Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aristonoüs
LIVRE ONZIÈME.
SOMMAIRE.
Idoménée raconte à Mentor que sa confiance aveugle en Protésilas a été la cause de tous ses malheurs.—Les artifices de ce favori parvinrent à le dégoûter du sage et vertueux Philoclès, et à lui faire croire qu'il tramait une conspiration contre lui.—Le roi abusé fit donner secrètement l'ordre de le faire mourir dans une expédition dont il l'avait chargé.—Timocrate, qui devait le frapper, manqua son coup, et, arrêté lui-même par Philoclès, il lui dévoila toute la trahison de Protésilas,—Philoclès se retira dans l'île de Samos, après avoir remis le commandement de sa flotte à Polymène.—Idoménée eut enfin la preuve des artifices de Protésilas, mais il ne put se résoudre à s'en défaire, et continua à se livrer aveuglément à lui.—Mentor fait ouvrir les yeux à Idoménée sur son injustice, et l'oblige à faire conduire Protésilas et Timocrate dans l'île de Samos, et à rappeler Philoclès auprès de lui.—Philoclès, heureux dans sa solitude, ne consent qu'avec beaucoup de peine à retourner parmi les siens et à reprendre ses premiers honneurs.—Il se décide enfin, après avoir reconnu que les dieux attachaient à son retour le bonheur de sa patrie.—Il arrive à Salente, et Idoménée, entièrement changé par les sages conseils de Mentor, lui fait l'accueil le plus honorable, et concerte avec lui les moyens d'affermir son gouvernement.
Protésilas, qui est un peu plus âgé que moi, fut celui de tous les jeunes gens que j'aimai le plus. Son naturel vif et hardi était selon mon goût : il entra dans mes plaisirs ; il flatta mes passions ; il me rendit suspect un autre jeune homme que j'aimais aussi, et qui se nommait Philoclès. Celui-ci avait la crainte des dieux, et l'âme grande, mais modérée ; il mettait la grandeur, non à s'élever, mais à se vaincre, et à ne rien faire de bas. Il me parlait librement sur mes défauts ; et lors même qu'il n'osait me parler, son silence et la tristesse de son visage me faisaient assez entendre ce qu'il voulait me reprocher. Dans les commencements, cette sincérité me plaisait ; et je lui protestais souvent, que je l'écouterais avec confiance toute ma vie, pour me préserver des flatteurs. Il me disait tout ce que je devais faire pour marcher sur les traces de mon aïeul Minos, et pour rendre mon royaume heureux. Il n'avait pas une aussi profonde sagesse que vous, ô Mentor; mais ses maximes étaient bonnes : je le reconnais maintenant. Peu à peu les artifices de Protésilas, qui était jaloux et plein d'ambition, me dégoûtèrent de Philoclès. Celui-ci était sans empressement, et laissait l'autre prévaloir ; il se contentait de me dire toujours la vérité lorsque je voulais l'entendre. C'était mon bien, et non sa fortune, qu'il cherchait.
Protésilas me persuada insensiblement que c'était un esprit chagrin et superbe qui critiquait toutes mes actions ; qui ne me demandait rien, parce qu'il avait la fierté de ne vouloir rien tenir de moi, et d'aspirer à la réputation d'un homme qui est au-dessus de tous les honneurs : il ajouta que ce jeune homme qui me parlait si librement sur mes défauts, en parlait aux autres avec la même liberté ; qu'il laissait assez entendre qu'il ne m'estimait guère ; et qu'en rabaissant ainsi ma réputation, il voulait, par l'éclat d'une vertu austère, s'ouvrir le chemin de la royauté.
D'abord, je ne pus croire que Philoclès voulût me détrôner : il y a dans la véritable vertu une candeur et une ingénuité que rien ne peut contrefaire, et à laquelle on ne se méprend point, pourvu qu'on y soit attentif. Mais la fermeté de Philoclès contre mes faiblesses commençait à me lasser. Les complaisances de Protésilas, et son industrie inépuisable pour m'inventer de nouveaux plaisirs, me faisait sentir encore plus impatiemment l'austérité de l'autre.
Cependant Protésilas, ne pouvant souffrir que je ne crusse pas tout ce qu'il me disait contre son ennemi, prit le parti de ne m'en parler plus, et de me persuader par quelque chose de plus fort que toutes les paroles. Voici comment il acheva de me tromper : il me conseilla d'envoyer Philoclès commander les vaisseaux qui devaient attaquer ceux de Carpathie[42], et pour m'y déterminer, il me dit : Vous savez que je ne suis pas suspect dans les louanges que je lui donne : j'avoue qu'il a du courage et du génie pour la guerre ; il vous servira mieux qu'un autre, et je préfère l'intérêt de votre service à tous mes ressentiments contre lui.
Je fus ravi de trouver cette droiture et cette équité dans le cœur de Protésilas, à qui J'avais confié l'administration de mes plus grandes affaires. Je l'embrassai dans un transport de joie, et je me crus trop heureux d'avoir donné toute ma confiance à un homme qui me paraissait ainsi au-dessus de toute passion et de tout intérêt. Mais, hélas ! que les princes sont dignes de compassion ! Cet homme me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même : il savait que les rois sont d'ordinaire défiants et inappliqués : défiants, par l'expérience continuelle qu'ils ont des artifices des hommes corrompus dont ils sont environnés ; inappliqués, parce que les plaisirs les entraînent, et qu'ils sont accoutumés à avoir des gens chargés de penser pour eux, sans qu'ils en prennent eux-mêmes la peine. Il comprit donc qu'il n'aurait pas grand'peine à me mettre en défiance et en jalousie contre un homme qui ne manquerait pas de faire de grandes actions, surtout l'absence lui donnant une entière facilité de lui tendre des piéges.
Philoclès, en partant, prévit ce qui lui pouvait arriver. Souvenez-vous, me dit-il, que je ne pourrai plus me défendre ; que vous n'écouterez que mon ennemi ; et qu'en vous servant au péril de ma vie, je courrai risque de n'avoir d'autre récompense que votre indignation. Vous vous trompez, lui dis-je : Protésilas ne parle point de vous comme vous parlez de lui; il vous loue, il vous estime, il vous croit digne des plus importants emplois : s'il commençait à me parler contre vous, il perdrait ma confiance. Ne craignez rien, allez, et ne songez qu'à me bien servir. Il partit et me laissa dans une étrange situation.
Il faut vous l'avouer, Mentor ; je voyais clairement combien il m'était nécessaire d'avoir plusieurs hommes que je consultasse, et que rien n'était plus mauvais, ni pour ma réputation, ni pour le succès des affaires, que de me livrer à un seul. J'avais éprouvé que les sages conseils de Philoclès m'avaient garanti de plusieurs fautes dangereuses où la hauteur de Protésilas m'aurait fait tomber. Je sentais bien qu'il y avait dans Philoclès un fonds de probité et de maximes équitables, qui ne se faisait point sentir de même dans Protésilas ; mais j'avais laissé prendre à Protésilas un certain ton décisif auquel je ne pouvais presque plus résister. J'étais fatigué de me trouver toujours entre deux hommes que je ne pouvais accorder ; et, dans cette lassitude, j'aimais mieux, par faiblesse, hasarder quelque chose aux dépens des affaires, et respirer en liberté. Je n'eusse osé me dire à moi-même une si honteuse raison du parti que je venais de prendre ; mais cette honteuse raison que je n'osais développer, ne laissait pas d'agir secrètement au fond de mon cœur, et d'être le vrai motif de tout ce que je faisais.
Philoclès surprit les ennemis, remporta une pleine victoire, et se hâtait de revenir pour prévenir les mauvais offices qu'il avait à craindre : mais Protésilas, qui n'avait pas encore eu le temps de me tromper, lui écrivit que je désirais qu'il fît une descente dans l'île de Carpathie, pour profiter de la victoire. En effet, il m'avait persuadé que je pourrais facilement faire la conquête de cette île ; mais il fit en sorte que plusieurs choses nécessaires manquèrent à Philoclès dans cette entreprise, et il l'assujettit à certains ordres qui causèrent divers contre-temps dans l'exécution.
Cependant il se servit d'un domestique très-corrompu que j'avais auprès de moi, et qui observait jusqu'aux moindres choses pour lui en rendre compte, quoiqu'ils parussent ne se voir guère, et n'être jamais d'accord en rien. Ce domestique, nommé Timocrate, me vint dire un jour, en grand secret, qu'il avait découvert une affaire très-dangereuse. Philoclès, me dit-il, veut se servir de votre armée navale pour se faire roi de l'île de Carpathie : les chefs des troupes sont attachés à lui, tous les soldats sont gagnés par ses largesses, et plus encore par la licence pernicieuse où il laisse vivre les troupes : il est enflé de sa victoire. Voilà une lettre qu'il écrit à un de ses amis sur son projet de se faire roi ; on n'en peut plus douter après une preuve si évidente.
Je lus cette lettre ; et elle me parut de la main de Philoclès. Mais on avait parfaitement imité son écriture ; et c'était Protésilas qui l'avait faite avec Timocrate. Cette lettre me jeta dans une étrange surprise : je la relisais sans cesse, et ne pouvais me persuader qu'elle fût de Philoclès, repassant dans mon esprit troublé toutes les marques touchantes qu'il m'avait données de son désintéressement et de sa bonne foi. Cependant que pouvais-je faire ? quel moyen de résister à une lettre où je croyais être sûr de reconnaître l'écriture de Philoclès?
Quand Timocrate vit que je ne pouvais plus résister à son artifice, il le poussa plus loin. Oserai-je, me dit-il en hésitant, vous faire remarquer un mot qui est dans cette lettre ? Philoclès dit à son ami qu'il peut parler en confiance à Protésilas sur une chose qu'il ne désigne que par un chiffre : assurément Protésilas est entré dans le dessein de Philoclès, et ils se sont raccommodés à vos dépens. Vous savez que c'est Protésilas qui vous a pressé d'envoyer Philoclès contre les Carpathiens. Depuis un certain temps il a cessé de vous parler contre lui, comme il le faisait souvent autrefois. Au contraire, il le loue, il l'excuse en toute occasion : ils se voyaient depuis quelque temps avec assez d'honnêteté. Sans doute Protésilas a pris avec Philoclès des mesures pour partager avec lui la conquête de Carpathie. Vous voyez même qu'il a voulu qu'on fît cette entreprise contre toutes les règles, et qu'il s'expose à faire périr votre armée navale, pour contenter son ambition. Croyez-vous qu'il voulût servir ainsi à celle de Philoclès, s'ils étaient encore mal ensemble ? Non ; non, on ne peut plus douter que ces deux hommes ne soient réunis pour s'élever ensemble à une grande autorité, et peut-être pour renverser le trône où vous régnez. En vous parlant ainsi, je sais que je m'expose à leur ressentiment, si, malgré mes avis sincères, vous leur laissez encore votre autorité dans les mains : mais qu'importe, pourvu que je vous dise la vérité?
Ces dernières paroles de Timocrate firent une grande impression sur moi: je ne doutai plus de la trahison de Philoclès, et je me défiai de Protésilas comme de son ami. Cependant Timocrate me disait sans cesse: Si vous attendez que Philoclès ait conquis l'île de Carpathie, il ne sera plus temps d'arrêter ses desseins ; hâtez-vous de vous en assurer pendant que vous le pouvez. J'avais horreur de la profonde dissimulation des hommes ; je ne savais plus à qui me fier. Après avoir découvert la trahison de Philoclès, je ne voyais plus d'homme sur la terre dont la vertu pût me rassurer. J'étais résolu de faire au plus tôt périr ce perfide ; mais je craignais Protésilas, et je ne savais comment faire à son égard. Je craignais de le trouver coupable, et je craignais aussi de me fier à lui. Enfin, dans mon trouble, je ne pus m'empêcher de lui dire que Philoclès m'était devenu suspect. Il en parut surpris ; il me représenta sa conduite droite et modérée ; il m'exagéra ses services ; en un mot, il fit tout ce qu'il fallait pour me persuader qu'il était trop bien avec lui. D'un, autre côté, Timocrate ne perdait pas un moment pour me faire remarquer cette intelligence, et pour m'obliger à perdre Philoclès, pendant que je pouvais encore m'assurer de lui. Voyez, mon cher Mentor, combien les rois sont malheureux, et exposés à être le jouet des autres hommes, lors même que les autres hommes paraissent tremblants à leurs pieds.
Je crus faire un coup d'une profonde politique, et déconcerter Protésilas, en envoyant secrètement à l'armée navale Timocrate pour faire mourir Philoclès. Protésilas poussa jusqu'au bout sa dissimulation, et me trompa d'autant mieux, qu'il parut plus naturellement comme un homme qui se laissait tromper. Timocrate partit donc, et trouva Philoclès assez embarrassé dans sa descente : il manquait de tout ; car Protésilas, ne sachant si la lettre supposée pourrait faire périr son ennemi, voulait avoir en même temps une autre ressource prête, par le mauvais succès d'une entreprise dont il m'avait fait tant espérer, et qui ne manquerait pas de m'irriter contre Philoclès. Celui-ci soutenait cette guerre si difficile, par son courage, par son génie, et par l'amour que les troupes avaient pour lui. Quoique tout le monde reconnût dans l'armée que cette descente était téméraire et funeste pour les Crétois, chacun travaillait à la faire réussir, comme s'il eût vu sa vie et son bonheur attachés au succès. Chacun était content de hasarder sa vie à toute heure sous un chef si sage, et si appliqué à se faire aimer.
Timocrate avait tout à craindre en voulant faire périr ce chef au milieu d'une armée qui l'aimait avec tant de passion ; mais l'ambition furieuse est aveugle. Timocrate ne trouvait rien de difficile pour contenter Protésilas, avec lequel il s'imaginait me gouverner absolument après la mort de Philoclès. Protésilas ne pouvait souffrir un homme de bien dont la seule vue était un reproche secret de ses crimes, et qui pouvait, en m'ouvrant les yeux, renverser ses projets.
Timocrate s'assura de deux capitaines qui étaient sans cesse auprès de Philoclès ; il leur promit de ma part de grandes récompenses, et ensuite il dit à Philoclès qu'il était venu pour lui dire de ma part des choses secrètes qu'il ne devait lui confier qu'en présence de ces deux capitaines. Philoclès se renferma avec eux et avec Timocrate. Alors Timocrate donna un coup de poignard à Philoclès. Le coup glissa, et n'enfonça guère avant ; Philoclès, sans s'étonner, lui arracha le poignard, s'en servit contre lui et contre les deux autres. En même temps il cria : on accourut ; on enfonça là porte ; on dégagea Philoclès des mains de ces trois hommes qui, étant troublés, l'avaient attaqué faiblement. Ils furent pris, et on les aurait d'abord déchirés, tant l'indignation de l'armée était grande, si Philoclès n'eût arrêté la multitude. Ensuite il prit Timocrate en particulier, et lui demanda avec douceur ce qui l'avait obligé à commettre une action si noire. Timocrate, qui craignait qu'on ne le fît mourir, se hâta de montrer l'ordre que je lui avais donné par écrit de tuer Philoclès ; et, comme les traîtres sont toujours lâches, il ne songea qu'à sauver sa vie, en découvrant à Philoclès toute la trahison de Protésilas.
Philoclès, effrayé de voir tant de malice dans les hommes, prit un parti plein de modération : il déclara à toute l'armée que Timocrate était innocent ; il le mit en sûreté, le renvoya en Crète, déféra le commandement de l'armée à Polymène, que j'avais nommé, dans mon ordre écrit de ma main, pour commander quand on aurait tué Philoclès. Enfin, il exhorta les troupes à la fidélité qu'elles me devaient, et passa pendant la nuit dans une légère barque, qui le conduisit dans l'île de Samos, où il vit tranquillement dans la pauvreté et dans la solitude, travaillant à faire des statues pour gagner sa vie, ne voulant plus entendre parler des hommes trompeurs et injustes, mais surtout des rois, qu'il croit les plus malheureux et les plus aveugles de tous les hommes.
En cet endroit Mentor arrêta Idoménée : Eh bien dit-il, fûtes-vous longtemps à découvrir la vérité ? Non, répondit Idoménée ; je compris peu à peu les artifices de Protésilas et de Timocrate : ils se brouillèrent même ; car les méchants ont bien de la peine à demeurer unis. Leur division acheva de me montrer le fond de l'abîme où ils m'avaient jeté. Eh bien, reprit Mentor, ne prîtes vous point le parti de vous défaire de l'un et de l'autre ? Hélas ! répondit Idoménée, est-ce, mon cher Mentor, que vous ignorez la faiblesse et l'embarras des princes ? Quand ils sont une fois livrés à des hommes corrompus et hardis qui ont l'art de se rendre nécessaires, ils ne peuvent plus espérer aucune liberté. Ceux qu'ils méprisent le plus sont ceux qu'ils traitent le mieux et qu'ils comblent de bienfaits. J'avais horreur de Protésilas ; et je lui laissais toute l'autorité. Étrange illusion ! je me savais bon gré de le connaître ; et je n'avais pas la force de reprendre l'autorité que je lui avais abandonnée. D'ailleurs, je le trouvais commode, complaisant, industrieux pour flatter mes passions, ardent pour mes intérêts. Enfin j'avais une raison pour m'excuser en moi-même de ma faiblesse, c'est que je ne connaissais point de véritable vertu : faute d'avoir su choisir des gens de bien qui conduisissent mes affaires, je croyais qu'il n'y en avait point sur la terre, et que la probité était un beau fantôme. Qu'importe, disais-je, de faire un grand éclat pour sortir des mains d'un homme corrompu, et pour tomber dans celles de quelque autre qui ne sera ni plus désintéressé, ni plus sincère que lui ? Cependant l'armée navale commandée par Polymène revint. Je ne songeai plus à la conquête de Carpathie ; et Protésilas ne put dissimuler si profondément, que je ne découvrisse combien il était affligé de savoir que Philoclès était en sûreté dans Samos.
