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Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aristonoüs

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The Project Gutenberg eBook of Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aristonoüs

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Title: Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aristonoüs

Author: François de Salignac de La Mothe- Fénelon

Release date: December 28, 2009 [eBook #30779]
Most recently updated: February 6, 2025

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net);
produced from images of the Bibliothèque nationale de
France (BNF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AVENTURES DE TÉLÉMAQUE SUIVIES DES AVENTURES D'ARISTONOÜS ***

FÉNELON


LES AVENTURES

DE TÉLÉMAQUE

SUIVIES DES AVENTURES D'ARISTONOÜS


ÉDITION REVUE SUR LES MEILLEURS TEXTES
ET ACCOMPAGNÉE DE NOTES GÉOGRAPHIQUES


PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
Librairie Hachette et Cie.

1893

Les astérisques (*) qu'on rencontrera dans cette édition indiquent les passages des auteurs grecs, latins et français traduits ou imités par Fénelon.


TABLE

NOTICE SUR FÉNELON
JUGEMENTS SUR LE TÉLÉMAQUE.
 
LES AVENTURES DE TÉLÉMAQUE

   LIVRE PREMIER.
   LIVRE DEUXIÈME.
   LIVRE TROISIÈME.
   LIVRE QUATRIÈME.
   LIVRE CINQUIÈME.
   LIVRE SIXIÈME.
   LIVRE SEPTIÈME.
   LIVRE HUITIÈME.
   LIVRE NEUVIÈME.
   LIVRE DIXIÈME.
   LIVRE ONZIÈME.
   LIVRE DOUZIÈME.
   LIVRE TREIZIÈME.
   LIVRE QUATORZIÈME.
   LIVRE QUINZIÈME.
   LIVRE SEIZIÈME.
   LIVRE DIX-SEPTIÈME.
   LIVRE DIX-HUITIÈME.
 
LES AVENTURES D'ARISTONOÜS

 
NOTES GÉOGRAPHIQUES.


NOTICE SUR FÉNELON

ET LE TÉLÉMAQUE.


François de Salignac de la Mothe Fénelon naquit le 6 août 1651 au château de Fénelon, dans le Périgord. Après avoir fait ses premières études au milieu de sa famille, il alla terminer ses humanités à l'université de Cahors, et étudier la philosophie à Paris, au collège Du Plessis. On rapporte que, comme Bossuet, il fit éclater un jour dans les exercices de l'école l'éloquence qui devait plus tard l'illustrer.

Au sortir du séminaire de Saint-Sulpice, à peine âgé de vingt-quatre ans, il songe à se consacrer aux missions du Canada : on l'en détourne; son imagination le porte aussitôt vers la Grèce et le Levant ; mais la faiblesse de sa santé et les conseils de ses supérieurs le retiennent en France. Il est chargé de la direction des Nouvelles-Catholiques, couvent de jeunes protestantes récemment converties, et demeure pendant dix ans à la tête de cette institution. C'est là qu'il conçut et composa son premier ouvrage, le traité de l'Éducation des filles. Mais il ne le publia que quelques années plus tard (1687).

Lors de la révocation de l'édit de Nantes (1685), une mission lui fut confiée dans la Saintonge et l'Aunis ; on offrait de prêter à son zèle apostolique le Secours des dragons du roi ; Fénelon refusa de s'appuyer sur la terreur des armes, et il eut la joie d'opérer sans leurs concours de nombreuses conversions.

Fénelon était arrivé à l'âge de trente-huit ans ; l'éclat de son éloquence, qui s'était déployée dans sa mission en Saintonge et dans son célèbre Sermon pour la fête de l'Epiphanie, ses vertus, et l'estime qu'il avait inspirée aux plus hauts personnages de la cour et de l'Église, tout le désignait pour l'épiscopat où pour une autre fonction éminente. Le lendemain du jour où le duc de Beauvillier fut nommé gouverneur du duc de Bourgogne (1689), Fénelon se vit appelé auprès du jeune prince en qualité de précepteur, comme Bossuet l'avait été auprès du dauphin. Le duc de Bourgogne annonçait les plus mauvaises dispositions : c'était un caractère dur, emporté, opiniâtre, hautain, incapable de souffrir la moindre résistance à ses caprices ; mais son esprit était juste et son intelligence très-vive. C'était peu pour Fénelon de développer les qualités de son élève : il entreprit de dompter l'humeur farouche du jeune prince, et il en vint à bout ; mais ce ne fut pas sans efforts et sans luttes : il annonça même un instant à son élève l'intention de renoncer à une éducation si pénible. Enfin, tel fut l'ascendant qu'il sut exercer sur le duc de Bourgogne, en s'adressant à la fois à son esprit et à son cœur, qu'il devint maître de cette nature rebelle et la transforma au gré de ses désirs. Cette impétuosité se changea en douceur, cette fierté en modestie, cette opiniâtreté en soumission, et presque en faiblesse.

Nous devons à l'éducation du dauphin par Bossuet quelques-uns des ouvrages les plus remarquables de l'évêque de Meaux, par exemple, le Discours sur l'histoire universelle et le traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même: comme Bossuet dont il était déjà l'émule, Fénelon composa pour son élève plusieurs écrits qui sont des modèles, et qui restent comme consacrés à l'éducation de l'enfance et de la jeunesse : les Fables, les Dialogues des morts, le Télémaque. Aucun de ces livres, ce dernier moins que tout autre, n'était destiné à la publication.

Les heureux résultats obtenus par Fénelon dans l'éducation du duc de Bourgogne, joints à sa réputation d'éloquence, lui valurent, en 1693, une place à l'Académie française, et en 1695, l'archevêché de Cambrai. A peine venait-il d'être sacré par Bossuet, son protecteur et son ami, qu'une fâcheuse querelle théologique désunit et irrita l'un contre l'autre deux hommes que la postérité confond dans une égale admiration. L'âme tendre de Fénelon s'était laissé séduire par certaines rêveries mystiques, et lui avait inspiré un livre dont l'orthodoxie parut suspecte, les Maximes des saints (1697). Bossuet déféra ce livre à la cour de Rome ; mais les rigueurs du roi précédèrent l'arrêt qui devait le condamner. Fénelon fut éloigné de la cour ainsi que du prince son élève, et relégué à Cambrai. Il s'éloigna sans se plaindre, et montra dans sa retraite la plus grande dignité. Soumis et résigné, il s'inclina devant la censure qui ne tarda pas à frapper les Maximes des saints, et abjura ses erreurs dans un mandement plein d'une humilité touchante.

Bientôt un nouveau coup vint accabler Fénelon et rendre sa disgrâce irrévocable. Il avait composé une espèce de roman ou de poëme épique en prose, les Aventures de Télémaque. Dans sa pensée, ce livre était destiné au duc de Bourgogne, et son intention était sans doute de l'offrir au prince vers l'époque de son mariage, comme complément et comme souvenir de l'éducation qu'il lui avait donnée. Un domestique infidèle, chargé de recopier le Télémaque, en prit à la dérobée une autre copie, qu'il vendit à un libraire (1700). Aussitôt, grand scandale ; la malignité s'empare de ce livre, l'interprète, le commente et le torture de façon à y trouver à chaque page la satire de Louis XIV. Le roi, déjà prévenu contre Fénelon, prête l'oreille aux dénonciateurs, auxquels semble donner raison le succès du Télémaque en Hollande, en Angleterre, chez tous les ennemis de Louis XIV et de la France. C'en fut assez pour faire écarter à jamais Fénelon de la cour.

Sans doute Louis XIV n'avait pas tort de voir dans le Télémaque la condamnation de sa politique ; mais il ne faudrait pas croire que Fénelon ait eu pour but de faire des portraits satiriques du roi et de tel ou tel de ses ministres. C'est une imputation qu'il a toujours, jusqu'à son lit de mort, désavouée comme une calomnie ; et il mérite d'être cru, lorsqu'il dit dans un mémoire manuscrit daté de 1710, et adressé au P. Letellier, confesseur du roi : « Il aurait fallu que j'eusse été non-seulement l'homme le plus ingrat, mais encore le plus insensé, pour vouloir faire dans le Télémaque des portraits satiriques et insolents. J'ai horreur de la seule pensée d'un tel dessein. C'est une narration faite à la hâte, à morceaux détachés.... Je n'ai jamais songé qu'à amuser le duc de Bourgogne par ces aventures, et à l'instruire en l'amusant, sans jamais vouloir donner cet ouvrage au public. Tout le monde sait qu'il ne m'a échappé que par l'infidélité d'un copiste. J'ai mis dans ces aventures toutes les vérités nécessaires pour la gouvernement, et tous les défauts qu'on peut avoir dans la puissance souveraine ; mais je n'en ai marqué aucun avec une affectation qui tende à aucun portrait ni caractère ; plus on lira cet ouvrage, plus on verra que j'ai voulu dire tout, sans vouloir peindre personne de suite. » Le véritable dessein de Fénelon, en composant le Télémaque, c'était de donner à un jeune prince, qui pouvait être appelé au trône, des conseils sur l'art de régner : or Fénelon n'avait pas tout à fait sur cet art les mêmes idées que Louis XIV et Bossuet.

Ces idées, Fénelon les avait déjà exposées dans une Lettre adressée à Louis XIV en 1693, qui contenait plus d'une remontrance sur la politique suivie par le roi et par ses ministres ; et c'est même la ressemblance entre quelques passages de cette lettre et divers passages du Télémaque qui donnait à ce dernier livre l'apparence d'une irrespectueuse témérité. Pour perdre l'archevêque de Cambrai dans l'esprit de Louis XIV, il suffit de lui montrer ce qui est dit dans la lettre de 1693 sur « les ministres qui ont accoutumé le roi à recevoir sans cesse des louanges outrées qui vont jusqu'à l'idolâtrie », et dans le Télémaque le portrait d'Idoménée, « que la flatterie avait empoisonné, et qui n'avait pu, même dans ses malheurs, trouver des hommes assez généreux pour lui dire la vérité »; d'un côté, la censure de l'amour du roi pour la guerre, tandis que « les peuples meurent de faim »; de l'autre, ce même Idoménée, qui, « entièrement tourné à la guerre, voudrait toujours la faire pour étendre sa domination et sa propre gloire, et ruinerait ses peuples »; là, le roi, qui, dans ses conquêtes « a préféré son avantage à la justice et à la bonne foi »; ici, la peinture d'Adraste, « prince violent, qui ne connaît que son intérêt, et qui ne perd aucune occasion d'envahir les terres des autres États, qui se fait rendre les honneurs divins, » etc., etc., enfin, dans la Lettre ce passage : « Je sais bien que, quand on parle avec cette liberté chrétienne, on court risque de perdre la faveur des rois ; mais cette faveur est-elle plus chère que votre salut? » et, dans le Télémaque, ce propos de Mentor à Idoménée : « J'aimerais mieux vous déplaire que de blesser la vérité. »

Retiré dans son diocèse, Fénelon s'y fit admirer et chérir ; son ardente charité le consola des déceptions d'une ambition qui n'avait rien que de légitime. Il y eut cependant un moment où il put se Croire appelé à devenir premier ministre : c'est lorsque la mort du dauphin (1711) sembla réserver le prochain héritage de Louis XIV au duc de Bourgogne, qui avait toujours gardé à son ancien maître disgracié le plus vif attachement, et qui ne cessait de réclamer ses conseils. Ce rêve s'évanouit bientôt : la mort du duc de Bourgogne suivit celle du dauphin à un an d'intervalle, il restait à Fénelon l'amitié et la faveur du duc d'Orléans, qui le consultait aussi fréquemment, et qui devait être régent sous la minorité du futur roi ; mais l'archevêque de Cambrai précéda de quelques jours dans la tombe le grand roi, qui ne lui avait pas pardonné les Alusions volontaires ou involontaires du Télémaque (1715).

Tout le temps que Fénelon n'avait pas consacré dans sa vieillesse aux devoirs de l'épiscopat, à la bienfaisance et à l'amitié, il l'avait donné aux lettres. Si, comme on le croit, il avait écrit avant ce temps ses Dialogues sur l'éloquence, c'est dans la dernière partie de sa vie qu'il composa d'autres œuvres non moins importantes, notamment le Traité sur l'existence de Dieu (1711), et la Lettre sur les occupations de l'Académie française (1714).

JUGEMENTS SUR LE TÉLÉMAQUE.

«...Il y a de l'agrément dans ce livre, et une imitation de l'Odyssée que j'approuve fort. L'avidité avec laquelle on le lit fait bien voir que, si on traduisait Homère en beaux mots, il ferait l'effet qu'il doit faire. Je souhaiterais que M. de Cambrai eût fait son Mentor un peu moins prédicateur, et que la morale fût répandue dans son ouvrage un peu plus imperceptiblement et avec plus d'art. Homère est plus instructif que lui, mais ses instructions ne sont pas des préceptes ; elles résultent de l'action du roman plutôt que des discours qu'on y étale. La vérité est pourtant que Mentor dit de fort bonnes choses, quoique un peu hardies, et qu'enfin M. de Cambrai me paraît beaucoup meilleur poète que théologien. De sorte que si, par son livre des Maximes, il me semble très-peu comparable à saint Augustin, je le trouve, par son roman, digne d'être mis en parallèle avec Héliodore[1]. »

(Lettre de BOILEAU à Brossette, 10 novembre 1699.)

« Le Télémaque est un livre singulier qui tient tout à la fois du roman et du poëme. Il semble que l'auteur ait voulu traiter le roman comme Bossuet traitait l'histoire, en lui donnant une dignité et des charmes inconnus, et surtout en tirant de ces fictions une morale utile au genre humain, morale entièrement négligée dans presque toutes les inventions fabuleuses... Les juges d'un goût sévère y ont blâmé les longueurs, les détails, les aventures trop peu liées, les descriptions trop répétées et trop uniformes de la vie champêtre. »

(Voltaire, Siècle de Louis XIV, ch. XXXII.)

« Fénelon, épris des beautés de Virgile et d'Homère, y cherche ces traits d'une vérité naïve et passionnée, qu'il trouvait surtout dans Homère, et qu'il appelle lui-même[2] cette aimable simplicité du monde naissant.... Mais on se tromperait de croire que Fénelon n'est redevable à la Grèce que du charme des fictions d'Homère : l'idée du beau moral dans l'éducation d'un jeune prince, ces entretiens philosophiques, ces épreuves de courage, de patience, l'humanité dans la guerre, le respect des serments, toutes ces idées bienfaisantes sont empruntées à la Cyropédie de Xénophon. Dans les théories sur le bonheur du peuple, dans le plan d'un État réglé comme une famille, on reconnaît l'imagination et la philosophie de Platon. Mais il est permis de croire que Fénelon, corrigeant les fables d'Homère par la sagesse de Socrate, et formant cet heureux mélange des plus riantes fictions, de la philosophie la plus pure et de la politique la plus humaine, peut balancer, par le charme de cette réunion, la gloire de l'invention qu'il cède à chacun de ses modèles. Sans doute Fénelon a partagé les défauts de ceux qu'il imitait ; et, si les combats du Télémaque ont la grandeur et le feu des combats de l'Iliade, Mentor parle quelquefois aussi longuement qu'un héros d'Homère ; et quelquefois les détails d'une morale un peu commune rappellent les longs entretiens de la Cyropédie.

« En considérant le Télémaque comme une inspiration des muses grecques, il semble que le génie de Fénelon reçoive une force qui ne lui était pas naturelle. La véhémence de Sophocle s'est conservée tout entière dans les sauvages imprécations de Philoctète.

« Quoique la belle antiquité paraisse avoir été moissonnée tout entière pour composer le Télémaque, il reste à l'auteur quelque gloire d'invention, sans compter ce qu'il y a de créateur dans l'imitation de beautés étrangères inimitables avant et après Fénelon. Rien n'est plus beau que l'ordonnance du Télémaque, et l'on ne trouve pas moins de grandeur dans l'idée générale que de goût et de dextérité dans la réunion et le contraste des épisodes. Comme le Télémaque est surtout un livre de morale politique, ce que l'auteur peint avec le plus de force, c'est l'ambition, cette maladie des rois, qui fait mourir les peuples ; l'ambition grande et généreuse dans Sésostris, l'ambition imprudente dans Idoménée, l'ambition tyrannique et misérable dans Pygmalion, l'ambition barbare, hypocrite, impie, dans Adraste. Ce dernier caractère, supérieur au Mézence de Virgile, est traité avec une vigueur d'imagination qu'aucune vérité historique ne saurait surpasser. Cette invention des personnages n'est pas moins rare que l'invention générale d'un plan. Le caractère le plus heureux, dans cette variété de portraits, c'est celui du jeune Télémaque. Plus développé, plus agissant que le Télémaque de l'Odyssée, il réunit tout ce qui peut surprendre, attacher, instruire : dans l'âge des passions, il est sous la garde de la sagesse, qui le laisse souvent faillir, parce que les fautes sont l'éducation des hommes : il a l'orgueil du trône, l'emportement de l'héroïsme, et la candeur de la première jeunesse....

« Pour achever de saisir, dans le Télémaque, trésor des richesses antiques, la part d'invention qui appartient à l'auteur moderne, il faudrait comparer l'Enfer et l'Élysée de Fénelon avec les mêmes peintures tracées par Homère et par Virgile[3]. Quelle que soit la sublimité du silence d'Ajax[4], quelle que soit la grandeur et la perfection du VIe livre de l'Énéide, on sentirait tout ce que Fénelon a créé de nouveau, ou plutôt tout ce qu'il a puisé dans les mystères chrétiens, par un art admirable ou par un souvenir involontaire. La plus grande de ces beautés inconnues à l'antiquité, c'est l'invention de douleurs et de joies purement intellectuelles substitués à la peinture faible ou bizarre de maux et de félicités physiques. C'est là que Fénelon est sublime et saisit mieux que le Dante le secours si neuf et si grand du christianisme. Rien n'est plus philosophique et plus terrible que les tortures morales qu'il place dans le cœur des coupables et pour rendre ces inexprimables douleurs, son style acquiert un degré d'énergie qu'on n'attendait pas de lui, et qu'on ne trouve dans aucun autre. Mais, lorsque, délivré de ces affreuses peintures, il peut reposer sa douce imagination sur la demeure des justes, alors on entend des sons que la voix humaine n'a jamais égalés, et quelque chose de céleste s'échappe de son âme : c'est l'extase de la charité chrétienne enivrée de la joie qu'elle décrit.... L'Élysée de Fénelon est une des créations du génie moderne ; nulle part la langue française ne paraît plus flexible et plus mélodieuse. »

(Villemain, Mélanges, Notice sur Fénelon.)

M. Désiré Nisard, dans sa remarquable Histoire de la littérature française, tome III, consacre au Télémaque une grande partie de son chapitre sur Fénelon. On y lit : « Cet idéal du simple, du naturel, de l'aimable, c'est là qu'il l'a réalisé. De tous les ouvrages écrits dans notre langue, celui-là est peut-être le plus aimable. »

Selon M. Nisard, « comme Idoménée est modelé sur Louis XIV, Télémaque est modelé sur le duc de Bourgogne... Enfin Mentor n'est autre que Fénelon lui-même. La politique qu'il enseigne à Salente rappelle la politique de la Lettre à Louis XIV. La morale de Mentor est copiée des Directions pour la conscience d'un roi, et le trop grand nombre de prescriptions fatigue dans le roman comme dans l'ouvrage de direction.

« Ce mélange du roman et de l'allusion dans le Télémaque est une des causes du froid qu'on y sent, quoique le plan en soit si heureux, les incidents si variés, et que l'ouvrage soit écrit de verve. La vérité manque souvent à ces caractères formés de traits qui appartiennent à des civilisations différentes. On s'habitue difficilement à ce petit roi grec, tantôt gourmandé et conseillé comme aurait pu l'être Louis XIV par un confesseur pénétré de ses devoirs, tantôt faisant des fautes que ne comportaient ni son temps ni son État, afin de donner matière à des critiques qui s'adressent à un autre temps et à un autre État. Mentor ne cache pas assez Fénelon. Nous sommes presque plus souvent à Versailles qu'à Salente, et tantôt il semble voir Télémaque recevant des conseils pour régner sur la France du xxiiie siècle, tantôt le duc de Bourgogne instruit à gouverner quelque jour l'île d'Ithaque. Au moment même où l'imagination de l'auteur nous emporte dans le monde d'Homère, une allusion, un détail emprunté à un autre monde, un anachronisme de politique ou de morale nous ramène au temps de la guerre de la Succession et du quiétisme....

M. Grenay, agrégé de l'Université, a fait, comme thèse française, une Étude morale et littéraire sur le Télémaque (1876, in-8º. Hachette).


LES AVENTURES

DE TÉLÉMAQUE


LIVRE PREMIER.


SOMMAIRE.

Télémaque, conduit par Minerve, sous la figure de Mentor, aborde, après un naufrage, dans l'île de Calypso.—La déesse, inconsolable du départ d'Ulysse, fait au fils du héros l'accueil le plus favorable, conçoit une vive passion pour lui et lui offre l'immortalité, s'il veut demeurer avec elle.—Elle lui demande le récit de ses aventures.—Télémaque raconte son voyage à Pylos et à Lacédémone, son naufrage sur la côte de Sicile, le danger qu'il y courut d'être immolé aux mânes d'Anchise, le secours que Mentor et lui donnèrent à Aceste dans une incursion de Barbares, et le soin que ce prince eut de reconnaître ce service, en leur procurant un vaisseau tyrien pour retourner dans leur pays.

Calypso ne pouvait se consoler du départ d'Ulysse. Dans sa douleur, elle se trouvait malheureuse d'être immortelle*. Sa grotte ne résonnait plus de son chant : les nymphes qui la servaient n'osaient lui parler. Elle se promenait souvent seule sur les gazons fleuris dont un printemps éternel bordait son île[5]: mais ces beaux lieux, loin de modérer sa douleur, ne faisaient que lui rappeler le triste souvenir d'Ulysse, qu'elle y avait vu tant de fois auprès d'elle. Souvent elle demeurait immobile sur le rivage de la mer, qu'elle arrosait de ses larmes ; et elle était sans cesse tournée vers le côté où le vaisseau d'Ulysse, fendant les ondes, avait disparu à ses yeux. Tout à coup elle aperçut les débris d'un navire qui venait de faire naufrage, des bancs de rameurs mis en pièces, des rames écartées çà et là sur le sable, un gouvernail, un mât, des cordages flottants sur la côte, puis elle découvre de loin deux hommes, dont l'un paraissait âgé ; l'autre, quoique jeune, ressemblait à Ulysse. Il avait sa douceur et sa fierté, avec sa taille et sa démarche majestueuse. La déesse comprit que c'était Télémaque, fils de ce héros. Mais, quoique les dieux surpassent de loin en connaissance tous les hommes, elle ne put découvrir qui était cet homme vénérable dont Télémaque était accompagné : c'est que les dieux supérieurs cachent aux inférieurs tout ce qu'il leur plaît ; et Minerve, qui accompagnait Télémaque sous la figure de Mentor, ne voulait pas être connue de Calypso. Cependant Calypso se réjouissait d'un naufrage qui mettait dans son île le fils d'Ulysse, si semblable à son père. Elle s'avance vers lui ; et sans faire semblant de savoir qui il est : D'où vous vient, lui dit-elle, cette témérité d'aborder en mon île ? Sachez, jeune étranger, qu'on ne vient point impunément dans mon empire. Elle tâchait de couvrir sous ces paroles menaçantes la joie de son cœur, qui éclatait malgré elle sur son visage.

Télémaque lui répondit : O vous, qui que vous soyez, mortelle ou déesse (quoique à vous voir on ne puisse vous prendre que pour une divinité*), seriez-vous insensible au malheur d'un fils, qui, cherchant son père à la merci des vents et des flots, a vu briser son navire contre vos rochers ? Quel est donc votre père que vous cherchez ? reprit la déesse. Il se nomme Ulysse, dit Télémaque ; c'est un des rois qui ont, après un siège de dix ans, renversé la fameuse Troie. Son nom fut célèbre dans toute la Grèce et dans toute l'Asie, par sa valeur dans les combats, et plus encore par sa sagesse dans les conseils. Maintenant, errant dans toute l'étendue des mers, il a parcouru tous les écueils les plus terribles. Sa patrie semble fuir devant lui. Pénélope sa femme, et moi qui suis son fils ; nous avons perdu l'espérance de le revoir. Je cours, avec les mêmes dangers que lui, pour apprendre où il est. Mais que dis-je ? peut-être qu'il est maintenant enseveli dans les profonds abîmes de la mer. Ayez pitié de nos malheurs ; et si vous savez, ô déesse, ce que les destinées ont fait pour sauver ou pour perdre Ulysse, daignez en instruire son fils Télémaque.

Calypso, étonnée et attendrie de voir dans une si vive jeunesse tant de sagesse et d'éloquence, ne pouvait rassasier ses yeux en le regardant; et elle demeurait en silence. Enfin elle lui dit : Télémaque, nous vous apprendrons ce qui est arrivé à votre père. Mais l'histoire en est longue : il est temps de vous délasser de tous vos travaux. Venez dans ma demeure, où je vous recevrai comme mon fils : venez ; vous serez ma consolation dans cette solitude, et je ferai votre bonheur, pourvu que vous sachiez en jouir.

Télémaque suivait la déesse accompagnée d'une foule de jeunes nymphes, au-dessus desquelles elle s'élevait de toute la tête*, comme un grand chêne, dans une forêt, élève ses branches épaisses au-dessus de tous les arbres qui l'environnent. Il admirait l'éclat de sa beauté, la riche pourpre de sa robe longue et flottante, ses cheveux noués par derrière négligemment, mais avec grâce, le feu qui sortait de ses yeux, et la douceur qui tempérait cette vivacité. Mentor, les yeux baissés, gardant un silence modeste, suivait Télémaque.

