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Les affinités électives: Suivies d'un choix de pensées du même

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La superstition fait pour ainsi dire partie de l'homme, et il se flatte en vain de pouvoir la bannir complètement; au lieu de le quitter, elle se réfugie dans les profondeurs les plus mystérieuses de son être, d'où elle reparaît tout à coup dès qu'elle se sent moins rigoureusement poursuivie.

Que de choses nous pourrions savoir mieux, si nous ne voulions pas les savoir trop bien. Ce n'est que dans l'angle de quarante-cinq degrés que les objets deviennent accessibles à notre vue.

Les microscopes et les lunettes d'approche ne servent qu'à égarer le bon sens.

Je garde le silence sur beaucoup de choses, car je ne veux causer ni trouble ni désordre. Je vois même sans déplaisir les hommes se réjouir des choses qui me scandalisent et me chagrinent.

Tout ce qui affranchit l'esprit sans lui donner un pouvoir absolu sur nous-mêmes est nuisible.

Quand les hommes examinent et jugent une production de l'art, ils cherchent plus tôt à savoir ce qu'elle est, que pourquoi et comment elle est. Guidé par ce sentiment, on s'attache aux détails, on fait des extraits. Il est vrai que par ce procédé on finit toujours par saisir l'ensemble, mais c'est toujours sans le savoir.

L'art, et surtout celui de la poésie, a seul le pouvoir de soumettre l'imagination aux règles qui lui sont indispensables, car l'imagination sans goût est une monstruosité.

Le maniéré est la subjectivité de l'idée; voilà pourquoi il a toujours quelque chose de spirituel.

La tâche du philologue consiste à approfondir le contenu des traditions écrites. Il examine un manuscrit et il y voit des lacunes, des erreurs ou des omissions de copiste, et d'autres fautes semblables qui nuisent à la clarté du texte. On découvre une seconde, une troisième copie du même manuscrit; il les compare entre elles et arrive ainsi à savoir ce qu'il y a de croyable, de sensé dans la tradition. Il va plus loin, il demande à sa propre raison de saisir et de rendre, sans le secours des moyens extérieurs, et avec une perfection toujours croissante, les convenances et les rapports qu'ont entre elles les matières qu'il traite; les vérités, les erreurs et les mensonges qu'elles contiennent. Pour arriver à ce résultat, il a besoin de beaucoup de tact, d'une étude approfondie des auteurs morts, et même d'un certain degré d'imagination. Il n'est donc pas étonnant que le philologue arrive à se croire juge compétent dans le domaine du goût; malheureusement il y réussit rarement.

Le poète doit tout mettre en action, en représentation, et il n'est au niveau de sa tâche que lorsque ses représentations rivalisent avec la réalité, et séduisent l'esprit au point que tout le monde croit voir et entendre ce qu'il décrit ou représente. Quand la poésie a atteint ce haut degré de perfection, elle paraît n'appartenir qu'au monde extérieur; et cela est si vrai, que, lorsqu'elle se refoule dans le monde intérieur, elle est en décadence. La poésie qui ne représente que des sensations intérieures sans les corporifier par des objets extérieurs, ou celle qui ne représente que des objets extérieurs, sans les animer par des sensations intérieures, sont toutes deux arrivées au plus bas degré de l'échelle poétique, d'où il ne leur reste plus qu'à entrer dans la vie vulgaire.

L'éloquence jouit de toutes les faveurs, de tous les privilèges de la poésie, elle s'en empare; elle en abuse même pour s'assurer dans la vie sociale un avantage momentané, moral où immoral, juste ou injuste.

La littérature n'est qu'un fragment des fragments de l'esprit humain. On n'a écrit que la plus petite partie de ce qui a été fait et dit, et l'on n'a conservé que la plus petite partie de ce qui a été écrit.

Le talent de lord Byron a une vérité et une grandeur naturelles qui se sont développées dans une sauvagerie dont le principal effet est d'étonner et de mettre mal à son aise; aussi son talent ne peut-il être comparé à aucun autre talent.

Le véritable mérite des chants populaires est d'avoir pris immédiatement leurs motifs dans la nature. Les poètes les plus avancés en civilisation pourraient tirer de grands avantages de cette source s'ils savaient y puiser.

J'ajouterai cependant qu'ils n'en seraient pas moins inférieurs à ces grands modèles, du moins sous le rapport de la concision; car l'homme de la nature sera toujours plus laconique que l'homme civilisé.

L'étude de Shakespeare est fort dangereuse pour les talents naissants, car elles les force à l'imiter quand ils se flattent de créer.

Pour apprécier l'histoire, il faut qu'il y ait eu de l'histoire dans notre vie. Il en est de même des nations: les Allemands ne peuvent juger la littérature que depuis qu'ils en ont une.

On ne vit réellement, que lorsqu'on se sent heureux par la bienveillance et l'affection dont on est l'objet.

La piété n'est pas un but, mais un moyen pour arriver à un haut degré de civilisation par une douce tranquillité d'esprit.

On peut conclure de là que tous ceux qui font de la piété un but sont des hypocrites.

On a plus de devoirs à remplir dans la vieillesse que dans la jeunesse.

Un devoir contracté est une créance perpétuelle, car il est impossible de la solder complément.

La malveillance seule voit les imperfections et les défauts, il faut donc se faire malveillant pour les voir; mais gardons-nous de le devenir plus que cela n'est rigoureusement nécessaire.

Le plus grand bonheur qui puisse nous arriver, est celui qui corrige nos imperfections et répare nos fautes.

Si tu sais lire, il faut que tu comprennes; si tu sais écrire, il faut que tu saches quelque chose; si tu crois, tu es forcé de concevoir; si tu désires, tu t'imposes des obligations; si tu exiges, tu obtiendras; si tu as de l'expérience, on te demande d'être utile.

Nous ne reconnaissons de l'autorité qu'à ceux qui nous sont utiles. Si nous nous soumettons à nos souverains, c'est parce qu'ils nous assurent la tranquille possession de nos propriétés, et qu'ils nous protègent contre tout ce qui pourrait nous arriver de désagréable.

Le ruisseau est l'ami du meunier qui l'utilise. Il aime mieux se précipiter par-dessus les roues qu'il fait mouvoir, que de rouler à travers la vallée avec une tranquillité stérile.

Celui qui se contente de régler sa conduite sur une simple expérience, est toujours dans le vrai. Considéré sous ce point de vue, l'enfant qui commence à raisonner est un grand sage.

La théorie n'a d'autre mérite réel que celui de nous faire croire à la coïncidence des événements.

Toutes les choses abstraites deviennent inaccessibles au sens commun, lorsqu'on veut les mettre en oeuvre; et le sens commun arrive toujours à l'abstrait par l'action et par l'observation.

Lorsqu'on demande trop et qu'on se plaît datas les combinaisons compliquées, on s'expose à s'égarer dans le désordre.

Il est bon de penser par analogie, car l'analogie ne conclue rien. L'induction est dangereuse, car elle se pose un but déterminé qu'elle ne perd jamais de vue, et vers lequel elle entraîne indistinctement le faux et le vrai.

L'intuition juste mais vulgaire des choses terrestres, est une propriété du simple sens commun. L'intuition pure des objets extérieurs et intérieurs est fort rare.

La première se manifeste d'une manière tout à fait pratique, c'est-à-dire par l'action immédiate; la seconde, par symboles, tels que les chiffres, les formules de mathématiques, et la parole ou plutôt les tropes, que l'on peut regarder comme la poésie du génie et la manifestation proverbiale du sens commun.

Le passé ne peut agir sur nous que par la narration écrite ou parlée. La plus ordinaire, la plus sensée est historique; celle qui tient le plus près à l'imagination est mythique. Dès que l'on cherche dans cette dernière quelque chose d'important et de caché, elle devient mystique, et prend un cachet si sentimental, que nous n'en acceptons que ce qui concerne le sentiment.

Si nous voulons réellement arriver à quelque chose, il faut soutenir notre activité par les facultés qui préparent, accompagnent, coïncident, secondent, accélèrent, fortifient, arrêtent et réagissent.

Pour observer comme pour agir, il faut séparer l'accessible de l'inaccessible, sans cela notre vie et notre savoir seront toujours également stériles.

Un Français a dit: «Le sens commun est le génie de l'humanité.» mais avant d'accepter ce sens commun comme le génie de l'humanité, il faudrait du moins l'examiner dans ses divers modes de manifestation. Si nous nous demandons en quoi il est utile aux hommes, nous arrivons aux résultats suivants:

L'humanité est soumise à des besoins; si elle ne peut les satisfaire, elle s'agite et s'impatiente; dès qu'ils sont satisfaits, elle redevient calme, indifférente. L'homme de la nature est donc toujours dans l'un ou l'autre de ces deux états, et il doit nécessairement employer la simple raison, c'est-à-dire le sens commun des Français, pour trouver le moyen de satisfaire ses besoins. Ces moyens, il les trouve toujours tant que ses besoins restent dans les limites du nécessaire; mais s'ils s'étendent, s'ils s'élèvent au-dessus du commun, le sens commun devient insuffisant, il cesse d'être un génie protecteur; car les régions de l'erreur se sont ouverte devant l'humanité.

Il ne se fait rien de déraisonnable que la raison ou le hasard ne puissent réparer; il ne se fait rien de raisonnable que le hasard ou la déraison ne puissent gâter.

Toute idée vaste et grande qui vient de surgir, agit tyranniquement: voilà pourquoi les préjugés qu'elle fait naître deviennent si vite nuisibles, et qu'il n'y a point d'institution qu'on ne puisse défendre et louer, si l'on remonte à son origine; il ne s'agit que de faire valoir ce qu'elle avait alors de bon, et ce qu'elle en a su conserver.

Lessing, qui s'indignait sincèrement contre toute espèce d'entraves, fait dire à un de ses personnages: «Personne ne doit devoir faire ou penser une chose;» un homme fort spirituel répondit: Celui qui le veut le doit. Un troisième, penseur plus subtil, ajouta: «Celui qui peut comprendre doit vouloir.» On croyait avoir terminé ainsi la discussion sur le vouloir et le devoir, sans songer qu'en général les actions des hommes sont déterminées par le degré de leur intelligence et de leur instruction; aussi n'y a-t-il rien de si épouvantable que l'ignorance et la stupidité en action.

Il existe deux substances pacifiques: le dû et le convenable.

La justice demande le dû, la police le convenable; la justice examine et juge, la police surprend et ordonne. La justice s'occupe des individus, la police de l'ensemble d'une population.

L'histoire est une longue fugue dans laquelle chaque peuple élève la voix à son tour.

L'homme ne pourrait satisfaire à ce qu'on exige de lui, que s'il se croyait beaucoup plus qu'il n'est. C'est, au reste, une erreur qu'on lui pardonne volontiers tant qu'elle ne tombe pas dans l'absurde.

Il est des livres qui semblent avoir été écrits non pour apprendre quelque chose, mais pour prouver que l'auteur savait quelque chose.

J'ai vu des gens qui fouettaient du lait dans l'espoir de le faire tourner en crème.

Il est plus facile de se faire une juste idée de l'état d'un cerveau qui nourrit les erreurs les plus complètes, que de celui qui s'attache à des demi-vérités.

Le penchant des Allemands pour l'indéfini et pour le vague dans les arts, vient de leur peu d'habileté.

L'artiste médiocre doit rejeter les lois du vrai beau qui réduiraient son talent à rien.

Il est triste de voir un homme remarquable lutter toute sa vie contre lui-même, contre l'esprit de son époque, et contre les événements, sans pouvoir sortir de la foule où le préjugé le retient. La bourgeoisie nous offre plus d'un pareil exemple.

Un auteur ne saurait mieux prouver son estime pour le public, qu'en lui donnant, non ce qu'il demande, mais ce que lui-même trouve juste et bon.

La sagesse n'est que dans la vérité.

Quand nous commettons une erreur, tout le monde peut s'en apercevoir; il n'en est pas de même quand nous avançons un mensonge.

Les Allemands ont de la liberté dans la pensée, voilà pourquoi ils ne s'aperçoivent pas quand ils manquent de liberté dans le goût et dans l'esprit.

N'y a-t-il donc pas assez d'énigmes en ce monde? Et pourquoi cherche-t-on à convertir en énigmes les choses les plus simples?

Le cheveu le plus fin projette une ombre.