Mentor interrompit encore Idoménée, pour lui demander s'il avait continué, après une si noire trahison, à confier toutes ses affaires à Protésilas. J'étais, lui répondit Idoménée, trop ennemi des affaires, et trop inappliqué, pour pouvoir me tirer de ses mains ; il aurait fallu renverser l'ordre que j'avais établi pour ma commodité, et instruire un nouvel homme ; c'est ce que je n'eus jamais la force d'entreprendre. J'aimai mieux fermer les yeux pour ne pas voir les artifices de Protésilas. Je me consolais seulement en faisant entendre à certaines personnes de confiance que je n'ignorais pas sa mauvaise foi. Ainsi je m'imaginais n'être trompé qu'à demi, puisque je savais que j'étais trompé. Je faisais même de temps en temps sentir à Protésilas que je supportais son joug avec impatience. Je prenais souvent plaisir à le contredire, à blâmer publiquement quelque chose qu'il avait fait, à décider contre son sentiment ; mais, comme il connaissait ma hauteur et ma paresse, il ne s'embarrassait point de tous mes chagrins. Il revenait opiniâtrément à la charge ; il usait tantôt de manières pressantes, tantôt de souplesse et d'insinuation : surtout quand il s'apercevait que j'étais peiné contre lui, il redoublait ses soins pour me fournir de nouveaux amusements propres à m'amollir, ou pour m'embarquer dans quelque affaire où il eût occasion de se rendre nécessaire, et de faire valoir son zèle pour ma réputation.
Quoique je fusse en garde contre lui, cette manière de flatter mes passions m'entraînait toujours : il savait mes secrets ; il me soulageait dans mes embarras ; il faisait trembler tout le monde par mon autorité. Enfin je ne pus me résoudre à le perdre. Mais, en le maintenant dans sa place, je mis tous les gens de bien hors d'état de me représenter mes véritables intérêts. Depuis ce moment on n'entendit plus dans mes conseils aucune parole libre ; la vérité s'éloigna de moi ; l'erreur, qui prépare la chute des rois, me punit d'avoir sacrifié Philoclès à la cruelle ambition de Protésilas : ceux mêmes qui avaient le plus de zèle pour l'État et pour ma personne se crurent dispensés de me détromper, après un si terrible exemple. Moi-même, mon cher Mentor, je craignais que la vérité ne perçât le nuage, et qu'elle ne parvînt jusqu'à moi malgré les flatteurs ; car, n'ayant plus la force de la suivre, sa lumière m'était importune. Je sentais en moi-même qu'elle m'eût causé de cruels remords, sans pouvoir me tirer d'un si funeste engagement. Ma mollesse, et l'ascendant que Protésilas avait pris insensiblement sur moi, me plongeaient dans une espèce de désespoir de rentrer jamais en liberté. Je ne voulais ni voir un si honteux état, ni le laisser voir aux autres. Vous savez, cher Mentor, la vaine hauteur et la fausse gloire dans laquelle on élève les rois : ils ne veulent jamais avoir tort. Pour couvrir une faute, il en faut faire cent. Plutôt que d'avouer qu'on s'est trompé, et que de se donner la peine de revenir de son erreur, il faut se laisser tromper toute sa vie. Voilà l'état des princes faibles et inappliqués : c'était précisément le mien, lorsqu'il fallut que je partisse pour le siége de Troie.
En partant, je laissai Protésilas maître des affaires ; il les conduisit, en mon absence, avec hauteur et inhumanité. Tout le royaume de Crète gémissait sous sa tyrannie : mais personne n'osait me mander l'oppression des peuples ; on savait que je craignais de voir la vérité, et que j'abandonnais à la cruauté de Protésilas tous ceux qui entreprenaient de parler contre lui. Mais moins on osait éclater, plus le mal était violent. Dans la suite il me contraignit de chasser le vaillant Mérione, qui m'avait suivi avec tant de gloire au siége de Troie. Il en était devenu jaloux, comme de tous ceux que j'aimais et qui montraient quelque vertu.
Il faut que vous sachiez, mon cher Mentor, que tous mes malheurs sont venus de là. Ce n'est pas tant la mort de mon fils qui causa la révolte des Crétois, que la vengeance des dieux irrités contre mes faiblesses, et la haine des peuples, que Protésilas m'avait attirée. Quand je répandis le sang de mon fils, les Crétois, lassés d'un gouvernement rigoureux, avaient épuisé toute leur patience ; et l'horreur de cette dernière action ne fit que montrer au dehors ce qui était depuis longtemps dans le fond des cœurs.
Timocrate me suivit au siége de Troie, et rendait compte secrètement, par ses lettres à Protésilas, de tout ce qu'il pouvait découvrir. Je sentais bien que j'étais en captivité ; mais je tâchais de n'y penser pas, désespérant d'y remédier. Quand les Crétois, à mon arrivée, se révoltèrent, Protésilas et Timocrate furent les premiers à s'enfuir. Ils m'auraient sans doute abandonné, si je n'eusse été contraint de m'enfuir presque aussitôt qu'eux. Comptez, mon cher Mentor, que les hommes insolents pendant la prospérité sont toujours faibles et tremblants dans la disgrâce. La tête leur tourne aussitôt que l'autorité absolue leur échappe. On les voit aussi rampants qu'ils ont été hautains ; et c'est en un moment qu'ils passent d'une extrémité à l'autre.
Mentor dit à Idoménée : Mais d'où vient donc que, connaissant à fond ces deux méchants hommes, vous les gardez encore auprès de vous comme je les vois ? Je ne suis pas surpris qu'ils vous aient suivi, n'ayant rien de meilleur à faire pour leurs intérêts ; je comprends même que vous avez fait une action généreuse de leur donner un asile dans votre nouvel établissement : mais pourquoi vous livrer encore à eux après tant de cruelles expériences?
Vous ne savez pas, répondit Idoménée, combien toutes les expériences sont inutiles aux princes amollis et inappliqués qui vivent sans réflexion. Ils sont mécontents de tout ; et ils n'ont le courage de rien redresser. Tant d'années d'habitude étaient des chaînes de fer qui me liaient à ces deux hommes ; et ils m'obsédaient à toute heure. Depuis que je suis ici, ils m'ont jeté dans toutes les dépenses excessives que vous avez vues ; ils ont épuisé cet état naissant ; ils m'ont attiré cette guerre qui allait m'accabler sans vous. J'aurais bientôt éprouvé à Salente les mêmes malheurs que j'ai sentis en Crète ; mais vous m'avez enfin ouvert les yeux, et vous m'avez inspiré le courage qui me manquait pour me mettre hors de servitude. Je ne sais ce que vous avez fait en moi ; mais, depuis que vous êtes ici, je me sens un autre homme.
Mentor demanda ensuite à Idoménée quelle était la conduite de Protésilas dans ce changement des affaires. Rien n'est plus artificieux, répondit Idoménée, que ce qu'il a fait depuis votre arrivée. D'abord il n'oublia rien pour jeter indirectement quelque défiance dans mon esprit. Il ne disait rien contre vous ; mais je voyais diverses gens qui venaient m'avertir que ces deux étrangers étaient fort à craindre. L'un, disaient-ils, est le fils du trompeur Ulysse ; l'autre est un homme caché et d'un esprit profond : ils sont accoutumés à errer de royaume en royaume ; qui sait s'ils n'ont point formé quelque dessein sur celui-ci? ces aventuriers racontent eux-mêmes qu'ils ont causé de grands troubles dans tous les pays où ils ont passé : voici un État naissant et mal affermi ; les moindres mouvements pourraient le renverser.
Protésilas ne disait rien ; mais il tâchait de me faire entrevoir le danger et l'excès de toutes ces réformes que vous me faisiez entreprendre. Il me prenait par mon propre intérêt. Si vous mettez, me disait-il, les peuples dans l'abondance, ils ne travailleront plus ; ils deviendront fiers, indociles, et seront toujours prêts à se révolter : il n'y a que la faiblesse et la misère qui les rende souples, et qui les empêche de résister à l'autorité. Souvent il tâchait de reprendre son ancienne autorité pour m'entraîner ; et il la couvrait d'un prétexte de zèle pour mon service. En voulant soulager les peuples, me disait-il, vous rabaissez la puissance royale ; et par là vous faites au peuple même un tort irréparable, car il a besoin qu'on le tienne bas pour son propre repos.
A tout cela je répondais que je saurais bien tenir les peuples dans leur devoir en me faisant aimer d'eux ; en ne relâchant rien de mon autorité, quoique je les soulageasse ; en punissant avec fermeté tous les coupables ; enfin, en donnant aux enfants une bonne éducation et à tout le peuple une exacte discipline pour le tenir dans une vie simple, sobre et laborieuse. Eh quoi ! disais-je, ne peut-on pas soumettre un peuple sans le faire mourir de faim ? Quelle inhumanité ! quelle politique brutale ! Combien voyons-nous de peuples traités doucement, et très-fidèles à leurs princes ! Ce qui cause les révoltes, c'est l'ambition et l'inquiétude des grands d'un État, quand on leur a donné trop de licence, et qu'on a laissé leurs passions s'étendre sans bornes ; c'est la multitude des grands et des petits qui vivent dans la mollesse, dans le luxe, et dans l'oisiveté ; c'est la trop grande abondance d'hommes adonnés à la guerre, qui ont négligé toutes les occupations utiles qu'il faut prendre dans les temps de paix ; enfin, c'est le désespoir des peuples maltraités ; c'est la dureté, la hauteur des rois, et leur mollesse, qui les rend incapables de veiller sur tous les membres de l'État pour prévenir les troubles. Voilà ce qui cause les révoltes, et non pas le pain qu'on laisse manger en paix au laboureur, après qu'il l'a gagné à la sueur de son visage.
Quand Protésilas a vu que j'étais inébranlable dans ces maximes, il a pris un parti tout opposé à sa conduite passée : il a commencé à suivre ces maximes qu'il n'avait pu détruire ; il a fait semblant de les goûter, d'en être convaincu, de m'avoir obligation de l'avoir éclairé là-dessus. Il va au-devant de tout ce que je puis souhaiter pour soulager les pauvres ; il est le premier à me représenter leurs besoins, et à crier contre les dépenses excessives. Vous savez même qu'il vous loue, qu'il vous témoigne de la confiance, et qu'il n'oublie rien pour vous plaire. Pour Timocrate, il commence à n'être plus si bien avec Protésilas ; il a songé à se rendre indépendant : Protésilas en est jaloux ; et c'est en partie par leurs différends que j'ai découvert leur perfidie.
Mentor, souriant, répondit ainsi à Idoménée : Quoi donc ! vous avez été faible jusqu'à vous laisser tyranniser pendant tant d'années par deux traîtres dont vous connaissiez la trahison ! Ah ! vous ne savez pas, répondit Idoménée, ce que peuvent les hommes artificieux sur un roi faible et inappliqué qui s'est livré à eux pour toutes ses affaires. D'ailleurs, je vous ai déjà dit que Protésilas entre maintenant dans toutes vos vues pour le bien public. Mentor reprit ainsi le discours d'un air grave : Je ne vois que trop combien les méchants prévalent sur les bons auprès des rois ; vous en êtes un terrible exemple. Mais vous dites que je vous ai ouvert les yeux sur Protésilas ; et ils sont encore fermés pour laisser le gouvernement de vos affaires à cet homme indigne de vivre. Sachez que les méchants ne sont point des hommes incapables de faire le bien ; ils le font indifféremment, de même que le mal, quand il peut servir à leur ambition. Le mal ne leur coûte rien à faire, parce qu'aucun sentiment de bonté ni aucun principe de vertu ne les retient; mais aussi ils font le bien sans peine, parce que leur corruption les porte à le faire pour paraître bons, et pour tromper le reste des hommes. A proprement parler, ils ne sont pas capables de la vertu, quoiqu'ils paraissent la pratiquer ; mais ils sont capables d'ajouter à tous leurs autres vices le plus horrible des vices, qui est l'hypocrisie. Tant que vous voudrez absolument faire le bien, Protésilas sera prêt à le faire avec vous, pour conserver l'autorité ; mais si peu qu'il sente en vous de facilité à vous relâcher, il n'oubliera rien pour vous faire retomber dans l'égarement, et pour reprendre en liberté son naturel trompeur et féroce. Pouvez-vous vivre avec honneur et repos, pendant qu'un tel homme vous obsède à toute heure, et que vous savez le sage et le fidèle Philoclès pauvre et déshonoré dans l'île de Samos?
Vous reconnaissez bien, ô Idoménée, que les hommes trompeurs et hardis qui sont présents entraînent les princes faibles ; mais vous devriez ajouter que les princes ont encore un autre malheur qui n'est pas moindre, c'est celui d'oublier facilement la vertu et les services d'un homme éloigné. La multitude des hommes qui environnent les princes est cause qu'il n'y en a aucun qui fasse une impression profonde sur eux: ils ne sont frappés que de ce qui est présent, et qui les flatte ; tout le reste s'efface bientôt. Surtout la vertu les touche peu, parce que la vertu, loin de les flatter, les contredit et les condamne dans leurs faiblesses. Faut-il s'étonner s'ils ne sont point aimés, puisqu'ils ne sont point aimables, et qu'ils n'aiment rien que leur grandeur et leur plaisir?
Après avoir dit ces paroles, Mentor persuada à Idoménée qu'il fallait au plus tôt chasser Protésilas et Timocrate, pour rappeler Philoclès. L'unique difficulté qui arrêtait le roi, c'est qu'il craignait la sévérité de Philoclès. J'avoue, disait-il, que je ne puis m'empêcher de craindre un peu son retour, quoique je l'aime et que je l'estime. Je suis depuis ma tendre jeunesse accoutumé à des louanges, à des empressements et à des complaisances, que je ne saurais espérer de trouver dans cet homme. Dès que je faisais quelque chose qu'il n'approuvait pas, son air triste me marquait assez qu'il me condamnait. Quand il était en particulier avec moi, ses manières étaient respectueuses et modérées, mais sèches.
Ne voyez-vous pas, lui répondit Mentor, que les princes gâtés par la flatterie trouvent sec et austère tout ce qui est libre et ingénu ? Ils vont même jusqu'à s'imaginer qu'on n'est pas zélé pour leur service, et qu'on n'aime pas leur autorité, dès qu'on n'a point l'âme servile, et qu'on n'est pas prêt à les flatter dans l'usage le plus injuste de leur puissance. Toute parole libre et généreuse leur paraît hautaine, critique et séditieuse. Ils deviennent si délicats, que tout ce qui n'est point flatteur les blesse et les irrite. Mais allons plus loin. Je suppose que Philoclès est effectivement sec et austère : son austérité ne vaut-elle pas mieux que la flatterie pernicieuse de vos conseillers ? Où trouverez-vous un homme sans défauts ? et le défaut de vous dire trop hardiment la vérité n'est-il pas celui que vous devez le moins craindre? que dis-je ! n'est-ce pas un défaut nécessaire pour corriger les vôtres, et pour vaincre ce dégoût de la vérité où la flatterie vous a fait tomber ? Il vous faut un homme qui n'aime que la vérité et vous ; qui vous aime mieux que vous ne savez vous aimer vous-même ; qui vous dise la vérité malgré vous ; qui force tous vos retranchements : et cet homme nécessaire, c'est Philoclès. Souvenez-vous qu'un prince est trop heureux quand il naît un seul homme sous son règne avec cette générosité ; qu'il est le plus précieux trésor de l'État ; et que la plus grande punition qu'il doit craindre des dieux, est de perdre un tel homme, s'il s'en rend indigne faute de savoir s'en servir.
Pour les défauts des gens de bien, il faut les savoir connaître, et ne laisser pas de se servir d'eux. Redressez-les ; ne vous livrez jamais aveuglément à leur zèle indiscret ; mais écoutez-les favorablement; honorez leur vertu ; surtout gardez-vous bien d'être plus longtemps comme vous avez été jusqu'ici. Les princes gâtés comme vous l'étiez, se contentant de mépriser les hommes corrompus, ne laissent pas de les employer avec confiance, et de les combler de bienfaits : d'un autre côté, ils se piquent de connaître les hommes vertueux ; mais ils ne leur donnent que de vains éloges, n'osant ni leur confier les emplois, ni les admettre dans leur commerce familier, ni répandre des bienfaits sur eux.
Alors Idoménée dit qu'il était honteux d'avoir tant tardé à délivrer l'innocence opprimée, et à punir ceux qui l'avaient trompé. Mentor n'eut même aucune peine à déterminer le roi à perdre son favori ; car aussitôt qu'on est parvenu à rendre les favoris suspects et importuns à leurs maîtres, les princes, lassés et embarrassés, ne cherchent plus qu'à s'en défaire : leur amitié s'évanouit, les services sont oubliés ; la chute des favoris ne leur coûte rien, pourvu qu'ils ne les voient plus.
Aussitôt le roi ordonna en secret à Hégésippe, qui était un des principaux officiers de sa maison, de prendre Protésilas et Timocrate, de les conduire en sûreté dans l'île de Samos, de les y laisser, et de ramener Philoclès de ce lieu d'exil. Hégésippe, surpris de cet ordre, ne put s'empêcher de pleurer de joie. C'est maintenant, dit-il au roi, que vous allez charmer vos sujets. Ces deux hommes ont causé tous vos malheurs et tous ceux de vos peuples : il y a vingt ans qu'ils font gémir tous les gens de bien, et qu'à peine ose-t-on même gémir, tant leur tyrannie est cruelle ; ils accablent tous ceux qui entreprennent d'aller à vous par un autre canal que le leur. Ensuite Hégésippe découvrit au roi un grand nombre de perfidies et d'inhumanités commises par ces deux hommes, dont le roi n'avait jamais entendu parler, parce que personne n'osait les accuser. Il lui raconta même ce qu'il avait découvert d'une conjuration secrète pour faire périr Mentor. Le roi eut horreur de tout ce qu'il voyait.
