← Retour

Les affinités électives: Suivies d'un choix de pensées du même

16px
100%

CHAPITRE VIII.

L'homme s'occupe rarement des événements de la veille. Quand le présent ne l'absorbe pas tout entier, il se perd dans un passé lointain, et use ses forces à vouloir faire revenir ce qui ne peut et ne doit plus être. C'est ainsi que dans les grandes et riches familles qui doivent tout à leurs ancêtres, on parle plus souvent du grand-père que du père, du bisaïeul que de l'aïeul.

Cette réflexion avait été inspirée au Professeur par la promenade qu'il venait de faire dans l'ancien grand jardin du château; le temps était doux et beau, c'était une de ces journées par lesquelles l'hiver, prêt à s'enfuir devant le printemps, semble vouloir emprunter les allures de son jeune et brillant successeur. Les allées régulières que le père d'Édouard avait fait planter dans ce jardin lui donnait quelque chose d'imposant; les tilleuls et tous les autres arbres avaient prospéré au-delà de toute espérance et cependant personne ne daignait plus leur accorder la moindre attention; d'autres goûts avaient donné lieu à d'autres genres d'embellissements. Les penchants et les dépenses s'étaient fixés sur un champ plus vaste. Peu accoutumé à déguiser sa pensée, le Professeur communiqua les impressions de sa promenade à Charlotte qui ne s'en offensa point.

—Hélas! lui dit-elle, nous croyons agir d'après nos propres inspirations et choisir nous-même nos plaisirs et nos travaux, mais c'est la vie qui nous entraîne; nous cédons à l'esprit de notre époque, et nous suivons ses tendances sans le savoir.

—Et qui pourrait résister à ses tendances? répondit le Professeur; le temps marche toujours, et les opinions, les manières de voir, les préjugés et les penchants marchent avec lui. Si la jeunesse du fils tombe à une époque de réaction, il est certain qu'il n'aura rien de commun avec son père. Supposons que pendant la vie de ce père on ne songeait qu'à acquérir, à consolider, à limiter la propriété et à s'en assurer la jouissance exclusive, en séparant l'intérêt individuel de l'intérêt général, le fils cherchera à étendre, à élargir ces jouissances, à les communiquer et à renverser les barrières qui les renferment dans l'arène de la personnalité.

—Ce que vous dites de ce père et de ce fils peut s'appliquer aux divers âges de la société. Qui de nous, aujourd'hui, pourrait se faire une juste idée des siècles où chaque petite ville avait ses remparts et ses fossés, chaque marais sa gentilhommière, et le plus modeste castel son pont-levis? car nos plus grandes cités détruisent leurs fortifications et les souverains comblent les fossés qui entouraient leurs demeures, comme si la paix générale était scellée pour toujours, comme si l'âge d'or devait commencer demain. Pour se plaire dans son jardin, il faut qu'il ressemble à une vaste campagne, il faut que l'art qui l'embellit soit caché comme les murs qui l'enferment. On veut agir et respirer à son aise et sans contrainte. Vous paraît-il possible, mon ami, que d'un pareil état on puisse revenir au passé?

—Pourquoi pas, puisque chaque état a ses inconvénients. Celui dans lequel nous vivons exige l'abondance et conduit à la prodigalité; la prodigalité engendre la misère, et dès que la misère se fait sentir, chacun se refoule sur lui-même. Le propriétaire forcé d'utiliser son terrain, s'empresse de relever les murailles que son père a abattues; peu à peu tout se présente sous un autre point de vue, l'utile reparaît, la crainte de se le voir enlever domine tous les esprits, et le riche lui-même finit par croire qu'il a besoin de tout utiliser, de tout défendre. Qui sait si un jour votre fils ne fera pas passer la charrue dans vos pittoresques promenades, pour se retirer derrière les sombres murailles et sous les tilleuls majestueux du jardin de son grand-père?

Charmée de s'entendre ainsi prédire un fils, Charlotte pardonna volontiers au Professeur le triste sort qu'il craignait pour ses promenades favorites.

—J'espère, dit-elle, que nous ne serons pas réduits à voir de semblables changements; mais lorsque je me rappelle les lamentations des vieillards que j'ai connus pendant mon enfance, je suis forcée de reconnaître la justesse de vos observations. Ne serait-il donc pas possible de remédier d'avance à l'opposition systématique des générations à venir, pour celles qui les ont précédées? Faudra-t-il que les goûts du fils que vous m'avez annoncé soient en contradiction avec ceux de son père, et qu'il détruise ce qu'il trouvera fait ou commencé au lieu de l'achever et de le perfectionner?

—Ce résultat pourrait s'obtenir par un moyen fort simple, mais il est peu de personnes assez raisonnables pour l'employer. Il suffirait de faire de son fils l'associé, le compagnon de ses travaux, de ses projets, de bâtir, de planter de concert avec lui, et de lui permettre des essais, des fantaisies comme on s'en permet à soi-même. Une activité peut se joindre à une autre activité, mais elle ne consentira jamais à lui succéder et à lui servir, pour ainsi dire, de rallonge et de rapiécetage. Un jeune bourgeon s'unit facilement à un vieux tronc, sur lequel on chercherait vainement à faire prendre une grande branche.

Le Professeur s'estima heureux d'avoir trouvé le moyen de dire quelque chose d'agréable à Charlotte, au moment ou il allait la quitter; car il sentait que par là il s'assurait de nouveaux droits à ses bonnes grâces. Son absence s'était déjà prolongée trop longtemps, et cependant il ne put se décider à retourner au pensionnat, qu'après avoir obtenu la conviction que Charlotte ne prendrait un parti décisif à l'égard d'Ottilie qu'après ses couches. Forcé de se soumettre à cette nécessite, il prit congé des deux dames, le coeur rempli d'heureuses espérances.

L'époque de la délivrance de Charlotte approchait, aussi ne sortait-elle presque plus de ses appartements, où quelques amis intimes lui tenaient constamment société. Ottilie continuait à gouverner la maison avec le même zèle, mais sans oser penser à l'avenir. Sa résignation était si complète qu'elle aurait voulu pouvoir toujours être utile à Charlotte, à son mari et à leur enfant; malheureusement elle n'en prévoyait pas la possibilité, et ce n'était qu'en accomplissant chaque jour les devoirs qu'elle s'était imposés, qu'elle parvenait à faire régner une harmonie apparente entre ses pensées et ses actions.

La naissance d'un fils répandit la joie dans le château; toutes les amies de Charlotte soutenaient qu'il était le portrait vivant de son père; mais Ottilie ne pouvait trouver un seul trait d'Édouard sur le visage de l'enfant dont elle venait de saluer l'entrée dans la vie avec une émotion bienveillante et sincère.

Les nombreuses démarches que nécessitaient le mariage de Luciane avaient déjà plus d'une fois forcé Charlotte à déplorer l'absence de son mari; elle en fut bien plus affligée encore, en songeant qu'il ne serait pas présent au baptême de son enfant, et que tout, jusqu'au nom qu'on donnerait à cet enfant, devait nécessairement se faire sans sa participation.

Mittler vint le premier complimenter la mère, car il avait si bien pris ses mesures, que rien d'important ne pouvait se passer au château sans qu'il en fût instruit à l'instant. Son air était triomphant, et il ne modéra sa joie en présence d'Ottilie qu'à la prière réitérée de Charlotte. Au reste, cet homme singulier possédait l'activité et la résolution nécessaires pour faire disparaître les difficultés que soulevait la naissance de l'enfant. Il hâta les apprêts du baptême, car le vieux pasteur avait déjà un pied dans la tombe, et la bénédiction de ce digne vieillard lui paraissait plus efficace pour rattacher l'avenir au passé, que celle d'un jeune successeur. Quant au nom, il choisit celui d'Othon, car c'était, disait-il, celui du père et de son meilleur ami.

La persévérance seule eût été insuffisante pour vaincre les scrupules, les hésitations, les conseils timides, les avis opposés et les tâtonnements qui renaissent à chaque instant dans les positions délicates où l'on ne veut blesser aucune exigence; il fallait de l'opiniâtreté, et Mittler était opiniâtre. Lui-même écrivit les lettres de faire part, et les fit porter par des messagers à cheval, car il tenait à faire connaître, le plus tôt possible, aux voisins malveillants et aux amis véritables un événement qui, selon lui, ne pouvait manquer de rétablir la paix dans une famille trop visiblement troublée par la passion d'Édouard, pour n'être pas devenue l'objet de l'attention générale; le monde, au reste, est toujours prêt à croire que tout ce qui se fait n'arrive que pour lui fournir des sujets de conversation. Les apprêts du baptême furent bientôt terminés; il devait avoir lieu d'une maniéré imposante, mais sans pompe. Au jour et à l'heure indiqués, le vieux pasteur, soutenu par un servant, entra dans la salle du château, où quelques amis intimes s'étaient réunis pour assister à la cérémonie. Ottilie devait être la marraine et Mittler le parrain.

Dès que la première prière fut terminée, la jeune fille prit l'enfant sur ses bras pour le présenter au baptême; ses regards s'arrêtèrent sur lui avec une douce tendresse, et rencontrèrent ses grands yeux qu'il venait d'ouvrir pour la première fois. En ce moment elle crut voir ses propres yeux, et cette ressemblance frappante la fit tressaillir. Lorsque Mittler prit l'enfant à son tour, il éprouva une surprise tout aussi grande, mais d'une nature bien différente; car il reconnut sur ce jeune visage les traits du Capitaine reproduits avec une fidélité dont il n'avait pas encore vu d'exemple.

Le bon pasteur se sentit trop faible pour ajouter à la liturgie d'usage, une allocution que la circonstance rendait indispensable. Mittler, qui avait passé une partie de sa vie dans l'exercice de ces pieuses fonctions, ne voyait jamais s'accomplir une cérémonie quelconque, sans se mettre par la pensée à la place de l'officiant. Dans la situation où il se trouvait en ce moment, son imagination devait nécessairement agir avec plus de force que jamais, et il se laissa entraîner d'autant plus facilement, qu'il n'avait devant lui qu'un auditoire peu nombreux et composé d'amis intimes.

Exposant d'abord avec beaucoup de simplicité ses devoirs et ses espérances, en sa qualité de parrain, il s'anima par degrés, car il se sentit encouragé par la vive satisfaction qui épanouissait les traits de Charlotte. Sans s'apercevoir que le vieux pasteur, épuisé de fatigue, faisait des efforts inouïs pour continuer à se tenir debout, il étendit le sujet de son discours sur tous les assistants, et peignit les obligations qu'ils venaient de contracter envers le nouveau-né avec tant de feu et d'exagération, qu'il les embarrassa visiblement; pour Ottilie, surtout, son énergique et imprudente éloquence fut une véritable torture. Trop ému lui-même pour craindre de causer aux autres des émotions dangereuses, il se tourna tout à coup vers le vieux pasteur en s'écriant d'un ton d'inspiré:

—Et toi, vénérable Patriarche, tu peux dire avec Siméon[3]: «Seigneur, laisse maintenant aller ton serviteur en paix selon ta parole, car mes yeux ont vu le Sauveur de cette maison!»

Il allait terminer enfin son discours par quelque trait brillant, mais au même instant le pasteur, à qui il allait remettre l'enfant, se pencha en avant et tomba dans les bras du servant. On se pressa autour de lui, on le déposa dans un fauteuil, le chirurgien accourut, et on lui prodigua les secours les plus empressés: vains efforts, le bon vieillard avait cessé de vivre.

La naissance et la mort, le berceau et le cercueil ainsi rapprochés, non par la puissance de l'imagination, mais par un fait réel, était un de ces événements capables de répandre la terreur au milieu de la joie la plus vive. Ottilie seule resta calme et tranquille; le visage du mort avait conservé son expression de douceur évangélique, et la jeune fille le contempla avec un sentiment d'admiration qui ressemblait presque à de l'envie. Elle sentait que chez elle aussi la vie de l'âme était éteinte, et elle se demandait avec douleur pourquoi son corps se conservait toujours.

Depuis longtemps ces tristes pensées occupaient ses journées et les remplissaient de pressentiments de mort et de séparation; mais ses nuits étaient consolantes et douces. Des visions merveilleuses lui prouvaient que son bien-aimé appartenait encore à cette terre et l'y rattachaient elle-même. Chaque soir ces visions lui apparaissaient au moment où, couchée dans son lit, elle n'était plus entièrement éveillée, et pas encore tout à fait endormie. Sa chambre lui paraissait alors très-éclairée, et elle y voyait Édouard revêtu du costume militaire, debout ou couché, à pied ou à cheval, toujours enfin dans des attitudes différentes et qui n'avaient rien de fantastique. Il agissait et se mouvait naturellement devant elle, et sans qu'elle eût cherché à surexciter son imagination par le plus léger effort. Parfois il était entouré d'objets moins lumineux que le fond du tableau, et dont les uns étaient mouvants et les autres immobiles, tels que des hommes, des chevaux, des arbres, des montagnes. Ces images cependant restaient toujours vagues et confuses; en cherchant à les définir, le sommeil la surprenait, d'heureux rêves continuaient les visions qui les avaient précédées, et le matin elle se réveillait avec la douce certitude que non-seulement Édouard vivait, mais que leurs rapports mutuels étaient toujours les mêmes.

Note:

[3] C'est le nom d'un vieillard respectable de Jérusalem qui avait été averti par le Saint-Esprit qu'il ne mourrait point sans avoir vu le Christ. Il se trouva au temple quand on y apporta Jésus pour le faire circoncire, et prononça les paroles que Goethe met ici dans la bourbe de Mittler. (Note du Traducteur.)

CHAPITRE IX.

Le printemps était venu plus tard qu'à l'ordinaire, et la végétation se développa avec une rapidité si merveilleuse, qu'Ottilie se trouva amplement récompensée des soins qu'elle avait donnés aux jardins et aux serres, car tout y verdissait et fleurissait à l'époque voulue. Les arbustes et les plantes cachés depuis si longtemps derrière les vitraux, s'épanouissaient sous l'influence extérieure de l'air auquel on venait de les exposer; et tout ce qui restait encore à faire n'était plus un travail fondé sur de vagues espérances, mais un soin plein de charmes, puisque le plaisir le suivait de si près.

Ottilie cependant se voyait fort souvent réduite à consoler le jardinier, car l'insatiabilité sauvage de Luciane qui avait demandé de la verdure et des fleurs à la neige et aux glaces, avait découronné plus d'un arbuste et dérangé la symétrie de plus d'une famille de plantes grasses ou de fleurs d'oignons. En vain la jeune fille s'efforçait-elle de persuader au vieux serviteur que la belle saison réparerait promptement ces désastres, il avait un sentiment trop profond et trop consciencieux de son art, pour trouver des consolations dans ces phrases banales.

Le jardinier digne de ce nom ne se laisse détourner par aucun autre penchant du soin qu'exige la culture des plantes, dont rien ne doit interrompre la marche régulière vers leur état de perfection, que cet état soit durable ou éphémère. Les plantes, en général, ressemblent à quelques personnes opiniâtres dont on n'obtient rien en les contrariant, et tout, quand on sait les prendre; aussi personne n'a-t-il plus, que le jardinier, besoin de l'esprit d'observation sévère et calme, et de cette conséquence dans les idées qui nous fait faire chaque jour ce qui doit être fait.

Le bon vieux serviteur, devenu le favori d'Ottilie, possédait ces qualités au suprême degré, ce qui ne l'empêchait pas depuis quelque temps de se sentir gêné dans l'exercice de ses fonctions. Aussi zélé qu'instruit, il soignait et dirigeait à la fois les vergers et les potagers, l'antique jardin à la française, l'orangerie et les serres chaudes. Son adresse défiait la nature à varier et à multiplier les espèces de fleurs d'oignons, d'oeillets, d'auricules et autres végétaux semblables; mais les fleurs et les arbustes à la mode lui étaient restés étrangers, et la botanique, dont le domaine infini s'enrichissait chaque jour de quelque découverte importante, de quelque nom nouveau, lui inspirait une crainte mêlée d'aversion. L'argent que ses maîtres dépensaient depuis près d'un an, pour acheter des plantes qui lui étaient inconnues, lui paraissait une prodigalité d'autant plus déplacée, qu'on négligeait celles qu'il cultivait depuis son enfance, et qui lui semblaient beaucoup plus précieuses. Il allait même jusqu'à douter de la bonne foi des jardiniers qui vendaient ces curiosités dont il était incapable d'apprécier la valeur.

Après avoir adressé plusieurs fois de vaines réclamations à ce sujet à Charlotte, il concentra toutes ses espérances sur le prochain retour du Baron. Ottilie le maintint de son mieux dans ces dispositions; il lui était bien doux d'entendre dire que l'absence d'Édouard laissait un vide affligeant dans les jardins, car cette absence produisait le même effet dans son coeur.

A mesure que les plantations et les greffes du Baron se développaient dans toute leur beauté, elles devenaient plus chères à Ottilie; c'est ainsi qu'elle les avait vues le jour de son arrivée au château. Elle n'était alors qu'une orpheline sans importance, combien n'avait-elle pas gagné et perdu depuis cette époque? Jamais elle ne s'était sentie ni aussi riche ni aussi pauvre. Le sentiment de son bonheur et celui de sa misère se croisait sans cesse dans son âme, et l'agitaient au point qu'elle ne pouvait retrouver un peu de calme qu'en s'attachant avec passion à tout ce qui naguère avait occupé Édouard. Espérant toujours qu'il ne tarderait pas à revenir, elle se flattait qu'il lui saurait gré d'avoir pris soin, pendant son absence, des objets de ses prédilections.

Ce même besoin de lui être agréable la poussait à veiller jour et nuit sur l'enfant qui venait de naître. Elle seule préparait son lait et le lui faisait boire, car Charlotte, n'ayant pu le nourrir, n'avait pas voulu de nourrice; elle seule aussi le portait à l'air, afin de lui faire respirer le parfum fortifiants des fleurs et des jeunes feuilles. En promenant ainsi cette jeune créature endormie, et qui ne vivait encore que de la vie des plantes, à travers les plantations nouvelles qui devaient grandir avec lui, son imagination lui retraçait vivement toute l'étendue des richesses destinées à ce faible enfant; car tout ce que ses regards pouvaient embrasser, devait lui appartenir un jour. Alors son coeur lui disait que malgré tant de prospérité il ne pourrait jamais être complètement heureux, s'il ne s'avançait pas dans la vie sous la double direction de son père et de sa mère, d'où elle arrivait naturellement à la triste conclusion, que le Ciel n'avait fait naître cet enfant que pour devenir le gage d'une union nouvelle et désormais indissoluble entre Charlotte et son mari. Cette conviction, éclose sous le ciel pur et le beau soleil du printemps, lui apparaissait avec tant de force et de clarté, qu'elle comprit la nécessité de purifier son amour pour Édouard de toute espérance personnelle. Parfois même elle croyait que ce grand sacrifice était accompli, qu'elle avait renoncé à son ami, et qu'elle se résignerait à ne plus jamais le revoir, si à cette condition il pouvait retrouver le repos et le bonheur; mais elle n'en persista pas moins dans la résolution qu'elle avait prise de ne jamais appartenir à un autre homme.

L'automne ne pouvait manquer d'être aussi riche en fleurs que le printemps, car on avait semé une grande quantité de ces fleurs dites plantes d'été, qui fleurissent non-seulement tant que dure l'automne, mais qui ouvrent hardiment leurs corolles aux mille nuances devant les premières gelées, et couvrent ainsi de tout l'éclat des étoiles et des pierres précieuses, la terre qui se cachera bientôt sous le tapis d'argent de la neige.

* * * * *

EXTRAIT DU JOURNAL D'OTTILIE.

«Lorsqu'un passage, un mot, une pensée nous ont frappé dans un livre ou dans une conversation, nous l'inscrivons aussitôt dans notre journal. Les pages de ce recueil s'enrichiraient bien plus vite si nous nous donnions la peine d'extraire les observations caractéristiques, les idées originales, les mots spirituels qui se trouvent toujours dans les lettres que nous écrivent nos amis. Malheureusement nous nous bornons à les conserver sans jamais les relire; souvent même nous les détruisons par une discrétion mal entendue, et le souffle le plus beau et le plus immédiat de la vie se perd ainsi dans le néant pour nous et pour les autres. Je me promets bien de réparer cette faute, puisqu'il en est encore temps pour moi.»

«Le livre des saisons recommence la série de ses contes charmants; grâces au Ciel, nous voilà revenus à son plus gracieux chapitre: il a pour frontispice et pour vignette les violettes et le muguet qu'on ne retrouve jamais sans plaisir sur les pages de sa vie, que malgré soi on tourne et on retourne périodiquement.»

«C'est à tort que nous accusons les pauvres et surtout les enfants qui mendient à travers la campagne, car ils cherchent à s'occuper utilement dès qu'ils en trouvent la possibilité. A peine la nature ouvre-t-elle une partie de ses riants trésors, que les enfants l'exploitent comme une branche d'industrie qui leur appartient de droit. Ce n'est plus l'aumône qu'ils demandent quand nous les rencontrons dans nos promenades, non, ils nous présentent un bouquet qu'ils se sont donnés la peine de cueillir pour nous, pendant que nous dormions encore; et le regard qui accompagne ce bouquet quand ils nous le présentent, est suave et gracieux comme lui; c'est qu'on n'a jamais l'air humble ou craintif quand on se sent le droit d'exiger ce qu'on demande.»

«Pourquoi la durée d'une année nous paraît-elle à la fois si courte et si longue? Courte en réalité et longue par le souvenir! C'est ainsi du moins qu'a été pour moi l'année qui vient de s'écouler. En visitant les jardins je sens plus que partout ailleurs jusqu'à quel point le passager et le durable se touchent et se confondent. Cependant il n'y a rien d'assez passager pour ne pas laisser après soi une trace, un semblable qui rappelle son souvenir.»

«On s'accommode de l'hiver. Nous croyons avoir plus de place dans la nature quand les arbres dépouillés se posent devant nous comme autant de fantômes transparents. Ils ne sont rien, mais aussi ils ne couvrent rien. Dès que les premiers bourgeons paraissent, notre impatience devance le temps et demande que le feuillage se développe, que les arbres prennent des formes déterminées, que le paysage se corporifie.»

«Toute perfection, n'importe dans quel genre, doit dépasser les limites de ce genre, et devenir quelque chose d'incomparable. Le rossignol a beaucoup de sons qui appartiennent à l'oiseau, mais il en a d'autres qui s'élèvent au-dessus de tous ceux que peuvent produire les espèces ailées, et qui semblent vouloir leur enseigner ce que c'est que le chant.»

«La vie sans amour ou sans la présence de l'objet aimé, n'est qu'une comédie à tiroir. Ouvrant et fermant au hasard, tantôt l'un, tantôt l'autre de ces tiroirs, on peut y trouver parfois des choses bonnes et remarquables; mais elles ne sont jamais liées entr'elles que par un lien fragile et accidentel.»

«On doit toujours et partout commencer par le commencement, tandis qu'on ne cherche toujours et partout que la fin.»

CHAPITRE X.

La santé de Charlotte s'était parfaitement remise. Heureuse et fière du robuste garçon auquel elle avait donné la vie, ses yeux et sa pensée suivaient chaque développement de la physionomie expressive de cet enfant. Sa naissance l'avait rattachée au monde et à ses divers rapports, et réveillé son ancienne activité; tout ce qu'elle avait fait, créé, établi pendant l'année écoulée lui revenait à la mémoire et lui causait un plaisir nouveau, puisque tout cela devait profiter à son fils.

Dominée par ce sentiment de mère, elle se rendit un jour dans la cabane de mousse avec Ottilie et l'enfant qu'elle fit déposer sur la petite table comme sur un autel domestique. En voyant auprès de cette table deux places vides, occupées naguère par Édouard et par le Capitaine, le passé se présenta vivement devant elle, et fit germer dans sa pensée un nouvel espoir pour elle et pour Ottilie.

Les jeunes filles examinent probablement, dans leur silence pudique, les jeunes hommes de leur société habituelle, en se demandant à elles-mêmes lequel elles désireraient pour époux. Mais la femme chargée de l'avenir d'une fille ou d'une jeune parente étend ses recherches sur un cercle plus vaste; Charlotte se trouvait dans ce cas: aussi son imagination lui représenta-t-elle le Capitaine qui, quelques mois plus tôt, avait occupé un des sièges restés vides dans la cabane, et elle crut voir en lui le futur mari d'Ottilie; car elle savait qu'il n'y avait plus aucun espoir de conclure le brillant mariage que le Comte avait projeté pour lui.

La jeune fille prit l'enfant dans ses bras et suivit Charlotte qui venait de sortir brusquement de la cabane pour continuer sa promenade, pendant laquelle elle s'abandonna à une foule de réflexions.

—La terre ferme a aussi ses naufrages, se dit-elle à elle-même, et il est aussi louable qu'utile de chercher à réparer ces désastres inévitables le plus promptement possible. La vie est-elle autre chose qu'un échange perpétuel de pertes et de gains? Qui de nous n'a pas été arrêté dans un projet favori? détourné de la route qu'il croyait avoir choisie pour toujours? Que de fois n'avons-nous pas abandonné le but vers lequel nous tendions depuis longtemps, pour aspirer à un prix plus noble et plus grand? Lorsqu'un voyageur brise sa voiture en route, cet accident lui paraît fâcheux, et cependant il lui vaut parfois une connaissance, un lien nouveau qui embellira le reste de sa vie. Oui, le destin se plaît à réaliser nos voeux, mais à sa manière; il aime à nous donner plus que nous ne demandions d'abord.

En arrivant sur le haut de la montagne, près de la maison d'été, Charlotte trouva pour ainsi dire la réalisation des pensées auxquelles elle venait de se livrer, car le tableau qui se déroulait sous ses yeux dépassait ses espérances. Tout ce qui aurait pu nuire à l'effet de l'ensemble en lui donnant un cachet de petitesse ou de confusion, avait disparu. La beauté calme et grandiose du paysage se dessinait nettement aux regards étonnés, qui se reposaient avec plaisir sur la verdure naissante des plantations nouvelles, destinées à unir agréablement les parties trop coupées.

