincèrement Édouard.

Un jour qu'elle lui faisait remarquer avec satisfaction que tout ce que le Baron avait greffé pendant le printemps avait parfaitement réussi, il lui répondit d'un air soucieux:

—Je désire que ce bon seigneur en recueille beaucoup de joie; mais s'il nous revient pour l'automne, il verra qu'il y a dans l'ancien jardin du château des espèces précieuses qui datent du temps de feu son père. Les pépiniéristes d'aujourd'hui ne sont pas aussi consciencieux que les Chartreux. Leurs catalogues sont remplis de noms curieux, on achète, on greffe, on cultive, et quand les fruits arrivent, on reconnaît que de pareils arbres ne méritent pas la place qu'ils occupent.

Le fidèle serviteur demandait surtout à Ottilie l'époque du retour d'Édouard, et lorsqu'elle lui disait qu'elle l'ignorait, il devenait triste et pensif, car il croyait qu'elle le jugeait indigne de sa confiance. Et cependant elle ne pouvait se séparer des plates-bandes, des carrés où tout ce qu'elle avait semé et planté avec son ami était en pleine fleur, et n'avait plus besoin d'autres soins que d'un peu d'eau, que Nanny, qui la suivait toujours un arrosoir à la main, versait avec prodigalité. Les fleurs d'automne, encore en boutons, lui causaient surtout une douce émotion. Il était certain que pour la fête d'Édouard elles brilleraient dans tout leur éclat, et elle espérait s'en servir à cette occasion, comme d'autant de témoins de son amour et de sa reconnaissance. Mais l'espoir de célébrer cette fête n'était pour elle qu'une ombre vacillante: le doute et les soucis entouraient sans cesse de leurs tristes murmures l'âme de la pauvre fille.

Dans de pareilles dispositions d'esprit, un rapprochement sincère entre elle et sa tante était impossible. Au reste, la position de ces deux femmes devait naturellement les éloigner l'une de l'autre. Un retour complet au passé et dans la vie légale, rendait à Charlotte tout ce qu'elle pouvait jamais avoir espéré, tandis qu'il enlevait à Ottilie tout ce que la vie pouvait lui promettre, et dont elle n'avait eu aucune idée avant sa liaison avec Édouard. Cette liaison lui avait appris à connaître la joie et le bonheur; et sa situation actuelle n'était plus qu'un vide effrayant.

Un coeur qui cherche, sent vaguement qu'il lui manque quelque chose; un coeur qui a trouvé et perdu ce qu'il cherchait, a la conscience du malheur; et, alors, les tendres rêveries, les désirs incertains qui le berçaient doucement deviennent des regrets amers, du dépit, du découragement. Alors le caractère de la femme, quoique façonné pour l'attente, sort de ce cercle passif pour entreprendre, pour faire quelque chose qui puisse lui rendre son bonheur.

Ottilie n'avait point renoncé à Édouard; Charlotte cependant fut assez prudente pour feindre de regarder comme une chose convenue et certaine, qu'il ne pouvait plus désormais y avoir entre sa nièce et son mari que des relations de protection bienveillante, d'amitié paisible.

Ottilie passait une partie de ses nuits à genoux devant le coffre ouvert où les riches présents d'Édouard se trouvaient encore tels qu'il les y avait placés lui-même. Pour elle, tous ces objets étaient tellement sacrés, qu'elle aurait craint de les profaner en s'en servant. Après ces nuits cruelles, elle sortait, avec les premiers rayons du jour, du château où, naguère; elle avait été si heureuse, et se réfugiait dans les solitudes les plus agrestes. Parfois même il lui semblait que le sol ne la portait qu'à regret; alors elle se jetait dans la nacelle, la faisait glisser jusqu'au milieu du lac, tirait une relation de voyage de sa poche; et doucement bercée par les vagues, elle se laissait aller à des rêves qui la transportaient dans les pays lointains dont parlait son livre, et où elle rencontrait toujours l'ami que rien ne pouvait éloigner de son coeur.

CHAPITRE XVIII.

Mittler, dont nos lecteurs connaissent déjà l'humeur bizarre et l'activité inquiète, avait entendu parler sourdement des troubles survenus au château de ses bons amis, dont il croyait le bonheur à l'abri de tout orage. Persuadé que le mari ou la femme ne tarderait pas à réclamer son intervention, qu'il était très-disposé à leur accorder, il s'attendait à chaque instant à recevoir un message de l'un ou de l'autre. Leur silence l'étonna sans diminuer ses bienveillantes intentions à leur égard, et il finit par se décider à aller leur offrir ses services. Cependant il remettait cette démarche de jour en jour; l'expérience lui avait prouvé que rien n'est plus difficile que de ramener des personnes douées d'une intelligence supérieure, sur la route dont elles n'ont pu s'éloigner sans le savoir. Après une assez longue hésitation, il prit enfin le parti d'aller trouver Édouard, dont il venait de découvrir la retraite.

La route qu'il fallait suivre pour se rendre près de ce mari égaré, le conduisit à travers une agréable vallée tapissée de prairies que sillonnait un rapide et bruyant ruisseau. Des champs et des vergers séparaient les villages qui s'élevaient çà et là sur le penchant des collines, et donnaient à la contrée quelque chose de paisible et de riant. Rien dans cette vaste vallée ne frappait l'imagination, tout y développait l'amour de la vie.

Bientôt une grande métairie, entourée de jardins, attira l'attention de Mittler par son air de propreté et d'élégance champêtre; et il devina sans peine que c'était en ce lieu que le Baron se cachait à tous les siens.

Édouard avait en effet choisi cette demeure silencieuse, où il s'abandonnait entièrement à tous les rêves que lui suggérait sa passion. Souvent il se flattait qu'Ottilie pourrait partager avec lui cette retraite, s'il trouvait le moyen de l'y attirer. Plus souvent encore, il bornait ses voeux à lui assurer la propriété de ce joli petit domaine, afin qu'elle pût y vivre tranquille, indépendante surtout. Parfois même il poussait la résignation jusqu'à supporter l'idée qu'elle pourrait redevenir heureuse, en partageant cette existence paisible avec un autre que lui. C'était ainsi que ses journées s'écoulaient dans un passage perpétuel de l'espérance à la douleur, de la résignation au désespoir.

L'arrivée de Mittler ne l'étonna point; il s'était attendu à le voir plus tôt, mais en qualité de messager de Charlotte; aussi s'était-il préparé d'avance à le charger de propositions assez claires et assez tranchées, pour terminer enfin leurs incertitudes mutuelles. L'idée qu'il ne pouvait manquer de lui donner des nouvelles d'Ottilie acheva de lui faire regarder la visite de ce vieil ami comme l'apparition d'un messager du ciel.

Lorsqu'il apprit que non-seulement Mittler ne venait pas de la part de Charlotte, mais qu'il ignorait complètement ce qui se passait au château, où il n'était pas retourné depuis le jour où il en avait été chassé par l'arrivée du Comte et de la Baronne, son coeur se serra et il se renferma dans un silence absolu.

Mittler comprit que pour l'instant, du moins, il fallait renoncer au rôle de médiateur, et accepter franchement celui de confident. Le Baron céda au besoin d'épancher ses douleurs, et son vieil ami l'écouta sans le blâmer; il se borna seulement à lui reprocher avec beaucoup de douceur la retraite absolue à laquelle il s'était condamné.

—Et comment, s'écria Édouard, pourrais-je supporter l'existence ailleurs que dans la solitude? là, du moins, je puis toujours penser à elle, je la vois marcher et agir, et mon imagination lui fait faire tout ce que mon coeur désire. Elle m'écrit des lettres pleines d'amour et m'avoue qu'elle cherche le moyen d'arriver jusqu'à moi! Eh! n'est-ce pas ainsi, en effet, qu'elle devrait se conduire? J'ai promis de m'abstenir de toute démarche qui pourrait nous rapprocher; mais elle, rien ne la retient! Ou bien Charlotte aurait-elle eu la cruauté de lui arracher le serment de ne point m'écrire, de ne point chercher à me revoir? c'est probable, c'est naturel; et cependant, si cela était, je ne pourrais m'empêcher de dire que cela est inouï, horrible!

Ottilie m'aime, je le sais, qu'elle vienne donc se jeter dans mes bras! Cette pensée me domine au point qu'au plus léger bruit mes regards se fixent vers la porte, comme si je devais la voir entrer. Je m'y attends, je l'espère, je le crois; il me semble que tout ce qui est impossible doit devenir facile. Si la vie vulgaire a pour nous des obstacles insurmontables, rien au moins ne doit être impossible dans la vie intellectuelle. Qu'Ottilie trouve dans son amour la force de faire pour moi, intellectuellement, ce que des causes matérielles l'empêchent de faire matériellement. Que, pendant la nuit, quand la veilleuse répand dans ma chambre une lueur incertaine, son âme vienne parler à la mienne, qu'elle m'apparaisse en fantôme vaporeux, et me prouve ainsi qu'elle pense à moi, qu'elle m'appartient.

Une seule consolation me reste. Depuis que j'ai fait connaissance avec quelques femmes aimables qui demeurent dans le voisinage, Ottilie occupe plus exclusivement mes rêves, comme si elle voulait me dire: «Tu as beau chercher, tu ne trouveras jamais une amie aussi gracieuse, aussi aimante que moi.» Les plus légers incidents de nos doux rapports se reproduisent pêle-mêle dans ces éphémères créations de mon cerveau, mais elles ne sont pas toujours sans amertume. Parfois, nous signons ensemble notre contrat de mariage, nos mains se confondent et effacent alternativement nos noms enlacés. Souvent même il y a quelque chose de contraire à la pureté angélique que j'adore en elle, et alors je sens plus que jamais combien elle m'est chère, car mon chagrin touche de près au désespoir. Dans un de mes derniers rêves encore elle m'agaçait et me tourmentait d'une manière tout à fait opposée à son caractère. Il est vrai que son beau visage rond et candide s'était allongé, ses traits avaient changé d'expression, enfin ce n'était pas elle, c'était une autre femme. Je n'en ai pas moins été troublé, bouleversé, anéanti!

Souriez, mon cher Mittler, je vous le permets, je ne rougis pas de cette passion. Appelez-la folle, extravagante, furieuse, que m'importe; je sens qu'elle est mon premier, mon seul amour! Tout ce que j'ai éprouvé jusqu'ici n'était qu'un prélude, qu'un divertissement, qu'un jeu; maintenant j'aime! Ma femme et mon ami ont eu la bonté de dire, non devant moi, mais entre eux, que j'étais et que je serais toujours médiocre en tout. Ils se sont trompés; je suis arrivé, en fort peu de temps, à la perfection dans l'art d'aimer, jamais personne ne m'y surpassera! Je conviens que c'est un talent qui ne vaut à celui qui le possède que des larmes et des souffrances, mais il m'est si naturel que je ne pourrais plus y renoncer.

En se laissant aller ainsi au plaisir d'exprimer ses douloureuses sensations à un ami qu'il croyait disposé à le plaindre, Édouard s'était affaibli au point qu'il éclata en sanglots.

Naturellement vif et impatient, et doué d'une raison impitoyable, Mittler blâma d'autant plus cette explosion d'une passion coupable, qu'elle renversait toutes ses prévisions, et semblait le jeter pour toujours loin du but qu'il s'était proposé en se rendant près du Baron. L'imminence du danger lui donna cependant la force de se contraindre.

Après avoir exhorté Édouard à se remettre, il lui dit de ne pas oublier ainsi sa dignité d'homme, de se rappeler que le courage honore le malheur, et que, pour conserver l'estime de soi-même et celle des autres, il faut savoir supporter les souffrances avec résignation et modérer son désespoir.

Le Baron ne pouvait voir dans ces généralités que des paroles vides de sens; elles irritaient sa douleur au lieu de la calmer.

—Il est facile à l'homme heureux, s'écria-t-il, de sermonner celui qui souffre, et s'il savait tout le mal qu'il lui fait, il aurait honte de lui-même! Rien ne lui paraît plus simple, plus facile qu'une patience infinie, tandis qu'il ne croit pas à la possibilité d'une douleur infinie, pour laquelle la consolation est une bassesse et le désespoir un devoir. L'immortel chantre de la Grèce, lui qui savait si bien peindre les héros, ne craignait pas de les faire pleurer. Il dit même très-positivement qu'il n'y a de véritablement bon que les hommes riches en larmes. Qu'il fuie loin de moi celui dont les yeux sont toujours secs, car son coeur est sec aussi! Qu'il soit maudit l'homme heureux qui ne cherche dans l'homme malheureux qu'un spectacle édifiant! qu'un héros de théâtre qu'il n'applaudit qu'autant qu'il exprime ses angoisses par des paroles mesurées, par des gestes et des attitudes nobles et imposantes! qu'un gladiateur qui sait mourir avec grâce sous les yeux du spectateur.

Je vous sais gré cependant de votre visite, mon cher Mittler, mais je crois qu'en ce moment nous devrions faire, chacun de notre côté, une petite promenade dans les jardins; quand nous nous retrouverons, je serai plus calme.

Mittler savait qu'il lui serait difficile de faire revenir la conversation sur le même terrain, aussi chercha-t-il à la continuer en promettant plus d'indulgence; et le Baron se laissa entraîner par l'espoir d'arriver à une solution quelconque.

—Je conviens, dit-il, que les longs pourparlers et les diverses combinaisons de la réflexion ne servent à rien; c'est par la réflexion cependant que je suis arrivé à savoir ce que je veux, ce que je dois faire. J'ai pesé le présent et l'avenir, et je n'y ai vu que des malheurs inouïs ou un bonheur ineffable. Dans une pareille alternative, le choix peut-il être difficile? Non, non, vous comprenez vous-même la nécessité d'un divorce. Il existe déjà de fait, aidez-nous à le légaliser, obtenez le consentement de Charlotte et assurez ainsi notre bonheur à tous.

Mittler garda le silence, et le Baron continua avec une chaleur toujours croissante.

—Mon sort est désormais inséparable de celui d'Ottilie. Regardez ce verre où nos chiffres sont enlacés depuis longtemps et sans notre participation. Il a été lancé en l'air en signe de réjouissance, et devait se briser en retombant sur le sol rocailleux. Un témoin de la fête a eu le bonheur de recevoir dans ses mains ce verre prophétique; il me l'a vendu fort cher, j'y bois chaque jour et je me répète sans cesse, que les arrêts formés par le destin sont seuls indissolubles.

—Malheur à moi! s'écria Mittler, la superstition a toujours été à mes yeux l'ennemie la plus funeste à l'homme, et me voilà réduit à la combattre chez vous. Songez donc qu'en jouant avec des pronostics, des pressentiments, des rêves, on donne une importance dangereuse même aux choses et aux positions les plus vulgaires. Mais quand notre position est importante par elle-même, quand tout autour de nous est agité, tumultueux, menaçant, ces fantômes-là rendent l'orage plus terrible.

—Oh! permettez du moins au malheureux qui lutte au milieu de ces orages, de lever ses regards vers un fanal protecteur. Qu'importe que ce fanal ne soit qu'une illusion, puisqu'il aura toujours le pouvoir réel de soutenir ses forces.

C'est possible, et je pourrais peut-être excuser ces sortes de folies, si je n'avais pas remarqué que l'homme ne s'y abandonne que pour s'affermir dans ses erreurs. Jamais il ne voit les symptômes qui pourraient être pour lui un avertissement utile, il ne se confie, il ne croit qu'à ceux qui flattent sa passion.

Le caractère que l'entretien venait de prendre jeta Mittler dans des régions ténébreuses pour lesquelles il avait une aversion innée. Ne cherchant plus qu'à le terminer le plus tôt possible, et persuadé enfin qu'il n'obtiendrait rien du Baron, il lui proposa d'aller trouver Charlotte. Édouard accepta avec plaisir, et Mittler partit, plein d'espoir dans la démarche qu'il allait faire; car elle avait l'avantage certain de gagner du temps, et de lui fournir le moyen de connaître la situation d'esprit, les projets et les espérances des deux femmes.

Lorsqu'il arriva au château, il trouva Charlotte telle qu'il l'avait toujours vue. Elle lui raconta avec calme et franchise les événements dont Édouard ne lui avait fait connaître que les résultats, et il vit le mal dans toute sa gravité, dans toute son étendue. Aucun remède possible ne se présenta à son esprit, et cependant il ne parla point du divorce que le Baron lui avait si fortement recommandé de proposer. Quelle ne fut pas sa joie quand Charlotte lui dit avec un doux sourire:

—Rassurez-vous, mon ami, j'ai lieu d'espérer que mon mari ne tardera pas à revenir à moi. Comment pourrait-il songer à m'abandonner, quand il saura que je vais être bientôt mère?

—Vous ai-je bien comprise? s'écria Mittler.

—Il me semble que l'équivoque est impossible, répondit Charlotte en rougissant.

—Qu'elle soit bénie mille fois, cette bienheureuse nouvelle! Quel argument irrésistible ne pourra-t-on pas en tirer? J'en connais la toute-puissance sur l'esprit des hommes! Il est vrai que pour ma part je n'ai pas lieu de m'en réjouir; je perds tous mes droits à votre reconnaissance, puisque votre réconciliation se fera d'elle-même. Je ressemble à un de mes amis, excellent médecin quand il traite les pauvres pour l'amour de Dieu, mais incapable de guérir un riche qui le paierait généreusement. Puisque tel est mon sort, il est heureux que vous n'ayez pas besoin de mon intervention, car elle eût été impuissante pour vous, puisque vous êtes riche.

Charlotte le pria de porter une lettre de sa part à son mari, et de chercher à connaître le parti qu'il prendrait en apprenant le changement survenu dans leur position respective. Mittler lui refusa ce service.

—Tout est fait, tout est arrangé, s'écria-t-il, vous pouvez lui envoyer votre lettre par un messager quelconque. J'ai affaire ailleurs, je ne reviendrai que pour vous faire mon compliment sur votre réconciliation, et pour assister au baptême.

A ces mots il sortit avec précipitation, laissant Charlotte fort mécontente et très-inquiète; elle savait que la pétulance de cet homme bizarre lui avait valu presque autant de défaites que de succès, et qu'il avait, en général, la funeste habitude de regarder comme des faits accomplis les espérances que lui suggéraient les impressions du moment; aussi était-elle loin de partager sa confiance et sa sécurité.

Édouard s'était flatté que Mittler lui apporterait la réponse de sa femme, et la lettre qui lui fut remise par un messager lui causa un mouvement de terreur. Après l'avoir longtemps tenue dans ses mains sans oser l'ouvrir, il la décacheta enfin et la parcourut des yeux. Qui oserait peindre les émotions contradictoires dont son âme fut bouleversée en lisant le passage suivant de la lettre de Charlotte:

«Souviens-toi de l'heure nocturne où tu vins visiter ta femme en amant aventureux, où tu l'attiras presque malgré elle dans tes bras, sur ton coeur!… Ne voyons plus désormais dans cet événement bizarre qu'un arrêt de la Providence. Oui, la Providence a resserré nos rapports par un lien nouveau, au moment même où le bonheur de notre vie était sur le point de s'anéantir!»