Hégésippe se hâta d'aller prendre Protésilas dans sa maison : elle était moins grande, mais plus commode et plus riante que celle du roi; l'architecture était de meilleur goût ; Protésilas l'avait ornée avec une dépense tirée du sang des misérables. Il était alors dans un salon de marbre auprès de ses bains, couché négligemment sur un lit de pourpre avec une broderie d'or ; il paraissait las et épuisé de ses travaux ; ses yeux et ses sourcils montraient je ne sais quoi d'agité, de sombre et de farouche. Les plus grands de l'État étaient autour de lui, rangés sur des tapis, composant leurs visages sur celui de Protésilas, dont ils observaient jusqu'au moindre clin d'œil. A peine ouvrait-il la bouche, que tout le monde se récriait pour admirer ce qu'il allait dire. Un des principaux de la troupe lui racontait avec des exagérations ridicules ce que Protésilas lui-même avait fait pour le roi. Un autre lui assurait que Jupiter, ayant trompé sa mère, lui avait donné la vie, et qu'il était fils du père des dieux. Un poëte venait de lui chanter des vers où il assurait que Protésilas, instruit par les Muses, avait égalé Apollon pour tous les ouvrages d'esprit. Un autre poëte, encore plus lâche et plus impudent, l'appelait, dans ses vers, l'inventeur des beaux-arts, et le père des peuples, qu'il rendait heureux ; il le dépeignait tenant en main la corne d'abondance.
Protésilas écoutait toutes ces louanges d'un air sec, distrait et dédaigneux, comme un homme qui sait bien qu'il en mérite encore de plus grandes, et qui fait trop de grâce de se laisser louer. Il y avait un flatteur qui prit la liberté de lui parler à l'oreille, pour lui dire quelque chose de plaisant contre la police que Mentor tâchait d'établir. Protésilas sourit ; toute l'assemblée se mit aussitôt à rire, quoique la plupart ne pussent point encore savoir ce qu'on avait dit. Mais Protésilas reprenant bientôt son air sévère et hautain, chacun rentre dans la crainte et dans le silence. Plusieurs nobles cherchaient le moment où Protésilas pourrait se tourner vers eux et les écouter : ils paraissaient émus et embarrassés ; c'est qu'ils avaient à lui demander des grâces ; leur posture suppliante parlait pour eux ; ils paraissaient aussi soumis qu'une mère aux pieds des autels, lorsqu'elle demande aux dieux la guérison de son fils unique. Tous paraissaient contents, attendris, pleins d'admiration pour Protésilas, quoique tous eussent contre lui, dans le cœur, une rage implacable.
Dans ce moment Hégésippe entre, saisit l'épée de Protésilas, et lui déclare, de la part du roi, qu'il va l'emmener dans l'île de Samos. A ces paroles, toute l'arrogance de ce favori tomba, comme un rocher qui se détache du sommet d'une montagne escarpée*. Le voilà qui se jette tremblant et troublé aux pieds d'Hégésippe ; il pleure, il hésite, il bégaye, il tremble ; il embrasse les genoux de cet homme, qu'il ne daignait pas, une heure auparavant, honorer d'un de ses regards. Tous ceux qui l'encensaient, le voyant perdu sans ressource, changèrent leurs flatteries en des insultes sans pitié.
Hégésippe ne voulut lui laisser le temps ni de faire ses derniers adieux à sa famille, ni de prendre certains écrits secrets. Tout fut saisi et porté au roi. Timocrate fut arrêté dans le même temps : et sa surprise fut extrême ; car il croyait qu'étant brouillé avec Protésilas il ne pouvait être enveloppé dans sa ruine. Ils partent dans un vaisseau qu'on avait préparé. On arrive à Samos. Hégésippe y laisse ces deux malheureux ; et, pour mettre le comble à leur malheur, il les laisse ensemble. Là, ils se reprochent avec fureur, l'un à l'autre, les crimes qu'ils ont faits, et qui sont cause de leur chute : ils se trouvent sans espérance de revoir Salente, condamnés à vivre loin de leurs femmes et de leurs enfants ; je ne dis pas de leurs amis, car ils n'en avaient point. On les menait dans une terre inconnue, où ils ne devaient plus avoir d'autre ressource pour vivre que leur travail, eux qui avaient passé tant d'années dans les délices et dans le faste. Semblables à deux bêtes farouches, ils étaient toujours prêts à se déchirer l'un l'autre.
Cependant Hégésippe demanda en quel lieu de l'île demeurait Philoclès. On lui dit qu'il demeurait assez loin de la ville, sur une montagne où une grotte lui servait de maison. Tout le monde lui parla avec admiration de cet étranger. Depuis qu'il est dans cette île, lui disait-on, il n'a offensé personne : chacun est touché de sa patience, de son travail, de sa tranquillité ; n'ayant rien, il paraît toujours content. Quoiqu'il soit ici loin des affaires, sans biens et sans autorité, il ne laisse pas d'obliger ceux qui le méritent, et il a mille industries pour faire plaisir à tous ses voisins.
Hégésippe s'avance vers cette grotte, il la trouve vide et ouverte ; car la pauvreté et la simplicité des mœurs de Philoclès faisaient qu'il n'avait, en sortant, aucun besoin de fermer sa porte. Une natte de jonc grossier lui servait de lit. Rarement il allumait du feu, parce qu'il ne mangeait rien de cuit : il se nourrissait, pendant l'été, de fruits nouvellement cueillis, et, en hiver, de dattes et de figues sèches. Une claire fontaine, qui faisait une nappe d'eau en tombant d'un rocher, le désaltérait. Il n'avait dans sa grotte que les instruments nécessaires à la sculpture, et quelques livres qu'il lisait à certaines heures ; non pour orner son esprit, ni pour contenter sa curiosité, mais pour s'instruire en se délassant de ses travaux, et pour apprendre à être bon. Pour la sculpture, il ne s'y appliquait que pour exercer son corps, fuir l'oisiveté, et gagner sa vie sans avoir besoin de personne.
Hégésippe, en entrant dans la grotte, admira les ouvrages qui étaient commencés. Il remarqua un Jupiter, dont le visage serein était si plein de majesté, qu'on le reconnaissait aisément pour le père des dieux et des hommes. D'un autre côté paraissait Mars avec une fierté rude et menaçante. Mais ce qui était de plus touchant, c'était une Minerve qui animait les Arts ; son visage était noble et doux, sa taille grande et libre : elle était dans une action si vive, qu'on aurait pu croire qu'elle allait marcher.
Hégésippe, ayant pris plaisir à voir ces statues, sortit de la grotte, et vit de loin, sous un grand arbre, Philoclès qui lisait sur le gazon: il va vers lui ; et Philoclès, qui l'aperçoit, ne sait que croire. N'est-ce point là, dit-il en lui-même, Hégésippe, avec qui j'ai si longtemps vécu en Crète ? Mais quelle apparence qu'il vienne dans une île si éloignée ? Ne serait-ce point son ombre qui viendrait après sa mort des rives du Styx ? Pendant qu'il était dans ce doute, Hégésippe arriva si proche de lui, qu'il ne put s'empêcher de le reconnaître et de l'embrasser. Est-ce donc vous, dit-il, mon cher et ancien ami ? quel hasard, quelle tempête vous a jeté sur ce rivage ? pourquoi avez-vous abandonné l'île de Crète ? est-ce une disgrâce semblable à la mienne qui vous a arraché à notre patrie?
Hégésippe lui répondit : Ce n'est point une disgrâce ; au contraire, c'est la faveur des dieux qui m'amène ici. Aussitôt il lui raconta la longue tyrannie de Protésilas ; ses intrigues avec Timocrate ; les malheurs où ils avaient précipité Idoménée ; la chute de ce prince ; sa fuite sur les côtes d'Italie, la fondation de Salente ; l'arrivée de Mentor et de Télémaque ; les sages maximes dont Mentor avait rempli l'esprit du roi, et la disgrâce des deux traîtres. Il ajouta qu'il les avait menés à Samos, pour y souffrir l'exil qu'ils avaient fait souffrir à Philoclès; et il finit en lui disant qu'il avait ordre de le conduire à Salente, où le roi, qui connaissait son innocence, voulait lui confier ses affaires, et le combler de biens.
Voyez-vous, lui répondit Philoclès, cette grotte, plus propre à cacher les bêtes sauvages, qu'à être habitée par des hommes ? j'y ai goûté depuis tant d'années plus de douceur et de repos que dans les palais dorés de l'île de Crète. Les hommes ne me trompent plus ; car je ne vois plus les hommes, je n'entends plus leurs discours flatteurs et empoisonnés ; je n'ai plus besoin d'eux ; mes mains, endurcies au travail, me donnent facilement la nourriture simple qui m'est nécessaire ; il ne me faut, comme vous voyez, qu'une légère étoffe pour me couvrir. N'ayant plus de besoins, jouissant d'un calme profond et d'une douce liberté, dont la sagesse de mes livres m'apprend à faire un bon usage, qu'irais-je encore chercher parmi les hommes jaloux, trompeurs et inconstants ? Non, non, mon cher Hégésippe, ne m'enviez point mon bonheur. Protésilas s'est trahi lui-même, voulant trahir le roi, et me perdre. Mais il ne m'a fait aucun mal ; au contraire, il m'a fait le plus grand des biens, il m'a délivré du tumulte et de la servitude des affaires : je lui dois ma chère solitude, et tous les plaisirs innocents que j'y goûte.
Retournez, ô Hégésippe, retournez vers le roi, aidez-lui à supporter les misères de la grandeur, et faites auprès de lui ce que vous voudriez que je fisse. Puisque ses yeux, si longtemps fermés à la vérité, ont été enfin ouverts par cet homme sage que vous nommez Mentor, qu'il le retienne auprès de lui. Pour moi, après mon naufrage, il ne me convient pas de quitter le port où la tempête m'a heureusement jeté, pour me remettre à la merci des flots. O que les rois sont à plaindre ! ô que ceux qui les servent sont dignes de compassion ! S'ils sont méchants, combien font-ils souffrir les hommes ! et quels tourments leur sont préparés dans le noir Tartare ! S'ils sont bons, quelles difficultés n'ont-ils pas à vaincre ! quels piéges à éviter ! quels maux à souffrir! Encore une fois, Hégésippe, laissez-moi dans mon heureuse pauvreté.
Pendant que Philoclès parlait ainsi avec beaucoup de véhémence, Hégésippe le regardait avec étonnement. Il l'avait vu autrefois en Crète, lorsqu'il gouvernait les plus grandes affaires, maigre, languissant et épuisé ; c'est que son naturel ardent et austère le consumait dans le travail ; il ne pouvait voir sans indignation le vice impuni ; il voulait dans les affaires une certaine exactitude qu'on n'y trouve jamais : ainsi ses emplois détruisaient sa santé délicate. Mais, à Samos, Hégésippe le voyait gras et vigoureux ; malgré les ans, la jeunesse fleurie s'était renouvelée sur son visage ; une vie sobre, tranquille et laborieuse lui avait fait comme un nouveau tempérament.
Vous êtes surpris de me voir si changé, dit alors Philoclès en souriant; c'est ma solitude qui m'a donné cette fraîcheur et cette santé parfaite: mes ennemis m'ont donné ce que je n'aurais jamais pu trouver dans la plus grande fortune. Voulez-vous que je perde les vrais biens pour courir après les faux, et pour me replonger dans mes anciennes misères? Ne soyez pas plus cruel que Protésilas ; du moins ne m'enviez pas le bonheur que je tiens de lui.
Alors Hégésippe lui représenta, mais inutilement, tout ce qu'il crut propre à le toucher. Êtes-vous donc, lui disait-il, insensible au plaisir de revoir vos proches et vos amis, qui soupirent après votre retour, et que la seule espérance de vous embrasser comble de joie ? Mais vous, qui craignez les dieux, et qui aimez votre devoir, comptez-vous pour rien de servir votre roi, de l'aider dans tous les biens qu'il veut faire, et de rendre tant de peuples heureux ? Est-il permis de s'abandonner à une philosophie sauvage, de se préférer à tout le reste du genre humain, et d'aimer mieux son repos que le bonheur de ses concitoyens ? Au reste, on croira que c'est par ressentiment, que vous ne voulez plus voir le roi. S'il vous a voulu faire du mal, c'est qu'il ne vous a point connu : ce n'était pas le véritable, le bon, le juste Philoclès qu'il a voulu faire périr ; c'était un homme bien différent de vous qu'il voulait punir. Mais maintenant qu'il vous connaît, et qu'il ne vous prend plus pour un autre, il sent toute son ancienne amitié revivre dans son cœur : il vous attend : déjà il vous tend les bras pour vous embrasser ; dans son impatience, il compte les jours et les heures. Aurez-vous le cœur assez dur pour être inexorable à votre roi et à tous vos plus tendres amis?
Philoclès, qui avait d'abord été attendri en reconnaissant Hégésippe, reprit son air austère en écoutant ce discours. Semblable à un rocher contre lequel les vents combattent en vain, et où toutes les vagues vont se briser en gémissant, il demeurait immobile*; et les prières ni les raisons ne trouvaient aucune ouverture pour entrer dans son cœur. Mais, au moment où Hégésippe commençait à désespérer de le vaincre, Philoclès, ayant consulté les dieux, découvrit, par le vol des oiseaux, par les entrailles des victimes, et par divers autres présages, qu'il devait suivre Hégésippe. Alors il ne résista plus, il se prépara à partir ; mais ce ne fut pas sans regretter le désert où il avait passé tant d'années. Hélas ! disait-il, faut-il que je vous quitte, ô aimable grotte, où le sommeil paisible venait toutes les nuits me délasser des travaux du jour ! Ici les Parques me filaient, au milieu de ma pauvreté, des jours d'or et de soie. Il se prosterna, en pleurant, pour adorer la Naïade qui l'avait si longtemps désaltéré par son onde claire, et les Nymphes qui habitaient dans toutes les montagnes voisines. Écho entendit ses regrets, et, d'une triste voix, les répéta à toutes les divinités champêtres.
Ensuite Philoclès vint à la ville avec Hégésippe pour s'embarquer. Il crut que le malheureux Protésilas, plein de honte et de ressentiment, ne voudrait point le voir : mais il se trompait ; car les hommes corrompus n'ont aucune pudeur, et ils sont toujours prêts à toutes sortes de bassesses. Philoclès se cachait modestement, de peur d'être vu par ce misérable ; il craignait d'augmenter sa misère en lui montrant la prospérité d'un ennemi qu'on allait élever sur ses ruines. Mais Protésilas cherchait avec empressement Philoclès ; il voulait lui faire pitié, et l'engager à demander au roi qu'il pût retourner à Salente. Philoclès était trop sincère pour lui promettre de travailler à le faire rappeler ; car il savait mieux que personne combien son retour eût été pernicieux : mais il lui parla fort doucement, lui témoigna de la compassion, tâcha de le consoler, l'exhorta à apaiser les dieux par des mœurs pures et par une grande patience dans ses maux. Comme il avait appris que le roi avait ôté à Protésilas tous ses biens injustement acquis, il lui promit deux choses, qu'il exécuta fidèlement dans la suite : l'une fut de prendre soin de sa femme et de ses enfants, qui étaient demeurés à Salente, dans une affreuse pauvreté, exposés à l'indignation publique ; l'autre était d'envoyer à Protésilas, dans cette île éloignée, quelque secours d'argent pour adoucir sa misère.
Cependant les voiles s'enflent d'un vent favorable. Hégésippe, impatient, se hâte de faire partir Philoclès. Protésilas les voit embarquer : ses yeux demeurent attachés et immobiles sur le rivage ; ils suivent le vaisseau qui fend les ondes, et que le vent éloigne toujours. Lors même qu'il ne peut plus le voir, il en repeint encore l'image dans son esprit. Enfin, troublé, furieux, livré à son désespoir, il s'arrache les cheveux, se roule sur le sable, reproche aux dieux leur rigueur, appelle en vain à son secours la cruelle mort, qui, sourde à ses prières, ne daigne le délivrer de tant de maux, et qu'il n'a pas le courage de se donner lui-même.
Cependant le vaisseau, favorisé de Neptune et des vents, arriva bientôt à Salente. On vint dire au roi qu'il entrait déjà dans le port : aussitôt il courut au-devant de Philoclès avec Mentor ; il l'embrassa tendrement, lui témoigna un sensible regret de l'avoir persécuté avec tant d'injustice. Cet aveu, bien loin de paraître une faiblesse dans un roi, fut regardé par tous les Salentins comme l'effort d'une grande âme, qui s'élève au-dessus de ses propres fautes, en les avouant avec courage pour les réparer. Tout le monde pleurait de joie de revoir l'homme de bien qui avait toujours aimé le peuple, et d'entendre le roi parler avec tant de sagesse et de bonté. Philoclès, avec un air respectueux et modeste, recevait les caresses du roi, et avait impatience de se dérober aux acclamations du peuple ; il suivit le roi au palais. Bientôt Mentor et lui furent dans la même confiance que s'ils avaient passé leur vie ensemble, quoiqu'ils ne se fussent jamais vus ; c'est que les dieux, qui ont refusé aux méchants des yeux pour connaître les bons, ont donné aux bons de quoi se connaître les uns les autres. Ceux qui ont le goût de la vertu ne peuvent être ensemble sans être unis par la vertu qu'ils aiment.
Bientôt Philoclès demanda au roi de se retirer, auprès de Salente, dans une solitude, où il continua à vivre pauvrement comme il avait vécu à Samos. Le roi allait avec Mentor le voir presque tous les jours dans son désert. C'est là qu'on examinait les moyens d'affermir les lois, et de donner une forme solide au gouvernement pour le bonheur public.