La vue dont on jouissait des fenêtres du premier étage de la maison était aussi belle que variée, et faisait pressentir le charme que devaient nécessairement lui prêter les variations des effets de lumière, de soleil et de lune. La maison était presque habitable; quelques journées de menuisier, de peintre en bâtiments et de tapissier suffisaient pour terminer ce qui restait à faire. Charlotte donna des ordres en conséquence, puis elle y fit apporter des meubles et approvisionner la cave et les cuisines, car le château était trop éloigné pour aller à chaque instant y chercher les objets de première nécessité.

Ces préparatifs achevés, les dames s'installèrent avec l'enfant dans cette charmante demeure, environnée de tous côtés de promenades aussi pittoresques qu'intéressantes. Dans ces régions élevées, elles respiraient avec bonheur l'air frais et embaumé du printemps.

Ottilie cependant descendait toujours de préférence, tantôt seule et tantôt avec l'enfant dans ses bras, le sentier commode qui conduisait vers les platanes, et de là à l'une des places où l'on trouvait la nacelle pour traverser le lac. Ce plaisir avait beaucoup d'attrait pour elle, mais elle ne se le permettait que lorsqu'elle était seule; car Charlotte, que la plus légère apparence de danger faisait trembler pour son enfant, lui avait recommandé de ne jamais le promener sur l'eau. Le jardinier, accoutumé à voir la jeune fille partager sa sollicitude pour les fleurs, ne fut point négligé; elle laissait rarement passer une journée sans aller le visiter dans ses jardins.

A cette époque Charlotte reçut la visite d'un Anglais qu'Édouard avait rencontré plusieurs fois dans ses voyages. Ils s'étaient promis de venir se voir si l'un se trouvait dans le pays de l'autre, et le Lord, à qui l'on avait parlé des embellissements que le Baron avait fait faire dans ses domaines, s'était empressé de réaliser sa promesse. Muni d'une lettre de recommandation du Comte, il arriva chez Charlotte et lui présenta son compagnon de voyage, homme d'un caractère aimable et doux, qui le suivait partout.

Ce nouvel hôte visita la contrée, tantôt avec les dames ou avec son compagnon, tantôt avec le jardinier ou les gardes forestiers, parfois même seul; et ses remarques prouvaient qu'il savait apprécier les travaux achevés et ceux qui ne l'étaient pas encore; et que lui-même avait fait exécuter de semblables embellissements dans ses propriétés. Au reste, tout ce qui pouvait donner de l'importance ou un charme quelconque à la vie, l'intéressait, et il y prenait une part active, quoiqu'il fût déjà avancé en âge.

Sa présence fit sentir plus vivement aux dames la beauté des sites qui les entouraient. Son oeil exercé saisissait chaque point remarquable delà contrée qui le frappait d'autant plus vivement, que ne l'ayant pas vue avant les changements exécutés, il ne pouvait savoir ce qu'il devait a l'art ou à la nature. On peut dire en général que ses observations agrandissaient et enrichissaient la contrée, car cet amateur passionné jouissait d'avance du charme qu'y ajouteraient les plantations nouvelles que son imagination voyait déjà telles qu'elles seraient quelques années plus tard. Mais s'il admirait tout ce qui était et tout ce qui ne pouvait manquer d'être bientôt, aucun oubli n'échappait à sa pénétration. Indiquant ici une source qui n'avait besoin que d'être déblayée pour en faire l'ornement d'un vaste bocage, et là un creux de montagne, qui, un peu élargi, formerait un lieu de repos d'où l'on pourrait, en abattant seulement quelques arbres, apercevoir de magnifiques masses de rochers pittoresquement entassés, il félicitait Charlotte de ce qu'il lui restait encore quelque chose à faire, et l'engageait à ne pas aller trop vite, afin de prolonger aussi longtemps que possible le plaisir de créer et d'embellir.

Cet homme si sociable ne se rendait jamais importun, car il savait s'occuper utilement. A l'aide d'une chambre obscure qu'il portait partout avec lui, il reproduisait les points de vue les plus saillants des contrées qu'il visitait, et se procurait ainsi un recueil de dessins aussi agréable pour lui que pour les autres. Pendant les soirées qu'il passait avec les dames, il leur montrait ses dessins qui les amusaient d'autant plus, que les récits et les explications dont l'aimable Lord les accompagnait, faisaient passer sous leurs yeux, au milieu de la profonde solitude dans laquelle elles vivaient, les rivages et les ports, les mers et les fleuves, les montagnes et les vallées les plus célèbres, ainsi que les castels et les autres localités immortalisés par les événements historiques dont ils avaient été le théâtre. Cet intérêt cependant était d'une nature différente chez chacune des deux dames. L'importance historique captivait Charlotte, tandis qu'Ottilie aimait a s'arrêter sur les contrées dont Édouard lui avait parlé souvent, et avec prédilection; car nous avons tous des souvenirs de faits ou de localités plus ou moins éloignés, auxquels nous revenons toujours avec plaisir parce qu'ils se trouvent en harmonie avec certaine particularité de notre caractère, ou avec certains incidents de notre vie, que l'habitude ou nos penchants naturels nous ont rendus chers.

Lorsque les dames demandaient au noble Lord dans laquelle des charmantes contrées dont il leur montrait les dessins il se fixerait de préférence, s'il avait la liberté du choix, il éludait une réponse directe et se bornait à raconter les aventures agréables qui lui étaient arrivées dans les unes ou les autres de ces contrées, et il en vantait le charme, avec une prononciation en français pittoresque, qui donnait à son langage quelque chose de piquant. Un jour Charlotte lui ayant demandé positivement quel était son domicile actuel, il répondit avec une franchise à laquelle elle était loin de s'attendre.

—J'ai contracté l'habitude de me croire partout dans mes propres foyers, au point que je ne trouve rien de plus commode que de voir les autres bâtir, planter et tenir ménage pour moi. Je n'ai nulle envie de revoir mes propriétés, d'abord pour certaines raisons politiques, et puis parce que mon fils, pour lequel je les avais embellies dans l'espoir de l'en voir jouir avec moi, ne s'y intéresse nullement. Il s'est embarqué pour les Indes, afin d'y utiliser ou gaspiller sa vie comme l'ont fait et le feront tant d'autres avant et après lui. J'ai remarqué, en général, que nous nous occupons beaucoup trop de l'avenir. Au lieu de nous installer commodément dans une position médiocre, nous cherchons toujours à nous étendre, ce qui ne sert qu'à nous mettre plus mal à l'aise nous-mêmes, sans aucun avantage pour les autres. Qui est-ce qui profite maintenant des bâtiments que j'ai fait élever, des parcs et des jardins que j'ai fait planter? Certes ce n'est pas moi, ce n'est pas même mon fils, mais des étrangers, des voyageurs que la curiosité attire, et que le besoin de voir toujours quelque chose de nouveau pousse sans cesse en avant. Au reste, malgré tous nos efforts pour nous trouver bien chez nous, nous ne le sommes jamais qu'à demi, surtout à la campagne où il nous manque, à chaque instant, quelque chose que la ville seule peut nous fournir. Le livre que nous désirons le plus ne se trouve jamais dans notre bibliothèque, et les objets de première nécessité, du moins selon nous, sont précisément ceux qu'on a oublié de mettre à notre portée. Oui, nous passons notre vie à arranger telle ou telle demeure dont nous déménageons avant d'avoir pu terminer nos apprêts. C'est rarement notre faute, et presque toujours celle des circonstances, des passions, du hasard, de la nécessité.

Le Lord était loin de présumer que ces observations pouvaient s'appliquer à la situation de la tante et de la nièce. Les généralités les plus indéterminées deviennent toujours des allusions, quand on les énonce devant plusieurs personnes, lors même que l'on connaîtrait parfaitement l'ensemble de leurs rapports de famille et de société.

Charlotte avait si souvent été blessée de la sorte par les amis les mieux intentionnés, et sa haute raison envisageait le monde sous un point de vue si juste, qu'elle supportait, sans en souffrir, les attaques involontaires qui la forçaient à reporter ses regards sur tel ou tel point fâcheux de son existence. Mais pour Ottilie qui rêvait et pressentait plutôt qu'elle ne jugeait, et que son extrême jeunesse autorisait à détourner les yeux de ce qu'elle ne voulait ou ne devait pas voir; pour Ottilie, disons-nous, les remarques de l'Anglais avaient quelque chose d'effrayant. Il lui semblait qu'il venait de déchirer le voile gracieux sous lequel l'avenir se cachait encore pour elle. Le château, les promenades, les constructions nouvelles, ne lui paraissaient plus que de froides inutilités, puisque leur véritable propriétaire n'en jouissait pas, et qu'il errait à travers le monde, non en voyageur et pour sa propre satisfaction, mais exposé à tous les dangers de la carrière militaire dans laquelle il avait été poussé par dévouement pour les objets de ses affections. Accoutumé depuis longtemps à écouter en silence, elle ne répondit rien, mais son coeur était déchiré. Loin de présumer l'effet qu'il avait produit, le Lord continua gaiement la conversation sur le même sujet.

—Je me crois enfin sur la bonne route, car je suis arrivé à ne plus voir en moi qu'un voyageur perpétuel qui renonce à beaucoup pour jouir de plus encore. Me voilà fait au changement, il est même devenu un besoin pour moi; je m'y attends sans cesse, comme on s'attend, à l'Opéra, à une décoration nouvelle, par la seule raison qu'on en a déjà vu une grande quantité. Je sais d'avance ce que je dois espérer de la meilleure comme de la plus mauvaise auberge; et que le bien et le mal seront en dehors de mes habitudes. Mais qu'on soit esclave de ses habitudes ou des caprices du hasard, le résultat est le même, excepté cependant que, dans le dernier cas, on n'est pas exposé à se fâcher parce qu'un objet de prédilection a été égaré ou perdu; à ne pas dormir pendant plusieurs nuits, parce que l'on est obligé de coucher dans une autre chambre jusqu'à ce que les réparations devenues indispensables dans la nôtre soient terminées; ou à trouver fort longtemps son déjeuner mauvais, parce qu'on ne peut plus le prendre dans la tasse qu'on affectionnait et qu'un valet maladroit a cassée. Cette foule de petits malheurs et d'autres plus réels, ne sauraient plus m'atteindre. Quand le feu prend à une maison, j'ordonne à mes gens de faire les paquets; je monte tranquillement en voiture, et je sors de cette maison et de la ville pour aller chercher un gîte ailleurs. Et lorsqu'à la fin de l'année j'arrête mon compte, je trouve que je n'ai pas dépensé davantage que si je fusse resté chez moi.

Ce tableau retraçait à Ottilie l'image d'Édouard luttant péniblement contre les incommodités, les privations et les dangers de la vie des camps, lui qui s'était habitué à trouver chez lui la sécurité, l'aisance et même les superfluités de la vie de famille la plus élégante la plus commode et la plus libre. Pour cacher sa douleur elle se réfugia dans la solitude. Jamais encore elle n'avait été aussi malheureuse, car elle sentait clairement qu'elle était la cause qui avait éloigné Édouard de sa maison, et qui l'empêchait d'y revenir. Cette conviction était plus cruelle pour elle que les doutes les plus pénibles, et cependant elle cherchait toujours à s'y affermir davantage. Lorsque nous nous jetons une fois sur la route des tourments, nous en augmentons l'horreur en nous tourmentant nous-mêmes.

La situation de Charlotte, qu'elle jugea d'après ses propres sensations, lui parut si cruelle qu'elle se promit de hâter de tout son pouvoir la réconciliation des époux, d'ensevelir son amour et sa douleur dans quelque retraite obscure, et de tromper ses amis en leur faisant croire qu'elle avait trouvé le repos et le bonheur dans une occupation utile.

Le compagnon de voyage du Lord joignait aux nombreuses qualités qui le distinguaient, un esprit d'observation aussi juste que profond. S'intéressant spécialement aux événements qui résultent d'un conflit entre les lois et la liberté, les relations sociales et naturelles, la raison et la sagesse, les passions et les préjugés, il avait deviné sans peine ce qui s'était passé au château avant leur arrivée. Persuadé que les dernières conversations du Lord avaient affligé les dames, il s'était empressé de l'en avertir, et le noble voyageur se promit de ne plus commettre de pareilles fautes. Il savait cependant qu'il n'avait pas été réellement coupable, et qu'il faudrait se taire toujours si l'on ne voulait jamais rien dire qui pût affecter l'une ou l'autre des personnes devant lesquelles on parle; car les observations les plus vulgaires peuvent réveiller des douleurs assoupies, blesser des intérêts vivants.

—J'éviterai autant que possible, dit-il à son compagnon, toute nouvelle méprise de ce genre, tâchez de me seconder en racontant à ces dames quelques-unes des charmantes anecdotes dont, pendant votre voyage, vous avez enrichi votre portefeuille et votre mémoire.

Ce louable dessein n'eut pas tout le succès que les deux étrangers en avaient espéré. Les dames écoutèrent le narrateur avec beaucoup de plaisir. Flatté de l'intérêt qu'elles prenaient à ses récits et à son débit, il voulut achever de les charmer par une petite histoire aussi singulière que touchante. Comment aurait-il pu deviner qu'elles y prendraient un intérêt personnel?

* * * * *

LES SINGULIERS ENFANTS DE VOISINS.
NOUVELLE.

Deux enfants nés de riches propriétaires dont les domaines se touchaient, grandissaient ensemble sous les yeux de leurs parents qui, pour resserrer les liens de bon voisinage, avaient formé le projet de les unir un jour. Sous le rapport de l'âge, de la fortune, de la position sociale, ce mariage ne laissait rien à désirer; aussi les parents le regardaient-ils déjà comme une affaire irrévocablement arrêtée. Bientôt cependant ils furent forcés de reconnaître que chaque jour augmentait l'antipathie instinctive qui séparait ces deux enfants, dont, sous tous les autres rapports, les dispositions annonçaient les caractères les plus heureux. Peut-être se ressemblaient-ils trop pour pouvoir vivre en paix ensemble. Chacun d'eux ne s'appuyait que sur lui-même, énonçait clairement sa volonté, et y tenait avec une fermeté inébranlable. Chéris, presque vénérés par tous leurs petits camarades pour lesquels ils avaient une affection sincère, ils ne se montraient malveillants, emportés et querelleurs, que lorsqu'ils se trouvaient en face l'un de l'autre. Les mêmes désirs, les mêmes espérances les animaient sans cesse; mais an lieu d'y tendre par une émulation salutaire, ils cherchaient à s'arracher la victoire par une lutte opiniâtre.

Cette disposition singulière des deux enfants se trahissait surtout dans leurs jeux. Le petit garçon, poussé par les penchants de son sexe, organisait des batailles. Un jour l'armée ennemie, qu'il avait déjà vaincue plusieurs fois, allait fuir de nouveau devant ce vaillant chef, quand tout à coup l'audacieuse jeune fille se mit à la tête du bataillon dispersé, le ramena au combat et se défendit avec tant de courage, qu'elle serait restée maîtresse du champ de bataille, si son jeune voisin, abandonné de tous les siens, ne lui avait pas seul tenu tête. Luttant corps à corps avec elle, il la désarma et la déclara prisonnière. L'héroïne refusa de se rendre, et son vainqueur, forcé de choisir entre l'alternative de se laisser arracher les yeux ou de blesser sérieusement son indomptable ennemie, prit le parti de détacher sa cravate pour lui lier les mains, et les lui attacher sur le dos.

Depuis ce jour, elle ne rêva qu'aux moyens de venger l'affront qu'elle avait reçu. A cet effet, elle fit, en secret, une foule de tentatives qui auraient pu avoir pour son petit voisin les résultats les plus fâcheux. Une pareille inimitié ne pouvait manquer d'attirer enfin l'attention des parents. Après une sincère et loyale explication, ils reconnurent que non-seulement ils devaient renoncer à l'union projetée, mais qu'il était urgent de séparer au plus vite ces petits et irréconciliables ennemis.

On éloigna le jeune homme de la maison paternelle, et ce changement de position eut pour lui les conséquences les plus heureuses. Après s'être distingué dans divers genres d'études, les conseils de ses protecteurs et ses propres penchants lui firent embrasser la carrière militaire. Estimé et chéri partout et par tout le monde, il semblait prédestiné à ne jamais employer ses forces actives que pour son bonheur à lui et pour la satisfaction des autres. Sans se l'avouer ouvertement, il s'applaudissait d'avoir enfin été débarrassé du seul adversaire que la nature lui avait donné dans la personne de sa petite voisine.

De son côté, la jeune fille se montra tout à coup sous un jour différent. Un sentiment intime l'avertit qu'elle était trop grande pour continuer à partager les jeux des petits garçons. Il lui semblait en même temps qu'il lui manquait quelque chose, car depuis le départ de son ennemi né, elle ne voyait plus autour d'elle aucun objet assez fort, assez noble pour exciter sa haine, et jamais encore personne ne lui avait paru aimable.

Un jeune homme plus âgé de quelques années que son ancien ennemi, et qui joignait à une naissance distinguée de la fortune et de grands mérites personnels, ne tarda pas à lui accorder toute son affection. Les sociétés les plus élégantes cherchaient à l'attirer et toutes les femmes désiraient lui plaire. La préférence marquée d'un tel homme sur une foule de jeunes filles plus riches et plus brillantes qu'elle, ne pouvait manquer de la flatter. Les soins qu'il lui rendait étaient constants, mais sans importunité, et elle pouvait, dans toutes les éventualités possibles, compter sur son appui. Il avait positivement demandé sa main à ses parents, en prenant toutefois l'engagement d'attendre aussi longtemps qu'on le jugerait convenable, puisqu'elle était encore trop jeune pour se marier immédiatement. L'habitude de le voir chaque jour et d'entendre sa famille et ses amis parler de lui comme de son fiancé, l'amenèrent insensiblement à croire qu'il l'était en effet. Les anneaux furent échangés, et personne n'avait songé que les jeunes gens ne se connaissaient pas encore assez pour que l'on pût, sans imprudence, les unir par une cérémonie qui est presque un mariage.

Les fiançailles ne changèrent rien à la situation calme et paisible des futurs époux; des deux côtés les relations restèrent les mêmes, on s'estimait heureux de vivre ainsi ensemble et de prolonger aussi longtemps que possible le printemps de la vie, qui n'est toujours que trop tôt remplacé par les chaleurs fatigantes et par les orages de l'été.

Pendant ce temps le jeune homme absent était devenu un officier distingué; un grade mérité venait de lui être accordé, et il obtint sans peine la permission d'aller passer quelques semaines avec ses parents, ce qui le plaça de nouveau en face de sa belle voisine.

Cette jeune personne n'avait encore éprouvé que des affections de famille, et le sentiment paisible d'une fiancée qui accepte sans répugnance l'homme qu'on lui destine. En harmonie parfaite avec son entourage, elle se croyait heureuse, et, sous certains rapports du moins, elle l'était en effet. Cette uniformité fut tout à coup interrompue par l'arrivée de l'ennemi de son enfance. Elle ne le haïssait plus, son coeur s'était fermé à la haine. Au reste, cette ancienne aversion n'avait jamais été que la conscience confuse du mérite de l'enfant dans lequel elle avait vu un rival. Lorsque devenu un remarquable jeune homme, il se présenta devant elle, elle éprouva une joyeuse surprise, et le besoin involontaire d'un rapprochement sincère, d'autant plus facile à satisfaire, que le jeune officier partageait, à son insu, toutes les sensations de son ancienne ennemie. Les années pendant lesquelles ils avaient vécu éloignés l'un de l'autre, leur fournissaient des sujets interminables pour de longs et intéressants récits. Parfois aussi ils se plaisantaient mutuellement sur leurs querelles d'enfance; et tous deux se croyaient, au fond de leurs coeurs, obligés de réparer leurs torts par des attentions aimables. Il leur semblait même qu'ils ne s'étaient jamais méconnus, et qu'ils n'avaient été qu'égarés par une rivalité naturelle entre deux enfants auxquels la nature a donné les mêmes désirs, les mêmes prétentions. Puisqu'ils avaient enfin appris à s'apprécier, leur ancienne hostilité n'était plus à leurs yeux qu'une lutte pour établir l'équilibre d'où devaient naturellement naître l'estime et l'affection.

Ce changement se fit dans l'âme du jeune homme d'une manière vague et calme. Préoccupé des devoirs de son état dans lequel il espérait arriver à un grade élevé; animé du désir de perfectionner ses connaissances acquises, et d'approfondir toutes les sciences en rapport avec la carrière militaire, il accepta la bienveillance marquée de la belle fiancée, comme un plaisir passager, une distraction de voyageur. Voyant déjà en elle la femme d'un autre, il ne supposa pas même qu'il fût possible d'envier le bonheur du futur avec lequel il vivait dans une intimité qui touchait de près à l'amitié.

La jeune fille était dans une disposition d'esprit bien différente, il lui semblait qu'elle venait de se réveiller d'un long rêve. Son petit voisin avait été l'objet de sa première, de sa seule passion; en se rappelant la guerre ouverte dans laquelle elle avait vécu avec lui, elle reconnut qu'elle y avait été poussée par un sentiment violent, mais agréable, d'où elle conclut que sa prétendue haine était de l'amour; et qu'elle n'avait jamais aimé que lui. Bientôt elle arriva à se convaincre que sa manie de l'attaquer les armes à la main, et de lui tendre des pièges, au risque de le blesser, lui avait été inspirée par le besoin de s'occuper de lui et d'attirer son attention. Elle crut même se souvenir distinctement que pendant la lutte où il était parvenu à la dompter et à lui lier les mains, elle s'était laissé aller à une sensation enivrante que jamais rien depuis ne lui avait fait éprouver.

Ne voyant plus qu'un malheur dans la méprise qui avait éloigné son jeune voisin, elle déplora l'aveuglement d'un amour qui s'était manifesté sous les apparences de la haine, et maudit la puissance assoupissante de l'habitude, puisque cette puissance lui avait fait accepter pour futur le plus insignifiant des hommes. Enfin elle était complètement métamorphosée. Avait-elle dépassé l'avenir ou était-elle revenue sur le passé? On pourrait répondre affirmativement à l'une et à l'autre de ces deux questions.

Lors même qu'il eût été possible de lire au fond de l'âme de cette jeune fille, on n'aurait osé blâmer son changement à l'égard de son futur, car il était tellement au-dessous du jeune officier, que la comparaison ne pouvait que lui être défavorable. Si l'on accordait volontiers à l'un une certaine confiance, l'autre inspirait une sécurité complète; si l'on aimait à associer l'un à tous les plaisirs de la société, on voyait dans l'autre un ami aussi sûr qu'aimable; et lorsqu'on se les figurait tous deux dans une de ces positions sérieuses et graves, qui font dépendre le sort de toute une famille de la résolution et de la sagesse d'un homme, on doutait de l'un, tandis que l'on comptait sur l'autre comme sur un appui inébranlable. Les femmes ont, pour sentir et pour juger ces sortes de différences, un tact particulier que leur position sociale les met sans cesse dans la nécessité de développer et de perfectionner.

Personne ne songea à plaider la cause du futur auprès de sa belle fiancée, ni à lui rappeler les devoirs que lui imposaient à son égard les convenances de famille et de société; car on ne supposait pas qu'elle nourrissait un penchant opposé à ces devoirs. Son coeur cependant se laissait aller à ce penchant en dépit du lien qui l'enchaînait, et qu'elle avait sanctionné par un consentement positif et volontaire. Elle ne se laissa pas même décourager par le peu de sympathie qu'elle rencontrait chez le jeune officier. Se conduisant en frère bienveillant plutôt que tendre, il lui fit voir que toutes ses espérances se bornaient à avancer promptement dans la carrière militaire, ce qui devait nécessairement l'éloigner bientôt et pour toujours peut-être. Il alla jusqu'à lui parler de ses projets et de son prochain départ avec une tranquillité parfaite.

Ce prochain départ, surtout, alarma la jeune fille, et l'irritation qui avait agité son enfance se réveilla chez elle avec ses ruses malfaisantes et ses funestes emportements, pour causer des maux plus grands sur un degré plus élevé de l'échelle de la vie. Afin de punir de sa froide indifférence l'homme qu'elle n'avait tant haï que pour l'aimer davantage encore, elle prit la résolution de mourir. Ne pouvant être à lui, elle voulait au moins vivre dans son imagination comme un éternel sujet de repentir, laisser dans sa mémoire l'image ineffaçable de ses restes inanimés, et le réduire ainsi à se reprocher toujours de n'avoir su ni apprécier ni deviner le sentiment qu'elle lui avait voué.

Tout entière sous l'empire de cette cruelle démence, qui se manifesta sous les formes les plus capricieuses, elle étonna tout le monde; mais personne ne fut assez sage, assez pénétrant pour deviner la cause de ce singulier changement.

Les parents, les amis, les simples connaissances même, s'étaient entendus entr'eux afin de surprendre presque chaque jour les jeunes fiancés par quelque fête nouvelle; la plupart des sites des environs avaient déjà été exploités à cette occasion. Le jeune officier cependant ne voulait pas quitter le pays sans avoir fait aux futurs époux une galanterie semblable, et il les invita, avec toute leur société, à une promenade en bateau.

Au jour indiqué tous les invités montèrent sur un de ces jolis yachts qui offrent sur l'eau presque toutes les commodités de la terre ferme, et l'on descendit le fleuve au son d'une joyeuse musique. Le salon et les petits appartements qui l'entouraient offraient un refuge agréable contre l'ardeur du soleil; aussi la société ne tarda-t-elle pas à s'y retirer et à organiser de petits jeux.