J'ai souvent essayé de faire des choses vers lesquelles je n'avais été poussé que par de fausses tendances, et cependant j'ai toujours fini par les concevoir.

La libéralité excite toujours la bienveillance, surtout quand elle est accompagnée par la modestie.

La poussière ne se soulève jamais avec plus de force, qu'au moment où l'orage qui va la faire retomber pour longtemps, est sur le point d'éclater.

Les hommes se connaissent fort difficilement entre eux, lors même qu'ils en ont réellement l'intention; le mauvais vouloir qui les guide presque toujours achève de les aveugler.

On apprendrait plus facilement à connaître les autres, si on n'avait pas toujours la manie de se comparer à eux.

Voilà pourquoi les hommes les plus distingués sont les plus maltraités; n'osant se comparer à eux on cherche à leur trouver des défauts.

Pour parvenir en ce monde, il n'est pas nécessaire de connaître les hommes, mais d'être plus fin et plus adroit que celui auquel on a affaire pour l'instant. Les charlatans qui, à chaque foire, débitent une grande quantité de mauvaises marchandises, sont une preuve palpable de cette vérité.

Il n'y a pas des grenouilles partout où il y a de l'eau, mais il y a de l'eau partout où l'on entend croasser des grenouilles.

Quand on ne sait aucune langue étrangère on ne sait pas la sienne.

Il est des erreurs qui ne vont pas mal aux jeunes gens; mais il ne faut pas qu'ils les traînent après eux jusque dans la vieillesse.

Quand un travers a vieilli, il est aussi inutile que désagréable à tout le monde.

La despotique déraison du cardinal de Richelieu, a fait douter
Corneille de lui-même.

La nature s'égare quelquefois dans des spécifications où elle se trouve arrêtée comme dans une impasse. C'est ce qui nous explique l'opiniâtreté avec laquelle chaque peuple se renferme dans son caractère national.

Les métamorphoses dans le sens le plus élevé, c'est-à-dire celles qui s'opèrent par la perte ou le gain, par l'action de donner ou de prendre, sont admirablement dépeintes par le Dante.

Chacun de nous a, dans sa nature, quelque chose qui, s'il osait l'avouer publiquement, lui attirerait le blâme général.

Toutes les fois que l'homme se met à réfléchir sur son état physique ou moral, il se trouve malade.

L'assoupissement sans sommeil est une situation dont la nature a fait à l'homme un besoin, ce qui explique son goût pour le tabac, l'eau-de-vie et l'opium.

L'important pour l'homme d'action est de faire ce qui est justes sans s'inquiéter si ce qui est juste se fait partout.

Il est des personnes qui frappent au hasard avec leur marteau contre la muraille, en s'imaginant que chaque coup tombe sur la tête d'un clou.

Les mots français ne tirent pas leur origine de la langue latine écrite, mais de la langue latine parlée.

Nous appelons réalité vulgaire, celle qui se présente fortuitement et sans que nous puissions y reconnaître, pour l'instant du moins, une loi de la nature.

Le tatouage du corps humain est un retour vers l'état de brute.

Écrire l'histoire, c'est se débarrasser utilement du passé.

On ne saurait posséder ce qu'on ne comprend pas.

Les choses les plus vulgaires, lorsqu'elles sont dites d'une manière burlesque, peuvent paraître piquantes.

Nous conservons toujours assez de force pour agir, lorsque nous sommes guidés par une conviction profonde.

La mémoire peut nous faire défaut impunément, pourvu qu'au même instant le jugement ne nous abandonne pas aussi.

Les poètes qui ne reconnaissent ou n'admettent d'autres lois que celles de leur propre nature, sont des talents frais et neufs, rejetés par l'esprit d'une époque artistique, qui, à force de vouloir cultiver et perfectionner les arts, est devenu stagnant et maniéré. Comme il est impossible à ces talents d'éviter toujours la platitude, on peut, sous ce rapport, les regarder comme rétrogrades; mais, sous tous les autres, ils méritent le titre de régénérateurs, car ils font entrer les autres dans la voie du progrès.

Le jugement d'une nation ne se développe que lorsqu'elle peut se juger elle-même, avantage dont elle ne commence à jouir que dans l'âge mûr de la civilisation.

Lorsqu'on met la nature à la torture, elle devient muette; lorsqu'on l'interroge loyalement, elle se borne à répondre oui ou non.

La plupart des hommes trouvent la vérité trop simple; ils devraient se souvenir qu'il est déjà assez difficile de la pratiquer utilement telle qu'elle est.

Je maudis tous ceux qui, se faisant de l'erreur un monde à leur usage, osent demander encore que tout ce que l'homme fait soit utile.

Il faut considérer une école comme un seul homme qui, pendant tout un siècle, se parle à lui-même et s'admire, lors même que ce qu'il dit est absurde et niais.

On ne saurait réfuter un faux enseignement, parce qu'il se fonde sur la conviction que le faux est vrai; mais il est possible, il est nécessaire même de le combattre par une opposition directe et réitérée.

Prenez deux petites baguettes; peignez l'une en rouge et l'autre en bleu; mettez-les dans l'eau l'une à côté de l'autre, et toutes deux vous paraîtront brisées. Rien n'est plus facile que de se convaincre de cette vérité avec les yeux du corps; celui qui pourrait la voir avec les yeux de l'intelligence, y trouverait une garantie précieuse contre une foule d'erreurs et de paradoxes.

Les adversaires d'une cause bonne et spirituelle, frappent sur des charbons ardents pour faire voler de tous côtés des étincelles, et porter ainsi l'incendie sur des points que, sans ce procédé, ils n'auraient pu atteindre.

L'homme ne serait pas ce qu'il y a de plus noble sur la terre, s'il n'était pas trop noble pour elle.

Le temps n'enfouit les anciennes découvertes que pour nous réduire à les découvrir de nouveau. Par combien d'efforts pénibles Tycho-Brahé n'a-t-il pas cherché à nous prouver que les comètes étaient des corps réguliers, tandis que depuis bien des siècles, déjà, Sénèque les regardait comme tels?

Depuis combien de temps n'a-t-on pas discuté en tous sens sur l'existence des antipodes?

Il est des esprits auxquels il faut laisser leurs allures et leur idiotisme.

Rien n'est plus commun aujourd'hui que des productions littéraires nulles sans être mauvaises. Elles sont nulles, parce qu'elles n'ont point de valeur; elles ne sont pas mauvaises, parce que l'auteur s'est renfermé dans les formes générales des bons modèles.

La neige est une propreté mensongère.

Celui qui craint la portée d'une pensée, finit par devenir incapable de la concevoir.

On ne doit appeler son maître que celui dont on peut toujours apprendre quelque chose. Aussi tous ceux qui nous ont appris quelque chose ne méritent-ils pas le titre de maître.

Les compositions lyriques doivent être raisonnables dans leur ensemble, et un peu déraisonnables dans les détails.

Il en est des hommes comme des océans; on leur donne des noms différents, et, cependant, ce n'est toujours et partout que de l'eau salée.

On dit que les louanges qu'on se donne à soi-même ne sont pas de bon aloi; c'est possible: mais quelle est la valeur d'une critique injuste? Le public ne songe pas à la qualifier.

Le roman est une épopée subjective dans laquelle l'auteur s'arroge le droit d'arranger le monde à sa manière. Il ne s'agit que de savoir s'il a en effet une manière à lui, le reste va tout seul.

Il est des natures problématiques qui ne suffisent à aucune position et auxquelles aucune position ne saurait suffire, d'où il résulte une lutte dans laquelle la vie s'use sans plaisir et sans profit.

Le véritable bien se fait presque toujours clam, vi et precario.

Un ami joyeux est une chaise roulante pour le chemin de la vie.

Les ordures mêmes brillent quand le soleil les éclaire.

Le meunier s'imagine que le blé ne croit que pour faire marcher son moulin.

Il est difficile d'être juste envers l'instant actuel; s'il est insignifiant, il nous ennuie; s'il est heureux, il faut le soutenir; s'il est malheureux, il faut le traîner.

L'homme le plus heureux est celui qui peut mettre la fin de sa vie en rapport avec le commencement.

L'homme est tellement entêté et contrariant, qu'il ne veut pas qu'on le contraigne à être heureux, tandis qu'il cède au pouvoir qui le force à être malheureux.

Tant qu'on ne regarde que devant soi, on n'a qu'un seul point de vue; mais dès qu'on jette ses regards en arrière, on en a plusieurs.

Toute position qui nous cause chaque jour quelque chagrin nouveau, est fausse.

Lorsqu'on commet une imprudence, on se flatte toujours de la possibilité de s'en tirer par des détours.

Une vérité insuffisante se maintient pendant quelque temps; une brillante erreur la remplace, et le monde s'en contente et l'accepte. C'est ainsi qu'on s'aveugle et qu'on s'étourdit pendant une longue suite de siècles.

Il est fort utile dans les sciences de rechercher les vérités insuffisantes connues des anciens, pour les utiliser et les compléter.

Les opinions avancées ressemblent aux figures de l'échiquier par lesquelles on commence l'attaque; elles peuvent être forcées à la retraite, mais elles ont engagé la partie.

La vérité et l'erreur découlent de la même source; cette conformité, aussi singulière que certaine, nous fait un devoir de ménager plus d'une erreur, par respect pour la vérité qui périrait avec elle.

La vérité appartient aux hommes, et l'erreur au temps; voilà pourquoi on a dit d'un homme remarquable: «Le malheur des temps a causé son erreur, mais la force de son âme l'en a fait sortir avec gloire.»[1]

Note:

[1] Cette phrase est en français dans le texte.

Chacun de nous a ses bizarreries dont il ne peut se débarrasser, et souvent les plus inoffensives de toutes causent notre perte.

Celui qui ne s'estime pas trop haut vaut plus qu'il ne croit.

Dans les arts, dans les sciences, comme dans la vie vulgaire, le point le plus important est de voir les objets tels qu'ils sont, et de les traiter selon leur nature.

Les hommes âgés, mais sages et raisonnables, ne dédaignent les sciences que parce qu'ils ont trop demandé d'elles et d'eux-mêmes.

Je plains sincèrement les hommes qui se plaignent sans cesse de l'instabilité des choses de ce monde, et du néant de la vie terrestre. Est-ce que nous ne sommes pas venus sur cette terre pour rendre le périssable impérissable? Et pourrions-nous remplir cette tâche, si nous ne savions pas apprécier l'un et l'autre?

Un phénomène, une expérience pris isolément, ne prouvent rien: c'est l'anneau d'une grande chaîne dont la valeur ne peut être déterminée que par son ensemble. Celui qui cherche à vendre un collier de perles, trouverait difficilement un acquéreur, s'il ne voulait montrer que la plus belle de ses perles, en soutenant que les autres, qu'il cache, sont de la même qualité.

Des images, des descriptions, des mesures, des nombres, des signes, ne seront jamais les équivalents d'un phénomène. Le système de Newton ne s'est si longtemps conservé intact, que parce que les erreurs qu'il contient ont été embaumées dans l'in-4° de la traduction latine.

On ne saurait répéter trop souvent sa profession de foi, et énoncer tout haut son approbation et son blâme; car nos adversaires usent toujours très-amplement de ce moyen.

A l'époque où nous vivons, on ne doit ni se taire ni céder; il faut parler et agir, non pour vaincre, mais pour se maintenir à sa place. Il importe peu que ce poste soit dans la majorité ou dans la minorité.

Ce que les Français appellent tournure, n'est qu'une prétention gracieuse. Chez les Allemands, la prétention est toujours rude et dure, et leurs grâces sont tendres et douces, c'est-à-dire, opposées à la prétention et par conséquent incapables de s'unir avec elle. On voit par là que les Allemands ne sauraient avoir de la tournure.

Quand l'arc-en-ciel se maintient pendant un quart d'heure seulement, personne ne le regarde plus.

Une oeuvre d'art au-dessus de ma portée me déplaît au premier coup d'oeil; mais le sentiment de sa valeur me pousse à l'examiner de plus près, ce qui me procure toujours un double plaisir; car je découvre des mérites nouveaux dans cette oeuvre et des facultés nouvelles en moi.

La foi est un capital secret et domestique, qui ne diffère que sur un point des fonds publics destinés à secourir des malheureux: dans les jours de calamités, chaque individu reçoit avec pompe la part des intérêts de ses fonds publics, tandis qu'on prend soi-même et en silence celle de son capital domestique.