Lorsqu'un gentilhomme se trouve réduit à chercher les moyens de s'arracher à lui-même et de tuer le temps, la chasse et la guerre se présentent naturellement à son esprit.

Nous ne chercherons pas à donner une juste idée de tout ce qui se passait alors dans le coeur d'Édouard. Craignant de succomber dans le combat qu'il se livrait à lui-même, il éprouva le besoin de braver des périls matériels. Au reste, la vie lui était devenue si insupportable, qu'il se fortifiait avec complaisance dans l'idée que sa mort seule pouvait rendre le repos à ses amis, et surtout à sa chère Ottilie.

Ses sinistres projets ne rencontrèrent aucun obstacle, car il ne les confia à personne. Son premier soin fut de faire son testament avec toutes les formalités nécessaires, et il se sentit presque heureux en dictant la clause par laquelle il léguait à Ottilie, la métairie qu'il habitait depuis sa fuite du château; puis il régla les intérêts de Charlotte et de son enfant, assura l'avenir du Capitaine, et fit des pensions à tous ses serviteurs.

Une guerre nouvelle venait de succéder à un court intervalle de paix. Dans sa première jeunesse, le Baron s'était trouvé sous les ordres d'un chef d'un mérite très-médiocre qui l'avait dégoûté du service. Un grand Capitaine était en ce moment à la tête de l'armée; il fut se ranger sous sa bannière, car là, la mort était probable et la gloire certaine.

Lorsqu'Ottilie fut instruite de l'état de Charlotte, elle se refoula complètement sur elle-même. Malgré son inexpérience, elle avait compris qu'il ne lui était plus ni possible ni permis d'espérer. Un regard rapide que nous jetterons plus tard sur son journal, nous donnera quelques éclaircissements sur ce qui se passait alors dans son coeur.

DEUXIÈME PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.

Nous voyons souvent dans la vie ordinaire ce que dans l'épopée nous appelons un artifice de poète. Les figures principales s'éloignent, se voilent ou restent dans l'inaction, afin de laisser à celles que l'on avait à peine remarquées jusque là, le temps et la place d'agir et de mériter à leur tour la louange ou le blâme.

C'est ainsi qu'immédiatement après le départ du Capitaine et du Baron l'Architecte se fit remarquer par sa sage activité dans les affaires, et par son empressement à distraire les dames pendant les heures de loisir.

Son extérieur seul aurait suffi pour inspirer un bienveillant intérêt. Jeune, svelte, grand et bienfait, il était modeste sans timidité, et prévenant sans jamais importuner. Toujours prêt à se rendre utile et agréable, il ne tarda pas à étendre sa bienfaisante influence jusque sur les affaires domestiques. Lui seul recevait les visites désagréables ou importunes, et lorsqu'il ne pouvait entièrement les épargner aux dames, il savait prendre pour lui ce qu'elles avaient de plus fâcheux.

Un jour sa complaisance à cet égard fut mise à une cruelle épreuve, par un jeune avocat qu'un gentilhomme du voisinage avait envoyé au château pour traiter une affaire qui, sans être importante par elle-même, occupait Charlotte très-désagréablement. Ce dernier motif nous oblige de la rapporter avec tous ses détails.

L'on n'a pas oublié sans doute les changements que Charlotte avait fait exécuter dans le cimetière du village: les croix et les monuments avaient été rangés contre la muraille du fond et le socle de l'église; le reste du terrain nivelé et semé de trèfle formait une riante prairie traversée par une seule route qui conduisait de la porte du cimetière à celle de l'église. Les nouveaux tombeaux étaient creusés au fond près du mur et sans former de tertre; Charlotte avait même ordonné de semer sur la terre nouvellement remuée, du trèfle et de l'herbe afin de cacher, autant que possible, l'image de la mort aux yeux des vivants. Le vieux pasteur, attaché aux anciennes routines, avait d'abord blâmé cette mesure. Mais lorsque le soir, semblable à Philémon, il venait s'asseoir avec sa Baucis sur les tilleuls qui ornaient l'entrée du presbytère, il comprit qu'il était plus agréable d'avoir en face de lui une belle prairie dont l'herbe servait à la nourriture de ses vaches, qu'un champ de mort hérissé de tertres et d'insignes lugubres.

Quelques habitants du village continuaient cependant à blâmer une réforme qui leur enlevait la consolation de voir la place où l'on avait enterré leurs pères. Les croix et les monuments rangés avec ordre, leur disaient toujours les noms des personnes qu'ils avaient perdues et la date de leur mort; mais ces noms et ces dates les intéressaient beaucoup moins que la place où reposaient leurs restes. Telle était aussi l'opinion du gentilhomme qui protestait contre les réformes de Charlotte; car il avait dans ce cimetière une place réservée pour sa famille, privilège en échange duquel il avait assez généreusement doté l'église.

L'avocat chargé de faire valoir ses droits les exposa avec chaleur, mais avec convenance; Charlotte l'écouta avec attention.

—Je suis persuadé, Madame, lui dit-il enfin, que vous êtes maintenant convaincue vous-même que l'homme, dans toutes les positions sociales, éprouve le besoin de connaître la place où dorment les siens. Le campagnard le plus pauvre veut pouvoir planter une croix de bois sur la tombe de son enfant, pour y suspendre une couronne; l'une et l'autre dure autant que sa douleur, son modeste deuil n'en demande pas davantage. Les classes plus aisées convertissent ces croix de bois en fer qu'elles entourent et protègent de différentes manières. Voici déjà la prétention d'une durée de plusieurs années. Mais ces croix de fer aussi finissent par tomber et disparaître, voilà pourquoi les riches ont conçu l'idée d'élever des monuments de pierre qui survivent à plusieurs générations et qu'on peut relever de leurs ruines. Est-ce le monument qui demande et obtient la vénération? Non, c'est la cendre qu'il couvre. Il ne représente donc pas un souvenir, mais une personne; il n'appartient pas au passé, mais au présent. Ce n'est pas dans le monument, mais dans la terre que l'imagination cherche et retrouve un mort chéri; c'est autour de cette terre que se réunissent les amis, les parents; il est donc bien naturel qu'ils demandent le droit d'en exclure ceux qui ont été hostiles ou étrangers à ce mort.

Selon moi, Madame, mon client donnerait une grande preuve de modération s'il se contentait du remboursement de la somme dont il a doté l'église; rien ne saura jamais le dédommager du mal que vous avez fait à tous les membres de sa famille, puisque vous les avez privés du bonheur douloureux de pleurer sur les tombes de leurs pères, et de l'espoir de dormir un jour à leurs côtés.

—Je ne me repens pas de ce que j'ai fait, répondit Charlotte, l'église rendra le don qu'elle a reçu, je me charge de l'en dédommager. C'est donc une affaire terminée; permettez-moi seulement d'ajouter que vos arguments ne m'ont point convaincue: la pensée qui se fonde sur une égalité parfaite, du moins après la mort, me paraît plus juste et plus consolante que celle qui perpétue les individualités et les distinctions sociales, même au-delà de la tombe. N'est-ce pas là aussi votre avis? continua-t-elle en s'adressant à l'Architecte.

—Je ne me crois pas capable de décider une pareille question, répondit l'artiste; mais puisque vous l'exigez, Madame, je vous dirai l'opinion qui m'a été suggérée à ce sujet par mes sentiments et par mon art: on nous a privés de l'avantage inappréciable de renfermer les cendres des objets de nos regrets dans des urnes cinéraires que nous pouvions presser sur notre coeur; nous ne sommes pas assez riches pour embaumer leurs restes et les exposer, magnifiquement parés, dans de superbes sarcophages, et nous sommes devenus si nombreux, que nos églises ne sauraient plus contenir tous nos morts. Il faut donc nécessairement leur creuser des fosses en plein air. Dans un pareil état de choses, je me vois forcé d'approuver complètement votre réforme. Oui, Madame, faire dormir ensemble tous les membres d'une même commune, c'est rapprocher ce qui doit être uni, et puisque nous sommes réduits à déposer nos morts dans la terre, il est juste et naturel de ne point la hérisser de tertres disgracieux.

Au reste, en étendant sur tous une seule et même couverture, elle devient plus légère pour chacun.

—Ainsi, dit Ottilie, tout sera terminé pour nous, sans que nous ayons laissé une marque, un signe qui puisse aller au-devant de la mémoire, pour lui rappeler que nous avons été.

—Non, non, répondit vivement l'Architecte, ce n'est pas au désir de perpétuer le souvenir de notre existence, mais à la place où nous avons cessé d'être, qu'il faudrait renoncer. L'architecture, la sculpture, la plupart des arts, enfin, ont besoin que l'homme leur demande une marque durable de ce qu'il a été. Pourquoi donc les placer au hasard, dans des lieux exposés à toutes les intempéries des saisons? tandis qu'il serait possible, facile même de les réunir dans des monuments spéciaux, et de leur donner ainsi plus de noblesse et de durée. Depuis que les grands ne jouissent plus du privilège de faire déposer leurs restes dans les églises, ils s'y font élever des monuments! Que cet exemple nous éclaire enfin. Il y a mille et mille formes pour ennoblir un édifice consacré à de pareils souvenirs.

—Puisque l'imagination des artistes est si riche, dit Charlotte, vous devriez bien m'apprendre comment ils pourraient faire autre chose que des urnes, des obélisques et des colonnes. Quant à moi, je n'ai jamais vu, au milieu des mille et mille formes dont vous venez de me parler, que mille et mille répétitions de ces trois types.

—Cette uniformité désespérante existe chez nous, Madame, mais elle est loin d'être universelle. Je conviens, au reste, qu'il est fort difficile de rendre un sentiment grave d'une manière gracieuse et d'exprimer agréablement la tristesse. Je possède une assez jolie collection de dessins représentant les ornements funéraires des genres les plus opposés; mais il me semble que le plus beau de tous sera toujours l'image de l'homme, dont on veut perpétuer le souvenir. Elle seule donne une juste idée de ce qu'il a été, et devient un texte inépuisable pour les notes et les commentaires les plus variés. Il est vrai qu'elle ne saurait remplir ces conditions que si elle a été faite à l'époque la plus favorable de la vie de celui qu'elle représente, ce qui arrive fort rarement, car on ne songe point à reproduire des formes encore vivantes. Quand on a moulé la tête d'un cadavre et posé un pareil marbre sur un piédestal, on ose lui donner le nom de buste. Hélas! où sont-ils, les artistes capables de rendre le cachet de la vie aux empreintes de la forme que la mort a frappée?

Vous défendez mes opinions sans le vouloir et sans le savoir peut-être, dit Charlotte. L'image de l'homme est indépendante du lieu où on la place; partout où elle est, elle est pour elle-même; il serait donc impossible de la réduire à orner des tombes véritables, c'est-à-dire le coin de terre dans lequel se décompose l'être qu'elle représente. Faut-il vous dire ma pensée tout entière à ce sujet? Les bustes et les statues, considérés comme monuments funéraires, ont quelque chose qui me répugne. J'y vois un reproche perpétuel qui, en nous rappelant ce qui n'est plus, nous accuse de ne pas assez honorer ce qui est. Et comment pourrait-on, en effet, ne pas rougir de soi-même, quand nous songeons au grand nombre de personnes que nous avons vues et connues, et dont nous avons fait si peu de cas? Combien de fois n'avons-nous pas rencontré sur notre route des êtres spirituels, sans nous apercevoir de leur esprit? des savants, sans utiliser leur science; des voyageurs, sans profiter de leurs récits; des coeurs aimants, sans chercher à mériter leur affection? Cette vérité ne s'applique pas seulement aux individus que nous avons vus passer; non, elle est l'exacte mesure de la conduite des familles envers leurs plus dignes parents, des cités envers leurs plus estimables habitants, des peuples envers leurs meilleurs princes, des nations envers leurs plus grands citoyens.

J'ai entendu plusieurs fois demander pourquoi on louait les morts sans restriction, tandis qu'un peu de blâme se mêle toujours au bien qu'on dit des vivants; et alors des hommes sages et francs répondaient qu'on agissait ainsi parce qu'on n'avait rien à craindre des morts, et qu'on était toujours exposé à rencontrer, dans les vivants, un rival sur la route que l'on suivait soi-même. En faut-il davantage pour prouver que notre sollicitude à entretenir des rapports vivants entre nous et ceux qui ne sont plus, ne découle point d'une abnégation grave et sacrée de nous-mêmes, mais d'un égoïsme railleur.

CHAPITRE II.

Excités par la conversation de la veille, on visita, dès le lendemain matin, le cimetière, et l'Architecte donna plus d'un heureux conseil pour embellir ce lieu. L'église, qui déjà avait attiré son attention, devait également devenir l'objet de ses soins. Cet édifice, d'un style éminemment allemand, existait depuis plusieurs siècles. Il était facile de reconnaître la manière et le génie de l'architecte qui, dans la même contrée, avait construit un magnifique monastère. Malgré les changements intérieurs rendus indispensables par les exigences du culte protestant, l'ensemble du temple avait conservé une partie de son ancien cachet de majesté calme et imposante.

L'Architecte sollicita et obtint sans peine de Charlotte la somme nécessaire pour restaurer cette église dans le style antique et, pour la mettre en harmonie avec les réformes qu'avaient subies le cimetière dont elle était entourée. Assez adroit pour faire beaucoup de choses par lui-même, il se fit seconder par les ouvriers que la suspension de la construction de la maison d'été avait laissés sans ouvrage, et qu'on lui permit de garder pour achever sa pieuse entreprise.

En examinant cet édifice et ses dépendances, il découvrit, à sa grande satisfaction, une chapelle latérale d'un style remarquable et décorée par des ornements d'un travail exquis. Ce lieu renfermait une foule d'objets peints ou sculptés à l'aide desquels le catholicisme célèbre et désigne spécialement la fête de chacun de ses saints.

Entrevoyant la possibilité de faire de ce lieu un monument dans le goût artistique des siècles passés, le jeune Architecte se promit d'orner la partie vide des murailles de peintures à fresque, car il n'était pas novice dans ce bel art. Mais, pour l'instant, il jugea à propos de garder le silence sur ses intentions.

Les dames l'avaient déjà prié plusieurs fois de leur montrer ses copies et ses projets de monuments funéraires, et il se décida à mettre sous leurs yeux les portefeuilles qui contenaient ses dessins. Pendant qu'il les leur faisait examiner, la conversation tomba naturellement sur les tombeaux des anciens peuples du Nord, ce qui l'autorisa à produire, dès le lendemain, sa collection d'armes et autres antiquités trouvées dans ces tombeaux.

Tous ces objets étaient fixés sur des planches couvertes de drap, et avec tant d'art et d'élégance, qu'au premier abord on aurait pu les prendre pour des cartons d'un marchand de nouveautés. La solitude profonde dans laquelle les dames vivaient leur rendait une distraction nécessaire, et comme il s'était décidé une fois à leur montrer ses trésors, il arriva presque chaque soir avec une curiosité nouvelle. Ces curiosités étaient presque toutes d'origine germaine, et se composaient spécialement de bractéates, de monnaies, de sceaux et autres objets semblables; çà et là, seulement, il y avait quelques modèles des premiers essais de l'imprimerie et de la gravure sur bois et sur cuivre.

Si l'examen de cette collection et les souvenirs du passé qu'elle suggérait, occupaient agréablement les soirées des dames, elles jouissaient pendant le jour du plaisir plus grand encore de voir l'église reculer, pour ainsi dire, vers ce même passé, sous l'influence magique de l'Architecte. Aussi étaient-elles souvent tentées de lui demander si elles ne vivaient pas, en effet, à une autre époque, et si les moeurs, les habitudes et les croyances qu'elles voyaient se dérouler, s'agiter et vivre autour d'elles, n'étaient pas une illusion prophétique, un rêve de l'avenir.

Un dernier portefeuille contenant des personnages dessinés au trait seulement, et dont le jeune artiste tournait, chaque soir, quelques feuillets, acheva de les plonger toujours plus avant dans cette disposition d'esprit. Ces divers personnages calqués sur les originaux avaient conservé leur caractère d'antiquité, de noblesse et de pureté. L'amour et la résignation, une douce sociabilité, une pieuse vénération pour l'être invisible qui est au-dessus de nous, respiraient sur tous ces visages, se manifestaient dans chaque pose, dans chaque mouvement. Le vieillard à la tête chauve, et l'enfant à la riche chevelure bouclée, l'adolescent courageux et l'homme grave et réfléchi, les saints aux corps transfigurés et les anges planant dans les nuages, tous enfin semblaient jouir du même bonheur, parce que tous étaient sous l'empire de la même satisfaction innocente, de la même espérance pieuse et calme. Les actions les plus vulgaires de ces personnages paraissaient se rapporter à la vie céleste, et une offrande en l'honneur de la divinité semblait découler d'elle-même de la nature de ces êtres si saintement sublimes.

La plupart d'entre nous lèvent leurs regards vers de semblables régions comme vers un paradis perdu; Ottilie seule s'y sentait dans sa sphère et au milieu de créatures semblables à elle.

L'Architecte promit de décorer la chapelle de peintures d'après ses esquisses, afin de perpétuer son souvenir dans un lieu où il avait été si heureux, et que bientôt il serait forcé de quitter. Sur ce dernier point il s'exprima avec une émotion visible, car tout lui prouvait qu'il ne jouissait que momentanément d'une aussi aimable société.

Au reste, si les jours offraient peu d'événements remarquables, ils fournissaient de nombreux sujets pour de graves entretiens. Nous profiterons de ce moment pour signaler ici les extraits de ses conversations que nous avons trouvés dans les feuilles du Journal d'Ottilie. Nous ne croyons pouvoir mieux préparer nos lecteurs à ce passage, qu'en leur communiquant la comparaison que ces gracieuses feuilles nous ont suggérée.

En Angleterre tous les cordages de la marine royale sont traversés par un fil rouge qu'on ne saurait faire disparaître sans détruire le travail du cordier qui ne les a enlacés ainsi, que pour prouver à tout le monde que ces cordages appartiennent à la couronne de la grande Bretagne. C'est ainsi qu'à travers le Journal d'Ottilie règne le fil d'un tendre penchant qui unit entre elles les observations et les sentences, et fait de leur ensemble un tout qui appartient spécialement à cette jeune fille!

Nous espérons que les extraits de ce Journal, que nous citerons à plusieurs reprises, suffiront pour justifier notre comparaison.

* * * * *

EXTRAIT DU JOURNAL D'OTTILIE.