Las deux principales choses qu'on examina furent l'éducation des enfants, et la manière de vivre pendant la paix. Pour les enfants, Mentor disait : Ils appartiennent moins à leurs parents qu'à la république ; ils sont les enfants du peuple, ils en sont l'espérance et la force ; il n'est pas temps de les corriger quand ils se sont corrompus. C'est peu que de les exclure des emplois, lorsqu'on voit qu'ils s'en sont rendus indignes ; il vaut bien mieux prévenir le mal que d'être réduit à le punir. Le roi, ajoutait-il, qui est le père de tout son peuple, est encore plus particulièrement le père de toute la jeunesse, qui est la fleur de toute la nation. C'est dans la fleur qu'il faut préparer les fruits : que le roi ne dédaigne donc pas de veiller et de faire veiller sur l'éducation qu'on donne aux enfants ; qu'il tienne ferme pour faire observer les lois de Minos, qui ordonnent qu'on élève les enfants dans le mépris de la douleur et de la mort ; qu'on mette l'honneur à fuir les délices et les richesses ; que l'injustice, le mensonge, l'ingratitude et la mollesse passent pour des vices infâmes; qu'on leur apprenne, dès leur tendre enfance, à chanter les louanges des héros qui ont été aimés des dieux, qui ont fait des actions généreuses pour leur patrie, et qui ont fait éclater leur courage dans les combats; que le charme de la musique saisisse leurs âmes pour rendre leurs mœurs douces et pures ; qu'ils apprennent à être tendres pour leurs amis, fidèles à leurs alliés, équitables pour tous les hommes, même pour les plus cruels ennemis ; qu'ils craignent moins la mort et les tourments, que le moindre reproche de leurs consciences. Si, de bonne heure, on remplit les enfants de ces grandes maximes, et qu'on les fasse entrer dans leur cœur par la douceur du chant, il y en aura peu qui ne s'enflamment de l'amour de la gloire et de la vertu.
Mentor ajoutait qu'il était capital d'établir des écoles publiques pour accoutumer la jeunesse aux plus rudes exercices du corps, et pour éviter la mollesse et l'oisiveté, qui corrompent les plus beaux naturels ; il voulait une grande variété de jeux et de spectacles qui animassent tout le peuple, mais surtout qui exerçassent les corps pour les rendre adroits, souples et vigoureux : il ajoutait des prix pour exciter une noble émulation. Mais ce qu'il souhaitait le plus pour les bonnes mœurs, c'est que les jeunes gens se mariassent de bonne heure, et que leurs parents, sans aucune vue d'intérêt, leur laissassent choisir des femmes agréables de corps et d'esprit, auxquelles ils pussent s'attacher.
Mais pendant qu'on préparait ainsi les moyens de conserver la jeunesse pure, innocente, laborieuse, docile, et passionnée pour la gloire, Philoclès, qui aimait la guerre, disait à Mentor : En vain vous occuperez les jeunes gens à tous ces exercices, si vous les laissez languir dans une paix continuelle, où ils n'auront aucune expérience de la guerre, ni aucun besoin de s'éprouver sur la valeur. Par là vous affaiblirez insensiblement la nation ; les courages s'amolliront ; les délices corrompront les mœurs : d'autres peuples belliqueux n'auront aucune peine à les vaincre ; et, pour avoir voulu éviter les maux que la guerre entraîne après elle, ils tomberont dans une affreuse servitude.
Mentor lui répondit : Les maux de la guerre sont encore plus horribles que vous ne pensez. La guerre épuise un État, et le met toujours en danger de périr, lors même qu'on remporte les plus grandes victoires. Avec quelques avantages qu'on la commence, on n'est jamais sûr de la finir sans être exposé aux plus tragiques renversements de fortune. Avec quelque supériorité de forces qu'on s'engage dans un combat, le moindre mécompte, une terreur panique, un rien vous arrache la victoire qui était déjà dans vos mains, et la transporte chez vos ennemis. Quand même on tiendrait dans son camp la victoire comme enchaînée, on se détruit soi-même en détruisant ses ennemis ; on dépeuple son pays ; on laisse les terres presque incultes ; on trouble le commerce ; mais, ce qui est bien pis, on affaiblit les meilleures lois, et on laisse corrompre les mœurs : la jeunesse ne s'adonne plus aux lettres ; le pressant besoin fait qu'on souffre une licence pernicieuse dans les troupes ; la justice, la police, tout souffre de ce désordre. Un roi qui verse le sang de tant d'hommes, et qui cause tant de malheurs pour acquérir un peu de gloire, ou pour étendre les bornes de son royaume, est indigne de la gloire qu'il cherche, et mérite de perdre ce qu'il possède, pour avoir voulu usurper ce qui ne lui appartient pas.
Mais voici le moyen d'exercer le courage d'une nation en temps de paix. Vous avez déjà vu les exercices du corps que nous établissons, les prix qui exciteront l'émulation, les maximes de gloire et de vertu dont on remplira les âmes des enfants, presque dès le berceau, par le chant des grandes actions des héros ; ajoutez à ces secours celui d'une vie sobre et laborieuse. Mais ce n'est pas tout : aussitôt qu'un peuple allié de votre nation aura une guerre, il faut y envoyer la fleur de votre jeunesse, surtout ceux en qui on remarquera le génie de la guerre, et qui seront les plus propres à profiter de l'expérience. Par là vous conserverez une haute réputation chez vos alliés : votre alliance sera recherchée, on craindra de la perdre : sans avoir la guerre chez vous et à vos dépens, vous aurez toujours une jeunesse aguerrie et intrépide. Quoique vous ayez la paix chez vous, vous ne laisserez pas de traiter avec de grands honneurs ceux qui auront le talent de la guerre : car le vrai moyen d'éloigner la guerre et de conserver une longue paix, c'est de cultiver les armes ; c'est d'honorer les hommes qui excellent dans cette profession ; c'est d'en avoir toujours qui s'y soient exercés dans les pays étrangers, et qui connaissent les forces, la discipline militaire et les manières de faire la guerre des peuples voisins ; c'est d'être également incapable et de faire la guerre par ambition, et de la craindre par mollesse. Alors étant toujours prêt à la faire pour la nécessité, on parvient à ne l'avoir presque jamais.
Pour les alliés, quand ils sont prêts à se faire la guerre les uns aux autres, c'est à vous à vous rendre médiateur. Par là vous acquérez une gloire plus solide et plus sûre que celle des conquérants ; vous gagnez l'amour et l'estime des étrangers ; ils ont tous besoin de vous : vous régnez sur eux par la confiance, comme vous régnez sur vos sujets par l'autorité ; vous devenez le dépositaire des secrets, l'arbitre des traités, le maître des cœurs ; votre réputation vole dans tous les pays les plus éloignés ; votre nom est comme un parfum délicieux qui s'exhale de pays en pays chez les peuples les plus reculés. En cet état, qu'un peuple voisin vous attaque contre les règles de la justice, il vous trouve aguerri, préparé ; mais, ce qui est bien plus fort, il vous trouve aimé et secouru ; tous vos voisins s'alarment pour vous, et sont persuadés que votre conservation fait la sûreté publique. Voilà un rempart bien plus assuré que toutes les murailles des villes, et que toutes les places les mieux fortifiées ; voilà la véritable gloire. Mais qu'il y a peu de rois qui sachent la chercher, et qui ne s'en éloignent point ! Ils courent après une ombre trompeuse, et laissent derrière eux le vrai bonheur, faute de le connaître.
Après que Mentor eut parlé ainsi, Philoclès étonné le regardait ; puis il jetait les yeux sur le roi, et était charmé de voir avec quelle avidité Idoménée recueillait au fond de son cœur toutes les paroles qui sortaient, comme un fleuve de sagesse, de la bouche de cet étranger.
Minerve, sous la figure de Mentor, établissait ainsi dans Salente toutes les meilleures lois et les plus utiles maximes du gouvernement, moins pour faire fleurir le royaume d'Idoménée, que pour montrer à Télémaque, quand il reviendrait, un exemple sensible de ce qu'un sage gouvernement peut faire pour rendre les peuples heureux, et pour donner à un bon roi une gloire durable.
LIVRE DOUZIÈME.
SOMMAIRE.
Pendant son séjour chez les alliés, Télémaque gagne l'affection des principaux chefs, et même celle de Philoctète, d'abord indisposé contre lui, à cause d'Ulysse son père.—Philoctète lui fait le récit de ses aventures ; il lui montre les funestes effets de l'amour en lui racontant l'histoire tragique de la mort d'Hercule.—Il lui apprend comment il obtint de ce héros les flèches fatales sans lesquelles la ville de Troie ne pouvait être prise, et comment il fut puni d'avoir trahi le secret de la mort d'Hercule par tous les maux qu'il eut à souffrir dans l'île de Lemnos, et enfin comment Ulysse se servit de Néoptolème pour le décider à se rendre au siége de Troie, où il fut guéri de sa blessure par les fils d'Esculape.
Cependant Télémaque montrait son courage dans les périls de la guerre. En partant de Salente, il s'appliqua à gagner l'affection des vieux capitaines, dont la réputation et l'expérience étaient au comble. Nestor, qui l'avait déjà vu à Pylos, et qui avait toujours aimé Ulysse, le traitait comme s'il eût été son propre fils. Il lui donnait des instructions qu'il appuyait de divers exemples ; il lui racontait toutes les aventures de sa jeunesse, et tout ce qu'il avait vu faire de plus remarquable aux héros de l'âge passé. La mémoire de ce sage vieillard, qui avait reçu trois âges d'homme*, était comme une histoire des anciens temps gravée sur le marbre ou sur l'airain.
Philoctète n'eut pas d'abord la même inclination que Nestor pour Télémaque : la haine qu'il avait nourrie si longtemps dans son cœur contre Ulysse l'éloignait de son fils : et il ne pouvait voir qu'avec peine tout ce qu'il semblait que les dieux préparaient en faveur de ce jeune homme, pour le rendre égal aux héros qui avaient renversé la ville de Troie. Mais enfin la modération de Télémaque vainquit tous les ressentiments de Philoctète ; il ne put se défendre d'aimer cette vertu douce et modeste. Il prenait souvent Télémaque, et lui disait : Mon fils (car je ne crains plus de vous nommer ainsi), votre père et moi, je l'avoue, nous avons été longtemps ennemis l'un de l'autre : j'avoue même qu'après que nous eûmes fait tomber la superbe ville de Troie, mon cœur n'était point encore apaisé ; et, quand je vous ai vu, j'ai senti de la peine à aimer la vertu dans le fils d'Ulysse. Je me le suis souvent reproché. Mais enfin la vertu, quand elle est douce, simple, ingénue et modeste, surmonte tout. Ensuite Philoctète s'engagea insensiblement à lui raconter ce qui avait allumé dans son cœur tant de haine contre Ulysse.
Il faut, dit-il, reprendre mon histoire de plus haut. Je suivais partout le grand Hercule, qui a délivré la terre de tant de monstres, et devant qui les autres héros n'étaient que comme sont les faibles roseaux auprès d'un grand chêne, ou comme les moindres oiseaux en présence de l'aigle. Ses malheurs et les miens vinrent d'une passion qui cause tous les désastres les plus affreux, c'est l'amour. Hercule, qui avait vaincu tant de monstres, ne pouvait vaincre cette passion honteuse ; et le cruel enfant Cupidon se jouait de lui. Il ne pouvait se ressouvenir, sans rougir de honte, qu'il avait autrefois oublié sa gloire jusqu'à filer auprès d'Omphale, reine de Lydie, comme le plus lâche et le plus efféminé de tous les hommes ; tant il avait été entraîné par un amour aveugle. Cent fois il m'a avoué que cet endroit de sa vie avait terni sa vertu, et presque effacé la gloire de tous ses travaux.
Cependant, ô dieux ! telle est la faiblesse et l'inconstance des hommes, ils se promettent tout d'eux-mêmes, et ne résistent à rien. Hélas ! le grand Hercule retomba dans les piéges de l'Amour qu'il avait si souvent détesté ; il aima Déjanire. Trop heureux, s'il eût été constant dans cette passion pour une femme qui fut son épouse ! Mais bientôt la jeunesse d'Iole, sur le visage de laquelle les grâces étaient peintes, ravit son cœur. Déjanire brûla de jalousie ; elle se ressouvint de cette fatale tunique que le centaure Nessus lui avait laissée, en mourant, comme un moyen assuré de réveiller l'amour d'Hercule, toutes les fois qu'il paraîtrait la négliger pour en aimer quelque autre. Cette tunique, pleine du sang venimeux du centaure, renfermait le poison des flèches dont ce monstre avait été percé. Vous savez que les flèches d'Hercule, qui tua ce perfide centaure, avaient été trempées dans le sang de l'hydre de Lerne, et que ce sang empoisonnait ses flèches, en sorte que toutes les blessures qu'elles faisaient étaient incurables.
Hercule, s'étant revêtu de cette tunique, sentit bientôt le feu dévorant qui se glissait jusque dans la moelle de ses os*: il poussait des cris horribles, dont le mont Œta[43] résonnait, et faisait retentir toutes les profondes vallées*; la mer même en paraissait émue ; les taureaux les plus furieux, qui auraient mugi dans leurs combats, n'auraient pas fait un bruit aussi affreux. Le malheureux Lichas, qui lui avait apporté de la part de Déjanire cette tunique, ayant osé s'approcher de lui, Hercule, dans le transport de sa douleur, le prit, le fit pirouetter comme un frondeur fait avec sa fronde tourner la pierre qu'il veut jeter loin de lui. Ainsi Lichas, lancé du haut de la montagne par la puissante main d'Hercule, tombait dans les flots de la mer*, où il fut changé tout à coup en un rocher qui garde encore la figure humaine, et qui, étant toujours battu par les vagues irritées, épouvante de loin les sages pilotes.
Après ce malheur de Lichas, je crus que je ne pouvais plus me fier à Hercule ; je songeais à me cacher dans les cavernes les plus profondes. Je le voyais déraciner sans peine d'une main les hauts sapins et les vieux chênes, qui, depuis plusieurs siècles, avaient méprisé les vents et les tempêtes. De l'autre main il tâchait en vain d'arracher de dessus son dos la fatale tunique ; elle s'était collée sur sa peau, et comme incorporée à ses membres*. A mesure qu'il la déchirait, il déchirait aussi sa peau et sa chair ; son sang ruisselait et trempait la terre. Enfin, sa vertu surmontant sa douleur, il s'écria : Tu vois, ô mon cher Philoctète, les maux que les dieux me font souffrir ; ils sont justes; c'est moi qui les ai offensés ; j'ai violé l'amour conjugal. Après avoir vaincu tant d'ennemis, je me suis lâchement laissé vaincre par l'amour d'une beauté étrangère : je péris ; et je suis content de périr pour apaiser les dieux. Mais, hélas ! cher ami, où est-ce que tu fuis ? L'excès de la douleur m'a fait commettre, il est vrai, contre ce misérable Lichas, une cruauté que je me reproche : il n'a pas su quel poison il me présentait ; il n'a point mérité ce que je lui ai fait souffrir ; mais crois-tu que je puisse oublier l'amitié que je te dois, et vouloir t'arracher la vie ? Non, non, je ne cesserai point d'aimer Philoctète. Philoctète recevra dans son sein mon âme prête à s'envoler : c'est lui qui recueillera mes cendres. Où es-tu donc, ô mon cher Philoctète! Philoctète, la seule espérance qui me reste ici-bas?
A ces mots, je me hâte de courir vers lui ; il me tend les bras, et veut m'embrasser ; mais il se retient, dans la crainte d'allumer dans mon sein le feu cruel dont il est lui-même brûlé. Hélas ! dit-il, cette consolation même ne m'est plus permise. En parlant ainsi, il assemble tous ces arbres qu'il vient d'abattre ; il en fait un bûcher sur le sommet de la montagne ; il monte tranquillement sur le bûcher ; il étend la peau du lion de Némée, qui avait si longtemps couvert ses épaules lorsqu'il allait d'un bout de la terre à l'autre abattre les monstres et délivrer les malheureux ; il s'appuie sur sa massue, et il m'ordonne d'allumer le feu du bûcher. Mes mains, tremblantes et saisies d'horreur, ne purent lui refuser ce cruel office ; car la vie n'était plus pour lui un présent des dieux, tant elle lui était funeste ! Je craignis même que l'excès de ses douleurs ne le transportât jusqu'à faire quelque chose d'indigne de cette vertu qui avait étonné l'univers. Comme il vit que la flamme commençait à prendre au bûcher : C'est maintenant, s'écria-t-il, mon cher Philoctète, que j'éprouve ta véritable amitié ; car tu aimes mon honneur, plus que ma vie. Que les dieux te le rendent ! Je te laisse ce que j'ai de plus précieux sur la terre, ces flèches trempées dans le sang de l'hydre de Lerne. Tu sais que les blessures qu'elles font sont incurables ; par elles tu seras invincible, comme je l'ai été, et aucun mortel n'osera combattre contre toi. Souviens-toi que je meurs fidèle à notre amitié, et n'oublie jamais combien tu m'as été cher. Mais, s'il est vrai que tu sois touché de mes maux, tu peux me donner une dernière consolation ; promets-moi de ne découvrir jamais à aucun mortel ni ma mort ni le lieu où tu auras caché mes cendres. Je le lui promis, hélas! je le jurai même, en arrosant son bûcher de mes larmes. Un rayon de joie parut dans ses yeux ; mais tout à coup un tourbillon de flammes qui l'enveloppa étouffa sa voix, et le déroba presque à ma vue. Je le voyais encore un peu néanmoins au travers des flammes, avec un visage aussi serein que s'il eût été couronné de fleurs et couvert de parfums, dans la joie d'un festin délicieux, au milieu de tous ses amis*.
Le feu consuma bientôt tout ce qu'il y avait de terrestre et de mortel en lui. Bientôt il ne lui resta rien de tout ce qu'il avait reçu, dans sa naissance, de sa mère Alcmène ; mais il conserva, par l'ordre de Jupiter, cette nature subtile et immortelle, cette flamme céleste qui est le vrai principe de vie, et qu'il avait reçue du père des dieux*. Ainsi il alla avec eux, sous les voûtes dorées du brillant Olympe, boire le nectar, où les dieux lui donnèrent pour épouse l'aimable Hébé, qui est la déesse de la jeunesse, et qui versait le nectar dans la coupe du grand Jupiter, avant que Ganymède eût reçu cet honneur.
Pour moi, je trouvai une source inépuisable de douleurs dans ces flèches qu'il m'avait données pour m'élever au-dessus de tous les héros. Bientôt les rois ligués entreprirent de venger Ménélas de l'infâme Pâris, qui avait enlevé Hélène, et de renverser l'empire de Priam. L'oracle d'Apollon leur fit entendre qu'ils ne devaient point espérer de finir heureusement cette guerre, à moins qu'ils n'eussent les flèches d'Hercule.