On arriva à la porte de la grotte de Calypso, où Télémaque fut surpris de voir, avec une apparence de simplicité rustique, des objets propres à charmer les yeux. Il est vrai qu'on n'y voyait ni or, ni argent, ni marbre, ni colonnes, ni tableaux, ni statues : mais cette grotte était taillée dans le roc, en voûte pleine de rocailles et de coquilles ; elle était tapissée d'une jeune vigne qui étendait ses branches souples également de tous côtés*. Les doux zéphyrs conservaient en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil, une délicieuse fraîcheur : des fontaines, coulant avec un doux murmure sur des prés semés d'amarantes et de violettes, formaient en divers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que le cristal : mille fleurs naissantes émaillaient les tapis verts dont la grotte était environnée*. Là on trouvait un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d'or, et dont la fleur, qui se renouvelle dans toutes les saisons, répand le plus doux de tous les parfums ; ce bois semblait couronner ces belles prairies, et formait une nuit que les rayons du soleil ne pouvaient percer. Là on n'entendait jamais que le chant des oiseaux ou le bruit d'un ruisseau, qui, se précipitant du haut d'un rocher, tomba à gros bouillons pleins d'écume, et s'enfuyait au travers de la prairie*.

La grotte de la déesse était sur le penchant d'une colline. De là on découvrait la mer, quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois follement* irritée contre les rochers, où elle se brisait en gémissant, et élevant ses vagues comme des montagnes. D'un autre côté, on voyait une rivière où se formaient des îles bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers qui portaient leurs têtes superbes jusque dans les nues. Les divers canaux qui formaient ces îles semblaient se jouer dans la campagne : les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité ; d'autres avaient une eau paisible et dormante ; d'autres, par de longs détours, revenaient sur leurs pas, comme pour remonter vers leur source, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords enchantés*. On apercevait de loin des collines et des montagnes qui se perdaient dans les nues, et dont la figure bizarre formait un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Les montagnes voisines étaient couvertes de pampre vert qui pendait en festons : le raisin, plus éclatant que la pourpre, ne pouvait se cacher sous les feuilles, et la vigne était accablée sous son fruit. Le figuier, l'olivier, le grenadier, et tous les autres arbres couvraient la campagne, et en faisaient un grand jardin.

Calypso, ayant montré à Télémaque toutes ces beautés naturelles, lui dit : Reposez-vous ; vos habits sont mouillés, il est temps que vous en changiez : ensuite nous nous reverrons ; et je vous raconterai des histoires dont votre cœur sera touché. En même temps elle le fit entrer avec Mentor dans le lieu le plus secret et le plus reculé d'une grotte voisine de celle où la déesse demeurait. Les nymphes avaient eu soin d'allumer en ce lieu un grand feu de bois de cèdre, dont la bonne odeur se répandait de tous côtés ; et elles y avaient laissé des habits pour les nouveaux hôtes.

Télémaque, voyant qu'on lui avait désigné une tunique d'une laine fine dont la blancheur effaçait celle de la neige, et une robe de pourpre avec une broderie d'or, prit le plaisir qui est naturel à un jeune homme, en considérant cette magnificence.

Mentor lui dit d'un ton grave : Est-ce donc là, ô Télémaque, les pensées qui doivent occuper le cœur du fils d'Ulysse ? Songez plutôt à soutenir la réputation de votre père, et à vaincre la fortune qui vous persécute. Un jeune homme qui aime à se parer vainement, comme une femme, est indigne de la sagesse et de la gloire : la gloire n'est due qu'à un cœur qui sait souffrir la peine et fouler aux pieds les plaisirs.

Télémaque répondit en soupirant : Que les dieux me fassent périr plutôt que de souffrir que la mollesse et la volupté s'emparent de mon cœur! Non, non, le fils d'Ulysse ne sera jamais vaincu par les charmes d'une vie lâche et efféminée. Mais quelle faveur du ciel nous a fait trouver, après notre naufrage, cette déesse ou cette mortelle qui nous comble de biens?

Craignez, repartit Mentor, qu'elle ne vous accable de maux ; craignez ses trompeuses douceurs plus que les écueils qui ont brisé votre navire : le naufrage et la mort sont moins funestes que les plaisirs qui attaquent la vertu. Gardez-vous bien de croire ce qu'elle vous racontera. La jeunesse est présomptueuse, elle se promet tout d'elle-même : quoique fragile, elle croit pouvoir tout, et n'avoir jamais rien à craindre; elle se confie légèrement et sans précaution. Gardez-vous d'écouter les paroles douces et flatteuses de Calypso, qui se glisseront comme un serpent sous les fleurs ; craignez le poison caché ; défiez-vous de vous-même, et attendez toujours mes conseils.

Ensuite ils retournèrent auprès de Calypso, qui les attendait. Les nymphes, avec leurs cheveux tressés et des habits blancs, servirent d'abord un repas simple, mais exquis pour le goût et pour la propreté. On n'y voyait aucune autre viande que celle des oiseaux qu'elles avaient pris dans des filets, ou des bêtes qu'elles avaient percées de leurs flèches à la chasse : un vin plus doux que le nectar coulait des grands vases d'argent dans des tasses d'or couronnées de fleurs. On apporta dans des corbeilles tous les fruits que le printemps promet et que l'automne répand sur la terre. En même temps, quatre jeunes nymphes se mirent à chanter. D'abord elles chantèrent le combat des dieux contre les géants, puis les amours de Jupiter et de Sémélé, la naissance de Bacchus et son éducation conduite par le vieux Silène, la course d'Atalante et d'Hippomène, qui fut vainqueur par le moyen des pommes d'or venues du jardin des Hespérides ; enfin la guerre de Troie fut aussi chantée ; les combats d'Ulysse et sa sagesse furent élevés jusqu'aux cieux. La première des nymphes, qui s'appelait Leucothoé, joignit les accords de sa lyre aux douces voix de toutes les autres. Quand Télémaque entendit le nom de son père, les larmes qui coulèrent de ses joues donnèrent un nouveau lustre à sa beauté. Mais comme Calypso aperçut qu'il ne pouvait manger, et qu'il était saisi de douleur, elle fit signe aux nymphes. A l'instant on chanta le combat des Centaures avec les Lapithes, et la descente d'Orphée aux enfers pour en retirer Eurydice.

Quand le repas fut fini, la déesse prit Télémaque, et lui parla ainsi: Vous voyez, fils du grand Ulysse, avec quelle faveur je vous reçois. Je suis immortelle : nul mortel ne peut entrer dans cette île sans être puni de sa témérité ; et votre naufrage même ne vous garantirait pas de mon indignation, si d'ailleurs je ne vous aimais » Votre père a eu le même bonheur que vous ; mais, hélas ! il n'a pas su en profiter. Je l'ai gardé longtemps dans cette île : il n'a tenu qu'à lui d'y vivre avec moi dans un état immortel ; mais l'aveugle passion de retourner dans sa misérable patrie lui fit rejeter tous ces avantages. Vous voyez tout ce qu'il a perdu pour Ithaque[6], qu'il n'a pu revoir. Il voulut me quitter : il partit ; et je fus vengée par la tempête : son vaisseau, après avoir été le jouet des vents, fut enseveli dans les ondes. Profitez d'un si triste exemple. Après son naufrage, vous n'avez plus rien à espérer, ni pour le revoir, ni pour régner jamais dans l'île d'Ithaque après lui: consolez-vous de l'avoir perdu, puisque vous trouvez ici une divinité prête à vous rendre heureux, et un royaume qu'elle vous offre.

La déesse ajouta à ces paroles de longs discours pour montrer combien Ulysse avait été heureux auprès d'elle : elle raconta ses aventures dans la caverne du cyclope Polyphème, et chez Antiphates, roi des Lestrygons[7]; elle n'oublia pas ce qui lui était arrivé dans l'île de Circé[8], fille du Soleil, ni les dangers qu'il avait courus entre Scylle et Charybde[9]. Elle représenta la dernière tempête que Neptune avait excitée contre lui quand il partit d'auprès d'elle. Elle voulut faire entendre qu'il était péri dans ce naufrage, et elle supprima son arrivée dans l'île des Phéaciens[10].

Télémaque, qui s'était d'abord abandonné trop promptement à la joie d'être si bien traité de Calypso, reconnut enfin son artifice et la sagesse des conseils que Mentor venait de lui donner. Il répondit en peu de mots : O déesse, pardonnez à ma douleur : maintenant je ne puis que m'affliger : peut-être que dans la suite j'aurai plus de force pour goûter la fortune que vous m'offrez ; laissez-moi en ce moment pleurer mon père ; vous savez mieux que moi combien il mérite d'être pleuré.

Calypso n'osa d'abord le presser d'avantage : elle feignit même d'entrer dans sa douleur et de s'attendrir pour Ulysse. Mais, pour mieux connaître les moyens de toucher le cœur du jeune homme, elle lui demanda comment il avait fait naufrage, et par quelles aventures il était sur ces côtes. Le récit de mes malheurs, dit-il, serait trop long. Non, non, répondit-elle ; il me tarde de les savoir, hâtez-vous de me les raconter. Elle le pressa longtemps. Enfin il ne put lui résister, et il parla ainsi:

J'étais parti d'Ithaque pour aller demander aux autres rois revenus du siège de Troie des nouvelles de mon père. Les amants de ma mère Pénélope furent surpris de mon départ : j'avais pris soin de le leur cacher, connaissant leur perfidie. Nestor, que je vis à Pylos[11], ni Ménélas, qui me reçut avec amitié dans Lacédémone, ne purent m'apprendre si mon père était encore en vie. Lassé de vivre toujours en suspens et dans l'incertitude, je me résolus d'aller dans la Sicile, où j'avais ouï dire que mon père avait été jeté par les vents. Mais le sage Mentor, que vous voyez ici présent, s'opposait à ce téméraire dessein : il me représentait, d'un côté, les Cyclopes, géants monstrueux qui dévorent les hommes ; de l'autre, la flotte d'Énée et des Troyens, qui étaient sur ces côtes. Ces Troyens, disait-t-il, sont animés contre tous les Grecs; mais surtout ils répandraient avec plaisir le sang du fils d'Ulysse. Retournez, continuait-il, en Ithaque : peut-être que votre père, aimé des dieux, y sera aussitôt que vous. Mais si les dieux ont résolu sa perte, s'il ne doit jamais revoir sa patrie, du moins il faut que vous alliez le venger, délivrer votre mère, montrer votre sagesse à tous les peuples, et faire voir en vous à toute la Grèce un roi aussi digne de régner que le fut jamais Ulysse lui-même.

Ces paroles étaient salutaires, mais je n'étais pas assez prudent pour les écouter ; je n'écoutais que ma passion. Le sage Mentor m'aima jusqu'à me suivre dans un voyage téméraire que j'entreprenais contre ses conseils, et les dieux permirent que je fisse une faute qui devait servir à me corriger de ma présomption.

Pendant qu'il parlait, Calypso regardait Mentor. Elle était étonnée; elle croyait sentir en lui quelque chose de divin ; mais elle ne pouvait démêler ses pensées confuses ; ainsi, elle demeurait pleine de crainte et de défiance à la vue de cet inconnu. Alors elle appréhenda de laisser voir son trouble. Continuez, dit-elle à Télémaque, et satisfaites ma curiosité. Télémaque reprit ainsi:

Nous eûmes assez longtemps un vent favorable pour aller en Sicile : mais ensuite une noire tempête* déroba le ciel à nos yeux, et nous fûmes enveloppés dans une profonde nuit. A la lueur des éclairs, nous aperçûmes d'autres vaisseaux exposés au même péril, et nous reconnûmes bientôt que c'étaient les vaisseaux d'Énée ; ils n'étaient pas moins à craindre pour nous que les rochers. Alors, je compris, mais trop tard, ce que l'ardeur d'une jeunesse imprudente m'avait empêché de considérer attentivement. Mentor parut dans ce danger, non-seulement ferme et intrépide, mais encore plus gai qu'à l'ordinaire ; c'était lui qui m'encourageait ; je sentais qu'il m'inspirait une force invincible. Il donnait tranquillement tous les ordres, pendant que le pilote était troublé. Je lui disais : Mon cher Mentor, pourquoi ai-je refusé de suivra vos conseils ! Ne suis-je pas malheureux d'avoir voulu me croire moi-même, dans un âge où l'on n'a ni prévoyance de l'avenir, ni expérience du passé, ni modération pour ménager le présent ! Oh ! si jamais nous échappons de cette tempête, je me défierai de moi-même comme de mon plus dangereux ennemi : c'est vous Mentor, que je croirai toujours..

Mentor, en souriant, me répondait : Je n'ai gardé de vous reprocher la faute que vous avez faite ; il suffit que vous la sentiez et qu'elle vous serve à être une autre fois plus modéré dans vos désirs. Mais quand le péril sera passé, la présomption reviendra peut-être. Maintenant il faut se soutenir par le courage. Avant que de se jeter dans le péril, il faut le prévoir et le craindre ; mais, quand on y est, il ne reste plus qu'à le mépriser. Soyez donc le digne fils d'Ulysse ; montrez un cœur plus grand que tous les maux qui vous menacent.

La douceur et le courage du sage Mentor me charmèrent, mais je fus encore bien plus surpris quand je vis avec quelle adresse il nous délivra des Troyens. Dans le moment où le ciel commençait à s'éclaircir et où les Troyens, nous voyant de près, n'auraient pas manqué de nous reconnaître, il remarqua un de leurs vaisseaux qui était presque semblable au nôtre et que la tempête avait écarté. La poupe en était couronnée de certaines fleurs ; il se hâta de mettre sur notre poupe des couronnes de fleurs semblables ; il les attacha lui-même avec des bandelettes de la même couleur que celles des Troyens ; il ordonna à tous nos rameurs de se baisser le plus qu'ils pourraient le long de leurs bancs, pour n'être point reconnus des ennemis. En cet état, nous passâmes au milieu de leur flotte ; ils poussèrent des cris de joie en nous voyant, comme en revoyant des compagnons qu'ils avaient crus perdus. Nous fûmes même contraints, par la violence de la mer, d'aller assez longtemps avec eux ; enfin, nous demeurâmes un peu derrière, et, pendant que les vents impétueux les poussaient vers l'Afrique, nous fîmes les derniers efforts pour aborder, à force de rames, sur la côte voisine de Sicile.

Nous y 'arrivâmes en effet. Mais ce que nous cherchions n'était guère moins funeste que la flotte qui nous faisait fuir. Nous trouvâmes sur cette côte de Sicile d'autres Troyens ennemis des Grecs. C'était là que régnait le vieux Aceste, sorti de Troie. A peine fûmes-nous arrivés sur ce rivage, que les habitants crurent que nous étions ou d'autres peuples de l'île, armés pour les surprendre, ou des étrangers qui venaient s'emparer de leurs terres. Ils brûlent notre vaisseau ; dans le premier emportement, ils égorgent tous nos compagnons, ils ne réservent que Mentor et moi pour nous présenter à Aceste, afin qu'il pût savoir de nous quels étaient nos desseins et d'où nous venions. Nous entrons dans la ville, les mains liées derrière le dos ; et notre mort n'était retardée que pour nous faire servir de spectacle à un peuple cruel, quand on saurait que nous étions Grecs.

On nous présenta d'abord à Aceste, qui, tenant son sceptre d'or en main, jugeait les peuples et se préparait à un grand sacrifice. Il nous demanda, d'un ton sevère, quel était notre pays et le sujet de notre voyage. Mentor se hâta de répondre, et lui dit : Nous venons de côtes de la grande Hespérie, et notre patrie n'est pas loin de là : ainsi il évita de dire que nous étions Grecs. Mais Aceste, sans l'écouter davantage, et nous prenant pour des étrangers qui cachaient leur dessein, ordonna qu'on nous envoyât dans une forêt voisine, où nous servirions en esclaves sous ceux qui gouvernaient ses troupeaux.

Cette condition me parut plus dure que la mort. Je m'écriai : O roi, faites-nous mourir plutôt que de nous traiter si indignement ; sachez que je suis Télémaque, fils du sage Ulysse, roi des Ithaciens. Je cherche mon père dans toutes les mers ; si je ne puis le trouver, ni retourner dans ma patrie, ni éviter la servitude, ôtez-moi la vie, que je ne saurais supporter.

A peine eus-je prononcé ces mots, que tout le peuple ému s'écria qu'il fallait faire périr le fils de ce cruel Ulysse, dont les artifices avaient renversé la ville de Troie. O fils d'Ulysse, me dit Aceste, je ne puis refuser votre sang aux mânes de tant de Troyens que votre père a précipités sur les rivages du noir Cocyte : vous, et celui qui vous mène, vous périrez. En même temps, un vieillard de la troupe proposa au roi de nous immoler sur le tombeau d'Anchise. Leur sang, disait-il, sera agréable à l'ombre de ce héros ; Énée même, quand il saura un tel sacrifice, sera touché de voir combien vous aimez ce qu'il avait de plus cher au monde.

Tout le peuple applaudit à cette proposition, et ne songea plus qu'à nous immoler. Déjà on nous menait sur le tombeau d'Anchise ; on y avait dressé deux autels, où le feu sacré était allumé ; le glaive qui devait nous percer était devant nos yeux ; on nous avait couronnés de fleurs, et nulle compassion ne pouvait garantir notre vie ; c'était fait de nous, quand Mentor demanda tranquillement à parler au roi. Il lui dit:

O Aceste, si le malheur du jeune Télémaque, qui n'a jamais porté les armes contre les Troyens, ne peut vous toucher, du moins que votre propre intérêt vous touche. La science que j'ai acquise des présages et de la volonté des dieux me fait connaître qu'avant que trois jours soient écoulés vous serez attaqué par des peuples barbares, qui viennent comme un torrent du haut des montagnes, pour inonder votre ville et pour ravager tout votre pays. Hâtez-vous de les prévenir ; mettez vos peuples sous les armes, et ne perdez pas un moment pour retirer au dedans de vos murailles les riches troupeaux que vous avez dans la campagne. Si ma prédiction est fausse, vous serez libre de nous immoler dans trois jours ; si, au contraire, elle est véritable, souvenez-vous qu'on ne doit pas ôter la vie à ceux de qui on la tient.

Aceste fut étonné de ces paroles, que Mentor lui disait avec une assurance qu'il n'avait jamais trouvée en aucun homme. Je vois bien, répondit-il, ô étranger, que les dieux, qui vous ont si mal partagé pour tous les dons de la fortune, vous ont accordé une sagesse qui est plus estimable que toutes les prospérités. En même temps, il retarda le sacrifice, et donna avec diligence les ordres nécessaires pour prévenir l'attaque dont Mentor l'avait menacé. On ne voyait de tous côtés que des femmes tremblantes, des vieillards courbés, de petits enfants, les larmes aux yeux, qui se retiraient dans la ville. Les bœufs mugissants et les brebis bêlantes venaient en foule, quittant les gras pâturages, et ne pouvant trouver assez d'étables pour être mis à couvert. C'était, de toutes parts, des cris confus de gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne pouvaient s'entendre, qui prenaient dans ce trouble un inconnu pour leur ami, et qui couraient sans savoir où tendaient leurs pas. Mais les principaux de la ville, se croyant plus sages que les autres, s'imaginaient que Mentor était un imposteur qui avait fait une fausse prédiction pour sauver sa vie.

Avant la fin du troisième jour, pendant qu'ils étaient pleins de ces pensées, on vit sur le penchant des montagnes voisines un tourbillon de poussière ; puis on aperçut une troupe innombrable de Barbares armés: c'étaient les Himériens[12], peuples féroces, avec les nations qui habitent sur les monts Nébrodes, et sur le sommet d'Acratas, où règne un hiver que les zéphyrs n'ont jamais adouci. Ceux qui avaient méprisé la prédiction de Mentor perdirent leurs esclaves et leurs troupeaux. Le roi dit à Mentor : J'oublie que vous êtes des Grecs ; nos ennemis deviennent nos amis fidèles. Les dieux vous ont envoyés pour nous sauver, je n'attends pas moins de votre valeur que de la sagesse de vos conseils; hâtez-vous de nous secourir.

Mentor montre dans ses yeux une audace qui étonne les plus fiers combattants. Il prend un bouclier, un casque, une épée, une lance ; il range les soldats d'Aceste ; il marche à leur tête, et s'avance en bon ordre vers les ennemis. Aceste, quoique plein de courage, ne peut dans sa vieillesse le suivre que de loin. Je le suis de plus près, mais je ne puis égaler sa valeur. Sa cuirasse ressemblait, dans le combat, à l'immortelle égide. La mort courait de rang en rang partout sous ses coups. Semblable à un lion de Numidie que la cruelle faim dévore, et qui entre dans un troupeau de faibles brebis, il déchire, il égorge, il nage dans le sang ; et les bergers, loin de secourir le troupeau, fuient, tremblants, pour se dérober à sa fureur*.

Ces Barbares, qui espéraient de surprendre la ville, furent eux-mêmes surpris et déconcertés. Les sujets d'Aceste, animés par l'exemple et par les ordres de Mentor, eurent une vigueur dont ils ne se croyaient point capables. De ma lance je renversai le fils du roi de ce peuple ennemi. Il était de mon âge, mais il était plus grand que moi ; car ce peuple venait d'une race de géants qui étaient de la même origine que les Cyclopes. Il méprisait un ennemi aussi faible que moi : mais, sans m'étonner de sa force prodigieuse, ni de son air sauvage et brutal, je poussai ma lance contre sa poitrine, et je lui fis vomir, en expirant, des torrents d'un sang noir. Il pensa m'écraser. Dans sa chute, le bruit de ses armes retentit jusques aux montagnes. Je pris ses dépouilles, et je revins trouver Aceste. Mentor, ayant achevé de mettre les ennemis en désordre, les tailla en pièces, et poussa les fuyards jusque dans les forêts.

Un succès si inespéré fit regarder Mentor comme un homme chéri et inspiré des dieux. Aceste, touché de reconnaissance, nous avertit qu'il craignait tout pour nous, si les vaisseaux d'Énée revenaient en Sicile: il nous en donna un pour retourner sans retardement en notre pays, nous combla de présents, et nous pressa de partir pour prévenir tous les malheurs qu'il prévoyait ; mais il ne voulut nous donner ni un pilote ni des rameurs de sa nation, de peur qu'ils ne fussent trop exposés sur les côtes de la Grèce. Il nous donna des marchands phéniciens, qui, étant en commerce avec tous les peuples du monde, n'avaient rien à craindre, et qui devaient ramener le vaisseau à Aceste quand ils nous auraient laissés à Ithaque. Mais les dieux, qui se jouent des desseins des hommes, nous réservaient à d'autres dangers.


LIVRE DEUXIÈME.


SOMMAIRE.

Télémaque raconte que le vaisseau tyrien qu'il montait ayant été pris par Sésostris, il fut fait prisonnier ainsi que Mentor, et emmené captif en Égypte.—Merveilles de ce pays : sagesse de son gouvernement.—Mentor est envoyé esclave en Éthiopie, et Télémaque est réduit à conduire un troupeau dans le désert d'Oasis. Un prêtre d'Apollon, Termosiris, le console et lui apprend à imiter ce dieu qui avait été autrefois berger chez Admète, roi de Thessalie.—Bientôt Sésostris, informé de tout ce que fait de merveilleux Télémaque parmi les bergers, le rappelle, reconnaît son innocence et lui promet de le renvoyer à Ithaque.—La mort de Sésostris amène de nouveaux malheurs pour Télémaque.—Il est enfermé dans une tour au bord de la mer.—Du haut de cette tour il voit le nouveau roi d'Égypte, Bocchoris, périr dans un combat contre ses sujets révoltés et secourus par les Phéniciens.

Les Tyriens, par leur fierté, avaient irrité contre eux le grand roi Sésostris, qui régnait en Égypte, et qui avait conquis tant de royaumes. Les richesses qu'ils ont acquises par le commerce, et la force de l'imprenable ville de Tyr[13], située dans la mer, avaient enflé le cœur de ces peuples. Ils avaient refusé de payer à Sésostris le tribut qu'il leur avait imposé en revenant de ses conquêtes ; et ils avaient fourni des troupes à son frère, qui avait voulu, à son retour, le massacrer au milieu des réjouissances d'un grand festin. Sésostris avait résolu, pour abattre leur orgueil, de troubler leur commerce dans toutes les mers. Ses vaisseaux allaient de tous côtés cherchant les Phéniciens. Une flotte égyptienne nous rencontra, comme nous commencions à perdre de vue les montagnes de la Sicile. Le port et la terre semblaient fuir derrière nous, et se perdre dans les nues*. En même temps nous voyions approcher les navires des Égyptiens, semblables à une ville flottante. Les Phéniciens les reconnurent, et voulurent s'en éloigner : mais il n'était plus temps ; leurs voile étaient meilleures que les nôtres ; le vent les favorisait ; leurs rameurs étaient en plus grand nombre : ils nous abordent, nous prennent, et nous emmènent prisonniers en Égypte.

En vain je leur représentai que nous n'étions pas Phéniciens ; à peine daignèrent-ils m'écouter : ils nous regardèrent comme des esclaves dont les Phéniciens trafiquaient ; et ils ne songèrent qu'au profit d'une telle prise. Déjà nous remarquons les eaux de la mer qui blanchissent par le mélange de celles du Nil, et nous voyons la côte d'Égypte presque aussi basse que la mer. Ensuite nous arrivons à l'île de Pharos[14], voisine de la ville de No : de là nous remontons le Nil jusques à Memphis[15].

Si la douleur de notre captivité ne nous eût rendus insensibles à tous les plaisirs, nos yeux auraient été charmés de voir cette fertile terre d'Égypte, semblable à un jardin délicieux arrosé d'un nombre infini de canaux. Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes opulentes, des maisons de campagne agréablement situées, des terres qui se couvraient tous les ans d'une moisson dorée sans se reposer jamais, des prairies pleines de troupeaux, des laboureurs qui étaient accablés sous le poids des fruits que la terre épanchait de son sein ; des bergers qui faisaient répéter les doux sons de leurs flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour.