Malgré ses apparences vulgaires et sa facilité à se contenter de la satisfaction des besoins les plus urgents, la vie a des exigences nobles et élevées qu'elle cherche toujours à satisfaire secrètement.

L'obscurantisme ne résulte pas des obstacles qui empêchent la propagation du vrai et de l'utile, mais des efforts que l'on fait pour accréditer le faux.

Depuis que je m'occupe de biographie, je me suis dit que, dans le grand tissu des événements généraux, les hommes remarquables sont la chaîne, et les hommes ordinaires la trame. Les premiers marquent la largeur de ce tissu, les seconds lui donnent de la solidité, et les ciseaux de la Parque en déterminent la longueur; arrêt auquel les uns et les autres sont forcés de se soumettre.

Les Allemands du dix-septième siècle désignaient leur bien-aimée par ce mot pittoresque: (mannrauschlein) petite ivresse d'homme[2].

Note:

[2] La traduction littérale de ce mot n'en donne qu'une idée très-imparfaite, une longue périphrase même serait insuffisante; une explication grammaticale remplira mieux ce but. On ne dit pas seulement en allemand. Je suis ou il est ivre; mais on dit encore, J'ai ou il a une ivresse, comme on dit en français: J'ai ou il a une indigestion. Aimer une femme et en être aimé, est donc pour l'homme une petite ivresse, c'est-à-dire un état où la raison, sans être entièrement troublée, n'est plus assez maîtresse d'elle-même pour nous montrer les dangers du bonheur que l'on convoite. On comprendra maintenant tout ce qu'il y a de gracieux et de fin dans ce nom de petite ivresse d'homme, appliqué à une maîtresse. (Note du Traducteur.)

Chère petite âme bien lavée, est l'expression la plus tendre qu'à Hiodensée on puisse adresser à une femme.

Le vrai est un flambeau immense qui nous éblouit, et la crainte de nous brûler fait que nous cherchons à passer le plus vite possible et en clignant des yeux.

Le plus grand tort des hommes sensés, est de ne pas savoir mettre à leur place les paroles des personnes incapables d'exprimer nettement leurs pensées.

Quiconque parle, croit pouvoir raisonner sur les langues.

L'âge rend indulgent: Je ne vois plus aujourd'hui commettre une faute sans me dire que je m'en suis moi-même rendu coupable dans le cours de ma vie.

La chaleur de l'action étouffe les scrupules; la contemplation rend consciencieux.

Les gens heureux s'imagineraient-ils que les malheureux sont forcés de succomber sous leurs yeux, avec la grâce et la noblesse, que la populace de Rome demandait aux gladiateurs, qui devaient vaincre ou mourir pour l'amuser?

Un père de famille consulta Timon sur l'éducation qu'il devait donner à ses enfants, et Timon répondit: Fais-les instruire sur ce qu'ils ne pourront jamais concevoir.

Il est des personnes à qui je veux tant de bien, que je voudrais pouvoir leur en souhaiter davantage.

L'habitude nous fait jeter les yeux sur une horloge arrêtée, comme si elle marchait encore; c'est ainsi que nous regardons une infidèle comme si elle nous aimait toujours.

La haine est un mécontentement actif; l'envie n'est que le même sentiment dans un état passif; il ne faut donc pas s'étonner si l'envie dégénère si souvent en haine.

Le rythme a un pouvoir si magique, qu'il parvient à nous faire regarder le sublime comme une propriété individuelle.

Le dilettantisme pris au sérieux, et les sciences traitées machinalement dégénèrent en pédantisme.

Les maîtres seuls peuvent faire avancer les arts; les grands et les riches ne savent que protéger les artistes. Il est juste et bon de les protéger, mais cela ne tourne pas toujours au profit des arts.

La clarté consiste dans une sage distribution de là lumière et des ombres.

Il n'est point d'erreur plus folle, que celle qui pousse les jeunes gens à croire qu'ils renonceraient à leur individualité, s'ils admettaient des vérités reconnues par leurs prédécesseurs.

Lorsqu'un savant réfute une opinion erronée, il prend presque toujours le ton de la haine; car il est dans sa nature de voir un ennemi personnel dans l'homme qui se trompe.

Il est plus facile de reconnaître une erreur que de découvrir une vérité. La première glisse sur la surface que l'on peut mesurer sans peine, la seconde dort dans des profondeurs qu'il n'est pas donné à tout le monde de sonder.

Nous vivons du passé et le passé nous tue.

Dès qu'il s'agit d'apprendre quelque chose de grand, nous nous réfugions dans notre pauvreté innée, et cependant nous avons appris quelque chose.

Les Allemands tiennent beaucoup moins à l'union qu'à l'individualité. Chacun d'eux est pour lui-même une propriété à laquelle il ne renoncerait pas facilement.

Le monde moral empirique ne se compose guère que d'envie et de mauvais vouloir.

La superstition est la poésie de la vie, voilà pourquoi il est permis au poète d'être superstitieux.

C'est une chose bien singulière que la confiance! Un individu isolé peut nous tromper ou se tromper lui-même; parmi plusieurs individus réunis, l'un ou l'autre peut être en ce cas; au reste, chacun est presque toujours d'un avis différent, ce qui rend la vérité plus difficile à découvrir.

On ne doit pas désirer une position exceptionnelle; mais lorsque nous y avons été jetés malgré nous, elle devient la pierre de touche de notre caractère et de notre valeur morale.

L'honnête homme le plus borné, devin et fait échouer parfois les roueries du faiseur le plus habile.

Celui qui ne sait pas aimer, doit apprendre à flatter s'il veut arriver à quelque chose.

Il est impossible d'échapper à la critique: le seul moyen de la désarmer est de la braver.

La multitude ne saurait se passer d'hommes capables, et cependant ils lui sont presque toujours à charge.

Celui qui supporte mes défauts, lors même que ce serait mon domestique, est mon maître.

Il faut payer cher les gens, quand on leur impose des devoirs sans leur accorder des droits.

Une contrée est romantique quand elle éveille en nous le sentiment de la grandeur du passé, ou, en d'autres termes, quand elle nous donne de la solitude, des souvenirs et des regrets.

Le beau est la manifestation d'une loi secrète de la nature qui, sans cette manifestation nous serait resté inconnu.

On peut promettre d'être sincère; mais il ne dépend pas de nous d'être impartial.

L'ingratitude est une faiblesse; les caractères forts ne sont jamais ingrats.

Nos facultés sont tellement bornées que nous croyons toujours avoir raison; c'est ce qui explique l'opiniâtreté de certains esprits distingués, qui se plaisent dans l'erreur.

Il est difficile de trouver une coopération sincère pour l'accomplissement du bien; en ce cas, on ne rencontre presque jamais que le pédantisme qui veut nous arrêter, ou l'audace qui veut nous devancer.

La parole et l'image sont deux corrélatifs qui se cherchent sans cesse, comme les tropes et la comparaison; voilà pourquoi il serait utile de mettre sous les yeux ce que l'on dit aux oreilles, ainsi que cela se pratique dans les livres destinés à la première enfance, où les images et le texte se balancent; mais il faut se borner à peindre ce qui peut se dire, et dire ce qui ne saurait se peindre. Malheureusement on parle souvent quand il faudrait peindre, d'où il résulte des monstruosités à double face, parce qu'elles sont à la fois symboliques et mystiques.

Lorsqu'on se destine aux arts, il faut lutter d'abord contre le mauvais vouloir des hommes qui n'attachent jamais aucun prix à nos premiers travaux, et, plus tard, contre leurs prétentions orgueilleuses, qui les poussent à feindre que tout ce que nous pouvons faire de mieux leur était déjà connu.

Il n'y a pas de trésor plus précieux pour l'homme du monde, qu'un recueil d'anecdotes et de maximes; pourvu qu'il sache les placer à propos.

On dit à l'artiste: Etudie la nature! comme s'il était si facile de trouver le noble dans le vulgaire, et le beau dans le difforme.

La mémoire diminue avec l'intérêt que nous inspirent les hommes et les choses.

Le monde est une cloche fêlée; elle fait du bruit, mais elle ne résonne pas.

Il faut supporter avec patience les importunités des jeunes amateurs d'arts; en avançant en âge ils deviennent toujours des connaisseurs utiles, et des admirateurs zélés des artistes habiles.

Quand les hommes deviennent tout à fait méchants, ils n'ont plus d'autre plaisir que celui de faire ou de voir faire le mal.

Les hommes d'esprit sont les meilleurs dictionnaires de la conversation.

Il est des personnes qui ne se trompent jamais, parce qu'elles ne se proposent jamais rien de raisonnable.

Lorsque je connais parfaitement ma position envers moi-même et envers les autres, je dis que je suis dans la vérité. C'est ainsi que chacun peut avoir sa vérité à soi, qui n'est cependant que celle de tout le monde.

La spécialité se perd toujours dans la généralité, et la généralité est toujours forcée de s'adjoindre la spécialité.

Ce qui est véritablement productif, n'appartient à personne en particulier; on a beau faire, il faut souffrir que tout le monde en profite.

Dès que la nature commence à nous révéler ses secrets visibles, nous nous passionnons pour l'art, son digne interprète.

Le temps est un élément.

L'homme ne comprendra jamais jusqu'à quel point il est anthropomorphite.

Une différence qui ne prouve rien à la raison n'en est pas une.

On ne peut pas vivre pour tout le monde, et, surtout, pour les personnes avec lesquelles on ne voudrait pas vivre.

L'appel à la postérité, est le résultat de la conviction noble et pure qu'il existe quelque chose d'impérissable, qui, longtemps méconnu, puis senti par la minorité, finit par réunir la majorité.

Les secrets ne sont pas des miracles.

J'avais, dans ma jeunesse, le défaut d'accorder aux talents problématiques une protection inconsidérée et passionnée; et je n'ai jamais pu me corriger entièrement de ce défaut.

Les auteurs libéraux ont beau jeu par le temps qui court, le public tout entier est leur suppléant.

Les hommes ne prouvent jamais plus clairement qu'ils ne comprennent pas la valeur des mots dont ils se servent, que lorsqu'ils font l'éloge des idées libérales. Une idée ne doit pas être libérale, mais forte, énergique, arrêtée, afin qu'elle puisse remplir sa vocation divine, c'est-à-dire produire le bon, le vrai, l'utile.

L'intention elle-même ne doit pas être libérale, elle a une autre mission à remplir. C'est dans les sentiments qu'il faut chercher le libéralisme; et c'est précisément là qu'on ne le trouve presque jamais, car les sentiments sont personnels et découlent immédiatement de nos relations, de nos besoins.

Un homme d'esprit ne fera jamais une folie insignifiante.

Dans une oeuvre d'art, tout dépend de la conception.

Tout ce qui approche de la perfection, quel que soit l'usage qu'on en fasse, ne saurait être approfondi.

C'est en méditant sur la marche générale des événements, que j'ai appris à apprécier les services que chaque homme remarquable rend en particulier.

On ne sait quelque chose que lorsqu'on sait peu de chose; plus on sait, plus on doute.

Il est des hommes qui ne sont aimables que par leurs erreurs.

Certains caractères aiment et recherchent les caractères qui leur ressemblent; tandis que d'autres aiment et recherchent ceux qui leur sont opposés.

Celui qui aurait toujours vu le monde tel que les misanthropes le représentent, serait nécessairement devenu un misérable.

Quand la pénétration est guidée par la malveillance et par la haine, elle ne voit jamais que la superficie des choses; mais quand la bienveillance et l'amour la dirigent, elle approfondit les hommes et les choses, et il lui est permis d'espérer qu'elle pourra atteindre les mystères les plus élevés.

Il serait à désirer que chaque Allemand fût doué d'une certaine dose de poésie; ce serait le seul moyen de donner un peu de grâce et de valeur à sa position sociale.

La matière est à la portée de tout le monde; quiconque veut l'utiliser, apprend à en connaître les propriétés; la forme seule est le secret des maîtres.

Il est dans la nature de l'homme de fixer ses penchants sur ce qui vit; la jeunesse prend toujours la jeunesse pour modèle.

Nous avons beau apprendre à connaître le monde sous différents points de vue, il n'aura jamais que deux aspects bien tranchés: celui du jour et celui de la nuit.

Puisque l'erreur se répète toujours par les actions, ne nous lassons pas du moins de répéter le vrai par la parole.