Ulysse votre père, qui était toujours le plus éclairé et le plus industrieux dans tous les conseils, se chargea de me persuader d'aller avec eux au siége de Troie, et d'y apporter ces flèches qu'il croyait que j'avais. Il y avait déjà longtemps qu'Hercule ne paraissait plus sur la terre : on n'entendait plus parler d'aucun nouvel exploit de ce héros; les monstres et les scélérats recommençaient à paraître impunément. Les Grecs ne savaient que croire de lui ; les uns disaient qu'il était mort; d'autres soutenaient qu'il était allé jusque sous l'Ourse glacée dompter les Scythes. Mais Ulysse soutint qu'il était mort, et entreprit de me le faire avouer. Il me vint trouver dans un temps où je ne pouvais encore me consoler d'avoir perdu le grand Alcide. Il eut une extrême peine à m'aborder ; car je ne pouvais plus voir les hommes : je ne pouvais souffrir qu'on m'arrachât de ces déserts du mont Œta où j'avais vu périr mon ami ; je ne songeais qu'à me repeindre l'image de ce héros, et qu'à pleurer à la vue de ces tristes lieux. Mais la douce et puissante persuasion était sur les lèvres de votre père : il parut presque aussi affligé que moi ; il versa des larmes ; il sut gagner insensiblement mon cœur, et attirer ma confiance ; il m'attendrit pour les rois grecs qui allaient combattre pour une juste cause, et qui ne pouvaient réussir sans moi. Il ne put jamais néanmoins m'arracher le secret de la mort d'Hercule, que j'avais juré de ne jamais dire ; mais il ne doutait point qu'il ne fût mort, et il me pressait de lui découvrir le lieu où j'avais caché ses cendres.
Hélas ! j'eus horreur de faire un parjure, en lui disant un secret que j'avais promis aux dieux de ne dire jamais ; mais j'eus la faiblesse d'éluder mon serment, n'osant le violer ; les dieux m'en ont puni : je frappai du pied la terre à l'endroit où j'avais mis les cendres d'Hercule. Ensuite j'allai joindre les rois ligués, qui me reçurent avec la même joie qu'ils auraient reçu Hercule même. Comme je passais dans l'île de Lemnos, je voulus montrer à tous les Grecs ce que mes flèches pouvaient faire. Me préparant à percer un daim qui s'élançait dans un bois, je laissai, par mégarde, tomber la flèche de l'arc sur mon pied, et elle me fit une blessure que je ressens encore. Aussitôt j'éprouvai les mêmes douleurs qu'Hercule avait souffertes ; je remplissais nuit et jour l'île de mes cris : un sang noir et corrompu, coulant de ma plaie, infectait l'air, et répandait dans le camp des Grecs une puanteur capable de suffoquer les hommes les plus vigoureux. Toute l'armée eut horreur de me voir dans cette extrémité ; chacun conclut que c'était un supplice qui m'était envoyé par les justes dieux.
Ulysse, qui m'avait engagé dans cette guerre, fut le premier à m'abandonner*. J'ai reconnu, depuis, qu'il l'avait fait parce qu'il préférait l'intérêt commun de la Grèce, et la victoire, à toutes les raisons d'amitié ou de bienséance particulière. On ne pouvait plus sacrifier dans le camp, tant l'horreur de ma plaie, son infection, et la violence de mes cris troublaient toute l'armée*. Mais au moment où je me vis abandonné de tous les Grecs par le conseil d'Ulysse, cette politique me parut pleine de la plus horrible inhumanité et de la plus noire trahison. Hélas ! j'étais aveugle, et je ne voyais pas qu'il était juste que les plus sages hommes fussent contre moi, de même que les dieux que j'avais irrités.
Je demeurai, presque pendant tout le siége de Troie, seul, sans secours, sans espérance, sans soulagement, livré à d'horribles douleurs, dans cette île déserte et sauvage*, où je n'entendais que le bruit des vagues de la mer qui se brisaient contre les rochers*. Je trouvai, au milieu de cette solitude, une caverne vide dans un rocher qui élevait vers le ciel deux pointes semblables à deux têtes : de ce rocher sortait une fontaine claire*. Cette caverne était la retraite des bêtes farouches, à la fureur desquelles j'étais exposé nuit et jour. J'amassai quelques feuilles pour me coucher. Il ne me restait, pour tout bien, qu'un pot de bois grossièrement travaillé, et quelques habits déchirés, dont j'enveloppais ma plaie pour arrêter le sang, et dont je me servais aussi pour la nettoyer*. Là, abandonné des hommes, et livré à la colère des dieux, je passais mon temps à percer de mes flèches les colombes et les autres oiseaux qui volaient autour de ce rocher. Quand j'avais tué quelque oiseau pour ma nourriture, il fallait que je me traînasse contre terre avec douleur pour aller ramasser ma proie : ainsi mes mains me préparaient de quoi me nourrir*.
Il est vrai que les Grecs, en partant, me laissèrent quelques provisions*; mais elles durèrent peu. J'allumais du feu avec des cailloux*. Cette vie, tout affreuse qu'elle est, m'eût paru douce loin des hommes ingrats et trompeurs, si la douleur ne m'eût accablé, et si je n'eusse sans cesse repassé dans mon esprit ma triste aventure. Quoi! disais-je, tirer un homme de sa patrie, comme le seul homme qui puisse venger la Grèce, et puis l'abandonner dans cette île déserte pendant son sommeil ! car ce fut pendant mon sommeil que les Grecs partirent. Jugez quelle fut ma surprise, et combien je versai de larmes à mon réveil, quand je vis les vaisseaux fendre les ondes*. Hélas ! cherchant de tous côtés dans cette île sauvage et horrible, je ne trouvai que la douleur. Dans cette île, il n'y a ni port, ni commerce, ni hospitalité, ni hommes qui y abordent volontairement. On n'y voit que les malheureux que les tempêtes y ont jetés, et on n'y peut espérer de société que par des naufrages : encore même ceux qui venaient en ce lieu n'osaient me prendre pour me ramener ; ils craignaient la colère des dieux et celle des Grecs.
Depuis dix ans je souffrais la honte, la douleur, la faim ; je nourrissais une plaie qui me dévorait*; l'espérance même était éteinte dans mon cœur. Tout à coup, revenant de chercher des plantes médicinales pour ma plaie*, j'aperçus dans mon antre un jeune homme beau, gracieux, mais fier, et d'une taille de héros. Il me sembla que je voyais Achille, tant il en avait les traits, les regards et la démarche : son âge seul me fit comprendre que ce ne pouvait être lui. Je remarquai sur son visage tout ensemble la compassion et l'embarras : il fut touché de voir avec quelle peine et quelle lenteur je me traînais*; les cris perçants et douloureux dont je faisais retentir les échos de tout ce rivage attendrirent son cœur*.
O étranger ! lui dis-je d'assez loin, quel malheur t'a conduit dans cette île inhabitée ? je reconnais l'habit grec, cet habit qui m'est encore si cher. O qu'il me tarde d'entendre ta voix, et de trouver sur tes lèvres cette langue que j'ai apprise dès l'enfance, et que je ne puis plus parler à personne depuis si longtemps dans cette solitude ! Ne sois point effrayé de voir un homme si malheureux ; tu dois en avoir pitié*.
A peine Néoptolème m'eut dit : Je suis Grec, que je m'écriai*: O douce parole, après tant d'années de silence et de douleur sans consolation ! O mon fils ! quel malheur, quelle tempête, ou plutôt quel vent favorable t'a conduit ici* pour finir mes maux ? Il me répondit : Je suis de l'île de Scyros[44], j'y retourne ; on dit que je suis fils d'Achille : tu sais tout*.
Des paroles si courtes ne contentaient pas ma curiosité ; je lui dis : O fils d'un père que j'ai tant aimé ! cher nourrisson de Lycomède,* comment viens-tu donc ici ? d'où viens-tu*? Il me répondit qu'il venait du siége de Troie*. Tu n'étais pas, lui dis-je, de la première expédition*. Et toi, me dit-il, en étais-tu*? Alors je lui répondis : Tu ne connais, je le vois bien, ni le nom de Philoctète, ni ses malheurs. Hélas ! infortuné que je suis ! mes persécuteurs m'insultent dans ma misère : la Grèce ignore ce que je souffre : ma douleur augmente*. Les Atrides m'ont mis en cet état ; que les dieux le leur rendent*!
Ensuite je lui racontai de quelle manière les Grecs m'avaient abandonné. Aussitôt qu'il eut écouté mes plaintes, il me fit les siennes. Après la mort d'Achille, me dit-il.... D'abord je l'interrompis, en lui disant : Quoi ! Achille est mort ! Pardonne-moi, mon fils, si je trouble ton récit par les larmes que je dois à ton père*. Néoptolème me répondit : Vous me consolez en m'interrompant ; qu'il m'est doux de voir Philoctète pleurer mon père!
Néoptolème, reprenant son discours, me dit : Après la mort d'Achille, Ulysse et Phénix me vinrent chercher, assurant qu'on ne pouvait sans moi renverser la ville de Troie. Ils n'eurent aucune peine à m'emmener ; car la douleur de la mort d'Achille, et le désir d'hériter de sa gloire dans cette célèbre guerre, m'engagaient assez à les suivre. J'arrive à Sigée[45]; l'armée s'assemble autour de moi : chacun jure qu'il revoit Achille ; mais, hélas ! il n'était plus. Jeune et sans expérience, je croyais pouvoir tout espérer de ceux qui me donnaient tant de louanges. D'abord je demande aux Atrides les armes de mon père ; ils me répondent cruellement : Tu auras le reste de ce qui lui appartenait ; mais pour ses armes, elles sont destinées à Ulysse. Aussitôt je me trouble, je pleure, je m'emporte ; mais Ulysse, sans s'émouvoir, me disait : Jeune homme, tu n'étais pas avec nous dans les périls de ce long siége ; tu n'as pas mérité de telles armes ; et tu parles déjà trop fièrement ; jamais tu ne les auras. Dépouillé injustement par Ulysse, je m'en retourne dans l'île de Scyros, moins indigné contre Ulysse que contre les Atrides ! Que quiconque est leur ennemi puisse être l'ami des dieux. O Philoctète, j'ai tout dit*.
Alors je demandai à Néoptolème comment Ajax Télamonien n'avait pas empêché cette injustice. Il est mort, me répondit-il. Il est mort! m'écriai-je ; et Ulysse ne meurt point ! au contraire, il fleurit dans l'armée*! Ensuite je lui demandai des nouvelles d'Antiloque fils du sage Nestor, et de Patrocle, si chéri par Achille. Ils sont morts aussi, me dit-il. Aussitôt je m'écriai encore : Quoi, morts ! Hélas ! que me dis-tu? La cruelle guerre moissonne les bons, et épargne les méchants. Ulysse est donc en vie ? Thersite l'est aussi sans doute ? Voilà ce que font les dieux ; et nous les louerions encore*!
Pendant que j'étais dans cette fureur contre votre père, Néoptolème continuait à me tromper ; il ajouta ces tristes paroles : Loin de l'armée grecque, où le mal prévaut sur le bien, je vais vivre content dans la sauvage île de Scyros. Adieu : je pars. Que les dieux vous guérissent*! Aussitôt je lui dis : O Mon fils,! je te conjure, par les mânes de ton père, par ta mère, par tout ce que tu as de plus cher sur la terre, de ne me laisser pas seul dans ces maux que tu vois. Je n'ignore pas combien je te serai à charge ; mais il y aurait de la honte à m'abandonner : jette-moi à la proue, à la poupe, dans la sentine même, partout où je t'incommoderai le moins. Il n'y a que les grands cœurs qui sachent combien il y a de gloire à être bon. Ne me laisse point en un désert où il n'y a aucun vestige d'homme ; mène-moi dans ta patrie, ou dans l'Eubée, qui n'est pas loin du mont Œta, de Trachine, et des bords agréables du fleuve Sperchius[46]: rends-moi à mon père. Hélas ! Je crains qu'il ne soit mort ! Je lui avais mandé de m'envoyer un vaisseau: ou il est mort, ou bien ceux qui m'avaient promis de le lui dire ne l'ont pas fait. J'ai recours à toi, ô mon fils ! souviens-toi de la fragilité des choses humaines. Celui qui est dans la prospérité doit craindre d'en abuser, et secourir les malheureux*.
Voilà ce que l'excès de la douleur me faisait dire à Néoptolème ; il me promit de m'emmener*. Alors je m'écriai encore : O heureux jour ! ô aimable Néoptolème, digne de la gloire de son père ! Cher compagnon de ce voyage, souffrez que je dise adieu à cette triste demeure. Voyez où j'ai vécu, comprenez ce que j'ai souffert : nul autre n'eût pu le souffrir: mais la nécessité m'avait instruit*, et elle apprend aux hommes ce qu'ils ne pourraient jamais savoir autrement. Ceux qui n'ont jamais souffert ne savent rien ; ils ne connaissent ni les biens ni les maux: ils ignorent les hommes ; ils s'ignorent eux-mêmes. Après avoir parlé ainsi, je pris mon arc et mes flèches.
Néoptolème me pria de souffrir qu'il les baisât, ces armes si célèbres, et consacrées par l'invincible Hercule*. Je lui répondis : Tu peux tout; c'est toi, mon fils, qui me rends aujourd'hui la lumière, ma patrie, mon père accablé de vieillesse, mes amis, moi-même : tu peux toucher ces armes, et te vanter d'être le seul d'entre les Grecs qui ait mérité de les toucher*. Aussitôt Néoptolème entre dans ma grotte pour admirer mes armes.
Cependant une douleur cruelle me saisit, elle me trouble, je ne sais plus ce que je fais ; je demande un glaive tranchant pour couper mon pied*; je m'écrie : O mort tant désirée ! que ne viens-tu ? O jeune homme! brûle-moi tout à l'heure comme je brûlai le fils de Jupiter*, O terre ! ô terre ! reçois un mourant qui ne peut plus se relever*. De ce transport de douleur, je tombe soudainement, selon ma coutume, dans un assoupissement profond ; une grande sueur commença à me soulager ; un sang noir et corrompu coula de ma plaie*. Pendant mon sommeil, il eût été facile à Néoptolème d'emporter mes armes, et de partir ; mais il était fils d'Achille, et n'était pas né pour tromper. En m'éveillant, je reconnus son embarras : il soupirait comme un homme qui ne sait pas dissimuler, et qui agit contre son cœur. Me veux-tu surprendre ? lui dis-je : qu'y a-t-il donc*? Il faut, me répondit-il, que vous me suiviez au siége de Troie. Je repris aussitôt : Ah ! qu'as-tu dit, mon fils*? Rends-moi cet arc ; je suis trahi*! ne m'arrache pas la vie. Hélas ! il ne répond rien ; il me regarde tranquillement ; rien ne le touche. O rivage! ô promontoires de cette île ! ô bêtes farouches ! ô rochers escarpés! c'est à vous que je me plains ; car je n'ai que vous à qui je puisse me plaindre : vous êtes accoutumés à mes gémissements. Faut-il que je sois trahi par le fils d'Achille ! il m'enlève l'arc sacré d'Hercule ; il veut me traîner dans le camp des Grecs pour triompher de moi ; il ne voit pas que c'est triompher d'un mort, d'une ombre, d'une image vaine. O s'il m'eût attaqué dans ma force!... mais, encore à présent, ce n'est que par surprise. Que ferai-je ? Rends, mon fils, rends : sois semblable à ton père, semblable à toi-même. Que dis-tu?... Tu ne dis rien ! O rocher sauvage ! je reviens à toi, nu, misérable, abandonné, sans nourriture; je mourrai seul dans cet antre : n'ayant plus mon arc pour tuer des bêtes, les bêtes me dévoreront ; n'importe. Mais, mon fils, tu ne parais pas méchant : quelque conseil te pousse ; rends mes armes, va-t'en*.
Néoptolème, les larmes aux yeux, disait tout bas : Plût aux dieux que je ne fusse jamais parti de Scyros*! Cependant je m'écrie : Ah ! que vois-je! n'est-ce pas Ulysse ? Aussitôt j'entends sa voix, et il me répond : Oui, c'est moi*. Si le sombre royaume de Pluton se fût entr'ouvert, et que j'eusse vu le noir Tartare, que les dieux mêmes craignent d'entrevoir, je n'aurais pas été saisi, je l'avoue, d'une plus grande horreur. Je m'écriai encore : O terre de Lemnos ! je te prends à témoin. O soleil, tu le vois, et tu le souffres!* Ulysse me répondit sans s'émouvoir : Jupiter le veut, et je l'exécute. Oses-tu, lui disais-je, nommer Jupiter*? Vois-tu ce jeune homme qui n'était point né pour la fraude, et qui souffre en exécutant ce que tu l'obliges de faire*? Ça n'est pas pour vous tromper, me dit Ulysse, ni pour vous nuire, que nous venons ; c'est pour vous délivrer, vous guérir, vous donner la gloire de renverser Troie, et vous ramener dans votre patrie. C'est vous, et non pas Ulysse, qui êtes l'ennemi de Philoctète*.
Alors je dis à votre père tout ce que la fureur pouvait m'inspirer. Puisque tu m'as abandonné sur ce rivage, lui disais-je, que ne m'y laisses-tu en paix ? Va chercher la gloire des combats et tous les plaisirs ; jouis de ton bonheur avec les Atrides : laisse-moi ma misère et ma douleur. Pourquoi m'enlever ? Je ne suis plus rien ; je suis déjà mort. Pourquoi ne crois-tu pas encore aujourd'hui, comme tu le croyais autrefois, que je ne saurais partir ; que mes cris et l'infection de ma plaie troubleraient les sacrifices*? O Ulysse, auteur de mes maux, que les dieux puissent te...! Mais les dieux ne m'écoutent point*; au contraire, ils excitent mon ennemi. O terre de ma patrie, que je ne reverrai jamais!... O dieux, s'il en reste encore quelqu'un d'assez juste pour avoir pitié de moi, punissez, punissez Ulysse ; alors je me croirai guéri*.