Heureux, disait Mentor, le peuple qui est conduit par un sage roi ! il est dans l'abondance ; il vit heureux, et aime celui à qui il doit tout son bonheur. C'est ainsi, ajoutait-il, ô Télémaque, que vous devez régner et faire la joie de vos peuples, si les dieux vous font posséder le royaume de votre père. Aimez vos peuples comme vos enfants ; goûtez le plaisir d'être aimé d'eux ; et faites qu'ils ne puissent jamais sentir la paix et la joie sans se ressouvenir que c'est un bon roi qui leur a fait ces riches présents. Les rois qui ne songent qu'à se faire craindre, et qu'à abattre leurs sujets pour les rendre plus soumis, sont les fléaux du genre humain. Ils sont craints comme ils le veulent être ; mais ils sont haïs, détestés ; et ils ont encore plus à craindre de leurs sujets, que leurs sujets n'ont à craindre d'eux.

Je répondais à Mentor : Hélas ! il n'est pas question de songer aux maximes suivant lesquelles on doit régner ; il n'y a plus d'Ithaque pour nous ; nous ne reverrons jamais ni notre patrie, ni Pénélope : et quand même Ulysse retournerait plein de gloire dans son royaume, il n'aura jamais la joie de m'y voir ; jamais je n'aurai celle de lui obéir pour apprendre à commander. Mourons, mon cher Mentor ; nulle autre pensée ne nous est plus permise : mourons, puisque les dieux n'ont aucune pitié de nous.

En parlant ainsi, de profonds soupirs entrecoupaient toutes mes paroles. Mais Mentor, qui craignait les maux avant qu'ils arrivassent, ne savait plus ce que c'était que de les craindre dès qu'ils étaient arrivés. Indigne fils du sage Ulysse ! s'écriait-il, quoi donc ! vous vous laissez vaincre à votre malheur ! Sachez que vous reverrez un jour l'île d'Ithaque et Pénélope. Vous verrez même dans sa première gloire celui que vous n'avez point connu, l'invincible Ulysse*, que la fortune ne peut abattre, et qui, dans ses malheurs, encore plus grands que les vôtres, vous apprend à ne vous décourager jamais. Oh ! s'il pouvait apprendre, dans les terres éloignées où la tempête l'a jeté, que son fils ne sait imiter ni sa patience ni son courage, cette nouvelle l'accablerait de honte, et lui serait plus rude que tous les malheurs qu'il souffre depuis si longtemps.

Ensuite Mentor me faisait remarquer la joie et l'abondance répandue dans toute la campagne d'Égypte, où l'on comptait jusqu'à vingt-deux mille villes. Il admirait la bonne police de ces villes : la justice exercée en faveur du pauvre contre le riche ; la bonne éducation des enfants, qu'on accoutumait à l'obéissance, au travail, à la sobriété, à l'amour des arts ou des lettres ; l'exactitude pour toutes les cérémonies de religion ; le désintéressement, le désir de l'honneur, la fidélité pour les hommes, et la crainte pour les dieux, que chaque père inspirait à ses enfants. Il ne se lassait point d'admirer ce bel ordre. Heureux, me disait-il sans cesse, le peuple qu'un sage roi conduit ainsi ! mais encore plus heureux le roi qui fait le bonheur de tant de peuples, et qui trouve le sien dans sa vertu ! Il tient les hommes par un lien beaucoup plus fort que celui de la crainte, c'est celui de l'amour. Non-seulement on lui obéit, mais encore on aime à lui obéir. Il règne dans tous les cœurs : chacun, bien loin de vouloir s'en défaire, craint de le perdre, et donnerait sa vie pour lui.

Je remarquais ce que disait Mentor, et je sentais renaître mon courage au fond de mon cœur, à mesure que ce sage ami me parlait. Aussitôt que nous fûmes arrivés à Memphis, ville opulente et magnifique, le gouverneur ordonna que nous irions jusqu'à Thèbes[16] pour être présentés au roi Sésostris, qui voulait examiner les choses par lui-même, et qui était fort animé contre les Tyriens. Nous remontâmes donc encore le long du Nil, jusqu'à cette fameuse Thèbes à cent portes, où habitait ce grand roi. Cette ville nous parut d'une étendue immense, et plus peuplée que les plus florissantes de la Grèce. La police y est parfaite pour la propreté des rues, pour le cours des eaux, pour la commodité des bains, pour la culture des arts, et pour la sûreté publique. Les places sont ornées de fontaines et d'obélisques ; les temples sont de marbre, et d'une architecture simple, mais majestueuse. Le palais du prince est lui seul comme une grande ville, on n'y voit que colonnes de marbre, que pyramides et obélisques, que statues colossales, que meubles d'or et d'argent massif.

Ceux qui nous avaient pris dirent au roi que nous avions été trouvés dans un navire phénicien. Il écoutait chaque jour, à certaines heures réglées, tous ceux de ses sujets qui avaient, ou des plaintes à lui faire, ou des avis à lui donner. Il ne méprisait ni ne rebutait personne, et ne croyait être roi que pour faire du bien à tous ses sujets, qu'il aimait comme ses enfants. Pour les étrangers, il les recevait avec bonté, et voulait les voir, parce qu'il croyait qu'on apprenait toujours quelque chose d'utile en s'instruisant des mœurs et des maximes des peuples éloignés. Cette curiosité du roi fit qu'on nous présenta à lui. Il était sur un trône d'ivoire, tenant en main un sceptre d'or. Il était déjà vieux, mais agréable, plein de douceur et de majesté ; il jugeait tous les jours les peuples, avec une patience et une sagesse qu'on admirait sans flatterie. Après avoir travaillé toute la journée à régler les affaires et à rendre une exacte justice, il se délassait le soir à écouter des hommes savants, ou à converser avec les plus honnêtes gens, qu'il savait bien choisir pour les admettre dans sa familiarité. On ne pouvait lui reprocher en toute sa vie que d'avoir triomphé avec trop de faste des rois qu'il avait vaincus, et de s'être confié à un de ses sujets que je vous dépeindrai tout à l'heure.

Quand il me vit, il fut touché de ma jeunesse et de ma douleur ; il me demanda ma patrie et mon nom. Nous fûmes étonnés de la sagesse qui parlait par sa bouche. Je répondis : O grand roi, vous n'ignorez pas le siége de Troie, qui a duré dix ans, et sa ruine, qui a coûté tant de sang à toute la Grèce. Ulysse, mon père, a été un des principaux rois qui ont ruiné cette ville : il erre sur toutes les mers, sans pouvoir retrouver l'île d'Ithaque, qui est son royaume. Je le cherche ; et un malheur semblable au sien fait que j'ai été pris. Rendez-moi à mon père et à ma patrie. Ainsi puissent les dieux vous conserver à vos enfants, et leur faire sentir la joie de vivre sous un si bon père!

Sésostris continuait à me regarder d'un œil de compassion ; mais, voulant savoir si ce que je disais était vrai, il nous renvoya à un de ses officiers, qui fut chargé de savoir de ceux qui avaient pris notre vaisseau si nous étions effectivement ou Grecs ou Phéniciens. S'ils sont Phéniciens, dit je roi, il faut doublement les punir, pour être nos ennemis, et plus encore pour avoir voulu nous tromper par un lâche mensonge : si, au contraire, ils sont Grecs, je veux qu'on les traite favorablement, et qu'on les renvoie dans leur pays, sur un de mes vaisseaux, car j'aime la Grèce ; plusieurs Égyptiens y ont donné des lois. Je connais la vertu d'Hercule ; la gloire d'Achille est parvenue jusqu'à nous ; et j'admire ce qu'on m'a raconté de la sagesse du malheureux Ulysse : tout mon plaisir est de secourir la vertu malheureuse.

L'officier auquel le roi renvoya l'examen de notre affaire avait l'âme aussi corrompue et aussi artificieuse que Sésostris était sincère et généreux. Cet officier se nommait Méthophis ; il nous interrogea pour tâcher de nous surprendre, et, comme il vit que Mentor répondait avec plus de sagesse que moi, il le regarda avec aversion et avec défiance; car les méchants s'irritent contre les bons. Il nous sépara ; et, depuis ce moment, je ne sus point ce qu'était devenu Mentor. Cette séparation fut un coup de foudre pour moi. Méthophis espérait toujours qu'en nous questionnant séparément il pourrait nous faire dire des choses contraires ; surtout il croyait m'éblouir par ses promesses flatteuses et me faire avouer ce que Mentor lui aurait caché. Enfin, il ne cherchait pas de bonne foi la vérité ; mais il voulait trouver quelque prétexte de dire au roi que nous étions des Phéniciens, pour nous faire ses esclaves. En effet, malgré notre innocence et malgré la sagesse du roi, il trouva le moyen de le tromper.

Hélas ! à quoi les rois sont-ils exposés ! les plus sages même sont souvent surpris. Des hommes artificieux et intéressés les environnent; les bons se retirent, parce qu'ils ne sont ni empressés ni flatteurs; les bons attendent qu'on les cherche, et les princes ne savent guère les aller chercher ; au contraire, les méchants sont hardis, trompeurs, empressés à s'insinuer et à plaire, adroits à dissimuler, prêts à tout faire contre l'honneur et la conscience pour contenter les passions de celui qui règne. O qu'un roi est malheureux d'être exposé aux artifices des méchants ! Il est perdu, s'il ne repousse la flatterie et s'il n'aime ceux qui disent hardiment la vérité. Voilà les réflexions que je faisais dans mon malheur, et je rappelais tout ce que j'avais ouï dire à Mentor. Cependant Méthophis m'envoya vers les montagnes du désert d'Oasis, avec ses esclaves, afin que je servisse avec eux à conduire ses grands troupeaux.

En cet endroit, Calypso interrompit Télémaque, disant : Eh bien ! que fîtes-vous alors, vous qui aviez préféré en Sicile la mort à la servitude ? Télémaque répondit : Mon malheur croissait toujours ; je n'avais plus la misérable consolation de choisir entre la servitude et la mort ; il fallut être esclave et épuiser, pour ainsi dire, toutes les rigueurs de la fortune. Il ne me restait plus aucune espérance, et je ne pouvais pas même dire un mot pour travailler à me délivrer. Mentor m'a dit depuis qu'on l'avait vendu à des Éthiopiens, et qu'il les avait suivis en Éthiopie.

Pour moi, j'arrivai dans des déserts affreux ; on y voit des sables brûlants au milieu des plaines. Des neiges qui ne se fondent jamais font un hiver perpétuel sur le sommet des montagnes ; et on trouve seulement, pour nourrir les troupeaux, des pâturages parmi des rochers, vers le milieu du penchant de ces montagnes escarpées ; les vallées y sont si profondes, qu'à peine le soleil y peut faire luire ses rayons.

Je ne trouvai d'autres hommes, en ce pays, que des bergers aussi sauvages que le pays même. Là, je passais les nuits à déplorer mon malheur, et les jours, à suivre un troupeau, pour éviter la fureur brutale d'un premier esclave, qui, espérant d'obtenir sa liberté, accusait sans cesse les autres pour faire valoir à son maître son zèle et son attachement à ses intérêts. Cet esclave se nommait Buthis. Je devais succomber en cette occasion : la douleur me pressant, j'oubliai un jour mon troupeau, et je m'étendis sur l'herbe auprès d'une caverne où j'attendais la mort, ne pouvant plus supporter mes peines.

En ce moment, je remarquai que toute la montagne tremblait ; les chênes et les pins semblaient descendre du sommet de la montagne ; les vents retenaient leurs haleines ; une voix mugissante sortit de la caverne et me fit entendre ces paroles : Fils du sage Ulysse, il faut que tu deviennes, comme lui, grand par la patience ; les princes qui ont toujours été heureux ne sont guère dignes de l'être ; la mollesse les corrompt, l'orgueil les enivre. Que tu seras heureux, si tu surmontes tes malheurs, et si tu ne les oublies jamais ! Tu reverras Ithaque, et ta gloire montera jusqu'aux astres. Quand tu seras le maître des autres hommes, souviens-toi que tu as été faible, pauvre et souffrant comme eux*; prends plaisir à les soulager ; aime ton peuple, déteste la flatterie, et sache que tu ne seras grand qu'autant que tu seras modéré et courageux pour vaincre tes passions.

Ces paroles divines entrèrent jusqu'au fond de mon cœur ; elles y firent renaître la joie et le courage. Je ne sentis point cette horreur qui fait dresser les cheveux sur la tête et qui glace le sang dans les veines, quand les dieux se communiquent aux mortels ; je me levai tranquille, j'adorai à genoux, les mains levées vers le ciel, Minerve, à qui je crus devoir cet oracle. En même temps, je me trouvai un nouvel homme ; la sagesse éclairait mon esprit, je sentais une douce force pour modérer toutes mes passions, et pour arrêter l'impétuosité de ma jeunesse. Je me fis aimer de tous les bergers du désert ; ma douceur, ma patience, mon exactitude, apaisèrent enfin le cruel Buthis, qui était en autorité sur les autres esclaves, et qui avait voulu d'abord me tourmenter.

Pour mieux supporter l'ennui de la captivité et de la solitude, je cherchai des livres, car j'étais accablé de tristesse, faute de quelque instruction qui pût nourrir mon esprit et le soutenir. Heureux, disais-je, ceux qui se dégoûtent des plaisirs violents, et qui savent se contenter des douceurs d'une vie innocente ! Heureux ceux qui se divertissent en s'instruisant*, et qui se plaisent à cultiver leur esprit par les sciences ! En quelque endroit que la fortune ennemie les jette, ils portent toujours avec eux de quoi s'entretenir et l'ennui, qui dévore les autres hommes au milieu même des délices, est inconnu à ceux qui savent s'occuper par quelque lecture. Heureux ceux qui aiment à lire et qui ne sont point, comme moi, privés de la lecture!

Pendant que ces pensées roulaient dans mon esprit, je m'enfonçai dans une sombre forêt, où j'aperçus tout a coup un vieillard qui tenait dans sa main un livre. Ce vieillard avait un grand front chauve et un peu ridé ; une barbe blanche pendait jusqu'à sa ceinture ; sa taille était haute et majestueuse ; son teint était encore frais et vermeil, ses yeux vifs et perçants, sa voix douce, ses paroles simples et aimables. Jamais je n'ai vu un si vénérable vieillard : il s'appelait Termosiris, et il était prêtre d'Apollon, qu'il servait dans un temple de marbre que les rois d'Égypte avaient consacré à ce dieu dans cette forêt. Le livre qu'il tenait était un recueil d'hymnes en l'honneur des dieux. Il m'aborde avec amitié ; nous nous entretenons. Il racontait si bien les choses passées, qu'on croyait les voir ; mais il les racontait courtement, et jamais ses histoires ne m'ont lassé. Il prévoyait l'avenir par la profonde sagesse qui lui faisait connaître les hommes et les desseins dont ils sont capables. Avec tant de prudence, il était gai, complaisant ; et la jeunesse la plus enjouée n'a point autant de grâce qu'en avait cet homme dans une vieillesse si avancée : aussi aimait-il les jeunes gens, quand ils étaient dociles et qu'ils avaient le goût de la vertu.

Bientôt il m'aima tendrement, et me donna des livres pour me consoler: il m'appelait : Mon fils. Je lui disais souvent : Mon père, les dieux, qui m'ont ôté Mentor, ont eu pitié de moi ; ils m'ont donné en vous un autre soutien. Cet homme, semblable à Orphée ou à Linus, était sans doute inspiré des dieux : il me récitait les vers qu'il avait faits, et me donnait ceux de plusieurs excellents poètes favorisés des Muses. Lorsqu'il était revêtu de sa longue robe d'une éclatante blancheur, et qu'il prenait en main sa lyre d'ivoire, les tigres, les lions et les ours venaient le flatter et lécher ses pieds ; les Satyres sortaient des forêts pour danser autour de lui ; les arbres mêmes paraissaient émus ; et vous auriez cru que les rochers attendris allaient descendre du haut des montagnes au charme de ses doux accents. Il ne chantait que la grandeur des dieux, la vertu des héros, et la sagesse des hommes qui préfèrent la gloire aux plaisirs.

Il me disait souvent que je devais prendre courage, et que les dieux n'abandonneraient ni Ulysse, ni son fils. Enfin, il m'assura que je devais, à l'exemple d'Apollon, enseigner aux bergers à cultiver les Muses. Apollon, disait-il, indigné de ce que Jupiter par ses foudres troublait le ciel dans ses plus beaux jours, voulut s'en venger sur les Cyclopes qui forgeaient les foudres, et il les perça de ses flèches. Aussitôt le mont Etna cessa de vomir des tourbillons de flammes ; on n'entendit plus les coups des terribles marteaux qui, frappant l'enclume, faisaient gémir les profondes cavernes de la terre et les abîmes de la mer : le fer et l'airain, n'étant plus polis par les Cyclopes, commençaient à se rouiller. Vulcain, furieux, sort de sa fournaise ; quoique boiteux, il monte en diligence vers l'Olympe ; il arrive, suant et couvert d'une noire poussière, dans l'assemblée des dieux ; il fait des plaintes amères. Jupiter s'irrite contre Apollon, le chasse du ciel et le précipite sur la terre. Son char vide faisait de lui-même son cours ordinaire, pour donner aux hommes les jours et les nuits avec le changement régulier des saisons. Apollon, dépouillé de tous ses rayons, fut contraint de se faire berger, et de garder les troupeaux du roi Admète. Il jouait de la flûte ; et tous les autres bergers venaient à l'ombre des ormeaux, sur le bord d'une claire fontaine, écouter ses chansons. Jusque-là ils avaient mené une vie sauvage et brutale ; ils ne savaient que conduire leurs brebis, les tondre, traire leur lait et faire des fromages : toute la campagne était comme un désert affreux.

Bientôt Apollon montra à tous ces bergers les arts qui peuvent rendre leur vie agréable. Il chantait les fleurs dont le printemps se couronne, les parfums qu'il répand, et la verdure qui naît sous ses pas. Puis il chantait les délicieuses nuits de l'été, où les zéphyrs rafraîchissent les hommes, et où la rosée désaltère la terre. Il mêlait aussi dans ses chansons les fruits dorés dont l'automne récompense les travaux des laboureurs, et le repos de l'hiver, pendant lequel la jeunesse folâtre danse auprès du feu. Enfin il représentait les forêts sombres qui couvrent les montagnes, et les creux vallons où les rivières, par mille détours, semblent se jouer au milieu des riantes prairies. Il apprit ainsi aux bergers quels sont les charmes de la vie champêtre, quand on sait goûter ce que la simple nature a de merveilleux. Bientôt les bergers, avec leurs flûtes, se virent plus heureux que les rois ; et leurs cabanes attiraient en foule les plaisirs purs qui fuient les palais dorés. Les jeux, les ris, les grâces, suivaient partout les innocentes bergères. Tous les jours étaient des jours de fête : on n'entendait plus que le gazouillement des oiseaux, ou la douce haleine des zéphyrs qui se jouaient dans les rameaux des arbres, ou le murmure d'une onde claire qui tombait de quelque rocher*, ou les chansons que les Muses inspiraient aux bergers qui suivaient Apollon. Ce dieu leur enseignait à remporter le prix de la course, et à percer de flèches les daims et les cerfs. Les dieux mêmes devinrent jaloux des bergers : cette vie leur parut plus douce que toute leur gloire, et ils rappelèrent Apollon dans l'Olympe.

Mon fils, cette histoire doit vous instruire. Puisque vous êtes dans l'état où fut Apollon, défrichez cette terre sauvage ; faites fleurir comme lui le désert ; apprenez à tous ces bergers quels sont les charmes de l'harmonie ; adoucissez les cœurs farouches ; montrez-leur l'aimable vertu ; faites-leur sentir combien il est doux de jouir, dans la solitude, des plaisirs innocents que rien ne peut ôter aux bergers. Un jour, mon fils, un jour les peines et les soucis cruels qui environnent les rois vous feront regretter sur le trône la vie pastorale.

Ayant ainsi parlé, Termosiris me donna une flûte si douce que les échos de ces montagnes qui la firent entendre de tous côtés, attirèrent bientôt autour de nous tous les bergers voisins. Ma voix avait une harmonie divine ; je me sentais ému et comme hors de moi-même, pour chanter les grâces dont la nature a orné la campagne. Nous passions les jours entiers et une partie des nuits à chanter ensemble. Tous les bergers, oubliant leurs cabanes et leurs troupeaux, étaient suspendus et immobiles autour de moi pendant que je leur donnais des leçons : il semblait que ces déserts n'eussent plus rien de sauvage ; tout y était devenu doux et riant ; la politesse des habitants semblait adoucir la terre.

Nous nous assemblions souvent pour offrir des sacrifices dans ce temple d'Apollon où Termosiris était prêtre. Les bergers y allaient couronnés de lauriers en l'honneur du dieu ; les bergères y allaient aussi en dansant, avec des couronnes de fleurs, et portant sur leurs têtes, dans des corbeilles, les dons sacrés. Après le sacrifice, nous faisions un festin champêtre ; nos plus doux mets étaient le lait de nos chèvres et de nos brebis, que nous avions soin de traire nous-mêmes, avec les fruits fraîchement cueillis de nos propres mains, tels que les dattes, les figues et les raisins : nos sièges étaient les gazons ; les arbres touffus nous donnaient une ombre plus agréable que les lambris dorés des palais des rois.

Mais ce qui acheva de me rendre fameux parmi nos bergers, c'est qu'un jour un lion affamé vint se jeter sur mon troupeau : déjà il commençait un carnage affreux, je n'avais en main que ma houlette ; je m'avance hardiment. Le lion hérisse sa crinière, me montre ses dents et ses griffes, ouvre une gueule sèche et enflammée ; ses yeux paraissent pleins de sang et de feu ; il bat ses flancs avec sa longue queue. Je le terrasse : la petite cotte de mailles dont j'étais revêtu, selon la coutume des bergers d'Égypte, l'empêcha de me déchirer. Trois fois je rabattis ; trois fois il se releva ; il poussait des rugissements qui faisaient retentir toutes les forêts. Enfin, je l'étouffai entre mes bras ; et les bergers, témoins de ma victoire, voulurent que je me revêtisse de la peau de ce terrible lion.

Le bruit de cette action et celui du beau changement de tous nos bergers se répandit dans toute l'Égypte ; il parvint même jusqu'aux oreilles de Sésostris. Il sut qu'un de ces deux captifs qu'on avait pris pour des Phéniciens avait ramené l'âge d'or dans ces déserts presque inhabitables. Il voulut me voir : car il aimait les Muses ; et tout ce qui peut instruire les hommes touchait son grand cœur. Il me vit ; il m'écoula avec plaisir ; il découvrit que Méthophis l'avait trompé par avarice ; il le condamna à une prison perpétuelle, et lui ôta toutes les richesses qu'il possédait injustement. O qu'on est malheureux, disait-il, quand on est au-dessus du reste des hommes ! souvent on ne peut voir la vérité par ses propres yeux : on est environné de gens qui l'empêchent d'arriver jusqu'à celui qui commande ; chacun est intéressé à le tromper ; chacun, sous une apparence de zèle, cache son ambition. On fait semblant d'aimer le roi, et on n'aime que les richesses qu'il donne : on l'aime si peu, que pour obtenir ses faveurs on le flatte et on le trahit.

Ensuite Sésostris me traita avec une tendre amitié, et résolut de me renvoyer en Ithaque avec des vaisseaux et des troupes, pour délivrer Pénélope de tous ses amants. La flotte était déjà prête ; nous ne songions qu'à nous embarquer. J'admirais les coups de la fortune, qui relève tout à coup ceux qu'elle a le plus abaissés*. Cette expérience me faisait espérer qu'Ulysse pourrait bien revenir enfin dans son royaume après quelque longue souffrance. Je pensais aussi en moi-même que je pourrais encore revoir Mentor, quoiqu'il eût été emmené dans les pays les plus inconnus de l'Éthiopie. Pendant que je retardais un peu mon départ, pour tâcher d'en savoir des nouvelles, Sésostris, qui était fort âgé, mourut subitement, et sa mort me replongea dans de nouveaux malheurs.

Toute l'Égypte parut inconsolable de cette perte ; chaque famille croyait avoir perdu son meilleur ami, son protecteur, son père. Les vieillards, levant les mains au ciel, s'écriaient : Jamais l'Égypte n'eut un aussi bon roi ! jamais elle n'en aura de semblable ! O dieux ! il fallait ou ne le montrer point aux hommes, ou ne le leur ôter jamais ; pourquoi faut-il que nous survivions au grand Sésostris ! Les jeunes gens disaient: L'espérance de l'Égypte est détruite : nos pères ont été heureux de passer leur vie sous un si bon roi ; pour nous, nous ne l'avons vu que pour sentir sa perte. Ses domestiques pleuraient nuit et jour. Quand on fit les funérailles du roi, pendant quarante jours tous les peuples les plus reculés, y accoururent en foule : chacun voulait voir encore une fois le corps de Sésostris ; chacun voulait en conserver l'image; plusieurs voulurent être mis avec lui dans le tombeau.

Ce qui augmenta encore la douleur de sa perte, c'est que son fils Bocchoris n'avait ni humanité pour les étrangers, ni curiosité pour les sciences, ni estime pour les hommes vertueux, ni amour de la gloire. La grandeur de son père avait contribué à le rendre si indigne de régner. Il avait été nourri dans la mollesse et dans une fierté brutale ; il comptait pour rien les hommes, croyant qu'ils n'étaient faits que pour lui, et qu'il était d'une autre nature qu'eux : il ne songeait qu'à contenter ses passions, qu'à dissiper les trésors immenses que son père avait ménagés avec tant de soin, qu'à tourmenter les peuples, et qu'à sucer le sang des malheureux ; enfin, qu'à suivre les conseils flatteurs des jeunes insensés qui l'environnaient, pendant qu'il écartait avec mépris tous les sages vieillards qui avaient eu la confiance de son père. C'était un monstre, et non pas un roi. Toute l'Égypte gémissait; et quoique le nom de Sésostris, si cher aux Égyptiens, leur fît supporter la conduite lâche et cruelle de son fils, le fils courait à sa perte : et un prince si indigne du trône ne pouvait longtemps régner.