Le jeune officier, dont le premier besoin était de s'occuper utilement, resta sur le pont. S'apercevant que le patron, accablé par la fatigue et par la chaleur, était sur le point de céder au sommeil, il prit le gouvernail à sa place. Sa tâche était d'abord facile et douce, car le yacht suivait seul le cours de l'eau; mais bientôt il s'approcha d'une place où le fleuve se trouvait resserré entre deux îles qui étendaient sous les flots leurs rivages plats et sablonneux, ce qui rendait ce passage fort dangereux. L'officier ne manquait pas d'habileté, et cependant il se demandait, tout en se dirigeant vers le détroit, s'il ne serait pas plus prudent de réveiller le patron. En ce moment sa belle ennemie parut sur le pont, arracha la couronne de fleurs dont on venait d'orner ses cheveux, et la lui jeta en s'écriant d'une voix altérée:

—Reçois ce souvenir!

—Ne me distrais pas, répondit le jeune homme en saisissant la couronne au vol, j'ai en ce moment besoin de toutes mes forces, de toute ma présence d'esprit.

—Je ne te distrairai pas longtemps! tu ne me reverras plus jamais!

A peine avait-elle prononcé ces mots, qu'elle se précipita dans le fleuve.

—Au secours! au secours! elle se noie, s'écrièrent plusieurs voix confuses.

On courut çà et là, le tumulte était au comble. L'officier ne pouvait quitter le gouvernail sans exposer la vie de tous ceux qui se trouvaient sur le yacht, et s'il continuait à le diriger, la jeune fille était perdue; car, au lieu de la secourir, on se bornait à crier. Ces cris venaient de réveiller le patron; il saisit le gouvernail que le jeune homme lui abandonna pour se dépouiller de ses vêtements, et se précipiter dans le fleuve afin de sauver sa belle ennemie.

Dans les moments critiques, le changement de la main qui gouverne amène toujours une catastrophe funeste, et le bateau, malgré l'expérience et l'habileté du patron, échoua sur le sable.

Pour le nageur habile, l'eau est un élément ami; elle porta docilement l'officier qui rejoignit bientôt la jeune fille; il la saisit et la soutint avec tant de force, qu'elle semblait nager à ses côtés: c'était l'unique secours qu'il pût lui donner pour l'instant, car le courant était si fort, que toute tentative pour gagner le rivage les eût rendus la proie des flots. Au bout de quelques instants il avait laissé derrière lui le yacht échoué, le détroit et les îles; le fleuve était redevenu calme, car il coulait de nouveau dans un vaste lit; le danger le plus grand était passé, et le jeune homme, qui n'avait agi jusque là qu'instinctivement, retrouva enfin la force de calculer ses actions. Ses yeux cherchèrent et découvrirent bientôt le point du rivage le moins éloigné. Redoublant d'efforts il se dirigea vers ce point qui était garni d'arbres et qui s'avançait dans le fleuve. Il l'atteignit facilement et y déposa la jeune fille. Ce fut alors seulement qu'il s'aperçut qu'elle ne donnait aucun signe de vie. Regardant autour de lui avec désespoir, comme s'il demandait des secours au hasard, il vit un sentier battu qui conduisait à travers le bois. L'espoir de trouver un lieu habité ranima son courage.

Chargé du doux fardeau qu'il cherchait à disputer à la mort, il s'avança à grands pas sur ce sentier qui ne tarda pas à le conduire à la demeure solitaire d'un jeune couple nouvellement marié. Sa position n'avait pas besoin de commentaires, et le mari et la femme firent tout ce qui était en leur pouvoir pour l'aider à secourir sa compagne; l'un alluma du feu, l'autre débarrassa la jeune fille de ses vêtements mouillés, et l'enveloppa dans des couvertures et des peaux de mouton qu'elle faisait chauffer. Enfin, on ne négligea rien de tout ce que l'on pouvait faire pour ranimer ce beau corps nu et toujours immobile et glacé.

Tant de soins ne restèrent pas sans récompense: la jeune fille ouvrit enfin les yeux, jeta ses beaux bras nus autour du cou de son sauveur et éclata en sanglots. Cette explosion de sensibilité acheva de la sauver. Pressant plus fortement son ami sur sa poitrine, elle lui dit avec exaltation:

—Je t'ai retrouvé une seconde fois, veux-tu encore m'abandonner?

—Non, non, répondit l'officier qui ne savait plus ce qu'il faisait ni ce qu'il disait; mais au nom du Ciel, ménage-toi, songe à ta santé, pour toi, pour moi surtout.

En jetant un regard sur elle-même, elle s'aperçut de l'état où elle se trouvait et pria son ami de s'éloigner. Cette prière ne lui avait pas été inspirée uniquement par la pudeur, comment aurait-elle pu avoir honte devant son amant, devant son sauveur? mais elle voulait lui donner le temps de prendre soin de lui-même et de sécher ses vêtements.

Le costume de noce des jeunes mariés était encore frais et beau, ils s'empressèrent d'en parer leurs hôtes qui, en se revoyant, se regardèrent un instant avec une joyeuse surprise; puis, entraînés par la violence d'une passion devenue enfin réciproque, ils se précipitèrent dans les bras l'un de l'autre. Soutenus par la force de la jeunesse et par l'exaltation de l'amour, ils n'éprouvaient aucun malaise; et, s'ils avaient entendu de la musique, ils se seraient mis à danser.

Se trouver tout à coup transporté du milieu de l'eau sur une terre hospitalière, et du cercle de la famille dans une solitude agreste; passer de la mort à la vie, de l'indifférence à la passion, du désespoir à l'ivresse du bonheur, ce sont là de ces changements qui altéreraient la tête la plus forte, si le coeur ne venait pas à son secours par ses tendres épanchements.

Absorbés, pour ainsi dire, l'un dans l'autre, les deux anciens ennemis avaient oublié leur famille et leur position sociale; et, lorsqu'ils songèrent enfin à l'inquiétude que leur disparition ne pouvait manquer de causer à leurs parents, ils se demandèrent avec effroi comment ils oseraient reparaître devant eux.

—Faut-il fuir? faut-il pour toujours nous soustraire à leurs recherches? demanda le jeune homme.

—Que m'importe! répondit-elle, pourvu que nous restions ensemble.

Et elle se jeta de nouveau dans ses bras.

Le villageois à qui ils avaient appris l'accident arrivé au yacht, s'était rendu à leur insu sur le bord du fleuve où il espérait l'apercevoir, car il présumait qu'on s'était empressé de le remettre à flot. Cet espoir ne tarda pas à se réaliser, et il fit tant de signes qu'il attira l'attention des parents des jeunes gens qui étaient tous réunis sur le pont et cherchaient des yeux un indice qui pût leur faire découvrir les traces de leurs malheureux enfants.

Le yacht se dirigea en hâte vers le rivage, où le jeune paysan continuait à faire des signaux. On débarqua avec précipitation, on apprit que les jeunes cens étaient sauvés, et au même instant tous deux sortirent des buissons. Leur costume rustique les rendait presque méconnaissables.

Est-ce bien eux? s'écrièrent les mères.

—Est-ce bien eux? répétèrent les pères.

—Oui, ce sont vos enfants, répondirent-ils tous deux, en se jetant à genoux.

—Pardonnez-nous, dit la jeune fille.

—Bénissez notre union, ajouta le jeune homme.

—Bénissez notre union, répétèrent-ils tous deux.

Pas une voix ne répondit. Les jeunes gens demandèrent une troisième fois la bénédiction de leurs parents: comment auraient-ils pu la leur refuser?

CHAPITRE XI.

Le narrateur se tut, et remarqua avec surprise que Charlotte était en proie à une vive émotion. Craignant de s'y abandonner d'une manière trop visible, elle quitta brusquement le salon.

Le jeune officier, le héros de l'histoire que l'Anglais venait de raconter, n'était autre que le Capitaine. Les traits principaux étaient rigoureusement vrais, les détails seuls avaient subi quelques modifications, ainsi que cela arrive toujours quand un fait qui a déjà passé par plusieurs bouches, est rapporté par un conteur gracieux et spirituel.

Ottilie suivit sa tante, et le Lord put à son tour faire remarquer à son compagnon de voyage que sans doute il avait commis une faute, et réveillé par son récit quelques souvenirs douloureux dansée coeur de Charlotte.

—Il paraît, continua-t-il, que malgré notre bonne volonté, nous ne pouvons rendre à ces dames que le mal pour le bien; ce qui nous reste de mieux à faire est donc de partir le plus tôt possible.

—J'en conviens. Je dois cependant vous avouer, Milord, que je me sens retenu ici par un fait singulier que je voudrais pouvoir éclaircir. Hier, pendant notre promenade, vous étiez beaucoup trop absorbé par votre chambre obscure, pour vous occuper de ce qui se passait autour de vous. Un point peu visité des bords opposés du lac vous avait spécialement frappé, et vous vous y êtes rendu par un sentier détourné. Au lieu de prendre ce même sentier, Ottilie m'a proposé de vous rejoindre en traversant le lac, et je suis monté dans la nacelle qu'elle dirigeait avec tant d'adresse, que je n'ai pu m'empêcher de lui exprimer mon admiration. Je l'ai assurée que depuis notre départ de la Suisse, où de charmantes jeunes filles servent souvent de bateliers aux voyageurs, je n'avais encore jamais été balancé sur les flots d'une manière aussi agréable. Je lui ai demandé ensuite pourquoi elle n'avait pas voulu suivre le sentier que vous aviez choisi, car je m'étais aperçu qu'il lui inspirait un sentiment de crainte insurmontable.

—Si vous me promettez de ne pas vous moquer de moi, m'a-t-elle répondu, je vous dirai mes motifs, autant que cela est en mon pouvoir, puisqu'ils sont un mystère pour moi-même. Je ne puis marcher sur cette route sans être saisie d'une terreur qu'aucune autre cause ne saurait me faire éprouver et que je ne puis m'expliquer. Cette sensation est d'autant plus désagréable, qu'elle est presque aussitôt suivie d'une violente douleur au côté gauche de la tête, incommodité à laquelle je suis au reste très-sujete.

Pendant cette explication nous sommes arrivés près de vous, Ottilie s'est occupée de votre travail et je suis allé visiter le sentier qui exerce sur elle une si singulière influence. Quelle n'a pas été ma surprise, lorsque j'ai reconnu les indices certains de la présence du charbon de terre. Oui, j'en suis convaincu, si l'on voulait faire des fouilles à cette place, on découvrirait bientôt une abondante mine de houille.

Vous souriez, Milord? Je sais que vous avez pour mes opinions sur ce sujet l'indulgence d'un sage et d'un ami. Vous me croyez dominé par une folie inoffensive, continuez à l'envisager sous ce point de vue, et laissez-moi soumettre la charmante Ottilie à l'épreuve des oscillations du pendule.

Le Lord n'entendait jamais parler de cette épreuve sans répéter les principes et les raisonnements sur lesquels il fondait son incrédulité. Son compagnon l'écoutait avec patience, mais il restait inébranlable dans ses convictions. Parfois, seulement, il répondait tranquillement qu'au lieu de renoncer à des essais, dont on obtient rarement les résultats espérés, il fallait s'y livrer avec plus d'ardeur et de persévérance. Selon lui c'était l'unique moyen de découvrir, tôt ou tard, les rapports et les affinités encore inconnus que les corps organisés et non organisés ont entre eux, et les uns envers les autres.

Déjà il avait étalé sur une table les anneaux d'or, les marcassites et autres substances métalliques dont se composait l'appareil de son expérience, et qu'il portait toujours sur lui renfermés dans une boîte élégante. Sans se laisser déconcerter par le sourire ironique du Lord, il attacha plusieurs morceaux de métaux à des fils, et les tint suspendus au-dessus d'autres métaux posés sur la table.

—Je ne trouve pas mauvais, Milord, dit-il, que vous vous égayiez aux dépens de mon impuissance. Je sais depuis longtemps que pour et par moi rien ne s'agite, aussi mon expérience n'est-elle en ce moment qu'un prétexte pour piquer la curiosité des dames, qui ne tarderont pas à revenir.

Bientôt elles rentrèrent en effet au salon. Charlotte devina à l'instant le but de l'opération de l'Anglais.

—J'ai souvent entendu parler de ces sortes d'expériences, dit elle, mais je n'en ai jamais vu faire. Puisque vous vous y livrez en ce moment, laissez-moi essayer si je pourrais obtenir un effet quelconque.

Et prenant le pendule à la main, elle le soutint sans émotion et avec le désir sincère de le voir s'agiter; tout resta immobile. Ottilie essaya à son tour. Ignorant ce qu'elle faisait, son esprit était plus tranquille et plus calme encore que celui de sa tante; mais à peine eut-elle approché le métal suspendu au bout du pendule, du morceau de métal posé sur la table, que le premier se mit en mouvement comme entraîné par un tourbillon irrésistible. Tantôt il tournait à droite ou à gauche, en cercle ou en ellipses, et tantôt il prenait son élan en lignes perpendiculaires, selon la nature du métal posé sur la table, et que l'Anglais ne pouvait se lasser de changer afin de varier et de multiplier les expériences. Ce succès, presque merveilleux, causa au Lord une vive surprise et dépassa toutes les espérances de son compagnon de voyage.

Ottilie qui s'était prêtée avec beaucoup de complaisance à une opération dans laquelle elle ne voyait qu'un jeu insignifiant, ne tarda cependant pas à prier l'Anglais de mettre un terme à ce jeu, parce que son mal de tête venait de la reprendre avec une violence inaccoutumée. Cette dernière circonstance acheva d'enchanter l'Anglais. Dans son enthousiasme il promit à la jeune fille que, si elle voulait avoir confiance au procédé qui pour l'instant venait d'augmenter son mal, il l'en guérirait promptement et pour toujours. Charlotte repoussa cette offre bienveillante avec beaucoup de vivacité, elle avait toujours eu une appréhension instinctive pour cette expérience, et il n'entrait pas dans ses principes de laisser faire aux siens ce qu'elle n'approuvait pas complètement.

Les deux voyageurs venaient d'exécuter leur projet de départ, et les dames, que plus d'une fois ils avaient péniblement affectées, désiraient cependant pouvoir un jour les retrouver dans la société.

Devenue entièrement libre, Charlotte profita de la belle saison pour rendre les nombreuses visites par lesquelles tous ses voisins s'étaient empressés de lui prouver leur intérêt et leur amitié. Le peu d'heures que l'accomplissement de ce devoir lui permettait de passer chez elle, était consacré à son enfant qui, sous tous les rapports, méritait une affection et des soins extraordinaires. Tout le monde, au reste, voyait en lui un don merveilleux de la Providence, et il justifiait cette opinion. Doué d'une santé robuste, il grandissait et se développait rapidement, et la double ressemblance qui, le jour de son baptême, avait causé tant de surprise, devenait toujours plus frappante. La coupe de son visage et le caractère de ses traits, le rendaient l'image vivante du Capitaine; mais ses yeux semblaient avoir été modelés sur ceux d'Ottilie, et la même âme s'y réfléchissait.

Cette singulière parenté et surtout le sentiment qui pousse les femmes à étendre l'amour qu'elles ont voué au père sur les enfants dont elles ne sont pas les mères, rendaient le fils d'Édouard cher à Ottilie. L'entourant des soins les plus tendres, elle était pour lui une seconde mère, ou plutôt une mère d'une nature plus élevée, plus noble que celle qui lui avait donné la vie. Cette affection avait excité la jalousie de Nanny, qui s'était éloignée peu à peu de sa maîtresse, et qui avait fini par pousser l'obstination jusqu'à retourner chez ses parents, où elle vivait dans un isolement volontaire.

Ottilie continua à promener l'enfant et s'accoutuma ainsi à de longues excursions; aussi avait-elle soin d'emporter toujours un petit flacon de lait pour donner à son petit favori la nourriture dont il avait besoin. Comme elle oubliait rarement de se munir d'un livre, elle formait une gracieuse Penserosa, quand elle marchait ainsi lisant et tenant ce bel enfant sur ses bras.

CHAPITRE XII.

Le principal but que le souverain s'était proposé en entrant en campagne était atteint, et le Baron chargé de décorations honorablement gagnées, se retira de nouveau dans la métairie où il avait cherché un refuge lors de son départ du château. Il savait tout ce qui s'était passé pendant son absence, car il avait trouvé moyen de faire observer les dames de très-près, et si adroitement, qu'elles n'en avaient jamais eu le plus léger soupçon. La séjour de la ferme lui parut d'autant plus agréable, qu'on y avait fidèlement exécuté les ordres qu'il avait donnés avant son départ, pour améliorer et embellir cette retraite. Enfin, il la trouva telle qu'il l'avait désirée, c'est-à-dire, remplaçant par son utilité et la variété de ses agréments, ce qui lui manquait en étendue.

L'activité tumultueuse et la promptitude décidée de la vie militaire avaient accoutumé Édouard à mettre plus de fermeté dans sa manière d'agir, et il se sentit enfin le courage de réaliser un projet sur lequel il croyait avoir suffisamment médité. Son premier soin fut de faire venir le Major près de lui, et tous deux éprouvèrent en se revoyant une joie égale. Les amitiés d'enfance et les liens du sang ont, sur toutes les autres affections, l'avantage inappréciable qu'aucun malentendu ne peut les rompre entièrement, et qu'il suffit d'une courte absence pour rétablir les anciennes relations telles qu'elles étaient autrefois.

Édouard apprit avec le plus vif plaisir que la position de fortune de son ami réalisait, surpassait même toutes ses espérances, et il s'empressa de lui demander s'il n'avait pas quelque riche mariage en perspective. Le Major répondit négativement et d'un air grave et sérieux.

—Je ne veux ni ne dois rien te cacher, lui dit-il, apprends tout de suite quelles sont mes intentions et mes projets. Tu connais ma passion pour Ottilie, et tu as compris que c'est cette passion qui m'a précipité au milieu des périls de la guerre. J'avoue que j'aurais voulu pouvoir me débarrasser honorablement, dans cette carrière, d'une existence qui m'était devenue insupportable, puisque je ne devais pas la consacrer à mon amie. Cependant je n'ai jamais entièrement perdu l'espoir. La vie à côté d'Ottilie me paraissait si belle, qu'il m'a été impossible d'en faire une abnégation complète; mille pressentiments, mille signes mystérieux, m'affermissaient malgré moi dans la vague croyance qu'un jour elle pourrait m'appartenir. Un verre qui porte son chiffre et le mien, a été jeté en l'air le jour ou on a posé la première pierre de la maison d'été, et il ne s'est pas brisé, et il a été remis entre mes mains! Que de combats cruels et inutiles n'ai-je pas soutenus contre moi-même dans ce lieu où nous nous revoyons aujourd'hui! Fatigué de tant de luttes stériles, j'ai fini par me dire: Mets-toi à la place de ce verre prophétique, deviens toi-même la pierre de touche de ton avenir; va chercher la mort, non en homme désespéré, mais en homme qui croit encore à la possibilité de vivre; combats pour Ottilie, qu'elle soit le prix d'une bataille gagnée, d'une forteresse prise d'assaut; fais des prodiges pour mériter ce prix! Tels sont les sentiments qui m'ont animé pendant toute la campagne. Aujourd'hui je me sens arrivé au but, car j'ai vaincu les obstacles, j'ai renversé les difficultés qui me barraient le passage. Ottilie est enfin mon bien à moi, et ce qui me reste à faire pour passer de cette pensée à la réalisation, n'est plus rien à mes yeux.

—Tu viens de repousser d'avance les observations que je puis et que je dois te faire, répondit le Major, cela ne m'empêchera pas de te parler en ami sincère. Je te laisse le soin de peser le bonheur que tu as trouvé naguère auprès de ta femme; il ne t'est pas possible de t'aveugler sur ce point, mais je te rappellerai que le Ciel vous a donné un fils, et que par conséquent vous êtes désormais inséparables; car ce n'est plus trop de vos efforts réunis pour veiller sur son éducation et assurer son avenir.

—C'est par pure vanité, s'écria Édouard, que les parents se croient indispensables à leurs enfants: tout ce qui existe trouve autour de soi la nourriture et les soins dont il a besoin. Si la mort prématurée d'un père rend la jeunesse du fils moins douce, ce fils gagne, en résumé plus qu'il ne perd, car son esprit se développe et se forme plus vite, parce qu'il est de bonne heure réduit à se plier devant la volonté d'autrui; nécessité cruelle à laquelle nous sommes tous forcés de nous soumettre tôt ou tard. Au reste, le besoin ne pourra jamais atteindre mon fils, je suis assez riche pour assurer un sort convenable à plusieurs enfants, et je ne vois point de considération qui puisse me faire un devoir de laisser mon immense fortune à un seul héritier.

Le Major essaya de retracer à son ami le tableau de son premier et constant amour pour Charlotte: l'impatient mari l'interrompit vivement.

—Nous avons fait tous deux une haute folie, s'écria-t-il; oui, c'est toujours une folie de vouloir réaliser dans un âge plus avancé, les rêves de la première jeunesse. Chaque âge a des espérances, des vues, des besoins qui lui sont particuliers. Malheur à l'homme que les circonstances ou l'erreur poussent à chercher le bonheur avant ou après l'époque de la vie où il se trouve. Mais si nous avons commis une imprudence, faut-il qu'elle empoisonne toute notre existence? De vains scrupules doivent-ils nous empêcher de profiter d'un avantage que la loi elle-même nous offre? Que de fois ne revenons-nous pas sur une résolution prise qui ne concerne que des intérêts de détails, que des parties de la vie? Pourquoi seraient-elles irrévocables quand il s'agit de l'ensemble, de l'enchaînement de cette vie?

Le Major redoubla d'adresse et d'éloquence pour rappeler a son ami l'utilité des rapports de famille et de société qu'il devait à sa femme; mais il lui fut impossible de se faire écouter avec intérêt.

—Tout cela, mon cher ami, répondit Édouard, je me le suis répété à satiété au milieu des batailles, quand le tonnerre du canon faisait trembler le sol, quand les balles sifflaient à droite et à gauche, éclaircissaient nos rangs, tuaient mon cheval sous moi et perçaient mon chapeau! Et quand j'étais assis seul sous la voûte étoilée, près du foyer d'un bivouac, tous ces devoirs de convention, toutes ces exigences sociales passaient devant ma pensée. Je les ai examinés sous tous les points de vue, j'ai fait la part du coeur et de la raison, je ne leur dois plus rien, j'ai réglé mes comptes à plusieurs reprises, et pour toujours enfin.

Dans ces moments solennels, pourquoi te le cacherai-je, mon ami, toi aussi tu m'as occupé, car tu faisais partie de mon cercle domestique, et longtemps avant déjà nous nous appartenions de coeur. Si dans le cours de notre vie je suis resté ton débiteur, le moment est venu de te payer avec usure; si tu es le mien, je vais te fournir le moyen de t'acquitter noblement. Tu aimes Charlotte, elle est digne de toi et tu ne lui es pas indifférent; comment aurait-elle pu te voir intimement sans t'apprécier? Reçois-la de ma main, conduis Ottilie dans mes bras, et nous serons les deux couples les plus heureux de la terre.

—Ce don précieux que tu m'offres, répondit le Major, loin de m'éblouir, double ma prudence, et je vois avec chagrin que ta proposition, au lieu de trancher les difficultés, les augmente. Elle jetterait le jour le plus défavorable sur la réputation, sur l'honneur de deux hommes qui, jusque là, se sont montrés à l'abri de tout reproche.

—Mais c'est précisément parce que nous sommes à l'abri du reproche, que nous pouvons le braver sans crainte, s'écria Édouard. Celui qui n'a jamais fait douter de soi ennoblit une action qu'on blâmerait, si elle était commise par un homme qui se serait déjà rendu coupable de plus d'une faute. Quant à moi, je me suis soumis à tant d'épreuves cruelles, j'ai tant fait pour les autres que je me sens enfin le droit de faire quelque chose pour moi. Charlotte et toi, vous pourrez à votre aise prendre conseil du temps et des circonstances, mais rien ne pourra modifier ma résolution en ce qui me concerne. Si l'on veut m'aider, je saurai me montrer reconnaissant; si l'on m'oppose des obstacles, je saurai les faire disparaître par les moyens les plus extrêmes; il n'en est point qui pourraient me faire reculer.

Persuadé qu'il était de son devoir de combattre aussi longtemps que possible les projets d'Édouard, le Major dirigea l'entretien sur les formalités judiciaires qu'exigeraient le divorce et un nouveau mariage; et il fit ressortir vivement tout ce que ces démarches indispensables avaient de pénible, de fatigant, d'inconvenant même.

—Je le crois, dit Édouard avec humeur, et je vois avec chagrin que ce n'est pas seulement à ses ennemis, mais encore à ses amis qu'il faut enlever d'assaut les avantages que le préjugé nous refuse. Eh bien! puisqu'il le faut, je vous arracherai malgré vous l'objet de mes désirs sur lequel mes yeux restent fixés. Je sais que d'anciens noeuds ne se brisent pas sans déplacer, sans renverser plus d'un accessoire qui aurait préféré ne pas être dérangé. Mais, dans de semblables situations, les sages discours ne servent à rien; tous les droits sont égaux dans la balance de la raison, et si l'un d'eux pouvait la faire pencher, il serait facile de jeter dans le bassin opposé un autre droit qui l'emporterait à son tour. Décide-toi donc, mon ami, à agir dans mon intérêt, dans le tien, à dénouer ce qui doit être rompu, à resserrer ce qui est déjà uni. Qu'aucune considération ne te retienne; déjà le monde s'est occupé de nous, nous le ferons parler une seconde fois; puis il nous oubliera comme il oublie tout ce qui a cessé d'être nouveau pour lui.

Craignant d'irriter son ami par des objections nouvelles, le Major garda le silence. Édouard continua à parler de son divorce comme d'une chose convenue, il plaisanta même sur les formalités qu'il serait forcé de remplir; mais tout en en raillant, il redevint sérieux et pensif, car il ne pouvait se dissimuler ce qu'elles avaient de désagréable et de pénible.