Il y avait à Rome, non-seulement des Romains, mais encore tout un peuple de statues. C'est ainsi qu'au-delà du monde réel il y a un monde d'illusions tout-puissant, et dans lequel nous vivons presque tous.

Les hommes ressemblent aux flots de la mer Rouge; à peine la baguette du Prophète les a-t-il séparés, qu'ils se réunissent et se confondent.

Le devoir de l'historien est de séparer le vrai du faux, le certain de l'incertain, le douteux du mensonger.

Les chroniques n'ont été écrites que par des hommes qui attachaient beaucoup de prix au présent.

Les pensées renaissent, les convictions se transmettent, les événements seuls passent pour ne plus jamais revenir avec le même entourage.

De tous les peuples de la terre, les Grecs ont le plus noblement rêvé le rêve de la vie.

Les traducteurs sont des espèces d'entremetteurs; ce n'est jamais qu'à travers un voile qu'ils nous montrent la beauté dont ils nous vantent les attraits, et ils excitent ainsi en nous le désir irrésistible de connaître l'original.

Nous consentons volontiers à placer au-dessous de nous ce qui nous a précédés, il n'en est pas de même de ce qui doit nous survivre; un père seul n'envie jamais le talent de son fils.

Le difficile n'est pas de se subordonner à ce qui est au-dessus de nous, mais à ce qui est au-dessous.

Nos artifices se bornent à sacrifier notre existence au besoin d'exister.

Toutes nos actions, tous nos efforts, ne sont qu'une fatigue perpétuelle; heureux celui qui ne se lasse point.

L'espérance est la seconde âme des malheureux.

L'amour est un vrai recommenceur[3].

Note:

[3] Cette phrase est en français dans le texte.

Il y a quelque chose dans l'homme qui semble demander la servitude, voilà pourquoi il y avait du servage dans la chevalerie des Français.

Au théâtre, le plaisir de voir et d'entendre domine la réflexion.

L'expérience peut s'étendre à l'infini; l'univers s'ouvre devant elle avec ses routes innombrables; il n'en est pas de même des théories que les bornes de l'entendement humain entourent de toutes parts. Aussi, toutes les manières de voir, tous les systèmes reviennent-ils successivement; il arrive même parfois, quoique cela soit fort bizarre, que les théories les plus bornées s'accordent de nouveau au milieu de l'expérience la plus étendue.

Le monde, objet de nos contemplations et de nos pressentiments, est toujours le même; et ce sont toujours les mêmes hommes qui tantôt vivent dans le vrai, et tantôt dans le faux, et qui, dans cette dernière manière d'être, se sentent plus à leur aise.

La vérité est en contradiction avec notre nature; il n'en est pas de même de l'erreur, et par une raison fort simple: la vérité nous force à voir les limites de notre intelligence, tandis que l'erreur nous permet de croire que, sous quelques rapports du moins, cette intelligence est illimitée.

Voici bientôt vingt ans que les Allemands continuent à marcher sur la route du transcendantalisme; si, un jour, ils viennent à s'en apercevoir, ils se trouveront bien singuliers.

Il est bien naturel de croire que l'on sait encore ce qu'on a su autrefois; il est moins naturel, mais non moins rare, de s'imaginer que l'on sait ce qu'on n'a jamais su.

En tout temps ce sont les hommes et non l'esprit de l'époque qui ont fait faire des progrès aux sciences. C'est l'esprit de l'époque qui a fait boire la ciguë à Socrate; c'est l'esprit d'une autre époque qui a dressé un bûcher à Jean Hus. Tous ces esprits se ressemblent; c'est toujours le même.

Le véritable symbole est celui qui représente le général par le particulier, non comme un rêve, une ombre, mais comme une révélation vivante et spontanée de l'inconcevable.

Lorsque l'idéal veut prendre la place de la réalité, il la dévore et périt avec elle. C'est ainsi que le crédit et le papier-monnaie font disparaître l'argent, et finissent par perdre eux-mêmes leur valeur factice.

L'exercice du droit de maître, passe souvent pour de l'égoïsme.

Quand les bonnes oeuvres et ce qu'elles ont de méritoire disparaissent, on les remplace par la sentimentalité, ainsi que cela arrive chez les protestants.

Quand on vient de recevoir un bon conseil, on se sent assez fort pour le suivre.

Le despotisme favorise l'autocratie de tous; car en étendant la responsabilité des individus depuis le premier jusqu'au dernier, il développe un haut degré d'activité.

Les erreurs coûtent très-cher, quand on veut s'en débarrasser: heureux, cependant, celui qui peut y parvenir!

Lorsqu'autrefois un littérateur allemand voulait dominer sa nation, il lui suffisait de le dire; car cela l'intimidait au point qu'elle s'estimait heureuse d'être dominée par lui.

Les arts ont des dilettanti et des spéculateurs; les premiers les cultivent pour leur plaisir, les seconds, pour leur profit.

Je suis naturellement sociable; aussi ai-je toujours eu soin de me donner des collaborateurs, et de me faire le leur; c'est ce qui m'a valu le plaisir de me voir perpétuer par eux, et eux par moi.

L'action de mes forces intérieures s'est toujours manifestée comme une prophétie vivante, qui, admettant un principe inconnu, mais pressenti, cherche à le trouver dans le monde extérieur, pour l'y faire adopter et propager.

Il existe une réflexion enthousiaste qui est de la plus grande utilité, quand on ne se laisse pas entraîner par elle.

On ne se prépare à l'étude que par l'étude elle-même.

Il en est de l'erreur et de la vérité comme du sommeil et du réveil. J'ai toujours remarqué qu'on se sent revivre, lorsqu'on se réveille d'une erreur pour revenir à la vérité.

On souffre toujours quand on ne travaille pas pour soi. Celui qui travaille pour les autres veut en profiter avec eux.

Le concevable appartient à la sensation et à la raison, et il s'adjoint toujours le dû et le convenable, son proche parent. Le dû, cependant, n'est lui-même qu'une convention propre à certaines époques et à certaines circonstances déterminées.

Nous ne pouvons apprendre quelque chose que dans les livres que nos facultés intellectuelles ne nous permettent pas de juger; l'auteur d'un livre que nous sommes en état de juger, pourrait s'instruire auprès de nous.

La Bible n'est un livre éternellement utile, que parce qu'il ne s'est encore trouvé personne au monde qui ait pu dire: Je conçois l'ensemble et je comprends chaque détail. Quant à nous, nous disons humblement: L'ensemble est vénérable, et les détails sont d'une grande utilité pratique.

La mysticité consiste à s'élever au-dessus de certains objets qu'elle laisse derrière elle, et dont elle se détache complètement. Plus ces objets sont grands et importants, plus la mysticité se croit grande et importante.

La poésie mystique des Orientaux, a l'immense avantage de laisser toujours à la disposition de ses adeptes, les richesses de ce monde qu'elle leur apprend à dédaigner. C'est ainsi qu'ils se trouvent toujours dans l'abondance qu'ils veulent fuir, et profitent sans cesse des biens dont ils cherchent à se débarrasser.

Il ne devrait pas y avoir de mystiques chrétiens, car la religion elle-même a assez de mystères; voilà pourquoi ses mystiques tombent dans l'abstrus, et s'abîment au fond du sujet.

Un homme spirituel a dit «que la mysticité moderne était la dialectique du coeur, et qu'elle mettait en question des choses dont l'homme ne peut se faire aucune idée en suivant les routes intellectuelles et religieuses ordinaires.» Que celui qui se sent le courage de se livrer à une pareille étude, sans se donner des vertiges, s'enfonce, à ses risques et périls, dans cette caverne de Trophonios.

Les Allemands devraient s'abstenir, pendant trente ans, au moins, de prononcer les mots sentiments affectueux; alors, peut-être, ils renaîtraient. Maintenant on se borne à dire: indulgence pour les faiblesses! pour celles d'autrui comme pour les nôtres.

Les préjugés de chaque individu dépendent de son caractère, et sont étroitement liés à tout son être, c'est ce qui les rend invulnérables; l'évidence, l'esprit et la raison n'y peuvent rien.

Il est des caractères qui érigent la faiblesse en loi. Certains observateurs profonds du monde ont dit: «La sagesse qui se cache derrière la peur est seule invulnérable.» Les hommes faibles ont souvent des principes révolutionnaires; persuadés qu'ils seraient heureux si on ne les gouvernait pas, ils oublient qu'ils ne savent gouverner ni eux-mêmes, ni les autres.

Les artistes allemands modernes se trouvent en ce cas; car ils déclarent nuisibles les branches de l'art qu'ils ne possèdent pas, et conseillent de les abattre.

Le bon sens est né avec l'homme bien organisé; il se développe de lui-même et se manifeste par la connaissance du nécessaire et de l'utile. Cette connaissance est employée avec assurance et succès par les hommes et par les femmes; et quand le bon sens leur manque, les uns et les autres regardent comme nécessaire ce qu'ils désirent, et comme utile ce qui leur plaît.

Dès que les hommes parviennent à se rendre libres, ils mettent leurs défauts en évidence; celui des forts est de tout exagérer; celui des faibles est de tout négliger.

La lutte de l'ancien, du stable, du constant avec ses développements et ses transformations, est toujours la même. L'ordre engendre le pédantisme; pour se débarrasser de l'un on détruit l'autre, et l'on marche au hasard jusqu'à ce qu'on éprouve de nouveau le besoin de l'ordre. Le classique et le romantique, la maîtrise et la liberté du travail, la centralisation et le morcellement de la propriété foncière, ne sont qu'un seul et même conflit qui en produit plusieurs autres. La plus haute sagesse des gouvernants serait de modifier ce combat de manière à ce que les parties pussent se mettre en équilibre sans qu'aucune d'elles pérît. Mais il n'est pas donné à l'homme d'obtenir ce résultat, et Dieu ne paraît pas le vouloir.

Quelle est la meilleure méthode d'éducation? Celle des hydriotes. En leur qualité d'insulaires et de navigateurs, ils emmènent leurs enfants mâles avec eux sur leurs navires où ils les laissent grandir. Dès qu'ils peuvent se rendre utiles, ils ont leur part des bénéfices; aussi s'intéressent-ils de bonne heure au commerce, au butin, et deviennent des navigateurs savants, des négociants habiles, des pirates intrépides. D'un pareil peuple doit nécessairement sortir, parfois, un de ces héros qui lance de sa propre main la torche de l'incendie sur le vaisseau de l'amiral ennemi.

Toute innovation, lors même qu'elle serait excellente, nous gêne d'abord, parce que nous ne sommes pas à sa hauteur; elle ne devient utile et précieuse que lorsque nous l'avons introduite dans notre civilisation, et mis nos facultés intellectuelles à son niveau.

Nous nous plaisons tous plus ou moins dans le médiocre, parce qu'il nous laisse en repos, et nous procure cette douce satisfaction que l'on éprouve dans la société de son semblable.

Ne cherchons jamais rien dans le commun, il est toujours le même.

Quand nous nous trouvons en contradiction avec nous-mêmes, nous sommes toujours forcés de nous remettre d'accord; il n'en est pas ainsi quand les autres nous contredisent, cela ne nous regarde pas, c'est leur affaire à eux.

On se demande quel serait le meilleur des gouvernements? Je réponds:
Celui qui nous apprendrait à nous gouverner nous-mêmes.

Les hommes qui ne s'occupent que des femmes, finissent par ressembler à des fuseaux dont toute la poupée a été filée.

Les plus grandes probabilités de l'accomplissement d'un désir, ont toujours quelque chose de douteux; voilà pourquoi l'espérance la mieux fondée, quand elle devient une réalité, nous surprend malgré nous.

Il faut savoir pardonner quelque chose à tous les arts; c'est envers l'art grec seul qu'on reste éternellement débiteur.

La sentimentalité des Anglais est capricieuse et tendre, celle des Français populaire et pleureuse, celle des Allemands naïve et réalistique.

Quand on représente l'absurde avec goût, on excite à la fois de la répugnance et de l'admiration.

Lorsqu'on veut faire l'éloge d'une société, on dit que la conversation était instructive, et le silence convenable.

On ne saurait mieux louer les productions littéraires d'une femme, qu'en disant qu'il y a plus d'énergie que d'enthousiasme, plus de caractère que de sentiment, plus de rhétorique que de poésie; que le tout enfin a un cachet mâle.

Rien n'est plus effroyable qu'une ignorance active.