«Toutes les fois que la pensée de l'homme dépasse la vie d'ici bas, il ne saurait rien espérer de plus doux que de dormir auprès des personnes qu'il a aimées. Comme elle est chaleureuse, comme elle part sincèrement du coeur, cette phrase si simple: Aller rejoindre les siens!

«Il y a plus d'une manière de perpétuer le souvenir d'une personne morte ou absente; la meilleure de toutes est, sans contredit, le portrait. Lors même qu'il ne serait pas parfaitement ressemblant, il charme et attire; et l'on aime à s'entretenir avec lui, comme on aime parfois à discuter avec un ami; car alors, seulement, on sent distinctement qu'on est à deux, et qu'il serait impossible de se séparer.

«Combien de fois l'ami présent n'est-il pour nous autre chose qu'un portrait! Il ne nous parle pas, il ne s'occupe pas de nous, mais nous nous occupons de lui en nous abandonnant au plaisir de le regarder; nous sentons ce qu'il est pour nous, et souvent notre affection augmente sans qu'il ait contribué à ce résultat plus que n'aurait pu le faire son portrait.

«On n'est jamais content du portrait d'une personne qu'on aime, voilà ce qui me fait plaindre sincèrement les peintres de portraits. On leur demande l'impossible; on veut qu'ils représentent la personne non telle qu'ils la voient, ou qu'elle est en effet, mais telle que l'exige la nature de ses rapports avec les individus qui regardent cette représentation, et qui y cherchent, non la vérité, mais la justification de leur affection ou de leur haine. Il est donc bien naturel que les peintres de portraits finissent par devenir indifférents, capricieux, opiniâtres, et que, par conséquent, un bon portrait de l'être qui nous est le plus cher au monde, est presque une impossibilité.

«La collection d'armes et d'autres objets trouvés dans les tombes antiques que fermaient d'immenses blocs de rochers, et que l'Architecte nous a montrés n'est à mes yeux qu'une preuve de la futilité des efforts humains pour la conservation de notre individualité après la mort. Quelle n'est pas la force de l'esprit de contradiction, et qui de nous peut se flatter d'en être exempt, puisque ce sage Architecte, après avoir fouillé lui-même plusieurs de ces tombes, où il n'a pu trouver que des insignes indépendants de la personne du mort, n'en continue pas moins à s'occuper de monuments funéraires?

«Mais pourquoi nous juger si sévèrement? Ne pouvons, ne devons-nous donc travailler que pour l'éternité? Ne nous habillons-nous pas le matin pour nous déshabiller le soir? Ne nous mettons-nous pas en voyage avec l'espoir de revenir au lieu du départ? Pourquoi ne souhaiterions-nous pas de reposer auprès des nôtres, quand ce ne serait que pour un siècle ou deux?

«Les pierres mortuaires usées par les genoux des fidèles, les églises dont les voûtes se sont écroulées sur ces lugubres monuments, nous montrent, pour ainsi dire, une seconde époque de la vie de souvenir que nous aimons à faire à nos morts, et, en général, cette vie est plus longue que la vie d'action. Mais elle aussi a un terme et finit par s'évanouir. Pourquoi le temps, dont l'inflexible tyrannie est toujours sans pitié pour l'homme, serait-il plus indulgent pour l'oeuvre de ses mains ou de son intelligence?»

CHAPITRE III.

Il est si agréable de s'occuper d'une chose qu'on ne sait qu'à demi, que nous ne devrions jamais nous permettre de rire aux dépens de l'amateur qui s'occupe sérieusement d'un art qu'il ne possédera jamais, ni blâmer l'artiste qui dépasse les limites de l'art où son talent a acquis droit de cité, pour s'égarer dans les champs voisins où il est étranger.

C'est avec cette disposition bienveillante que nous allons juger les peintures dont l'Architecte se disposa à orner la voûte et les places vides des murailles de la chapelle. Ses couleurs étaient prêtes, ses mesures prises, ses cartons dessinés. Trop modeste pour prétendre à la création, il se borna à reproduire avec goût et intelligence les délicieuses figures et les ornements antiques dont il possédait les esquisses et les plans.

L'échafaudage était dressé et son travail s'avançait rapidement, car les fréquentes visites de Charlotte et d'Ottilie doublaient son courage et enflammaient son imagination. De leur côté, les dames ne pouvaient se lasser d'admirer ces vivantes figures d'anges dont les draperies savamment éclairées, se détachaient si bien de l'azur du ciel, et qui, par leur cachet de piété simple et calme, invitaient à une douce méditation.

Un jour l'artiste avait fait monter Ottilie près de lui sur son échafaudage. La vue d'objets commodément étalés, et dont elle avait appris à se servir à la pension, éveilla tout à coup chez cette jeune fille un sentiment artistique dont elle n'avait jamais supposé l'existence; et, saisissant la palette et les pinceaux, elle termina très-heureusement une draperie commencée.

Satisfaite de voir sa nièce s'occuper ainsi, Charlotte devint plus solitaire; l'isolement était un besoin pour elle, car là, seulement, il lui était possible de se livrer aux tristes pensées qu'elle ne pouvait communiquer à personne.

L'agitation fiévreuse et les tourments outrés que les événements les plus communs causent aux hommes vulgaires, nous font sourire de pitié; mais nous nous sentons pénétrés d'un saint respect quand nous voyons devant nous un noble coeur où le destin mûrit une de ses plus mystérieuses combinaisons, sans lui permettre d'en hâter le développement et d'aller ainsi au-devant du bien ou du mal qui doit en résulter pour lui et pour les autres.

Édouard avait répondu à la lettre de sa femme, avec calme, avec résignation, mais sans abandon, sans amour surtout. Quelques jours après avoir écrit cette lettre, il disparut de sa retraite, et cacha si bien les traces de la route qu'il avait prise qu'il fut impossible de les découvrir. La voie de la publicité, celle des journaux apprit enfin à Charlotte que son mari était rentré dans la carrière militaire, car son nom figurait avec honneur dans le récit d'une bataille où il s'était distingué. La pauvre femme osa à peine se féliciter du bonheur avec lequel il venait d'échapper à tant de dangers, car elle savait qu'il en chercherait de nouveaux, non par amour pour la gloire, mais parce qu'il préférait la mort à la nécessité de renouer ses anciennes relations avec sa femme. Plus elle s'affermissait dans cette conviction, si douloureuse pour elle, plus elle s'efforçait de la cacher au fond de son âme.

Ignorant toujours le parti extrême que le Baron avait pris, et heureuse de cette ignorance, Ottilie s'était passionnée pour la peinture. Charlotte lui avait accordé avec plaisir la permission de travailler avec l'Architecte au plafond de la chapelle, et le ciel que représentait ce plafond se peupla rapidement de gracieux habitants. Devenus plus habiles par l'exercice et par l'émulation, les deux artistes faisaient des progrès visibles à mesure qu'ils avançaient dans leur travail. Les figures, surtout, dont l'Architecte s'était spécialement chargé, avaient une ressemblance plus ou moins grande avec Ottilie. Sa présence constante impressionnait le jeune artiste au point qu'il ne pouvait plus rêver d'autre physionomie que celle de cette belle enfant. Un seul ange restait encore à faire, il devait être le plus beau, et il le devint en effet: en le voyant, on eût dit qu'Ottilie planait dans les sphères célestes.

L'Architecte s'était promis d'abord de laisser les murs tels qu'ils étaient, en les couvrant toutefois d'une couche de brun clair, sur laquelle les gracieuses colonnes et les riches boiseries sculptées devaient ressortir naturellement par leur ton plus foncé. Mais, ainsi que cela arrive presque toujours en pareil cas, il modifia son premier plan, et décora ces places de corbeilles, de guirlandes et de couronnes de fruits et de fleurs; la représentation de ces dons précieux de la nature unissait, pour ainsi dire, le ciel à la terre. Dans ce dernier travail, Ottilie surpassa presque son maître: les jardins lui fournissaient les modèles les plus riches et les plus variés, et quoiqu'ils dotassent très-richement ces corbeilles et ces couronnes, les peintures se trouvèrent achevées plus tôt qu'ils ne l'auraient désiré tous deux.

Tout était terminé enfin; mais les bois des échafaudages et autres objets dont on s'était servi pour peindre gisaient pêle-mêle sur les pavés, cassés et bariolés de couleurs, et l'Architecte pria les deux dames de ne revenir dans la chapelle que lorsqu'il l'aurait fait débarrasser et nettoyer. Pendant une belle soirée, il vint les prier de s'y rendre, demanda la permission de ne pas les accompagner, et s'éloigna aussitôt.

—Quelle que soit la surprise qui nous est réservée, dit Charlotte, je ne me sens pas disposée à en profiter en ce moment. Va voir, seule, ce qu'il a fait, et tu m'en rendras compte. Je suis sûre que tu vas jouir d'un coup d'oeil agréable; mais je veux le juger d'abord par ce que tu m'en diras, je verrai ensuite avec mes propres yeux.

Ottilie, qui savait que sa tante évitait avec soin tout ce qui pouvait l'impressionner ou la surprendre, partit aussitôt et se détourna plusieurs fois dans l'espoir de voir l'Architecte, mais il ne parut point. L'église qui était achevée depuis longtemps n'avait rien de neuf à lui offrir; elle s'avança donc vers la porte de la chapelle, qui, quoique surchargée d'airain, s'ouvrit sans effort; et l'aspect de ce lieu, qu'elle croyait connaître parfaitement, lui causa un étonnement mêlé d'admiration: a travers la haute et unique fenêtre qui l'éclairait, tombait un jour grave et bizarrement nuancé; les vitraux étaient peints, ce qui donnait à l'ensemble un ton étrange, et disposait l'âme à des impressions mélancoliques. Les pavés cassés avaient été remplacés par des briques de forme différente, et unies entre elles par une couche de plâtre, de manière à former des dessins allégoriques. Ce double ornement, que l'Architecte avait fait préparer et exécuter en secret, rehaussait la beauté des peintures. Les stalles antiques savamment sculptées, qu'on avait trouvées parmi les bois et les meubles qui encombraient cette chapelle, étaient symétriquement rangées contre la muraille et offraient de solennels lieux de repos.

Ottilie contemplait avec plaisir ces détails connus, qui se présentaient devant elle comme un tout inconnu; elle fut s'asseoir dans une des stalles, et ses regards errèrent autour d'elle sans se fixer sur aucun objet; il lui semblait qu'elle était et qu'elle n'était point; qu'elle sentait et qu'elle ne sentait point; que tout disparaissait devant elle, et qu'elle disparaissait devant tout.

Lorsque le soleil, qui avait fait briller les vitraux peints d'un éclat singulier, disparut, Ottilie se réveilla tout à coup de l'inconcevable rêverie dans laquelle elle s'était abîmée, et retourna en hâte au château. Son émotion était d'autant plus vive, que ce jour était la veille de l'anniversaire de la naissance d'Édouard, fête qu'elle s'était flattée de célébrer dans une autre disposition d'esprit, et dans une situation bien différente. Les magnifiques fleurs d'automne brillaient encore sur leurs tiges; le tournesol levait toujours vers les cieux sa tête altière, et les marguerites aux mille couleurs s'inclinaient modestement vers la terre. Si une faible partie de ce luxe de la nature avait été cueillie, ce n'était pas pour tresser des couronnes à Édouard, mais pour servir de modèle aux peintures qui décoraient un lieu destiné à recevoir des monuments funéraires.

La tristesse et la mélancolie de cette soirée rappelaient cruellement à la jeune fille la joie bruyante que le Baron avait fait régner le jour de l'anniversaire de sa naissance à elle; le feu d'artifice, surtout, pétillait encore à ses oreilles, et brillait à ses yeux; illusion pleine de charmes et de désespoir, car elle était seule! Son bras ne se reposait plus sur celui de son ami; il ne lui restait pas même le vague espoir de retrouver tôt ou tard en lui une consolation, un appui.

* * * * *

EXTRAIT DU JOURNAL D'OTTILIE.

«Il faut que je signale ici une observation de notre jeune Architecte, car elle m'a paru très-juste: Lorsque nous examinons de près la destinée de l'artiste, et même celle de l'artisan, nous reconnaissons qu'il n'est pas permis à l'homme de s'approprier un objet quelconque, pas même celui qui semble lui appartenir de droit, puisqu'il émane de lui. Ses oeuvres l'abandonnent comme l'oiseau abandonne le nid où il est éclos.

«Sous ce rapport la destinée de l'Architecte est la plus cruelle de toutes. Il consacre une partie de son existence et toutes les ressources de son génie à construire et à décorer un édifice; mais dès qu'il est achevé, il en est banni. C'est à lui que les rois doivent la magnificence et la pompe imposante des salles de leurs palais; et, cependant, ils ne lui permettent pas de jouir de l'effet merveilleux de son oeuvre. Dans les temples, une limite infranchissable l'exile du sanctuaire dont la beauté imposante est son ouvrage, et il lui est défendu de monter les marches qu'il a posées, de même que l'orfèvre ne peut adorer que de loin l'ostensoir qu'il a fabriqué de ses mains. En remettant aux riches la clef d'un palais terminé, il leur donne à jamais la jouissance exclusive de tout ce qu'il a pu inventer pour rendre la vie de tous les jours commode, agréable et brillante. L'art ne doit-il pas s'éloigner de l'artiste, puisque ses oeuvre ne réagissent plus sur lui, et se détachent de lui comme la fille richement dotée se détache du père à qui elle doit cette dot? Ces réflexions nous expliquent pourquoi l'art avait plus de puissance, lorsqu'il était presque entièrement consacré au public, c'est-à-dire, aux choses qui continuent à appartenir à l'artiste, parce qu'elles appartiennent à tout le monde.

«Les anciens peuples du Nord se sont formé, sur la vie au-delà de la tombe, des idées imposantes et graves; on peut même dire qu'elles ont quelque chose d'effrayant. Ils se figuraient leurs ancêtres réunis dans d'immenses cavernes, assis sur des trônes et plongés dans de muets entretiens, puisqu'ils ne se parlaient que de la pensée. Et lorsqu'un nouveau venu, digne d'eux par sa valeur et par ses vertus, se présentait dans cette majestueuse réunion, tous se levaient et s'inclinaient devant lui. Hier j'étais assise dans la chapelle, dans une stalle sculptée, et, en face et près de moi, je voyais beaucoup de stalles semblables, mais vides. Alors les idées de ces anciens peuples me sont revenues à la mémoire, et je les ai trouvées douces et bienfaisantes. Pourquoi, me suis-je dit, ne peux-tu rester assise ici, silencieuse et pensive, jusqu'à ce qu'il arrive le bien-aimé devant lequel tu te lèveras avec joie pour lui assigner une place à tes côtés?

«Les vitraux peints font du jour un crépuscule solennel; mais il faudrait inventer une lampe permanente, afin que la nuit ne fût pas aussi noire.

«Oui, l'homme a beau faire, il ne peut se concevoir que voyant, et je crois qu'il ne rêve pendant son sommeil que pour ne pas cesser de voir. Peut-être aussi portons-nous en nous-mêmes une lumière cachée et prédestinée à sortir un jour de ces profondeurs mystérieuses, afin de rendre toute autre clarté inutile.

«L'année touche à sa fin, le vent passe sur le chaume et ne trouve plus de moissons à faire ondoyer. Les baies rouges de ces jolis arbres au feuillage dentelé semblent seules vouloir nous retracer quelques images riantes de la saison passée, comme les coups mesurés du batteur en grange nous rappellent que dans les épis dorés tombés sous la faucille du moissonneur, il y avait un principe de vie et de nourriture.»

CHAPITRE IV.

Lorsqu'il ne fut plus possible de cacher à Ottilie qu'Édouard était allé braver les chances incalculables de la guerre, elle en fut d'autant plus vivement affectée que, depuis longtemps déjà, elle n'éprouvait plus que des sensations qui lui rappelaient la fragilité des choses humaines. Heureusement, notre nature ne peut accepter qu'une certaine dose de malheur; tout ce qui dépasse cette dose l'anéantit ou ne l'atteint point. Oui, il est des positions où la crainte et l'espérance ne font plus qu'un même sentiment morne et silencieux, qu'on pourrait presque appeler de l'insensibilité. S'il n'en était pas ainsi, comment pourrions-nous continuer à vivre de la vie vulgaire, et suivre le cours de nos habitudes et nos travaux, tout en sachant que des dangers, sans cesse renaissants, enveloppent l'objet de nos affections qui vit loin de nous.

Ottilie allait pour ainsi dire s'abîmer dans la solitude silencieuse au milieu de laquelle elle vivait, lorsque le bon génie, qui veillait encore sur elle, introduisit au château une espèce de horde sauvage. Le désordre qu'elle y causa, rappela les forces actives de la jeune fille sur les objets extérieurs, et lui rendit la conscience de son être.

Luciane, la brillante fille de Charlotte, avait, ainsi que nous l'avons déjà dit, quitté le pensionnat, pour aller habiter avec sa grande-tante, qui s'était empressée de l'introduire dans le monde élégant. Là, le désir de plaire qui l'animait, devint une fascination qui captiva bientôt un jeune et riche seigneur, auquel il ne manquait, pour réunir tout ce qu'il y avait de mieux en tout genre, qu'une femme accomplie, dont tout le monde lui envierait la possession. Pour arrêter définitivement cet avantageux mariage, il fallait entrer dans des explications et des détails sans nombre, et établir des relations nouvelles; ce qui augmenta tellement la correspondance de Charlotte, qu'elle ne pouvait plus s'occuper d'autre chose.

On savait que les jeunes fiancés devaient venir voir leur mère; mais l'époque de cette visite n'était pas fixée. Ottilie se borna donc à faire lentement et par degrés les préparatifs de cette réception. Rien n'était terminé encore, lorsque le tourbillon s'abattit à l'improviste sur le château.

Des voitures découvertes amenèrent d'abord un monde de femmes de chambre et de valets; des brancards chargés de caisses et de cartons suivaient de près cette bruyante avant-garde, à laquelle succéda immédiatement le gros de l'armée, c'est-à-dire, la grande-tante, Luciane, plusieurs de ses jeunes amies du pensionnat et un nombre considérable de gentilshommes des plus à la mode. Le prétendu s'était également entouré d'un cortège d'amis de son âge et de son rang. Une pluie battante survenue tout à coup augmenta le désordre de cette entrée tumultueuse et imprévue. Les bagages gisaient pêle-mêle dans les vestibules et les antichambres, il n'y avait pas assez de bras pour les porter, pas assez de voix pour dire à qui appartenaient telle ou telle malle, caisse ou porte-manteau; les hôtes encombraient les salons et chacun voulait être logé le premier. Ottilie seule resta calme et tranquille. Son activité impassible domina la confusion générale; en peu d'heures tout le monde fut convenablement casé, et s'il était impossible de servir tant de personnes à la fois, on laissait du moins à chacun la liberté de se servir soi-même.