—Il n'est pourtant pas possible, dit-il, d'espérer que notre existence bouleversée se remettra d'elle-même, ou qu'un caprice du hasard viendra à notre secours. En nous faisant ainsi illusion, nous ne pourrions jamais retrouver le bonheur et le repos; et, comment pourrais-je me consoler, moi qui suis l'unique cause de nos maux à tous? C'est d'après mes instantes prières que Charlotte s'est décidée à te recevoir au château; l'arrivée d'Ottilie n'était, pour ainsi dire, que le résultat, la conséquence de la tienne. Il n'est pas au pouvoir humain de rendre comme non avenus les événements qui se sont succédés depuis, mais nous pouvons les faire contribuer à notre satisfaction. Détourne tes regards du riant avenir qu'il nous serait si facile de nous préparer, impose-nous à tous une abnégation complète, terrible, et dont je veux bien, pour un instant, admettre la possibilité; mais lors même que nous aurions pris la résolution de rentrer dans une ancienne position qu'on a violemment quittée, est-il facile, est-il possible de la réaliser? Et quel avantage y trouverait-on en échange des mille et mille inconvénients, des tourments réels qu'on y rapporte malgré soi? Commençons par toi, et conviens que la fortune t'aurait souri en vain en te donnant un poste brillant, puisque tu ne pourrais jamais passer une seule journée sous mon toit. Et Charlotte et moi quel prix pourrions-nous attacher à nos richesses après le sacrifice que nous nous serions fait mutuellement? Si tu partages l'opinion des gens du monde, si tu crois que l'âge finit par amortir les passions les plus violentes et les plus nobles, par effacer les sentiments le plus profondément gravés dans notre âme, n'oublie pas; du moins, que la lutte contre ces passions, contre ces sentiments, empoisonne précisément cette époque de la vie que l'on ne voudrait pas passer dans l'abnégation et la souffrance, mais dans la joie et dans le bonheur; de cette époque de la vie enfin, à laquelle on attache d'autant plus de prix, que l'on commence déjà à s'apercevoir qu'elle n'est point éternelle.

Laisse-moi maintenant parler du point le plus important. Lors même que nous pourrions nous résigner tous à souffrir sans aucun espoir de compensation, que deviendrait Ottilie? car je serais forcé de la bannir de ma maison et de souffrir qu'elle vive au milieu de ce monde maudit qui ne sent, qui ne comprend, qui n'apprécie rien. Cherche, trouve, invente, s'il le faut, une situation où elle pourrait être heureuse sans moi, et tu m'auras opposé un argument qui, lors même qu'il ne me convaincrait pas à l'instant, me ferait réfléchir de nouveau sur le parti qui me reste à prendre.

La solution de ce problème n'était pas facile, le Major n'en trouva point à sa portée: il se borna donc à répéter à son ami, pour l'endormir plutôt que pour le convaincre, tout ce qu'il y avait d'important, de difficile, de dangereux même dans la réalisation de ses projets; et qu'il fallait au moins peser chaque démarche décisive avant de l'entreprendre. Édouard se rendit à ces prudentes observations, mais à la condition expresse que son ami ne le quitterait que lorsqu'ils auraient arrêté ensemble la conduite qu'ils devaient tenir, et fait les premières démarches qui rendraient impossible tout retour sur le passé.

CHAPITRE XIII.

Lorsque de simples connaissances se rencontrent après une longue séparation, le besoin de se communiquer les changements survenus dans leurs positions respectives, fait naître entre elles une certaine intimité qui tient de près à l'abandon. Il est donc bien naturel qu'Édouard et son ami se confiassent tout ce que l'un devait encore ignorer du passé de l'autre. Ce fut ainsi que le Major avoua qu'à l'époque du retour d'Édouard de ses voyages, Charlotte lui avait confié le projet de marier sa jolie nièce au jeune veuf et qu'il avait promis de la seconder de tout son pouvoir. En apprenant que, dès cette époque, ses amis avaient reconnu qu'Ottilie était la compagne qui convenait à son âge et à son caractère, Édouard crut pouvoir parler sans détour d'une sympathie semblable entre sa femme et son ami, et qui lui paraissait d'autant plus vraie et plus juste qu'elle favorisait ses desseins.

Le Major ne pouvait nier complètement l'existence de cette sympathie, mais il n'osa pas l'avouer ouvertement; ses hésitations affermirent les convictions d'Édouard: à ses yeux, son divorce et les mariages qui devaient s'en suivre, n'étaient plus des choses à faire, mais des faits accomplis, et il se proposait de voyager avec Ottilie.

Parmi tous les rêves de l'imagination, il n'en est point de plus séduisant que celui qui place de jeunes amants ou de nouveaux époux dans une position qui leur permet de se familiariser avec les liens durables qui les unissent, au milieu d'un monde nouveau et des changements les plus bizarres. Une pareille existence leur semble, pour ainsi dire, la preuve la plus positive de la solidité de ces liens.

Continuant à exposer ses projets à son ami, Édouard lui dit qu'avant de se mettre en route avec Ottilie, il lui laisserait, ainsi qu'à Charlotte, tous les pouvoirs nécessaires pour régler pendant son absence les affaires d'intérêt matériel, selon leur bon vouloir, car sa confiance en leur justice et en leur équité était sans bornes. Mais ce qui le charmait surtout, c'était l'idée que son fils, qu'il se proposait de laisser à sa mère, serait élevé par le Major qui ne pouvait manquer d'en faire un homme de mérite. Il soutenait même que le nom d'Othon, sous lequel cet enfant avait été baptisé, était un indice certain que celui des deux amis qui avait continué à porter ce nom, devait lui servir de père.

Tous ces projets étaient si mûrs et si vivants dans l'imagination d'Édouard, qu'il ne voulait pas en retarder l'exécution d'un seul jour. Il se mit en route avec son ami et arriva bientôt dans une petite ville où il possédait une maison; c'est là qu'il voulait attendre le retour du Major qui devait aller sonder les intentions de Charlotte. Il lui fut impossible cependant de descendre dans cette maison, car il voulait accompagner son ami, du moins jusqu'au-delà de la ville. Tous deux étaient à cheval et s'entretenaient d'objets qui les intéressaient si vivement, qu'ils ne s'aperçurent point de la longueur de la route qu'ils venaient de faire.

A un brusque détour de cette route, ils aperçurent tout à coup la maison d'été dont le toit de tuiles brillait pour la première fois à leurs regards. Édouard ne se sentit plus le courage de retourner à la ville; il conjura son ami d'insister fortement auprès de Charlotte, afin que tout fût terminé dans la soirée même, et promit de se cacher, en attendant, dans un hameau voisin. Forcé de s'en remettre à sa femme pour la réussite de ses voeux les plus chers, if se persuada sans peine qu'en ce jour, comme autrefois, leurs désirs étaient les mêmes, et que, par conséquent, la démarche du Major serait suivie d'un plein succès. Dans cette conviction, il pria son ami de l'avertir de sa réussite à l'instant même par un signal convenu, tel qu'un coup de canon, s'il faisait encore jour, ou quelques fusées si la nuit était déjà venue.

Le Major dirigea son cheval vers le château. Lorsqu'il y arriva, on lui apprit que Charlotte l'avait quitté pour aller habiter la maison d'été; on ajouta qu'en ce moment il ne l'y trouverait pas parce qu'elle était allée faire une visite dans les environs. Contrarié de cette absence, il retourna au cabaret du village où il avait laissé son cheval, et où il se promit d'attendre le retour de Charlotte.

Pendant ce temps, Édouard poussé par une impatience irrésistible, quitta sa retraite, suivit des sentiers tortueux et touffus, connus seulement par les chasseurs et les pêcheurs du voisinage; et qui le conduisirent dans les nouvelles plantations de ses domaines. Vers la fin du jour, il arriva enfin dans un des bosquets qui bordaient le lac, dont le vaste miroir immobile s'offrit pour la première fois à ses regards dans toute son étendue.

Dans la même soirée Ottilie s'était engagée dans une longue promenade sur les rives du lac. L'enfant sur ses bras, et tenant un livre à la main, elle lisait en marchant, suivant son habitude. Arrivée près de la touffe de vieux chênes qui ombrageait la place d'embarquement de cette rive, elle s'aperçut que l'enfant s'était endormi. Se sentant fatiguée elle-même, elle le déposa sur le gazon, s'assit à ses côtés et continua sa lecture. Ce livre était un de ceux qui captivent et intéressent les caractères impressionnables au point de leur faire oublier la marche du temps. Tout entière sous l'empire de ce charme, Ottilie ne songea point aux heures qui s'écoulaient ni à la longueur du chemin qu'elle avait à faire pour revenir par terre à la maison d'été. Abîmée ainsi dans sa lecture et en elle-même, elle était si séduisante, que si les arbres et les buissons d'alentour avaient eu des yeux, ils n'auraient pu s'empêcher de l'admirer et de se réjouir à sa vue. En ce moment un rayon oblique et rougeâtre du soleil couchant tombait sur son épaule et dorait ses joues.

Édouard avait réussi à 's'avancer dans ses domaines sans rencontrer personne. Enhardi par ce succès, il pénétra toujours plus avant et sortit tout à coup des buissons qui croissaient sous le bouquet de chênes et lui dérobaient la vue du lac.

Au bruit des branches froissées, Ottilie détourna la tête, tous deux se reconnurent! Édouard se précipita vers elle et tomba à ses pieds. Après un silence plein de charmes dont tous deux avaient besoin pour se remettre, il lui expliqua enfin comment et pourquoi il se trouvait en ce lieu.

—J'ai envoyé le Major auprès de Charlotte, continua-t-il; notre sort à tous se décide sans doute en ce moment. Jamais je n'ai douté de ton amour, tu as dû compter sur le mien; ose me dire enfin que tu veux m'appartenir; consens à notre union.

Elle hésita, il insista plus fortement, et, s'appuyant sur ses anciens droits, il allait l'attirer dans ses bras; elle lui désigna d'un geste l'enfant endormi. Édouard jeta sur lui un regard fugitif, et une surprise mêlée d'effroi se peignit sur ses traits.

—Grand Dieu! s'écria-t-il, si je pouvais douter de ma femme, de mon ami, quelle preuve terrible ne trouverais-je pas sur la figure de cet enfant! ce sont les traits du Major, jamais je n'ai vu une ressemblance aussi frappante.

—Non, non, dit Ottilie, tout le monde soutient que c'est à moi qu'il ressemble.

—C'est impossible, répondit Édouard.

Mais au même instant l'enfant ouvrit ses grands yeux noirs, pénétrants, animés et tendres; il semblait regarder dans le monde avec intelligence et amour. On eût dit qu'il connaissait les deux personnes debout devant lui. Fasciné par ce regard, Édouard se prosterna devant l'enfant comme s'il se jetait une seconde fois aux genoux d'Ottilie.

—C'est toi! s'écria-t-il; oui, ce sont tes yeux célestes! qu'importe, je ne veux voir que les tiens, jetons un voile impénétrable sur l'instant funeste qui donna le jour à cette fatale créature. Pourquoi troublerai-je ton âme chaste et pure par la pensée terrible que le mari et la femme, même quand leurs coeurs se sont éloignés l'un de l'autre, peuvent encore s'enlacer de leurs bras, et profaner un lien sacré par des désirs opposés à ces liens! Mais puisque je touche au terme de mes voeux, puisque mes rapports avec Charlotte doivent nécessairement être rompus, puisque tu vas m'appartenir enfin, pourquoi ne te dirais-je pas tout? Pourquoi n'aurais-je pas le courage de te faire un aveu terrible? Écoute et tâche, de me comprendre. Cet enfant est le fruit d'un double adultère! Au lieu de resserrer les liens qui m'attachaient à ma femme et ma femme à moi, il les brise pour toujours! Que cet enfant témoigne contre moi, que m'importe, pourvu que ses yeux célestes disent aux tiens que dans les bras d'une autre je t'appartenais! pourvu que tu puisses comprendre et sentir que cette faute, ce crime, je ne puis l'expier que sur ton coeur!

Écoutons! s'écria-t-il en se levant avec précipitation, car il venait d'entendre un coup de fusil qu'il prit pour un signal du Major.

C'était l'explosion de l'arme à feu d'un chasseur qui parcourait les montagnes voisines. Rien n'interrompit plus le silence solennel de la contrée, Édouard devint impatient et inquiet.

Ottilie s'aperçut enfin que le soleil venait de disparaître derrière la cime des rochers; mais ses derniers rayons réfractés étincelaient encore sur les vitres de la maison d'été.

—Éloigne-toi, Édouard, lui dit la jeune fille, songe que nous avons souffert depuis bien longtemps avec patience et courage; n'anticipons pas sur un avenir que Charlotte seule a le droit de régler. Je suis à toi si elle le permet; si elle veut conserver ses droits je me résignerai. Puisque tu as la certitude que nous touchons à l'instant décisif, ayons le courage de l'attendre. Retourne au hameau, où peut-être déjà le Major te cherche en vain; car il n'est pas naturel qu'il veuille avoir recours au moyen brutal d'un coup de canon pour t'annoncer le succès de sa démarche. Je sais qu'il n'a pas trouvé Charlotte chez elle; mais il peut être allé à sa rencontre, et avoir besoin maintenant de te parler. Que sais-je tout ce qui peut être arrivé. Laisse-moi, Charlotte va revenir, elle m'attend là haut à la maison d'été, moi et surtout son enfant.

Ottilie parlait avec un désordre et une vivacité extraordinaires; elle se sentait si heureuse en présence d'Édouard, et cependant elle comprenait la nécessité de l'éloigner.

—Je t'en conjure, mon bien-aimé, retourne au hameau, va attendre le
Major.

—Je t'obéis, répondit Édouard, en arrêtant sur elle un regard passionné; puis il l'attira dans ses bras: la jeune fille l'enlaça des siens et le pressa tendrement sur son coeur.

L'espérance passa sur leurs têtes comme une étoile qui se détache du ciel pour éclairer la terre de plus près. Se sentant unis ils échangèrent pour la première fois, et sans contrainte, des baisers brûlants; puis ils se séparèrent avec violence et douloureusement.

Le crépuscule du soir et les exhalaisons humides du lac enveloppaient la contrée. Restée seule, Ottilie tremblante et confuse leva les yeux vers la maison d'été; il lui semblait, qu'elle voyait flotter sur le balcon la robe blanche de Charlotte. La route qui conduisait à cette maison, en faisant le tour du lac, était longue; et elle savait combien sa tante était sujette à s'inquiéter quand, en rentrant chez elle, elle ne trouvait pas son enfant. Les platanes de la place de débarquement de la rive opposée se balançaient à ses regards, l'espace étroit du lac la séparait seule de cette place et du sentier court et commode qui, de là, conduisait à la maison d'été. Déjà ses regards et sa pensée avaient passé l'eau, et la crainte de s'y hasarder avec l'enfant disparut devant la crainte plus forte encore d'arriver trop tard. S'avançant rapidement vers la nacelle, elle ne sentit point que son coeur battait avec violence, que ses jambes tremblaient sous elle, que ses sens étaient près de l'abandonner.

D'un bond elle s'élança vers la nacelle et saisit la rame. Pour mettre à flot la légère embarcation, elle a besoin de toutes ses forces, et renouvelle le coup de rame. La nacelle se balance et glisse en avant. Tenant sur son bras et dans sa main gauche l'enfant et le livre, elle agite la rame de la main droite, chancelle et tombe au fond du bateau. La rame lui échappe et en cherchant à la retenir, elle laisse glisser l'enfant et le livre, et tout tombe dans le lac. Par un mouvement spontané elle saisit la robe de l'enfant, mais la position dans laquelle elle est tombée l'empêche de se relever; la main droite, qui seule est restée libre, ne lui suffit pas pour se retourner et se redresser. Après de longs et cruels efforts, elle y réussit enfin et retire l'enfant de l'eau; ses yeux sont fermés, il ne respire plus!

En ce moment terrible, elle retrouva toute sa présence d'esprit, et sa douleur n'en fut que plus cruelle. La nacelle était arrivée presqu'au milieu du lac, la rame flottait sur sa surface immobile, pas un être vivant ne paraissait sur le rivage: au reste, quels secours aurait-elle pu attendre dans cette nacelle qui la balançait au milieu d'un élément inaccessible et perfide?

Ce n'était qu'en elle-même que la malheureuse Ottilie pouvait trouver des ressources, elle avait souvent entendu parler des moyens par lesquels on rappelait les noyés à la vie; elle les avait même vu appliquer à la suite du feu d'artifice par lequel Édouard avait célébré l'anniversaire de sa naissance.

Encouragée par ces souvenirs, elle déshabille l'enfant, l'essuie avec la robe de mousseline dont elle était vêtue, découvre pour la première fois à la face du ciel son chaste sein, y presse l'infortunée petite créature dont le froid glacial engourdit son coeur. Les larmes brûlantes dont elle inonde les membres raides et immobiles de l'enfant lui rendent quelque apparence de chaleur et de vie. Ivre de joie, elle l'entoure de son schall, le couvre de baisers, le réchauffe de son haleine, lui communique son souffle et croit avoir remplacé ainsi les secours plus efficaces que son isolement ne lui permet pas de lui prodiguer.

Vains efforts! l'enfant reste sans vie dans les bras d'Ottilie, et la nacelle semble enracinée au milieu du lac! Dans cette situation terrible, elle trouve encore des ressources dans sa belle âme qui s'adresse au Ciel. Agenouillée au fond de la nacelle, elle élève l'enfant glacé au-dessus de sa poitrine découverte, blanche et froide comme celle d'une statue de marbre. Ses yeux humides s'attachent aux nuages et demandent assistance et protection, là où les nobles coeurs placent leurs espérances quand tout leur manque sur la terre.

Ottilie n'avait pas en vain invoqué les étoiles, qui, çà et là, étincelaient au firmament. Une légère brise s'éleva tout à coup et poussa doucement la nacelle vers les platanes.

CHAPITRE XIV.

Ottilie se dirigea en hâte vers la maison d'été. Dès qu'elle y fut arrivée, elle fit appeler le chirurgien et lui remit l'enfant. Cet homme expérimenté et toujours prêt à remédier à tous les accidents possibles, prodigua à cette frêle créature des secours proportionnés à sa constitution. La jeune fille le seconda avec activité; apportant elle-même les objets qu'il demandait, elle allait, venait et donnait des ordres avec suite et précision. En la voyant se mouvoir ainsi, on eût dit qu'elle marchait, agissait et vivait dans un autre monde; c'est que les grands événements, qu'ils soient heureux ou malheureux, nous font croire que tout autour de nous a changé de nature.

L'habile chirurgien continua ses efforts gradués; Ottilie chercha à lire ses espérances dans ses yeux, car il ne répondait rien à ses questions réitérées. Bientôt cependant il secoua la tête d'un air de doute, et lorsqu'elle lui demanda positivement s'il croyait pouvoir sauver le malheureux enfant, il laissa échapper de ses lèvres un non à peine articulé. Au même instant Ottilie quitta l'appartement, qui était la chambre a coucher de sa tante, pour passer dans la pièce voisine; mais, à quelques pas du canapé, elle tomba sans mouvement sur le tapis.

On entendit la voiture de Charlotte entrer dans la cour, et le chirurgien courut au-devant d'elle pour la préparer au malheur qui venait d'arriver. Il ne la rencontra pas; car, au lieu de monter directement à sa chambre à coucher, elle entra au salon où elle vit sa nièce étendue par terre sans apparence de vie. Une femme de chambre accourut du côté opposé en poussant des cris lamentables; le chirurgien arriva presque aussitôt et fut forcé de tout avouer. Charlotte cependant croyait encore à la possibilité de rappeler son enfant à la vie; le prudent chirurgien s'en applaudit et se borna à la prier de ne pas demander à voir son fils en ce moment, puis il s'éloigna pour l'entretenir dans son erreur, en lui faisant croire que sa présence était nécessaire auprès de son petit malade.

Charlotte s'est assise sur le canapé, Ottilie est toujours couchée sur le tapis. Sa malheureuse tante la soulève par un effort pénible, et attire sur ses genoux la belle tête de la jeune fille. Le chirurgien entre et sort à chaque instant; il feint de redoubler d'efforts pour l'enfant, tandis qu'il ne s'occupe plus que des deux dames. Minuit vient de sonner, le silence de la mort règne dans la contrée et dans la maison. Charlotte comprend enfin qu'elle a perdu son enfant, elle veut du moins avoir près d'elle ses restes inanimés, et l'on dépose sur le canapé un panier où repose ce petit corps glacé, enveloppé dans des mouchoirs de laine chauds et blancs; son visage seul est découvert; il semble dormir.

Le bruit de cette catastrophe ne tarda pas à mettre tout le village en émoi. Dès qu'il arriva au Major, il quitta l'auberge et se rendit à la maison d'été. N'osant y entrer, il interrogea les domestiques qui couvaient çà et là, et finit par dire à l'un d'eux de faire descendre le chirurgien. Celui-ci ne se fit pas long-temps attendre; quelle ne fut pas sa surprise, en reconnaissant son ancien protecteur! Sa présence dans un pareil moment lui parut de bonne augure; aussi se chargea-t-il avec plaisir de préparer Charlotte à le recevoir. Voulant s'acquitter de cette tâche délicate avec toute la prudence nécessaire, il commença par lui parler de plusieurs personnes absentes qui ne pouvaient manquer de partager sa juste douleur. Ce genre de conversation l'amena naturellement à prononcer le nom du Major; et il l'imposa pour ainsi dire à la pensée de la malheureuse mère, en lui rappelant le dévouement sans bornes dont cet ami sincère lui avait déjà donné tant de preuves. Passant du récit à la réalité, il lui apprit qu'il était là, à sa porte, et n'attendait qu'un mot pour paraître.

Au même instant le Major entra, Charlotte l'accueillit avec un sourire douloureux. Il s'avança doucement et s'arrêta en face d'elle. Elle releva la couverture de soie verte qui couvrait le cadavre de l'enfant, et, à la faible lueur d'une seule bougie, le Major reconnut avec une secrète terreur, dans les traits de cet enfant, sa propre image immobilisée par la mort. D'un geste, Charlotte lui désigna un siège près d'elle, et tous deux restèrent ainsi en face l'un de l'autre pendant toute la nuit, sans prononcer un seul mot. Ottilie était toujours appuyée sur les genoux de sa tante, dans une attitude calme et respirant doucement. Elle dormait ou semblait dormir.

La bougie s'était éteinte, le crépuscule du matin éclairait l'appartement, et semblait arracher le Major et son amie à un rêve lugubre. Charlotte le regarda d'un air résigné et lui dit à voix basse, comme si elle craignait de réveiller Ottilie:

—Dites-moi, mon ami, quelle combinaison du destin vous a fait arriver ici, pour être témoin d'une pareille scène de deuil et de douleur?

—Je crois, répondit-il sur le même ton, que la réserve et les moyens préparatoires seraient en ce moment inutiles et déplacés. Je vous trouve dans une situation si terrible, que la mission dont je suis chargé et que je croyais importante et grave, ne me parait plus qu'un événement ordinaire.

Puis il l'instruisit avec calme et simplicité de l'arrivée d'Édouard et du but dans lequel il l'avait envoyé près d'elle. Il lui parla même des espérances personnelles qu'Édouard l'avait autorisé à concevoir, si tous ses projets pouvaient se réaliser. Son langage était franc, mais aussi délicat que l'exigeaient les circonstances. Charlotte l'écouta tranquillement, et sans manifester ni surprise ni irritation.

—Je ne me suis encore jamais trouvée dans un cas semblable, dit-elle d'une voix si faible, que, pour l'entendre, le Major fut obligé d'approcher son siège du canapé; mais j'ai toujours eu l'habitude, quand il s'agissait de prendre une détermination grave, de me demander: Que ferai-je demain? Je sens que le sort de plusieurs personnes qui me sont chères est en ce moment entre mes mains; je ne doute plus de ce que je dois faire, et je vais l'énoncer clairement: Je consens au divorce. Ce consentement, j'aurais dû le donner plus tôt; mes hésitations, ma résistance ont tué ce malheureux enfant! Quand le destin veut une chose qui nous paraît mal, elle se fait en dépit de tous les obstacles que nous nous croyons obligés d'y opposer par raison, par vertu, par devoir. Au reste, je ne puis plus me le dissimuler, le destin n'a réalisé que mes propres intentions, dont j'ai eu l'imprudence de me laisser détourner. Oui, j'ai cherché à rapprocher Ottilie d'Édouard, j'ai voulu les marier; et vous, mon ami, vous avez été le confident, le complice de ce projet. Comment ai-je pu voir dans l'entêtement d'Édouard un amour invariable? Pourquoi, surtout, ai-je consenti à devenir sa femme, puisqu'on restant son amie je faisais son bonheur et celui de la malheureuse enfant qui dort là, à mes pieds? Je tremble de la voir sortir de ce sommeil léthargique! Comment pourra-t-elle supporter la vie, si nous ne lui donnons pas l'espoir de rendre un jour à Édouard plus qu'elle ne lui a fait perdre, par la catastrophe dont elle a été l'aveugle instrument? Et elle le lui rendra, j'en ai la certitude, car je connais toute l'étendue de sa passion pour lui. L'amour qui donne la force de tout supporter, peut tout remplacer. Quant à ce qui me concerne, il ne doit pas en être question en ce moment. Eloignez-vous en silence, cher Major, dites à votre ami que je consens au divorce, que je m'en remets, pour le réaliser, à lui, à vous, à Mittler. Je signerai tout ce que l'on voudra; qu'on me dispense seulement d'agir, de donner des conseils, des avis.

Le Major se leva et pressa sur ses lèvres la main que Charlotte lui tendit par-dessus la tête d'Ottilie.

—Et moi, murmura-t-il d'une voix à peine intelligible, que puis-je espérer?

—Dispensez-moi de vous répondre, mon ami; nous n'avons pas mérité d'être toujours malheureux, mais sommes-nous dignes de trouver le bonheur ensemble?