Il ne me fut plus permis d'espérer mon retour en Ithaque. Je demeurai dans une tour sur le bord de la mer, auprès de Péluse[17], où notre embarquement devait se faire, si Sésostris ne fût pas mort. Méthophis avait eu l'adresse de sortir de prison, et de se rétablir auprès du nouveau roi : il m'avait fait renfermer dans cette tour, pour se venger de la disgrâce que je lui avais causée. Je passais les jours et les nuits dans une profonde tristesse : tout ce que Termosiris m'avait prédit, et tout ce que j'avais entendu dans la caverne, ne me paraissait plus qu'un songe ; j'étais abîmé dans la plus amère douleur. Je voyais les vagues qui venaient battre le pied de la tour où j'étais prisonnier; souvent je m'occupais à considérer des vaisseaux agités par la tempête, qui étaient en danger de se briser contre les rochers sur lesquels la tour était bâtie. Loin de plaindre ces hommes menacés du naufrage, j'enviais leur sort. Bientôt, disais-je en moi-même, ils finiront les malheurs de leur vie, ou ils arriveront en leur pays. Hélas ! je ne puis espérer ni l'un ni l'autre.

Pendant que je me consumais ainsi en regrets inutiles, j'aperçus comme une forêt de mâts de vaisseaux. La mer était couverte de voiles que les vents enflaient ; l'onde était écumante sous les coups des rames innombrables. J'entendais de toutes parts des cris confus ; j'apercevais sur le rivage une partie des Égyptiens effrayés qui couraient aux armes, et d'autres qui semblaient aller au-devant de cette flotte qu'on voyait arriver. Bientôt je reconnus que ces vaisseaux étrangers étaient, les uns, de Phénicie, et les autres, de l'île de Chypre ; car mes malheurs commençaient à me rendre expérimenté sur ce qui regarde la navigation. Les Égyptiens me parurent divisés entre eux ; je n'eus aucune peine à croire que l'insensé Bocchoris avait, par ses violences, causé une révolte de ses sujets et allumé la guerre civile. Je fus, du haut, de cette tour, spectateur d'un sanglant combat. Les Égyptiens qui avaient appelé à leur secours les étrangers, après avoir favorisé leur descente, attaquèrent les autres Égyptiens, qui avaient le roi à leur tête. Je voyais ce roi qui animait les siens par son exemple ; il paraissait comme le dieu Mars*: des ruisseaux de sang coulaient autour de lui ; les roues de son char étaient teintes d'un sang noir, épais et écumant : à peine pouvaient-elles passer sur des las de corps morts écrasés. Ce jeune roi, bien fait, vigoureux, d'une mine haute et fière, avait dans ses yeux la fureur et le désespoir : il était comme un beau cheval qui n'a point de bouche ; son courage le poussait au hasard, et la sagesse ne modérait point sa valeur. Il ne savait ni réparer ses fautes, ni donner des ordres précis, ni prévoir les maux qui le menaçaient, ni ménager les gens dont il avait le plus grand besoin. Ce n'était pas qu'il manquât de génie ; ses lumières égalaient son courage : mais il n'avait jamais été instruit par la mauvaise fortune ; ses maîtres avaient empoisonné par la flatterie son beau naturel. Il était enivré de sa puissance et de son bonheur ; il croyait que tout devait céder à ses désirs fougueux : la moindre résistance enflammait sa colère. Alors il ne raisonnait plus ; il était comme hors de lui-même : son orgueil furieux en faisait une bête farouche ; sa bonté naturelle et sa droite raison l'abandonnaient en un instant : ses plus fidèles serviteurs étaient réduits à s'enfuir ; il n'aimait plus que ceux qui flattaient ses passions. Ainsi, il prenait toujours des partis extrêmes contre ses véritables intérêts, et il forçait tous les gens de bien à détester sa folle conduite.

Longtemps sa valeur le soutint contre la multitude de ses ennemis ; mais enfin il fut accablé. Je le vis périr : le dard d'un Phénicien perça sa poitrine. Les rênes lui échappèrent des mains ; il tomba de son char sous les pieds des chevaux. Un soldat de l'île de Chypre lui coupa la tête; et, la prenant par les cheveux, il la montra, comme en triomphe, à toute l'armée victorieuse.

Je me souviendrai toute ma vie d'avoir vu cette tête qui nageait dans le sang ; ces yeux fermés et éteints ; ce visage pâle et défiguré ; cette bouche entr'ouverte, qui semblait vouloir encore achever des paroles commencées ; cet air superbe et menaçant, que la mort même n'avait pu effacer. Toute ma vie il sera peint devant mes yeux ; et, si jamais les dieux me faisaient régner, je n'oublierais point, après un si funeste exemple, qu'un roi n'est digne de commander, et n'est heureux dans sa puissance, qu'autant qu'il la soumet à la raison. Eh ! quel malheur, pour un homme destiné à faire le bonheur public, de n'être le maître de tant d'hommes que pour les rendre malheureux!


LIVRE TROISIÈME.


SOMMAIRE.

Télémaque raconte que Termutis, successeur de Boechoris, rendant tous les prisonniers phéniciens, il fut emmené à Tyr sur le vaisseau de Narbai, qui commandait la flotte tyrienne.—Pendant le trajet, Narbal entretient Télémaque de la puissance, de la prospérité des Phéniciens; des lois qui président à leur commerce ; il lui dépeint Pygmalion, prince avare et cruel.—Après quelque séjour à Tyr, Télémaque est sur le point de s'embarquer pour l'île de Chypre ; Pygmalion veut le faire prendre; mais Astarbé, la maîtresse du tyran, le sauve et fait mourir pour lui un jeune homme dont les mépris l'avaient irritée.

Calypso écoutait avec étonnement des paroles si sages. Ce qui la charmait le plus était de voir que Télémaque racontait ingénument les fautes qu'il avait faites par précipitation, et en manquant de docilité pour le sage Mentor : elle trouvait une noblesse et une grandeur étonnante dans ce jeune homme qui s'accusait lui-même, et qui paraissait avoir si bien profité de ses imprudences pour se rendre sage, prévoyant et modéré. Continuez, disait-elle, mon cher Télémaque ; il me tarde de savoir comment vous sortîtes de l'Égypte, et où vous avez retrouvé le sage Mentor, dont vous aviez senti la perte avec tant de raison.

Télémaque reprit ainsi son discours : Les Égyptiens les plus vertueux et les plus fidèles au roi, étant les plus faibles, et voyant le roi mort, furent contraints de céder aux autres : on établit un autre roi nommé Termutis. Les Phéniciens, avec les troupes de l'île de Chypre, se retirèrent après avoir fait alliance avec le nouveau roi. Celui-ci rendit tous les prisonniers phéniciens ; je fus compté comme étant de ce nombre. On me fit sortir de la tour ; je m'embarquai avec les autres, et l'espérance commença à reluire au fond de mon cœur. Un vent favorable remplissait déjà nos voiles*, les rameurs fendaient les ondes écumantes, la vaste mer était couverte de navires ; les mariniers poussaient des cris de joie ; les rivages d'Égypte s'enfuyaient loin de nous ; les collines et les montagnes s'aplanissaient peu à peu. Nous commencions à ne voir plus que le ciel et l'eau*, pendant que le soleil, qui se levait, semblait faire sortir du sein de la mer ses feux étincelants: ses rayons doraient le sommet des montagnes* que nous découvrions encore un peu sur l'horizon ; et tout le ciel, peint d'un sombre azur, nous promettait une heureuse navigation.

Quoiqu'on m'eût renvoyé comme étant Phénicien, aucun des Phéniciens avec qui j'étais ne me connaissait. Narbal, qui commandait dans le vaisseau où l'on me mit, me demanda mon nom et ma patrie. De quelle ville de Phénicie êtes-vous ? me dit-il. Je ne suis point de Phénicie, lui dis-je; mais les Égyptiens m'avaient pris sur la mer dans un vaisseau de Phénicie : j'ai demeuré longtemps captif en Égypte comme un Phénicien; c'est sous ce nom que j'ai longtemps souffert ; c'est sous ce nom qu'on m'a délivré. De quel pays êtes-vous donc ? reprit Narbal. Alors je lui parlai ainsi : Je suis Télémaque, fils d'Ulysse, roi d'Ithaque en Grèce. Mon père s'est rendu fameux entre tous les rois qui ont assiégé la ville de Troie : mais les dieux ne lui ont pas accordé de revoir sa patrie. Je l'ai cherché en plusieurs pays ; la fortune me persécute comme lui : vous voyez un malheureux qui ne soupire qu'après le bonheur de retourner parmi les siens, et de trouver son père.

Narbal me regardait avec étonnement, et il crut apercevoir en moi je ne sais quoi d'heureux qui vient des dons du ciel, et qui n'est point dans le commun des hommes. Il était naturellement sincère et généreux ; il fut touché de mon malheur, et me parla avec une confiance que les dieux lui inspirèrent pour me sauver d'un grand péril.

Télémaque, je ne doute point, me dit-il, de ce que vous me dites, et je ne saurais en douter ; la douleur et la vertu peintes sur votre visage ne me permettent pas de me délier de vous : je sens même que les dieux, que j'ai toujours servis, vous aiment, et qu'ils veulent que je vous aime aussi comme si vous étiez mon fils. Je vous donnerai un conseil salutaire ; et, pour récompense, je ne vous demande que le secret. Ne craignez point, lui dis-je, que j'aie aucune peine à me taire sur les choses que vous voudrez me confier : quoique je sois si jeune, j'ai déjà vieilli dans l'habitude de ne dire jamais mon secret, et encore plus de ne trahir jamais, sous aucun prétexte, le secret d'autrui. Comment avez-vous pu, me dit-il, vous accoutumer au secret dans une si grande jeunesse ? Je serai ravi d'apprendre par quel moyen vous avez acquis cette qualité, qui est le fondement de la plus sage conduite, et sans laquelle tous les talents sont inutiles.

Quand Ulysse, lui dis-je, partit pour aller au siège de Troie, il me prit sur ses genoux et entre ses bras (c'est ainsi qu'on me l'a raconté): après m'avoir baisé tendrement, il me dit ces paroles, quoique je ne pusse les entendre : O mon fils ! que les dieux me préservent de te revoir jamais ; que plutôt le ciseau de la Parque tranche le fil de tes jours lorsqu'il est à peine formé, de même que le moissonneur tranche de sa faux une tendre fleur qui commence à éclore ; que mes ennemis te puissent écraser aux yeux de ta mère et aux miens, si tu dois un jour te corrompre et abandonner la vertu ! O mes amis ! continua-t-il, je vous laisse ce fils qui m'est si cher ; ayez soin de son enfance : si vous m'aimez, éloignez de lui la pernicieuse flatterie ; enseignez-lui à se vaincre ; qu'il soit comme un jeune arbrisseau encore tendre, qu'on plie pour le redresser ; Surtout n'oubliez rien pour le rendre juste, bienfaisant, sincère, et fidèle à garder un secret. Quiconque est capable de mentir est indigne d'être compté au nombre des hommes ; et quiconque ne sait pas se taire est indigne de gouverner.

Je vous rapporte ces paroles, parce qu'on a eu soin de me les répéter souvent, et qu'elles ont pénétré jusqu'au fond de mon cœur ; je me les redis souvent à moi-même. Les amis de mon père eurent soin de m'exercer de bonne heure au secret : j'étais encore dans la plus tendre enfance, et ils me confiaient déjà toutes les peines qu'ils ressentaient, voyant ma mère exposée à un grand nombre de téméraires qui voulaient l'épouser. Ainsi on me traitait dès lors comme un homme raisonnable et sûr : on m'entretenait secrètement des plus grandes affaires ; on m'instruisait de tout ce qu'on avait résolu pour écarter ces prétendants. J'étais ravi qu'on eût en moi cette confiance : par là je me croyais déjà un homme fait. Jamais je n'en ai abusé ; jamais il ne m'a échappé une seule parole qui pût découvrir le moindre secret. Souvent les prétendants tâchaient de me faire parler, espérant qu'un enfant, qui pourrait avoir vu ou entendu quelque chose d'important, ne saurait pas se retenir ; mais je savais bien leur répondre sans mentir, et sans leur apprendre ce que je ne devais pas dire.

Alors Narbal me dit : Vous voyez, Télémaque, la puissance des Phéniciens; ils sont redoutables à toutes les nations voisines, par leurs innombrables vaisseaux : le commerce, qu'ils font jusques aux colonnes d'Hercule[18], leur donne des richesses qui surpassent celles des peuples les plus florissants. Le grand roi Sésostris, qui n'aurait jamais pu les vaincre par mer, eut bien de la peine à les vaincre par terre, avec ses armées qui avaient conquis tout l'Orient ; il nous imposa un tribut que nous n'avons pas longtemps payé : les Phéniciens se trouvaient trop riches et trop puissants pour porter patiemment le joug de la servitude ; nous reprîmes notre liberté. La mort ne laissa pas à Sésostris le temps de finir la guerre contre nous. Il est vrai que nous avions tout à craindre de sa sagesse encore plus que de sa puissance: mais, sa puissance passant dans les mains de son fils, dépourvu de toute sagesse, nous conclûmes que nous n'avions plus rien à craindre. En effet, les Égyptiens, bien loin de rentrer les armes à la main dans notre pays pour nous subjuguer encore une fois, ont été contraints de nous appeler à leur secours pour les délivrer de ce roi impie et furieux. Nous avons été leurs libérateurs. Quelle gloire ajoutée à la liberté et à l'opulence des Phéniciens!

Mais pendant que nous délivrons les autres, nous sommes esclaves nous-mêmes. O Télémaque, craignez de tomber dans les mains de Pygmalion, notre roi : il les a trempées, ces mains cruelles, dans le sang de Sichée, mari de Didon, sa sœur. Didon, pleine du désir de la vengeance, s'est sauvée de Tyr avec plusieurs vaisseaux. La plupart de ceux qui aiment la vertu et la liberté l'ont suivie : elle a fondé sur là côte d'Afrique une superbe ville qu'on nomme Carthage[19]. Pygmalion, tourmenté par une soif insatiable des richesses, se rend de plus en plus misérable et odieux à ses sujets. C'est un crime à Tyr que d'avoir de grands biens ; l'avarice le rend défiant, soupçonneux, cruel ; il persécute les riches, et il craint les pauvres. C'est un crime encore plus grand à Tyr d'avoir de la vertu ; car Pygmalion suppose que les bons ne peuvent souffrir ses injustices et ses infamies : la vertu le condamne ; il s'aigrit et s'irrite contre elle. Tout l'agite, l'inquiète, le ronge ; il a peur de son ombre ; il ne dort ni jour ni nuit : les dieux, pour le confondre, l'accablent de trésors dont il n'ose jouir. Ce qu'il cherche pour être heureux est précisément ce qui l'empêche de l'être. Il regrette tout ce qu'il donne, et craint toujours de perdre ; il se tourmente pour gagner. On ne le voit presque jamais ; il est seul, triste, abattu au fond de son palais ; ses amis même n'osent l'aborder, de peur de lui devenir suspects. Une garde terrible tient toujours des épées nues et des piques levées autour de sa maison. Trente chambres qui communiquent les unes aux autres, et dont chacune a une porta de fer avec six gros verrous, sont le lieu où il se renferme ; on ne sait jamais dans laquelle de ces chambres il couche, et on assure qu'il ne couche jamais deux nuits de suite dans la même, de peur d'y être égorgé. Il ne connaît ni les doux plaisirs, ni l'amitié encore plus douce ; si on lui parle de chercher la joie, il sent qu'elle fuit loin de lui, et qu'elle refuse d'entrer dans son cœur. Ses yeux creux sont pleins d'un feu âpre et farouche ; ils sont sans cesse errants de tous côtés ; il prête l'oreille au moindre bruit, et se sent tout ému ; il est pâle, défait, et les noirs soucis sont peints sur son visage toujours ridé. Il se tait, il soupire, il tire de son cœur de profonds gémissements, il ne peut cacher les remords qui déchirent ses entrailles. Les mets les plus exquis le dégoûtent. Ses enfants, loin d'être son espérance, sont le sujet de sa terreur : il en a fait ses plus dangereux ennemis. Il n'a eu toute sa vie aucun moment d'assuré ; il ne se conserve qu'à force de répandre le sang de tous ceux qu'il craint. Insensé, qui ne voit pas que sa cruauté, à laquelle il se confie, le fera périr ! Quelqu'un de ses domestiques, aussi défiant que lui, se hâtera de délivrer le monde de ce monstre.

Pour moi, je crains les dieux : quoi qu'il m'en coûte, je serai fidèle au roi qu'ils m'ont donné : j'aimerais mieux qu'il me fît mourir, que de lui ôter la vie, et même que de manquer à le défendre. Pour vous, ô Télémaque, gardez-vous bien de lui dire que vous êtes le fils d'Ulysse: il espérerait qu'Ulysse, retournant à Ithaque, lui payerait quelque grande somme pour vous racheter, et il vous tiendrait en prison.

Quand nous arrivâmes à Tyr, je suivis le conseil de Narbal, et je reconnus la vérité de tout ce qu'il m'avait raconté. Je ne pouvais comprendre qu'un homme pût se rendre aussi misérable que Pygmalion me le paraissait. Surpris d'un spectacle si affreux et si nouveau pour moi, je disais en moi-même : Voilà un homme qui n'a cherché qu'à se rendre heureux : il a cru y parvenir par les richesses, et par une autorité absolue : il possède tout ce qu'il peut désirer ; et cependant il est méprisable par ses richesses et par son autorité même. S'il était berger, comme je l'étais naguère, il serait aussi heureux que je l'ai été : il jouirait des plaisirs innocents de la campagne, et en jouirait sans remords ; il ne craindrait ni le fer ni le poison, il aimerait les hommes, il en serait aimé : il n'aurait point ces grandes richesses, qui lui sont aussi inutiles que du sable, puisqu'il n'ose y toucher ; mais il jouirait librement des fruits de la terre, et ne souffrirait aucun véritable besoin. Cet homme paraît faire tout ce qu'il veut ; mais il s'en faut bien qu'il le fasse : il fait tout ce que veulent ses passions féroces ; il est toujours entraîné par son avarice, par sa crainte, par ses soupçons. Il paraît maître de tous les autres hommes ; mais il n'est pas maître de lui-même, car il a autant de maîtres et de bourreaux qu'il a de désirs violents.

Je raisonnais ainsi de Pygmalion sans le voir ; car on ne le voyait point, et on regardait seulement avec crainte ces hautes tours, qui étaient nuit et jour entourées de gardes, où il s'était mis lui-même comme en prison ; se renfermant avec ses trésors. Je comparais ce roi invisible avec Sésostris, si doux, si accessible, si affable, si curieux de voir les étrangers, si attentif à écouter tout le monde, et à tirer du cœur des hommes la vérité qu'on cache aux rois. Sésostris, disais-je, ne craignait rien, et n'avait rien à craindre ; il se montrait à tous ses sujets comme à ses propres enfants : celui-ci craint tout, et a tout à craindre. Ce méchant roi est toujours exposé à une mort funeste, même dans son palais inaccessible, au milieu de ses gardes ; au contraire, le bon roi Sésostris était en sûreté au milieu de la foule des peuples, comme un bon père dans sa maison, environné de sa famille.

Pygmalion donna ordre de renvoyer les troupes de l'île de Chypre qui étaient venues secourir les siennes à cause de l'alliance qui était entre les deux peuples. Narbal prit cette occasion de me mettre en liberté : il me fit passer en revue parmi les soldats chypriens : car le roi était ombrageux jusque dans les moindres choses. Le défaut des princes trop faciles et inappliqués est de se livrer avec une aveugle confiance à des favoris artificieux et corrompus. Le défaut de celui-ci était, au contraire, de se défier des plus honnêtes gens : il ne savait point discerner les hommes droits et simples qui agissent sans déguisement ; aussi n'avait-il jamais vu de gens de bien, car de telles gens ne vont point chercher un roi si corrompu. D'ailleurs, il avait vu, depuis qu'il était sur le trône, dans les hommes dont il s'était servi, tant de dissimulation, de perfidie, et de vices affreux déguisés sous les apparences de la vertu, qu'il regardait tous les hommes, sans exception, comme s'ils eussent été masqués. Il supposait qu'il n'y a aucune sincère vertu sur la terre : ainsi il regardait tous les hommes comme étant à peu près égaux. Quand il trouvait un homme faux et corrompu, il ne se donnait point la peine d'en chercher un autre, comptant qu'un autre ne serait pas meilleur. Les bons lui paraissaient pires que les méchants les plus déclarés, parce qu'il les croyait aussi méchants et plus trompeurs.

Pour revenir à moi, je fus confondu avec les Chypriens, et j'échappai à la défiance pénétrante du roi. Narbal tremblait, dans la crainte que je ne fusse découvert : il lui en eût coûté la vie, et à moi aussi. Son impatience de nous voir partir était incroyable : mais les vents contraires nous retinrent assez longtemps à Tyr.

Je profitai de ce séjour pour connaître les mœurs des Phéniciens, si célèbres dans toutes les nations connues. J'admirais l'heureuse situation de cette grande ville, qui est au milieu de la mer, dans une île. La côte voisine est délicieuse par sa fertilité, par les fruits exquis qu'elle porte, par le nombre des villes et des villages qui se touchent presque, enfin par la douceur de son climat : car les montagnes mettent cette côte à l'abri des vents brûlants du midi ; elle est rafraîchie par le vent du nord qui souffle du côté de la mer. Ce pays est au pied du Liban, dont le sommet fend les nues et va toucher les astres ; une glace éternelle couvre son front ; des fleuves pleins de neige tombent, comme des torrents, des pointes de rochers qui environnent sa tête. Au-dessous on voit une vaste forêt de cèdres antiques, qui paraissent aussi vieux que la terre où ils sont plantés, et qui portent leurs branches épaisses jusque vers les nues. Cette forêt a sous ses pieds de gras pâturages dans la pente de la montagne. C'est là qu'on voit errer les taureaux qui mugissent, les brebis qui bêlent, avec leurs tendres agneaux qui bondissent sur l'herbe fraîche : là coulent mille divers ruisseaux d'une eau claire, qui distribuent l'eau partout. Enfin on voit au-dessous des pâturages le pied de la montagne qui est comme un jardin : le printemps et l'automne y règnent ensemble pour y joindre les fleurs et les fruits. Jamais ni le souffle empesté du midi, qui sèche et qui brûle tout, ni le rigoureux aquilon, n'ont osé effacer les vives couleurs qui ornent ce jardin.

C'est auprès de cette belle côte que s'élève dans la mer l'île où est bâtie la ville de Tyr. Cette grande ville semble nager au-dessus des eaux et être la reine de toute la mer. Les marchands y abordent de toutes les parties du monde, et ses habitants sont eux-mêmes les plus fameux marchands qu'il y ait dans l'univers. Quand on entre dans cette ville, on croit d'abord que ce n'est point une ville qui appartienne à un peuple particulier, mais qu'elle est la ville commune de tous les peuples, et le centre de leur commerce. Elle a deux grands môles, semblables à deux bras, qui s'avancent dans la mer, et qui embrassent un vaste port où les vents ne peuvent entrer. Dans ce port on voit comme une forêt de mâts de navires ; et ces navires sont si nombreux, qu'à peine peut-on découvrir la mer qui les porte. Tous les citoyens s'appliquent au commerce, et leurs grandes richesses ne les dégoûtent jamais du travail nécessaire pour les augmenter. On y voit de tous côtés le fin lin d'Égypte et la pourpre tyrienne deux fois teinte, d'un éclat merveilleux ; cette double teinture est si vive, que le temps ne peut l'effacer : on s'en sert pour les laines fines, qu'on rehausse d'une broderie d'or et d'argent. Les Phéniciens font le commerce de tous les peuples jusqu'au détroit de Gadès[20], et ils ont même pénétré dans le vaste océan qui environne toute la terre. Ils ont fait aussi de longues navigations sur la mer Rouge ; et c'est par ce chemin qu'ils vont chercher, dans les îles inconnues, de l'or, des parfums, et divers animaux qu'on ne voit point ailleurs.

Je ne pouvais rassasier mes yeux du spectacle magnifique de cette grande ville où tout était en mouvement. Je n'y vois point, comme dans les villes de la Grèce, des hommes oisifs et curieux, qui vont chercher des nouvelles dans la place publique, ou regarder les étrangers qui arrivent sur le port. Les hommes y sont occupés à décharger leurs vaisseaux, à transporter leurs marchandises ou à les vendre ; à ranger leurs magasins, et à tenir un compte exact de ce qui leur est dû par les négociants étrangers. Les femmes ne cessent jamais ou filer les laines, ou de faire des dessins de broderie, ou de plier les riches étoffes.