Il faut se tenir en garde contre l'esprit et contre la beauté, si l'on ne veut pas devenir leur esclave.

Le mysticisme est la scholastique du coeur, et la dialectique du sentiment.

On ménage les vieillards, comme on ménage les enfants.

Les vieillards ont perdu le plus beau privilège de l'humanité, celui d'être jugés par leurs semblables.

Il m'est arrivé dans les sciences, ce qui arrive à un homme qui se lève de très-bon matin; au milieu du crépuscule qui l'entoure, il attend le soleil avec impatience, et cependant il en est ébloui quand il paraît.

On a déjà beaucoup discuté et l'on discutera encore beaucoup sur le bien et sur le mal qui résultent de la propagation de la Bible. Quant à moi, je dis que si on la considère sous le rapport dogmatique et fantastique elle fera toujours beaucoup de mal; tandis qu'elle fera toujours beaucoup de bien, si on la prend didactiquement et sentimentalement.

Rien n'agit plus activement que les grandes forces primitives, et celles que le temps a développées; mais l'influence de cette action sur nos destinées, soit en bien soit en mal, est purement fortuite.

L'idée est unique, éternelle, et nous avons tort de nous servir du pluriel pour l'exprimer. Tout ce que nous voyons, tout ce dont nous pouvons parler, n'est qu'une des diverses manifestations de l'idée. Nous exprimons des intuitions, et, en ce sens, l'idée n'est qu'une intuition.

On ne devrait pas, en matière esthétique, se servir de cette locution: idée du beau, car par-là on isole le beau qu'on ne saurait concevoir isolément. Les notions sur le beau peuvent être complètes et transmissibles.

La manifestation de l'idée du beau est aussi fugitive que celle du sublime, du spirituel, du gai, du ridicule; voilà pourquoi il est si difficile d'en parler.

On pourrait être réellement esthétique dans le sens didactique, si on faisait glisser ses élèves sur tout ce qui concerne le sentiment, ou si on le leur faisait concevoir au moment où ils en sont le plus susceptibles. Mais comme il est impossible de remplir cette condition, l'ambition d'un professeur doit se borner à donner à ses élèves des notions d'un nombre suffisant de manifestations pour les rendre accessibles à tout ce qui est beau, grand et vrai, et les disposer à les recevoir avec joie quand ils l'aperçoivent au moment convenable. C'est ainsi que l'on poserait, à leur insu, la base des idées fondamentales d'où sortent tout les autres.

Plus on voit d'hommes distingués, plus on reconnaît que la plupart ne sont accessibles qu'à une seule manifestation des principes primitifs, et cela est suffisant. Le talent développe tout dans la pratique et n'a pas besoin de s'occuper des particularités théoriques. Le musicien peut, sans danger pour sa profession, ignorer l'art du sculpteur; il en est ainsi de tous les arts.

On devrait toujours penser pratiquement, cela établirait une étroite parenté entre les diverses manifestations de la grande pensée, qui doivent être mises en action et harmonisées entre elles par les hommes. La peinture, la plastique, la mimique, sont des arts inséparables, et cependant, l'artiste appelé à exercer un de ces arts, doit se garder de l'influence trop prononcée des autres. Le peintre, le sculpteur et le mimique peuvent s'égarer mutuellement au point de tomber tous les trois à la fois.

La danse mimique l'emporterait sur tous les autres arts si, par bonheur pour eux, l'effet qu'elle produit sur les sens, n'était pas si fugitif qu'elle est forcée d'avoir recours à l'exagération. C'est cette exagération qui effraie les autres artistes; mais s'ils étaient sages et prudents, la danse mimique leur fournirait de grands et utiles enseignements.

Lorsqu'on conduisit Mme Roland à l'échafaud, elle demanda de l'encre et du papier pour écrire les pensées qui pourraient se présenter à elle pendant ses derniers pas en ce monde. Il est fâcheux qu'on lui ait refusé cette faveur, car lorsqu'un esprit ferme touche à la fin de sa carrière, il conçoit des idées qui, jusque-là, étaient restées inimaginables pour lui-même. Ce sont des démons bienheureux qui viennent se poser avec éclat sur les points les plus élevés du passé.

On prétend qu'il ne faut pas trop varier ses occupations, et que, plus on avance en âge, moins on doit s'aventurer dans des affaires nouvelles. Mais on a beau dire, vieillir c'est commencer une affaire nouvelle; toutes les relations changent et il faut cesser d'agir, ou accepter volontairement et avec connaissance de cause ce rôle nouveau.

Vivre pour une idée, c'est traiter l'impossible comme s'il était possible. Quand la force de caractère se joint à celle de l'idée, il en résulte des événements qui remplissent le monde d'une stupéfaction de plusieurs siècles.

Napoléon ne vivait que par l'idée, et cependant il ne pouvait pas la saisir d'une manière déterminée, car il niait l'existence de l'idéalisme et cherchait à en paralyser les effets. Lui-même s'exprime avec autant d'originalité que de grâce sur cette contradiction perpétuelle qui révoltait sa raison, car cette raison est aussi juste qu'incorruptible.

Il considère l'idée comme une chose spirituelle, sans réalité et qui pourtant, lorsqu'elle s'est évaporée, laisse après elle un résidu auquel on ne saurait contester une certaine réalité. Un pareil raisonnement peut nous paraître sec et matériel, mais il n'en est pas de même quand il parle des conséquences de ses actions. Alors on sent qu'il a foi et confiance en lui; il convient que la vie engendre des choses vivantes, et que l'action d'une fructification fondamentale se perpétue à travers le temps. Il se plaît à avouer qu'il donne à la marche du monde une impulsion forte, une impulsion nouvelle.

La répugnance des hommes, dont l'individualité est toute dans une idée, pour ce qui est idéal, sera toujours un fait singulier et digne de notre attention. C'est ainsi que Hamann ne trouvait rien de plus insupportable que de parler des choses de l'autre monde. Il a exprimé cette opinion dans un certain paragraphe dont, sans doute, il n'était pas satisfait, puisqu'il l'a changé quatorze fois. Deux de ces variantes sont arrivées jusqu'à nous; j'ai moi-même osé en faire une troisième que les réflexions précédentes m'autorisent à insérer ici.

«L'homme est une réalité placée au centre d'un monde réel, il a été doué d'organes qui lui permettent de connaître l'arbitraire et le possible. Tout homme en état de santé a la conscience de son existence et de toutes les existences qui l'entourent; cependant il y a toujours une place creuse dans son cerveau, c'est-à-dire une place où ne se reflète aucun objet, comme il y a dans l'oeil un point qui ne voit point. L'homme qui s'occupe trop de cette place et prend plaisir à s'y perdre, s'attire ainsi une maladie d'esprit, et pressent des choses d'un autre monde, qui ne sont que des riens sans force et sans limites, et qui pourtant poursuivent, comme autant de fantômes terribles, celui qui n'a pas la force de s'arracher à leur nocturne empire.»

Il est inutile de demander si l'historien est au-dessus du poète, ou le poète au-dessus de l'historien, car ce ne sont ni des rivaux ni des concurrents; chacun d'eux a sa couronne qui lui est propre.

L'historien a un double devoir à remplir, d'abord envers lui-même, puis envers ses lecteurs. Pour se satisfaire lui-même, il est obligé de s'assurer que les faits qu'il rapporte sont réellement arrivés; pour satisfaire ses lecteurs, il est obligé de le prouver. La manière dont il agit envers lui-même est l'affaire de ses collègues, le public ne doit pas être initié dans le secret de la grande question qui est de savoir ce que l'on peut admettre comme incontestable dans l'histoire.

Il en est des livres nouveaux comme des connaissances nouvelles: au premier abord une conformité générale ou un rapprochement partiel sur un seul point de notre existence, nous suffisent; mais un commerce plus intime nous fait découvrir une foule de différences et d'oppositions. Alors il ne faut pas, à l'exemple de la jeunesse inconsidérée, reculer d'épouvante; la raison nous ordonne au contraire de fixer les conformités et de s'éclairer sur les différences, sans songer toutefois, à établir une union parfaite.

Lorsqu'on vit familièrement avec les enfants, on reconnaît que, chez eux, chaque impression extérieure est suivie d'une contre-impression, toujours passionnée et souvent énergique.

Voilà pourquoi les enfants jugent avec précipitation et avant l'événement. Le temps seul peut modifier cette précipitation et étendre sur les généralités, le jugement qui d'abord ne saisit qu'un seul côté. L'étude de cette particularité est le premier devoir de tous ceux qui se destinent à l'éducation.

On ne devrait opposer au travers du jour que la grande masse de l'histoire du monde.

On ne peut ni ne doit révéler les secrets du sentier de la vie, car il s'y trouve des pierres d'achoppement contre lesquelles chaque voyageur est forcé de butter. Le poète seul peut faire pressentir la place où elles se trouvent.

Si aux yeux de Dieu toute la sagesse humaine n'était que de la folie, ce ne serait pas la peine d'arriver jusqu'à l'âge de soixante-dix ans.

Le vrai est comme le divin, il ne nous apparaît pas immédiatement, et nous sommes forcés de le deviner dans ses manifestations.

Le véritable disciple apprend à développer l'inconnu du connu et s'approche ainsi du maître.

Mais il est fort difficile à la plupart des hommes de trouver l'inconnu dans le connu, car ils ne savent pas que leur entendement opère avec autant d'art que la nature elle-même.

Les Dieux nous ont appris à imiter leurs oeuvres; mais nous ne savons pas ce que nous faisons, et nous ne connaissons pas ce que nous imitons.

Tout est semblable et différent; tout est utile et nuisible; tout est muet et parlant; tout est sensé et déraisonnable; et les faibles notions que nous avons sur les choses, se contredisent sans cesse.

Les hommes se sont donné des lois sans savoir sur quoi ils les imposaient; la nature a été réglée par les Dieux.

Ce qui a été établi par les hommes, que ce soit juste ou injuste, ne cadre jamais assez bien pour rester toujours à la même place: ce qui a été établi par les Dieux, que ce soit juste ou injuste, est immuable.

Quant à moi je soutiens que les arts connus des hommes, ressemblent aux événements secrets ou visibles de la nature.

Il en est ainsi de l'art de prédire l'avenir. Il consiste à voir le caché dans le découvert, l'avenir dans le présent, le vivant dans le mort, le sensé dans l'insensé.

C'est ainsi que l'homme instruit juge toujours bien la nature de l'homme, tandis que l'ignorant la voit tantôt d'une façon et tantôt d'une autre; chacun d'eux l'imite à sa manière.

Quand un homme s'approche d'une femme et qu'il en résulte un enfant mâle, l'inconnu sort du connu; mais quand l'esprit, d'abord obscur et faible de l'enfant, commence à percevoir clairement les choses, il apprend à connaître l'avenir par le présent.

Ce qui est immortel ne saurait se comparer à ce qui ne vit que d'une vie mortelle, et cependant ce qui vit ainsi ne manque pas de raison; l'estomac, par exemple, sait fort bien quand il a besoin d'aliments.

Tels sont les rapports de l'art de prédire l'avenir avec la nature humaine. L'homme à vues élevées s'accommode de l'un et de l'autre.

Le forgeron amollit le fer en soufflant le feu qui enlève à ce fer des substances superflues; puis il le frappe et le contraint à redevenir fort en s'unissant aux substances de l'eau qui lui sont étrangères. Voilà ce que chacun de nous a éprouvé de la part de ses instituteurs.

Nous sommes convaincus que celui qui contemple le monde intellectuel, et y voit la véritable beauté intellectuelle, peut aussi voir le père de cette beauté, qui cependant est inaccessible à nos sens. Voilà ce qui nous engage à employer toutes nos forces pour comprendre et pour nous expliquer à nous-mêmes, autant que cela est possible, de quelle manière nous pouvons contempler la beauté de l'esprit et celle du monde.

Supposons que deux masses de pierre aient été placées l'une en face de l'autre. La première est restée brute; l'art a converti la seconde en une statue d'homme ou de dieu. Si cette statue représente une divinité, c'est une Muse ou une Grâce; si elle représente un homme, ce n'est pas un homme ordinaire, c'est un être exceptionnel, sur lequel l'art a réuni toutes les conditions de la beauté.

La pierre convertie en statue paraîtra la plus belle, non parce qu'elle est pierre, car alors l'autre masse ne pourrait lui être inférieure, mais parce qu'elle a une forme que l'art lui a donnée.