Le Major s'éloigna, vivement pénétré de la douleur de Charlotte; mais il lui fut impossible de s'affliger, comme elle, de la mort de son fils, qui n'était, à ses yeux, qu'un sacrifice, indispensable pour assurer le bonheur de tous. Déjà il voyait de la pensée, d'un côté, la jeune Ottilie tenant dans ses bras un bel enfant plus cher au Baron que celui dont elle avait innocemment causé la mort; et de l'autre, Charlotte berçant sur ses genoux un fils dont les traits animés lui offriraient, à plus juste titre, la ressemblance qu'il avait reconnue avec effroi sur le visage glacé de la jeune victime du sort.

Préoccupé de ces riants tableaux qui passaient devant son âme, il descendit vers le hameau où il espérait trouver Édouard. Il le rencontra avant d'y arriver. Lui aussi avait passé la nuit dans une cruelle agitation. Espérant toujours entendre ou voir le signal qui devait lui annoncer l'accomplissement de ses voeux, il s'était constamment promené dans les environs de la maison d'été; aussi n'avait-il pas tardé à apprendre la mort de l'enfant. Cette catastrophe le touchait de plus près que le Major, et cependant il ne pouvait s'empêcher de l'envisager sous le môme point de vue. Le compte fidèle que son ami lui rendit de son entrevue avec Charlotte, acheva de le convaincre que rien ne s'opposait plus à ses désirs, et il se décida sans peine à retourner avec lui au hameau. De là ils se rendirent à la petite ville, lieu de leur premier rendez-vous, où ils se proposaient de combiner ensemble les moyens les plus convenables pour réaliser enfin ce divorce depuis si longtemps demandé et refusé.

Après le départ du Major, Charlotte resta plongée dans ses réflexions, mais elle en fut bientôt arrachée par le réveil d'Ottilie. La jeune fille leva la tête et regarda sa tante avec de grands yeux étonnés. Puis elle s'appuya sur ses genoux, se redressa et se tint debout devant elle.

—C'est pour la seconde fois de ma vie, dit la noble enfant avec une imposante et douce gravité, que je me trouve dans l'état auquel je viens de m'arracher. Tu m'as dit souvent que les mêmes choses nous arrivent parfois de la même manière et toujours dans des moments solennels. L'expérience vient de me convaincre que tu disais vrai; pour te le prouver, il faut que je te fasse un aveu.

Peu de jours après la mort de ma mère, j'étais bien jeune alors, et pourtant je m'en souviendrai toujours, j'avais approché mon tabouret du sopha où tu étais assise avec une de tes amies; la tête appuyée sur tes genoux, je n'étais ni éveillée ni endormie, j'entendais tout, mais il m'était impossible de faire un mouvement, d'articuler un son. Tu parlais de moi avec ton amie, et vous déploriez le sort de la pauvre petite orpheline, restée seule dans le monde, où elle ne pourrait trouver que déception et malheur, si le Ciel, par une grâce spéciale, ne lui donnait pas un caractère et des goûts en harmonie avec sa position. Je compris parfaitement le sens de vos paroles, et je me posai à moi-même des lois, trop sévères peut-être, mais que je croyais conformes à tes voeux pour moi. Je les ai religieusement observées pendant tout le temps que ton amour maternel a veillé sur moi, et je leur suis restée fidèle, même quand tu m'as fait venir dans ta maison, pendant les premiers mois, du moins.

J'ai fini par sortir de la route que je devais suivre, j'ai violé les lois que je m'étais imposée, j'ai été jusqu'à oublier qu'elles étaient pour moi un devoir sacré, et maintenant qu'une catastrophe terrible m'en a punie, c'est encore toi qui viens de m'éclairer sur ma position, cent fois plus déplorable que celle de la pauvre orpheline qui retrouvait une mère en toi. Couchée comme je l'étais alors sur tes genoux, et plongée dans la même inexplicable léthargie, j'ai entendu ta voix, comme si elle sortait d'un autre monde, parler de moi et me révéler ainsi ce que je suis devenue. J'ai eu horreur de moi-même; mais aujourd'hui, comme autrefois, je me suis, pendant mon sommeil de mort, tracé la route sur laquelle je dois marcher.

Oui, ma résolution est irrévocablement prise, et tu vas la connaître à l'instant: Je ne serai jamais la femme d'Édouard! Dieu vient de m'ouvrir les yeux d'une manière terrible sur les crimes que j'ai commis; je veux les expier! Ne cherche pas à me faire revenir de cette résolution, prends tes mesures en conséquence, rappelle le Major ou écris-lui à l'instant que le divorce est impossible! Combien n'ai-je pas souffert pendant mon immobilité! car à chaque mot que tu lui disais, je voulais me relever et m'écrier: Ne lui donne pas d'aussi sacrilèges espérances!

Charlotte comprit l'état d'Ottilie, tout en croyant toutefois qu'il serait facile de la faire changer de résolution, quand le sentiment qui la lui avait fait prendre se serait émoussé; mais à peine eut-elle prononcé quelques phrases dont le but était de faire entrevoir les consolations et les espérances que le temps apporte naturellement aux plus grandes infortunes, que la jeune fille s'écria avec une élévation d'âme qui tenait de l'exaltation:

—Ne cherchez jamais à m'émouvoir, à me tromper! au moment où j'apprendrai que tu as consenti au divorce, je me punirai de mes fautes, de mes crimes, en me précipitant dans ce même lac où s'est éteinte la vie de ton enfant!

CHAPITRE XV.

Dans le cours ordinaire et paisible de la vie domestique, les parents, les amis aiment à parler entre eux, même au risque de s'ennuyer mutuellement, de leurs travaux, de leurs entreprises, de leurs projets; d'où il résulte que tout se fait d'un commun accord, sans que l'on ait songé à se demander des conseils ou des avis. Mais dans les moments graves, importants, où l'homme a plus que jamais besoin de l'approbation d'un autre homme digne de sa confiance, chacun se refoule sur lui-même et agit suivant ses propres inspirations; tous se cachent les moyens qu'ils emploient, et ce n'est que par les résultats, par les faits accomplis dont chacun est forcé d'accepter sa part, que la communauté de pensée et d'action se rétablit.

C'est ainsi qu'après une foule d'événements aussi singuliers que malheureux, chacune des deux dames s'était renfermée dans une gravité imposante, qui ne les empêcha cependant pas d'avoir l'une pour l'autre les procédés les plus délicats. Charlotte avait fait déposer en silence et presque avec mystère son malheureux enfant dans la chapelle, où il dormait comme une première victime d'un avenir encore gros de catastrophes funestes.

Mille autres soins, plus ou moins importants et dont elle s'acquittait avec une exactitude scrupuleuse, prouvaient que le sentiment du devoir avait donné à Charlotte la force d'agir de nouveau dans la vie active. Là, elle trouva d'abord Ottilie qui, plus que tout autre, avait besoin de sa sollicitude, et elle ne s'occupa plus que d'elle, mais avec tant de délicatesse, que la noble enfant ne put pas même s'apercevoir de cette préférence. Elle savait enfin combien cette enfant aimait Édouard, et par les aveux qui lui échappaient malgré elle, et par les lettres que le Major lui écrivait chaque jour.

De son côté, Ottilie faisait tout ce qui était en son pouvoir pour rendre plus douce la position actuelle de sa tante. Elle était franche, communicative même; mais jamais elle ne parlait du présent ou d'un passé trop rapproché. Elle avait toujours beaucoup écouté, beaucoup observé, et elle recueillit enfin les fruits de cette louable habitude; car elle lui fournit le moyen d'amuser, de distraire Charlotte qui, au fond de son coeur, nourrissait l'espoir de voir uni, tôt ou tard, le couple qui lui était devenu si cher.

L'âme d'Ottilie était dans une situation bien différente. Elle avait révélé le secret de sa vie à sa tante, qui était devenue enfin son amie; et elle se sentait affranchie de la servitude dans laquelle elle avait vécu jusque là; le repentir et la résolution qu'elle avait prise la débarrassaient du fardeau de ses fautes et du crime dont le destin l'avait rendue coupable. Elle n'avait plus besoin de se dominer elle-même, elle s'était pardonnée au fond de son coeur, à la condition de renoncer à tout bonheur personnel: aussi cette condition devait-elle nécessairement être irrévocable.

Plusieurs semaines s'écoulèrent ainsi, et Charlotte finit par sentir que cette délicieuse maison d'été, son lac, ses rochers et ses promenades pittoresques n'avaient plus que des souvenirs pénibles pour elle et pour sa jeune amie; qu'enfin il fallait changer de demeure: mais il était plus facile d'éprouver ce besoin que de le satisfaire.

Les deux dames devaient-elles rester inséparables? La première déclaration d'Édouard leur en avait fait un devoir, et les menaces qui avaient suivi cette déclaration en rendaient nécessaire l'exact accomplissement. Cependant il était facile de voir que, malgré leur bonne volonté, leur raison et leur complète abnégation, elles ne pouvaient plus, en face l'une de l'autre, éprouver que des sensations pénibles. Les entretiens les plus étrangers à leur position, amenaient parfois des allusions que la réflexion repoussait en vain, car le coeur les avait senties. Enfin, plus elles craignaient de s'affliger et de se blesser, plus elles devenaient faciles à s'affliger, à se blesser mutuellement.

Mais dès que Charlotte songeait à changer de demeure et à se séparer momentanément d'Ottilie, les anciennes difficultés renaissaient, et elle était forcée de se demander en quel lieu elle placerait cette jeune personne. Le poste honorable de compagne d'étude, de soeur adoptive d'une jeune et riche héritière était encore vacant, la Baronne ne cessait d'en parler à Charlotte dans ses lettres, et elle crut devoir enfin s'en expliquer franchement avec sa nièce. La pauvre enfant refusa avec beaucoup de fermeté, non-seulement cette offre, mais encore toutes celles qui la réduiraient à vivre dans ce qu'on est convenu d'appeler le grand monde.

—N'allez cependant pas, continua-t-elle, m'accuser d'aveuglement, d'obstination, et permettez-moi de vous donner des explications que, dans toute autre circonstance, il serait de mon devoir de passer sous silence. Un être coupable, lors même qu'il ne l'est pas devenu volontairement, est marqué du sceau de la réprobation; sa présence inspire une terreur mêlée d'une curiosité désespérante, car chacun désire et croit découvrir dans ses traits, dans ses gestes, dans ses paroles les plus insignifiantes, les indices du monstre qu'il porte dans son sein et qui l'a poussé au crime. C'est ainsi qu'une maison, une ville où a été commise une action monstrueuse, reste un objet de terreur pour quiconque en franchit le seuil. On s'imagine que là, le jour est plus sombre et que les étoiles ont perdu leur éclat. L'importunité par laquelle certains amis aussi maladroits que bienveillants cherchent à rendre au monde ces infortunés qu'il repousse, est presque un crime, quoiqu'il soit excusable.

Pardonnez-moi, chère tante; mais je ne puis m'empêcher de vous dire ce qui s'est passé en moi, lorsque Luciane jeta brusquement au milieu d'une fête joyeuse la pauvre jeune fille condamnée à l'isolement et au repentir, parce qu'elle avait involontairement causé la mort de son jeune frère. Effrayée par l'éclat des lumières et des parures, et surtout par l'aspect des danses et des jeux auxquels on voulait lui faire prendre part, elle resta d'abord interdite; puis sa tête s'égara, elle s'enfuit éperdue et tomba sans connaissance dans mes bras. Eh bien, le croiriez-vous! cette catastrophe augmenta la curiosité de la société, chacun voulait voir de plus près la pauvre criminelle! je ne croyais pas alors qu'un sort semblable m'était réservé; mais ma compassion était si vive que je souffrais plus qu'elle peut-être, et je me hâtai de la ramener dans sa chambre. Qu'il me soit permis aujourd'hui d'avoir pitié de moi, et d'éviter toute position où je pourrais devenir l'héroïne d'une scène semblable.

—Songe, du moins, chère enfant, répondit Charlotte, qu'il n'en est point qui puisse entièrement te cacher au monde. Les couvents qui, dans de semblables extrémités, offrent aux catholiques un refuge paisible, n'existent pas pour nous autres protestants.

—La solitude et l'isolement, chère tante, ne font pas le seul mérite d'un refuge; à mes yeux, il n'en est de véritablement estimable que celui qui nous offre la possibilité de nous occuper utilement. Les pénitences et les macérations ne sauraient nous soustraire aux arrêts de la Providence, quand elle les a prononcés sur nous. L'attention du monde ne serait mortelle pour moi que s'il fallait lui servir de spectacle, plongée dans une coupable oisiveté. Si son regard malveillant me trouve infatigable au travail et remplissant un devoir utile, je le soutiendrai sans rougir, car alors je ne serai plus réduite à trembler devant le regard de Dieu!

—Ou je me trompe fort, dit Charlotte, ou tes voeux te rappellent au pensionnat.

—J'en conviens. Il me paraît beau de guider les autres sur les routes ordinaires de la vie, quand on s'est formée soi-même à l'école de l'adversité et de l'erreur. L'histoire nous apprend que les hommes poussés dans les déserts par le remords ou la persécution, n'y sont pas restés oisifs et ignorés. On les a rappelés dans le monde pour y soutenir les faibles, ramener les égarés, consoler les malheureux! Et cette tâche, le Ciel lui-même la leur imposait; car ils pouvaient seuls l'accomplir dignement, ces nobles initiés aux fautes, aux faiblesses dont ils avaient su se relever, ces martyrs de la vie, malheureux au point qu'aucun malheur terrestre ne pouvait plus les frapper.

—La carrière que tu choisis est pénible! n'importe; je ne m'opposerai point à ton désir, me flattant toutefois que tu ne tarderas pas à y renoncer pour revenir près de moi.

—Je vous remercie d'un consentement qui me permet d'essayer mes forces; j'en espère trop peut-être, car il me semble que je réussirai. Qu'est-ce que les épreuves du pensionnat que naguère je trouvais si cruelles, auprès de celles que j'ai subies depuis? Quel ne sera pas mon bonheur, lorsque je pourrai diriger de jeunes élèves à travers cette foule d'embarras qui causent leurs premières douleurs et dont j'ai déjà acquis le droit de sourire? Les heureux ne savent pas conseiller et guider les heureux, car il est dans notre nature d'augmenter nos exigences pour nous et pour les autres, en proportion des faveurs que le Ciel nous accorde. Celui qui a souffert et qui a su se relever, sait seul développer dans de jeunes coeurs le sentiment qui empêche le sien de se briser, en lui faisant accepter le plus petit bienfait comme un grand bonheur.

—Je te le répète, chère enfant, je ne m'oppose point à ton projet; mais je dois te faire une observation dont tu comprendras toi-même l'importance, car elle ne porte pas sur toi, mais sur cet excellent et sage Professeur qui ne m'a pas laissé ignorer ses sentiments à ton égard. En te destinant à la carrière où il voulait te voir marcher à ses côtés, tu lui deviendras chaque jour plus chère, et lorsqu'il se sera accoutumé à ta coopération et à ta présence, tu le rendras malheureux et incapable en l'abandonnant.

—Le sort a été si sévère envers moi, dit Ottilie, que tous ceux qui osent m'aimer, sont peut-être condamnés d'avance à de rudes épreuves. Au reste, l'ami dont vous venez de me parler est si noble et si généreux, que j'ose espérer qu'il finira par ne plus ressentir pour moi que le saint respect qu'on doit à une personne vouée à une pieuse expiation. Oui, il comprendra que je suis un être consacré, qui ne peut conjurer le mal immense qui plane sans cesse sur elle et sur les autres, qu'en ne respirant plus que pour les puissances supérieures qui nous entourent d'une manière invisible, et peuvent seules nous protéger contre les puissances malfaisantes dont nous sommes sans cesse assiégés.

Chaque entretien dans lequel l'aimable enfant dévoilait ainsi ses pensées, devint pour Charlotte un sujet de graves réflexions. Plusieurs fois déjà elle avait cherché à la rapprocher d'Édouard; mais le plus léger espoir, la plus faible allusion à ce rapprochement n'avaient servi qu'à blesser la jeune fille au point qu'un jour elle se crut forcée de renouveler l'assurance positive qu'elle avait pour toujours renoncé à lui.

—Si ta résolution est en effet irrévocable, répondit Charlotte, tu dois avant tout éviter de revoir Édouard. Tant que l'objet de nos affections est loin de nous, il nous semble facile de dominer la passion qu'il nous inspire, car plus elle a de force, plus elle nous refoule alors sur nous-mêmes, et augmente les facultés énergiques qui nous rendent maîtres de nos actions; mais dès que cet objet dont nous croyons pouvoir nous séparer reparaît devant nous, nous sentons de nouveau, et plus fortement que jamais, qu'il nous est indispensable. Fais en ce moment ce que tu crois convenable à ta situation, interroge ton coeur, reviens sur ta résolution s'il le faut, mais que ce soit de ta propre volonté et non dans l'entraînement d'une passion aveugle. Si tu renouais tes relations passées par surprise, C'est alors que tu ne pourrais plus te retrouver d'accord avec toi-même, et que ta vie s'écoulerait dans des contradictions perpétuelles, qui seules la rendent réellement insupportable. En un mot, avant de te séparer de moi pour entrer dans une carrière qui te conduira peut-être plus loin que tu ne penses et sur des routes que nous ne prévoyons pas, demande-toi une dernière fois si tu peux renoncer pour toujours à Édouard. Si tu te reconnais cette force, formons ensemble une alliance indissoluble dont la principale condition est que tu ne lui répondras pas un seul mot, si, à force de témérité, il trouvait le moyen de pénétrer jusqu'à toi et de te parler.

Ottilie n'hésita pas un instant, et fit à sa tante la promesse qu'elle s'était déjà faite à elle-même.

Charlotte, cependant, se souvenait toujours avec une secrète inquiétude des menaces par lesquelles son mari l'avait mise naguère dans l'impossibilité de se séparer d'Ottilie. Les graves événements qui s'étaient passés depuis pouvaient lui faire présumer qu'il souffrirait aujourd'hui l'éloignement de cette jeune personne, sans se croire pour cela autorisé à s'emparer d'elle par tous les moyens possibles. La crainte de l'offenser l'emporta néanmoins sur toute autre considération, et elle prit le parti de le faire sonder par Mittler, sur l'effet que pourrait produire sur lui le retour d'Ottilie à la pension.

Mittler avait toujours continué à venir la voir souvent, mais pour quelques instants seulement, surtout depuis la mort de l'enfant. Ce malheur l'avait d'autant plus vivement affecté, qu'il rendait la réunion des époux moins certaine. La résolution d'Ottilie ranima bientôt toutes ses espérances, et persuadé que le pouvoir bienfaisant du temps ferait le reste, il se représenta de nouveau Édouard heureux et content auprès de Charlotte. Les passions qui les avaient jetés un instant hors de la route du devoir, n'étaient plus à ses yeux, que des épreuves dont la fidélité conjugale ne pouvait manquer de sortir triomphante et plus forte que jamais.

Charlotte s'était empressée d'écrire au Major pour lui faire connaître les intentions qu'Ottilie avait manifestées en revenant à la vie, et pour le prier d'engager Édouard à s'abstenir de toute démarche relative au divorce, du moins jusqu'à ce que la pauvre enfant eût retrouvé plus de calme et de tranquillité d'esprit. Elle avait également eu soin de l'instruire de tout ce qui se passait chaque jour, et cependant ce fut à Mittler, qu'elle crut devoir confier la tâche difficile de préparer son mari au changement total de leur position respective.

L'expérience avait plus d'une fois prouvé à ce médiateur passionné, qu'il est plus facile de nous faire accepter un malheur devenu un fait accompli, que d'obtenir notre consentement à une démarche qui nous contrarie; il persuada donc à Charlotte que le parti le plus sage était d'envoyer Ottilie à la pension.

A peine avait-il quitté la maison, qu'on disposa tout pour ce départ précipité. Ottilie aida elle-même à faire les paquets; mais il était facile de voir qu'elle ne voulait emporter ni le beau coffre qu'elle avait reçu d'Édouard ni aucun des objets qu'il contenait. Charlotte laissa agir la silencieuse enfant au gré de ses désirs. Le voyage devait se faire dans sa voiture, et l'on était convenu qu'elle passerait la première nuit à moitié chemin, dans une auberge où Charlotte et les siens avaient l'habitude de descendre; la seconde nuit elle ne pouvait manquer d'arriver à la pension; Nanny devait l'accompagner et rester près d'elle en qualité de domestique.

Immédiatement après la mort de l'enfant, cette impressionnable jeune fille était revenue près d'Ottilie, qu'elle paraissait aimer plus passionnément que jamais. Cherchant à la distraire par son babil et l'entourant des soins les plus tendres, elle ne respirait plus que pour sa chère maîtresse. En apprenant qu'on lui permettait de la suivre et de rester près d'elle, et qu'elle verrait des contrées inconnues, car elle n'était jamais sortie de son village, elle ne se connaissait plus de joie, et courait à chaque instant chez ses parents, chez ses amis et ses connaissances pour prendre congé d'eux et leur faire part de son bonheur. Malheureusement elle entra dans une chambre où il y avait des enfants malades de la rougeole, et elle ressentit aussitôt l'effet de la contagion.

Charlotte ne voulait pas retarder le départ de sa nièce qui, elle-même, ne le désirait point. Au reste, elle connaissait la route et les maîtres de l'auberge où elle devait passer la première nuit. Le cocher du château à qui l'on avait confié la tâche de la conduire était un homme sûr, il n'y avait donc rien à craindre.

Depuis longtemps Charlotte désirait quitter la maison d'été et s'arracher ainsi aux images qu'elle lui retraçait; mais, avant de retourner au château, elle voulait faire remettre les appartements qu'Ottilie y avait habitée, dans l'état où ils étaient lorsqu'Édouard les occupait avant l'arrivée du Major.

L'espoir de ressaisir un bonheur perdu vient souvent nous surprendre malgré nous, et Charlotte pouvait se croire de nouveau autorisée à nourrir cet espoir.

CHAPITRE XVI.

Lorsque Mittler arriva près du Baron pour lui faire part du départ d'Ottilie, il le trouva seul, et la tête appuyée dans sa main droite. Il paraissait souffrir.

—Est-ce que votre mal de tête vous tourmente encore? lui dit-il.

—Oui, et j'aime cette souffrance, car elle me rappelle Ottilie. Peut-être est-elle en ce moment appuyée sur sa main gauche; car, vous le savez, pour elle, le mal est au côté gauche de la tête. Il est sans doute plus fort que le mien, pourquoi ne le supporterais-je pas avec autant de patience qu'elle? Au reste, cette souffrance a pour moi quelque chose d'utile, de salutaire; elle me rappelle puissamment la patience angélique qui complète toutes les perfections dont elle est douée. Ce n'est que lorsque nous souffrons que nous comprenons combien il faut de grandes et hautes qualités pour supporter la douleur.

Enhardi par l'air de résignation de son jeune ami, Mittler s'acquitta de sa commission par degrés, et en racontant comment le retour d'Ottilie à la pension n'avait d'abord été chez les deux dames qu'une pensée, un vague désir, puis un projet, et bientôt après une résolution définitivement arrêtée.

Édouard ne répondit que par des monosyllabes qui semblaient prouver qu'il laissait Charlotte et sa nièce maîtresses de faire ce qu'elles Voulaient, et que pour l'instant son mal de tête l'absorbait au point de le rendre indifférent à tout.

Mais à peine Mittler l'eut-il quitté qu'il se leva et se promena à grands pas dans sa chambre. Jeté violemment en dehors de lui-même, il ne sentait plus son mal de tête, son imagination d'amant était surexcitée; il voyait Ottilie seule, sur une route qu'il connaissait parfaitement et dans une auberge dont il avait successivement habité toutes les chambres. Il pensait, il réfléchissait, ou plutôt il ne pensait, il ne réfléchissait point; il désirait, il voulait, quoi? la voir, lui parler? mais pourquoi, dans quel but? comment aurait-il pu se le demander? Il ne chercha pas même à lutter; une puissance irrésistible l'entraîna machinalement.

Son premier soin fut de se confier à son valet de chambre, qui se procura en peu d'heures tous les renseignements nécessaires.

Dès le lendemain matin, Édouard se rendit seul et à cheval à l'auberge ou Ottilie devait passer la nuit. Il y arriva beaucoup trop tôt. L'hôtesse l'accueillit avec des transports de joie; elle lui devait un grand bonheur de famille, son fils avait servi sous ses ordres et fait une action d'éclat dont lui seul avait été témoin. Guidé par la justice, le Baron avait fait valoir cette action auprès du général en chef, et obtenu pour le jeune soldat une décoration méritée, et que l'envie et la jalousie avaient cherché à lui disputer. L'heureuse mère ne négligea rien pour lui prouver sa reconnaissance, et pour le recevoir dignement; elle fit nettoyer en hâte son salon qui, malheureusement, lui servait en même temps de garde-meuble et d'office. Il refusa d'en prendre possession, lui dit de le réserver pour une jeune dame qu'il attendait; et se fit arranger pour lui un petit cabinet qui donnait sur le corridor.

L'hôtesse présuma que ces mesures cachaient quelque mystère, et elle s'estima heureuse de trouver sitôt l'occasion de faire quelque chose qui pût être agréable au protecteur de son fils.

Pendant le reste de la journée Édouard fut en proie aux sensations les plus contradictoires; tantôt il visitait la chambre qui devait servir de demeure à Ottilie, et qui, malgré son singulier mélange d'élégance et de rusticité, lui paraissait un séjour céleste, et tantôt il formait des projets sur la manière de se présenter à elle, et il se demandait s'il devait la surprendre ou la préparer à sa présence. Cette dernière opinion lui parut la plus sage, et il se mit à lui écrire le billet suivant.

ÉDOUARD A OTTILIE.