La route, quoique courte, avait été fatigante, les voyageurs avaient besoin de repos, et le futur désirait passer, du moins les premières journées, dans la société intime de sa belle-mère, afin de lui parler de son amour pour sa fille et de son désir de la rendre heureuse. Luciane en avait décidé autrement. Son prétendu avait amené plusieurs magnifiques chevaux de selle qu'elle ne connaissait pas encore, et elle les essaya à l'instant, en dépit de la tempête et de la pluie; il lui semblait que l'on n'était au monde que pour se mouiller et pour se sécher.

Les constructions et les promenades nouvelles dans les environs du château et dont on lui avait parlé souvent, piquaient également sa curiosité; elle voulait tout voir, tout examiner dans le plus court délai possible. Sans égard pour ses vêtements ou pour ses chaussures, elle visitait à pied les lieux où on ne pouvait se rendre ni à cheval ni en voiture. Aussi les femmes de chambre étaient-elles forcées de consacrer, non-seulement les journées, mais encore une partie des nuits à décrotter, laver et repasser.

Quand il ne lui resta plus rien à voir dans la contrée, elle se mit à faire des visites dans le voisinage; et comme elle allait toujours au galop, les limites de ce voisinage s'étendaient fort loin. On s'empressa de venir la voir à son tour, ce qui acheva d'encombrer le château. Parfois ces visites arrivaient pendant que Luciane était absente; pour remédier à cet inconvénient, elle fixa des jours de réception, et dans ces jours, une foule aussi brillante que nombreuse accourait de tous côtés.

Pendant ce temps, Charlotte réglait avec sa tante et le chargé d'affaires du futur les intérêts du jeune couple; Ottilie entretenait, par son esprit d'ordre et sa bonté, le zèle des domestiques, des chasseurs, des jardiniers, des pêcheurs et des fournisseurs de toute espèce, afin de pouvoir satisfaire aux besoins et aux caprices de cette nombreuse société.

Semblable à une comète vagabonde qui traîne après elle une crinière enflammée, Luciane n'accordait de repos à personne. A peine les visiteurs les plus âgés et les plus calmes avaient-ils arrangé leurs parties de jeu, qu'elle renversait les tables et forçait tout ce qui pouvait se mouvoir à prendre part aux danses et aux divertissements bruyants. Et qui aurait osé rester immobile, quand une aussi séduisante jeune fille exigeait le mouvement et l'action?

Toutefois, si elle ne voyait et ne demandait jamais que son plaisir à elle, les autres trouvaient aussi leur compte dans son humeur bruyante; les hommes surtout; car, grâce au tact merveilleux avec lequel elle distribuait ses prévenances et ses agaceries, chacun d'eux se croyait le mieux partagé. Dominée par le besoin de plaire toujours et à tout le monde, elle n'épargna pas même les hommes d'un caractère grave ou avancés en âge, quand leur rang ou leur position sociale leur donnait quelqu'importance. Pour les captiver, elle avait recours à toutes sortes d'attentions délicates, telles que de célébrer leurs fêtes de naissance ou de nom, dont elle s'était procurée les dates par des détours adroits.

Chez elle la malignité était pour ainsi dire érigée en système; peu satisfaite d'humilier la sagesse et le mérite, en les réduisant à rendre hommage à ses extravagances, elle aimait à se jouer des hommes jeunes et étourdis, en les enchaînant à son char, au jour et à l'heure qu'elle avait fixés d'avance pour leur défaite.

L'Architecte avait attiré son attention, beaucoup moins par ses manières distinguées, que par sa chevelure noire et bouclée, à travers laquelle il regardait avec tant d'ingénuité; mais il continua à se tenir éloigné d'elle, répondit laconiquement à ses questions, et l'évita avec un calme si parfait, qu'elle se sentit presque offensée de sa conduite. Pour l'en punir et le forcer à grossir le cortège de ses adorateurs, elle se promit de le faire le héros d'une brillante journée.

Ce n'était pas seulement par manie qu'elle se faisait toujours précéder dans ses voyages par une immense quantité de malles et de caisses; elle en avait réellement besoin pour satisfaire les nombreux caprices dont la prompte réalisation était pour elle un besoin. Jamais elle ne faisait moins de quatre toilettes par jour, et souvent même il ne lui suffisait pas de varier ainsi les costumes que les usages du monde élégant assignent à chaque partie de la journée, elle inventait encore les déguisements les plus extraordinaires, qu'elle réalisait dans les moments où on s'y attendait le moins. C'est ainsi qu'après une courte absence des salons, elle s'y glissait furtivement vêtue en paysanne, en fée, en bouquetière, et même en vieille femme, car il lui était agréable d'entendre les cris d'admiration qui retentissaient de toutes parts, quand elle rejetait brusquement le capuchon qui cachait son joli visage. Ses allures naturellement gracieuses, s'accordaient toujours si bien avec les personnages qu'elle représentait, qu'on ne pouvait la regarder sans se croire sous l'empire du plus charmant et du plus espiègle des farfadets.

Ces sortes de déguisements lui valaient encore un autre genre de triomphe, auquel elle attachait le plus grand prix; celui de faire paraître dans tout son éclat, le talent avec lequel elle exécutait des danses de caractère et des pantomimes.

Un jeune cavalier de sa suite, qui s'était exercé à accompagner sur le piano ses attitudes et ses gestes par des airs analogues, savait si bien lire ses désirs dans ses yeux, qu'il lui suffisait d'un coup d'oeil pour deviner sa pensée.

Au milieu d'une brillante soirée dansante, elle jeta sur lui un de ces regards significatifs; il la comprit et la supplia aussitôt de surprendre la société par une représentation improvisée. Cette demande parût l'embarrasser; elle se fit prier longtemps contre son habitude, feignit d'hésiter sur le choix du sujet et finit, à l'exemple de tous les improvisateurs, par demander qu'on lui en donnât un; le jeune cavalier lui indiqua celui d'Artémise au tombeau de son mari.

Luciane s'éloigna et reparut bientôt sous le costume de la royale veuve. Sa démarche était grave et imposante, une marche funèbre savamment exécutée sur le piano soutenait ses gestes et ses attitudes, et ses yeux ne quittaient point l'urne funèbre qu'elle tenait dans ses mains. Deux pages en grand deuil la suivaient, portant un grand tableau noir et un morceau de crayon blanc. Un autre cavalier de sa suite, qui était également dans le secret, poussa l'Architecte au milieu du cercle qui s'était formé autour d'Artémise; mais il avait eu soin de l'avertir qu'il ne pouvait se dispenser de jouer, dans cette scène, le rôle qui lui appartenait de droit, c'est-à-dire de dessiner sous les yeux de la reine un mausolée digne de sa douleur et du mort qui en était l'objet.

Cette exigence lui fut d'autant plus désagréable que son costume noir, il est vrai, mais étroit et à la mode, contrastait d'une manière bizarre avec la couronne, les franges, les glands de jais, les voiles de crêpe et les draperies de velours de la reine. Prenant toutefois son parti en homme d'esprit et de bonne compagnie, il s'avança gravement vers le tableau, prit le crayon qu'un des pages lui présenta et dessina un mausolée imposant et beau, mais qui semblait plutôt appartenir à un prince lombard qu'à un roi de Carie.

Tout entier à son travail il ne fit aucune attention à la reine, et ce ne fut qu'après avoir donné le dernier coup de crayon qu'il se tourna vers elle, pour lui annoncer, par une respectueuse inclination, qu'il avait accompli ses ordres. Persuadé que son rôle était joué, il allait se retirer; mais Luciane lui montra l'urne qu'elle tenait à la main, en cherchant à lui faire comprendre qu'elle voulait la voir reproduite sur le haut du monument.

L'Architecte n'obéit qu'à regret et d'un air contrarié, car ce nouvel ornement ne s'accordait nullement avec le caractère de son esquisse. De son côté, la reine était mécontente, presque humiliée: elle s'était flattée qu'il tracerait en hâte quelque chose de semblable à un tombeau, pour ne s'occuper que d'elle, et lui témoigner ainsi qu'il était sensible à la préférence marquée qu'elle venait de lui accorder sur tous les autres jeunes hommes de la société, en le choisissant pour jouer cette pantomime avec elle. Stimulée par sa vanité blessée, elle chercha plusieurs fois à établir des rapports directs avec lui, tantôt en admirant son travail avec enthousiasme, et tantôt en l'engageant indirectement à la consoler en partageant sa douleur.

Malgré ces avances, l'Architecte resta immobile et froid, ce qui la mit dans la nécessité d'occuper seule les spectateurs par l'expression de son désespoir. Plusieurs fois déjà elle avait pressé l'urne sur son coeur, levé ses regards vers le ciel, et fait plusieurs autres gestes semblables; en cherchant à les varier, elle les exagéra au point, qu'elle finit par ressembler beaucoup plus à la matrone d'Éphèse qu'à la royale veuve de Carie.

Cette scène s'était tellement prolongée, que le pianiste ne savait plus comment varier ses airs de deuil; aussi passa-t-il tout à coup à des mélodies gaies et bruyantes qui forcèrent Luciane à donner un autre caractère à ses attitudes, au moment même où elle allait exprimer à l'artiste sa larmoyante reconnaissance. On se pressa autour d'elle en l'accablant d'éloges et de remercîments, et l'Architecte eut sa part du succès; car son dessin excita une admiration générale et sincère. Le futur, surtout, en fut très-satisfait et le lui témoigna en termes flatteurs.

—Il est fâcheux, continua-t-il, que, dans peu de jours, il ne restera plus rien de ce beau dessin. Je vais le faire porter dans ma chambre, afin d'en jouir du moins aussi longtemps que possible.

—Si vous le désirez, répondit l'Architecte, je vous montrerai une collection de monuments funéraires dont cette esquisse n'est qu'une réminiscence très-imparfaite.

Ottilie, qui se trouvait près d'eux, s'empressa de lui dire qu'il ne pourrait jamais montrer ses chefs-d'oeuvre à un connaisseur plus capable de les apprécier.

Luciane accourut en ce moment et demanda quel était le sujet de leur conversation.

—Nous parlions d'une collection de dessins, lui dit son futur, que cet aimable artiste m'a promis de me montrer incessamment.

—Qu'il l'apporte tout de suite, s'écria Luciane.

Et saisissant les deux mains de l'artiste, elle ajouta d'une voix caressante:

—N'est-il pas vrai, Monsieur, que vous l'apporterez tout de suite?

—Il me semble, Madame, que cet instant est peu convenable pour un pareil examen.

—Quoi! Monsieur, dit-elle d'un ton ironiquement impérieux, vous oseriez résister aux ordres de votre reine!

Puis elle se remit à le prier et à lui prodiguer les plus gracieuses flatteries.

—N'y mettez pas d'obstination, murmura Ottilie en se penchant à l'oreille de l'artiste, qui s'éloigna aussitôt après avoir fait une inclination respectueuse, mais qui ne promettait rien.

Dès qu'il fut sorti, Luciane se mit à jouer à travers le salon avec un grand lévrier. Le pauvre animal se réfugia auprès de Charlotte. La jeune étourdie le poursuivit avec tant d'ardeur qu'elle manqua de renverser sa mère.

—Ah! que je suis malheureuse de ne pas avoir amené mon singe! s'écria-t-elle tout à coup. J'en avais l'intention, on m'en a détourné pour flatter la paresse de mes gens; mais je veux qu'on aille le chercher dès demain. Si j'avais seulement son portrait! Oh! je le ferai faire, et son image du moins ne me quittera jamais; elle me consolera, quand je ne pourrai pas avoir l'original près de moi.

—Je puis dès ce moment t'offrir cette consolation, dit Charlotte, car j'ai dans ma bibliothèque un grand nombre de gravures représentant toutes les variétés de singes.

Luciane poussa un cri de joie, et un domestique apporta l'in-folio qu'elle se mit aussitôt à feuilleter avec enthousiasme, trouvant à chacune de ces hideuses créatures, qu'on regarde à juste titre comme la plus laide parodie de l'homme, une ressemblance frappante avec les diverses personnes de sa connaissance.

—Regardez celui-ci, dit-elle, n'est-ce pas le véritable portrait de mon oncle? Et cet autre? Ah! c'est le célèbre marchand de nouveautés M——. Voici le Curé S——. Et celui-là? Ne reconnaissez-vous pas Monsieur … Monsieur … chose …? En vérité, les singes sont les vrais incroyables[2] de la bonne société; et je ne sais de quel droit on se permet de les en exclure.

Et c'était au milieu d'une bonne société qu'elle parlait ainsi, sans supposer la possibilité qu'elle pouvait blesser quelqu'un. On avait commencé par tant pardonner à ses grâces et à son esprit, qu'on était arrivé à tout pardonner à son impertinence.

Ce genre de plaisanterie avait peu d'attraits pour le futur, qui s'entretenait dans un coin avec Ottilie sur le mérite de l'Architecte, dont la jeune fille attendait le retour avec impatience; car elle espérait qu'il mettrait un terme à l'inconvenant babillage de Luciane à l'occasion des singes. A son grand étonnement, il se fit encore attendre longtemps, et lorsqu'il reparut, il se perdit dans la foule. Non-seulement il n'avait point apporté ses dessins, mais il semblait avoir oublié qu'on les lui avait demandés. Ottilie l'accusa intérieurement et avec chagrin du peu de cas qu'il faisait de sa prière. Au reste, elle ne lui avait adressé cette prière que pour procurer à son futur cousin une distraction agréable; car il était facile de voir que, malgré son amour sans bornes pour Luciane, il souffrait parfois de ses extravagances.

Bientôt les singes firent place à une splendide collation, à laquelle succédèrent des danses animées. Puis il y eut un moment de causerie paisible, et les jeux bruyants recommencèrent de nouveau et se prolongèrent bien avant dans la nuit. Luciane, que le pensionnat avait accoutumée à une vie réglée, s'était promptement façonnée aux allures du monde élégant et dissipé, et jamais elle ne pouvait ni se coucher ni se lever assez tard.

Malgré les nombreuses occupations dont elle était surchargée, Ottilie ne négligea point son journal; elle n'y inscrivit cependant pas des événements, mais des pensées et des maximes que nous n'osons pas lui attribuer. Il est probable qu'elle les puisa dans un livre qu'on lui avait prêté, et dont elle s'appropria tout ce qui portait le cachet de son caractère; car on y retrouve toujours le fil rouge des cordages de la marine royale d'Angleterre.

* * * * *

EXTRAIT DU JOURNAL D'OTTILIE.

«Nous aimons à regarder dans l'avenir, parce que nous espérons que nos voeux secrets dirigeront en notre faveur les chances du hasard qui s'y agitent.

«Nous ne nous trouvons presque jamais dans une société nombreuse sans croire, vaguement du moins, que le hasard, qui rapproche tant de choses, y amènera quelques-uns de nos amis.»

«On a beau vivre dans une retraite profonde, on devient tôt ou tard, et sans s'y attendre, créancier ou débiteur.»

«Quand nous rencontrons une personne qui nous doit de la reconnaissance, nous nous en souvenons à l'instant; mais nous pouvons rencontrer plus de cent fois celles qui ont le droit d'en exiger de notre part, sans nous le rappeler.»

«La nature nous pousse à communiquer nos sensations; l'éducation nous apprend à recevoir les communications des autres pour ce qu'ils nous les donnent.»

«Nous parlerions fort peu en société, si nous savions que nous comprenons presque toujours nous-mêmes fort mal ceux qui nous parlent.»

«C'est sans doute parce que nous ne comprenons jamais complètement les paroles des autres, que nous les changeons toujours en les rapportant.»

«Celui qui parle longtemps seul sans flatter son auditoire, excite sa malveillance.»

«Chaque parole prononcée éveille naturellement une antinomie.»

«La contradiction est aussi nuisible au charme de la conversation que la flatterie.»

«Une réunion n'est réellement agréable, que lorsque tous ceux qui la composent s'estiment et se respectent sans se craindre.»

«L'homme ne dessine jamais plus complètement son caractère, que par ce qui lui paraît ridicule.»

«Le ridicule n'est autre chose qu'une opposition aux convenances sociales, opposition qui s'harmonise avec nos penchants naturels d'une manière inoffensive.»

«L'homme qui se laisse aller à ses penchants naturels, rit souvent là, où les autres ne voient rien de risible. C'est que, pour lui, la satisfaction intérieure domine toujours les impressions qu'il reçoit des objets extérieurs.»

«Tout est ridicule pour l'homme raisonnable, rien ne l'est pour le sage.»

«On reprocha un jour à un homme âgé d'adresser toujours ses hommages aux jeunes personnes. C'est le seul moyen de se rajeunir, répondit-il; et qui de nous oserait prétendre que se rajeunir n'est pas ce qu'il désire le plus au monde?»

«Nous nous laissons tranquillement reprocher nos défauts, nous supportons même avec patience les châtiments et autres maux qu'ils entraînent; mais on nous indigne, on nous désespère, quand on veut nous contraindre à nous en corriger.»

«Il est des défauts nécessaires au bien-être des existences individuelles, et nous serions nous-mêmes peu satisfaits, si nos anciens amis se débarrassaient tout à coup des bizarreries qui les caractérisent.»

«Lorsqu'un individu se conduit d'une manière entièrement opposée à ses habitudes, on dit: Il mourra bientôt.»

«Quels sont les travers d'esprit que nous devons plutôt chercher à cultiver qu'à déraciner en nous? Ceux qui flattent les personnes au milieu desquelles nous vivons, au lieu de les offenser.»

«Les passions sont des défauts et des vertus exagérés.»

«Chaque passion est un phénix qui, au moment même où on le croit consumé, renaît de sa cendre.»

«Les passions sont des maladies sans espoir de guérison, car les moyens qui devraient les guérir, ne servent presque jamais qu'à les augmenter.»

«Lorsque nous faisons l'aveu d'une passion qui nous domine, nous en augmentons la force; mais parfois aussi cet aveu l'affaiblit.»

«Un juste équilibre n'est nulle part plus nécessaire et plus difficile, que dans notre conduite envers un objet aimé; car nous y mettons presque toujours ou trop de confiance ou trop de réserve.»

Note:

[2] Ce mot est en français dans le texte. C'est une allusion aux jeunes élégants de la France du temps de la République, que l'on désignait sous le nom d'incroyables.

CHAPITRE V.

Entraînée par le tourbillon des plaisirs les plus bruyants et les plus bizarres, Luciane continua à fouetter devant elle l'ivresse de la vie au milieu du tourbillon des plaisirs sociaux. Son cortège grossissait de jour en jour; car elle savait s'attacher, par sa bienveillance et par sa générosité, tous ceux qu'elle n'avait pu réussir à attirer par son extravagance et ses folies.

Sa grande-tante et son futur rivalisaient entre eux pour prévenir ses désirs, aussi ne connaissait-elle pas même la valeur des choses qu'elle prodiguait. Lorsqu'une dame de sa société lui paraissait moins richement habillée que les autres, elle l'affublait à l'instant d'un châle magnifique ou de toute autre parure qui lui manquait; et elle imposait ces dons avec tant d'adresse et de bonté, qu'il était aussi impossible de les refuser que de s'en offenser.