Pendant que je parlais ainsi, votre père, tranquille, me regardait avec un air de compassion, comme un homme qui, loin d'être irrité, supporte et excuse le trouble d'un malheureux que la fortune a aigri. Je le voyais semblable à un rocher, qui, sur le sommet d'une montagne, se joue de la fureur des vents, et laisse épuiser leur rage, pendant qu'il demeure immobile*. Ainsi votre père, demeurant dans le silence, attendait que ma colère fût épuisée ; car il savait qu'il ne faut attaquer les passions des hommes, pour les réduire à la raison, que quand elles commencent à s'affaiblir par une espèce de lassitude. Ensuite il me dit ces paroles : O Philoctète, qu'avez-vous fait de votre raison et de votre courage ? voici le moment de s'en servir. Si vous refusez de nous suivre pour remplir les grands desseins de Jupiter sur vous, adieu ; vous êtes indigne d'être le libérateur de la Grèce et le destructeur de Troie. Demeurez à Lemnos ; ces armes, que j'emporte, me donneront une gloire qui vous était destinée. Néoptolème, partons ; il est inutile de lui parler*: la compassion pour un seul homme ne doit pas nous faire abandonner le salut de la Grèce entière.
Alors je me sentis comme une lionne à qui on vient d'arracher ses petits : elle remplit les forêts de ses rugissements*. O caverne, disais-je, jamais je ne te quitterai ; tu seras mon tombeau ! O séjour de ma douleur, plus de nourriture, plus d'espérance*! Qui me donnera un glaive pour me percer*? Oh ! si les oiseaux de proie pouvaient m'enlever!... Je ne les percerai plus de mes flèches*! O arc précieux, arc consacré par les mains du fils de Jupiter ! O cher Hercule, s'il te reste encore quelque sentiment, n'es-tu pas indigné ? Cet arc n'est plus dans les mains de ton fidèle ami ; il est dans les mains impures et trompeuses d'Ulysse*. Oiseaux de proie, bêtes farouches, ne fuyez plus cette caverne, mes mains n'ont plus de flèches. Misérable, je ne puis vous nuire, venez m'enlever*! ou plutôt que la foudre de l'impitoyable Jupiter m'écrase*!
Votre père, ayant tenté tous les autres moyens pour me persuader, jugea enfin que le meilleur était de me rendre mes armes ; il fit signe à Néoptolème, qui me les rendit aussitôt. Alors je lui dis : Digne fils d'Achille, tu montres que tu l'es. Mais laisse-moi percer mon ennemi. Aussitôt je voulus tirer une flèche contre votre père ; mais Néoptolème m'arrêta, en me disant : La colère vous trouble, et vous empêche de voir l'indigne action que vous voulez faire*. Pour Ulysse, il paraissait aussi tranquille contre mes flèches que contre mes injures. Je me sentis touché de cette intrépidité et de cette patience. J'eus honte d'avoir voulu, dans ce premier transport, me servir de mes armes pour tuer celui qui me les avait fait rendre ; mais, comme mon ressentiment n'était pas encore apaisé, j'étais inconsolable de devoir mes armes à un homme que je haïssais tant. Cependant Néoptolème me disait : Sachez que le divin Hélénus, fils de Priam, étant sorti de la ville de Troie par l'ordre et par l'inspiration des dieux, nous a dévoilé l'avenir. La malheureuse Troie tombera, a-t-il dit ; mais elle ne peut tomber qu'après qu'elle aura été attaquée par celui qui tient les flèches d'Hercule : cet homme ne peut guérir que quand il sera devant les murailles de Troie ; les enfants d'Esculape le guériront*.
En ce moment je sentis mon cœur partagé : j'étais touché de la naïveté de Néoptolème, et de la bonne foi avec laquelle il m'avait rendu mon arc; mais je ne pouvais me résoudre à voir encore le jour, s'il fallait céder à Ulysse ; et une mauvaise honte me tenait en suspens. Me verra-t-on, disais-je en moi-même, avec Ulysse et avec les Atrides*? Que croira-t-on de moi?
Pendant que j'étais dans cette incertitude, tout à coup j'entends une voix plus qu'humaine : je vois Hercule dans un nuage éclatant ; il était environné de rayons de gloire. Je reconnus facilement ses traits un peu rudes, son corps robuste, et ses manières simples ; mais il avait une hauteur et une majesté qui n'avaient jamais paru si grandes en lui quand il domptait les monstres. Il me dit : Tu entends, tu vois Hercule. J'ai quitté le haut Olympe pour t'annoncer les ordres de Jupiter. Tu sais par quels travaux j'ai acquis l'immortalité : il faut que tu ailles avec le fils d'Achille, pour marcher sur mes traces dans le chemin de la gloire. Tu guériras ; tu perceras de mes flèches Pâris, auteur de tant de maux. Après la prise de Troie, tu enverras de riches dépouilles à Péan ton père, sur le mont Œta ; ces dépouilles seront mises sur mon tombeau comme un monument de la victoire due à mes flèches. Et toi, ô fils d'Achille! je te déclare que tu ne peux vaincre sans Philoctète, ni Philoctète sans toi. Allez donc comme deux lions qui cherchent ensemble leur proie. J'en verrai Esculape à Troie pour guérir Philoctète. Surtout, ô Grecs, aimez et observez la religion : le reste meurt ; elle ne meurt jamais*.
Après avoir entendu ces paroles, je m'écriai : O heureux jour, douce lumière, tu te montres enfin après tant d'années ! Je t'obéis*, je pars après avoir salué ces lieux. Adieu, cher antre. Adieu, nymphes de ces prés humides. Je n'entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu, rivage où tant de fois j'ai souffert les injures de l'air. Adieu, promontoire où Écho répéta tant de fois mes gémissements. Adieu, douces fontaines qui me fûtes si amères. Adieu, ô terre de Lemnos; laisse-moi partir heureusement, puisque je vais où m'appelle la volonté des dieux et de mes amis*!
Ainsi nous partîmes : nous arrivâmes au siége de Troie. Machaon et Podalyre, par la divine science de leur père Esculape, me guérirent, ou du moins me mirent dans l'état où vous me voyez. Je ne souffre plus; j'ai retrouvé toute ma vigueur : mais je suis un peu boiteux. Je fis tomber Pâris comme un timide faon de biche qu'un chasseur perce de ses traits. Bientôt Ilion fut réduite en cendres ; vous savez le reste. J'avais néanmoins encore je ne sais quelle aversion pour le sage Ulysse, par le souvenir de mes maux ; et sa vertu ne pouvait apaiser ce ressentiment : mais la vue d'un fils qui lui ressemble, et que je ne puis m'empêcher d'aimer, m'attendrit le cœur pour le père même.
LIVRE TREIZIÈME.
SOMMAIRE.
Un différend s'élève entre Télémaque et Phalante, chef des Lacédémoniens, au sujet de quelques prisonniers faits sur les Dauniens et que chacun prétend lui appartenir.—Pendant que la cause se discute dans l'assemblée des rois alliés, Hippias, frère de Phalante, s'empare des prisonniers pour les emmener à Tarente.—Télémaque irrité attaque Hippias avec fureur et le terrasse dans un combat singulier.—Adraste, roi des Dauniens, profilant du trouble qui règne dans l'armée des alliés, à l'occasion de la querelle de Télémaque et d'Hippias, les attaque à l'improviste.—Il surprend cent de leurs vaisseaux avec lesquels il transporte ses propres troupes dans le camp des alliés.—Il y met le feu et commence l'attaque par le quartier de Phalante.—Il tue Hippias, frère de Phalante. Celui-ci même est percé de coups.—Télémaque, s'étant revêtu de ses armes divines, s'élance hors du camp au premier bruit de ce désordre, rassemble autour de lui l'armée des alliés et dirige ses mouvements avec tant de sagesse, qu'il repousse en peu de temps l'ennemi victorieux.—Une tempête sépara les deux armées et met fin au combat.—Télémaque fait emporter les blessés et leur procure tous les soulagements dont ils ont besoin.—Il prend un soin particulier de Phalante et des funérailles d'Hippias.
Pendant que Philoctète avait raconté ainsi ses aventures, Télémaque était demeuré comme suspendu et immobile. Ses yeux étaient attachés sur ce grand homme qui parlait. Toutes les passions différentes qui avaient agité Hercule, Philoctète, Ulysse, Néoptolème, paraissaient tour à tour sur le visage naïf de Télémaque, à mesure qu'elles étaient représentées dans la suite de cette narration. Quelquefois il s'écriait, et interrompait Philoctète sans y penser ; quelquefois il paraissait rêveur comme un homme qui pense profondément à la suite des affaires. Quand Philoctète dépeignit l'embarras de Néoptolème, qui ne savait point dissimuler, Télémaque parut dans le même embarras ; et dans ce moment on l'aurait pris pour Néoptolème.
Cependant l'armée des alliés marchait en bon ordre contre Adraste, roi des Dauniens, qui méprisait les dieux, et qui ne cherchait qu'à tromper les hommes. Télémaque trouva de grandes difficultés pour se ménager parmi tant de rois jaloux les uns des autres. Il fallait ne se rendre suspect à aucun, et se taire aimer de tous. Son naturel était bon et sincère, mais peu caressant ; il ne s'avisait guère de ce qui pouvait faire plaisir aux autres : il n'était point attaché aux richesses, mais il ne savait point donner. Ainsi, avec un cœur noble et porté au bien, il ne paraissait ni obligeant, ni sensible à l'amitié, ni libéral, ni reconnaissant des soins qu'on prenait pour lui, ni attentif à distinguer le mérite. Il suivait son goût sans réflexion. Sa mère Pénélope l'avait nourri, malgré Mentor, dans une hauteur et une fierté qui ternissaient tout ce qu'il y avait de plus aimable en lui. Il se regardait comme étant d'une autre nature que le reste des hommes ; les autres ne lui semblaient mis sur la terre par les dieux que pour lui plaire, pour le servir, pour prévenir tous ses désirs, et pour rapporter tout à lui comme à une divinité. Le bonheur de le servir était, selon lui, une assez haute récompense pour ceux qui le servaient. Il ne fallait jamais rien trouver d'impossible quand il s'agissait de le contenter ; et les moindres retardements irritaient son naturel ardent.
Ceux qui l'auraient vu ainsi dans son naturel auraient jugé qu'il était incapable d'aimer autre chose que lui-même, qu'il n'était sensible qu'à sa gloire et à son plaisir ; mais cette indifférence pour les autres et cette attention continuelle sur lui-même ne venaient que du transport continuel où il était jeté par la violence de ses passions. Il avait été flatté par sa mère dès le berceau, et il était un grand exemple du malheur de ceux qui naissent dans l'élévation. Les rigueurs de la fortune, qu'il sentit dès sa première jeunesse, n'avaient pu modérer cette impétuosité et cette hauteur. Dépourvu de tout, abandonné, exposé à tant de maux, il n'avait rien perdu de sa fierté ; elle se relevait toujours, comme la palme souple se relève sans cesse elle-même, quelque effort qu'on fasse pour l'abaisser.
Pendant que Télémaque était avec Mentor, ces défauts ne paraissaient point, et ils se diminuaient tous les jours. Semblable à un coursier fougueux qui bondit dans les vastes prairies, que ni les rochers escarpés, ni les précipices, ni les torrents n'arrêtent, qui ne connaît que la voix et la main d'un seul homme capable de le dompter, Télémaque, plein d'une noble ardeur, ne pouvait être retenu que par le seul Mentor. Mais aussi un de ses regards l'arrêtait tout à coup dans sa plus grande impétuosité : il entendait d'abord ce que signifiait ce regard ; il rappelait d'abord dans son cœur tous les sentiments de vertu. La sagesse rendait en un moment son visage doux et serein. Neptune, quand il élève son trident, et qu'il menace les flots soulevés, n'apaise point plus soudainement les noires tempêtes*.
Quand Télémaque se trouva seul, toutes ses passions, suspendues comme un torrent arrêté par une forte digue, reprirent leur cours : il ne put souffrir l'arrogance des Lacédémoniens, et de Phalante qui était à leur tête. Cette colonie, qui était venue fonder Tarente, était composée de jeunes hommes nés pendant le siége de Troie, qui n'avaient eu aucune éducation : leur naissance illégitime, le déréglement de leurs mères, la licence dans laquelle ils avaient été élevés, leur donnait je ne sais quoi de farouche et de barbare. Ils ressemblaient plutôt à une troupe de brigands qu'à une colonie grecque.
Phalante, en toute occasion, cherchait à contredire Télémaque ; souvent il l'interrompait dans les assemblées, méprisant ses conseils comme ceux d'un jeune homme sans expérience : il en faisait des railleries, le traitant de faible et d'efféminé ; il faisait remarquer aux chefs de l'armée ses moindres fautes. Il tâchait de semer partout la jalousie, et de rendre la fierté de Télémaque odieuse à tous les alliés.
Un jour, Télémaque ayant fait sur les Dauniens quelques prisonniers, Phalante prétendit que ces captifs devaient lui appartenir, parce que c'était lui, disait-il, qui, à la tête de ses Lacédémoniens, avait défait cette troupe d'ennemis ; et que Télémaque, trouvant les Dauniens déjà vaincus et mis en fuite, n'avait eu d'autre peine que celle de leur donner la vie et de les mener dans le camp. Télémaque soutenait, au contraire, que c'était lui qui avait empêché Phalante d'être vaincu, et qui avait remporté la victoire sur les Dauniens. Ils allèrent tous deux défendre leur cause dans l'assemblée des rois alliés. Télémaque s'y emporta jusqu'à menacer Phalante ; ils se fussent battus sur-le-champ, si on ne les eût arrêtés.
Phalante avait un frère nommé Hippias, célèbre dans toute l'armée par sa valeur, par sa force et par son adresse. Pollux, disaient les Tarentins, ne combattait pas mieux du ceste ; Castor n'eût pu le surpasser pour conduire un cheval ; il avait presque la taille et la force d'Hercule. Toute l'armée le craignait ; car il était encore plus querelleur et plus brutal, qu'il n'était fort et vaillant. Hippias, ayant vu avec quelle hauteur Télémaque avait menacé son frère, va à la hâte prendre les prisonniers pour les emmener à Tarente, sans attendre le jugement de l'assemblée. Télémaque, à qui on vint le dire en secret, sortit en frémissant de rage. Tel qu'un sanglier écumant, qui cherche le chasseur par lequel il a été blessé, on le voyait errer dans le camp, cherchant des yeux son ennemi, et branlant le dard dont il le voulait percer. Enfin il le rencontre, et, en le voyant, sa fureur se redouble. Ce n'était plus ce sage Télémaque instruit par Minerve sous la figure de Mentor* c'était un frénétique, ou un lion furieux.
Aussitôt il crie à Hippias : Arrête, ô le plus lâche de tous les hommes! arrête ; nous allons voir si tu pourras m'enlever les dépouilles de ceux que j'ai vaincus. Tu ne les conduiras point à Tarente ; va, descends tout à l'heure dans les rives sombres du Styx. Il dit, et il lança son dard; mais il le lança avec tant de fureur, qu'il ne put mesurer son coup ; le dard ne toucha point Hippias. Aussitôt Télémaque prend son épée, dont la garde était d'or, et que Laërte lui avait donnée, quand il partit d'Ithaque, comme un gage de sa tendresse. Laërte s'en était servi avec beaucoup de gloire, pendant qu'il était jeune ; et elle avait été teinte du sang de plusieurs fameux capitaines des Épirotes, dans une guerre où Laërte fut victorieux. A peine Télémaque eut tiré cette épée, qu'Hippias, qui voulait profiter de l'avantage de sa force, se jeta pour l'arracher des mains du jeune fils d'Ulysse. L'épée se rompt dans leurs mains ; ils se saisissent et se serrent l'un l'autre. Les voilà comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer ; le feu brille dans leurs yeux ; ils se raccourcissent, ils s'allongent, ils s'abaissent, ils se relèvent, ils s'élancent, ils sont altérés de sang. Les voilà aux prises, pied contre pied, main contre main : ces deux corps entrelacés semblaient n'en faire qu'un. Mais Hippias, d'un âge plus avancé, semblait devoir accabler Télémaque, dont la tendre jeunesse était moins nerveuse. Déjà Télémaque, hors d'haleine, sentait ses genoux chancelants. Hippias, le voyant ébranlé, redoublait ses efforts. C'était fait du fils d'Ulysse ; il allait porter la peine de sa témérité et de son emportement, si Minerve, qui veillait de loin sur lui, et qui ne le laissait dans cette extrémité de péril, que pour l'instruire, n'eût déterminé la victoire en sa faveur.
Elle ne quitta point le palais de Salente ; mais elle envoya Iris, la prompte messagère des dieux. Celle-ci, volant d'une aile légère, fendit les espaces immenses des airs, laissant après elle une longue trace de lumière qui peignait un nuage de mille diverses couleurs*. Elle ne se reposa que sur le rivage de la mer où était campée l'armée innombrable des alliés : elle voit de loin la querelle et les efforts des deux combattants ; elle frémit à la vue du danger où était le jeune Télémaque; elle s'approche, enveloppée d'un nuage clair qu'elle avait formé de vapeurs subtiles. Dans le moment ou Hippias, sentant toute sa force, se crut victorieux, elle couvrit le jeune nourrisson de Minerve de l'égide que la sage déesse lui avait confiée. Aussitôt Télémaque, dont les forces étaient épuisées, commence à se ranimer. A mesure qu'il se ranime, Hippias se trouble, il sent je ne sais quoi de divin qui l'étonne et qui l'accable. Télémaque le presse et l'attaque, tantôt dans une situation, tantôt dans une autre ; il l'ébranle, il ne lui laisse aucun moment pour se rassurer ; enfin il le jette par terre et tombe sur lui. Un grand chêne du mont Ida, que la hache a coupé par mille coups dont toute la forêt a retenti, ne fait pas un plus horrible bruit en tombant ; la terre en gémit ; tout ce qui l'environne en est ébranlé*.