«Pendant que tu liras ce billet, ma bien-aimée, je serai là, tout près de toi. Ne t'en effraie point; que pourrais-tu craindre de ton ami? Je ne te contraindrai pas à me recevoir, non; je ne me présenterai devant toi que lorsque tu me l'auras permis.

«Avant de m'accorder ou de me refuser cette grâce, songe à ta position, à la mienne. Je te remercie de t'être abstenue jusqu'ici de toute démarche irrévocable; celle que tu es sur le point de faire, cependant, est grave, significative. Je t'en conjure, reviens sur tes pas, car tu marches vers un point où nous serons forcés de dire: Là notre route nous sépare! Demande-toi de nouveau si tu peux, si tu veux être à moi. Si tu le peux, tu nous accorderas à tous un grand bienfait, pour moi surtout, il sera incommensurable.

«Souffre que je te revoie, de ton consentement et avec joie. Que ma bouche puisse t'adresser cette douce question: Veux-tu m'appartenir? et que ta belle âme y réponde. Ma poitrine, Ottilie, cette poitrine sur laquelle tu t'es appuyée quelquefois, c'est là ta place pour toujours!…»

Tout en traçant ces mots, l'idée que l'objet de ses plus chères affections ne tarderait pas à arriver le saisit avec tant de force, qu'il la croyait déjà à ses côtés.

—C'est par cette porte qu'elle entrera, se dit-il; elle lira ce billet, je la verrai en réalité, ce ne sera plus une douce vision comme il m'en est apparu tant de fois; mais sera-t-elle toujours la même? Son extérieur, ses sentiments seraient-ils changés?

Tenant toujours la plume à la main, il allait jeter sur le papier les pensées qui se présentaient à son imagination. Au même instant une voiture entra dans la cour et il ajouta en hâte les mots suivants:

«C'est toi, je t'entends arriver, adieu, pour un instant seulement, adieu!»

Puis il plia le billet et écrivit l'adresse; mais il était trop tard pour le cacheter, et il se sauva dans un cabinet qui donnait sur le corridor, Se souvenant tout à coup qu'il avait laissé sur la table sa montre et le cachet qui y était attaché, il sentit qu'Ottilie ne devait pas voir ces objets avant d'avoir lu sa lettre, et il retourna sur ses pas pour les enlever. Déjà il les tenait dans sa main, quand il entendit la voix de l'hôtesse qui désignait à la jeune voyageuse la chambre où elle allait l'introduire. Craignant d'être surpris, il s'élança vers le cabinet; mais avant de l'atteindre, un courant d'air en ferma violemment la porte, et la clef qui était restée en dedans, tomba sur le plancher du cabinet. Hors de lui il secoua la porte avec violence, mais elle ne céda point. Combien n'envia-t-il pas alors le sort des fantômes qui se glissent à travers les serrures! Ne sachant plus ce qu'il voulait où ce qu'il devait faire, il se cacha le visage contre le chambranle de la porte. Ottilie entra du côté opposé, et l'hôtesse qui la suivait se retira presque aussitôt, car la présence inattendue et l'attitude singulière d'Édouard l'avait surprise et même effrayée.

La jeune fille aussi venait de le reconnaître, et il se tourna vers elle, car il avait conservé assez de présence d'esprit pour sentir qu'elle devait l'avoir vu. Ce fut ainsi que les deux amants se trouvèrent de nouveau en face l'un de l'autre.

Muette et immobile, Ottilie le regarda d'un air sérieux et calme; mais au premier mouvement qu'il fit pour s'approcher d'elle, elle recula jusqu'à la table.

—Ottilie! s'écria-t-il, pourquoi ce terrible silence? Ne sommes-nous déjà plus que des ombres qui se dressent en face l'une de l'autre? Écoute-moi, c'est par un hasard funeste que tu me trouves ici. Regarde, là, sur cette table, je t'ai écrit, j'y ai déposé le billet qui devait te préparer à ma présence. Je t'en conjure, lis-le, et puis décide, prononce notre arrêt.

Elle baissa les yeux vers le billet, le prit après une courte hésitation, le déploya, le lut sans aucune émotion apparente, le replia et le replaça en silence sur la table. Puis elle éleva ses mains jointes vers le ciel, les rapprocha de sa poitrine, s'inclina en avant comme si elle voulait se prosterner devant Édouard, et le regarda avec une expression si déchirante, qu'il s'enfuit désespéré, et chargea l'hôtesse, qui était restée dans la salle d'entrée, d'aller veiller sur la malheureuse jeune fille.

Ne sachant plus que faire, que devenir, il se promena à grands pas dans cette salle. La nuit était venue et le plus morne silence régnait chez Ottilie. L'hôtesse sortit enfin et ferma la porte à clef. La pauvre femme était émue, embarrassée. Après un instant d'hésitation, elle offrit au Baron la clef de la chambre d'Ottilie; il la refusa d'un geste désespéré. L'hôtesse posa la chandelle sur une table et se retira.

Édouard se jeta sur le seuil de la porte d'Ottilie et l'arrosa de ses larmes. Jamais encore deux amants n'ont passé si près l'un de l'autre une nuit aussi cruelle.

Le jour parut enfin, le cocher était pressé de partir; l'hôtesse vint ouvrir la chambre d'Ottilie et y entra. En voyant la jeune fille qui s'était jetée tout habillée sur son lit, où elle paraissait dormir paisiblement, elle revint sur ses pas et invita Édouard par un sourire compatissant à s'approcher. Il se tint un instant debout devant son lit, mais il lui fut impossible de soutenir la vue de la malheureuse enfant qui l'avait banni de sa présence. L'hôtesse n'eut pas le courage de la réveiller; elle prit une chaise et s'assit en face d'elle. Bientôt Ottilie ouvrit ses beaux yeux et se leva. L'hôtesse lui offrit à déjeuner, elle refusa d'un geste. Édouard renvoya l'hôtesse qui venait de rassembler toutes ses forces, et se présenta devant la jeune fille.

—Je t'en supplie, lui dit-il, adresse-moi un mot, un seul mot. Fais-moi du moins connaître ta volonté? donne-moi tes ordres, je t'obéirai.

Elle garda le silence. Il lui demanda de nouveau avec amour, avec délire, si elle voulait lui appartenir. Elle baissa les yeux et sa belle tête s'agita avec une grâce ineffable, mais ce mouvement était un signe négatif.

—Veux-tu te rendre à la pension? lui demanda Édouard avec égarement.

Elle secoua la tête d'un air indifférent; mais lorsqu'il lui demanda si elle voulait lui permettre de la ramener près de Charlotte, elle y consentit par un geste plein de confiance. Il ouvrit la fenêtre pour donner des ordres au cocher, Ottilie profita de ce moment pour glisser rapidement derrière lui. Sortant de la chambre avec la rapidité de l'éclair, elle descendit l'escalier et s'élança dans la voiture. Le cocher prit le chemin du château; Édouard suivit la voiture à cheval, mais à une certaine distance.

CHAPITRE XVII.

Quelle ne fut pas la surprise de Charlotte, lorsqu'elle vit entrer en même temps dans la cour du château la voiture qui ramenait Ottilie, et son mari qui la suivait à cheval. Sans se rendre compte de ce singulier événement, elle courut recevoir ces hôtes inattendus. La jeune fille s'avança vers elle avec Édouard, saisit les mains des époux, les unit avec un geste passionné, et s'enfuit dans sa chambre.

Le malheureux Édouard se jette au cou de sa femme, éclate en sanglots, la supplie d'avoir pitié de lui, et de secourir Ottilie. Charlotte s'empresse d'aller la rejoindre dans sa chambre; mais en y entrant elle frémit malgré elle. On en avait déjà emporté tous les meubles, à l'exception du magnifique coffre dont on ne savait que faire et qu'on avait laissé au milieu de l'appartement. Ottilie s'était jetée par terre à côté de ce fatal objet; elle y appuyait sa tête et l'entourait de ses bras. Charlotte la relève et l'interroge, mais en vain; la Jeune fille ne répond pas. Une femme de chambre vient apporter des sels et des fortifiants propres à la tirer de son état de stupeur, et Charlotte court près d'Édouard qu'elle trouve au salon, mais hors d'état de l'instruire de ce qui vient de se passer. Il se prosterne devant elle, baigne ses mains de larmes et finit par s'enfuir dans son appartement. En voulant le suivre, elle rencontre son valet de chambre qui lui en apprend enfin assez pour lui faire deviner le reste. Toujours maîtresse d'elle-même, elle s'occupe avant tout des exigences du moment, et fait rapporter les meubles dans les appartements d'Ottilie. Quant à Édouard, il a retrouvé les siens dans l'état où il les avait quittés; pas un meuble, pas un papier n'avait été dérangé.

Tous trois semblaient s'entendre et ne vivre que les uns pour les autres. Ottilie cependant persista à se renfermer dans un silence désespérant. Édouard continua à exhorter sa femme à la patience, car la sienne l'abandonnait à chaque instant. Charlotte envoya un messager à Mittler et l'autre au Major pour les appeler près d'elle; il fut impossible de trouver Mittler, mais le Major accourut en hâte. Édouard ouvrit son coeur à cet ami fidèle et lui raconta jusque dans les plus petits détails tout ce qui venait de se passer. Ce fut par lui que Charlotte apprit enfin à connaître les causes secrètes qui avaient de nouveau troublé leurs esprits et changé leur position. Entourant son mari des soins les plus tendres et les plus délicats, elle ne cessa de le supplier de ne pas importuner la malheureuse enfant en lui demandant une résolution qu'elle n'était pas en état de prendre.

Édouard apprécia plus que jamais la haute raison de sa femme, mais sa passion pour Ottilie le dominait toujours exclusivement. En vain Charlotte chercha-t-elle à entretenir ses espérances, en lui promettant de consentir au divorce, il soupçonna sa sincérité et s'abandonna aux conjectures les plus bizarres. Poussé par le doute et la défiance, il exigea qu'elle prît formellement l'engagement d'épouser le Major. Elle consentit à tout pour le conserver et le tranquilliser, car le désordre de son esprit tenait de la démence. Cependant elle mit, au consentement de son mariage avec le Major, la condition expresse qu'Ottilie deviendrait la femme d'Édouard, et que, pour l'instant, les deux amis feraient ensemble un voyage de quelques mois.

Cette derrière condition était facile à remplir, car le Major venait d'être chargé d'une mission secrète pour une cour étrangère, et le Baron promit de l'accompagner. On fit aussitôt les apprêts du voyage, ce qui leur procura à tous une distraction salutaire.

Malgré cette activité inquiète, on s'aperçut qu'Ottilie ne prenait presque plus de nourriture; ses amis lui firent les représentations les plus douces et les plus tendres, mais sans rompre le silence absolu qu'elle s'était imposé, elle trouva moyen de leur faire comprendre que leurs soins l'importunaient et l'affligeaient. Ils n'insistèrent plus, car, par une faiblesse inexplicable, nous craignons toujours de tourmenter les personnes que nous aimons, même lorsque nous sommes convaincus que c'est pour leur bien.

Après avoir longtemps cherché dans sa pensée un nouveau moyen d'action sur l'esprit malade d'Ottilie, Charlotte conçut l'idée de faire venir le Professeur, dont elle connaissait l'influence sur son ancienne élève. Déjà elle avait eu soin de l'instruire du retour de la jeune fille à la pension, et comme elle ne s'y était pas rendue, il avait écrit à Charlotte pour lui demander la cause de ce retard. Cette lettre qui exprimait la tendre inquiétude d'un véritable ami, était restée sans réponse.

Trop prudente pour vouloir surprendre la malade par une visite qui pouvait ne pas lui être agréable, elle parla devant elle du projet d'engager le Professeur à venir passer quelque temps au château. Un mécontentement douloureux se manifesta sur les traits d'Ottilie; elle devint pensive comme si elle cherchait à prendre une résolution, puis elle se leva et se retira en hâte dans sa chambre. Bientôt ses amis encore réunis au salon, reçurent le billet suivant:

OTTILIE A SES AMIS.

«Pourquoi, mes bien-aimés, faut-il que je vous dise clairement ce que vous devez déjà avoir deviné? Je me suis laissée écarter de la route que je devais suivre, et je ne puis plus y rentrer. Le démon qui m'a égarée a pris tant d'empire sur moi, que j'ai beau être d'accord avec moi-même au fond de mon âme, il fait surgir des circonstances extérieures par lesquelles il m'empêche d'exécuter mes bonnes résolutions.

«Je m'étais sincèrement promis de renoncer à Édouard et de ne plus jamais le revoir. Le sort en a décidé autrement; nous nous sommes revus malgré moi, malgré lui-même. J'ai peut-être trop fidèlement tenu la promesse que j'avais faite de ne plus jamais lui parler. Dans l'agitation cruelle du moment terrible où je l'ai vu en face de moi, ma conscience m'a dit que je devais agir comme je l'ai fait. J'ai gardé le silence, je suis devenue muette devant mon ami, et je n'ai plus rien à dire à personne. Les voeux de certains ordres religieux peuvent, parfois, peser péniblement sur celui qui les a acceptés volontairement; le mien m'a été imposé par l'impression du moment, souffrez donc que j'y persiste tant que mon coeur m'y obligera. Ne mettez aucun médiateur entre nous, ne cherchez ni à me faire parler ni à me faire prendre plus de nourriture que je n'en ai rigoureusement besoin. Que votre indulgence, que votre bonté m'aident à sortir de cette cruelle époque de ma vie! je suis jeune, et la jeunesse se remet facilement et au moment où on s'y attend le moins. Supportez-moi dans votre cercle, consolez-moi par votre amour, éclairez-moi par vos entretiens, mais permettez à ma conscience de ne suivre que ses propres inspirations pour tout ce qui ne concerne qu'elle.»

* * * * *

Le voyage projeté des deux amis ne se réalisa point, car la mission du Major fut remise à une époque indéterminée. Ce contre-temps charma Édouard, car le billet d'Ottilie avait ranimé toutes ses espérances; se sentant de nouveau la force de persévérer et d'attendre, il déclara positivement que, sous aucun prétexte, il ne consentirait à s'éloigner du château.

—Il n'y a rien de plus extravagant, s'écria-t-il, qu'une renonciation volontaire et anticipée; quand un bien précieux est sur le point de nous échapper, ne vaut-il pas mieux chercher à le ressaisir? Une pareille folie ne peut découler que de la sotte prétention de conserver du moins les apparences de la liberté du choix. Trop de fois déjà je me suis laissé égarer par cette vanité insensée. Elle m'a fait fuir des amis qui m'étaient chers et dont je ne m'éloignais que parce que je savais que tôt ou tard je serais contraint de me séparer d'eux, et que je ne voulais pas avoir l'air de céder à la nécessité. Pourquoi m'éloignerais-je d'elle? Ne sommes-nous pas déjà que trop séparés? Je n'ose plus ni presser sa main ni l'attirer sur mon coeur, je ne puis pas même le penser sans tressaillir! Elle ne s'est pas détournée de moi, non, elle s'est élevée au-dessus de moi!

Ce fut ainsi que tout resta sur l'ancien pied. Rien n'égalait le bonheur d'Édouard lorsqu'il se trouvait près d'Ottilie, et la jeune fille aussi éprouvait une douce sensation qu'elle ne pouvait chercher à éviter, puisqu'elle lui devenait toujours plus indispensable. Le magnétisme mystérieux qu'ils avaient toujours exercé l'un sur l'autre, n'avait rien perdu de sa puissance. Quoiqu'habitant sous le même toit, ils ne pensaient pas toujours exclusivement l'un à l'autre, s'occupaient souvent d'objets différents et suivaient les impulsions opposées de leur entourage, et cependant ils se trouvaient et se rapprochaient toujours. Quand ils entraient au salon, on les voyait bientôt debout ou assis côte à côte: pour se sentir calmes et heureux, ils avaient besoin de se tenir ainsi le plus près possible; mais ce rapprochement leur suffisait, sans leur faire désirer les communications plus positives du regard et de la parole. Alors ce n'étaient plus que deux personnes réunies en une seule par le sentiment instinctif d'un bien-être parfait, et qui se sentaient aussi contentes d'elles-mêmes que du monde. Si l'un d'eux s'était trouvé retenu malgré lui à une extrémité de l'appartement, l'autre se serait aussitôt dirigé vers ce point, sans avoir la conscience de ce mouvement. La vie était pour eux une énigme dont ils ne comprenaient le mot que lorsqu'ils étaient ensemble.

Ottilie semblait avoir retrouvé un calme parfait et une entière sérénité d'esprit, au point que l'on croyait n'avoir plus rien à redouter pour elle. Jamais elle ne se dispensait de paraître aux réunions de la famille, la table seule exceptée. Elle avait si vivement manifesté le désir de manger seule dans sa chambre, qu'on s'était cru obligé de céder à cette fantaisie. Nanny seule était chargée de la servir.

Les choses qui arrivent ordinairement à tels ou tels individus, se représentent plus souvent que nous ne le croyons, parce qu'elles sont pour ainsi dire une conséquence de leur nature. Le sentiment de l'individualité, les penchants, les tendances, les localités, les entourages et l'habitude, forment un élément, une atmosphère où seuls nous vivons et respirons à notre aise. Voilà pourquoi nous retrouvons presque toujours, après une longue absence, les amis dont la versatilité nous a souvent désespérés, tels que nous les avons quittés.

C'était ainsi que nos amis semblaient, dans leurs rapports de chaque jour, se mouvoir dans le même cercle. Malgré son silence obstiné, Ottilie trouvait moyen de prouver par une foule de petites prévenances qu'elle était toujours serviable et bonne, et chacun avait repris ses allures et son caractère. Enfin, cet intérieur reflétait si parfaitement l'image du passé, qu'il était possible, permis même de croire que rien n'y était changé, ou que, du moins, tous s'y remettraient bientôt complètement sur l'ancien pied.

On était en automne et les jours ressemblaient par leur durée à ceux du printemps, où le Capitaine et Ottilie furent appelés au château. Les heures de promenades et celles des réunions au salon étaient les mêmes; et les fruits et les fleurs de la saison actuelle paraissaient être les produits de cet heureux printemps. On croyait les avoir cultivés et semés ensemble; tout ce qui s'était passé entre ces deux époques était tombé dans l'oubli.

Le Major allait et venait sans cesse du château à la résidence, et de la résidence au château; Mittler aussi venait souvent voir les amis. Les amusements des soirées avaient repris leur cours régulier. Édouard mettait, dans ses lectures habituelles, plus de feu et de sentiment que jamais, on aurait dit qu'il cherchait, tantôt par la gaîté et tantôt par le sentiment, à faire revenir Ottilie de son engourdissement et à triompher de son silence obstiné. Tenant comme autrefois son livre de manière à ce qu'elle pût y lire, il était inquiet, distrait chaque fois qu'il n'avait pas la certitude qu'elle devançait du regard chaque mot qu'il prononçait.

Les soupçons, les inquiétudes, les susceptibilités du passé s'étaient complètement évanouis. Le violon du Major s'unissait instinctivement au piano, quand Charlotte le tenait, et la flûte d'Édouard se mariait avec bonheur au jeu d'Ottilie, quand les touches de cet instrument vibraient sous les doigts de la jeune fille.

Ce fut dans cette disposition d'esprit qu'on vit approcher l'anniversaire de la naissance du Baron, pour laquelle l'année précédente on avait vainement espéré son retour au château. Cette fois on s'était promis de célébrer ce jour dans une douce et silencieuse intimité. A mesure qu'il approchait, Ottilie devenait plus grave et plus solennelle. Quand elle visitait les jardins, elle semblait passer les fleurs en revue, et faisait signe au jardinier de veiller avec soin sur elles, et, surtout, sur les marguerites, qui, cette année, donnaient avec une abondance extraordinaire.

CHAPITRE XVIII.

Les amis ne tardèrent pas à s'apercevoir avec bonheur qu'Ottilie s'était décidée enfin à ouvrir le riche coffre, et à en tirer plusieurs objets et pièces d'étoffes qu'elle disposa et tailla elle-même, afin d'en composer un habillement aussi complet qu'élégant.

En aidant à sa maîtresse à replacer dans ce coffre les effets parmi lesquels se trouvaient beaucoup de gants, de jarretières, de bas, de souliers, Nanny s'aperçut qu'il serait difficile de les replier assez adroitement pour les faire tenir tous dans ce même coffre, et elle la pria de lui donner quelques-unes de ces bagatelles qui avaient vivement excité sa coquetterie et sa cupidité. Ottilie refusa positivement, mais elle lui fit signe de prendre dans sa commode tout ce qu'elle y trouverait à son goût. Charmée de cette permission, elle en usa avec autant d'indiscrétion que de maladresse, et courut aussitôt montrer son butin à tous les domestiques du château.

Pendant ce temps, Ottilie replaça si adroitement tous les dons d'Édouard dans le riche coffre, qu'ils ne paraissaient pas avoir été dérangés. Puis elle ouvrit le tiroir secret placé dans le couvercle, qui contenait divers billets d'Édouard, une boucle de ses cheveux, des fleurs sèches qu'ils avaient cueillies ensemble dans des moments de bonheur et d'espérance, et plusieurs autres souvenirs de ce genre. Elle y ajouta le portrait de son père, ferma le tiroir et le coffre, et passa son élégante clef à une petite chaîne d'or qu'elle portait au cou.

Les changements survenus dans les allures d'Ottilie, avaient fait naître les plus heureuses espérances chez ses amis. Charlotte surtout était convaincue que le jour de la fête d'Édouard elle se remettrait à parler, car elle avait cru reconnaître dans son sourire la joie secrète qu'on cherche vainement à cacher quand on prépare une heureuse surprise aux objets de ses affections. Personne ne savait que la pauvre enfant passait des heures entières dans un état voisin de l'anéantissement, et que la force qui la soutenait en présence de ses amis était factice.

Mittler venait souvent au château et s'y arrêtait plus longtemps qu'à l'ordinaire. Cet homme opiniâtre savait qu'il est des moments où l'exécution des projets les plus difficiles devient facile. Le refus d'Ottilie d'épouser Édouard et le silence qu'elle s'obstinait à garder étaient à ses yeux des augures favorables. Aucune démarche concernant le divorce n'avait été faite, il pouvait donc espérer encore que la jeune fille trouverait à se placer dans le monde sans troubler l'union des deux époux. Mais il se borna à observer, il céda même parfois et se contenta de laisser deviner, de donner à entendre; en un mot, il se conduisit assez sagement, du moins d'après son caractère.

Ce caractère cependant le dominait toutes les fois que l'occasion de raisonner sur des matières importantes se présentait. Depuis longtemps il vivait presque toujours seul, et lorsqu'il se trouvait en contact avec les autres, ce n'était que pour agir; mais lorsque dans un cercle d'amis il se laissait aller au plaisir de parler, sa parole, ainsi que nous avons déjà eu occasion de le voir, roulait comme un torrent, sans songer s'il blessait ou s'il guérissait, s'il faisait du bien ou du mal.

La veille de l'anniversaire de la naissance d'Édouard Charlotte et le Major étaient réunis au salon, en attendant le retour du Baron qui était allé faire une promenade à cheval. Ottilie était restée dans sa chambre, où elle travaillait à la parure du lendemain, secondée par Nanny, qui comprenait et exécutait à merveille les ordres muets de sa maîtresse.

Mittler, qui venait d'arriver au château, se promena d'abord à grands pas dans le salon, puis la conversation tomba sur un de ses sujets favoris. Selon lui, il n'y avait rien de plus barbare et de plus contraire à l'éducation des enfants, et même à celle des peuples, que de leur imposer des lois qui commandent ou défendent certaines actions.

—L'homme est naturellement actif, dit-il, et, pour le faire bien agir, il suffit de le bien diriger. Quant à moi, j'aime mieux supporter un défaut jusqu'à ce qu'il se soit converti en qualité, que de le faire disparaître pour ne rien mettre de bon à sa place. Nous aimons tous à faire ce qui est bien et juste, pourvu qu'on nous en fournisse l'occasion; alors nous le faisons, uniquement pour avoir quelque chose à faire, et sans y attacher plus d'importance qu'aux sottises et aux absurdités dont nous ne nous rendons coupables que pour échapper à l'ennui et à l'oisiveté.

—Quel avantage, par exemple, continua-t-il, les enfants peuvent-ils tirer des dix commandements de Dieu qu'on leur enseigne au catéchisme? Passe encore pour le quatrième commandement: Honore ton père et ta mère. Que l'enfant se pénètre bien de ce commandement pendant la leçon, il trouvera, le long du jour, le moyen de le mettre en pratique; mais le cinquième, à quoi bon: Tu ne tueras pas: comme si c'était une chose toute simple et très-récréative que de s'entre-tuer. Un homme fait s'abandonne à la colère, à la haine, à d'autres funestes passions, et peut, égaré par elles et par la force des circonstances, aller jusqu'à tuer son semblable; mais n'est-ce pas une atroce folie que de défendre à de pauvres enfants le meurtre et l'assassinat? Si on leur disait: Occupe-toi du bien-être des autres, cherche à leur procurer ce qui leur est utile, à éloigner d'eux ce qui peut leur nuire; expose ta vie pour sauver la leur, et songe que le mal que tu pourrais leur faire retomberait sur toi-même, ce serait là des enseignements tels qu'on doit en donner à des peuples civilisés, et cependant on leur accorde à peine une petite place dans les instructions supplémentaires du catéchisme.

—Et le sixième commandement! N'est-il pas horrible? Attirer la curiosité des enfants sur les mystères les plus dangereux, et enflammer leur imagination par des paroles énigmatiques, n'est-ce pas les jeter de force au milieu des écueils qu'on veut leur faire éviter? et ne vaudrait-il pas cent fois mieux abandonner au bon plaisir d'un tribunal secret le châtiment de pareils crimes, que d'en bavarder en pleine église devant la commune réunie?