Quand elle se transportait d'un lieu à un autre, un des jeunes gentilshommes qui l'accompagnaient toujours, était spécialement chargé d'aller à la découverte des vieillards et des malades indigents, et de leur distribuer, de sa part, de riches aumônes; ce qui lui donnait la réputation d'ange tutélaire, de seconde providence des malheureux. Cette réputation flattait agréablement sa vanité, mais elle l'exposait en même temps à des inconvénients graves et réels; car cette orgueilleuse bienfaisance la rendait le point de mire, non-seulement des pauvres, mais des paresseux et des intrigants.

Le hasard qui semblait lui être toujours favorable, fit qu'on parla un jour devant elle d'un jeune homme du voisinage fort beau et fort bien fait, mais qui avait perdu la main droite dans une bataille. Cette mutilation, quoiqu'honorable, l'avait rendu si misanthrope qu'il s'était consacré tout entier à l'étude, et ne voyait qu'un très-petit nombre d'anciens amis avec lesquels il ne se trouvait pas réduit à la fâcheuse nécessité d'expliquer toujours de nouveau la catastrophe qui l'avait privé de sa main.

Luciane se promit d'attirer ce jeune homme au château. Elle réussit d'abord à le faire assister à ses réunions intimes, où elle le traita avec tant de prévenances et tant d'égards, qu'il finit par se décider à venir à ses assemblées quotidiennes, et même à ses fêtes brillantes. Dans toutes les circonstances possibles, elle avait toujours soin de le placer à ses côtés, et toutes ses attentions étaient pour lui. A table, elle le servait elle-même; et quand la présence de quelque personnage important la forçait à l'éloigner, les domestiques avaient ordre de prévenir tous ses désirs. Enfin elle témoigna tant d'égards pour son malheur, et semblait chercher si sincèrement à le lui faire oublier, qu'il finit par s'en applaudir. Pour mettre le comble à ses séductions, elle l'engagea à écrire de la main gauche et à lui adresser ses essais. Le malheureux jeune homme sentit que par ce moyen il pourrait prolonger ses rapports avec la plus séduisante des femmes, même lorsqu'il serait loin d'elle. Aussi se livra-t-il avec passion au travail qu'elle lui avait conseillé, et il lui semblait qu'il venait de s'éveiller à une vie nouvelle et pleine de charmes. Les lettres et les vers qu'il adressait à Luciane, et la préférence marquée qu'elle continuait à lui accorder, loin d'exciter la jalousie du futur, n'étaient à ses yeux qu'une preuve nouvelle du haut mérite de sa fiancée. Au reste, il avait assez observé son caractère pour être certain que la plupart de ses bizarreries étaient de nature à détruire les soupçons à mesure qu'elle les faisait naître. Elle aimait à se jouer de tout le monde, à railler et à tourmenter tantôt l'un, tantôt l'autre; à pousser, heurter, culbuter tous ceux qui l'entouraient, sans distinction de sexe, d'âge ou de rang; mais elle n'accordait à personne le droit d'en agir de même envers elle. S'offensant de la moindre liberté, elle savait tenir les autres dans les bornes de la plus sévère bienséance, que cependant elle dépassait à chaque instant. Etait-ce légèreté ou principe? mais si elle aimait passionnément les louanges, elle savait braver le blâme; et si elle cherchait à captiver les coeurs par ses prévenances, elle ne craignait pas de les blesser par son humeur moqueuse et satirique.

Dans tous les châteaux de la contrée on s'empressait de lui faire, ainsi qu'à sa société, l'accueil le plus gracieux et le plus distingué, et cependant elle ne revenait jamais de ses visites sans prouver, par ses observations railleuses, que son esprit ne saisissait jamais que le côté ridicule des diverses situations de la vie.

Là, c'étaient trois frères qui avaient vieilli dans le célibat parce que chacun d'eux aurait cru manquer à la politesse, s'il n'avait pas cédé à l'autre le privilège de se marier le premier. Ici une petite jeune femme tourbillonnait autour d'un mari vieux et grand, et ailleurs un petit homme éveillé vivait à l'ombre d'une géante disgracieuse. Ailleurs encore on butait à chaque pas dans les jambes d'un enfant, tandis qu'un autre château, malgré la nombreuse société qu'elle y réunissait, lui avait semblé vide, parce qu'il n'y avait pas d'enfants.

—Les vieux époux, disait-elle, devraient se faire ensevelir le plus tôt possible, afin que l'on pût du moins entendre, dans leur lugubre demeure, les bruyants éclats de rire des collatéraux. Quant aux jeunes époux, il faut qu'ils voyagent, car la vie de ménage les rend souverainement ridicules.

Les choses inanimées ne trouvaient pas chez elle plus d'indulgence; sa malignité s'excitait sur les antiques tapisseries de haute lisse, comme sur les tentures les plus modernes; sur les respectables tableaux de famille, comme sur les plus frivoles gravures des modes du jour.

Tous ces travers, cependant, n'étaient pas le résultat d'une méchanceté réfléchie, mais d'une pétulance folle et présomptueuse. Jamais encore elle ne s'était montrée malveillante pour personne, Ottilie seule lui inspira ce sentiment, et elle ne chercha pas même à le déguiser. Tout le monde remarquait et louait son activité infatigable, tandis que Luciane n'en parlait jamais qu'avec une amertume dédaigneuse. Pour la convaincre du mérite de cette jeune fille, on lui apprit qu'elle étendait ses soins jusque sur les jardins et sur les serres, et dès le lendemain Luciane se plaignit de la rareté des fleurs et des fruits, comme si elle avait oublié que l'on était au milieu de l'hiver. Elle poussa même la malice jusqu'à faire enlever chaque jour, sous prétexte d'orner les appartements et les tables, les fleurs en boutons et les branches vertes des arbres, afin de détruire ainsi, pour toute la saison prochaine, les espérances d'Ottilie et du jardinier dont elle secondait les intelligents travaux.

Persuadée que la pauvre enfant ne pouvait se mouvoir à son aise que dans le cercle domestique, Luciane l'en arracha malgré elle, tantôt pour aller aux assemblées ou aux bals du voisinage, tantôt pour grossir le cortège de ses promenades en traîneau et à cheval, à travers la neige, la glace et la tempête. En vain Ottilie chercha-t-elle à lui faire comprendre que ses devoirs de ménagère la retenaient à la maison, et que sa santé était trop délicate pour un pareil genre de vie, Luciane avait pour principe que tout ce qui lui convenait ne devait gêner ni incommoder personne.

Bientôt cependant elle eut lieu de se repentir de ce despotisme; car Ottilie, quoique toujours la moins parée, était, aux yeux des hommes du moins, la plus belle. Sa mélancolie pensive les attirait, et sa douceur inaltérable les fixait. Le futur lui-même subissait, sans le savoir, cette fascination; il aimait à s'entretenir avec elle, et à la consulter sur un projet qui le préoccupait fortement.

L'Architecte S'était décidé enfin à lui montrer ses dessins et sa collection d'objets d'antiquité, il consentit même à lui faire voir les travaux qu'il avait exécutés dans les domaines du Baron, ainsi que les restaurations et les peintures de l'église et de la chapelle. Cette complaisance eut le résultat qu'elle ne pouvait manquer d'avoir: le futur de Luciane conçut une haute idée du talent et du caractère de l'Architecte.

Riche, et amateur passionné des arts, ce jeune seigneur était assez sage pour sentir qu'il perdrait son temps et son argent, s'il suivait au hasard le penchant qui le poussait à faire bâtir et à réunir des objets curieux. La direction d'un homme prudent et expérimenté lui était indispensable, et personne ne pouvait mieux remplir son but que l'Architecte, dont il venait de faire connaissance d'une manière si inattendue: il en parla à Luciane qui l'excita à s'attacher sans délai ce jeune artiste.

En allant ainsi au-devant des désirs de son futur, elle n'avait d'autre intention que d'enlever à Ottilie un homme remarquable qui lui avait voué une amitié si tendre, qu'on ne pouvait manquer d'y reconnaître un commencement d'amour. L'idée que les conseils et les secours d'un artiste aussi distingué pourraient lui être utiles à elle-même, n'entrait pour rien dans sa conduite. Cependant il avait déjà plus d'une fois donné à ses fêtes improvisées un mérite réel; mais loin de lui en savoir gré, elle ne supposait pas même la possibilité qu'elle pût avoir besoin de ses avis; elle se croyait supérieure en tout et à tout le monde. Au reste, l'intelligence et l'adresse de son valet de chambre qui lui avaient suffi jusque là, étaient en effet tout ce qu'il fallait pour exécuter ses inventions vulgaires et bornées; car jamais elle ne voyait, pour célébrer les anniversaires ou tout autre jour remarquable, qu'un autel où brûlait l'encens et la flamme du sacrifice, un buste, des couronnes, des guirlandes et des transparents.

Ottilie était parfaitement à même de donner à son futur cousin une juste idée de la position dans laquelle se trouvait l'Architecte. Elle savait que Charlotte ne pouvait ni ne voulait plus l'employer, et que, sans l'arrivée de Luciane et de sa brillante suite, il aurait déjà quitté le château; la rigueur de la saison rendant d'ailleurs toute construction impossible, lors même qu'on aurait voulu en faire exécuter. L'intelligent artiste avait donc plus que jamais besoin d'un protecteur qui eût le pouvoir et la volonté d'utiliser son talent.

Les rapports de cet artiste avec l'aimable Ottilie étaient nobles et purs comme elle. La jeune fille aimait à le voir déployer sous ses yeux les forces actives de sa belle intelligence, comme on aime à être témoin des utiles travaux et des honorables succès d'un frère. Son affection calme et paisible ne sortait pas de ses limites; une passion quelconque ne pouvait plus trouver de place dans son coeur qu'Édouard remplissait tout entier; Dieu, lui qui pénètre partout, pouvait seul y régner avec lui.

Plus l'hiver devenait rigoureux et les routes impraticables, plus on s'applaudissait du hasard qui avait mis tout le voisinage à même de passer, en bonne compagnie, cette triste saison avec ses courtes journées et ses nuits interminables. Le torrent des visiteurs qui inondait le château allait toujours en croissant; on avait tant parlé de la vie joyeuse qu'on y menait, que ces bruits attirèrent les officiers en garnison dans les environs. Les uns, aussi bien élevés que bien nés augmentèrent la satisfaction générale, tandis que les autres causèrent plus d'un désordre par leur manque d'usage et leur grosse gaîté.

Au milieu de ce mouvement perpétuel, le Comte et la Baronne arrivèrent de la manière la plus inattendue; leur présence convertit tout à coup cette cohue bigarrée en une véritable cour. Les hommes les plus distingués par leur rang et leurs manières se groupèrent autour du Comte, et la Baronne donna l'impulsion aux dames qui, toutes, rendaient justice à son mérite supérieur.

On avait été surpris d'abord de les voir arriver ensemble et publiquement. L'air de satisfaction qui respirait sur leur visage avait mis le comble à cette surprise. En apprenant que la femme du Comte venait de mourir, et que, par conséquent, il pouvait épouser la Baronne dès que les convenances sociales le lui permettraient, on comprit leur gaîté et on la partagea franchement.

Ottilie seule se rappela avec une vive douleur leur première visite, et tout ce qui avait été dit alors sur le mariage et le divorce, sur le devoir et les penchants, sur les désirs et sur la résignation. Ces deux amants dont, à cette époque, rien encore n'autorisait les espérances, se représentaient devant elle, sûrs enfin de leur bonheur, au moment même où tout lui imposait la loi de renoncer au sien. Il était donc bien naturel qu'elle ne pût les revoir sans étouffer un soupir et essuyer furtivement une larme de regret.

A peine Luciane eut-elle appris que le Comte aimait la musique, qu'elle organisa des concerts, où elle espérait briller par son chant qu'elle accompagnait de la guitare, instrument dont elle se servait avec art. Quant à sa voix, elle était belle et bien cultivée; mais il était aussi impossible de comprendre les paroles qu'elle chantait que celles de toutes les belles chanteuses allemandes qui font les délices des salons. Un soir son triomphe fut troublé par un incident peu flatteur pour son amour-propre.

Au nombre des auditeurs se trouvait un jeune poète qui, pour l'instant, était l'objet de ses préférences, parce qu'elle voulait le mettre dans la nécessité de composer des vers pour elle, et de les lui dédier authentiquement. Pour hâter ce résultat, elle avait pris le parti de ne chanter que les vers de ce poète. Dès que le premier morceau fut fini, il vint comme tout le monde, ainsi que la politesse l'exige, la féliciter sur son admirable talent. Luciane, qui en avait espéré davantage de sa part, hasarda, mais en vain, plusieurs allusions sur le choix des paroles. Forcée enfin de reconnaître qu'il ne la comprenait pas, ou qu'il ne voulait pas la comprendre, elle chargea un des gentilshommes de sa suite, accoutumé à exécuter ses ordres, de demander directement au poète récalcitrant si ses vers, chantés par une si belle bouche et une voix si séduisante, ne lui avaient pas paru plus beaux qu'à l'ordinaire.—Mes vers? demanda le poète surpris, mais je n'ai entendu que des voyelles, et pas même nettement articulées! N'importe, il est de mon devoir de remercier cette dame de son aimable attention, et je m'en acquitterai.

Le Courtisan était trop bien appris pour rendre à sa souveraine un compte fidèle de sa mission, le poète paya sa dette par des phrases sonores, mais banales, et Luciane lui exprima assez clairement le désir de pouvoir chanter à la première occasion une romance composée par lui et pour elle. Piqué de cette demande, il eut un instant la pensée de lui présenter un alphabet, et de lui conseiller de prendre au hasard les premières lettres venues, avec l'intention d'en former un hymne à sa louange, qu'elle pourrait ensuite appliquer au premier air qu'il lui plairait de choisir; mais il sentit à temps que cette ironie eût été trop amère, et même inconvenante. La soirée cependant ne devait pas se passer sans faire subir à Luciane une humiliation complète, car on ne tarda pas à lui apprendre que le jeune poète venait de glisser dans le cahier de musique d'Ottilie un charmant petit poème qu'il avait composé sur un des airs favoris de la jeune fille, et dans lequel respirait un sentiment trop tendre pour qu'il fût possible de ne l'attribuer qu'à la simple galanterie.

Les personnes avides de louanges et dominées par le besoin de briller, se croient ordinairement aptes à tout, et s'attachent presque toujours de préférence à ce qu'elles font mal. Luciane était plus que toute autre soumise à cette loi; aussi ne tarda-t-elle pas à chercher de nouveaux succès dans la déclamation. Sa mémoire était bonne, mais son débit était calculé sans intelligence, et exalté sans passion. Elle avait, en outre, contracté la mauvaise habitude de ne jamais rien réciter sans faire des gestes qui confondaient désagréablement le genre lyrique et épique avec le genre dramatique.

Le Comte, dont l'esprit pénétrant avait saisi en peu de jours tous les travers de la société dont il était, pour ainsi dire, le chef et le directeur, suggéra à Luciane un projet qui devait lui fournir le moyen de se poser d'une manière nouvelle devant ses admirateurs.

—Vous avez autour de vous, lui dit-il, beaucoup de personnes spirituelles et gracieuses, et je suis étonné qu'avec leur secours vous n'ayez pas encore représenté quelques tableaux célèbres. Ces sortes de représentations demandent une foule de soins et d'apprêts, j'en conviens, mais elles ont un charme infini.

Ce genre d'amusement convenait parfaitement au goût et au caractère de Luciane, aussi s'empressa-t-elle de suivre le conseil indirect que le Comte venait de lui donner, et dont elle avait le droit d'espérer de grands succès. Sa taille élégante, ses formes arrondies, sa figure régulière et expressive, ses beaux cheveux bruns, son cou blanc et souple, tout en elle enfin était parfait et digne de servir de modèle au plus grand peintre; et son penchant pour les tableaux vivants serait sans doute devenu une passion exclusive, si elle avait su qu'elle était plus belle encore quand elle était tranquille et calme, que lorsqu'elle se mouvait sans cesse; car alors elle avait quelque chose de turbulent qui devenait parfois disgracieux.

Ne pouvant se procurer les tableaux des grands maîtres que l'on voulait représenter, on se contenta des gravures qui se trouvaient au château. On choisit d'abord le Bélisaire de Van-Dick. Le personnage assis du vieux général aveugle fut confié à un gentilhomme déjà avancé en âge, grand, bien fait et d'une physionomie noble. L'Architecte se chargea du guerrier qui, debout devant le général, le regarde avec une tristesse compatissante; par un hasard singulier, il avait réellement beaucoup de ressemblance avec ce guerrier. Luciane s'était modestement contentée de la jolie jeune femme que l'on voit au fond du tableau, faisant passer de sa bourse dans sa main, l'aumône qu'elle destine à l'aveugle. La vieille qui semble lui dire qu'elle va trop donner, et la troisième femme qui déjà remet son offrande à Bélisaire ne furent point oubliées.

Les préparatifs nécessaires pour exécuter ce tableau et ceux qui devaient le suivre, conduisirent beaucoup plus loin qu'on ne l'avait pensé d'abord; à chaque instant on avait besoin d'une foule de choses qu'il était difficile de se procurer à la campagne, et surtout au milieu de l'hiver, où les communications sont lentes et souvent même impossibles.

Tout retard était antipathique à Luciane, aussi sacrifia-t-elle sans hésiter tous les objets de sa garde-robe qui pouvaient servir pour faire des draperies et des costumes tels que les exigeaient les tableaux. L'Architecte s'occupa activement de la construction du théâtre et de la manière de l'éclairer; le Comte le seconda de son mieux, et lui donna souvent d'utiles et sages conseils.

Lorsque tout fut prêt enfin, on réunit une société nombreuse et brillante qui, depuis longtemps déjà, attendait avec impatience la première représentation.

Après avoir préparé les spectateurs par une musique appropriée au sujet du tableau de Bélisaire, on leva le rideau. Les attitudes étaient si justes, les couleurs si heureusement harmonisées, la lumière si savamment disposée, qu'on se croyait transporté dans un autre monde. Au premier abord cependant, cette réalité, mise ainsi à la place d'une fiction artistique, avait quelque chose d'inquiétant.