Cependant la sagesse était revenue avec la force au dedans de Télémaque. A peine Hippias fut-il tombé sous lui, que le fils d'Ulysse comprit la faute qu'il avait faite d'attaquer ainsi le frère d'un des rois alliés qu'il était venu secourir : il rappela en lui-même, avec confusion, les sages conseils de Mentor : il eut honte de sa victoire, et comprit combien il avait mérité d'être vaincu. Cependant Phalante, transporté de fureur, accourait au secours de son frère : il eût percé Télémaque d'un dard qu'il portait, s'il n'eût craint de percer aussi Hippias, que Télémaque tenait sous lui dans la poussière. Le fils d'Ulysse eût pu sans peine ôter la vie à son ennemi ; mais sa colère était apaisée, et il ne songeait plus qu'à réparer sa faute en montrant de la modération. Il se lève en disant : O Hippias ! il me suffit de vous avoir appris à ne mépriser jamais ma jeunesse ; vivez : j'admire votre force et votre courage. Les dieux m'ont protégé ; cédez à leur puissance : ne songeons plus qu'à combattre ensemble contre les Dauniens.
Pendant que Télémaque parlait ainsi, Hippias se relevait couvert de poussière et de sang, plein de honte et de rage. Phalante n'osait ôter la vie à celui qui venait de la donner si généreusement à son frère ; il était en suspens et hors de lui-même. Tous les rois alliés accourent: ils mènent d'un côté Télémaque, de l'autre Phalante et Hippias, qui, ayant perdu sa fierté, n'osait lever les yeux. Toute l'armée ne pouvait assez s'étonner que Télémaque, dans un âge si tendre, où les hommes n'ont point encore toute leur force, eût pu renverser Hippias, semblable en force et en grandeur à ces géants, enfants de la Terre, qui tentèrent autrefois de chasser de l'Olympe les immortels.
Mais le fils d'Ulysse était bien éloigné de jouir du plaisir de cette victoire. Pendant qu'on ne pouvait se lasser de l'admirer, il se retira dans sa tente, honteux de sa faute, et ne pouvant plus se supporter lui-même. Il gémissait de sa promptitude ; il reconnaissait combien il était injuste et déraisonnable dans ses emportements ; il trouvait je ne sais quoi de vain, de faible et de bas, dans cette hauteur démesurée. Il reconnaissait que la véritable grandeur n'est que dans la modération, la justice, la modestie et l'humanité : il le voyait ; mais il n'osait espérer de se corriger après tant de rechutes ; il était aux prises, avec lui-même, et on l'entendait rugir comme un lion furieux.
Il demeura deux jours renfermé seul dans sa tente, ne pouvant se résoudre à se rendre dans aucune société, et se punissant soi-même. Hélas ! disait-il, oserai-je revoir Mentor ? Suis-je le fils d'Ulysse, le plus sage et le plus patient des hommes ? Suis-je venu porter la division et le désordre dans l'armée des alliés ? est-ce leur sang ou celui des Dauniens leurs ennemis que je dois répandre ? J'ai été téméraire ; je n'ai pas même su lancer mon dard ; je me suis exposé dans un combat avec Hippias à forces inégales ; je n'en devais attendre que la mort, avec la honte d'être vaincu. Mais qu'importe ? je ne serais plus ; non, je ne serais plus ce téméraire Télémaque, ce jeune insensé, qui ne profite d'aucun conseil : ma honte finirait avec ma vie. Hélas ! si je pouvais au moins espérer de ne plus faire ce que je suis désolé d'avoir fait ? trop heureux ! trop heureux ! mais peut-être qu'avant la fin du jour je ferai et voudrai faire encore les mêmes fautes dont j'ai maintenant tant de honte et d'horreur. O funeste victoire ! ô louanges que je ne puis souffrir, et qui sont de cruels reproches de ma folie!
Pendant qu'il était seul, inconsolable, Nestor et Philoctète le vinrent trouver. Nestor voulut lui remontrer le tort qu'il avait ; mais ce sage vieillard, reconnaissant bientôt la désolation du jeune homme changea ses graves remontrances en des paroles de tendresse, pour adoucir son désespoir.
Les princes alliés étaient arrêtés par cette querelle ; et ils ne pouvaient marcher vers les ennemis qu'après avoir réconcilié Télémaque avec Phalante et Hippias. On craignait à toute heure que les troupes des Tarentins n'attaquassent les cent jeunes Crétois qui avaient suivi Télémaque dans cette guerre : tout était dans le trouble pour la faute du seul Télémaque ; et Télémaque, qui voyait tant de maux présents et de périls pour l'avenir dont il était l'auteur, s'abandonnait à une douleur amère. Tous les princes étaient dans un extrême embarras : ils n'osaient faire marcher l'armée, de peur que dans la marche les Crétois de Télémaque et les Tarentins de Phalante ne combattissent les uns contre les autres. On avait bien de la peine à les retenir au dedans du camp, où ils étaient gardés de près. Nestor et Philoctète allaient et venaient de la tente de Télémaque à celle de l'implacable Phalante, qui ne respirait que la vengeance. La douce éloquence de Nestor et l'autorité du grand Philoctète ne pouvaient modérer ce cœur farouche, qui était encore sans cesse irrité par les discours pleins de rage de son frère Hippias. Télémaque était bien plus doux ; mais il était abattu par une douleur que rien ne pouvait consoler.
Pendant que les princes étaient dans cette agitation, toutes les troupes étaient consternées ; tout le camp paraissait comme une maison désolée qui vient de perdre un père de famille, l'appui de tous ses proches et la douce espérance de ses petits-enfants. Dans ce désordre et cette consternation de l'armée, on entend tout à coup un bruit effroyable de chariots, d'armes, de hennissements de chevaux, de cris d'hommes, les uns vainqueurs et animés au carnage, les autres ou fuyants, ou mourants, ou blessés. Un tourbillon de poussière forme un épais nuage qui couvre le ciel et qui enveloppe tout le camp. Bientôt à la poussière se joint une fumée épaisse qui troublait l'air, et qui ôtait la respiration. On entendait un bruit sourd, semblable à celui des tourbillons de flamme que le mont Etna vomit du fond de ses entrailles embrasées, lorsque Vulcain, avec ses Cyclopes, y forge des foudres pour le père des dieux. L'épouvante saisit les cœurs.
Adraste, vigilant et infatigable, avait surpris les alliés ; il leur avait caché sa marche, et il était instruit de la leur. Pendant deux nuits, il avait fait une incroyable diligence pour faire le tour d'une montagne presque inaccessible, dont les alliés avaient saisi tous les passages. Tenant ces défilés, ils se croyaient en pleine sûreté, et prétendaient même pouvoir, par ces passages qu'ils occupaient, tomber sur l'ennemi derrière la montagne, quand quelques troupes qu'ils attendaient leur seraient venues. Adraste, qui répandait l'argent à pleines mains pour savoir le secret de ses ennemis, avait appris leur résolution ; car Nestor et philoctète, ces deux capitaines d'ailleurs si sages et si expérimentés, n'étaient pas assez secrets dans leurs entreprises. Nestor, dans ce déclin de l'âge, se plaisait trop à raconter ce qui pouvait lui attirer quelque louange : Philoctète naturellement parlait moins ; mais il était prompt ; et, si peu qu'on excitât sa vivacité, on lui faisait dire ce qu'il avait résolu de taire. Les gens artificieux avaient trouvé la clef de son cœur, pour en tirer les plus importants secrets. On n'avait qu'à l'irriter : alors, fougueux et hors de lui-même, il éclatait par des menaces ; il se vantait d'avoir des moyens sûrs de parvenir à ce qu'il voulait. Si peu qu'on parût douter de ses moyens, il se hâtait de les expliquer inconsidérément ; et le secret le plus intime échappait du fond de son cœur. Semblable à un vase précieux, mais fêlé, d'où s'écoulent toutes les liqueurs les plus délicieuses, le cœur de ce grand capitaine ne pouvait rien garder*. Les traîtres, corrompus par l'argent d'Adraste, ne manquaient pas de se jouer de la faiblesse de ces deux rois. Ils flattaient sans cesse Nestor par de vaines louanges ; ils lui rappelaient ses victoires passées, admiraient sa prévoyance, ne se lassaient jamais d'applaudir. D'un autre côté, ils tendaient des piéges continuels à l'humeur impatiente de Philoctète ; ils ne lui parlaient que de difficultés, de contre-temps, de dangers, d'inconvénients, de fautes irrémédiables. Aussitôt que ce naturel prompt était enflammé, sa sagesse l'abandonnait, et il n'était plus le même homme.
Télémaque, malgré les défauts que nous avons vus, était bien plus prudent pour garder un secret : il y était accoutumé par ses malheurs, et par la nécessité où il avait été dès son enfance de cacher ses desseins aux amants de Pénélope. Il savait taire un secret sans dire aucun mensonge : il n'avait point même un certain air réservé et mystérieux qu'ont d'ordinaire les gens secrets ; il ne paraissait point chargé du poids du secret qu'il devait garder ; on le trouvait toujours libre, naturel, ouvert comme un homme qui a son cœur sur ses lèvres. Mais en disant tout ce qu'on pouvait dire sans conséquence, il savait s'arrêter précisément et sans affectation aux choses qui pouvaient donner quelque soupçon et entamer son secret : par là son cœur était impénétrable et inaccessible. Ses meilleurs amis mêmes ne savaient que ce qu'il croyait utile de leur découvrir pour en tirer de sages conseils, et il n'y avait que le seul Mentor pour lequel il n'avait aucune réserve. Il se confiait à d'autres amis, mais à divers degrés, et à proportion de ce qu'il avait éprouvé leur amitié et leur sagesse...
Télémaque avait souvent remarqué que les résolutions du conseil se répandaient un peu trop dans le camp ; il en avait averti Nestor et Philoctète. Mais ces deux hommes si expérimentés ne firent pas assez d'attention à un avis si salutaire : la vieillesse n'a plus rien de souple, la longue habitude la tient comme enchaînée ; elle n'a presque plus de ressource contre ses défauts. Semblables aux arbres dont le tronc rude et noueux s'est durci par le nombre des années, et ne peut plus se redresser, les hommes, à un certain âge, ne peuvent presque plus se plier eux-mêmes contre certaines habitudes qui ont vieilli avec eux, et qui sont entrées jusque dans la moelle de leurs os. Souvent ils les connaissent, mais trop tard ; ils en gémissent en vain, et la tendre jeunesse est le seul âge ou l'homme peut encore tout sur lui-même pour se corriger.
Il y avait dans l'armée un Dolope, nommé Eurymaque, flatteur insinuant, sachant s'accommoder à tous les goûts et à toutes les inclinations des princes, inventif et industrieux pour trouver de nouveaux moyens de leur plaire. A l'entendre, rien n'était jamais difficile. Lui demandait-on son avis, il devinait celui qui serait le plus agréable. Il était plaisant, railleur contre les faibles, complaisant pour ceux qu'il craignait, habile pour assaisonner une louange délicate qui fût bien reçue des hommes les plus modestes. Il était grave avec les graves, enjoué avec ceux qui étaient d'une humeur enjouée : il ne lui coûtait rien de prendre toutes sortes de formes. Les hommes sincères et vertueux, qui sont toujours les mêmes, et qui s'assujettissent aux règles de la vertu, ne sauraient jamais être aussi agréables aux princes que leurs passions dominent.
Eurymaque savait la guerre ; il était capable d'affaires : c'était un aventurier qui s'était donné à Nestor, et qui avait gagné sa confiance. Il tirait du fond de son cœur, un peu vain et sensible aux louanges, tout ce qu'il en voulait savoir. Quoique Philoctète ne se confiât point à lui, la colère et l'impatience faisaient en lui ce que la confiance faisait dans Nestor. Eurymaque n'avait qu'à le contredire ; en l'irritant, il découvrait tout. Cet homme avait reçu de grandes sommes d'Adraste pour lui mander tous les desseins des alliés. Ce roi des Dauniens avait dans l'armée un certain nombre de transfuges qui devaient l'un après l'autre s'échapper du camp des alliés et retourner au sien. A mesure qu'il y avait quelque affaire importante à faire savoir à Adraste, Eurymaque faisait partir un de ces transfuges. La tromperie ne pouvait être facilement découverte, parce que ces transfuges ne portaient point de lettres. Si on les surprenait, on ne trouvait rien qui pût rendre Eurymaque suspect. Cependant Adraste prévenait toutes les entreprises des alliés. A peine une résolution était-elle prise dans le conseil, que les Dauniens faisaient précisément ce qui est nécessaire pour en empêcher le succès. Télémaque ne se lassait point d'en chercher la cause et d'exciter la défiance de Nestor et de Philoctète : mais son soin était inutile ; ils étaient aveuglés.
On avait résolu, dans le conseil, d'attendre les troupes nombreuses qui devaient venir, et on avait fait avancer secrètement pendant la nuit cent vaisseaux pour conduire plus promptement ces troupes, depuis une côte de mer très-rude, où elles devaient arriver, jusqu'au lieu où l'armée campait. Cependant on se croyait en sûreté, parce qu'on tenait avec des troupes les détroits de la montagne voisine, qui est une côte presque inaccessible de l'Apennin. L'armée était campée sur les bords du fleuve Galèse[47], assez près de la mer. Cette campagne délicieuse est abondante en pâturages et en tous les fruits qui peuvent nourrir une armée. Adraste était derrière la montagne, et on comptait qu'il ne pouvait passer : mais comme il sut que les alliés étaient encore faibles, qu'ils attendaient un grand secours, que les vaisseaux attendaient l'arrivée des troupes qui devaient venir, et que l'armée était divisée par la querelle de Télémaque avec Phalante, il se hâta de faire un grand tour. Il vint en diligence jour et nuit sur les bords de la mer, et passa par des chemins qu'on avait toujours crus absolument impraticables. Ainsi la hardiesse et le travail obstiné surmontent les plus grands obstacles ; ainsi il n'y a presque rien d'impossible à ceux qui savent oser et souffrir : ainsi ceux qui s'endorment, comptant que les choses difficiles sont impossibles, méritent d'être surpris et accablés.
Adraste surprit au point du jour les cent vaisseaux qui appartenaient aux alliés. Comme ces vaisseaux étaient mal gardés, et qu'on ne se défiait de rien, il s'en saisit sans résistance, et s'en servit pour transporter ses troupes avec une incroyable diligence, à l'embouchure du Galèse ; puis il remonta très-promptement le long du fleuve. Ceux qui étaient dans les postes avancés autour du camp, vers la rivière, crurent que ces vaisseaux leur amenaient les troupes qu'on attendait ; on poussa d'abord de grands cris de joie. Adraste et ses soldats descendirent avant qu'on pût les reconnaître : ils tombent sur les alliés, qui ne se défient de rien ; ils les trouvent dans un camp tout ouvert, sans ordre, sans chefs, sans armes.
Le côté du camp qu'il attaqua d'abord fut celui des Tarentins, où commandait Phalante. Les Dauniens y entrèrent avec tant de vigueur, que cette jeunesse lacédémonienne, étant surprise, ne put résister. Pendant qu'ils cherchent leurs armes et qu'ils s'embarrassent les uns les autres dans cette confusion, Adraste fait mettre le feu au camp. Aussitôt la flamme s'élève des pavillons, et monte jusqu'aux nues : le bruit du feu est semblable à celui d'un torrent qui inonde toute une campagne, et qui entraîne par sa rapidité les grands chênes arec leurs profondes racines, les moissons, les granges, les étables et les troupeaux*. Le vent pousse impétueusement la flamme de pavillon en pavillon, et bientôt tout le camp est comme une vieille forêt qu'une étincelle de feu a embrasée*.
Phalante, qui voit le péril de plus près qu'un autre, ne peut y remédier. Il comprend que toutes les troupes vont périr dans cet incendie, si on ne se hâte d'abandonner le camp ; mais il comprend aussi combien le désordre de cette retraite est à craindre devant un ennemi victorieux : il commence à faire sortir sa jeunesse lacédémonienne encore à demi désarmée. Mais Adraste ne laisse point respirer : d'un côté, une troupe d'archers adroits perce de flèches innombrables les soldats de Phalante ; de l'autre, des frondeurs jettent une grêle de grosses pierres. Adraste lui-même, l'épée à la main, marchant à la tête d'une troupe choisie des plus intrépides Dauniens, poursuit, à la lueur du feu, les troupes qui s'enfuient. Il moissonne par le fer tranchant tout ce qui a échappé au feu ; il nage dans le sang, et il ne peut s'assouvir de carnage : les lions et les tigres n'égalent point sa furie quand ils égorgent les bergers avec leurs troupeaux. Les troupes de Phalante succombent, et le courage les abandonne : la pâle Mort, conduite par une Furie infernale dont la tête est hérissée de serpents, glace le sang de leurs reines ; leurs membres engourdis se roidissent, et leurs genoux chancelants leur ôtent même l'espérance de la fuite.
Phalante, à qui la honte et le désespoir donnent encore un reste de force et de vigueur, élève les mains et les yeux vers le ciel ; il voit tomber à ses pieds son frère Hippias, sous les coups de la main foudroyante d'Adraste. Hippias, étendu par terre, se roule dans la poussière ; un sang noir et bouillonnant sort, comme un ruisseau, de la profonde blessure qui lui traverse le côté ; ses yeux se ferment à la lumière ; son âme furieuse s'enfuit avec tout son sang. Phalante lui-même, tout couvert du sang de son frère, et ne pouvant le secourir, se voit enveloppé par une foule d'ennemis qui s'efforcent de le renverser ; son bouclier est percé de mille traits ; il est blessé en plusieurs endroits de son corps ; il ne peut plus rallier ses troupes fugitives : les dieux le voient, et ils n'en ont aucune pitié.