Ottilie entra doucement et Mittler continua avec feu:

Tu ne commettras point d'adultère! Que c'est grossier! Que c'est inconvenant! Est-ce que cela ne sonnerait pas mieux aux oreilles si l'on disait: Respecte les liens du mariage, et quand tu verras des époux heureux, réjouis-toi de leur bonheur comme de l'éclat d'un beau jour; s'il existe quelque sujet de mésintelligence entre eux, fais-les disparaître, rapproche leurs coeurs, réconcilie-les; fais-leur sentir les avantages de leur position avec un généreux désintéressement; fais-leur comprendre surtout que si l'accomplissement de chaque devoir est une source de bonheur, celui de ce devoir qui unit indissolublement le mari et la femme est la base de tous les autres devoirs, de tous les autres bonheurs de la vie sociale.

Charlotte était sur des charbons ardents, sa position était d'autant plus pénible qu'elle savait que Mittler n'avait pas la conscience de ce qu'il disait et devant qui il prononçait ces imprudentes paroles. Elle allait l'interrompre lorsque Ottilie, dont le visage avait tout à coup changé d'expression, se retira brusquement.

—J'espère, mon cher Mittler, dit Charlotte en s'efforçant de sourire, que vous me ferez grâce du septième commandement.

—Des neuf commandements, si vous voulez, pourvu que celui qui concerne le mariage soit respecté, car c'est le plus important de tous.

Au même instant Nanny se précipita hors d'elle dans le salon en poussant ces cris terribles:

—Au secours! au secours! mademoiselle va mourir, mademoiselle se meurt!

Ottilie était retournée dans sa chambre en se soutenant à peine, les vêtements dont elle voulait se parer le lendemain étaient encore étalés sur les chaises, et Nanny qui venait de les contempler de nouveau, avait exprimé son admiration à sa maîtresse en disant que c'était une véritable parure de fiancée. A peine avait-elle prononcé ces mots qu'Ottilie était tombée sur le canapé sans apparence de vie. Egarée par la terreur, la jeune villageoise s'était précipitée dans le salon pour appeler des secours.

Charlotte se rend en hâte chez sa nièce, accompagnée du Chirurgien qui, attribuant l'état de la malade à la faiblesse, fait apporter un consommé. Ottilie le repousse avec dégoût, presque avec horreur. Surpris de cette répugnance il demande quels aliments elle peut avoir pris dans le cours de la journée. Nanny hésite, se trouble, et finit par avouer que sa maîtresse à refusé toute espèce de nourriture. Son agitation excite les soupçons du Chirurgien; il l'entraîne dans une pièce voisine, Charlotte les suit. La jeune fille se jette à leurs pieds et confesse que depuis longtemps déjà c'était elle qui mangeait les mets qu'on apportait à Ottilie pour ses repas.

—Mademoiselle m'y a forcée par des gestes tantôt suppliants et tantôt menaçants, et puis, ajouta-elle dans toute l'innocence de son coeur, j'avais tant de plaisir à manger ces mets délicats!

Lorsque le Major et Mittler vinrent prendre des nouvelles de la malade, ils trouvèrent le Chirurgien et Charlotte autour d'elle. La céleste enfant, malgré sa pâleur mortelle, n'avait pas perdu connaissance; mais elle était toujours muette et immobile. On la pria de se coucher; elle refusa d'un geste et fit approcher le coffre sur lequel elle appuya ses pieds. Ainsi à demi étendue sur le canapé, elle paraissait plus à son aise, et son regard et sa physionomie annonçaient l'amour, la reconnaissance et le désir de dire à tous ses amis un dernier et tendre adieu.

En rentrant au château Édouard apprend ce qui vient de s'y passer; il se précipite dans la chambre d'Ottilie, se prosterne devant elle, saisit sa main et l'inonde de larmes. Après un long et terrible silence, il s'écrie tout à coup:

—N'entendrai-je plus jamais le son de ta voix? Ne peux-tu revenir à la vie pour m'adresser un mot, un seul? Eh bien! soit, je te suivrai! au-delà de la tombe nous parlerons un autre langage!

Ottilie lui pressa la main avec force et arrêta sur lui un regard plein de vie et d'amour; les lèvres s'agitèrent longtemps en vain, elle respira profondément et laissa enfin échapper ces paroles:

—Promets-moi de vivre …

Epuisée par ce dernier effort de sa tendresse, elle retomba sur ses coussins.

—Je le promets, murmura Édouard.

Cette promesse ne la rencontra plus sur la terre, elle la suivit dans un meilleur monde: Ottilie avait cessé de vivre!…

La nuit se passa dans les larmes, Charlotte se chargea du triste soin de faire ensevelir sa nièce. Le Major et Mittler la secondèrent de tout leur pouvoir. Le désespoir semblait avoir anéanti Édouard, il ne s'arracha à cet état que pour défendre positivement que l'on sortît sa bien-aimée du château; puis il donna des ordres afin qu'elle fût traitée comme une malade, car il soutenait qu'elle n'était pas morte, qu'elle ne pouvait pas l'être. Craignant de l'irriter par la contradiction, on laissa le corps d'Ottilie au château, et il ne demanda point à le voir.

Un nouvel incident se joignit bientôt à tant de sujets de douleur et d'alarmes, Nanny venait de disparaître. Après de longues recherches on la retrouva enfin, mais dans un état d'égarement qui tenait de la folie. Les reproches du Chirurgien lui avaient fait voir que, sous plus d'un rapport, elle avait contribué à la mort de sa maîtresse. On la ramena chez ses parents; les consolations et les procédés les plus doux restèrent sans effet, et pour l'empêcher de s'échapper de nouveau on fut obligé de l'enfermer.

On réussit peu à peu à arracher Édouard à la stupeur où il était tombé d'abord, et par là on augmenta son malheur; car il ne pouvait plus se dissimuler que tout espoir était à jamais perdu pour lui. Le voyant plus tranquille en apparence, on chercha à lui faire comprendre qu'il était indispensable de déposer dans la chapelle les restes d'Ottilie, en ajoutant, toutefois, que dans cette silencieuse et riante demeure qu'elle-même avait aidé à décorer, elle ne cesserait pas de compter parmi les vivants. Il y consentit, mais à la condition expresse qu'elle serait déposée dans un cercueil ouvert qui ne pourrait jamais être fermé que par un couvercle de verre, et qu'une lampe, toujours allumée, serait suspendue au plafond de la chapelle.

Le beau corps d'Ottilie fut revêtu de la parure qu'elle s'était préparée elle-même, et l'on entoura son front d'une couronne de marguerites, dont les nuances variées formaient autour de sa tête une auréole prophétique. Pour orner le cercueil, l'église et la chapelle, on avait dépouillé les jardins de toutes leurs parures; ils étaient sombres et déserts, comme si déjà l'hiver avait engourdi la végétation.

Dès les premiers rayons du jour, ou emporta Ottilie du château dans un cercueil découvert, et le soleil levant éclaira pour la dernière fois son beau visage et lui prêta les nuances de la vie. La foule se pressa autour d'elle; on ne voulait ni la devancer ni la suivre, mais la voir, la regarder et lui adresser un dernier adieu. L'émotion fut générale; mais les jeunes filles surtout, dont elle avait été la protectrice, étaient inconsolables. Nanny manquait au cortège; pour ne pas augmenter son irritation par des images douloureuses, on lui avait caché le jour et l'heure de l'enterrement. Quoique enfermée chez ses parents dans une chambre qui donnait sur le jardin, elle entendit le son des cloches qui lui fit deviner ce qui allait se passer. La garde chargée de veiller sur elle l'avait imprudemment quittée pour assister à la cérémonie. Restée seule, elle s'échappa par une fenêtre qui donnait sur le corridor, d'où elle monta au grenier, car toutes les autres portes de la maison étaient fermées.

En ce moment le cortège s'avançait lentement sur la route jonchée de feuilles et de fleurs qui traversait le village. Bientôt il passa sous la lucarne du grenier par laquelle Nanny voyait sa maîtresse mieux et plus distinctement que tous ceux qui suivaient le cortège. Il lui semblait qu'elle était portée sur des nuages et que, par un geste surnaturel, elle l'appelait, et la jeune fille éperdue, hors d'elle, se précipita par la lucarne.

La foule se dispersa de tous côtés avec des cris d'effroi, et les porteurs déposèrent le cercueil auprès duquel Nanny était tombée sans mouvement et comme si tous ses membres eussent été brisés. On la releva, et soit hasard, soit prédestination, on l'appuya sur le cadavre; car le dernier souffle de sa vie semblait vouloir rejoindre celui de sa maîtresse bien-aimée. Mais à peine ses membres flottants eurent-ils touché les vêtements d'Ottilie, qu'elle se redressa d'un bond, leva les bras et les yeux vers le ciel, s'agenouilla devant le cercueil et contempla la morte dans une pieuse extase. Puis elle se leva comme animée d'une vie nouvelle, et s'écria avec une sainte joie:

—Oui, elle m'a pardonné le crime dont personne en ce monde n'aurait pu m'absoudre, que je ne me serais jamais pardonné à moi-même, Dieu vient de me le remettre par son regard, par son geste, par sa bouche à elle!… La voilà redevenue silencieuse et immobile; mais vous l'avez vue tous se redresser et me bénir les mains déjointes et levées sur moi! Vous l'avez vue me sourire avec bonté, vous l'avez entendue! Oui, vous êtes tous témoins qu'elle m'a dit: Tout est pardonné!… Je ne suis plus une meurtrière parmi vous. Elle m'a absous, Dieu a confirmé ce pardon, personne n'a plus le droit de m'adresser le moindre reproche.

La foule qui s'était réunie de nouveau, se tint immobile; tout le monde était surpris; on prêtait l'oreille, on regardait çà et là, on ne savait plus que faire ni que devenir.

Portez-la maintenant à l'asile du repos, continua Nanny, elle a courageusement supporté sa part d'action et de souffrance; elle ne peut plus demeurer parmi nous.

Le cercueil se remit en marche, la jeune villageoise le suivit de près et arriva avec lui à la chapelle.

En déposant les restes d'Ottilie dans cette chapelle, on avait placé à sa tête le cercueil de l'enfant, et à ses pieds le magnifique coffre renfermé dans une caisse de chêne. Une garde spéciale devait pendant les premiers jours veiller sur le corps qui, à travers le couvercle de verre du cercueil, charmait encore tous les yeux. Mais Nanny ne voulait pas se laisser enlever ce qu'elle appelait son droit, elle demanda à rester seule auprès de sa maîtresse et à veiller sur la lampe qu'on alluma pour la première fois. L'accent passionné dont elle exprima ce désir, fit qu'on y céda dans la crainte de porter à sa raison une atteinte dangereuse.

Nanny cependant ne resta pas longtemps seule dans la chapelle. Dès que la nuit fut venue, et que la lumière vacillante de la lampe y répandit sa clarté lugubre, la porte s'ouvrit, et l'Architecte franchit le seuil de ce lieu dont les murs pieusement décorés par lui et doucement éclairés par la lampe nocturne, se présentaient à ses regards sous un aspect d'antiquité prophétique, dont il ne les aurait jamais crus susceptibles.

Nanny, assise près du cercueil, le reconnut aussitôt, et lui indiqua par un geste silencieux les restes inanimés de sa maîtresse. L'extérieur de l'Architecte annonçait la force et les grâces de la jeunesse, mais une puissance surnaturelle semblait l'avoir tout à coup refoulé sur lui-même. Muet, immobile, les regards fixés sur le corps d'Ottilie, il la contemplait en joignant ou plutôt en se tordant les mains avec un mouvement de désespoir compatissant.

C'est ainsi que naguère il s'était tenu debout devant Bélisaire; en ce moment ce n'était pas l'art, c'était la nature qui le faisait retomber dans la même position. Ottilie, morte comme Bélisaire aveugle, offrait un exemple terrible des abîmes où s'engloutissent toutes les espérances de la terre. Si Bélisaire nous force à regretter la valeur, la sagesse, le rang et la richesse perdus par la volonté du même prince qui avait d'abord cherché à développer, à utiliser ses rares qualités; on ne peut s'empêcher de voir dans Ottilie l'exemple de toutes les vertus modestes et bienfaisantes, à peine sorties des profondeurs mystérieuses où la nature se plaît à les cacher. Sa main froide et dédaigneuse, les avait détruites presqu'aussitôt comme si elle se plaisait à se jouer de l'espèce humaine, qui accueille toujours avec une joyeuse satisfaction, ces aimables et rares vertus dont l'influence lui est si nécessaire; tandis qu'elle déplore leur absence par un deuil sincère.

L'Architecte garda le silence, Nanny ne proféra pas une parole; mais lorsqu'elle le vit fondre en larmes et prêt à succomber sous le poids de sa douleur, elle lui parla avec tant de force et de vérité, tant de bienveillance et de persuasion, que tout en s'étonnant du pouvoir qu'elle exerçait sur lui, il voyait avec elle la belle Ottilie planer et agir dans les régions célestes. Ses larmes s'arrêtèrent, sa douleur s'adoucit, il se prosterna devant le cercueil, prit congé de Nanny par un cordial serrement de main, s'élança sur son cheval, et franchit avant le jour les limites de la contrée où il n'avait été ni vu, ni reconnu par personne.

Le Chirurgien, qui avait, à l'insu de Nanny, passé la nuit dans l'église, se rendit de bonne heure auprès d'elle, et s'étonna beaucoup de la trouver calme et sensée; car il s'attendait à l'entendre parler de visions et d'entretiens nocturnes avec Ottilie. Mais si elle avait retrouvé complètement le souvenir du passé et la conscience du présent, sous tous les autres rapports elle persistait à croire à la réalité de ce qui lui était arrivé pendant l'enterrement de sa jeune maîtresse, et elle répétait sans cesse, avec autant de joie que de conviction, que le cadavre s'était redressé sur son cercueil pour l'appeler, lui pardonner et la bénir.

Ottilie continua à paraître endormie, aucun symptôme de destruction ne se fit sentir, et ce phénomène, joint au miracle que Nanny racontait à tout venant, attira les habitants de la contrée. Les uns venaient pour se moquer, les autres pour se confirmer dans leurs doutes, un très-petit nombre pour espérer et croire.

Tout besoin dont la satisfaction matérielle est impossible engendre la foi. Nanny, brisée par une chute terrible aux yeux de la population de tout un village, avait été rappelée à la vie par le simple attouchement des restes d'Ottilie, pourquoi d'autres malades ne jouiraient-ils pas du même bonheur? Cette pensée devait nécessairement germer dans la tête des jeunes mères dont les enfants souffraient de quelque mal incurable, elles les apportèrent en secret près du cercueil, et les guérisons subites, qui peut-être n'étaient qu'imaginaires, augmentèrent tellement la confiance générale, que l'affluence des infirmes devint telle, qu'on se vit forcé de leur interdire l'entrée de la chapelle.

Édouard n'avait osé une seule fois aller visiter Ottilie. Ne vivant plus que de la vie animale, la source des larmes s'était tarie dans son coeur, il semblait être devenu inaccessible à la douleur morale. Ne prenant plus aucun intérêt à ce qui se passait autour de lui, on le voyait chaque jour diminuer la dose de nourriture qu'il avait l'habitude de prendre. S'il se ranimait parfois, ce n'était qu'en buvant dans le verre qui, malheureusement, n'avait été pour lui qu'un faux prophète. Cependant il contemplait toujours avec plaisir ses chiffres enlacés, et son regard semblait dire qu'il continuait à y voir le pronostic d'une prochaine réunion.

Si l'homme heureux s'appuie sur chaque hasard, sur chaque circonstance fortuite, pour s'élever toujours plus haut dans la sphère de son bonheur, les incidents les plus légers suffisent pour abattre et désespérer ceux qui souffrent.

Un jour qu'Édouard allait porter à ses lèvres son verre chéri, il l'éloigna tout à coup avec effroi, car il venait de s'apercevoir de l'absence d'un signe particulier dont il l'avait marqué, et que lui seul connaissait. Le valet de chambre fut forcé d'avouer que le véritable verre avait été cassé et remplacé par un autre parfaitement semblable et qui datait également de la première jeunesse du Baron.

Édouard ne manifesta ni colère ni chagrin; convaincu, que le sort venait de prononcer son arrêt, l'emblème de cet arrêt ne pouvait l'émouvoir; cependant, si jusque là il s'était abstenu de manger, il était facile de voir que, dès ce moment, les boissons ne lui plaisaient plus; et bientôt après il cessa de parler.

Une inquiétude cruelle le dominait de temps en temps, alors il redemandait de la nourriture et se remettait à parler.

—Hélas! dit-il, dans un de ces moments au Major qui ne le quittait jamais, que je suis malheureux! tous mes efforts pour l'imiter ne sont qu'une vaine parodie. Ce qui était un bonheur pour elle, est une torture pour moi. C'est par respect pour ce bonheur que je supporte cette torture, il faut que je la suive sur la route qu'elle a choisie pour me quitter; mais la force de ma constitution, et la promesse que j'ai eu l'imprudence de lui faire me retiennent. Quelle terrible tâche que de vouloir imiter ce qui est inimitable! Je le sens, cher ami, il faut du génie pour tout, même pour subir le martyre.

L'état d'Édouard était si désespéré qu'il nous paraît inutile de parler de la tendresse conjugale, des attentions, de l'amitié et des secours de l'art qui, pendant quelque temps encore, entourèrent cet infortuné.

Un matin Mittler le trouva mort dans son lit; il appela le Chirurgien et examina, avec sa présence d'esprit habituelle, toutes les circonstances de ce trépas subit. Charlotte accourut, le soupçon d'un suicide se présenta à sa pensée; elle accusa tout le monde et s'accusa elle-même d'une négligence impardonnable. Mittler et le Chirurgien la convainquirent bientôt du contraire. L'un s'appuyait sur des causes morales et l'autre sur des preuves matérielles. Il était facile de voir qu'Édouard avait été surpris par la mort. Un petit coffre et un portefeuille contenant des fleurs qu'Ottilie avait cueillies pour lui dans des moments de bonheur; les billets qu'il lui avait écrits, sans en excepter celui que Charlotte avait relevé et qu'elle lui avait remis d'une manière si prophétique; une boucle de ses cheveux et plusieurs autres souvenirs de son amie qu'il avait toujours soigneusement cachés, étaient ouverts devant lui; et, certes, il ne pouvait pas avoir eu l'idée d'exposer ces précieux trésors aux regards indiscrets du premier valet que le hasard aurait pu conduire dans sa chambre.

Ce coeur, que la veille encore des émotions violentes faisaient tressaillir, avait enfin trouvé le repos, et l'on pouvait croire à son salut éternel, puisqu'il avait cessé de battre en s'occupant d'une bienheureuse, d'une sainte.

Charlotte lui accorda une place à côté d'Ottilie, et donna des ordres, pour que jamais personne ne fût à l'avenir déposé dans cette chapelle. Ce fut à cette condition expresse qu'elle dota richement l'église et l'école, le pasteur et le maître d'école.

Les deux amants reposent enfin l'un à côté de l'autre; la paix règne dans leur éternelle demeure, et, du haut de la voûte de cette demeure, des anges, auxquels une mystérieuse parenté semble les unir, les regardent avec un sourire céleste. Quel ne sera pas le bonheur de ces amants lorsqu'un jour ils se réveilleront ensemble, et si près l'un de l'autre!

FIN DES AFFINITÉS ÉLECTIVES.

* * * * *

MAXIMES ET RÉFLEXIONS

DE
GOËTHE.

Les sciences naturelles ont des problèmes qu'on ne saurait résoudre sans appeler la métaphysique a son secours, non cette métaphysique d'école qui n'est qu'un bavardage vide de sens; mais la science réelle qui était, qui est et qui sera, avant, avec et après la physique.

L'autorité qui s'appuie sur des choses qui ont déjà été faites ou dites à, sans doute, un très-grand prix; mais les sots seuls demandent toujours et partout une semblable autorité.

Il est bon de respecter les anciennes fondations, mais il ne faut pas pour cela renoncer au droit de fonder quelque chose à son tour.

Maintiens-toi là où tu es! Cette maxime devient chaque jour plus nécessaire; car si d'un côté les hommes forment d'immenses associations, de l'autre chaque individu cherche à se faire valoir selon ses vues et ses facultés individuelles.

Il vaut toujours mieux exprimer tout simplement son opinion que de l'appuyer sur des preuves, car les preuves ne sont que les variations de l'opinion, et nos adversaires n'écoutent volontiers ni le thème ni les variations.

Je me familiarise chaque jour davantage avec l'histoire naturelle et avec sa marche progressive, ce qui me suggère une foule de réflexions sur les pas que nous faisons à la fois en avant et en arrière. Je n'exprimerai qu'une seule de ces réflexions: La science ne saurait vous débarrasser des erreurs mêmes reconnues comme telles. La cause de cette singularité est un secret à la portée et connu de tout le monde.

J'appelle erreur la fausse interprétation d'un événement, les faux enchaînements auxquels il a donné lieu, et la fausse conséquence qu'on en tire. Il arrive pourtant parfois, dans la marche de l'expérience et de la pensée humaine, qu'un événement ait été conséquemment noué et déduit d'un autre événement. Le monde tolère ce redressement d'une erreur sans y attacher une grande importance; aussi l'erreur reste-t-elle intacte à côté de la vérité. Je connais un petit magasin de ces sortes d'erreurs que l'on garde très-soigneusement.

L'homme ne s'intéresse réellement qu'à ses propres opinions; aussi dès qu'il en énonce une, le voit on chercher de tous côtés des moyens d'appui. Tant que le vrai peut lui être utile, il l'accepte et s'en sert; mais quand le faux se trouve dans le même cas, sa rhétorique passionnée s'en empare et l'exploite, lors même qu'elle n'y trouverait que des demi-arguments qui éblouissent, des remplissages et des lieux communs qui donnent une apparence d'unité aux choses le plus bizarrement morcelées. En découvrant cette vérité, je me suis d'abord mis en colère, puis je me suis affligé; maintenant j'en ris avec une joie maligne, et je me suis promis à moi-même de ne plus jamais dévoiler de semblables perfidies.

Chaque chose qui existe est analogue à tout ce qui existe, voilà pourquoi l'existence nous paraît si unie et si morcelée. Si l'on s'attache à l'analogie, tout se confond dans l'identité; si on l'évite, tout se disperse dans l'infini. Dans l'un et l'autre cas, la réflexion reste stagnante, tantôt dans une vitalité surexcitée, et tantôt dans une mort apparente.

L'esprit s'occupe de ce qui sera, sans demander pourquoi cela sera ainsi; la raison s'attache à ce qui est, sans s'inquiéter des motifs qui font que cela est ainsi. L'esprit se plaît dans les développements; la raison veut tout fixer afin que tout puisse être utile.

Par une particularité innée chez l'homme, ce qui est le plus près de lui ne saurait lui suffire. Cependant ce que nous voyons nous-mêmes, et qui, par conséquent, est, pour l'instant du moins, le plus près de nous, peut, si nous le voulons fortement, s'expliquer par lui-même.

Voilà pourtant ce que les hommes ne comprendront jamais, parce que cela est contraire à leur nature. Les plus instruits eux-mêmes, lorsqu'ils découvrent quelque part une vérité, ne la rattachent jamais aux choses qui leur sont les plus près et les plus connues, mais à celles qui leur sont les plus éloignées et les plus inconnues. D'où il résulte une foule d'erreurs. Le phénomène qui se passe près de nous ne tient à celui qui se passe au loin, que sous un seul rapport: celui qui fait que tout, dans la nature, se rattache au petit nombre de lois fondamentales qui se manifestent partout.

Qu'est-ce qui est général? Un fait isolé. Qu'est-ce qui est particulier? Des millions de faits semblables.

L'analogie doit se garder de deux écueils également dangereux. Si elle se laisse aller aux saillies, aux jeux d'esprit, aux pointes, elle se réduit à rien; quand elle s'enveloppe de tropes et de comparaisons, elle est moins funeste, mais complètement inutile.

La science ne peut admettre ni les mythologies ni les légendes; elles appartiennent au poète qui a mission de les exploiter pour notre amusement. Le savant se renferme dans le présent le plus positif et le plus clair. S'il puise aux mêmes sources que le poète, il devient rhéteur, ce qu'au reste on n'a pas le droit de lui défendre.

Pour me garantir de l'erreur, je cherche à rendre les événements indépendants les uns des autres et à les isoler; puis je les considère comme autant de corrélatifs, et ils s'unissent aussitôt et s'animent d'une vie positive. J'applique surtout ce procédé à la nature; mais il est également utile dans l'étude de l'histoire du monde agissant et vivant autour de nous.

Tout ce que nous pouvons inventer ou découvrir dans le sens le plus élevé, n'est que l'action spontanée du sentiment primitif du vrai qui dormait en nous, et qu'un événement imprévu convertit tout à coup en intuition. Ce réveil est une révélation qui agit de l'intérieur à l'extérieur, et donne à l'homme la conscience de sa ressemblance avec Dieu; c'est la synthèse de la matière et de l'esprit qui conduit à l'heureuse certitude de l'éternelle harmonie de l'existence.

Si l'homme ne croyait pas que l'inconcevable est concevable, il ne ferait jamais usage de son entendement.

Chaque particularité qui peut s'appliquer d'une manière déterminée, est concevable; en envisageant l'inconcevable sous ce point de vue, il peut devenir utile.

Il existe un empyrisme épuré qui s'identifie tellement avec son objet, qu'il devient une théorie; mais cette gradation des facultés intellectuelles n'appartient qu'aux époques de haute civilisation.

Il n'y a rien de plus fâcheux que les observateurs malveillants et les théoriciens fantasques. Leurs essais son mesquins et compliqués, et leurs hypothèses obstrues et bizarres.

Il est des pédants qui sont en même temps des fripons, et c'est la pire espèce.

Il n'est pas besoin de faire le tour du monde pour se convaincre que le ciel est bleu partout.

Le général et le particulier se tiennent, car le particulier n'est que le général qui se présente à nous sous des conditions différentes.