Le rideau retomba, mais les voeux unanimes des spectateurs le firent relever plus d'une fois. Bientôt la musique les occupa de nouveau, et jusqu'au moment où tout fut prêt pour la représentation d'un second tableau d'un genre plus élevé. Ce tableau causa une surprise générale et agréable, car c'était la célèbre Esther, du Poussin, devant Assuérus. Dans le personnage de la reine à demi évanouie, Luciane parut dans tout l'éclat de sa beauté et de ses grâces. Les filles qui la soutenaient étaient jolies, mais elle les avait si prudemment choisies, qu'aucune ne pouvait lui porter ombrage. Il est inutile, sans doute, d'ajouter qu'Ottilie fut toujours exclue par elle de la représentation de tous ces tableaux. L'homme le plus beau de la société, et le plus imposant en même temps, avait été chargé d'occuper le trône d'or du grand roi, si semblable à Jupiter; ce qui acheva de donner à l'ensemble un cachet de perfection qui tenait du merveilleux.

La réprimande paternelle de Terburg, que la belle gravure de Wille a rendue familière à tous les amis des arts, était le sujet du troisième tableau, aussi intéressant dans son genre que les deux premiers.

Un vieux chevalier assis et les jambes croisées semble parler à sa fille avec l'intention de toucher sa conscience. L'expression de ses traits et de son attitude prouve, toutefois, qu'il ne lui dit rien d'humiliant, et qu'il est plutôt peiné qu'irrité. La contenance de la jeune personne, debout devant lui, mais dont on ne voit pas le visage, annonce qu'elle cherche à maîtriser une vive émotion. La mère, témoin de la réprimande, a l'air embarrassée; elle regarde au fond d'un verre plein de vin blanc qu'elle tient à la main et dans lequel elle parait boire à longs traits.

En choisissant la position de la fille réprimandée, Luciane savait sans doute qu'elle lui fournirait l'occasion de faire ressortir tous ses avantages. Il était en effet impossible de voir quelque chose de plus beau et de plus suave que les tresses de ses longs cheveux bruns, que les contours de sa tête, de son cou, de ses épaules. Sa taille, que les modes du jour cachaient et déguisaient si désagréablement, se dessinait avec une grâce parfaite sous ce costume du moyen-âge. L'Architecte avait eu soin de draper lui-même les nombreux plis de sa robe de satin blanc; et il ne put s'empêcher de convenir que cette copie vivante était infiniment supérieure à l'original jeté sur la toile par le pinceau d'un grand artiste. L'admiration qu'elle excita fut telle qu'on ne cessa de faire relever le rideau. Le bonheur qu'éprouvaient les spectateurs en contemplant cette belle personne qui leur tournait le dos, devait nécessairement faire naître le désir de voir son visage; mais personne n'osait exprimer ce désir. Tout à coup un jeune gentilhomme, vif jusqu'à l'audace, prononça à haute voix cette formule qu'on met parfois à la fin des pages: Tournez, s'il vous plaît! Tous les spectateurs la répétèrent aussitôt en choeur, mais en vain. Les personnages du tableau connaissaient trop bien leurs intérêts pour répondre à un appel aussi contraire à l'esprit et à la nature de l'oeuvre d'art dont ils voulaient donner une juste idée. La jeune fille resta immobile, le chevalier conserva l'attitude d'un père qui gronde doucement un enfant chéri, et la mère ne détourna point ses regards du fond du verre dans lequel elle buvait toujours sans faire diminuer le vin qu'il contenait.

Nous croyons pouvoir nous dispenser de donner le détail d'une foule d'autres représentations qui étaient presque toutes empruntées aux délicieuses scènes de cabarets et de foires que nous devons aux meilleurs peintres de l'école flamande.

Le Comte et la Baronne annoncèrent enfin leur départ, en promettant de venir passer au château les premières semaines de leur mariage; et Charlotte vit avec plaisir que Luciane et sa suite ne tarderaient pas à imiter cet exemple. Le séjour de plus de deux mois que sa fille venait de faire près d'elle, l'avait suffisamment convaincue que son union avec l'homme qu'on lui destinait, lui assurerait un heureux avenir. Ce jeune gentilhomme, en effet, ne se bornait pas à l'aimer tendrement, il était fier d'elle. Riche, mais modéré dans ses désirs, toute son ambition se renfermait dans la possession d'une femme généralement admirée. Son besoin de voir tout en cette femme, et de n'être quelque chose que pour et par elle, était si prononcé, qu'il se sentait douloureusement affecté, lorsqu'une connaissance nouvelle ne donnait pas toute son attention à Luciane, et cherchait plutôt à se mettre en rapport avec lui, ainsi que cela lui arrivait quelquefois, surtout avec les hommes d'un certain âge et d'un caractère grave, dont il gagnait l'estime et la bienveillance par son mérite et son amabilité.

Les arrangements du futur avec l'Architecte n'avaient pas été longs à conclure. Après le nouvel an, l'artiste devait venir rejoindre le jeune couple dans la capitale, où il se proposait de passer le carnaval. Luciane se promettait d'exploiter cette époque de folies par les plaisirs les plus vifs et les plus variés. La représentation des tableaux qui lui avaient déjà valu tant de brillants succès, occupaient le premier rang sur la liste de ses projets d'amusement. Elle ne songea pas même à l'argent que pourrait coûter la réalisation de ces projets, car sa grande-tante et son futur l'avaient accoutumée à n'attacher aucune importance aux sommes qu'elle dissipait pour ses plaisirs.

Le départ de Luciane et de sa suite était définitivement arrêté; mais il ne pouvait s'effectuer de la manière habituelle et vulgaire, car chez elle tout avait un cachet en dehors des allures ordinaires de la vie.

A la fin d'un splendide dîner qui avait surexcité la gaîté des convives, on railla la maîtresse du château sur la rapidité avec laquelle on avait dévoré toutes ses provisions d'hiver, et sur la fausse honte qui l'empêchait d'avouer franchement à ses hôtes qu'ils n'avaient qu'à chercher fortune ailleurs puisqu'elle ne pouvait plus les nourrir.

Le gentilhomme qui, dans la représentation des tableaux, s'était chargé du personnage de Bélisaire, aspirait depuis longtemps au bonheur de posséder la charmante Luciane chez lui; son immense fortune lui permettait de satisfaire toutes les fantaisies de cet objet de son adoration. Encouragé par la plaisanterie que l'on venait de faire, il osa exprimer nettement ce désir.

—Puisque la famine vous chasse d'ici, belle dame, lui dit-il, ayez le courage d'en agir à la polonaise: venez me dévorer chez moi, et ainsi de suite à la ronde, jusqu'à ce que vous ayez affamé la contrée tout entière.

Cette proposition charma la jeune étourdie; on fit les paquets à la hâte et, dès le lendemain, l'essaim s'abattit dans sa nouvelle ruche. On y trouva plus d'espace, plus d'abondance et de profusion, et par conséquent moins d'ordre, de commodité et de bien-être réel; d'où il résultait une foule de quiproquo et de situations comiques, qui achevèrent d'enchanter Luciane.

La vie qu'elle menait et qu'elle faisait mener aux siens, devenait toujours plus désordonnée et plus sauvage: des battues dans les forêts, des courses à pied et à cheval, des collations et des danses en plein air au milieu des neiges et des glaces, enfin tout ce qu'il était possible d'imaginer de plus fatigant, de plus bizarre et de plus anti-civilisé, remplissait ses jours et une partie de ses nuits. Ne pas assister à ses folles parties, c'était lui déplaire; et qui aurait osé braver un pareil anathème?

Ce fut ainsi qu'elle s'avança de château en château, chassant, chantant, dansant, courant en traîneau, à pied et à cheval. Toujours entourée de cris de joie et d'admiration, elle arriva enfin à la capitale, où les récits des aventures galantes et les plaisirs de la cour et de la ville donnèrent enfin une autre direction à son imagination. Au reste, sa grande-tante, qui avait eu soin de la précéder de plusieurs semaines, s'était empressée de prendre toutes les mesures nécessaires, pour la faire rentrer sous le joug des habitudes du monde élégant.

* * * * *

EXTRAIT DU JOURNAL D'OTTILIE.

«Le monde prend les hommes pour ce qu'ils veulent être, mais il faut du moins qu'ils aient l'intention d'être quelque chose. On aime, en général, beaucoup mieux supporter ceux qui nous importunent, que de souffrir ceux qui nous semblent nuls.»

«On peut tout imposer à la société; elle accepte tout, hors les conséquences de ce qu'elle a accepté.»

«On ne connaît jamais que très-superficiellement les personnes qui viennent nous voir: pour juger leur valeur réelle, il faut les observer chez elles.»

«Rien ne me parait plus naturel que de trouver des sujets de blâme et des défauts aux personnes qui nous visitent, et de les juger sévèrement quand ils nous ont quitté; car en venant chez nous elles nous ont, pour ainsi dire, donné le droit de les mesurer d'après nos manières de voir. C'est une censure dont, en pareil cas, les personnes les plus justes ne s'abstiennent que fort rarement.» «Mais lorsqu'on va chez les autres, et que l'on voit leur entourage, les nécessités qui les enchaînent, les obstacles qui les retiennent, les devoirs qu'ils accomplissent et les contrariétés qu'ils supportent, il faudrait être déraisonnable ou malveillant pour s'apercevoir de ce qu'il peut y avoir de mal ou de ridicule chez des personnes respectables sous tant de rapports.»

«Ce que nous appelons la décence et les moeurs, n'est qu'un moyen pour faire arriver les hommes, de bon gré, à des résultats où il ne serait pas même toujours possible de les conduire par la force brutale.»

«La société des femmes est l'élément où se développent les bonnes moeurs.»

«Serait-il possible de faire accorder l'individualité avec le savoir-vivre?»

«Oui, mais il faudrait pour cela que le savoir-vivre ne fût qu'un moyen pour faire ressortir l'individualité. Malheureusement tout le monde aime et désire les hommes et les choses qui ont de la valeur et de l'importance, mais on ne veut pas en être gêné ou contrarié.»

«La position sociale la plus agréable est celle d'un militaire instruit et bien élevé.»

«Les militaires les plus grossiers savent du moins rester dans leur sphère, et, en cas de besoin, ils sont toujours prêts à se rendre utiles; car la conscience de la force est inséparable d'une certaine bonté instinctive.»

«Il n'y a rien de si insupportable qu'un homme du civil gauche et lourd. Puisqu'il ne se trouve jamais en contact avec des êtres grossiers, on a le droit de lui demander de le politesse et de l'élégance.»

«Lorsque nous vivons avec des personnes qui ont, pour ainsi dire, l'instinct du convenable, nous souffrons pour elles, dès qu'on fait en leur présence quelque chose d'inconvenant. C'est ainsi que je souffre toujours pour Charlotte, quand je vois quelqu'un se balancer sur sa chaise, parce que je sais que cela lui déplaît souverainement.»

«Les hommes n'entreraient jamais avec des lunettes sur le nez dans un appartement où il y a des femmes, s'ils savaient que par là ils nous ôtent l'envie de les regarder et de leur parler.»

«Ils devraient également se garder de déposer leurs chapeaux, lorsqu'ils ont à peine fini de saluer. Cela leur donne quelque chose de comique, parce que la familiarité qui succède immédiatement à un témoignage de respect est toujours ridicule.»

«Il n'est point de signe extérieur de politesse qui ne tire son origine des moeurs; la meilleure éducation, sous ce rapport, serait donc celle qui enseignerait en même temps et les signes et leur origine.»

«Les manières sont un miroir dans lequel se reflète notre propre image.»

«Il y a une certaine politesse de coeur qui tient de près à l'amour; c'est elle qui donne les manières les plus agréables et les plus gracieuses.»

«La plus belle relation de la vie est une dépendance volontaire; mais sans amour cette dépendance serait une impossibilité.»

«Nous ne sommes jamais plus loin de l'accomplissement de nos désirs, que lorsque nous possédons ce que nous avons désiré.»

«Personne n'est plus réellement esclave que celui qui se croit libre sans l'être en effet.»

«Celui qui ose se déclarer libre, se sent enchaîné de toutes parts; mais dès qu'il a le courage de se reconnaître enchaîné, il se sent libre.»

«L'amour est la seule arme qu'il soit possible d'opposer à la supériorité.»

«Quand des êtres stupides s'enorgueillissent d'un homme supérieur, ils le font haïr.»

«On prétend qu'il n'y a pas de héros en face de son valet de chambre. C'est qu'un héros ne peut être compris que par des héros, et que les valets de chambre ne savent apprécier que leurs pareils.»

«Il n'y a pas de plus grande consolation pour les hommes médiocres, que la certitude que les hommes de génie ne sont pas immortels.»

«Les plus grands hommes tiennent toujours à leur siècle par quelques-uns de ses travers, de ses faiblesses.»

«On croit, en général, les hommes plus dangereux qu'ils ne le sont en effet.»

«Ce ne sont ni les fous ni les sages qu'il faut redouter, mais les demi-fous et les demi-sages, car ceux-là seuls sont réellement dangereux.»

«Il n'y a pas de meilleur moyen possible pour échapper aux hommes, que de se consacrer aux arts. Et cependant, par ce même moyen, on leur appartient plus complètement que jamais, puisque, dans les moments de prospérité comme dans les jours de chagrin et de douleur, tous ont besoin de l'artiste.»

«L'art est la réalisation du difficile, du beau et du bon.»

«Lorsque nous voyons le difficile s'exécuter facilement, nous concevons l'idée de la possibilité de l'impossible.»

«Les difficultés augmentent à mesure qu'on approche du but.»

«Il faut moins de peine et de travail pour semer que pour récolter.»

CHAPITRE VI.

Charlotte se sentait complètement dédommagée des fatigues, des tourments et des tribulations que lui avaient causés le séjour de sa fille au château, puisqu'ils l'avaient mise à même d'apprendre à connaître parfaitement cette jeune personne. Grâce à son expérience raisonnée du monde, le caractère de Luciane n'avait rien de neuf pour elle; mais c'était pour la première fois qu'elle le voyait se dessiner avec tant de franchise et de netteté, ce qui ne l'empêcha pas d'avoir la conviction que de semblables jeunes filles peuvent, en passant par les diverses épreuves de la vie, arriver à une maturité d'autant plus remarquable et plus méritoire, que le sentiment outré de l'individualité, et l'activité turbulente qui les caractérisaient au début de leur carrière, deviennent des qualités supérieures, quand le temps leur a fait prendre une direction sage et déterminée. Il est, au reste, fort naturel qu'une mère supporte avec plaisir ce qui choque et importune les autres. Elle cherche et trouve instinctivement des sujets d'espérance heureuse, dans le caractère de ses enfants, que les étranges ne jugent favorablement que lorsqu'ils en tirent quelques avantages, ou que, du moins, ils n'en éprouvent aucune contrariété.

L'orgueil maternel de Charlotte ne tarda cependant pas être vivement blessé par un incident fâcheux dont sa fille était la cause. Ce malheur n'était pas le résultat de ses bizarreries que l'on avait réellement le droit de blâmer, mais d'un trait caractéristique, que tout le monde aimait et approuvait en elle. Luciane ne se bornait pas à rire avec les heureux, elle aimait à s'affliger avec les malheureux; elle poussait même l'esprit d'opposition jusqu'à faire tous ses efforts pour attrister les premiers et pour égayer les derniers. Dès qu'on l'accueillait intimement dans une famille dont un ou plusieurs membres se trouvaient par leur grand âge ou par leur mauvaise santé forcés de garder leur chambre, elle affectait pour eux une tendre sollicitude; les visitait dans leurs réduits solitaires, et, vantant ses hautes connaissances en médecine, elle les forçait, pour ainsi dire, à prendre quelques-unes des drogues dont se composait la pharmacie de voyage qu'elle portait partout avec elle. Il est facile de deviner que ces sortes de remèdes, distribués au hasard, augmentaient plutôt les maux qu'ils ne les soulageaient.

Les sages représentations par lesquelles on cherchait à la détourner de ce genre de bienfaisance, ne produisaient aucun résultat; car c'était précisément sous ce rapport qu'elle se croyait non-seulement à l'abri de tout reproche, mais encore digne de l'admiration générale. Convaincue de la puissance salutaire de ses drogues contre les infirmités du corps, elle avait étendu ses essais curatifs jusque sur le domaine de l'intelligence. Le mauvais succès d'une cure de ce genre, qu'elle avait tentée dans les environs du château de sa mère, eut des suites si déplorables, que l'on en parla dans toute la contrée. Ces bruits fâcheux ne tardèrent pas à arriver aux oreilles de Charlotte, qui pria Ottilie de l'éclairer sur ce sujet délicat; car la jeune fille avait été témoin de l'accident que l'on interprétait de tant de manières diverses. Nous allons le rapporter tel qu'il s'était passé:

La fille aînée du propriétaire d'un château du voisinage avait causé, involontairement, la mort de sa jeune soeur. Affectée par ce malheur au point que sa raison en était presque altérée, elle se tenait renfermée dans sa chambre où elle ne recevait ses parents et ses amis qu'isolément et les uns après les autres; car dès qu'elle voyait plusieurs personnes réunies, elle s'imaginait qu'ils venaient pour la punir de son crime. Dans toutes les autres circonstances, sa conduite était sensée, et sa conversation annonçait la pieuse résignation d'une âme blessée, qui se soumet aux arrêts de la Providence.

A peine Luciane eut-elle entendu parler de cette jeune infortunée, qu'elle conçut le projet de la rendre à la société, et de donner ainsi une preuve éclatante du pouvoir merveilleux de son intervention. Comme elle attachait un très-grand prix à la réalisation de ce projet, elle y procéda avec plus de prudence qu'à l'ordinaire, et se fit présenter secrètement à la malade dont elle captiva bientôt l'affection, en chantant et en exécutant devant elle, et pour elle seule, des morceaux de musique en harmonie avec la disposition de son esprit. Se croyant sûre d'un succès qui, d'après ses manières de voir, était déjà trop longtemps resté un secret de famille, elle voulut enfin en jouir en public. A cet effet elle traîna, un soir, la pâle et tremblante jeune fille qu'elle croyait avoir guérie, au milieu des salons du château encombrés d'une brillante société. Cette apparition inattendue excita une si vive curiosité chez les uns, et causa tant de crainte aux autres, que tout le monde se conduisit de la manière la plus maladroite et la plus déplacée. On ne regardait que la malade, on se chuchotait à l'oreille, on se pressait autour d'elle ou on la fuyait avec affectation. Déjà éblouie par l'éclat des lumières et des parures, par le bruit et les apprêts d'une fête, cet accueil acheva de troubler sa raison. Elle s'enfuit épouvantée en poussant des cris de terreur, comme si elle venait d'apercevoir un monstre prêt à la dévorer. A peine eut-elle fait quelques pas, qu'elle tomba sans connaissance; Ottilie la reçut dans ses bras et, secondée par le peu d'amis qui avaient osé la suivre, elle la porta dans sa chambre.

Luciane réprimanda sévèrement la société sur l'inconséquence de sa conduite, sans songer le moins du monde qu'elle était l'unique cause du malheur dont elle accusait les autres. Cette triste expérience n'était pas la première, et, selon toutes les probabilités, elle ne suffit pas pour la faire renoncer à la funeste manie de se poser en médecin de l'âme et du corps.