Cette forme cependant n'appartient pas à la matière; car avant de se manifester sur la pierre, elle était dans la pensée de l'artiste, non parce qu'il a des pieds et des mains, mais parce qu'il a le sentiment de l'art.

Il y avait dans cet art une beauté bien plus grande, car la pensée n'a pu faire passer sur la pierre la forme que l'art renfermait en lui; elle y est restée tout entière, et la manifestation sur la pierre n'est qu'une forme inférieure, même au désir de l'artiste, qui n'a fait qu'obéir aux principes de l'art.

Si l'art pouvait rendre tout ce qu'il est et tout ce qu'il possède, s'il pouvait rendre le beau avec la même raison qu'il agit, celui qui posséderait en lui-même une plus grande, une plus parfaite beauté artistique, serait toujours supérieur à toutes les manifestations extérieures.

La forme qui passe dans la matière se détend et devient plus faible que celle qui est restée enfermée dans la pensée; car tout ce qui dans cette pensée est susceptible d'éloignement, s'éloigne de soi-même. C'est ainsi que la force sort de la force, la chaleur de la chaleur, la beauté de la beauté. C'est ce qui explique pourquoi la faculté productive est toujours plus excellente que l'objet produit. Ce n'est pas la musique primitive qui fait le musicien, mais la musique; et la musique, qui est au-delà de nos sens, produit la musique accessible à nos sens.

Si quelqu'un voulait dédaigner les arts, parce qu'ils ne sont qu'une imitation de la nature, on pourrait répondre que les arts n'imitent pas simplement ce que voient nos yeux, mais qu'ils remontent aux lois de la raison qui font la stabilité de la nature et dirigent ses actes.

Les arts, au reste, puisent fort souvent dans leur propre fonds; ils prêtent à la nature des perfections qu'elle n'a pas et qu'ils possédaient, puisqu'ils ont en eux le vrai beau. C'est ainsi que Phidias a pu faire un dieu sans imiter ce qu'il avait matériellement vu; car sa pensée d'artiste avait conçu Jupiter, tel qu'il pourrait et devrait être, s'il apparaissait à nos yeux.

Il n'est pas étonnant que les idéalistes de tous les temps, insistent sur la conservation intacte de l'unité d'où découle toute chose et vers laquelle tout retourne; car le principe ordonnateur et producteur est serré de si près par les manifestations, qu'il ne sait plus que devenir. Cependant nous resserrons la portée de notre entendement, quand nous renvoyons à une unité inaccessible à nos sens extérieurs et intérieurs, non seulement ce qui produit la forme, mais la forme elle-même.

L'homme est forcé de se borner à l'extension et au mouvement; aussi est-ce par ces deux formes que se manifestent toutes les autres formes, surtout celles qui sont visibles et accessibles à nos sens. La forme spirituelle seule ne perd rien en se manifestant, en admettant, toutefois, que cette manifestation est réelle et viable. En ce cas, le produit n'est jamais inférieur au principe producteur, il peut même être plus excellent que lui.

Il serait bon, sans doute, de développer cette opinion, et de la rendre pour ainsi dire palpable, afin qu'elle pût passer dans la pratique; mais un pareil développement exigerait, de la part des lecteurs, une attention trop grande, et qu'il serait injuste de leur demander.

Nous avons beau vouloir jeter loin de nous ce qui nous est propre, nous ne parvenons jamais à nous en débarrasser.

La philosophie moderne de nos voisins de l'ouest, prouve que les individus comme les nations retournent toujours, quelle que soit leur résistance, à ce qui leur est inné. Comment en serait-il autrement, puisque ce qui est inné règle notre nature et nos manières d'être? Les Français ont renoncé au matérialisme et accordé plus d'intelligence et de vie aux points de départ primitifs. Ils se sont également détachés du sensualisme pour reconnaître qu'il y a dans les profondeurs de la nature humaine, quelque chose qui se développe par lui-même. Ils accordent enfin à cette nature humaine une force productive, et ne font plus consister l'art dans la simple imitation des objets extérieurs. Puissent-ils continuer à suivre cette direction.

Il ne peut pas y avoir de philosophie, mais des philosophes éclectiques.

Tout homme qui s'approprie dans son entourage ce qui convient à sa nature est éclectique. Ceci peut s'appliquer à tout ce qu'on appelle civilisation, progrès, soit qu'on le considère sous le point de vue théorique ou pratique.

Deux philosophes éclectiques peuvent devenir des adversaires passionnés, s'ils sont nés avec des dispositions différentes; car alors chacun prendra dans toutes les philosophies connues tout ce qui lui convient et ne convient pas à l'autre. Qu'on regarde autour de soi et l'on verra que la plupart des hommes en agissent ainsi, ce qui nous explique pourquoi il nous est si difficile de comprendre comment les autres ne peuvent pas se convertir à nos opinions à nous.

Il est rare que, dans un âge très-avancé, on consente à se regarder soi-même et les autres sous le point de vue historique; d'où il résulte qu'on ne veut et qu'on ne peut plus se mettre en harmonie avec personne.

En envisageant ce travers de plus près, on reconnaît que l'historien lui-même voit rarement l'histoire historiquement. Lorsqu'on raconte, on croit voir passer les faits sous ses yeux, et l'on oublie de se pénétrer de ce qui était et agissait à l'époque où se passaient ces faits. Quant au chroniqueur, il ne désigne que les limites, les particularités de sa ville, de son monastère, de son temps.

Plusieurs dictons des anciens, que l'on répète souvent, ont une tout autre signification que celle que nous leur donnons.

Par exemple, cette phrase: «Celui qui ne s'est pas familiarisé avec la géométrie, ne doit pas songer à se présenter à l'école de la philosophie;» ne veut pas dire qu'il faut être un mathématicien pour pouvoir devenir un sage.

La géométrie est prise ici dans le sens élémentaire, telle que nous la trouvons dans Euclide, et qu'elle convient à tous les commençants; en ce sens, elle est la meilleure étude préparatoire, la meilleure introduction possible à la philosophie.

Lorsque l'enfant commence à concevoir qu'un point visible doit être précédé par un point invisible, et qu'il faut avoir pensé la ligne la plus droite et la plus courte entre deux points, avant de la tracer avec le crayon, il est satisfait et fier de lui-même, et il en a le droit; car la route de la pensée vient de s'ouvrir devant lui. L'idée est la réalisation, potentia et actu, ne sont plus pour lui des mots vides de sens. Le philosophe n'a rien de nouveau à lui révéler; le géomètre lui a dévoilé la base de toutes les manières de penser.

Il ne faut pas interpréter dans le sens ascétique cette phrase: «Apprends à te connaître toi-même.» Elle veut dire tout simplement: Fais attention à toi-même, surveille-toi, afin que tu puisses toujours connaître ta position par rapport à tes semblables et par rapport au monde. Chaque individu sensé peut comprendre cela; c'est un bon conseil pratique dont il est facile de profiter sans se tourmenter par des subtilités psychologiques.

Les écoles des anciens, et surtout celle de Socrate, ne se perdaient pas en vaines spéculations, mais elles découvraient les sources de toute vitalité, de toute action, et apprenaient ainsi à vivre et à agir. Voilà ce qui les rendait réellement grandes et utiles.

Nos écoles modernes nous renvoient sans cesse aux anciens, et imposent l'étude des langues grecque et latine. Heureusement pour nous ce retour perpétuel au passé, n'a rien qui puisse imprimer à la civilisation une marche rétrograde.

Lorsque nous contemplons l'antiquité avec le désir sincère de la prendre pour modèle, il nous semble que, dès ce moment seulement, nous comprenons notre dignité.

Quand le savant parle latin ou écrit en cette langue, il a une plus haute opinion de lui-même, que lorsqu'il se renferme dans sa vie et dans sa langue de tous les jours.

Les intelligences poétiques et artistiques se croient, lorsqu'elles contemplent l'antiquité, transportées dans le plus noble et le plus idéal état de nature. Les chants d'Homère ont encore aujourd'hui l'avantage immense de nous débarrasser, momentanément du moins, du fardeau dont les traditions de plusieurs milliers d'années nous ont chargés.

Socrate s'était borné à appeler à lui l'homme moral, pour lui donner des notions simples et faciles sur sa propre essence; Platon et Aristote, se croyant des êtres privilégiés par la nature, se placèrent en face d'elle; l'un pour se l'approprier avec son coeur et son intelligence, l'autre pour la commenter par l'esprit d'observation et la méthode. Aussi toute relation d'ensemble ou de détail qui nous rapproche de ces trois hommes, sera-t-elle toujours un événement agréable à nos sensations intérieures, et un moteur puissant pour notre perfectionnement moral et intellectuel.

L'histoire naturelle moderne est tellement compliquée et morcelée, que pour revenir à une vérité simple on est obligé de se demander: Qu'aurait fait Platon de cette nature, telle que nous la considérons aujourd'hui, avec son unité fondamentale et ses immenses variétés?

Nous avons la conviction que la route que nous suivons nous conduira d'une manière organique jusqu'au dernier embranchement de l'entendement; et que, sur ce point fondamental, nous élevons par degrés le plus haut édifice possible de tout savoir. Cette conviction nous met dans la nécessité d'examiner chaque jour le degré d'assistance ou d'opposition que nous pouvons trouver dans l'esprit de notre époque, sans quoi nous serions exposés à repousser l'utile pour accepter le nuisible.

On vante surtout le dix-huitième siècle, parce qu'il s'est spécialement occupé d'analyses; la tâche du dix-neuvième siècle est donc de découvrir les fausses synthèses de son prédécesseur, et de les analyser de nouveau.

Il n'y a que deux véritables religions, celle qui laisse sans forme ce qu'il y a de sacré en nous, et celle qui ne le reconnaît et ne l'adore que sous la plus belle des formes; toutes les autres sont des idolâtries.

Il est certain que l'esprit humain a cherché à s'affranchir par la réformation. En nous éclairant sur les anciennes églises grecque et romaine, nous avons conçu le besoin d'une vie plus libre, plus élégante et plus gracieuse. Mais ce qui favorisa surtout ce changement, c'est que le coeur demande toujours à retourner à un certain état de nature simple et noble; et que l'imagination cherche sans cesse à se concentrer sur quelque chose digne d'elle.

Tous les saints furent tout à coup chassés du ciel, et le coeur, la pensée et les sens se dirigèrent vers une mère divine et un faible enfant, pour se fixer ensuite sur cet enfant devenu homme, modèle de morale, d'abord injustement persécuté, bientôt après vénéré comme un demi-dieu, finalement reconnu Dieu véritable et adoré comme tel.

Sur le fond qu'occupe ce Dieu, le Créateur étend l'univers, et l'action morale qu'il fait découler de lui s'étend de tous côtés. On s'appropria ses souffrances en les prenant pour exemple, et sa transfiguration devint le garant d'une vie éternelle.

L'encens réveille la vie d'un charbon prêt à s'éteindre; c'est ainsi que la prière réveille les espérances du coeur.

Je suis convaincu que la Bible s'embellit à mesure que nous apprenons à la comprendre, c'est-à-dire, à mesure que nous sentons que les passages que nous saisissons dans l'ensemble, et que nous nous appliquons particulièrement, avaient, d'après certaines circonstances de temps et de lieu, des rapports immédiats et individuels.

En nous examinant de près, nous reconnaissons que nous avons besoin chaque jour de nous réformer et de protester contre les autres, quoique ce ne soit pas toujours dans le sens religieux.

Nous éprouvons le besoin incessant, sérieux et sans cesse renaissant, de saisir la parole dans son accord immédiat avec tout ce que l'on a senti, pensé, éprouvé, imaginé et reconnu comme sensé.

Mais cela est plus difficile qu'on ne le croit; les mots ne sont pour l'homme que des surrogats; il sait et pense toujours mieux qu'il ne dit.

Il n'en faut pas moins persister dans le désir de faire disparaître, par la clarté et la probité de nos discours et de notre conduite, tout ce qui aurait pu s'introduire chez nous ou chez les autres de faux, de déplacé ou d'insuffisant.

Lorsque je suis contraint de cesser d'être convenable, je cesse d'être fort.

La censure et la liberté de la presse seront toujours en guerre ensemble. Le supérieur demande et exerce la censure, l'inférieur demande la liberté de la presse; car l'un ne veut pas être troublé dans ses projets et dans son activité par des observations et des contradictions prématurées; c'est de l'obéissance qu'il lui faut, tandis que l'autre éprouve le besoin de faire connaître publiquement les motifs par lesquels il compte légitimer sa désobéissance.