Il n'est pas nécessaire d'avoir tout vu, tout éprouvé par soi-même; et lorsqu'on veut se confier aux récits d'un autre, il ne faut pas oublier qu'alors on a à faire à trois choses: à l'objet et à deux sujets.

Les propriétés fondamentales de l'unité vivante sont: se séparer et se réunir, se répandre dans les faits généraux et se fixer dans les faits particuliers; se métamorphoser, se spécifier, se manifester enfin sous les mille conditions diverses qui caractérisent la vie, et qui consistent à s'avancer et à disparaître, à se consolider ou à se dissoudre, à s'étendre ou à se concentrer. Puisque ces divers effets s'accomplissent à des époques semblables, tout pourrait se passer dans un seul et même moment. Paraître et disparaître, créer et détruire, naître et mourir, éprouver de la joie ou de la douleur, tout cela agit pêle-mêle dans le même sens et dans la même mesure; voilà pourquoi les événements qui nous paraissent les plus extraordinaires, ne sont que l'image et la comparaison des généralités les plus vulgaires.

L'existence dans son ensemble n'est qu'une séparation et une réunion perpétuelle, d'où il résulte que les hommes, en considérant de près cet état monstrueux, ne songeront bientôt plus qu'à séparer et à réunir.

Tout ce qui est séparé doit se poser séparément devant nous, c'est ainsi que la physique ne doit rien avoir de commun avec les mathématiques. La première doit se maintenir dans son indépendance déterminée, et s'armer de toutes les forces que peuvent lui prêter l'amour, la piété et la vénération, pour pénétrer dans la vie sacrée de la nature, sans s'inquiéter de ce que les mathématiques pourront faire et prouver de leur côté. Les mathématiques doivent se détacher de toute influence extérieure, marcher librement sur la grande route intellectuelle qui leur est propre, et s'y perfectionner avec une pureté qu'elles n'atteindront jamais, tant qu'elles continueront à s'occuper de ce qui est, pour lui enlever ou pour lui faire adopter quelque chose.

On peut étudier la nature et la morale sans adopter un mode catégoriquement impératif; mais il ne faudrait pas se croire arrivé à la fin, car alors on n'en est encore qu'au commencement.

Le plus haut degré de perfection serait de comprendre que tout ce qui est factice est une théorie. La couleur bleue du ciel nous révèle la loi fondamentale du chromatisme. Ne cherchez jamais rien au-delà d'un phénomène; il est lui-même un enseignement complet.

Les sciences renferment beaucoup de certitudes, quand on ne se laisse pas égarer par les exceptions et qu'on sait respecter les problèmes.

Si je suis parvenu à envisager avec calme les inexplicables phénomènes primitifs, c'est que j'ai appris à me résigner; mais il y aura toujours une différence immense entre la résignation qui nous arrête devant les limites de l'humanité, et celle qui nous renferme dans l'arène hypothétique d'une réalité bornée.

Lorsqu'on réfléchit sur les problèmes d'Aristote, on s'étonne du merveilleux don d'observation qui mettait, pour ainsi dire, les anciens Grecs à même de tout savoir. Mais on ne tarde pas à les accuser de précipitation, car ils passent immédiatement du phénomène à son explication, et tombent ainsi dans des décisions théoriques très-insuffisantes. Hâtons-nous d'ajouter que c'est encore là aujourd'hui notre défaut dominant.

Les hypothèses sont des chants de berceuses par lesquels les maîtres endorment leurs élèves. L'observateur sincère et consciencieux se pénètre toujours plus intimement de son insuffisance, et il sent que les problèmes augmentent à mesure qu'il étend son savoir.

Notre plus grand défaut est de douter du certain et de vouloir fixer l'incertain. Mon principe à moi, surtout dans l'étude de la nature, est de fixer le certain, et d'être toujours en garde contre l'incertain.

J'appelle une hypothèse détestable, celle que l'on établit, pour ainsi dire, malicieusement, afin de la faire réfuter par la nature.

Comment pourrait-on se faire accepter comme maître dans une profession quelconque, si l'on n'enseignait jamais rien d'inutile?

Ce qu'il y a de plus fou en ce monde, c'est que chacun se croit obligé d'enseigner aux autres ce qu'il croit savoir.

Le discours didactique doit être décidé. Les auditeurs ne veulent pas qu'on leur parle de doute et d'incertitude, ce qui met l'orateur dans l'impossibilité de laisser certains problèmes sans les résoudre ou de les tourner à distance. Quand on a entendu arrêter, affirmer quelque chose, on croit avoir conquis un terrain immense, et l'on conserve cette croyance jusqu'à ce qu'un nouveau venu resserre ou agrandisse ce terrain, en reculant ou en rapprochant les bornes que le premier avait posées.

Les questions vives sur les causes, le mélange confus des causes et des effets, tranquillisent celui qui se perd dans de fausses théories; mais leurs conséquences sont incalculables et impossibles à éviter.

Il est des personnes qui auraient entièrement changé de caractère, si elles n'avaient pas pensé qu'il était de leur devoir de soutenir et de répéter un mensonge, uniquement parce qu'elles l'ont dit une fois.

Le faux a l'avantage de fournir d'inépuisables sujets de causeries; le vrai ne peut qu'être utilisé, sans cela il serait comme non avenu.

Celui qui ne reconnaît pas combien le vrai facilite la pratique, le fausse et le tiraille afin de fournir des aliments à son pénible besoin d'activité.

Les Allemands possèdent le don de rendre les sciences inaccessibles, mais ce n'est cependant pas là une propriété exclusive.

Les Anglais profitent à l'instant même de chaque découverte, jusqu'à ce qu'elle les mène à une découverte nouvelle. Que l'on se demande encore pourquoi ils nous devancent toujours et en tout.

L'homme pensant possède la faculté bizarre de rêver une image fantastique, là où il voit un problème qui n'est pas encore résolu. Et quand le problème est résolu, et que la vérité s'est fait jour, il cherche en vain à se débarrasser de cette image.

Il faut une disposition d'esprit particulière pour saisir la réalité sans forme, telle qu'elle est, et pour la distinguer des vagues créations du cerveau qui ne laissent pas de s'imposer vivement et avec une certaine apparence de réalité.

En observant la nature dans ses plus grands comme dans ses plus petits effets, je me suis constamment demandé: Est-ce l'objet de tes observations, ou bien est-ce toi qui te prononces ainsi? J'ai toujours envisagé mes prédécesseurs et mes collaborateurs sous le même point de vue.

Chacun de nous ne voit dans la création achevée, réglée, accomplie, qu'un élément avec lequel il s'efforce de créer un monde à sa guise. Les hommes robustes s'emparent sans hésiter de cet élément, et le forcent à enfanter tant bien que mal; les faibles jouent et badinent avec lui en tremblant, il y en a qui vont jusqu'à douter de son existence.

Si nous pouvions nous pénétrer complètement de cette vérité fondamentale, on ne disputerait plus; car on ne verrait dans les opinions des autres comme dans les siennes, que des phénomènes de diverses espèces. L'expérience, au reste, ne nous prouve-t-elle pas, chaque jour, que tel homme pense facilement ce que tel autre ne saurait jamais penser? et cette différence existe non seulement dans les questions relatives au bien ou au mal réel, mais encore dans les choses qui nous sont complètement indifférentes.

Tout ce qu'on sait, on ne le sait que pour soi-même. Dès que je m'entretiens avec quelqu'un sur une chose que je crois savoir, il croit la savoir mieux que moi, et je me vois forcé de refouler mon savoir sur moi-même.

Le vrai hâte et favorise le bien; l'erreur ne développe rien et embrouille tout.

L'homme se trouve jeté au milieu de tant d'effets, qu'il ne peut s'empêcher d'en demander la cause; la première venue lui étant la plus commode, il la croit la meilleure et s'en contente. C'est ainsi du moins qu'agit le sens commun général.

Dès qu'on voit un mal on se met à le combattre, c'est-à-dire qu'on exerce l'art de guérir sur les symptômes et non sur la maladie.

L'entendement n'a d'empire que sur ce qui vit. Le monde dont s'occupe la géognosie est mort; il n'y a donc pas de géologie, car cette science serait inaccessible à l'entendement.

Lorsque je vois les parties éparses d'un squelette, je puis les rassembler et les replacer dans l'ordre voulu; car l'entendement me parle d'après les analogies éternelles et immuables, lors même que ce squelette serait celui du Léviathan.

Il ne nous est pas possible de voir naître en pensées, ce qui ne naît plus sous nos yeux. Une création définitivement accomplie, achevée et sans variation, n'est pas concevable pour nous.

Le système des vulcanistes modernes, n'est qu'un effet hardi pour rattacher l'inconcevable monde présent au monde passé qui nous est entièrement inconnu.

Les forces actives de la nature produisent souvent des effets semblables par des moyens différents.

Rien n'est plus absurde que la majorité, car elle se compose d'un très-petit nombre de prédécesseurs énergiques, de fripons qui s'accommodent entre eux, de faibles qui cherchent à s'assimiler, et d'une masse qui trotte toujours à la suite de quiconque veut bien se donner la peine de la faire mouvoir.

Les mathématiques sont, comme la dialectique, l'organe d'un sens noble et élevé; dans la pratique elles deviennent un art semblable à celui de l'éloquence, car, pour l'un comme pour l'autre, la forme est tout, et l'objet n'est rien: il est aussi indifférent aux mathématiques de calculer des oboles ou des guinées, qu'à la rhétorique de servir à la défense du vrai ou du faux.

En pareil cas tout dépend du mérite de l'homme qui pratique cette science, qui exerce cet art. L'avocat éloquent et entraînant qui défend et gagne une cause juste, et le mathématicien profond qui calcule avec justesse la marche des étoiles, sont deux êtres également divins.

Il n'y a d'exact dans les mathématiques que l'exactitude qui n'est elle-même qu'une conséquence du sentiment inné du vrai.

Les mathématiques ne sauraient faire disparaître les préjugés, modifier l'entêtement ou calmer l'esprit de parti; elles sont impuissantes pour tout ce qui concerne le monde moral.

Pour être un mathématicien parfait, il faut être avant tout un homme accompli. Ce n'est qu'en sentant tout ce qu'il y a de beau dans le vrai qu'il devient profond, pénétrant, clair, gracieux et même élégant; car il faut être tout cela pour ressembler à un Lagrange.

Ce n'est pas le langage par lui-même qui est juste, énergique ou agréable, mais l'esprit qui se corporifie pour ainsi dire par le langage. Il ne dépend pas de nous de donner à nos calculs, à nos discours, à nos poèmes, les qualités désirables, si la nature nous a refusé les qualités morales et intellectuelles nécessaires pour arriver à ce résultat. Les qualités intellectuelles consistent dans la pénétration et dans le pouvoir de méditer; et les qualités morales, dans la force de conjurer le mauvais esprit qui nous empêche de rendre hommage à la vérité.

Expliquer le simple par le composé, le facile par le difficile, est un mal profondément enraciné dans le corps des sciences; la plupart des savants le savent, mais fort peu en conviennent.

En méditant consciencieusement sur la physique, on reconnaît que les phénomènes et les expériences qui lui servent de base n'ont pas tous la même valeur.

Les phénomènes originels et les expériences primitives sont de la plus haute importance, et tout ce qui en découle immédiatement est immuable. En accordant le même droit aux phénomènes et aux expériences secondaires, on confond et on obscurcit tout ce que les premiers avaient expliqué et éclairci.

Rien n'est plus funeste à la science que les hommes qui, sans posséder un grand fonds d'idées qui leur soient propres, se permettent d'établir des théories; car ils ne conçoivent pas que même beaucoup de savoir acquis ne suffit pas pour leur donner ce droit. Dans leurs premières tentatives ils sont, à la vérité, toujours guidés par le bon sens; mais ce bon sens a des limites fort étroites, et, quand ils les dépassent, ils tombent dans l'absurde; son véritable domaine est l'action. Oui, le bon sens agissant ne s'égare jamais, mais il n'est pas propre à argumenter, à conjecturer, à juger; les hautes spéculations de la pensée, les fonctions élevées de l'esprit lui sont interdites.

L'expérience est d'abord utile à la science, puis elle lui devient nuisible, parce qu'elle enseigne à la fois le lois et les exceptions; et c'est toujours en vain qu'on croira trouver la vérité dans le résultat d'une règle de proportion entre les unes et les autres.

On prétend communément qu'entre deux opinions opposées, la vérité se trouve dans le centre. Rien n'est plus faux; ce n'est pas la vérité qu'on y trouve, c'est le problème, c'est la vie invisible et éternellement active supposée visible et en état de repos.

* * * * *

DERNIER CONSEIL.

Rien de ce qui est ne peut être réduit à ne plus être; l'éternité se meut en tout. Sois heureux d'exister, l'existence est éternelle; des lois éternelles veillent sur les trésors vivants où le grand tout puise ses parures.

Depuis longtemps il a été trouvé, le vrai, et de nobles esprits se sont unis en lui. Fils de la terre, attache-toi à cet ancien vrai, et remercie les sages qui lui ont montré le chemin qui tourne autour du soleil et des étoiles.

Concentre tes regards sur toi-même, tu y trouveras le centre dont pas un noble coeur n'ose douter. Tu comprendras toutes les règles et toutes les exceptions; la conscience indépendante et ne subsistant que par elle-même, est le soleil qui éclaire chaque jour de ta vie morale.

Que ta raison veille toujours et tu pourras te confier à tes sens, ils ne te feront rien voir de faux. Observe tout d'un regard satisfait et marche d'un pas ferme et sûr à travers les monts et les vallons de ce monde si richement doté.

Jouis avec modération et avec sagesse de tant de biens, de tant de richesses. Quand la vie se réjouit de la vie, le passé s'arrête, l'avenir s'anime d'avance et le présent est éternel!

Et quand tu auras réussi à te pénétrer de la conviction que l'utile seul est vrai; quand tu auras étudié le mouvement de la foule qui tourne toujours dans le même cercle, alors tu la laisseras se mouvoir à sa manière et tu viendras te réunir au plus petit nombre.

Et, semblable au poète, au philosophe qui depuis l'antiquité la plus reculée, se sont créé en silence une oeuvre chérie s'harmonisant avec leurs penchants et leurs désirs, tu arriveras par degrés à ce résultat si heureux et si beau! Précéder les belles âmes sur la route de leurs plus nobles sensations, n'est-ce pas là une destinée digne d'envie?

* * * * *

Tout ce qui est raisonnable a déjà été pensé, mais il faut essayer de le penser de nouveau.

Comment peut-on apprendre à se connaître soi-même? Ce n'est pas par le raisonnement, c'est par l'action. Essaie de faire ton devoir, et tu verras tout de suite ce que tu vaux.

Qu'est-ce que ton devoir? L'exigence de chaque jour.

La partie pensante de l'espèce humaine doit être regardée comme une grande et immortelle individualité qui, en faisant sans cesse l'indispensable et le nécessaire, finit par se rendre maître de l'éventuel.

Plus j'avance dans la vie, plus je me dépite, quand je vois l'homme placé assez haut sur l'échelle de la création pour commander à la nature et s'affranchir de ses impérieuses nécessités, manquer à cette vocation en se laissant entraîner par de fausses idées à faire précisément le contraire de ce qu'il veut; quand je le vois, surtout, gâter volontairement l'ensemble, et se réduire ainsi à se débattre péniblement au milieu d'une foule de détails gênants et mesquins.

Sois utilement actif, tu auras mérité d'obtenir et tu pourras t'attendre à trouver: chez les grands, des grâces; chez les puissants, des faveurs; chez les hommes actifs et utiles, de l'appui, dans la multitude, de la sympathie; chez les individus isolés, de l'affection.

Dis-moi qui tu hantes, je dirai qui tu es, dit un vieux proverbe. J'ajouterai: dis-moi de quoi tu t'occupes, et je te dirai ce que tu pourras devenir.

Chaque individu doit penser à sa façon, car il trouve toujours sur sa route une vérité ou une espèce de vérité qui lui sert de guide; mais il ne doit pas se laisser aller sans aucun contrôle: le pur instinct ne suffit pas à l'homme, il le ravale au-dessous de sa dignité.

L'activité sans frein, quelle que soit sa nature, finit par faire banqueroute à la raison.

Dans les oeuvres des hommes comme dans celles de la nature, il n'y a de réellement digne de notre attention que les intentions.

L'homme ne se trompe si souvent par rapport à lui et par rapport aux autres, que parce qu'il voit un but dans un moyen; et qu'à force de vouloir agir en ce sens, il ne fait rien, ou fait le contraire de ce qu'il devrait faire.

Quand nous avons réfléchi sur une chose, et que nous avons pris la résolution de l'exécuter, elle devrait être si pure et si belle, que le monde ne pourrait plus que gâter notre oeuvre; par là nous conserverions toujours intact l'immense avantage de rétablir ce qui a été détruit, de rassembler ce qui a été dispersé.

Les erreurs, lors même qu'elles ne seraient pas complètes, sont toujours difficiles à rectifier; car il faut conserver ce qu'il y avait de vrai et le mettre à la place où il doit être.

Le vrai n'a pas toujours besoin de se corporifier; c'est déjà beaucoup quand il plane çà et là comme un pur esprit et éveille des sympathies intellectuelles, quand il vibre dans l'air doux et grave comme le son d'une cloche.

Les idées générales et les grandes vanités sont toujours sur le point de causer d'immenses malheurs.

Souffler dans une flûte, ce n'est pas en jouer; il faut remuer les doigts.

Les botanistes admettent une classe de plantes qu'ils appellent incomplètes. On pourrait dire avec autant de justesse qu'il y a une classe d'hommes incomplets; et j'appelle ainsi tous ceux qui ne savent pas mettre leurs désirs et leurs tendances en harmonie avec leurs facultés. L'homme le plus insignifiant est complet s'il sait se renfermer dans le cercle de ses capacités, tandis que les plus belles qualités s'obscurcissent, s'anéantissent même sans cette indispensable loi de proportion. L'absence de cette loi est un mal que l'esprit des temps modernes augmente chaque jour; car qui pourrait suffire à la marche rapide et aux exigences d'un présent toujours progressif?

Les hommes sagement actifs, qui connaissent leurs forces et qui les utilisent avec prudence, prospèrent toujours dans les affaires de ce monde.

C'est un grand défaut de se croire plus qu'on n'est, ou de s'estimer moins qu'on ne vaut.

Je rencontre de temps en temps des jeunes gens auxquels je ne trouve rien à changer, rien à corriger, et cependant ils me donnent des inquiétudes, parce que je les vois disposés à suivre le torrent de leur époque. C'est précisément de cette disposition que je voudrais les garantir. Il n'a été donné une rame à l'homme, réduit à naviguer dans une nacelle fragile, que pour qu'il puisse se guider selon sa volonté et son jugement, au lieu de suivre le cours aveugle des flots.

Comment un jeune homme pourrait-il trouver blâmable et nuisible ce que tout le monde fait et approuve? Pourquoi résisterait-il seul à la tendance de tous?

Le plus grand mal de notre époque où rien ne peut arriver à sa maturité, est de consommer chaque jour le produit de chaque jour, sans jamais songer à garder quelque chose pour l'avenir. Nous avons des journaux pour le soir et d'autres pour le matin, et l'on ne tardera sans doute pas à en inventer pour les heures intermédiaires. Cette manie traîne à la barre du public tout ce que chacun rêve ou se propose de faire; on ne peut plus ni souffrir ni se réjouir que pour amuser les autres. Les événements les plus intimes sont colportés de maison en maison, de ville en ville, et d'empire en empire; bientôt ils passeront d'une partie du monde à l'autre à l'aide de quelques vélocifères.

Il serait aussi impossible d'éteindre les machines à vapeur du monde matériel, que d'arrêter ce mouvement du monde moral. La vivacité du commerce, le froissement du papier qui remplace l'argent monnayé, la recrudescence de la dette pour payer des dettes, voilà les éléments monstrueux au milieu desquels les jeunes hommes se trouvent jetés aujourd'hui. Qu'ils rendent grâce à la nature si elle leur a donné un esprit assez juste et assez calme pour ne pas se laisser entraîner par le monde, ou pour ne pas lui demander l'impossible.

Dans chaque cercle d'activité l'esprit de l'époque poursuit et menace les jeunes hommes; aussi ne saurait-on leur montrer trop tôt le point vers lequel ils doivent diriger leur volonté.

Plus on avance en âge, plus on sent l'importance des paroles et des actions les plus innocentes. Cette conviction m'engage à faire remarquer à tous ceux qui m'entourent, la différence qui existe entre la sincérité, la confiance et l'indiscrétion; c'est-à-dire, qu'il n'y a pas de différence, mais une gradation lente comme celle qui conduit de la chose la plus indifférente à la plus nuisible, et qu'il faut sentir, car elle ne peut se raisonner.

C'est sur cette gradation qu'il faut régler notre conduite, si nous ne voulons pas perdre la bienveillance des hommes, sur la même route où nous sommes parvenus à la gagner. L'expérience nous apprend toujours cette vérité, mais elle la fait payer par un cher apprentissage, que par malheur on cherche toujours vainement à épargner à ses descendants.

L'influence des arts et des sciences sur la vie, est tellement soumise au degré de perfection de l'esprit du temps, et à mille autres circonstances fortuites, qu'il est impossible de la déterminer.

La poésie est toute-puissante dans les débuts de la société, que ces débuts soient la barbarie, la demi-civilisation, une réorganisation, ou un changement résulté du contact d'une civilisation étrangère; d'où l'on peut conclure que l'influence de la poésie se fait sentir dans tout ce qui est nouveau.

La musique a moins besoin de cette nouveauté; elle lui est presque nuisible, car plus elle est ancienne, plus on y est accoutumé, plus elle a de puissance.

C'est dans la musique, surtout, que la dignité de l'art est éminente, car il n'y a en elle rien de matériel à déduire; à la fois forme et fond, elle ennoblit tout ce qu'elle exprime.

La musique est ou profane ou sacrée. Le caractère sacré, surtout, lui convient; il lui donne sur la vie une haute influence, qui reste invariable à travers toutes les variations de l'esprit des temps. La musique profane devrait toujours être joyeuse et gaie.

La musique qui mêle le sacré au profane est impie; celle qui exprime des sensations faibles, lamentables ou mesquines est absurde; car n'étant pas assez imposante et assez grave pour être sacrée, il lui manque la gaîté qui fait le seul mérite de la musique profane.

La sainteté de la musique d'église et l'espièglerie des chants populaires sont les deux pivots, sur lesquels la musique doit toujours rouler, c'est l'unique moyen de produire les deux grands effets qui lui sont propres: la prière et la danse. Si elle confond les genres, elle jette de la confusion dans l'âme; si elle les affaiblit, elle devient fade; si elle veut s'associer à la poésie didactique ou descriptive, elle glace et ennuie.

La plastique ne peut agir que sur un degré élevé de l'échelle artistique. Le médiocre peut, sous plus d'un rapport, avoir quelque chose d'imposant; mais une oeuvre d'art médiocre sera toujours plus propre à induire en erreur qu'à plaire. Voilà pourquoi la sculpture doit s'associer un intérêt matériel qu'elle trouvera sans peine dans la représentation des personnages importants; mais, malgré ce secours, il lui faut encore un haut degré de perfection pour être à la fois vraie et digne.

La peinture est de tous les arts le plus nonchalant et le plus commode. Lors même qu'elle n'est que du métier, elle plaît à cause de son sujet. Son exécution, ne serait-elle que mécanique et par conséquent dépourvue d'intelligence, a quelque chose de si merveilleux qu'elle étonne les esprits les plus cultivés comme les plus vulgaires; et dès qu'elle s'élève sur l'échelle artistique, elle est préférée aux autres arts arrivés au même degré de perfection. La vérité dans la couleur, dans les superficies et dans les rapports que les objets visibles ont entre eux, suffit pour la rendre agréable. Et comme les yeux ont été forcés de s'accoutumer à tout voir, même le laid, une difformité ne les affecte pas aussi péniblement que la dissonance blesse l'oreille; ils supportent une mauvaise copie de la réalité, parce qu'il y a des réalités plus vilaines encore. Enfin, le peintre médiocrement artiste aura toujours plus d'amis, plus de partisans dans le public, que le musicien qui ne serait pas plus avancé que lui dans son art. En tous cas, le peintre peu habile a du moins l'avantage de pouvoir travailler seul et pour lui seul, tandis que le musicien est toujours obligé de s'associer d'autres musiciens, car ce n'est que par l'association qu'il peut produire des effets.

On se demande si, en examinant les diverses productions artistiques, il faut les comparer entre elles? Je répondrai que le connaisseur parfait peut et doit juger par comparaison, car la pensée fondamentale de l'art plane devant lui, et il a la conscience de tout ce que l'on pourrait, de tout ce que l'on devrait faire. Mais l'amateur, qui en est encore aux premiers pas sur la route de l'appréciation du vrai beau, doit considérer isolément chaque genre de mérite; par là seulement le sens et le sentiment s'accoutument par degrés à agir sur les généralités. En tous cas, la manie de comparer n'est qu'une paresse de l'esprit qui veut s'épargner la peine de juger.

Le propre de l'amour de la vérité est de nous faire découvrir et apprécier le bon partout où il est.

Le sentiment humain peut s'appeler historique, quand il s'est perfectionné au point de faire entrer le passé en ligne de compte, dans l'appréciation des mérites du présent.

Ce qu'il y a de mieux dans l'histoire, c'est l'enthousiasme qu'elle excite en nous.

L'individualité engendre l'individualité.

Il ne faut jamais oublier qu'il y a une foule de personnes qui veulent absolument dire ou produire quelque chose de remarquable, sans avoir pour cela les facultés nécessaires, et que de là doit nécessairement résulter le bizarre, l'extravagant.

Les penseurs profonds et sérieux sont rarement bien vus du public.

Si l'on veut que j'écoute avec attention l'opinion d'un autre, il faut du moins qu'elle soit positivement énoncée; car j'ai toujours en moi-même un assez grand fonds de données problématiques.

Chargement de la publicité...