Depuis ce jour l'état de la malade avait tellement empiré, que ses parents s'étaient vus forcés de la placer dans une maison d'aliénés. Malheureusement Charlotte ne pouvait offrir que des consolations stériles, en échange du mal que sa fille avait causé. Ottilie, surtout, déplorait l'état de la pauvre malade, car elle avait la conviction qu'en continuant de la traiter comme on l'avait fait, elle n'eût pas tardé à être complètement guérie.

Cette fâcheuse circonstance rappela péniblement à la jeune fille tout ce qui lui était arrivé de désagréable pendant le séjour de sa cousine au château, et elle ne put s'empêcher de reprocher à l'Architecte le refus qu'il lui avait fait de montrer ses dessins et sa collection d'antiquités au futur de Luciane. Ce refus lui avait laissé une impression désagréable et très-naturelle, car elle sentait vaguement que ce qu'elle voulait bien se donner la peine de demander, ne devait pas être refusé par un homme tel que ce jeune artiste. Il s'empressa de se justifier.

—Si vous saviez, lui dit-il, que les personnes les plus distinguées traitent presque toujours très-cavalièrement les objets d'art les plus curieux et les plus fragiles, vous me pardonneriez de n'avoir pas voulu exposer ma collection à la brutalité de la foule. Au lieu de tenir une médaille par ses bords, la plupart des personnes appuient lourdement leurs doigts sur les plus belles empreintes, sur les fonds les plus purs; elles prennent à pleines mains les chef-d'oeuvre les plus délicats, comme si l'on pouvait juger le mérite des formes artistiques en les tâtant. On dirait qu'elles ignorent qu'une grande feuille de papier doit toujours être soutenue par les deux extrémités; elles font circuler entre le pouce et 'index, les gravures, les dessins les plus précieux, semblables à un politique présomptueux, qui, en saisissant son journal, prononce d'avance, par le froissement du papier, son jugement sur les événements que rapporte ce journal. En un mot, lorsque vingt curieux ont examiné un objet d'art et d'antiquité, le vingt-unième ne peut plus y voir grand chose.

—Je vous ai sans doute causé moi-même plus d'un chagrin, en endommageant ainsi, sans le savoir, vos précieux trésors, que j'admirais si sincèrement?

—Jamais! s'écria l'Architecte, non, jamais! le sentiment du juste et du convenable est inné chez vous.

—Il n'en serait pas moins fort utile, répondit Ottilie en souriant, d'ajouter, au traité de la civilité puérile et honnête, après le chapitre qui nous indique la manière de nous conduire à table, un chapitre indiquant, avec tous les détails nécessaires, comment on doit examiner les collections des artistes.

—Et alors les artistes les montreraient avec plus d'empressement et de plaisir, répondit gravement l'Architecte.

Ottilie avait depuis longtemps oublié ce petit démêlé, mais l'Architecte cherchait toujours de nouvelles occasions pour se justifier, et lui renouvelait sans cesse l'assurance qu'il aimait, pardessus tout, à contribuer à l'amusement de ses amis. Cette persistance lui prouva que ses reproches l'avaient blessé au coeur; se croyant coupable, à son tour elle n'eut pas le courage de refuser la faveur qu'il lui demanda avec beaucoup d'instance; et cependant un sentiment intime l'avertissait qu'il lui serait difficile de tenir l'engagement qu'elle venait de prendre.

Cette faveur concernait la représentation des tableaux. L'Architecte avait remarqué avec chagrin qu'Ottilie en avait été exclue par la jalousie de Luciane, et que Charlotte n'avait vu que les premiers essais, parce que des indispositions, naturelles dans son état, la retenaient fort souvent dans ses appartements. Aussi s'était-il promis de ne point quitter le château sans avoir donné une représentation de ce genre, supérieure à toutes celles où Luciane avait figuré. Il espérait ainsi procurer une distraction agréable à la tante, et contraindre sa charmante nièce à faire valoir, à son tour, les brillants avantages que la nature lui avait prodigués. Peut-être aussi cherchait-il un moyen de retarder son départ; car plus l'époque de ce départ approchait, plus il lui paraissait impossible de se séparer de cette jeune fille, dont le regard doux et calme était devenu nécessaire à son existence.

L'approche des fêtes de Noël lui rappela que l'imitation des tableaux par des figures en relief, tirait son origine des pieuses représentations dites présèpes, dans lesquelles on montrait l'enfant Jésus et sa Mère, recevant, malgré la bassesse apparente de sa condition, d'abord les hommages des bergers, et bientôt après ceux de trois grands rois.

Un semblable tableau s'était si fortement gravé dans son imagination, qu'il ne douta point de la possibilité de le réaliser. L'enfant fut bientôt trouvé ainsi que les bergers et les bergères; mais, selon lui, Ottilie seule pourrait donner une juste idée de la Mère de Dieu, car depuis longtemps déjà la pensée du jeune artiste l'avait élevée à cette hauteur. Lorsqu'il la pria de se charger de ce personnage, elle lui dit d'en demander la permission à sa tante qui l'accorda sans difficulté, et combattit même avec autant de bonté que de raison les scrupules de sa nièce; car la modeste jeune fille craignait de commettre une profanation, en imitant la céleste figure que l'on voulait lui faire représenter.

Sûr enfin du succès, l'Architecte travailla sans relâche afin que, la veille de Noël, tout fût prêt pour la représentation dont il se promettait tant de bonheur. Depuis longtemps déjà, la seule présence d'Ottilie semblait suffire à la satisfaction de tous ses besoins, et l'on eût dit que, tandis qu'il ne s'occupait que d'elle et pour elle, le sommeil et la nourriture lui étaient devenus inutiles.

Enfin, grâce à son infatigable activité, tout avait marché au gré de ses désirs; il était même parvenu à réunir un certain nombre d'instruments à vent dont les sons, savamment combinés, devaient disposer les coeurs aux émotions qu'il voulait leur faire éprouver.

Au jour et à l'heure indiqués le rideau se leva devant les spectateurs, qui se composaient de Charlotte et de quelques commensaux du château. Le tableau par lui-même était si connu, qu'on ne devait pas s'attendre à en recevoir une impression nouvelle, et cependant il causa, non-seulement de la surprise, mais encore de l'admiration; cet effet n'était pas produit par le tableau, mais par la perfection des réalités qui l'imitaient. L'ensemble était plutôt un effet de nuit que de crépuscule, et pourtant chaque détail se voyait et se dessinait distinctement. L'artiste avait eu l'heureuse idée de faire de l'Enfant-Dieu, le centre de lumière, à l'aide d'un mécanisme savant qui portait les lampions. Ce mécanisme était caché par les figures placées sur le premier plan et à demi éclairées par des rayons obliques. D'autres lampions placés au-dessous éclairaient vivement, de bas en haut, les frais visages des jeunes filles et des jeunes garçons posés çà et là, sur les divers points du tableau. Des anges, dont l'éclat pâlissait et dont l'enveloppe brillante et aérienne paraissait épaisse et sombre devant la transparente clarté que répandait le Dieu qui venait de naître, contribuaient puissamment à la perfection de l'ensemble.

Par un hasard favorable, l'enfant s'était endormi dans une gracieuse position, et le regard pouvait, sans rencontrer aucune distraction, se reposer sur la mère. Éclairée par les faisceaux de lumière que son fils reflétait sur elle, elle relevait, avec une grâce infinie et modeste, un pan du voile qui enveloppait cet enfant précieux. Tous les personnages secondaires du tableau, matériellement éblouis par la lumière, et moralement pénétrés de respect, paraissaient avoir un instant détourné leurs regards fatigués par tant d'éclat, pour les reporter aussitôt, avec une curiosité invincible, sur le miracle qui semblait leur causer plus de surprise et de plaisir que d'admiration et de terreur. Mais pour ne pas exclure entièrement ces deux sentiments, inséparables de la nature d'un pareil sujet, l'Architecte avait eu soin d'en confier l'expression à quelques vieillards, dont les têtes antiques se dessinaient dans un clair obscur merveilleux.

L'attitude, le regard, le visage, toute la personne enfin d'Ottilie surpassait l'idéal le plus parfait qu'eût jamais rêvé le peintre le plus habile. Si un connaisseur avait été témoin de cette représentation, il aurait craint de la voir changer de nature en perdant son immobilité; mais l'Architecte seul était capable d'apprécier cette grande et merveilleuse beauté artistique; il en jouissait réellement, et cependant il ne pouvait la contempler sous son véritable point de vue, car il y figurait lui-même en qualité de berger.

Qui oserait décrire ce qu'il y avait de vraiment sublime dans Ottilie? Son âme pure sentait tout ce que la reine du ciel avait dû éprouver en ce moment, où tant d'honneurs inattendus, tant de bonheur ineffable étaient venus la surprendre; aussi ses traits exprimaient-ils l'humilité la plus angélique, la modestie la plus douce et la plus aimable.

Charlotte rendit justice à la beauté de ce tableau mais elle fut surtout impressionnée par l'enfant, et ses yeux se remplirent de larmes, en songeant que bientôt elle bercerait sur ses genoux une aussi charmante petite créature.

On baissa le rideau, car les personnages avaient besoin de repos, et le machiniste procéda aux changements nécessaires pour passer d'un tableau de nuit et d'humilité, à une image de gloire et de transfiguration.

La certitude que pas une personne étrangère n'assistait à cette pieuse momerie artistique, avait tranquillisé Ottilie sur le rôle qu'elle y jouait; aussi fut-elle désagréablement affectée lorsque pendant l'entr'acte on lui apprit qu'un étranger, dont personne ne savait le nom, venait d'arriver au château; que Charlotte l'avait accueilli avec joie et fait placer à côté d'elle. La crainte d'enlever à l'Architecte la plus belle partie de son triomphe, put seule lui donner le courage de reprendre sa place dans la seconde partie du tableau qui offrait un spectacle éblouissant. Plus d'ombres, plus de demi-teintes; l'heureuse variété des couleurs rompait seule les torrents de lumière qui inondaient la scène.

Ottilie chercha en vain à reconnaître l'homme qu'elle voyait assis près de sa tante, car son rôle la forçait à tenir ses longues paupières baissées. Il parlait avec feu et sa voix lui rappelait son professeur de la pension. Cette voix lui causa une vive émotion: il s'était passé tant de choses depuis qu'elle avait frappé son oreille pour la dernière fois! Le souvenir des joies et des douleurs qui avaient rempli cet intervalle traversa son âme en détours rapides et capricieux, comme l'éclair quand il fend et sillonne les sombres nuages qui obscurcissent le ciel.

—Pourrai-je tout lui avouer? se demanda-t-elle; suis-je digne de ce saint entourage? et que dira-t-il de cette mascarade, lui qui est l'ennemi de tout déguisement?

Pendant que le sentiment et la réflexion se croisaient ainsi dans son coeur, elle s'efforça de rester une statue immobile; mais ses yeux se remplirent de larmes; et elle se sentit soulagée d'un grand poids lorsque le réveil de l'enfant mit fin à la représentation.

Le rideau était tombe, et Ottilie, devenue libre, se trouva dans un nouvel embarras. Fallait-il donner à son ancien professeur une preuve du plaisir que sa présence lui causait en se montrant à lui sous son costume théâtral, ou devait-elle changer de vêtements? Elle ne choisit point et prit instinctivement le dernier parti. En se revoyant avec ses habits ordinaires, elle se sentit assez calme pour faire à son digne maître l'accueil qu'il avait droit d'attendre d'elle.

CHAPITRE VII.

Tout ce qui pouvait contribuer à la satisfaction de Charlotte et d'Ottilie, était naturellement agréable à l'Architecte, et en ce sens, du moins, il s'applaudit de l'arrivée du Professeur. Cependant sa modestie, et peut-être aussi un peu d'égoïsme, lui firent regretter de se voir sitôt remplacé auprès des dames. Il alla même jusqu'à craindre de se survivre à lui-même par un plus long séjour au château, et cette crainte lui donna la force de hâter son départ.

Lorsqu'il prit congé des dames, elles lui firent présent d'un gilet de soie qu'il leur avait vu broder alternativement, en enviant en secret le sort de l'heureux mortel auquel elles le destinaient. Pour un homme dont le coeur est accessible aux tendres sentiments, de pareils dons sont d'un prix inestimable, car il ne pense jamais aux jolis doigts qui travaillaient pour lui avec tant de grâces et de persévérance, sans se flatter que parfois, du moins, le coeur les guidait.

Charlotte et sa nièce estimaient sincèrement le bon Professeur, aussi faisaient-elles tout ce qui était en leur pouvoir pour rendre son séjour au château aussi agréable que possible. Les femmes nourrissent au fond de leur coeur des pensées et des sensations qui leur sont particulières et dont rien au monde ne saurait les détourner; mais dans les relations sociales, elles se laissent facilement aller aux impulsions que l'homme dont elles s'occupent pour l'instant, juge à propos de leur donner. C'est par ce mélange de répulsion et d'attraction, qu'elles exercent un empire absolu auquel, dans le monde civilisé, pas un homme ne peut se soustraire, sans se donner à lui-même un brevet de brutalité et de grossièreté.

L'Architecte avait mis ses talents au service des dames, autant pour leur plaire, que pour leur être réellement utile, ce qui avait resserré les travaux comme les causeries dans le domaine des arts. La présence du Professeur les jeta tout à coup dans une sphère différente. Cet homme, qui avait consacré sa vie à l'éducation, se distinguait par une éloquence facile et gracieuse, dont les diverses relations sociales, et surtout celles qui concernent la jeunesse, étaient toujours le but et l'objet. Il parlait trop bien pour ne pas être écouté avec plaisir, et ses discours amenèrent une révolution d'autant plus complète dans la manière d'être à laquelle l'Architecte avait accoutumé les dames, que toutes les distractions que cet artiste leur avait procurées pendant son long séjour au château, étaient entièrement opposées aux opinions de ce digne professeur.

Craignant sans doute de blâmer avec trop d'amertume les tableaux vivants dont il avait vu une représentation au moment de son arrivée, il n'en parlait jamais; mais il s'expliquait franchement sur les embellissements de l'église et de la chapelle qu'on lui montra dans la certitude qu'il les trouverait dignes d'admiration.

—Je ne connais rien de plus déplacé, de plus dangereux même, dit-il, que le mélange du sacré et du profane, et je blâmerai toujours la manie d'orner et de consacrer telle ou telle enceinte, afin que les fidèles viennent s'y abandonner à des sentiments de piété. Est-ce que ces sentiments ne sont pas gravés dans nos coeurs au point de nous suivre au milieu des objets les plus vulgaires; des êtres les plus grossiers dont le hasard peut nous entourer? Oui, dès que nous le voulons sérieusement, chaque point de l'univers devient un temple, un sanctuaire. J'aime à voir les exercices de piété s'accomplir dans la même pièce où la famille se réunit pour manger, travailler, danser. Tout ce qu'il y a de plus grand, de plus sublime dans l'homme, n'a point de formes et ne saurait être représenté que par de grandes et sublimes actions.

Peu de jours avaient suffi à Charlotte pour saisir toutes les nuances d'un caractère que, depuis longtemps, elle connaissait dans son ensemble. Persuadée que pour être réellement agréable à cet excellent homme, il fallait l'occuper à sa manière, elle avait fait réunir dans la grande salle du château les petits jardiniers, enrégimentés et dressés par l'Architecte qui, avant son départ, les avait une dernière fois passés en revue. Leur uniforme était propre et bien tenu, et leurs allures, naturellement vives et animées, annonçaient encore l'habitude de se conformer aux règles d'une sage discipline.

Se sentant dans son véritable cercle d'activité, le Professeur interrogea ces enfants. Par des détours aussi ingénieux qu'imprévus, il s'éclaira sur leurs caractères et leurs facultés; il fit plus, car, en moins d'une heure, il avança leur jugement de plusieurs années, et rendit leur raison accessible à plus d'une utile vérité. Ce résultat presque merveilleux n'échappa point à Charlotte.

—Je vous ai écouté avec attention, lui dit-elle, et cependant je ne comprends pas votre méthode. Vous n'avez parlé que de choses que tout le monde peut et doit connaître; mais comment est-il possible d'agiter et de résoudre tant de questions, et avec tant d'ordre et de suite en si peu de temps, et à travers une foule de propos qui semblaient toujours vous jeter sur un autre terrain?

—Il est peut-être imprudent, répondit en souriant le Professeur, de trahir les secrets de son métier. N'importe, je vais vous expliquer le procédé par lequel le résultat qui vient de vous étonner devient facile, naturel même. Pénétrez-vous d'un objet, d'une matière, d'une pensée, car je ne tiens pas au nom qu'on juge à propos de donner au sujet d'une démonstration, saisissez-le dans son ensemble, examinez-le dans toutes ses parties, attachez-vous-y avec fermeté, avec opiniâtreté même, puis interrogez un certain nombre d'enfants sur ce sujet, et vous reconnaîtrez sans peine ce qu'ils savent déjà, et ce qu'il faudra leur apprendre encore. Qu'importe que leurs réponses soient incohérentes ou relatives à des sujets étrangers; si vos questions les ramènent, si vous restez inébranlable dans le cercle que vous vous êtes tracé, vous finirez par les contraindre à ne penser, à ne concevoir, à ne comprendre que ce que vous voulez leur enseigner. Le plus grand, le plus dangereux défaut que puisse avoir l'homme qui se consacre à l'enseignement, est de se laisser entraîner par ses élèves, et de divaguer avec eux, au lieu de les forcer à s'arrêter avec lui sur le point qu'il s'est proposé de traiter. Si vous pouviez, Madame, vous décidera faire un essai de ce genre, je crois que vous en seriez très-satisfaite.

—Il paraît, répondit Charlotte, que les règles de la bonne pédagogie sont entièrement opposées à celles du savoir-vivre. S'arrêter longtemps et avec opiniâtreté sur une même question, est une inconvenance dans le monde, tandis que la première loi de l'instituteur est d'éviter toute digression.

—Je crois que la variété sans digression serait toujours et partout agréable et utile, malheureusement il est difficile de trouver et de conserver cet admirable équilibre.

Il allait continuer, mais Charlotte venait d'apercevoir les petits jardiniers qui traversaient la cour, et elle le fit mettre à la fenêtre pour les voir passer. Il admira de nouveau leur bonne tenue, et approuva, surtout, l'uniformité de leurs vêtements.

—Les hommes, dit-il, devraient depuis leur enfance, s'accoutumer à un costume commun à tous. Cela leur apprendrait à agir ensemble, à se perdre au milieu de leurs pareils, à obéir en masse, et à travailler pour le bien général. L'uniforme a, en outre, l'avantage de développer l'esprit militaire et de donner à nos allures quelque chose de décidé et de martial, analogue à notre caractère, car chaque petit garçon est né soldat. Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner les jeux de notre enfance, qui, tous, se renferment dans le domaine des sièges et des batailles.