Il ne faut pas oublier cependant que lorsque le parti faible et opprimé conspire et craint d'être trahi, il cherche également à gêner, à sa façon, la liberté de la presse.

On n'est jamais trompé, mais on se trompe soi-même.

Nous ne demandons jamais de quel droit nous régnons, et si le peuple n'aurait pas le droit de nous destituer; tous nos efforts se bornent à le mettre dans l'impossibilité de le faire.

Si l'on pouvait abolir la mort, personne ne s'y opposerait; mais il sera toujours difficile d'abolir la peine de mort: si cela arrive parfois, on y revient tôt ou tard.

La société ne peut renoncer au droit d'infliger la peine de mort, sans rendre à la défense personnelle tous ses droits; et alors l'expiation du sang par le sang vient frapper à chaque porte.

Les lois ont été faites par les anciens et par des hommes; les adolescents et les femmes demandent des exceptions, les anciens s'en tiennent à la règle.

Ce n'est pas l'homme spirituel, c'est l'esprit; ce n'est pas l'homme raisonnable, c'est la raison qui gouverne.

On se compare toujours à la personne qu'on loue.

Il ne suffit pas de savoir, il faut vouloir; il ne suffit pas de vouloir, il faut faire.

Il n'y a ni sciences ni arts patriotiques; les unes et les autres appartiennent, ainsi que tout ce qui est souverainement bien, au monde entier, où ils ne peuvent se propager que par un échange perpétuel entre tous les contemporains. Il ne faut cependant jamais perdre de vue ce qui était déjà connu dans le passé, et ce qui nous en est resté.

La femme la plus digne du titre de femme de mérite, est celle qui, si ses enfants venaient à perdre leur père, serait capable de le remplacer.

Les étrangers qui se mettent aujourd'hui à étudier sérieusement notre littérature, ont l'avantage immense de passer par-dessus les maladies de développement que nous avons été forcés de supporter pendant près d'un siècle. S'ils savaient s'y prendre, notre exemple achèverait leur éducation littéraire de la manière la plus désirable.

Là où les Français du dix-huitième siècle détruisaient, Wieland raillait.

Le talent poétique a été accordé au paysan aussi bien qu'à son seigneur; la grande question est que chacun se renferme dans son état et s'y comporte dignement.

Les tragédies ne sont autre chose que la mise en vers des passions de certaines personnes, qui font de tous les objets extérieurs un je ne sais quoi.

Yoric Stern est un des meilleurs esprits qui ait jamais agi sur ses contemporains. Sa gaîté est inimitable, et toutes les gaîtés ne soulagent pas l'âme oppressée.

La vue est le plus noble des sens; les quatre autres ne nous instruisent qu'à l'aide du toucher; c'est par le toucher que nous entendons, que nous sentons, que nous goûtons; la vue s'élève plus haut; se purifiant pour ainsi dire de la matière, elle s'approche des facultés intellectuelles.

Si nous nous mettions à la place des personnes qui excitent notre jalousie et notre haine, nous cesserions de les envier et de les haïr; et si nous les mettions à la nôtre, elles auraient moins de présomption et d'orgueil.

La pensée et l'action peuvent se comparer à Rachel et à Lia; l'une était plus gracieuse et l'autre plus fertile.

Après la santé et la vertu, il n'y a rien de plus désirable que la connaissance et le savoir; et rien n'est plus facile à obtenir. Le travail consiste à se tenir tranquille, et la dépense se borne au temps, qu'en tout cas on ne saurait utiliser sans le dépenser.

Si l'on pouvait entasser le temps comme on entasse l'argent qu'on laisse dormir chez soi, les oisifs auraient du moins une excuse; mais elle serait toujours très-imparfaite, car, en ce cas même, leur conduite ressemblerait à celle d'un ménage qui vivrait aux dépens du capital, au lieu de chercher à lui faire rapporter des intérêts.

Les poètes modernes mettent beaucoup d'eau dans leur encre.

De toutes les bizarres absurdités des écoles, les discussions sur l'authenticité des vieux manuscrits me paraît la plus ridicule. Est-ce l'auteur ou le manuscrit que nous admirons ou que nous blâmons? Ce n'est jamais que le manuscrit que nous avons devant nous; et que nous importent les noms, quand il s'agit de juger une production de l'esprit?

Qui oserait dire qu'il voit Virgile ou Homère, quand nous lisons les écrits qu'on leur attribue? Nous voyons ces écrits, que nous faut-il davantage? Les savants qui mettent tant d'importance à une chose si insignifiante, me rappellent une jeune et belle femme qui me demanda un jour avec un de ses plus séduisants sourires, quel pouvait avoir été l'auteur des pièces de théâtre de Shakespeare.

Il vaut mieux s'occuper de la plus grande futilité du monde, que de regarder comme sans importance une demi-heure perdue.

Le courage et la modestie sont les moins équivoques de toutes les vertus, car l'hypocrisie ne saurait les imiter. Elles ont encore cela de commun entre elles, que toutes deux se montrent sous la même couleur.

Les fous sont les voleurs les plus dangereux, car ils nous volent le temps et les dispositions d'esprit nécessaires au travail.

L'estime que nous avons pour nous-mêmes décide de notre moralité; l'estime que nous avons pour les autres règle notre conduite.

L'art et la science sont des mots dont on se sert souvent, sans en connaître la véritable signification; aussi les emploie-t-on presque toujours l'un pour l'autre.

Les définitions qu'on nous donne de ces deux mots ne me plaisent pas. J'ai lu quelque part une comparaison de la science avec l'art; elle m'a donné une idée de la différence qui sépare l'une de l'autre, et non des propriétés qui les caractérisent tous deux.

Je crois qu'on pourrait appeler science, la connaissance générale, le savoir abstrait; tandis que l'art est la science en action. On pourrait ajouter que la science est la raison et l'art son mécanisme, c'est-à-dire la science pratique. Par là, la science deviendrait le théorème et l'art le problème.

On m'objectera peut-être que la poésie est un art, et que pourtant elle n'a rien de mécanique; mais je nie que la poésie soit un art et même une science. Les arts et les sciences s'apprennent par la pensée, et la poésie ne s'apprend jamais; elle est inspirée, et ses premiers mouvements se font sentir dans l'âme; voilà pourquoi il ne faudrait l'appeler ni une science ni un art, mais un génie.

Toutes les personnes bien élevées devraient se remettre à lire Stern, afin que le dix-neuvième siècle aussi apprenne ce qu'il lui doit et ce qu'il pourrait lui devoir encore.

La marche de la littérature a cela de particulier qu'elle plonge dans l'oubli les oeuvres qui ont exercé le plus d'influence, et qu'elle donne toujours plus de valeur et d'étendue aux effets qu'elles ont produit; aussi devrions-nous, de temps en temps, regarder derrière nous. Le meilleur moyen de conserver l'originalité que nous pouvons avoir, est de ne pas perdre nos prédécesseurs de vue.

Puisse l'étude de la littérature grecque et latine rester toujours la base d'une éducation distinguée.

Les antiquités chinoises, indiennes, égyptiennes, ne sont que des curiosités. Il est toujours bon de les faire connaître au reste du monde; mais elles ne sont jamais d'aucune utilité pour notre perfectionnement moral et esthétique.

Rien n'est plus dangereux pour la nation allemande, que de vouloir s'élever avec et par ses voisins. Il n'est peut-être pas de nation plus propre à se développer d'elle-même, et elle peut s'estimer très-heureuse que les étrangers aient tant tardé à vouloir bien la prendre en considération.

Si nous regardons en arrière dans notre littérature, d'un demi-siècle seulement, nous trouvons que rien n'a été fait par rapport aux étrangers.

Les Allemands ont été piqués du dédain du grand Frédéric qui les regardait comme non avenus; aussi ont-ils fait leur possible pour être quelque chose à ses yeux.

En ce moment une littérature universelle est sur le point de s'organiser. Tout bien considéré, les Allemands y perdront le plus; je les engage à prendre cet avertissement à coeur.

Désormais on sera fort embarrassé si on ne possède pas un art ou un métier. Le savoir ne suffit plus au milieu du mouvement rapide du monde; on s'y perd jusqu'à ce qu'on ait pu parvenir à prendre des notions sur tout.

La civilisation générale nous est imposée par le monde, sans que nous ayons besoin d'y contribuer; bornons-nous donc à acquérir des connaissances spéciales.

Les plus grandes difficultés sont toujours là où nous ne les cherchons pas.

Les auteurs modernes et plus originaux, ne le sont pas parce qu'ils disent quelque chose de neuf, mais par ce qu'ils disent des choses qui semblent ne jamais encore avoir été dites.

La plus grande preuve d'originalité est de faire fructifier et de développer une pensée qui nous a été suggérée, de manière qu'on ne puisse pas facilement deviner que tant de choses y étaient enfermées.

Il est des pensées qui sortent de la civilisation générale, comme les fleurs sortent des branches vertes d'un arbre. Dans la saison des roses, on voit partout fleurir des roses.

Tout dépend de la manière de sentir; elle fait surgir les pensées et leur donne son caractère.

Rien ne peut être reproduit avec une fidélité parfaite. On dira peut-être que le miroir du moins fait une exception, je répondrai que le miroir ne rend jamais parfaitement notre visage; il fait plus, il renverse toute notre personne, au point que la main droite devient la main gauche. Que ceci nous serve de guide pour nos observations sur nous-mêmes.

Au printemps et dans l'automne, on songe rarement à se chauffer, et cependant, lorsqu'on passe par hasard près d'un feu de cheminée, on trouve la sensation qu'il procure si agréable qu'on s'y laisse aller. N'en est-il pas de même de toutes les sensations?

Ne t'impatiente jamais quand on ne veut pas admettre tes arguments.

Il n'arrive pas, à celui qui occupe longtemps une position importante, tout ce qui peut arriver aux hommes, mais tout ce qui est analogue à tout ce qui peut arriver et parfois même il lui arrive ce qui est sans exemple.

Les sciences dans leur ensemble s'éloignent de la vie, mais elles y reviennent par un détour.

Elles sont les véritables abrégés de la vie qui unissent entre elles les expériences de la pensée et de l'action.

Cependant l'intérêt qu'elles inspirent ne peut se réveiller que dans un monde à part, c'est-à-dire, dans le monde scientifique. Associer le reste du monde à cet intérêt, est une manie des temps modernes plus nuisible qu'utile; car les sciences sont naturellement ésotériques et ne peuvent devenir exotériques que par l'amélioration d'un faire quelconque. Toute autre participation du monde vulgaire au monde scientifique ne sert à rien.

Cependant la culture des sciences dépend, même dans leur sphère intérieure, d'un intérêt actuel et momentané. Une forte impulsion donnée par quelque chose de neuf, d'inouï ou de puissamment secondé, excite un intérêt général qui peut durer longtemps, et qui, de nos jours surtout, produit de grands effets.

Un fait important, un simple aperçu du génie occupe toujours un grand nombre d'individus. On veut d'abord savoir ce que c'est, puis on l'étudie, on y travaille et on cherche à le faire aller plus loin.

A chaque nouvelle découverte, la foule demande: A quoi cela pourra-t-il servir? et elle a raison, car elle ne peut juger de l'importance d'une chose que par son utilité.

Les vrais sages ne s'occupent que des rapports d'une découverte nouvelle avec elle-même et avec les choses existantes, sans songer à son utilité, c'est-à-dire, à son application aux choses connues et nécessaires. Trouver cette application est la tâche des esprits plus pénétrants, plus techniquement exercés et plus amoureux de la vie.

Les faux sages ne cherchent qu'à exploiter à leur profit et le plus vite possible chaque découverte nouvelle. Leur vanité mal entendue leur fait croire qu'ils s'immortaliseront par la propagation, la correction ou la rapide prise de possession de ces découvertes. De pareils efforts prématurés donnent à la véritable science quelque chose d'incertain et de confus, qui appauvrit la plus belle de ces conséquences, la fleur pratique.

Croire qu'il serait possible d'exciter ou de supprimer un acte quelconque de la nature, est le plus funeste des préjugés.