D'où vient, disais-je à Narbal, que les Phéniciens se sont rendus les maîtres du commerce de toute la terre, et qu'ils s'enrichissent ainsi aux dépens de tous les peuples ? Vous le voyez, me répondit-il, la situation de Tyr est heureuse pour le commerce. C'est notre patrie qui a la gloire d'avoir inventé la navigation : les Tyriens furent les premiers, s'il en faut croire ce qu'on raconte de la plus obscure antiquité, qui domptèrent les flots, longtemps avant l'âge de Tiphys et des Argonautes tant vantés dans la Grèce ; ils furent, dis-je, les premiers qui osèrent se mettre dans un frêle vaisseau* à la merci des vagues et des tempêtes, qui sondèrent les abîmes de la mer, qui observèrent les astres loin de la terre, suivant la science des Égyptiens et des Babyloniens, enfin qui réunirent tant de peuples que la mer avait séparés. Les Tyriens sont industrieux, patients, laborieux, propres, sobres et ménagers ; ils ont une exacte police ; ils sont parfaitement d'accord entre eux ; jamais peuple n'a été plus constant, plus sincère, plus fidèle, plus sûr, plus commode à tous les étrangers[21]. Voilà, sans aller chercher d'autres causes, ce qui leur donne l'empire de la mer, et qui fait fleurir dans leurs ports un si utile commerce. Si la division et la jalousie se mettaient entre eux; s'ils commençaient à s'amollir dans les délices et dans l'oisiveté ; si les premiers de la nation méprisaient le travail et l'économie ; si les arts cessaient d'être en honneur dans leur ville ; s'ils manquaient de bonne foi envers les étrangers ; s'ils altéraient tant soit peu les règles d'un commerce libre ; s'ils négligeaient leurs manufactures, et s'ils cessaient de faire les grandes avances qui sont nécessaires pour rendre leurs marchandises parfaites, chacune dans son genre, vous verriez bientôt tomber cette puissance que vous admirez.

Mais expliquez-moi, lui disais-je, les vrais moyens d'établir un jour à Ithaque un pareil commerce. Faites, me répondit-il, comme on fait ici: recevez bien et facilement tous les étrangers ; faites-leur trouver dans vos ports la sûreté, la commodité, la liberté entière ; ne vous laissez jamais entraîner ni par l'avarice ni par l'orgueil. Le vrai moyen de gagner beaucoup est de ne vouloir jamais trop gagner, et de savoir perdre à propos. Faites-vous aimer par tous les étrangers ; souffrez même quelque chose d'eux ; craignez d'exciter leur jalousie par votre hauteur: soyez constant dans les règles du commerce ; qu'elles soient simples et faciles : accoutumez vos peuples à les suivre inviolablement : punissez sévèrement la fraude et même la négligence ou le faste des marchands, qui ruinent le commerce en ruinant les hommes qui le font. Surtout n'entreprenez jamais de gêner le commerce pour le tourner selon vos vues. Il faut que le prince ne s'en mêle point, de peur de le gêner, et qu'il en laisse tout le profit à ses sujets qui en ont la peine: autrement il les découragera : il en tirera assez d'avantages par les grandes richesses qui entreront dans ses États. Le commerce est comme certaines sources : si vous voulez détourner leur cours, vous les faites tarir. Il n'y a que le profit et la commodité qui attirent les étrangers chez vous ; si vous leur rendez le commerce moins commode et moins utile, ils se retirent insensiblement, et ne reviennent plus, parce que d'autres peuples, profitant de votre imprudence, les attirent chez eux, et les accoutument à se passer de vous. Il faut même vous avouer que depuis quelque temps la gloire de Tyr est bien obscurcie. Oh ! si vous l'aviez vue, mon cher Télémaque, avant le règne de Pygmalion, vous auriez été bien plus étonné ! Vous ne trouvez plus maintenant ici que les tristes restes d'une grandeur qui menace ruine. O malheureuse Tyr ! en quelles mains es-tu tombée ! autrefois la mer t'apportait le tribut de tous les peuples de la terre.

Pygmalion craint tout et des étrangers et de ses sujets. Au lieu d'ouvrir, suivant notre ancienne coutume, ses ports à toutes les nations les plus éloignées, dans une entière liberté, il veut savoir le nombre des vaisseaux qui arrivent, leur pays, les noms des hommes qui y sont, leur genre de commerce, la nature et le prix de leurs marchandises, et le temps qu'ils doivent demeurer ici. Il fait encore pis ; car il use de supercherie pour surprendre les marchands, et pour confisquer leurs marchandises. Il inquiète les marchands qu'il croit les plus opulents; il établit, sous divers prétextes, de nouveaux impôts. Il veut entrer lui-même dans le commerce ; et tout le monde craint d'avoir quelque affaire avec lui. Aussi le commerce languit ; les étrangers oublient peu à peu le chemin de Tyr, qui leur était autrefois si doux ; et, si Pygmalion ne change de conduite, notre gloire et notre puissance seront bientôt transportées à quelque autre peuple mieux gouverné que nous.

Je demandai ensuite à Narbal comment les Tyriens s'étaient rendus si puissants sur la mer : car je voulais n'ignorer rien de tout ce qui sert au gouvernement d'un royaume. Nous avons, me répondit-il, les forêts du Liban qui fournissent le bois des vaisseaux ; et nous les réservons avec soin pour cet usage : on n'en coupe jamais que pour les besoins publics. Pour la construction des vaisseaux, nous avons l'avantage d'avoir des ouvriers habiles. Comment, lui disais-je, avez-vous pu faire pour trouver ces ouvriers?

Il me répondait : Ils se sont formés peu à peu dans le pays. Quand on récompense bien ceux qui excellent dans les arts, on est sûr d'avoir bientôt des hommes qui les mènent à leur dernière perfection ; car les hommes qui ont le plus de sagesse et de talent ne manquent point de s'adonner aux arts auxquels les grandes récompenses sont attachées. Ici on traite avec honneur tous ceux qui réussissent dans les arts et dans les sciences utiles à la navigation. On considère un bon géomètre ; on estime fort un habile astronome ; on comble de biens un pilote qui surpasse les autres dans sa fonction : on ne méprise point un bon charpentier ; au contraire, il est bien payé et bien traité. Les bons rameurs mêmes ont des récompenses sûres, et proportionnées à leurs services ; on les nourrit bien ; on a soin d'eux quand ils sont malades; en leur absence, on a soin de leurs femmes et de leurs enfants ; s'ils périssent dans un naufrage, on dédommage leurs familles : on renvoie chez eux ceux qui ont servi un certain temps. Ainsi, on en a autant qu'on en veut : le père est ravi d'élever son fils dans un si bon métier ; et, dès sa plus tendre jeunesse, il se hâte de lui enseigner à manier la rame, à tendre les cordages, à mépriser les tempêtes. C'est ainsi qu'on mène les hommes, sans contrainte, par la récompense et par le bon ordre. L'autorité seule ne fait jamais bien ; la soumission des inférieurs ne suffît pas : il faut gagner les cœurs, et faire trouver aux hommes leur avantage pour les choses où l'on veut se servir de leur industrie.

Après ce discours, Narbal me mena visiter tous les magasins, les arsenaux, et tous les métiers qui servent à la construction des navires. Je demandais le détail des moindres choses, et j'écrivais tout ce que j'avais appris, de peur d'oublier quelque circonstance utile.

Cependant Narbal, qui connaissait Pygmalion, et qui m'aimait, attendait avec impatience mon départ, craignant que je ne fusse découvert par les espions du roi, qui allaient nuit et jour par toute la ville ; mais les vents ne nous permettaient point encore de nous embarquer. Pendant que nous étions occupés à visiter curieusement le port et à interroger divers marchands, nous vîmes venir à nous un officier de Pygmalion, qui dit à Narbal : Le roi vient d'apprendre d'un des capitaines de vaisseau qui sont revenus d'Égypte avec vous, que vous avez mené d'Égypte un étranger qui passe pour Chyprien ; le roi veut qu'on l'arrête et qu'on sache certainement de quel pays il est ; vous en répondrez sur votre tête. Dans ce moment, je m'étais un peu éloigné pour regarder de plus près les proportions que les Tyriens avaient gardées dans la construction d'un vaisseau presque neuf, qui était, disait-on, par cette proportion si exacte de toutes ses parties, le meilleur voilier qu'on eût jamais vu dans le port ; et j'interrogeais l'ouvrier qui avait réglé ces proportions.

Narbal, surpris et effrayé, répondit : Je vais chercher cet étranger, qui est de l'île de Chypre. Quand il eut perdu de vue cet officier, il courut vers moi pour m'avertir du danger où j'étais. Je ne l'avais que trop prévu, me dit-il, mon cher Télémaque, nous sommes perdus ! Le roi, que sa défiance tourmente jour et nuit, soupçonne que vous n'êtes pas de l'île de Chypre ; il ordonne qu'on vous arrête ; il veut me faire périr, si je ne vous mets entre ses mains. Que ferons-nous ? O dieux, donnez-nous la sagesse pour nous tirer de ce péril. Il faudra, Télémaque, que je vous mène au palais du roi. Vous soutiendrez que vous êtes Chyprien, de la ville d'Amathonte, fils d'un statuaire de Vénus. Je déclarerai que j'ai connu autrefois votre père, et peut-être que le roi, sans approfondir davantage, vous laissera partir. Je ne vois plus d'autre moyen de sauver votre vie et la mienne.

Je répondis à Narbal : Laissez périr un malheureux que le destin veut perdre. Je sais mourir, Narbal, et je vous dois trop pour vouloir vous entraîner dans mon malheur. Je ne puis me résoudre à mentir ; je ne suis pas Chyprien, et je ne saurais dire que je le suis. Les dieux voient ma sincérité ; c'est à eux à conserver ma vie par leur puissance, s'ils le veulent, mais je ne veux point la sauver par un mensonge.

Narbal me répondait : Ce mensonge, Télémaque, n'a rien qui ne soit innocent ; les dieux mêmes ne peuvent te condamner : il ne fait aucun mal à personne ; il sauve la vie à deux innocents ; il ne trompe le roi que pour l'empêcher de faire un grand crime. Vous poussez trop loin l'amour de la vertu et la crainte de blesser la religion.

Il suffit, lui disais-je, que le mensonge soit mensonge pour n'être pas digne d'un homme qui parle en présence des dieux et qui doit tout à la vérité. Celui qui blesse la vérité offense les dieux et se blesse soi-même, car il parle contre sa conscience. Cessez, Narbal, de me proposer ce qui est indigne de vous et de moi. Si les dieux ont pitié de nous, ils sauront bien nous délivrer ; s'ils veulent nous laisser périr, nous serons, en mourant, les victimes de la vérité, et nous laisserons aux hommes l'exemple de préférer la vertu sans tache à une longue vie: la mienne n'est déjà que trop longue, étant si malheureuse. C'est vous seul, ô mon cher Narbal, pour qui mon cœur s'attendrit. Fallait-il que votre amitié pour un malheureux étranger vous fût si funeste?

Nous demeurâmes longtemps dans cette espèce de combat ; mais enfin nous vîmes arriver un homme qui courait hors d'haleine ; c'était un autre officier du roi, qui venait de la part d'Astarbé. Cette femme était belle comme une déesse ; elle joignait aux charmes du corps tous ceux de l'esprit ; elle était enjouée, flatteuse, insinuante. Avec tant de charmes trompeurs, elle avait, comme les Sirènes, un cœur cruel et plein de malignité ; mais elle savait cacher ses sentiments corrompus par un profond artifice. Elle avait su gagner le cœur de Pygmalion par sa beauté, par son esprit, par sa douce voix et par l'harmonie de sa lyre*. Pygmalion, aveuglé par un violent amour pour elle, avait abandonné la reine Topha, son épouse. Il ne songeait qu'à contenter toutes les passions de l'ambitieuse Astarbé ; l'amour de cette femme ne lui était guère moins funeste que son infâme avarice. Mais quoiqu'il eût tant de passion pour elle, elle n'avait pour lui que du mépris et du dégoût; elle cachait ses vrais sentiments ; et elle faisait semblant de ne vouloir vivre que pour lui, dans le même temps où elle ne pouvait le souffrir.

Il y avait à Tyr un jeune Lydien nommé Malachon, d'une merveilleuse beauté, mais mou, efféminé, noyé dans les plaisirs. Il ne songeait qu'à conserver la délicatesse de son teint, qu'à peigner ses cheveux blonds flottants sur ses épaules, qu'à se parfumer, qu'à donner un tour gracieux aux plis de sa robe, enfin qu'à chanter ses amours sur sa lyre. Astarbé le vit ; elle l'aima et devint furieuse. Il la méprisa, parce qu'il était passionné pour une autre femme ; d'ailleurs, il craignit de s'exposer à la cruelle jalousie du roi. Astarbé se sentant méprisée, s'abandonna à son ressentiment. Dans son désespoir, elle s'imagina qu'elle pouvait faire passer Malachon pour l'étranger que le roi faisait chercher et qu'on disait qui était venu avec Narbal. En effet, elle le persuada à Pygmalion et corrompit tous ceux qui auraient pu le détromper. Comme il n'aimait point les hommes vertueux et qu'il ne savait point les discerner, il n'était environné que de gens intéressés, artificieux, prêts à exécuter ses ordres injustes et sanguinaires. Ce telles gens craignaient l'autorité d'Astarbé, et ils lui aidaient à tromper le roi, de peur de déplaire à cette femme hautaine qui avait toute sa confiance. Ainsi Malachon, quoique connu pour Lydien dans toute la ville, passa pour le jeune étranger que Narbal avait emmené d'Égypte: il fut mis en prison.

Astarbé, qui craignait que Narbal n'allât parler au roi, et ne découvrît son imposture, envoyait en diligence à Narbal cet officier, qui lui dit ces paroles : Astarbé vous défend de découvrir au roi quel est votre étranger : elle ne vous demande que le silence, et elle saura bien faire en sorte que le roi soit content de vous ; cependant, hâtez-vous de faire embarquer avec les Chypriens le jeune étranger que vous avez emmené d'Égypte, afin qu'on ne le voie plus dans la ville. Narbal, ravi de pouvoir ainsi sauver sa vie et la mienne, promit de se taire, et l'officier, satisfait d'avoir obtenu ce qu'il demandait, s'en retourna rendre compte à Astarbé de sa commission.

Narbal et moi, nous admirâmes la bonté des dieux, qui récompensaient notre sincérité et qui ont un soin si touchant de ceux qui hasardent tout pour la vertu. Nous regardions avec horreur un roi livré à l'avarice et à la volupté. Celui qui craint avec tant d'excès d'être trompé, disions-nous, mérite de l'être, et l'est presque toujours grossièrement. Il se défie des gens de bien, et il s'abandonne à des scélérats ; il est le seul qui ignore ce qui se passe. Voyez Pygmalion; il est le jouet d'une femme sans pudeur. Cependant les dieux se servent du mensonge des méchants pour sauver les bons, qui aiment mieux perdre la vie que de mentir.

En même temps, nous aperçûmes que les vents changeaient et qu'ils devenaient favorables aux vaisseaux de Chypre. Les dieux se déclarent, s'écria Narbal ; ils veulent, mon cher Télémaque, vous mettre en sûreté: fuyez cette terre cruelle et maudite ! Heureux qui pourrait vous suivre jusque dans les rivages les plus inconnus ! heureux qui pourrait vivre et mourir avec vous ! Mais un destin sévère m'attache à cette malheureuse patrie ; il faut souffrir avec elle ; peut-être faudra-t-il être enseveli dans ses ruines ; n'importe, pourvu que je dise toujours la vérité et que mon cœur n'aime que la justice. Pour vous, ô mon cher Télémaque, je pris les dieux, qui vous conduisent comme par la main, de vous accorder le plus précieux de tous leurs dons, qui est la vertu pure et sans tache, jusqu'à la mort. Vivez, retournez en Ithaque, consolez Pénélope, délivrez-la de ses téméraires amants. Que vos yeux puissent voir, que vos mains puissent embrasser le sage Ulysse, et qu'il trouve en vous un fils qui égale sa sagesse ! Mais, dans votre bonheur, souvenez-vous du malheureux Narbal, et ne cessez jamais de m'aimer.

Quand il eut achevé ces paroles, je l'arrosai de mes larmes sans lui répondre ; de profonds soupirs m'empêchaient de parler ; nous nous embrassions en silence. Il me mena jusqu'au vaisseau ; il demeura sur le rivage ; et, quand le vaisseau fut parti, nous ne cessions de nous regarder tandis que nous pûmes nous voir.


LIVRE QUATRIÈME.


SOMMAIRE.

Télémaque reprend le récit de ses aventures.—Il raconte que, dans sa traversée de Tyr à l'île de Chypre, il eut un songe qui lui montrait Vénus et Cupidon l'invitant au plaisir.—Minerve lui apparut aussi, le couvrant de son égide ; enfin il vit Mentor qui l'exhortait à fuir de l'île de Chypre. A son réveil, les Chypriens, noyés dans le vin, sont surpris par une affreuse tempête.—Le vaisseau eût péri, si Télémaque n'eût pris en main le gouvernail.—Arrivée dans l'île de Chypre.—Peinture des mœurs voluptueuses des habitants, du culte rendu à Vénus et des impressions funestes qu'en reçoit Télémaque.—Il retrouve là Mentor dont les conseils le délivrent d'un si grand danger.—Le Syrien Hazaël, à qui Mentor avait été vendu, rend à Télémaque son sage conducteur,—Hazaël s'embarque avec eux pour l'île de Crète.—Ils voient dans ce trajet le beau spectacle d'Amphitrite trainée dans son char par des chevaux marins.

Calypso, qui avait été jusqu'à ce moment immobile et transportée de plaisir en écoutant les aventures de Télémaque, l'interrompit pour lui faire prendre quelque repos. Il est temps, lui dit-elle, que vous alliez goûter la douceur du sommeil après tant de travaux. Vous n'avez rien à craindre ici ; tout vous est favorable. Abandonnez-vous donc à la joie; goûtez la paix et tous les autres dons des dieux, dont vous allez être comblé. Demain, quand l'Aurore avec ses doigts de roses entr'ouvrira les portes dorées de l'orient, et que les chevaux du Soleil, sortant de l'onde amère, répandront les flammes du jour pour chasser devant eux toutes les étoiles du ciel, nous reprendrons, mon cher Télémaque, l'histoire de vos malheurs. Jamais votre père n'a égalé votre sagesse et votre courage : ni Achille, vainqueur d'Hector, ni Thésée, revenu des enfers, ni même le grand Alcide, qui a purgé la terre de tant de monstres, n'ont fait voir autant de force et de vertu que vous. Je souhaite qu'un profond sommeil vous rende cette nuit courte. Mais, hélas ! qu'elle sera longue pour moi ! qu'il me tardera de vous revoir, de vous entendre, de vous faire redire ce que je sais déjà, et de vous demander ce que je ne sais pas encore ! Allez, mon cher Télémaque, avec le sage Mentor, que les dieux vous ont rendu ; allez dans cette grotte écartée, où tout est préparé pour votre repos. Je prie Morphée de répandre ses plus doux charmes sur vos paupières appesanties, de faire couler une vapeur divine dans tous vos membres fatigués, et de vous envoyer des songes légers, qui, voltigeant autour de vous, flattent vos sens par les images les plus riantes, et repoussent loin de vous tout ce qui pourrait vous réveiller trop promptement.

La déesse conduisit elle-même Télémaque dans cette grotte séparée de la sienne. Elle n'était ni moins rustique ni moins agréable. Une fontaine, qui coulait dans un coin, y faisait un doux murmure qui appelait le sommeil. Les nymphes y avaient préparé deux lits d'une molle verdure, sur lesquels elles avaient étendu deux grandes peaux, l'une de lion pour Télémaque, et l'autre d'ours pour Mentor.

Avant que de laisser fermer ses yeux au sommeil, Mentor parla ainsi à Télémaque : Le plaisir de raconter vos histoires vous a entraîné ; vous avez charmé la déesse en lui expliquant les dangers dont votre courage et votre industrie vous ont tiré : par là vous n'avez fait qu'enflammer davantage son cœur, et que vous préparer une plus dangereuse captivité. Comment espérez-vous qu'elle vous laisse maintenant sortir de son île, vous qui l'avez enchantée par le récit de vos aventures ? L'amour d'une vaine gloire vous a fait parler sans prudence. Elle s'était engagée à vous raconter des histoires, et à vous apprendre quelle a été la destinée d'Ulysse ; elle a trouvé moyen de parler longtemps sans rien dire ; et elle vous a engagé à lui expliquer tout ce qu'elle désire savoir : tel est l'art des femmes flatteuses et passionnées. Quand est-ce, ô Télémaque, que vous serez assez sage pour ne parler jamais par vanité, et que vous saurez taire tout ce qui vous est avantageux, quand il n'est pas utile à dire ? Les autres admirent votre sagesse dans un âge où il est pardonnable d'en manquer : pour moi, je ne puis vous pardonner rien : je suis le seul qui vous connais, et qui vous aime assez pour vous avertir de toutes vos fautes. Combien êtes-vous encore éloigné de la sagesse de votre père!

Quoi donc ! répondit Télémaque, pouvais-je refuser à Calypso de lui raconter mes malheurs ? Non, reprit Mentor, il fallait les lui raconter: mais vous deviez le faire en ne lui disant que ce qui pouvait lui donner de la compassion. Vous pouviez dire que vous aviez été, tantôt errant, tantôt captif en Sicile, et puis en Égypte. C'était lui dire assez : et tout le reste n'a servi qu'à augmenter le poison qui brûle déjà son cœur. Plaise aux dieux que le vôtre puisse s'en préserver ! Mais que ferai-je donc ? continua Télémaque, d'un ton modéré et docile. Il n'est plus temps, repartit Mentor, de lui cacher ce qui reste de vos aventures : elle en sait assez pour ne pouvoir être trompée sur ce qu'elle ne sait pas encore ; votre réserve ne servirait qu'à l'irriter. Achevez donc demain de lui raconter tout ce que les dieux ont fait en votre faveur, et apprenez une autre fois à parler plus sobrement de tout ce qui peut vous attirer quelque louange. Télémaque reçut avec amitié un si bon conseil, et ils se couchèrent.

Aussitôt que Phébus eut répandu ses premiers rayons sur la terre, Mentor, entendant la voix de la déesse qui appelait ses nymphes dans le bois, éveilla Télémaque. Il est temps, lui dit-il, de vaincre le sommeil. Allons retrouver Calypso : mais défiez-vous de ses douces paroles ; ne lui ouvrez jamais votre cœur ; craignez le poison flatteur de ses louanges. Hier elle vous éleva au-dessus de votre sage père, de l'invincible Achille et du fameux Thésée, d'Hercule devenu immortel. Sentîtes-vous combien cette louange est excessive ? Crûtes-vous ce qu'elle disait ? Sachez qu'elle ne le croit pas elle-même : elle ne vous loue qu'à cause qu'elle vous croit faible, et assez vain pour vous laisser tromper par des louanges disproportionnées à vos actions.

Après ces paroles, ils allèrent au lieu où la déesse les attendait. Elle sourit en les voyant, et cacha, sous une apparence de joie, la crainte et l'inquiétude qui troublaient son cœur, car elle prévoyait que Télémaque, conduit par Mentor, lui échapperait de même qu'Ulysse. Hâtez-vous, dit-elle, mon cher Télémaque, de satisfaire ma curiosité: j'ai cru, pendant toute la nuit, vous voir partir de Phénicie et chercher une nouvelle destinée dans l'île de Chypre. Dites-nous donc quel fut ce voyage, et ne perdons pas un moment. Alors on s'assit sur l'herbe semée de violettes, à l'ombre d'un bocage épais.

Calypso ne pouvait s'empêcher de jeter sans cesse des regards tendres et passionnés sur Télémaque, et de voir avec indignation que Mentor observait jusqu'aux moindres mouvements de ses yeux. Cependant toutes les nymphes en silence se penchaient pour prêter l'oreille, et faisaient une espèce de demi-cercle pour mieux voir et pour mieux écouter : les yeux de toute l'assemblée étaient immobiles et attachés sur le jeune homme*. Télémaque, baissant les yeux, et rougissant avec beaucoup de grâce, reprit ainsi la suite de son histoire:

A peine le doux souffle d'un vent favorable avait rempli nos voiles*, que la terre de Phénicie disparut à nos yeux. Comme j'étais avec les Chypriens, dont j'ignorais les mœurs, je me résolus de me taire, de remarquer tout, et d'observer toutes les règles de la discrétion pour gagner leur estime. Mais, pendant mon silence, un sommeil doux et puissant vint me saisir : mes sens étaient liés et suspendus ; je goûtais une paix et une joie profonde qui enivrait mon cœur.

Tout à coup, je crus voir Vénus qui fendait les nues dans son char volant conduit par deux colombes. Elle avait cette éclatante beauté, cette vive jeunesse, ces grâces tendres, qui parurent en elle quand elle sortit de l'écume de l'Océan, et qu'elle éblouit les yeux de Jupiter même. Elle descendit tout à coup d'un vol rapide jusqu'auprès de moi, me mit en souriant la main sur l'épaule, et, me nommant par mon nom, prononça ces paroles : Jeune Grec, tu vas entrer dans mon empire ; tu arriveras bientôt dans cette île fortunée où les plaisirs, les ris et les jeux folâtres naissent sous mes pas. Là, tu brûleras des parfums sur mes autels ; là, je te plongerai dans un fleuve de délices. Ouvre ton cœur aux plus douces espérances, et garde-toi bien de résister à la plus puissante de toutes les déesses, qui veut te rendre heureux.

En même temps j'aperçus l'enfant Cupidon, dont les petites ailes s'agitant le faisaient voler autour de sa mère. Quoiqu'il eût sur son visage la tendresse, les grâces et l'enjouement de l'enfance, il avait je ne sais quoi dans ses yeux perçants qui me faisait peur. Il riait en me regardant ; son ris était malin, moqueur et cruel. Il tira de son carquois d'or la plus aiguë de ses flèches, il banda son arc, et allait me percer, quand Minerve se montra soudainement pour me couvrir de son égide. Le visage de cette déesse n'avait point cette beauté molle et cette langueur passionnée que j'avais remarquée dans le visage et dans la posture de Vénus. C'était au contraire une beauté simple, négligée, modeste ; tout était grave, vigoureux, noble, plein de force et de majesté. La flèche de Cupidon, ne pouvant percer l'égide, tomba par terre. Cupidon, indigné, en soupira amèrement ; il eut honte de se voir vaincu. Loin d'ici, s'écria Minerve, loin d'ici, téméraire enfant ! tu ne vaincras jamais que des âmes lâches, qui aiment mieux tes honteux plaisirs, que la sagesse, la vertu et la gloire. A ces mots, l'Amour irrité s'envola ; et Vénus remontant vers l'Olympe, je vis longtemps son char avec ses deux colombes dans une nuée d'or et d'azur ; puis elle disparut. En baissant mes yeux vers la terre, je ne retrouvai plus Minerve.