—J'espère que vous me pardonnerez, dit Ottilie, de ne pas avoir soumis mes petites élèves à l'uniformité du costume. Je vous les présenterai un de ces jours, et vous verrez que la bigarrure aussi peut avoir son charme.

—J'approuve très-fort la liberté que vous leur avez laissée à ce sujet: la femme doit toujours s'habiller à son gré, non-seulement parce qu'elle seule sait ce qui lui sied et lui convient le mieux, mais parce qu'elle est destinée à agir seule et par elle-même.

—Cette opinion me paraît paradoxale, observa Charlotte, car nous ne vivons jamais pour nous …

—Toujours, au contraire, interrompit le Professeur; je dois ajouter cependant que ce n'est que par rapport aux autres femmes. Examinez l'amante, la fiancée, l'épouse, la ménagère, la mère de famille; toujours et partout elle est et veut rester seule; la femme du monde elle-même éprouve ce besoin que toutes tiennent de la nature. Oui, chaque femme doit nécessairement éviter le contact d'une autre femme, car chacune d'elles remplit à elle seule les devoirs que la nature a imposés à l'ensemble de leur sexe. Il n'en est pas ainsi de l'homme, il a besoin d'un autre homme, et s'il n'existait pas il le créerait, tandis que la femme pourrait vivre pendant toute une éternité sans songer à produire son semblable.

—Lorsqu'on a l'habitude d'énoncer des vérités d'une manière originale, dit Charlotte, on finit par donner, à ce qui n'est qu'original, les apparences de la vérité. Votre opinion, au reste, est juste sous quelques rapports, nous devrions toutes en faire notre profit, en cherchant à nous soutenir et à nous seconder, afin de ne pas donner aux hommes trop d'avantages sur nous. Convenez cependant que les hommes ne sont pas toujours parfaitement d'accord entr'eux, et que plus ils nous reprochent nos petites mésintelligences, plus ils nous autorisent à nous égayer malignement aux dépens des leurs.

Après cette conversation, le sage et prudent Professeur observa Ottilie, à son insu, dans ses fonctions d'institutrice, et il ne tarda pas à lui exprimer sa satisfaction sur la manière dont elle s'en acquittait.

—Vous avez parfaitement raison, lui dit-il, de maintenir vos élèves dans les étroites limites de l'utile, du nécessaire, et de leur faire contracter des habitudes d'ordre et de propreté. Par là elles apprennent à faire cas d'elles-mêmes, et l'on peut fonder de grandes espérances sur les enfants qui savent s'apprécier.

Ce qui le charma, surtout, dans la méthode d'Ottilie, c'est qu'elle ne sacrifiait rien aux apparences; tous ses soins se portaient sur les besoins du coeur et sur les devoirs de chaque instant.

—Si l'on avait des oreilles pour entendre, s'écria-t-il après avoir assisté à l'une des leçons de la jeune fille, il serait facile de donner en peu de mots tout un système d'éducation.

—Je vous entendrais, moi, dit Ottilie d'un air caressant, si vous vouliez me parler.

—Très-volontiers, mais ne me trahissez pas; voici mon système: Il faut élever les hommes pour en faire des serviteurs, et les femmes pour en faire des mères!

—Les femmes pourraient se soumettre à votre arrêt, répondit Ottilie en souriant, car si toutes ne deviennent pas mères, toutes en remplissent les devoirs envers les divers objets de leur affection; mais nos jeunes hommes! comment pourraient-ils adopter un principe qui les condamne à servir? Leurs moindres paroles, leurs gestes mêmes ne prouvent-ils pas que chacun d'eux se croit né pour commander.

—Voilà pourquoi il faut se garder de leur parler de ce principe. Tout le monde cherche à se glisser à travers la vie en la cajolant, mais elle ne cajole jamais personne. Qui de nous aurait eu le courage de faire volontairement, et au début de sa carrière, les concessions que le temps finit toujours par nous arracher malgré nous? Mais brisons sur un sujet qui n'a rien de commun avec le cercle d'activité que vous vous êtes créé ici, et laissez-moi plutôt vous féliciter de n'avoir affaire qu'à des élèves dont l'éducation se renferme dans le domaine de l'indispensable. Quand vos petites filles promènent leurs poupées et faufilent de jolis chiffons pour les habiller, quand leurs soeurs aînées cousent, tricotent et filent pour elles et pour le reste de la famille, dont chaque membre s'utilise à sa façon, le ménage marche pour ainsi dire de lui-même; et la jeune fille n'a presque rien à apprendre pour diriger à son tour un ménage, car elle retrouvera chez son mari tout ce qu'elle a quitté chez ses parents.

Dans les classes élevées la tâche est plus difficile, car elles envisagent les relations sociales sous un autre point de vue. Là, on demande aux instituteurs de s'occuper des apparences, de cultiver l'extérieur, et d'élargir sans cesse devant leurs élèves le cercle de l'activité et des connaissances humaines. Cela serait facile encore, si l'on savait mutuellement se poser de sages limites; mais à force de vouloir étendre l'intelligence, on la pousse, sans le vouloir, dans le vague, et l'on finit par oublier entièrement ce qu'exige chaque individualité par rapport à elle-même et par rapport aux autres individualités avec lesquelles elle peut se trouver en contact. Éviter cet écueil est un problème que chaque système d'éducation cherche à résoudre, et que pas un n'a résolu complètement. Pour ma part, je me vois à regret forcé d'enseigner à nos pensionnaires, une foule de choses qui ne leur servent qu'à perdre un temps précieux, car l'expérience m'a prouvé qu'elles cessent de s'en occuper dès qu'elles deviennent épouses et mères. Si une compagne sage et fidèle pouvait un jour s'associer à ma destinée, je serais le plus heureux des hommes, car elle m'aiderait à développer chez les jeunes personnes toutes les facultés nécessaires à la vie de famille, et je pourrais me dire que, sous ce rapport du moins, l'éducation que l'on recevrait dans ma maison serait complète. Sous tous les autres rapports l'éducation recommence presque avec chaque année de notre vie; mais celle-là ne dépend ni de notre volonté, ni de celle de nos instituteurs, mais de la marche des événements.

Ottilie trouva cette dernière observation d'autant plus juste que, dans l'espace de moins d'une année, une passion inattendue lui avait fait, pour ainsi dire, recommencer son passé tout entier; et quand sa pensée s'arrêtait sur l'avenir le plus près comme le plus éloigné, elle ne voyait partout que de nouvelles épreuves à subir.

Ce n'était pas sans intention que le Professeur venait de parler d'une compagne, d'une épouse enfin. Malgré sa modestie et sa réserve, il voulait laisser deviner à Ottilie le véritable motif de sa présence au château. Il avait été poussé à cette démarche décisive par un incident imprévu, et sans lequel peut-être il se serait toujours borné à espérer en secret.

La maîtresse de la pension déjà avancée en âge et sans enfants, cherchait depuis longtemps une personne digne de la remplacer un jour, et de devenir en même temps son héritière. Son choix s'était arrêté sur le professeur, mais il ne pouvait complètement répondre à ses espérances, qu'en se mariant avec une jeune personne capable de remplir les devoirs difficiles qui, dans un pareil établissement, ne peuvent être confiés qu'à une femme. Le coeur du professeur appartenait à son ancienne élève, des considérations de sang lui faisaient croire qu'on ne la lui accorderait pas, quand tout à coup un événement fortuit sembla lui prouver le contraire.

Déjà le mariage de Luciane l'avait autorisé à espérer le retour d'Ottilie à la pension, et les bruits qui circulaient sur l'amour du Baron pour la nièce de sa femme rendaient pour ainsi dire ce retour indispensable. Ce fut en ce moment que le Comte et la Baronne vinrent visiter le pensionnat. Dans toutes les phases de la vie sociale, l'apparition de quelque personnage important amène toujours de graves et subits changements.

Les nobles époux, que deux fois déjà nous avons vus au château de Charlotte, avaient été si souvent consultés sur le mérite des pensionnats où leurs amis voulaient placer leurs enfants, qu'ils avaient pris le parti d'apprendre à connaître par eux-mêmes le plus célèbre de tous, celui où s'était formée la brillante Luciane. Leur mariage récent leur permettait de se livrer ensemble à cet examen qui, chez la Baronne, avait un motif secret et presque personnel.

Pendant son dernier séjour au château d'Édouard, Charlotte l'avait initiée à toutes ses inquiétudes et consultée sur les moyens de sortir de l'embarras dans lequel elle se trouvait; car si d'un côté l'éloignement d'Ottilie lui paraissait plus que jamais nécessaire, de l'autre les menaces de son mari la mettaient dans l'impossibilité d'agir. La Baronne était femme à comprendre que dans une pareille situation on ne pouvait employer que des moyens détournés, et lorsque son amie lui parla de l'amour d'un des professeurs du pensionnat pour Ottilie, elle se promit d'exploiter ce sentiment pour arriver à un résultat décisif. Lorsqu'elle visita ce pensionnat, ce professeur seul captiva son attention; elle l'interrogea sur Ottilie dont le Comte fit aussitôt un éloge pompeux. Cette jeune personne l'avait distingué de la foule des hôtes insignifiants dont se composait le cortège de Luciane, et s'était presque toujours entretenu avec lui. En lui parlant, elle apprenait à connaître le monde qu'Édouard lui avait fait oublier. Un même penchant les rapprochait, il ressemblait à celui qui unit un père à sa fille, et cependant la Baronne s'en était offensée. Si elle eût encore été à cette époque de la vie où les passions sont violentes, elle aurait sans doute persécuté la pauvre Ottilie. Heureusement pour cette jeune fille l'âge l'avait rendue plus calme et elle ne forma contre elle d'autres projets que celui de l'établir le plus tôt possible, afin de la mettre dans l'impossibilité de nuire aux femmes mariées.

Ce fut dans ce but qu'elle encouragea avec autant de prudence que d'adresse les voeux du Professeur, qui finit par lui confier ses espérances; et elle les fortifia au point qu'il prit la résolution de se rendre au château de Charlotte, autant pour revoir son élève que pour la demander à sa tante. La maîtresse du pensionnat approuva ce voyage, et il partit le coeur plein de joie; car il croyait devoir compter sur l'affection de son élève. Quant à la distinction des rangs, l'esprit de l'époque l'effaçait naturellement, surtout parce qu'Ottilie était pauvre, considération que la Baronne n'avait pas manqué de faire valoir, en ajoutant que sa proche parenté avec une famille riche n'était qu'un avantage illusoire. En effet, les personnes les plus favorisées par la fortune se croient rarement le droit de priver leurs héritiers directs d'une somme un peu considérable pour en disposer en faveur de parents plus éloignés. Par une bizarrerie qui tire sans doute son origine d'un respect instinctif pour les droits de la naissance, nous semblons craindre de laisser, après notre mort, ce que nous possédions pendant notre vie aux personnes que nous aimions le mieux; car nous le léguons presque toujours à celles à qui la loi l'aurait accordé, si nous n'avions désigné personne. C'est ainsi que le dernier acte de notre existence n'est point un choix libre et indépendant, mais un hommage rendu aux institutions et aux convenances sociales.

L'accueil bienveillant que la tante et la nièce firent au Professeur l'affermit dans la conviction qu'il pouvait, sans témérité, prétendre à la main de son ancienne élève. S'il trouva moins de laisser-aller dans la conduite de cette jeune personne envers lui, elle lui parut, en général, plus communicative; il remarqua avec plaisir qu'elle avait grandi, et que, sous tous les rapports, elle s'était formée à son avantage. Cependant une crainte indéfinissable l'empêchait toujours de laisser deviner le véritable but de sa visite, et il aurait continué à garder le silence, si Charlotte, à la suite d'un entretien familier, ne lui avait pas fourni l'occasion de s'expliquer.

—Vous avez vu et examiné tout ce qui agit et se meut autour de moi, lui dit-elle. Que pensez-vous d'Ottilie? J'espère que cette question, faite en sa présence, ne vous embarrasse pas?

Le Professeur énonça son opinion avec beaucoup de sagesse, sur les divers points sur lesquels la jeune fille s'était perfectionnée. Il convint que ses allures avaient pris de l'aisance et qu'il le s'était formée, sur les choses de ce monde, des principes dont la justesse se manifestait beaucoup plus encore dans ses actions que dans ses paroles. Mais il ajouta que ces heureux changements, résultat de l'éducation morcelée et superficielle que l'on puise dans le contact du monde, avaient besoin d'être consolidés et complétés par une instruction sagement combinée.

—Je crois donc, continua-t-il, que votre aimable nièce, devrait, pour quelque temps du moins, retourner à la pension. Il est inutile de faire l'énumération des avantages qu'elle y trouverait, car elle ne peut pas encore avoir oublié ce qu'il y a d'utile et de juste dans l'enchaînement de théories et de pratiques auxquelles elle a été arrachée par une circonstance indépendante de notre volonté.

Ottilie comprit que tout le monde approuverait nécessairement les paroles du Professeur, ce qui l'affligea profondément; car il ne lui était pas permis de dire que, pour trouver tout dans la vie admirablement enchaîné et combiné, il lui suffisait d'arrêter sa pensée sur Édouard, tandis qu'en la détournant de cet homme adoré, elle ne voyait partout que désordre et confusion.

Charlotte répondit au Professeur avec une bienveillance adroite et calculée.

—Ma nièce et moi nous désirons depuis longtemps ce que vous venez de nous offrir. Dans l'état où je me trouve en ce moment, la présence de cette chère enfant m'est indispensable; mais si après ma délivrance elle désire encore retourner à la pension pour y achever son éducation si heureusement commencée, je m'empresserai de l'y conduire moi-même.

Cette promesse, quoique conditionnelle, pénétra le Professeur de la joie la plus vive; mais elle fit tressaillir Ottilie, car elle sentait qu'elle ne pourrait opposer aucun motif raisonnable à la réalisation de cette promesse. De son côté Charlotte n'avait cherché qu'à retarder la demande formelle du Professeur, tout en s'assurant de la réalité de ses intentions, dans lesquelles elle voyait un moyen favorable pour assurer l'avenir de sa nièce. Il est vrai qu'elle ne pouvait prendre ce parti qu'avec le consentement de son mari, dont elle attendait le retour immédiatement après la naissance de son enfant, se flattant toujours que le titre de père suffirait pour réveiller dans son coeur tous les devoirs et toutes les affections du mari, et qu'il s'estimerait heureux de pouvoir dédommager Ottilie de ses espérances trompées, on la mariant à un homme, si digne d'un amour qu'elle ne pourrait manquer de lui accorder.

Lorsque des personnes qui cherchent depuis longtemps à s'expliquer sur une affaire importante et grave, sont parvenues enfin à la mettre en question, et se sont convaincues que l'instant de la traiter à fond n'est pas venu encore, leur entretien est toujours suivi d'un silence qui ressemble à l'embarras, à la gêne.

Charlotte et sa nièce ne trouvaient plus rien à dire, et le Professeur se mit à feuilleter le volume de gravures contenant les diverses espèces de singes, resté au salon depuis qu'on l'y avait apporté pour amuser Luciane. Ce recueil était peu de son goût sans doute, car il le referma presque aussitôt; mais il paraît avoir donné lieu à une conversation dont nous retrouvons les principaux traits dans le journal d'Ottilie.

* * * * *

EXTRAIT DU JOURNAL D'OTTILIE.

«Je ne comprends pas comment on peut consacrer son temps et son art à retracer l'image d'un singe. Il me semble qu'il est presque avilissant d'accorder à ces vilaines créatures une place dans la famille des animaux; mais il faut être méchant et malicieux pour retrouver sous ces masques hideux des êtres humains, et surtout ceux dont se compose le cercle de nos amis et de nos connaissances.»

«C'est toujours par un travers d'esprit que nous aimons à nous occuper des charges et des caricatures. Je remercie beaucoup mon bon professeur de ne m'avoir pas imposé l'étude de l'histoire naturelle; je n'aurais jamais pu me familiariser avec les vers et les scarabées.»

«Il vient de m'avouer qu'il est de mon avis à ce sujet, et que nous ne devrions connaître la nature qu'en ce qu'elle fait immédiatement mouvoir et vivre autour de nous. Chaque arbre qui verdit, fleurit et porte ses fruits sous nos yeux, chaque plante que nous trouvons sur notre passage, chaque brin d'herbe que nous foulons à nos pieds, ont des rapports directs avec nous et sont nos véritables compatriotes. Les oiseaux qui sautent de branche en branche dans nos jardins et qui chantent dans nos bosquets, nous appartiennent et parlent un langage que, dès notre enfance, nous apprenons à connaître. Mais, qu'on se le demande à soi-même, chaque être étranger arraché à son entourage naturel, ne produit-il pas sur nous une impression inquiétante et désagréable que l'habitude seule peut vaincre? Il faut s'être façonné à un genre de vie tumultueux et bizarre, pour souffrir tranquillement autour de soi des singes, des perroquets et des nègres.»

«Quand parfois une curiosité instinctive me fait désirer de voir des objets étrangers, j'envie le sort des voyageurs; car ils peuvent observer ces merveilles dans leur harmonie avec d'autres merveilles vivantes, et qui ne sont pour elles que des relations ordinaires et indispensables. Au reste, le voyageur lui-même doit se sentir autre chose que ce qu'il était au foyer paternel. Oui, les pensées et les sensations doivent changer de caractère dans un pays où l'on se promène sous des palmiers où naissent les éléphants et les tigres.»

«Le naturaliste ne devient réellement estimable, que lorsqu'il nous représente les objets inconnus et les plus rares avec les localités et l'entourage qui forme leur véritable élément. Que je m'estimerais heureuse, si je pouvais une seule fois entendre Humbold raconter une partie de ce qu'il a vu!»

«Un cabinet d'histoire naturelle ressemble à un sépulcre égyptien, où l'on voit les plantes et les animaux dont on a fait des dieux soigneusement embaumés et symétriquement classés. Que la secte des prêtres s'occupe sous le voile du mystère religieux d'une pareille collection, je le conçois; mais jamais rien de semblable ne devrait entrer dans l'enseignement universel, où son moindre inconvénient est d'occuper une place qui pourrait être remplie par quelque chose de nécessaire et d'utile.»

«L'instituteur qui parvient à pénétrer ses élèves d'un sentiment d'admiration profond et vrai pour une bonne action, pour un beau poème, leur rend plus de services qu'en gravant dans leur mémoire, une longue série des productions de la nature avec leurs noms et leurs qualités. Le plus beau résultat d'une pareille étude est de nous apprendre ce que nous savons déjà, c'est-à-dire que, de tout ce qui existe dans la création, l'homme seul porte en lui l'image de la Divinité.»

«Chaque individu, pris isolément, est libre de s'occuper de préférence des choses qui lui plaisent le plus; mais l'homme est et sera toujours le véritable but des études de l'espèce humaine.»

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