L'observateur doit se regarder comme un individu appelé à faire partie du jury; sa tâche se borne à examiner la fidélité des rapports et l'authenticité des preuves sur lesquelles il forme sa conviction et donne sa voix. Peu lui importe que cette conviction soit conforme ou opposée à celle du référendaire.

Que la majorité se range de son côté ou le jette dans la minorité, il peut être également tranquille; il a fait son devoir en donnant son opinion, il n'est pas le maître de celle des autres.

Dans les sciences, au contraire, l'opinion n'est rien: là il s'agit de dominer ou de se laisser dominer; et comme les hommes forts par eux-mêmes sont rares, le plus grand nombre entraîne presque toujours les individus isolés.

L'histoire de la philosophie, des sciences et de la religion prouve que toutes les opinions se répandent par degrés, mais qu'on accorde toujours la préférence à la plus saisissable, c'est-à-dire, à celle qui s'accorde le plus facilement et le plus commodément avec l'esprit humain dans son état vulgaire. L'homme qui a su s'élever au-dessus de cet état, doit s'attendre à avoir la majorité contre lui.

Comment la nature pourrait-elle arriver à la vue incommensurable et incalculable, si, dans ses points de départ inanimés, elle n'était pas si sévèrement stéréo-métrique?

L'homme, par lui-même et jouissant du libre exercice de tous ses sens, est le plus grand et le plus exact appareil de physique qui puisse exister; c'est un grand défaut de la physique moderne d'avoir isolé, détaché toutes les expériences de cet appareil, et de vouloir sonder, prouver et limiter les forces de la nature, d'après les expériences faites avec des instruments artificiels.

Il en est de même des calculs. Que de vérités qu'on ne saurait prouver mathématiquement! Beaucoup d'autres se refuseront toujours à l'épreuve d'une expérience physique.

Il y a quelque chose de si élevé dans l'homme, qu'il représente ce qui, sans lui, ne saurait être représenté. Qu'est-ce que la corde d'un instrument et ses divisions mécaniques, à côté de l'oreille du musicien? Que sont même les événements élémentaires de la nature, auprès de l'homme qui les dompte et les modifie afin de pouvoir se les assimiler?

Vouloir qu'une expérience scientifique produise de suite tout ce qu'elle est susceptible de produire, c'est trop en exiger. L'électricité ne se manifesta d'abord que par le frottement; aujourd'hui, ses plus grands phénomènes s'obtiennent par un simple attouchement.

Personne ne contestera à la langue française l'avantage d'être la langue des cours et du grand monde, et de se propager de plus en plus en cette qualité. Il en est de même de la langue des mathématiciens; c'est par elle qu'ils traitent les affaires les plus importantes de ce monde et règlent, déterminent et distinguent tout ce qui, même dans le sens le plus élevé, peut être soumis au nombre et à la mesure.

Tout être pensant qui consulte son calendrier ou sa montre, se souvient avec reconnaissance qu'il doit ces guides bienfaisants aux mathématiciens. Mais si nous les laissons respectueusement régler le temps, ils n'en doivent pas moins reconnaître que nous voyons quelque chose de plus élevé qui appartient à tout le monde, et sans quoi ils ne pourraient rien voir eux-mêmes: ce quelque chose c'est l'idée et l'amour.

Rien n'est plus nuisible à une vérité nouvelle qu'une ancienne erreur.

Un joyeux naturaliste disait un jour: Ou ne s'aperçoit de l'existence de l'électricité que lorsqu'on caresse un chat dans les ténèbres, ou lorsque le tonnerre gronde et que les éclairs brillent autour de nous. Mais alors même que vaut le peu ou le beaucoup que nous en savons?

«La passion des voyageurs à gravir les montagnes, a pour moi quelque chose de barbare et d'impie. Les montagnes sont une preuve de la force de la nature et non de la bonté de la Providence, car de quelle utilité sont-elles pour l'homme? S'il veut y demeurer, il est englouti en hiver par une avalanche, en été par un rocher qui glisse dans la vallée; un torrent entraîne ses troupeaux, un coup de vent enlève ses moissons. S'il se met en route, chaque montée est pour lui la torture de Sisyphe, et chaque descente, la chute de Vulcain. Ses sentiers sont encombrés de pierres, et le torrent refuse de porter sa nacelle. Si les éléments épargnent ses troupeaux nains qu'il nourrit péniblement, les bêtes féroces les dévorent; il végète seul et tristement comme la mousse sur une pierre sépulcrale! Enfin tous ces zigzags perpétuels, ces hautes murailles de montagnes, ces rochers pyramidaux qui répandent sur les plus belles contrées les terreurs des pôles, quel être bienveillant, quel ami des hommes pourrait les voir avec plaisir?»

On peut répondre à ce paradoxe d'un digne homme, que s'il avait plu à Dieu de continuer les montagnes de la Nubie jusqu'à l'Océan et de les entrecouper de vallées, plus d'un patriarche Abraham y aurait trouvé un Chanaan où ses descendants auraient pu se multiplier à leur aise.

Les pierres sont des instituteurs muets, l'observateur reste muet devant elles, et leurs muets enseignements ne peuvent se redire.

Ce que je sais le mieux, je ne le sais que pour moi. Les paroles par lesquelles on essaie de rendre ce que l'on sait n'excitent presque jamais que de la contradiction, de l'hésitation et du silence.

La cristallographie considérée comme science, mène à des vues singulières. Toujours improductive, elle n'est que par elle-même et n'a point de conséquences, surtout depuis qu'on a découvert plusieurs corps isomorphes, et très-différents entre eux cependant par leurs substances. C'est précisément parce que la cristallographie n'est applicable nulle part, qu'elle se complète par elle-même. Si elle ne procure à l'esprit qu'une satisfaction limitée, elle a, dans ses détails, une variété inépuisable, voilà pourquoi, sans doute, elle captive parfois, et pour très-longtemps, des hommes d'un grand mérite.

On pourrait dire qu'elle a quelque chose de l'orgueil et de la suffisance des moines et des célibataires, puisqu'elle se suffit à elle-même. Son influence pratique sur la vie est nulle; les plus beaux produits de son domaine, les pierres précieuses cristallines, ont besoin d'être polies avant que nous puissions en parer nos femmes.

Il n'en est pas de même de la chimie; son influence sur la vie est universelle et illimitée.

Les idées précises sur la formation primitive nous manquent totalement, aussi croyons-nous, quand nous voyons quelque chose se former, que cela existait déjà, du moins en partie.

Nous voyons tant de choses importantes se former et se composer de différentes parties, que les idées anatomiques se présentent naturellement à nous, et que nous ne craignons pas de les appliquer aux corps organisés.

Celui qui ne sait pas faire la différence entre le fantastique et l'idéal, le légal et l'hypothétique, sera toujours un mauvais observateur de la nature.

Il est des hypothèses où l'esprit et l'imagination se mettent à la place de l'idée.

Il ne faut pas s'arrêter trop longtemps aux choses abstraites. L'ésotérique n'est nuisible que lorsqu'il cherche à devenir exotérique. La vie ne s'enseigne que par ce qui est vivant.

Le mot école, tel qu'on l'emploie dans l'histoire des arts, où il est question d'école vénitienne, florentine, romaine, etc. ne peut plus s'appliquer au théâtre allemand. Il y a trente ou quarante ans on le pouvait encore, car alors il était possible de se figurer un art qui se développe dans des limités étroites selon les règles de la nature et de l'art. Tout bien considéré, le mot école ne peut s'appliquer qu'aux débutants; car dès qu'une école a produit de grands maîtres, elle s'en détache pour exercer son influence ailleurs. C'est ainsi que Florence exerce son influence sur la France et sur l'Espagne: les Flamands et les Allemands doivent aux Italiens plus de liberté d'esprit et de sentiment, tandis que les méridionaux ont appris des habitants du nord à mettre plus d'exactitude dans leur exécution.

Le théâtre allemand est arrivé à cette époque, de conclusion où la culture générale est tellement répandue, qu'elle n'appartient plus à aucun pays, et ne peut avoir aucun point de départ déterminé.

Le vrai et le naturel sont la base fondamentale de l'art dramatique et de tous les autres arts. L'élévation du théâtre dépend du point de vue sous lequel le poète et l'acteur envisagent et pratiquent leur art. Heureusement pour l'Allemagne on y a pris l'habitude de dire avec talent de bons vers, même en dehors du théâtre.

La déclamation et la mimique se fondent sur le débit, et comme ce dernier est seul employé lorsqu'on lit haut, on peut en conclure que des lectures à haute voix sont la meilleure école pour l'artiste dramatique qui, pénétré de la dignité de sa vocation, tient toujours à être naturel et vrai.

Shakespeare et Calderon ont fait un brillant éloge de ces lectures. Mais il ne faut pas oublier qu'un talent étranger imposant et poussé jusqu'à l'exagération, peut devenir funeste au développement de l'art allemand.

L'individualité dans l'expression, est le commencement et la fin de tout art. Chaque nation a son individualité différente, sous certains rapports, de l'individualité humaine en général. Au premier abord, elle répugne à une autre nation, mais peu à peu on s'y accoutume, et si l'on n'y prend garde, on court risque d'y perdre sa propre nature caractéristique et nationale.

C'est aux littérateurs de l'avenir à prouver historiquement tout ce que Shakespeare et Calderon nous ont transmis de faux et de nuisible, et jusqu'à quel point ces deux grandes lumières du ciel poétique n'étaient pour nous que des feux follets qui égarent le voyageur au lieu de l'éclairer.

Je n'approuverai jamais ceux qui placent le théâtre espagnol aussi haut que le nôtre. Le sublime Calderon est si conventionnel qu'il est difficile de deviner le talent du grand poète à travers son étiquette théâtrale. En donnant de pareilles oeuvres à un autre public, on est forcé de lui supposer assez de bonne volonté pour renoncer momentanément à ses goûts et à ses habitudes, afin d'admettre l'existence de ce qui lui est complètement étranger, et de s'amuser des manières de voir et de sentir, du ton et du rhythme d'un autre peuple.

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VERS INSPIRÉS PAR LA VUE DU CRANE DE SCHILLER.

Au milieu d'un amas d'ossements humains j'appris comment les crânes alignés s'ajustent et s'accordent; et je pensai au temps qui n'est plus, au temps qui s'est perdu dans le lointain grisâtre du passé. Les voilà debout, étroitement rangés sur une même file, ceux qui naguère se haïssaient, et les bras robustes qui se sont porté des coups meurtriers, on les a entassés pêle-mêle, afin que, tranquilles et paisibles, ils puissent se reposer ici. Omoplates arrachées des épaules qui vous devaient leur vigueur, qui songe à vous demander quel fardeau il vous a fallu porter? Et vous qui fûtes plus gracieusement actifs, vos mains, vos pieds délicats ont été jetés loin des sillons de la vie! Pauvres pèlerins épuisés de fatigues, c'est en vain que vous avez espéré trouver le repos dans la nuit des sépulcres, on vous a fait revenir à la lumière du jour! Quelque précieux qu'ait été lenoyau, qui peut aimer l'écorce sèche et vide? Elle a été tracée pour moi, adepte bienheureux, l'écriture dont le sens sacré ne se révèle pas à tout le monde! Je l'ai saisi ce sens sacré lorsqu'au milieu d'une masse d'ossements inertes j'ai reconnu une image précieuse, inestimable. A son aspect, l'étroit espace qui renfermait ces ossements s'est élargi pour moi, ces murs glacés couverts de moisissures se sont échauffés, embaumés, et je me suis senti ranimé comme si une source de vie venait de s'échapper tout à coup du sein de la mort! Comme elle m'enchantait mystérieusement la forme qui portait encore la trace de la pensée divine! Son aspect m'a transporté sur les rives de cette mer dont les vagues agitées charrient sans cesse des créations éphémères et gonflées comme elle! Vase mystérieux! toi qui prononças des oracles, suis-je digne de te tenir dans ma main? O toi, le plus grand des trésors, je veux te voler pieusement à la destruction, je veux te porter à l'air libre et me tourner dévotement avec toi vers les rayons du soleil. Quel plus grand bien l'homme peut-il espérer en ce monde, si ce n'est que la nature daigne se révéler à lui, en lui montrant comment elle fait s'évaporer en pur esprit ce qui était solide, et comment elle solidifie les productions du pur esprit.

FIN DES MAXIMES ET RÉFLEXIONS.

End of Project Gutenberg's Les affinites electives, by Johann Wolfgang Goethe

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