Il me sembla que j'étais transporté dans un jardin délicieux, tel qu'on dépeint les Champs-Élysées. En ce lieu je reconnus Mentor, qui me dit: Fuyez cette cruelle terre, cette île empestée, où l'on ne respire que la volupté. La vertu la plus courageuse y doit trembler, et ne se peut sauver qu'en fuyant. Dès que je le vis, je voulus me jeter à son cou pour l'embrasser ; mais je sentais que mes pieds ne pouvaient se mouvoir, que mes genoux se dérobaient sous moi, et que mes mains, s'efforçant de saisir Mentor, cherchaient une ombre vaine qui m'échappait toujours*. Dans cet effort je m'éveillai, et je sentis que ce songe mystérieux était un avertissement divin. Je me sentis plein de courage contre les plaisirs, et de défiance contre moi-même pour détester la vie molle des Chypriens. Mais ce qui me perça le cœur fut que je crus que Mentor avait perdu la vie, et qu'ayant passé les ondes du Styx, il habitait l'heureux séjour des âmes justes.

Cette pensée me fit répandre un torrent de larmes. On me demanda pourquoi je pleurais. Les larmes, répondis-je, ne conviennent que trop à un malheureux étranger qui erre sans espérance de revoir sa patrie. Cependant tous les Chypriens qui étaient dans le vaisseau s'abandonnaient à une folle joie. Les rameurs, ennemis du travail, s'endormaient sur leurs rames ; le pilote, couronné de fleurs, laissait le gouvernail, et tenait en sa main une grande cruche de vin qu'il avait presque vidée : lui et tous les autres, troublés par la fureur de Bacchus, chantaient, en l'honneur de Vénus et de Cupidon, des vers qui devaient faire horreur à tous ceux qui aiment la vertu.

Pendant qu'ils oubliaient ainsi les dangers de la mer, une soudaine tempête troubla le ciel et la mer. Les vents déchaînés mugissaient avec fureur dans les voiles*; les ondes noires battaient les flancs du navire, qui gémissait sous leurs coups. Tantôt nous montions sur le dos des vagues enflées ; tantôt la mer semblait se dérober sous le navire, et nous précipiter dans l'abîme. Nous apercevions auprès de nous des rochers contre lesquels les flots irrités se brisaient avec un bruit horrible. Alors je compris par expérience ce que j'avais ouï dire à Mentor, que les hommes mous et abandonnés aux plaisirs manquent de courage dans les dangers. Tous nos Chypriens abattus pleuraient comme des femmes ; je n'entendais que des cris pitoyables, que des regrets sur les délices de la vie, que de vaines promesses aux dieux pour leur faire des sacrifices, si on pouvait arriver au port. Personne ne conservait assez de présence d'esprit, ni pour ordonner les manœuvres, ni pour les faire. Il me parut que je devais, en sauvant ma vie, sauver celle des autres. Je pris le gouvernail en main, parce que le pilote, troublé par le vin, comme une bacchante, était hors d'état de connaître le danger du vaisseau. J'encourageai les matelots effrayés ; je leur fis abaisser les voiles : ils ramèrent vigoureusement ; nous passâmes au travers des écueils, et nous vîmes de près toutes les horreurs de la mort.

Cette aventure parut comme un songe à tous ceux qui me devaient la conservation de leur vie ; ils me regardaient avec étonnement. Nous arrivâmes dans l'île de Chypre[22] au mois du printemps qui est consacré à Vénus. Cette saison, disent les Chypriens, convient à cette déesse; car elle semble ranimer toute la nature, et faire naître les plaisirs comme les fleurs.

En arrivant dans l'île, je sentis un air doux qui rendait les corps lâches et paresseux, mais qui inspirait une humeur enjouée et folâtre. Je remarquai que la campagne, naturellement fertile et agréable, était presque inculte, tant les habitants étaient ennemis du travail. Je vis de tous côtés des femmes et des jeunes filles, vainement parées, qui allaient, en chantant les louanges de Vénus, se dévouer à son temple. La beauté, les grâces, la joie, les plaisirs éclataient également sur leurs visages : mais les grâces y étaient affectées ; on n'y voyait point une noble simplicité et une pudeur aimable, qui fait le plus grand charme de la beauté. L'air de mollesse, l'art de composer leurs visages, leur parure vaine, leur démarche languissante, leurs regards qui semblaient chercher ceux des hommes, leur jalousie entre elles pour allumer de grandes passions ; en un mot, tout ce que je voyais dans ces femmes me semblait vil et méprisable : à force de vouloir plaire, elles me dégoûtaient.

On me conduisit au temple de la déesse : elle en a plusieurs dans cette île, car elle est particulièrement adorée à Cythère[23], à Idalie, et à Paphos. C'est à Cythère que je fus conduit. Le temple est tout de marbre : c'est un parfait péristyle ; les colonnes sont d'une grosseur et d'une hauteur qui rendent cet édifice très-majestueux ; au-dessus de l'architrave et de la frise sont à chaque face de grands frontons où l'on voit en bas-relief toutes les plus agréables aventures de la déesse. A la porte du temple est sans cesse une foule de peuples qui viennent faire leurs offrandes. On n'égorge jamais dans l'enceinte du lieu sacré aucune victime ; on n'y brûle point, comme ailleurs, la graisse des génisses et des taureaux ; on ne répand jamais leur sang : on présente seulement devant l'autel les bêtes qu'on offre, et on n'en peut offrir aucune qui ne soit jeune, blanche, sans défaut et sans tache. On les couvre de bandelettes de pourpre brodées d'or ; leurs cornes sont dorées, et ornées de bouquets des fleurs les plus odoriférantes. Après qu'elles ont été présentées devant l'autel, on les renvoie dans un lieu écarté, où elles sont égorgées pour les festins des prêtres de la déesse.

On offre aussi toute sorte de liqueurs parfumées, et du vin plus doux que le nectar. Les prêtres sont revêtus de longues robes blanches, avec des ceintures d'or, et des franges de même au bas de leurs robes. On brûle nuit et jour, sur les autels, les parfums les plus exquis de l'Orient, et ils forment une espèce de nuage qui monte vers le ciel. Toutes les colonnes du temple sont ornées de festons pendants ; tous les vases qui servent aux sacrifices sont d'or ; un bois sacré de myrtes environne le bâtiment. Il n'y a que de jeunes garçons et de jeunes filles d'une rare beauté qui puissent présenter les victimes aux prêtres, et qui osent allumer le feu des autels. Mais l'impudence et la dissolution déshonorent un temple si magnifique.

D'abord, j'eus horreur de tout ce que je voyais ; mais insensiblement je commençais à m'y accoutumer. Le vice ne m'effrayait plus ; toutes les compagnies m'inspiraient je ne sais quelle inclination pour le désordre: on se moquait de mon innocence ; ma retenue et ma pudeur servaient de jouet à ces peuples effrontés. On n'oubliait rien pour exciter toutes mes passions, pour me tendre des pièges, et pour réveiller en moi le goût des plaisirs. Je me sentais affaiblir tous les jours ; la bonne éducation que j'avais reçue ne me soutenait presque plus ; toutes mes bonnes résolutions s'évanouissaient. Je ne me sentais plus la force de résister au mal qui me pressait de tous côtés ; j'avais même une mauvaise honte de la vertu. J'étais comme un homme qui nage dans une rivière profonde et rapide : d'abord il fend les eaux, et remonte contre le torrent ; mais si les bords sont escarpés, et s'il ne peut se reposer sur le rivage, il se lasse enfin peu à peu ; sa force l'abandonne, ses membres épuisés s'engourdissent, et le cours du fleuve l'entraîne*. Ainsi, mes yeux commençaient à s'obscurcir, mon cœur tombait en défaillance ; je ne pouvais plus rappeler ni ma raison ni le souvenir des vertus de mon père. Le songe où je croyais avoir vu le sage Mentor descendu aux Champs-Élysées achevait de me décourager : une secrète et douce langueur s'emparait de moi ; j'aimais déjà le poison flatteur qui se glissait de veine en veine, et qui pénétrait jusqu'à la moelle de mes os. Je poussais néanmoins encore de profonds soupirs ; je versais des larmes amères ; je rougissais comme un lion, dans ma fureur. O malheureuse jeunesse ! disais-je : ô dieux, qui vous jouez cruellement des hommes, pourquoi les faites-vous passer par cet âge, qui est un temps de folie et de fièvre ardente ! O que ne suis-je couvert de cheveux blancs, courbé et proche du tombeau, comme Laërte mon aïeul ! La mort me serait plus douce que la faiblesse honteuse où je me vois.

A peine avais-je ainsi parlé que ma douleur s'adoucissait, et que mon cœur, enivré d'une folle passion, secouait presque toute pudeur ; puis je me voyais replongé dans un abîme de remords. Pendant ce trouble, je courais errant ça et là dans le sacré bocage, semblable à une biche qu'un chasseur a blessée : elle court au travers des vastes forêts pour soulager sa douleur ; mais la flèche qui l'a percée dans le flanc la suit partout ; elle porte partout avec elle le trait meurtrier*. Ainsi je courais en vain pour m'oublier moi-même et rien n'adoucissait la plaie de mon cœur.

En ce moment, j'aperçus assez loin de moi, dans l'ombre épaisse de ce bois, la figure du sage Mentor ; mais son visage me parut si pâle, si triste, si austère, que je ne pus en ressentir aucune joie. Est-ce donc vous, m'écriai-je, ô mon cher ami, mon unique espérance ? est-ce vous? quoi donc ! est-ce vous-même ? une image trompeuse ne vient-elle point abuser mes yeux ? est-ce vous, Mentor ? n'est-ce point votre ombre encore sensible à mes maux ? n'êtes-vous point au rang des âmes heureuses qui jouissent de leur vertu, et à qui les dieux donnent des plaisirs purs dans une éternelle paix aux Champs-Élysées ? Parlez, Mentor ; vivez-vous encore ? Suis-je assez heureux pour vous posséder ? ou bien n'est-ce qu'une ombre de mon ami ? En disant ces paroles, je courais vers lui, tout transporté jusqu'à perdre la respiration ; il m'attendait tranquillement sans faire un pas vers moi. O dieux, vous le savez, quelle fut ma joie quand je sentis que mes mains le touchaient ! Non, ce n'est pas une vaine ombre ! je le tiens ! je l'embrasse, mon cher Mentor! C'est ainsi que je m'écriai. J'arrosai son visage d'un torrent de larmes ; je demeurais attaché à son cou sans pouvoir parler. Il me regardait tristement avec des yeux pleins d'une tendre compassion.

Enfin je lui dis : Hélas ! d'où venez-vous ? en quels dangers ne m'avez-vous point laissé pendant votre absence ! et que ferais-je maintenant sans vous ? Mais sans répondre à mes questions : Fuyez ! me dit-il d'un ton terrible : fuyez, hâtez-vous de fuir ! Ici la terre ne porte pour fruit que du poison ; l'air qu'on y respire est empesté ; les hommes contagieux ne se parlent que pour se communiquer un venin mortel. La volupté lâche et infâme, qui est le plus horrible des maux sortis de la boîte de Pandore, amollit tous les cœurs, et ne souffre ici aucune vertu. Fuyez ! que tardez-vous ? ne regardez pas même derrière vous en fuyant ; effacez jusques au moindre souvenir de cette île exécrable.

Il dit, et aussitôt je sentis comme un nuage épais qui se dissipait sur mes yeux, et qui me laissait voir la pure lumière : une joie douce et pleine d'un ferme courage renaissait dans mon cœur. Cette joie était bien différente de cette autre joie molle et folâtre dont mes sens avaient été d'abord empoisonnés : l'une est une joie d'ivresse et de trouble, qui est entrecoupée de passions furieuses et de cuisants remords ; l'autre est une joie de raison, qui a quelque chose de bienheureux et de céleste ; elle est toujours pure et égale, rien ne peut l'épuiser ; plus on s'y plonge, plus elle est douce ; elle ravit l'âme sans la troubler. Alors je versai des larmes de joie, et je trouvais que rien n'était si doux que de pleurer ainsi. O heureux, disais-je, les hommes à qui la vertu se montre dans toute sa beauté ! peut-on la voir sans l'aimer ! peut-on l'aimer sans être heureux!

Mentor me dit : Il faut que je vous quitte ; je pars dans ce moment ; il ne m'est pas permis de m'arrêter. Où allez-vous donc ? lui répondis-je : en quelle terre inhabitable ne vous suivrai-je point ? Ne croyez pas pouvoir m'échapper, je mourrai plutôt sur vos pas. En disant ces paroles, je le tenais serré de toute ma force. C'est en vain, me dit-il, que vous espérez de me retenir. Le cruel Méthophis me vendit à des Éthiopiens ou Arabes. Ceux-ci, étant allés à Damas, en Syrie, pour leur commerce, voulurent se défaire de moi, croyant en tirer une grande somme d'un nommé Hazaël, qui cherchait un esclave grec pour connaître les mœurs de la Grèce, et pour s'instruire de nos sciences.

En effet, Hazaël m'acheta chèrement. Ce que je lui ai appris de nos mœurs lui a donné la curiosité de passer dans l'île de Crète pour étudier les sages lois de Minos. Pendant notre navigation, les vents nous ont contraints de relâcher dans l'île de Chypre. En attendant un vent favorable, il est venu faire ses offrandes au temple : le voilà qui en sort ; les vents nous appellent ; déjà nos voiles s'enflent. Adieu, cher Télémaque : un esclave qui craint les dieux doit suivre fidèlement son maître. Les dieux ne me permettent plus d'être à moi : si j'étais à moi, ils le savent, je ne serais qu'à vous seul. Adieu : souvenez-vous des travaux d'Ulysse et des larmes de Pénélope ; souvenez-vous des justes dieux. O dieux, protecteurs de l'innocence, en quelle terre suis-je contraint de laisser Télémaque!

Non, non, lui dis-je, mon cher Mentor, il ne dépendra pas de vous de me laisser ici : plutôt mourir que de vous voir partir sans moi. Ce maître syrien est-il impitoyable ? est-ce une tigresse dont il a sucé les mamelles dans son enfance*? voudra-t-il vous arracher d'entre mes bras? Il faut qu'il me donne la mort ou qu'il souffre que je vous suive. Vous m'exhortez vous-même à fuir et vous ne voulez pas que je fuie en suivant vos pas ! Je vais parler à Hazaël ; il aura pitié de ma jeunesse et de mes larmes : puisqu'il aime la sagesse et qu'il va si loin la chercher, il ne peut avoir un cœur féroce et insensible. Je me jetterai à ses pieds, j'embrasserai ses genoux, je ne le laisserai point aller qu'il ne m'ait accordé de vous suivre. Mon cher Mentor, je me ferai esclave avec vous; je lui offrirai de me donner à lui : s'il me refuse, c'est fait de moi, je me délivrerai de la vie.

Dans ce moment Hazaël appela Mentor ; je me prosternai devant lui. Il fut surpris de voir un inconnu en cette posture. Que voulez-vous ? me dit-il. La vie, répondis-je ; car je ne puis vivre, si vous ne souffrez que je suive Mentor, qui est a vous. Je suis le fils du grand Ulysse, le plus sage des rois de la Grèce qui ont renversé la superbe ville de Troie, fameuse dans toute l'Asie. Je ne vous dis point ma naissance pour me vanter, mais seulement pour vous inspirer quelque pitié de mes malheurs. J'ai cherché mon père par toutes les mers, ayant avec moi cet homme, qui était pour moi un autre père. La fortune, pour comble de maux, me l'a enlevé ; elle l'a fait votre esclave : souffrez que je le sois aussi. S'il est vrai que vous aimiez la justice, et que vous alliez en Crète pour apprendre les lois du bon roi Minos, n'endurcissez point votre cœur contre mes soupirs et contre mes larmes. Vous voyez le fils d'un roi, qui est réduit à demander la servitude comme son unique ressource. Autrefois j'ai voulu mourir en Sicile pour éviter l'esclavage ; mais mes premiers malheurs n'étaient que de faibles essais des outrages de la fortune : maintenant je crains de ne pouvoir être reçu parmi vos esclaves. O dieux, voyez mes maux ; ô Hazaël, souvenez-vous de Minos, dont vous admirez la sagesse, et qui nous jugera tous deux dans le royaume de Pluton.

Hazaël, me regardant avec un visage doux et humain, me tendit la main, et me releva. Je n'ignore pas, me dit-il, la sagesse et la vertu d'Ulysse ; Mentor m'a raconté souvent quelle gloire il a acquise parmi les Grecs ; et d'ailleurs la prompte renommée a fait entendre son nom à tous les peuples de l'Orient. Suivez-moi, fils d'Ulysse ; je serai votre père, jusqu'à ce que vous ayez retrouvé celui qui vous a donné la vie. Quand même je ne serais pas touché de la gloire de votre père, de ses malheurs et des vôtres, l'amitié que j'ai pour Mentor m'engagerait à prendre soin de vous. Il est vrai que je l'ai acheté comme esclave, mais je le garde comme un ami fidèle ; l'argent qu'il m'a coûté m'a acquis le plus cher et le plus précieux ami que j'aie sur la terre. J'ai trouvé en lui la sagesse ; je lui dois tout ce que j'ai d'amour pour la vertu. Dès ce moment, il est libre ; vous le serez aussi : je ne vous demande, à l'un et à l'autre, que votre cœur.

En un instant je passai de la plus amère douleur à la plus vive joie que les mortels puissent sentir. Je me voyais sauvé d'un horrible danger, je me rapprochais de mon pays, je trouvais un secours pour y retourner ; je goûtais la consolation d'être auprès d'un homme qui m'aimait déjà, par le pur amour de la vertu ; enfin je retrouvais tout, en retrouvant Mentor pour ne plus le quitter.

Hazaël s'avance sur le sable du rivage, nous le suivons ; on entre dans le vaisseau, les rameurs fendent les ondes paisibles ; un zéphyr léger se joué de nos voiles, il anime tout le vaisseau, et lui donne un doux mouvement. L'île de Chypre disparaît bientôt. Hazaël, qui avait impatience de connaître mes sentiments, me demanda ce que je pensais des mœurs de cette île. Je lui dis ingénument en quel danger ma jeunesse avait été exposée, et le combat que j'avais souffert au dedans de moi. Il fut touché de mon horreur pour le vice, et dit ces paroles : O Vénus, je reconnais votre puissance et celle de votre fils ; j'ai brûlé de l'encens sur vos autels ; mais souffrez que je déteste l'infâme mollesse des habitants de votre île, et l'impudence brutale avec laquelle ils célèbrent vos fêtes.

Ensuite il s'entretenait avec Mentor de cette première puissance qui a formé le ciel et la terre ; de cette lumière simple, infinie, et immuable, qui se donne à tous sans se partager ; de cette vérité souveraine et universelle qui éclaire tous les esprits, comme le soleil éclaire tous les corps. Celui, ajoutait-il, qui n'a jamais vu cette lumière pure est aveugle comme un aveugle-né ; il passe sa vie dans une profonde nuit, comme les peuples que le soleil n'éclaire point pendant plusieurs mois de l'année ; il croit être sage, et il est insensé ; il croit tout voir, et il ne voit rien ; il meurt, n'ayant jamais rien vu; tout au plus il aperçoit de sombres et fausses lueurs, de vaines ombres, des fantômes qui n'ont rien de réel. Ainsi sont tous les hommes, entraînés par le charme de l'imagination. Il n'y a point sur la terre de véritables hommes, excepté ceux qui consultent, qui aiment, qui suivent cette raison éternelle ; c'est elle qui nous inspire quand nous pensons bien ; c'est elle qui nous reprend quand nous pensons mal. Nous ne tenons pas moins d'elle la raison que la vie. Elle est comme un grand océan de lumière : nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent, et qui y retournent pour s'y perdre. Quoique je ne comprisse point encore parfaitement la profonde sagesse de ces discours, je ne laissais pas d'y goûter je ne sais quoi de pur et de sublime ; mon cœur en était échauffé, et la vérité me semblait reluire dans toutes ces paroles. Ils continuèrent à parler de l'origine des dieux, des héros, des poètes, de l'âge d'or, du déluge, des premières histoires du genre humain, du fleuve d'oubli où se plongent les âmes des morts, des peines éternelles préparées aux impies dans le gouffre noir du Tartare, et de cette heureuse paix dont jouissent les justes dans les Champs-Élysées, sans crainte de pouvoir la perdre.

Pendant qu'Hazaël et Mentor parlaient, nous aperçûmes des dauphins couverts d'une écaille qui paraissait d'or et d'azur. En se jouant, ils soulevaient les flots avec beaucoup d'écume. Après eux venaient les Tritons, qui sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbées. Ils environnaient le char d'Amphitrite, traîné par des chevaux marins, plus blancs que la neige, et qui, fendant l'onde salée, laissaient loin derrière eux un vaste sillon dans la mer. Leurs yeux étaient enflammés et leurs bouches étaient fumantes. Le char de la déesse était une conque d'une merveilleuse figure ; elle était d'une blancheur plus éclatante que l'ivoire, et les roues étaient d'or. Ce char semblait voler sur la surface des eaux paisibles*. Une troupe de nymphes couronnées de fleurs nageaient en foule derrière le char ; leurs beaux cheveux pendaient sur leurs épaules et flottaient au gré du veut. La déesse tenait d'une main un sceptre d'or pour commander aux vagues, de l'autre elle portait sur ses genoux le petit dieu Palémon, son fils, pendant à sa mamelle. Elle avait un visage serein et une douce majesté qui faisait fuir les vents séditieux et toutes les noires tempêtes. Les Tritons conduisaient les chevaux, et tenaient les rênes dorées ; une grande voile de pourpre flottait dans l'air au-dessus du char ; elle était à demi enflée par le souffle d'une multitude de petits zéphyrs qui s'efforçaient de la pousser par leurs haleines. On voyait au milieu des airs Éole empressé, inquiet et ardent. Son visage ridé et chagrin, sa voix menaçante, ses sourcils épais et pendants, ses yeux pleins d'un feu sombre et austère, tenaient en silence les fiers aquilons et repoussaient tous les nuages. Les immenses baleines et tous les monstres marins, faisant avec leurs narines un flux et reflux de l'onde amère, sortaient à la hâte de leurs grottes profondes pour voir la déesse.


LIVRE CINQUIÈME.


SOMMAIRE.

Suite du récit de Télémaque.—Tableau de l'île de Crète.—Télémaque, à son arrivée dans l'île, apprend qu'Idoménée, qui en était le roi, vient de sacrifier son fils unique pour accomplir un vœu indiscret, et que les Crétois, voulant venger le fils immolé, ont forcé le père à quitter le pays ; qu'après bien des incertitudes, ils se sont assemblés pour élire un roi nouveau.—Télémaque est admis dans cette assemblée ; il y remporte le prix à divers jeux et résout avec une rare sagesse les questions proposées aux concurrents par les vieillards, juges de l'île.—La couronne de Crète est offerte à Télémaque qui la refuse.—On propose ensuite d'élire Mentor qui refuge aussi la royauté.—Enfin le choix du nouveau roi est laissé à Mentor qui propose Aristodème.—Celui-ci est proclamé roi.—Mentor et Télémaque s'embarquent pour Ithaque sur un vaisseau crétois.—Neptune suscite une horrible tempête qui brise leur vaisseau.—Télémaque et Mentor s'attachent aux débris du vaisseau et, poussés par les flots, abordent dans l'île de Calypso.

Après que nous eûmes admiré ce spectacle, nous commençâmes à découvrir les montagnes de Crète[24], que nous avions encore assez de peine à distinguer des nuées du ciel et des flots de la mer. Bientôt nous vîmes le sommet du mont Ida, qui s'élève au-dessus des autres montagnes de l'île, comme un vieux cerf dans une forêt porte son bois rameux au-dessus des têtes des jeunes faons dont il est suivi. Peu à peu nous vîmes plus distinctement les côtes de cette île, qui se présentaient à nos yeux comme un amphithéâtre. Autant que la terre de Chypre nous avait paru négligée et inculte, autant celle de Crète se montrait ornée de tous les fruits par le travail de ses habitants. De tous côtés, nous remarquions des villages bien bâtis, des bourgs qui égalaient des villes, et des villes superbes. Nous ne trouvions aucun champ où la main du diligent laboureur ne fût imprimée ; partout la charrue avait laissé de creux sillons : les ronces, les épines, et toutes les plantes qui occupent inutilement la terre, sont inconnues en ce pays. Nous considérions avec plaisir les creux vallons où les troupeaux de bœufs mugissaient dans les gras herbages le long des ruisseaux ; les moutons paissants sur le penchant d'une colline ; les vastes campagnes couvertes de jaunes épis, riches dons de la féconde Cérès ; enfin les montagnes ornées de pampre et de grappes d'un raisin déjà coloré qui promettait aux vendangeurs les doux présents de Bacchus, pour charmer les soucis des hommes.

Mentor nous dit qu'il avait été autrefois en Crète, et il nous expliqua ce qu'il en connaissait. Cette île, disait-il, admirée de tous les étrangers, et fameuse par ses cent villes, nourrit sans peine tous ses habitants, quoiqu'ils soient innombrables*. C'est que la terre ne se lasse jamais de répandre ses biens sur ceux qui la cultivent*; son sein fécond ne peut s'épuiser. Plus il y a d'hommes dans un pays, pourvu qu'ils soient laborieux, plus ils jouissent de l'abondance. Ils n'ont jamais besoin d'être jaloux les uns des autres : la terre, cette bonne mère, multiplie ses dons selon le nombre de ses enfants qui méritent ses fruits par leur travail. L'ambition et l'avarice des hommes sont les seules sources de leur malheur : les hommes veulent tout avoir, et ils se rendent malheureux par le désir du superflu ; s'ils voulaient vivre simplement, et se contenter de satisfaire aux vrais besoins, on verrait partout l'abondance, la joie, la paix et l'union.

C'est ce que Minos, le plus sage et le meilleur de tous les rois, avait compris. Tout ce que vous verrez de plus merveilleux dans cette île est le fruit de ses lois. L'éducation qu'il faisait donner aux enfants rend les corps sains et robustes : on les accoutume d'abord à une vie simple, frugale et laborieuse ; on suppose que toute volupté amollit le corps et l'esprit ; on ne leur propose jamais d'autre plaisir que celui d'être invincibles par la vertu, et d'acquérir beaucoup de gloire. On ne met pas seulement ici le courage à mépriser la mort dans les dangers de la guerre, mais encore à fouler aux pieds les trop grandes richesses et les plaisirs honteux. Ici on punit trois vices qui sont impunis chez les autres peuples : l'ingratitude, la dissimulation et l'avarice.

Pour le faste et la mollesse, on n'a jamais besoin de les réprimer, car ils sont inconnus en Crète. Tout le monde y travaille, et personne ne songe à s'y enrichir ; chacun se croit assez payé de son travail par une vie douce et réglée, où l'on jouit en paix et avec abondance de tout ce qui est véritablement nécessaire à la vie. On n'y souffre ni meubles précieux, ni habits magnifiques, ni festins délicieux, ni palais dorés. Les habits sont de laine fine et de belles couleurs, mais tout unis et sans broderie. Les repas y sont sobres ; on y boit peu de vin : le bon pain en fait la principale partie, avec les fruits que les arbres offrent comme d'eux-mêmes, et le lait des troupeaux. Tout au plus on y mange un peu de grosse viande sans ragoût ; encore même a-t-on soin de réserver ce qu'il y a de meilleur dans les grands troupeaux de bœufs pour faire fleurir l'agriculture. Les maisons y sont propres, commodes, riantes, mais sans ornements. La superbe architecture n'y est pas ignorée ; mais elle est réservée pour les temples des dieux : et les hommes n'oseraient avoir des maisons semblables à celles des immortels. Les grands biens des Crétois sont la santé, la force, le courage, la paix et l'union des familles, la liberté de tous les citoyens, l'abondance des choses nécessaires, le mépris des superflues, l'habitude du travail et l'horreur de l'oisiveté, l'émulation pour la vertu la soumission aux lois, et la crainte des justes dieux.

Je lui demandai en quoi consistait l'autorité du roi ; et il me répondit: Il peut tout sur les peuples ; mais les lois peuvent tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien, et les mains liées dès qu'il veut faire le mal. Les lois lui confient les peuples comme le plus précieux de tous les dépôts, à condition qu'il sera le père de ses sujets. Elles veulent qu'un seul homme serve, par sa sagesse et par sa modération, à la félicité de tant d'hommes ; et non pas que tant d'hommes servent, par leur misère et par leur servitude lâche, à flatter l'orgueil et la mollesse d'un seul homme. Le roi ne doit rien avoir au-dessus des autres, excepté ce qui est nécessaire, ou pour le soulager dans ses pénibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doit soutenir les lois. D'ailleurs, le roi doit être plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur, qu'aucun autre. Il ne doit point avoir plus de richesses et de plaisirs, mais plus de sagesse, de vertu et de gloire, que le reste des hommes. Il doit être au dehors le défenseur de la patrie, en commandant les armées; et au dedans, le juge des peuples, pour les rendre bons, sages et heureux. Ce n'est point pour lui-même que les dieux l'ont fait roi ; il ne l'est que pour être l'homme des peuples : c'est aux peuples qu'il doit tout son temps, tous ses soins, toute son affection ; et il n'est digne de la royauté qu'autant qu'il s'oublie lui-même pour se sacrifier au bien public. Minos n'a voulu que ses enfants régnassent après lui, qu'à condition qu'ils régneraient suivant ses maximes : il aimait encore plus son peuple que sa famille. C'est par une telle sagesse qu'il a rendu la Crète si puissante et si heureuse ; c'est par cette modération qu'il a effacé la gloire de tous les conquérants qui veulent faire servir les peuples à leur propre grandeur, c'est-à-dire à leur vanité ; enfin, c'est par sa justice qu'il a mérité d'être aux enfers le souverain juge des morts.

Pendant que Mentor faisait ce discours, nous abordâmes dans l'île. Nous vîmes le fameux labyrinthe, ouvrage des mains de l'ingénieux Dédale, et qui était une imitation du grand labyrinthe que nous avions vu en Égypte. Pendant que nous considérions ce curieux édifice, nous vîmes le peuple qui couvrait le rivage, et qui accourait en foule dans un lieu assez voisin du bord de la mer. Nous demandâmes la cause de cet empressement ; et voici ce qu'un Crétois, nommé Nausicrate, nous raconta:

Idoménée, fils de Deucalion et petit-fils de Minos, dit-il, était allé, comme les autres rois de la Grèce, au siége de Troie. Après la ruine de cette ville, il fit voile pour revenir en Crète ; mais la tempête fut si violente, que le pilote de son vaisseau, et tous les autres qui étaient expérimentés dans la navigation, crurent que leur naufrage était inévitable. Chacun avait la mort devant les yeux ; chacun voyait les abîmes ouverts pour l'engloutir ; chacun déplorait son malheur, n'espérant pas même le triste repos des ombres qui traversent le Styx après avoir reçu la sépulture. Idoménée, levant les yeux et les mains vers le ciel, invoquait Neptune : O puissant dieu, s'écriait-il, toi qui tiens l'empire des ondes, daigne écouter un malheureux ! Si tu me fais revoir l'île de Crète, malgré la fureur des vents, je t'immolerai la première tête qui se présentera à mes yeux.

Cependant son fils, impatient de revoir son père, se hâtait d'aller au devant de lui pour l'embrasser : malheureux, qui ne savait pas que c'était courir à sa perte ! Le père, échappé à la tempête, arrivait dans le port désiré, il remerciait Neptune d'avoir écouté ses vœux : mais bientôt il sentit combien ses vœux lui étaient funestes. Un pressentiment de son malheur lui donnait un cuisant repentir de son vœu indiscret ; il craignait d'arriver parmi les siens, et il appréhendait de revoir ce qu'il avait de plus cher au monde. Mais la cruelle Némésis, déesse impitoyable, qui veille pour punir les hommes, et surtout les orgueilleux, poussait d'une main fatale et invisible Idoménée. Il arrive ; à peine ose-t-il lever les yeux : il voit son fils ; il recule, saisi d'horreur. Ses yeux cherchent, mais en vain, quelque autre tête moins chère qui puisse lui servir de victime.

Cependant le fils se jette à son cou, et est tout étonné que son père réponde si mal à sa tendresse ; il le voit fondant en larmes. O mon père, dit-il, d'où vient cette tristesse ? Après une si longue absence, êtes-vous fâché de vous revoir dans votre royaume, et de faire la joie de votre fils ? Qu'ai-je fait ? vous détournez vos yeux de peur de me voir ! Le père, accablé de douleur, ne répondait rien. Enfin, après de profonds soupirs, il dit : O Neptune, que t'ai-je promis ! à quel prix m'as-tu garanti du naufrage ! rends-moi aux vagues et aux rochers, qui devaient, en me brisant, finir ma triste vie ; laisse vivre mon fils ! O dieu cruel ! tiens, voilà mon sang, épargne le sien. En parlant ainsi, il tira son épée pour se percer ; mais ceux qui étaient autour de lui arrêtèrent sa main.

Le vieillard Sophronyme, interprète des volontés des dieux, lui assura qu'il pouvait contenter Neptune sans donner la mort à son fils. Votre promesse, disait-il, a été imprudente : les dieux ne veulent point être honorés par la cruauté ; gardez-vous bien d'ajouter à la faute de votre promesse celle de l'accomplir contre les lois de la nature : offrez cent taureaux plus blancs que la neige à Neptune ; faites couler leur sang autour de son autel couronné de fleurs ; faites fumer un doux encens en l'honneur de ce dieu.

Idoménée écoutait ce discours, la tête baissée et sans répondre : la fureur était allumée dans ses yeux ; son visage, pâle et défiguré, changeait à tout moment de couleur ; on voyait ses membres tremblants. Cependant son fils lui disait : Me voici, mon père ; votre fils est prêt à mourir pour apaiser le dieu ; n'attirez pas sur vous sa colère : je meurs content, puisque ma mort vous aura garanti de la vôtre. Frappez, mon père ; ne craignez point de trouver en moi un fils indigne de vous, qui craigne de mourir.

En ce moment Idoménée, tout hors de lui, et comme déchiré par les Furies infernales, surprend tous ceux qui l'observent de près ; il enfonce son épée dans le cœur de cet enfant ; il la retire toute fumante et pleine de sang, pour la plonger dans ses propres entrailles ; il est encore une fois retenu par ceux qui l'environnent. L'enfant tombe dans son sang; ses yeux se couvrent des ombres de la mort ; il les entr'ouvre à la lumière ; mais à peine l'a-t-il trouvée, qu'il ne peut plus la supporter*. Tel qu'un beau lis au milieu des champs, coupé dans sa racine par le tranchant de la charrue, languit et ne se soutient plus*; il n'a point encore perdu cette vive blancheur, et cet éclat qui charme les yeux ; mais la terre ne le nourrit plus, et sa vie est éteinte : ainsi le fils d'Idoménée, comme une jeune et tendre fleur, est cruellement moissonné dès son premier âge. Le père, dans l'excès de sa douleur, devient insensible ; il ne sait où il est, ni ce qu'il a fait, ni ce qu'il doit faire ; il marche chancelant vers la ville, et demande son fils.

Cependant le peuple, touché de compassion pour l'enfant, et d'horreur pour l'action barbare du père, s'écrie que les dieux justes l'ont livré aux Furies. La fureur leur fournit des armes*; ils prennent des bâtons et des pierres ; la Discorde souffle dans tous les cœurs un venin mortel. Les Crétois, les sages Crétois, oublient la sagesse qu'ils ont tant aimée ; ils ne reconnaissent plus le petit-fils du sage Minos. Les amis d'Idoménée ne trouvent plus de salut pour lui, qu'en le ramenant vers ses vaisseaux : ils s'embarquent avec lui ; ils fuient à la merci des ondes. Idoménée, revenant à soi, les remercie de l'avoir arraché d'une terre qu'il a arrosée du sang de son fils, et qu'il ne saurait plus habiter. Les vents les conduisent vers l'Hespérie, et ils vont fonder un nouveau royaume dans le pays des Salentins[25].

Cependant les Crétois, n'ayant plus de roi pour les gouverner, ont résolu d'en choisir un qui conserve dans leur pureté les lois établies. Voici les mesures qu'ils ont prises pour faire ce choix. Tous les principaux citoyens des cent villes sont assemblés ici. On a déjà commencé par des sacrifices ; on a assemblé tous les sages les plus fameux des pays voisins, pour examiner la sagesse de ceux qui paraîtront dignes de commander. On a préparé des jeux publics, où tous les prétendants combattront ; car on veut donner pour prix la royauté à celui qu'on jugera vainqueur de tous les autres, et pour l'esprit et pour le corps. On veut un roi dont le corps soit fort et adroit, et dont l'âme soit ornée de la sagesse et de la vertu. On appelle ici tous les étrangers.

Après nous avoir raconté toute cette histoire étonnante, Nausicrate nous dit : Hâtez-vous donc, ô étrangers, de venir dans notre assemblée : vous combattrez avec les autres ; et si les dieux destinent la victoire à l'un de vous, il régnera en ce pays. Nous le suivîmes, sans aucun désir de vaincre, mais par la seule curiosité de voir une chose si extraordinaire.

Nous arrivâmes à une espèce de cirque très-vaste, environné d'une épaisse forêt*: le milieu du cirque était une arène préparée pour les combattants ; elle était bordée par un grand amphithéâtre d'un gazon frais sur lequel était assis et rangé un peuple innombrable. Quand nous arrivâmes, on nous reçut avec honneur ; car les Crétois sont les peuples du monde qui exercent le plus noblement et avec le plus de religion l'hospitalité. On nous fit asseoir, et on nous invita à combattre. Mentor s'en excusa sur son âge, et Hazaël sur sa faible santé. Ma jeunesse et ma vigueur m'ôtaient toute excuse ; je jetai néanmoins un coup d'œil sur Mentor pour découvrir sa pensée, et j'aperçus qu'il souhaitait que je combattisse. J'acceptai donc l'offre qu'on me faisait: je me dépouillai de mes habits : on fit couler des flots d'huile douce et luisante sur tous les membres de mon corps*; et je me mêlai parmi les combattants. On dit de tous côtés que c'était le fils d'Ulysse ; qui était venu pour tâcher de remporter les prix : et plusieurs Crétois, qui avaient été à Ithaque pendant mon enfance, me reconnurent.

Le premier combat fut celui de la lutte. Un Rhodien d'environ trente-cinq ans surmonta tous les autres qui osèrent se présenter à lui. Il était encore dans toute la vigueur de la jeunesse : ses bras étaient nerveux et bien nourris ; au moindre mouvement qu'il faisait, on voyait tous ses muscles ; il était également souple et fort. Je ne lui parus pas digne d'être vaincu ; et, regardant avec pitié ma tendre jeunesse, il voulut se retirer : mais je me présentai à lui. Alors nous nous saisîmes l'un l'autre*; nous nous serrâmes à perdre la respiration. Nous étions épaule contre épaule, pied contre pied*, tous les nerfs tendus, et les bras entrelacés comme des serpents, chacun s'efforçant d'enlever de terre son ennemi. Tantôt il essayait de me surprendre en me poussant du côté droit ; tantôt il s'efforçait de me pencher du côté gauche. Pendant qu'il me tâtait ainsi, je le poussai avec tant de violence, que ses reins plièrent : il tomba sur l'arène, et m'entraîna sur lui. En vain il tâcha de me mettre dessous ; je le tins immobile sous moi ; tout le peuple cria : Victoire au fils d'Ulysse ! Et j'aidai au Rhodien confus à se relever.

Le combat du ceste fut plus difficile. Le fils d'un riche citoyen de Samos avait acquis une haute réputation dans ce genre de combat. Tous les autres lui cédèrent ; il n'y eut que moi qui espérai la victoire. D'abord il me donna dans la tête, et puis dans l'estomac, des coups qui me firent vomir le sang, et qui répandirent sur mes yeux un épais nuage. Je chancelai ; il me pressait, et je ne pouvais plus respirer : mais je fus ranimé par la voix de Mentor, qui me criait : O fils d'Ulysse, seriez-vous vaincu ? La colère me donna de nouvelles forces*; j'évitai plusieurs coups dont j'aurais été accablé. Aussitôt que le Samien m'avait porté un faux coup, et que son bras s'allongeait en vain, je le surprenais dans cette posture penchée : déjà il reculait, quand je haussai mon ceste pour tomber sur lui avec plus de force : il voulut s'esquiver, et perdant l'équilibre, il me donna le moyen de le renverser. A peine fut-il étendu par terre, que je lui tendis la main pour le relever. Il se redressa lui-même, couvert de poussière et de sang, sa honte fut extrême, mais il n'osa renouveler le combat:

Aussitôt on commença les courses des chariots, que l'on distribua au sort. Le mien se trouva le moindre pour la légèreté des roues et pour la vigueur des chevaux. Nous partons : un nuage de poussière vole, et couvre le ciel*. Au commencement, je laissai les autres passer devant moi. Un jeune Lacédémonien, nommé Cranter, laissait d'abord tous les autres derrière lui. Un Crétois, nommé Polyclète, le suivait de près. Hippomaque, parent d'Idoménée, qui aspirait à lui succéder, lâchant les rênes à ses chevaux fumants de sueur, était tout penché sur leurs crins flottants ; et le mouvement des roues de son chariot était si rapide, qu'elles paraissaient immobiles comme les ailes d'un aigle qui fend les airs. Mes chevaux s'animèrent, et se mirent peu à peu en haleine ; je laissai loin derrière moi presque tous ceux qui étaient partis avec tant d'ardeur. Hippomaque, parent d'Idoménée, poussant trop ses chevaux, le plus vigoureux s'abattit, et ôta, par sa chute, à son maître l'espérance de régner. Polyclète, se penchant trop sur ses chevaux, ne put se tenir ferme dans une secousse ; il tomba : les rênes lui échappèrent, et il fut trop heureux de pouvoir en tombant éviter la mort. Crantor voyant avec des yeux pleins d'indignation que j'étais tout auprès de lui*, redoubla son ardeur : tantôt il invoquait les dieux, et leur promettait de riches offrandes ; tantôt il parlait à ses chevaux pour les animer*: il craignait que je ne passasse entre la borne et lui ; car mes chevaux, mieux ménagés que les siens, étaient en état de le devancer : il ne lui restait plus d'autre ressource que celle de me fermer le passage. Pour y réussir, il hasarda de se briser contre la borna ; il y brisa effectivement sa roue. Je ne songeai qu'à faire promptement le tour, pour n'être pas engagé dans son désordre ; et il me vit un moment après au bout de la carrière. Le peuple s'écria encore une fois : Victoire au fils d'Ulysse ! c'est lui que les dieux destinent à régner sur nous.

Cependant les plus illustres et les plus sages d'entre les Crétois nous conduisirent dans un bois antique et sacré, reculé de la vue des hommes profanes, où les vieillards, que Minos avait établis juges du peuple et gardes des lois, nous assemblèrent. Nous étions les mêmes qui avions combattu dans les jeux ; nul autre ne fut admis. Les sages ouvrirent le livre où toutes les lois de Minos sont recueillies. Je me sentis saisi de respect et de honte, quand j'approchai de ces vieillards que l'âge rendait vénérables, sans leur ôter la vigueur de l'esprit. Ils étaient assis avec ordre, et immobiles dans leurs places : leurs cheveux étaient blancs ; plusieurs n'en avaient presque plus. On voyait reluire sur leurs visages graves une sagesse douce et tranquille ; ils ne se pressaient point de parler ; ils ne disaient que ce qu'ils avaient résolu de dire. Quand ils étaient d'avis différents, ils étaient si modérés à soutenir ce qu'ils pensaient de part et d'autre, qu'on aurait cru qu'ils étaient tous d'une même opinion. La longue expérience des choses passées et l'habitude du travail leur donnait de grandes vues sur toutes choses: mais ce qui perfectionnait le plus leur raison, c'était le calme de leur esprit délivré des folles passions et des caprices de la jeunesse. La sagesse toute seule agissait en eux, et le fruit de leur longue vertu était d'avoir si bien dompté leurs humeurs, qu'ils goûtaient sans peine le doux et noble plaisir d'écouter la raison. En les admirant, je souhaitai que ma vie pût s'accourcir pour arriver tout à coup à une si estimable vieillesse. Je trouvai la jeunesse malheureuse d'être si impétueuse, et si éloignée de cette vertu si éclairée et si tranquille.

Le premier d'entre ces vieillards ouvrit le livre des lois de Minos. C'était un grand livre qu'on tenait d'ordinaire dans un cassette d'or avec des parfums. Tous ces vieillards le baisèrent avec respect ; car ils disent qu'après les dieux, de qui les bonnes lois viennent, rien ne doit être si sacré aux hommes, que les lois destinées à les rendre bons, sages et heureux. Ceux qui ont dans leurs mains les lois pour gouverner les peuples doivent toujours se laisser gouverner eux-mêmes par les lois. C'est la loi, et non pas l'homme, qui doit régner. Tel est le discours de ces sages. Ensuite celui qui présidait proposa trois questions, qui devaient être décidées par les maximes de Minos.

La première question est de savoir quel est le plus libre de tous les hommes. Les uns répondirent que c'était un roi qui avait sur son peuple un empire absolu, et qui était victorieux de tous ses ennemis. D'autres soutinrent que c'était un homme si riche, qu'il pouvait contenter tous ses désirs. D'autres dirent que c'était un homme qui ne se mariait point, et qui voyageait pendant toute sa vie en divers pays, sans être jamais assujetti aux lois d'aucune nation. D'autres s'imaginèrent que c'était un Barbare, qui, vivant de sa chasse au milieu des bois, était indépendant de toute police et de tout besoin. D'autres crurent que c'était un homme nouvellement affranchi, parce qu'en sortant des rigueurs de la servitude il jouissait plus qu'aucun autre des douceurs de la liberté. D'autres enfin s'avisèrent de dire que c'était un homme mourant, parce que la mort le délivrait de tout, et que tous les hommes ensemble n'avaient plus aucun pouvoir sur lui. Quand mon rang fut venu, je n'eus pas de peine à répondre, parce que je n'avais pas oublié ce que Mentor m'avait dit souvent. Le plus libre de tous les hommes, répondis-je, est celui qui peut être libre dans l'esclavage même. En quelque pays et en quelque condition qu'on soit, on est très-libre, pourvu qu'on craigne les dieux, et qu'on ne craigne qu'eux. En un mot, l'homme véritablement libre est celui qui, dégagé de toute crainte et de tout désir, n'est soumis qu'aux dieux et à sa raison. Les vieillards s'entre-regardèrent en souriant, et furent surpris de voir que ma réponse fût précisément celle de Minos.

Ensuite on proposa la seconde question en ces termes : Quel est le plus malheureux de tous les hommes ? Chacun disait ce qui lui venait dans l'esprit. L'un disait : C'est un homme qui n'a ni biens, ni santé, ni honneur. Un autre disait : C'est un homme qui n'a aucun ami. D'autres soutenaient que c'est un homme qui a des enfants ingrats et indignes de lui. Il vint un sage de l'île de Lesbos[26], qui dit : Le plus malheureux de tous les hommes est celui qui croit l'être ; car le malheur dépend moins des choses qu'on souffre, que de l'impatience avec laquelle on augmente son malheur. A ces mots, toute l'assemblée se récria ; on applaudit, et chacun crut que ce sage Lesbien remporterait le prix sur cette question. Mais on me demanda ma pensée, et je répondis, suivant les maximes de Mentor : Le plus malheureux de tous les hommes est un roi qui croit être heureux en rendant les autres hommes misérables : il est doublement malheureux par son aveuglement ; ne connaissant pas son malheur, il ne peut s'en guérir ; il craint même de le connaître. La vérité ne peut percer la foule des flatteurs pour aller jusqu'à lui. Il est tyrannisé par ses passions ; il ne connaît point ses devoirs ; il n'a jamais goûté le plaisir de faire le bien, ni senti les charmes de la pure vertu. Il est malheureux, et digne de l'être : son malheur augmente tous les jours ; il court à sa perte, et les dieux se préparent à le confondre par une punition éternelle. Toute l'assemblée avoua que j'avais vaincu le sage Lesbien, et les vieillards déclarèrent que j'avais rencontré le vrai sens de Minos.

Pour la troisième question, on demanda lequel des deux est préférable: d'un côté, un roi conquérant et invincible dans la guerre ; de l'autre, un roi sans expérience de la guerre, mais propre à policer sagement les peuples dans la paix. La plupart répondirent que le roi invincible dans la guerre était préférable. A quoi sert, disaient-ils, d'avoir un roi qui sache bien gouverner en paix, s'il ne sait pas défendre le pays quand la guerre vient ? Les ennemis le vaincront, et réduiront son peuple en servitude. D'autres soutenaient, au contraire, que le roi pacifique serait meilleur, parce qu'il craindrait la guerre, et l'éviterait par ses soins. D'autres disaient qu'un roi conquérant travaillerait à la gloire de son peuple aussi bien qu'à la sienne, et qu'il rendrait ses sujets maîtres des autres nations ; au lieu qu'un roi pacifique les tiendrait dans une honteuse lâcheté.

On voulut savoir mon sentiment. Je répondis ainsi : Un roi qui ne sait gouverner que dans la paix ou dans la guerre, et qui n'est pas capable de conduire son peuple dans ces deux états, n'est qu'à demi roi. Mais si vous comparez un roi qui ne sait que la guerre, à un roi sage, qui, sans savoir la guerre, est capable de la soutenir dans le besoin par ses généraux, je le trouve préférable à l'autre. Un roi entièrement tourné à la guerre voudrait toujours la faire : pour étendre sa domination et sa gloire propre, il ruinerait ses peuples. A quoi sert-il à un peuple que son roi subjugue d'autres nations, si on est malheureux sous son règne? D'ailleurs, les longues guerres entraînent toujours après elles beaucoup de désordres : les victorieux mêmes se dérèglent pendant ces temps de confusion. Voyez ce qu'il en coûte à la Grèce pour avoir triomphé de Troie ; elle a été privée de ses rois pendant plus de dix ans. Lorsque tout est en feu par la guerre, les lois, l'agriculture, les arts languissent. Les meilleurs princes mêmes, pendant qu'ils ont une guerre à soutenir, sont contraints de faire le plus grand des maux, qui est de tolérer la licence, et de se servir des méchants. Combien y a-t-il de scélérats qu'on punirait pendant la paix, et dont on a besoin de récompenser l'audace dans les désordres de la guerre ! Jamais aucun peuple n'a eu un roi conquérant, sans avoir beaucoup à souffrir de son ambition. Un conquérant, enivré de sa gloire, ruine presque autant sa nation victorieuse que les nations vaincues. Un prince qui n'a point les qualités nécessaires pour la paix, ne peut faire goûter à ses sujets les fruits d'une guerre heureusement finie : il est comme un homme qui défendrait son champ contre son voisin, et qui usurperait celui du voisin même, mais qui ne saurait ni labourer ni semer, pour recueillir aucune moisson. Un tel homme semble né pour détruire, pour ravager, pour renverser le monde, et non pour rendre un peuple heureux par un sage gouvernement. Venons maintenant au roi pacifique. Il est vrai qu'il n'est pas propre à de grandes conquêtes ; c'est-à-dire qu'il n'est pas né pour troubler le bonheur de son peuple, en voulant vaincre les autres peuples que la justice ne lui a pas soumis : mais, s'il est véritablement propre à gouverner en paix, il a toutes les qualités nécessaires pour mettre son peuple en sûreté contre ses ennemis. Voici comment : il est juste, modéré et commode à l'égard de ses voisins ; il n'entreprend jamais contre eux rien qui puisse troubler sa paix ; il est fidèle dans ses alliances. Ses alliés l'aiment, ne le craignent point, et ont une entière confiance en lui. S'il a quelque voisin inquiet, hautain et ambitieux, tous les autres rois voisins, qui craignent ce voisin inquiet, et qui n'ont aucune jalousie du roi pacifique, se joignent à ce bon roi pour l'empêcher d'être opprimé. Sa probité, sa bonne foi, sa modération, le rendent l'arbitre de tous les États qui environnent le sien. Pendant que le roi entreprenant est odieux à tous les autres, et sans cesse exposé à leurs ligues, celui-ci a la gloire d'être comme le père et le tuteur de tous les autres rois. Voilà les avantages qu'il a au dehors. Ceux dont il jouit au dedans sont encore plus solides. Puisqu'il est propre à gouverner en paix, je dois supposer qu'il gouverne par les plus sages lois. Il retranche le faste, la mollesse, et tous les arts qui ne servent qu'à flatter les vices ; il fait fleurir les autres arts qui sont utiles aux véritables besoins de la vie : surtout il applique ses sujets à l'agriculture. Par là, il les met dans l'abondance des choses nécessaires. Ce peuple laborieux, simple dans ses mœurs, accoutumé à vivre de peu, gagnant facilement sa vie par la culture de ses terres, se multiplie à l'infini. Voilà dans ce royaume un peuple innombrable, mais un peuple sain, vigoureux, robuste, qui n'est point amolli par les voluptés, qui est exercé à la vertu, qui n'est point attaché aux douceurs d'une vie lâche et délicieuse, qui sait mépriser la mort, qui aimerait mieux mourir que perdre cette liberté qu'il goûte sous un sage roi appliqué à ne régner que pour faire régner sa raison. Qu'un conquérant voisin attaque ce peuple, il ne le trouvera peut-être pas assez accoutumé à camper, à se ranger en bataille, ou adresser des machines pour assiéger une ville ; mais il le trouvera invincible par sa multitude, par son courage, par sa patience dans les fatigues, par son habitude de souffrir la pauvreté, par sa vigueur dans les combats, et par une vertu que les mauvais succès mêmes ne peuvent abattre. D'ailleurs, si le roi n'est point assez expérimenté pour commander lui-même ses armées, il les fera commander par des gens qui en seront capables ; et il saura s'en servir sans perdre son autorité. Cependant il tirera du secours de ses alliés ; ses sujets aimeront mieux mourir que de passer sous la domination d'un autre roi violent et injuste : les dieux mêmes combattront pour lui. Voyez quelles ressources il aura au milieu des plus grands périls. Je conclus donc que le roi pacifique qui ignore la guerre est un roi très-imparfait, puisqu'il ne sait pas remplir une de ses plus grandes fonctions, qui est de vaincre ses ennemis, mais j'ajoute qu'il est néanmoins infiniment supérieur au roi conquérant qui manque des qualités nécessaires dans la paix, et qui n'est propre qu'à la guerre.

J'aperçus dans l'assemblée beaucoup de gens qui ne pouvaient goûter cet avis ; car la plupart des hommes, éblouis par les choses éclatantes, comme les victoires et les conquêtes, les préfèrent à ce qui est simple, tranquille et solide, comme la paix et la bonne police des peuples. Mais tous les vieillards déclarèrent que j'avais parlé comme Minos.

Le premier de ces vieillards s'écria : Je vois l'accomplissement d'un oracle d'Apollon, connu dans toute notre île. Minos avait consulté le dieu, pour savoir combien de temps sa race régnerait, suivant les lois qu'il venait d'établir. Le dieu lui répondit : Les tiens cesseront de régner quand un étranger entrera dans ton île pour y faire régner tes lois. Nous avions craint que quelque étranger ne vînt faire la conquête de l'île de Crète ; mais le malheur d'Idoménée, et la sagesse du fils d'Ulysse, qui entend mieux que nul autre mortel les lois de Minos, nous montrent le sens de l'oracle. Que tardons-nous à couronner celui que les destins nous donnent pour roi?

Aussitôt les vieillards sortent de l'enceinte du bois sacré ; et le premier, me prenant par la main, annonce au peuple déjà impatient, dans l'attente d'une décision, que j'avais remporté le prix. A peine acheva-t-il de parler, qu'on entendit un bruit confus de toute l'assemblée. Chacun pousse des cris de joie. Tout le rivage et toutes les montagnes voisines retentissent de ce cri : Que le fils d'Ulysse, semblable à Minos, règne sur les Crétois!

J'attendis un moment, et je faisais signe de la main pour demander qu'on m'écoutât. Cependant Mentor me disait à l'oreille : Renoncez-vous à votre patrie ? l'ambition de régner vous fera-t-elle oublier Pénélope, qui vous attend comme sa dernière espérance, et le grand Ulysse, que les dieux avaient résolu de vous rendre ? Ces paroles percèrent mon cœur, et me soutinrent contre le vain désir de régner.

Cependant un profond silence de toute cette tumultueuse assemblée me donna le moyen de parler ainsi : O illustres Crétois, je ne mérite point de vous commander. L'oracle qu'on vient de rapporter marque bien que la race de Minos cessera de régner quand un étranger entrera dans cette île et y fera régner les lois de ce sage roi ; mais il n'est pas dit que cet étranger régnera. Je veux croire que je suis cet étranger marqué par l'oracle. J'ai accompli la prédiction ; je suis venu dans cette île ; j'ai découvert le vrai sens des lois, et je souhaite que mon explication serve à les faire régner avec l'homme que vous choisirez. Pour moi, je préfère ma patrie, la pauvre, la petite île d'Ithaque, aux cent villes de Crète, à la gloire et à l'opulence de ce beau royaume. Souffrez que je suive ce que les destins ont marqué. Si j'ai combattu dans vos jeux, ce n'était pas dans l'espérance de régner ici ; c'était pour mériter votre estime et votre compassion ; c'était afin que vous me donnassiez les moyens de retourner promptement au lieu de ma naissance. J'aime mieux obéir à mon père Ulysse, et consoler ma mère Pénélope, que régner sur tous les peuples de l'univers. O Crétois, vous voyez le fond de mon cœur : il faut que je vous quitte ; mais la mort seule pourra finir ma reconnaissance. Oui, jusques au dernier soupir, Télémaque aimera les Crétois, et s'intéressera à leur gloire comme à la sienne propre.

A peine eus-je parlé qu'il s'éleva dans toute l'assemblée un bruit sourd, semblable à celui des vagues de la mer qui s'entre-choquent dans une tempête. Les uns disaient : Est-ce quelque divinité sous une figure humaine ? D'autres soutenaient qu'ils m'avaient vu en d'autres pays, et qu'ils me reconnaissaient. D'autres s'écriaient : il faut le contraindre de régner ici. Enfin, je repris la parole, et chacun se hâta de se taire, ne sachant si je n'allais point accepter ce que j'avais refusé d'abord. Voici les paroles que je leur dis:

Souffrez, ô Crétois, que je vous dise ce que je pense. Vous êtes le plus sage de tous les peuples ; mais la sagesse demande, ce me semble, une précaution qui vous échappe. Vous devez choisir, non pas l'homme qui raisonne le mieux sur les lois, mais celui qui les pratique avec la plus constante vertu. Pour moi, je suis jeune, par conséquent sans expérience, exposé à la violence des passions, et plus en état de m'instruire en obéissant, pour commander un jour, que de commander maintenant. Ne cherchez donc pas un homme qui ait vaincu les autres dans ces jeux d'esprit et de corps, mais qui se soit vaincu lui-même: cherchez un homme qui ait vos lois écrites dans le fond de son cœur, et dont toute la vie soit la pratique de ces lois ; que ses actions, plutôt que ses paroles, vous le fassent choisir.

Tous les vieillards, charmés de ce discours, et voyant toujours croître les applaudissements de l'assemblée me dirent : Puisque les dieux nous ôtent l'espérance de vous voir régner au milieu de nous, du moins aidez-nous à trouver un roi qui fasse régner nos lois. Connaissez-vous quelqu'un qui puisse commander avec cette modération ? Je connais, leur dis-je d'abord, un homme de qui je tiens tout ce que vous avez estimé en moi ; c'est sa sagesse, et non pas la mienne, qui vient de parler ; il m'a inspiré toutes les réponses que vous venez d'entendre.

En même temps toute l'assemblée jeta les yeux sur Mentor, que je montrais, le tenant par la main. Je racontais les soins qu'il avait eus de mon enfance, les périls dont il m'avait délivré, les malheurs qui étaient venus fondre sur moi dès que j'avais cessé de suivre ses conseils.

D'abord on ne l'avait point regardé, à cause de ses habits simples et négligés, de sa contenance modeste, de son silence presque continuel, de son air froid et réservé. Mais quand on s'appliqua à le regarder, on découvrit dans son visage je ne sais quoi de ferme et d'élevé ; on remarqua la vivacité de ses yeux, et la vigueur avec laquelle il faisait jusqu'aux moindres actions. On le questionna ; il fut admiré : on résolut de le faire roi. Il s'en défendit sans s'émouvoir : il dit qu'il préférait les douceurs d'une vie privée à l'éclat de la royauté, que les meilleurs rois étaient malheureux en ce qu'ils ne faisaient presque jamais les biens qu'ils voulaient faire, et qu'ils faisaient souvent, par la surprise des flatteurs, les maux qu'ils ne voulaient pas. Il ajouta que si la servitude est misérable, la royauté ne l'est pas moins, puisqu'elle est une servitude déguisée. Quand on est roi, disait-il, on dépend de tous ceux dont on a besoin pour se faire obéir. Heureux celui qui n'est point obligé de commander ! Nous ne devons qu'à notre seule patrie, quand elle nous confie l'autorité, le sacrifice de notre liberté pour travailler au bien public.

Alors les Crétois, ne pouvant revenir de leur surprise, lui demandèrent quel homme ils devaient choisir. Un homme, répondit-il, qui vous connaisse bien, puisqu'il faudra qu'il vous gouverne, et qu'il craigne de vous gouverner. Celui qui désire la royauté ne la connaît pas ; et comment en remplira-t-il les devoirs, ne les connaissant point ? Il la cherche pour lui ; et vous devez désirer un homme qui ne l'accepte que pour l'amour de vous.

Tous les Crétois furent dans un étrange étonnement de voir deux étrangers qui refusaient la royauté, recherchée par tant d'autres ; ils voulurent savoir avec qui ils étaient venus. Nausicrate, qui les avait conduits depuis le port jusques au cirque où l'on célébrait les jeux, leur montra Hazaël avec lequel Mentor et moi nous étions venus de l'île de Chypre. Mais leur étonnement fut encore bien plus grand, quand ils surent que Mentor avait été l'esclave d'Hazaël ; qu'Hazaël, touché de la sagesse et de la vertu de son esclave, en avait fait son conseil et son meilleur ami ; que cet esclave mis en liberté était le même qui venait de refuser d'être roi ; et qu'Hazaël était venu de Damas en Syrie, pour s'instruire des lois de Minos, tant l'amour de la sagesse remplissait son cœur.

Les vieillards dirent à Hazaël : Nous n'osons vous prier de nous gouverner, car nous jugeons que vous avez les mêmes pensées que Mentor. Vous méprisez trop les hommes pour vouloir vous charger de les conduire: d'ailleurs vous êtes trop détaché des richesses et de l'éclat de la royauté, pour vouloir acheter cet éclat par les peines attachées au gouvernement des peuples. Hazaël répondit : Ne croyez pas, ô Crétois, que je méprise les hommes. Non, non : je sais combien il est grand de travailler à les rendre bons et heureux ; mais ce travail est rempli de peines et de dangers. L'éclat qui y est attaché est faux, et ne peut éblouir que des âmes vaines. La vie est courte ; les grandeurs irritent plus les passions, qu'elles ne peuvent les contenter : c'est pour apprendre à me passer de ces faux biens, et non pas pour y parvenir, que je suis venu de si loin. Adieu : je ne songe qu'à retourner dans une vie paisible et retirée, où la sagesse nourrisse mon cœur, et où les espérances qu'on tire de la vertu, pour une autre meilleure vie après la mort, me consolent dans les chagrins de la vieillesse. Si j'avais quelque chose à souhaiter, ce ne serait pas d'être roi, ce serait de ne me séparer jamais de ces deux hommes que vous voyez.

Enfin les Crétois s'écrièrent, parlant à Mentor : Dites-nous, ô le plus sage et le plus grand de tous les mortels, dites-nous donc qui est-ce que nous pouvons choisir pour notre roi : nous ne vous laisserons point aller, que vous ne nous ayez appris le choix que nous devons faire. Il leur répondit : Pendant que j'étais dans la foule des spectateurs, j'ai remarqué un homme qui ne témoignait aucun empressement : c'est un vieillard assez vigoureux. J'ai demandé quel homme c'était ; on m'a répondu qu'il s'appelait Aristodème. Ensuite j'ai entendu qu'on lui disait que ses deux enfants étaient au nombre de ceux qui combattaient; il a paru n'en avoir aucune joie : il a dit que, pour l'un, il ne lui souhaitait point les périls de la royauté, et qu'il aimait trop la patrie pour consentir que l'autre régnât jamais. Par là j'ai compris que ce père aimait d'un amour raisonnable l'un de ses enfants qui a de la vertu, et qu'il ne flattait point l'autre dans ses dérèglements. Ma curiosité augmentant, j'ai demandé quelle a été la vie de ce vieillard. Un de vos citoyens m'a répondu : Il a longtemps porté les armes, et il est couvert de blessures ; mais sa vertu sincère et ennemie de la flatterie l'avait rendu incommode à Idoménée. C'est ce qui empêcha ce roi de s'en servir dans le siége de Troie : il craignit un homme qui lui donnerait de sages conseils qu'il ne pourrait se résoudre à suivre ; il fut même jaloux de la gloire que cet homme ne manquerait pas d'acquérir bientôt ; il oublia tous ses services ; il le laissa ici pauvre, méprisé des hommes grossiers et lâches qui n'estiment que les richesses, mais content dans sa pauvreté. Il vit gaîment dans un endroit écarté de l'île, où il cultive son champ de ses propres mains. Un de ses fils travaille avec lui ; ils s'aiment tendrement ; ils sont heureux. Par leur frugalité et par leur travail, ils se sont mis dans l'abondance des choses nécessaires à une vie simple. Le sage vieillard donne aux pauvres malades de son voisinage tout ce qui lui reste au delà de ses besoins et de ceux de son fils. Il fait travailler tous les jeunes gens ; il les exhorte, il les instruit ; il juge tous les différends de son voisinage; il est le père de toutes les familles. Le malheur de la sienne est d'avoir un second fils qui n'a voulu suivre aucun de ses conseils. Le père, après l'avoir longtemps souffert pour tâcher de le corriger de ses vices, l'a enfin chassé : il s'est abandonné à une folle ambition et à tous les plaisirs.

Voilà, ô Crétois, ce qu'on m'a raconté : vous devez savoir si ce récit est véritable. Mais si cet homme est tel qu'on le dépeint, pourquoi faire des jeux ? pourquoi assembler tant d'inconnus ? Vous avez au milieu de vous un homme qui vous connaît et que vous connaissez ; qui sait la guerre ; qui a montré son courage non-seulement contre les flèches et contre les dards, mais contre l'affreuse pauvreté ; qui a méprisé les richesses acquises par la flatterie ; qui aime le travail ; qui sait combien l'agriculture est utile à un peuple ; qui déteste le faste ; qui ne se laisse point amollir par un amour aveugle de ses enfants ; qui aime la vertu de l'un, et qui condamne le vice de l'autre ; en un mot, un homme qui est déjà le père du peuple. Voilà votre roi, s'il est vrai que vous désiriez de faire régner chez vous les lois du sage Minos.

Tout le peuple s'écria : Il est vrai, Aristodème est tel que vous le dites ; c'est lui qui est digne de régner. Les vieillards le firent appeler : on le chercha dans la foule, où il était confondu avec les derniers du peuple. Il parut tranquille. On lui déclara qu'on le faisait roi. Il répondit : Je n'y puis consentir qu'à trois conditions : la première, que je quitterai la royauté dans deux ans, si je ne vous rends meilleurs que vous n'êtes, et si vous résistez aux lois ; la seconde, que je serai libre de continuer une vie simple et frugale ; la troisième, que mes enfants n'auront aucun rang et qu'après ma mort on les traitera sans distinction, selon leur mérite, comme le reste des citoyens.

A ces paroles, il s'éleva dans l'air mille cris de joie. Le diadème fut mis par le chef des vieillards, gardes des lois, sur la tête d'Aristodème. On fit des sacrifices à Jupiter et aux autres grands dieux. Aristodème nous fit des présents, non pas avec la magnificence ordinaire aux rois, mais avec une noble simplicité. Il donna à Hazaël les lois de Minos écrites de la main de Minos même ; il lui donna aussi un recueil de toute l'histoire de Crète, depuis Saturne et l'âge d'or; il fit mettre dans son vaisseau des fruits de toutes les espèces qui sont bonnes en Crète et inconnues dans la Syrie, et lui offrit tous les secours dont il pourrait avoir besoin.

Comme nous pressions notre départ, il nous fit préparer un vaisseau avec un grand nombre de bons rameurs et d'hommes armés ; il y fit mettre des habits pour nous et des provisions. A l'instant même il s'éleva un vent favorable pour aller à Ithaque : ce vent, qui était contraire à Hazaël, le contraignit d'attendre. Il nous vit partir ; il nous embrassa comme des amis qu'il ne devait jamais revoir. Les dieux sont justes, disait-il ; ils voient une amitié qui n'est fondée que sur la vertu : un jour ils nous réuniront ; et ces champs fortunés, où l'on dit que les justes jouissent après la mort d'une paix éternelle, verront nos âmes se rejoindre pour ne se séparer jamais. O si mes cendres pouvaient aussi être recueillies avec les vôtres!... En prononçant ces mots, il versait des torrents de larmes, et les soupirs étouffaient sa voix. Nous ne pleurions pas moins que lui : et il nous conduisit au vaisseau.

Pour Aristodème, il nous dit : C'est vous qui venez de me faire roi; souvenez-vous des dangers où vous m'avez mis. Demandez aux dieux qu'ils m'inspirent la vraie sagesse, et que je surpasse autant en modération les autres hommes, que je les surpasse en autorité. Pour moi, je les prie de vous conduire heureusement dans votre patrie, d'y confondre l'insolence de vos ennemis, et de vous y faire voir en paix Ulysse régnant avec sa chère Pénélope. Télémaque, je vous donne un bon vaisseau plein de rameurs et d'hommes armés ; ils pourront vous servir contre ces hommes injustes qui persécutent votre mère. O Mentor, votre sagesse, qui n'a besoin de rien, ne me laisse rien à désirer pour vous. Allez tous deux, vivez heureux ensemble ; souvenez-vous d'Aristodème : et si jamais les Ithaciens ont besoin des Crétois, comptez sur moi jusqu'au dernier soupir de ma vie. Il nous embrassa ; et nous ne pûmes, en le remerciant, retenir nos larmes.

Cependant le vent qui enflait nos voiles nous promettait une douce navigation. Déjà le mont Ida n'était plus à nos yeux que comme une colline ; tous les rivages disparaissaient ; les côtes du Péloponèse[27] semblaient s'avancer dans la mer pour venir au-devant de nous. Tout à coup une noire tempête enveloppa le ciel*, et irrita toutes les ondes de la mer. Le jour se changea en nuit, et la mort se présenta à nous*. O Neptune, c'est vous qui excitâtes, par votre superbe trident, toutes les eaux de votre empire ! Vénus, pour se venger de ce que nous l'avions méprisée jusque dans son temple de Cythère, alla trouver ce dieu ; elle lui parla avec douleur ; ses beaux yeux étaient baignés de larmes : du moins, c'est ainsi que Mentor, instruit des choses divines, me l'a assuré. Souffrirez-vous, Neptune, disait-elle, que ces impies se jouent impunément de ma puissance ? Les dieux mêmes la sentent ; et ces téméraires mortels ont osé condamner tout ce qui se fait dans mon île. Ils se piquent d'une sagesse à toute épreuve, et ils traitent l'amour de folie. Avez-vous oublié que je suis née dans votre empire ? Que tardez-vous à ensevelir dans vos profonds abîmes ces deux hommes que je ne puis sentir?

A peine avait-elle parlé, que Neptune souleva les flots jusqu'au ciel: et Vénus rit, croyant notre naufrage inévitable. Notre pilote, troublé, s'écria qu'il ne pouvait plus résister aux vents qui nous poussaient avec violence vers les rochers : un coup de vent rompit notre mât ; et, un moment après, nous entendîmes les pointes des rochers qui entr'ouvraient le fond du navire. L'eau entre de tous côtés ; le navire s'enfonce ; tous nos rameurs poussent de lamentables cris vers le ciel. J'embrasse Mentor, et je lui dis : Voici la mort ; il faut la recevoir avec courage. Les dieux ne nous ont délivrés de tant de périls, que pour nous faire périr aujourd'hui. Mourons, Mentor, mourons. C'est une consolation pour moi de mourir avec vous ; il serait inutile de disputer notre vie contre la tempête.

Mentor me répondit : Le vrai courage trouve toujours quelque ressource. Ce n'est pas assez d'être prêt à recevoir tranquillement la mort ; il faut, sans la craindre, faire tous ses efforts pour la repousser. Prenons, vous et moi, un de ces grands bancs de rameurs. Tandis que cette multitude d'hommes timides et troublés regrette la vie sans chercher les moyens de la conserver, ne perdons pas un moment pour sauver la nôtre. Aussitôt il prend une hache, il achève de couper le mât qui était déjà rompu, et qui, penchant dans la mer, avait mis le vaisseau sur le côté ; il jette le mât hors du vaisseau, et s'élance dessus au milieu des ondes furieuses ; il m'appelle par mon nom, et m'encourage pour le suivre. Tel qu'un grand arbre que tous les vents conjurés attaquent, et qui demeure immobile sur ses profondes racines, en sorte que la tempête ne fait qu'agiter ses feuilles*; de même Mentor, non-seulement ferme et courageux, mais doux et tranquille, semblait commander aux vents et à la mer. Je le suis : et qui aurait pu ne pas le suivre, étant encouragé par lui?

Nous nous conduisions nous-mêmes sur ce mât flottant. C'était un grand secours pour nous, car nous pouvions nous asseoir dessus ; et, s'il eût fallu nager sans relâche, nos forces eussent été bientôt épuisées. Mais souvent la tempête faisait tourner cette grande pièce de bois, et nous nous trouvions enfoncés dans la mer : alors nous buvions l'onde amère, qui coulait de notre bouche, de nos narines, et de nos oreilles : nous étions contraints de disputer contre les flots, pour rattraper le dessus de ce mât. Quelquefois aussi une vague haute comme une montagne venait passer sur nous ; et nous nous tenions fermes, de peur que, dans cette violente secousse, le mât, qui était notre unique espérance, ne nous échappât.

Pendant que nous étions dans cet état affreux, Mentor, aussi paisible qu'il l'est maintenant sur ce siège de gazon, me disait : Croyez-vous, Télémaque, que votre vie soit abandonnée aux vents et aux flots? Croyez-vous qu'ils puissent vous faire périr sans l'ordre des dieux? Non, non ; les dieux décident de tout. C'est donc les dieux, et non pas la mer, qu'il faut craindre. Fussiez-vous au fond des abîmes, la main de Jupiter pourrait vous en tirer. Fussiez-vous dans l'Olympe, voyant les astres sous vos pieds, Jupiter pourrait vous plonger au fond de l'abîme, ou vous précipiter dans les flammes du noir Tartare. J'écoutais et j'admirais ce discours, qui me consolait un peu ; mais je n'avais pas l'esprit assez libre pour lui répondre. Il ne me voyait point : je ne pouvais le voir. Nous passâmes toute la nuit, tremblants de froid et demi-morts, sans savoir où la tempête nous jetait. Enfin les vents commencèrent à s'apaiser ; et la mer mugissante ressemblait à une personne qui, ayant été longtemps irritée, n'a plus qu'un reste de trouble et d'émotion, étant lasse de se mettre en fureur ; elle grondait sourdement, et ses flots n'étaient presque plus que comme les sillons qu'on trouve dans un champ labouré.

Cependant, l'Aurore vint ouvrir au Soleil les portes du ciel et nous annonça un beau jour. L'orient était tout en feu ; et les étoiles, qui avaient été si longtemps cachées, reparurent, et s'enfuirent à l'arrivée de Phébus. Nous aperçûmes de loin la terre, et le vent nous en approchait : alors je sentis l'espérance renaître dans mon cœur. Mais nous n'aperçûmes aucun de nos compagnons : selon les apparences, ils perdirent courage, et la tempête les submergea tous avec le vaisseau. Quand nous fûmes auprès de la terre, la mer nous poussait contre des pointes de rochers qui nous eussent brisés ; mais nous tâchions de leur présenter le bout de notre mât : et Mentor faisait de ce mât ce qu'un sage pilote fait du meilleur gouvernail. Ainsi nous évitâmes ces rochers affreux, et nous trouvâmes enfin une côte douce et unie où, nageant sans peine, nous abordâmes sur le sable. C'est là que vous nous vîtes, ô grande déesse qui habitez cette île ; c'est là que vous daignâtes nous recevoir.


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