Jupiter, au milieu de toutes les divinités célestes, regardait du haut de l'Olympe ce carnage des alliés. En même temps il consultait les immuables destinées, et voyait tous les chefs dont la trame devait ce jour-là être tranchée par le ciseau de la Parque. Chacun des dieux était attentif pour découvrir sur le visage de Jupiter quelle serait sa volonté. Mais le père des dieux et des hommes leur dit d'une voix douce et majestueuse : Vous voyez en quelle extrémité sont réduits les alliés; vous voyez Adraste qui renverse tous ses ennemis : mais ce spectacle est bien trompeur, la gloire et la prospérité des méchants est courte: Adraste, impie, et odieux par sa mauvaise foi, ne remportera point une entière victoire. Ce malheur n'arrive aux alliés que pour leur apprendre à se corriger et à mieux garder le secret de leurs entreprises. Ici la sage Minerve prépare une nouvelle gloire à son jeune Télémaque, dont elle fait ses délices. Alors Jupiter cessa de parler. Tous les dieux en silence continuaient à regarder le combat.
Cependant Nestor et Philoctète furent avertis qu'une partie du camp était déjà brûlée ; que la flamme, poussée par le vent, s'avançait toujours ; que leurs troupes étaient en désordre, et que Phalante ne pouvait plus soutenir l'effort des ennemis. A peine ces funestes paroles frappent leurs oreilles, et déjà ils courent aux armes, assemblent les capitaines, et ordonnent qu'on se hâte de sortir du camp pour éviter cet incendie.
Télémaque, qui était abattu et inconsolable, oublie sa douleur : il prend ses armes, don précieux de la sage Minerve, qui, paraissant sous la figure de Mentor, fit semblant de les avoir reçues d'un excellent ouvrier de Salente, mais qui les avait fait faire à Vulcain dans les cavernes fumantes du mont Etna.
Ces armes étaient polies comme une glace, et brillantes comme les rayons du soleil. On y voyait Neptune et Pallas qui disputaient entre eux à qui aurait la gloire de donner son nom à une ville naissante. Neptune de son trident frappait la terre, et on en voyait sortir un cheval fougueux : le feu sortait de ses yeux, et l'écume de sa bouche ; ses crins flottaient au gré du vent ; ses jambes souples et nerveuses se repliaient avec vigueur et légèreté. Il ne marchait point, il sautait à force de reins, mais avec tant de vitesse, qu'il ne laissait aucune trace de ses pas ; on croyait l'entendre hennir.
De l'autre côté, Minerve donnait aux habitants de sa nouvelle ville l'olive, fruit de l'arbre qu'elle avait planté : le rameau auquel pendait son fruit représentait la douce paix avec l'abondance, préférable aux troubles de la guerre, dont ce cheval était l'image. La déesse demeurait victorieuse par ses dons simples et utiles, et la superbe Athènes portait son nom.
On voyait aussi Minerve assemblant autour d'elle tous les beaux-arts, qui étaient des enfants tendres et ailés ; ils se réfugiaient autour d'elle, étant épouvantés des fureurs brutales de Mars, qui ravage tout, comme les agneaux bêlants sa réfugient autour de leur mère à la vue d'un loup affamé, qui d'une gueule béante et enflammée s'élance pour les dévorer. Minerve, d'un visage dédaigneux et irrité, confondait, par l'excellence de ses ouvrages, la folle témérité d'Arachné, qui avait osé disputer avec elle pour la perfection des tapisseries. On voyait cette malheureuse dont tous les membres exténués se défiguraient et se changeaient en araignée.
Auprès de cet endroit paraissait encore Minerve, qui, dans la guerre des géants, servait de conseil à Jupiter même, et soutenait tous les autres dieux étonnés. Elle était aussi représentée avec sa lance et son égide sur les bords du Xanthe et du Simoïs, menant Ulysse par la main, ranimant les troupes fugitives des Grecs, soutenant les efforts des plus vaillants capitaines troyens et du redoutable Hector même ; enfin introduisant Ulysse dans cette fatale machine qui devait, en une seule nuit, renverser l'empire de Priam.
D'un autre côté, ce bouclier représentait Cérès dans les fertiles campagnes d'Enna, qui sont au milieu de la Sicile. On voyait la déesse qui rassemblait les peuples épars çà et là, cherchant leur nourriture par la chasse, ou cueillant les fruits sauvages qui tombaient des arbres. Elle montrait à ces hommes grossiers l'art d'adoucir la terre et de tirer de son sein fécond leur nourriture. Elle leur présentait une charrue et y faisait atteler des bœufs. On voyait la terre s'ouvrir en sillons par le tranchant de la charrue ; puis on apercevait les moissons dorées qui couvraient ces fertiles campagnes : la moissonneur, avec sa faux, coupait les doux fruits de la terre et se payait de toutes ses peines. Le fer, destiné ailleurs à tout détruire, ne paraissait employé en ce lieu qu'à préparer l'abondance et qu'à faire naître tous les plaisirs.
Les nymphes, couronnées de fleurs, dansaient ensemble dans une prairie, sur le bord d'une rivière, auprès d'un bocage : Pan jouait de la flûte, les faunes et les satyres folâtres sautaient dans un coin. Bacchus y paraissait aussi, couronné de lierre, appuyé d'une main sur son thyrse, et tenant de l'autre une vigne ornée de pampre et de plusieurs grappes de raisins. C'était une beauté molle, avec je ne sais quoi de noble, de passionné et de languissant : il était tel qu'il parut à la malheureuse Ariane, lorsqu'il la trouva seule, abandonnée et abîmée dans la douleur, sur un rivage inconnu.
Enfin, on voyait de toutes parts un peuple nombreux, des vieillards qui allaient porter dans les temples les prémices de leurs fruits ; de jeunes hommes qui revenaient vers leurs épouses, lassés du travail de la journée : les femmes allaient au-devant d'eux, menant par la main, leurs petits enfants qu'elles caressaient. On voyait aussi des bergers qui paraissaient chanter, et quelques-uns dansaient au son du chalumeau. Tout représentait la paix, l'abondance, les délices ; tout paraissait riant et heureux. Ou voyait même dans les pâturages les loups se jouer au milieu des moutons : le lion et le tigre, ayant quitté leur férocité, étaient paisiblement avec les tendres agneaux ; un petit berger les menait ensemble sous sa houlette ; et cette aimable peinture rappelait tous les charmes de l'âge d'or.
Télémaque, s'étant revêtu de ces armes divines, au lieu de prendre son baudrier ordinaire, prit la terrible égide que Minerve lui avait envoyée, en la confiant à Iris, prompte messagère des dieux. Iris lui avait enlevé son baudrier sans qu'il s'en aperçût, et lui avait donné en la place cette égide redoutable aux dieux mêmes.
En cet état, il court hors du camp pour en éviter les flammes ; il appelle à lui, d'une voix forte, tous les chefs de l'armée, et cette voix ranime déjà tous les alliés éperdus. Un feu divin étincelle dans les yeux du jeune guerrier. Il paraît toujours doux, toujours libre et tranquille, toujours appliqué à donner les ordres, comme pourrait faire un sage vieillard appliqué à régler sa famille et à instruire ses enfants. Mais il est prompt et rapide dans l'exécution : semblable à un fleuve impétueux qui non-seulement roule avec précipitation ses flots écumeux, mais qui entraîne encore dans sa course les plus pesants vaisseaux dont il est chargé.
Philoctète, Nestor, les chefs des Manduriens et des autres nations sentent dans le fils d'Ulysse je ne sais quelle autorité à laquelle il faut que tout cède : l'expérience des vieillards leur manque ; le conseil et la sagesse sont ôtés à tous les commandants ; la jalousie même, si naturelle aux hommes, s'éteint dans les cœurs ; tous se taisent ; tous admirent Télémaque ; tous se rangent pour lui obéir, sans y faire de réflexion, et comme s'ils y eussent été accoutumés. Il s'avance, et monte sur une colline, d'où il observe la disposition des ennemis : puis tout à coup il juge qu'il faut se hâter de les surprendre dans le désordre où ils se sont mis en brûlant le camp des alliés. Il fait le tour en diligence, et tous les capitaines les plus expérimentés le suivent. Il attaque les Dauniens par derrière, dans un temps où ils croyaient l'armée des alliés enveloppée dans les flammes de l'embrasement. Cette surprise les trouble ; ils tombent sous la main de Télémaque, comme les feuilles, dans les derniers jours de l'automne, tombent des forêts*, quand un fier aquilon, ramenant l'hiver, fait gémir les troncs des vieux arbres et en agite toutes les branches. La terre est couverte des hommes que Télémaque fait tomber. De son dard il perça le cœur d'Iphiclès, le plus jeune des enfants d'Adraste ; celui-ci osa se présenter contre lui au combat, pour sauver la vie de son père, qui pensa être surpris par Télémaque. Le fils d'Ulysse et Iphiclès étaient tous deux beaux, vigoureux, pleins d'adresse et de courage, de la même taille, de la même douceur, du même âge ; tous deux chéris de leurs parents : mais Iphiclès était comme une fleur qui s'épanouit dans un champ, et qui doit être coupée par le tranchant de la faux du moissonneur. Ensuite Télémaque renverse Euphorion, le plus célèbre de tous les Lydiens venus en Étrurie. Enfin, son glaive perce Cléomènes, nouveau marié, qui avait promis son épouse de lui porter les riches dépouilles des ennemis, et qui ne devait jamais la revoir.
Adraste frémit de rage, voyant la mort de son cher fils, celle de plusieurs capitaines, et la victoire qui échappe de ses mains. Phalante, presque abattu à ses pieds, est comme une victime égorgée qui se dérobe au couteau sacré, et qui s'enfuit loin de l'autel*. Il ne fallait plus à Adraste qu'un moment pour achever la perte du Lacédémonien. Phalante, noyé dans son sang et dans celui des soldats qui combattent avec lui, entend les cris de Télémaque qui s'avance pour le secourir. En ce moment la vie lui est rendue ; un nuage qui couvrait déjà ses yeux se dissipe. Les Dauniens, sentant cette attaque imprévue, abandonnent Phalante pour aller repousser un plus dangereux ennemi. Adraste est tel qu'un tigre à qui des bergers assemblés arrachent sa proie qu'il était prêt à dévorer. Télémaque le cherche dans la mêlée, et veut finir tout à coup la guerre, en délivrant les alliés de leur implacable ennemi.
Mais Jupiter ne voulait pas donner au fils d'Ulysse une victoire si prompte et si facile : Minerve même voulait qu'il eût à souffrir des maux plus longs, pour mieux apprendre à gouverner les hommes. L'impie Adraste fut donc conservé par le père des dieux, afin que Télémaque eût le temps d'acquérir plus de gloire et plus de vertu. Un nuage que Jupiter assembla dans les airs sauva les Dauniens ; un tonnerre effroyable déclara la volonté des dieux : on aurait cru que les voûtes éternelles du haut Olympe allaient s'écrouler sur les têtes des faibles mortels ; les éclairs fendaient la nue de l'un à l'autre pôle ; et dans l'instant où ils éblouissaient les yeux par leurs feux perçants, on retombait dans les affreuses ténèbres de la nuit. Une pluie abondante qui tomba dans l'instant servit encore à séparer les deux armées.
Adraste profita du secours des dieux, sans être touché de leur pouvoir, et mérita, par cette ingratitude, d'être réservé à une plus cruelle vengeance. Il se hâta de faire passer ses troupes entre le camp à demi brûlé et un marais qui s'étendait jusqu'à la rivière : il le fit avec tant d'industrie et de promptitude, que cette retraite montra combien il avait de ressource et de présence d'esprit. Les alliés, animés par Télémaque, voulaient le poursuivre ; mais, à la faveur de cet orage, il leur échappa, comme un oiseau d'une aile légère échappe aux filets des chasseurs.
Les alliés ne songèrent plus qu'à rentrer dans leur camp, et qu'à réparer leurs pertes. En rentrant dans le camp, ils virent ce que la guerre a de plus lamentable : les malades et les blessés, n'ayant pu se traîner hors des tentes, n'avaient pu se garantir du feu ; ils paraissaient à demi brûlés, poussant vers le ciel, d'une voix plaintive et mourante, des cris douloureux. Le cœur de Télémaque en fut percé : il ne put retenir ses larmes ; il détourna plusieurs fois ses yeux, étant saisi d'horreur et de compassion ; il ne pouvait voir sans frémir ces corps encore vivants, et dévoués à une longue et cruelle mort ; ils paraissaient semblables à la chair des victimes qu'on a brûlées sur les autels, et dont l'odeur se répand de tous côtés.
Hélas ! s'écriait Télémaque, voilà donc les maux que la guerre entraîne après elle ! Quelle fureur aveugle pousse les malheureux mortels ! ils ont si peu de jours à vivre sur la terre ! ces jours sont si misérables! pourquoi précipiter une mort déjà si prochaine ? pourquoi ajouter tant de désolations affreuses à l'amertume dont les dieux ont rempli cette vie si courte ? Les hommes sont tous frères, et ils s'entre-déchirent : les bêtes farouches sont moins cruelles qu'eux. Les lions ne font point la guerre aux lions, ni les tigres aux tigres ; ils n'attaquent que les animaux d'espèce différente*: l'homme seul, malgré sa raison, fait ce que les animaux sans raison ne firent jamais. Mais encore, pourquoi ces guerres ? N'y a-t-il pas assez de terres dans l'univers pour en donner à tous les hommes plus qu'ils n'en peuvent cultiver ? Combien y a-t-il de terres désertes ! le genre humain ne saurait les remplir. Quoi donc ! une fausse gloire, un vain titre de conquérant qu'un prince veut acquérir, allume la guerre dans des pays immenses ! Ainsi un seul homme, donné au monde par la colère des dieux, sacrifie brutalement tant d'autres hommes à sa vanité : il faut que tout périsse, que tout nage dans le sang, que tout soit dévoré par les flammes, que ce qui échappe au fer et au feu ne puisse échapper à la faim, encore plus cruelle, afin qu'un seul homme, qui se joue de la nature humaine entière, trouve dans cette destruction générale son plaisir et sa gloire ! Quelle gloire monstrueuse ! Peut-on trop abhorrer et trop mépriser des hommes qui ont tellement oublié l'humanité ? Non, non : bien loin d'être des demi-dieux, ce ne sont pas même des hommes ; et ils doivent être en exécration à tous les siècles dont ils ont cru être admirés. O que les rois doivent prendre garde aux guerres qu'ils entreprennent ! Elles doivent être justes : ce n'est pas assez ; il faut qu'elles soient nécessaires pour le bien public. Le sang d'un peuple ne doit être versé que pour sauver ce peuple dans les besoins extrêmes. Mais les conseils flatteurs, les fausses idées de gloire, les vaines jalousies, l'injuste avidité qui se couvre de beaux prétextes ; enfin les engagements insensibles entraînent presque toujours les rois dans des guerres où ils se rendent malheureux, où ils hasardent tout sans nécessité, et où ils font autant de mal à leurs sujets qu'à leurs ennemis. Ainsi raisonnait Télémaque.
Mais il ne se contentait pas de déplorer les maux de la guerre ; il tâchait de les adoucir. On le voyait aller dans les tentes secourir lui-même les malades et les mourants ; il leur donnait de l'argent et des remèdes : il les consolait et les encourageait par des discours pleins d'amitié ; il envoyait visiter ceux qu'il ne pouvait visiter lui-même.
Parmi les Crétois qui étaient avec lui, il y avait deux vieillards, dont l'un se nommait Traumaphile et l'autre Nosophuge. Traumaphile avait été au siége de Troie avec Idoménée, et avait appris des enfants d'Esculape l'art divin de guérir les plaies. Il répandait dans les blessures les plus profondes et les plus envenimées une liqueur odoriférante, qui consumait les chairs mortes et corrompues, sans avoir besoin de faire aucune incision, et qui formait promptement de nouvelles chairs plus saines et plus belles que les premières.
Pour Nosophuge, il n'avait jamais vu les enfants d'Esculape ; mais il avait eu, par le moyen de Mérione, un livre sacré et mystérieux qu'Esculape avait donné à ses enfants. D'ailleurs Nosophuge était ami des dieux ; il avait composé des hymnes en l'honneur des enfants de Latone ; il offrait tous les jours le sacrifice d'une brebis blanche et sans tache à Apollon, par lequel il était souvent inspiré. A peine avait-il vu un malade, qu'il connaissait à ses yeux, à la couleur de son teint, à la conformation de son corps, et à sa respiration, la cause de sa maladie. Tantôt il donnait des remèdes qui faisaient suer, et il montrait, par le succès des sueurs, combien la transpiration, facilitée ou diminuée, déconcerte ou rétablit toute la machine du corps ; tantôt il donnait, pour les maux de langueur, certains breuvages qui fortifiaient peu à peu les parties nobles, et qui rajeunissaient les hommes en adoucissant leur sang. Mais il assurait que c'était faute de vertu et de courage que les hommes avaient si souvent besoin de la médecine. C'est une honte, disait-il, pour les hommes, qu'ils aient tant de maladies; car les bonnes mœurs produisent la santé. Leur intempérance, disait-il encore, change en poisons mortels les aliments destinés à conserver la vie. Les plaisirs, pris sans modération, abrégent plus les jours des hommes que les remèdes ne peuvent les prolonger. Les pauvres sont moins souvent malades faute de nourriture que les riches ne le deviennent pour en prendre trop. Les aliments qui flattent trop le goût, et qui font manger au delà du besoin, empoisonnent au lieu de nourrir. Les remèdes sont eux-mêmes de véritables maux qui usent la nature, et dont il ne faut se servir que dans les pressants besoins. Le grand remède, qui est toujours innocent, et toujours d'un usage utile, c'est la sobriété, c'est la tempérance dans tous les plaisirs, c'est la tranquillité de l'esprit, c'est l'exercice du corps. Par là on fait un sang doux et tempéré, et on dissipe toutes les humeurs superflues. Ainsi le sage Nosophuge était moins admirable par ses remèdes que par le régime qu'il conseillait pour prévenir les maux et pour rendre les remèdes inutiles.
Ces deux hommes étaient envoyés par Télémaque visiter tous les malades de l'armée. Ils en guérirent beaucoup par leurs remèdes, mais ils en guérirent bien davantage par le soin qu'ils prirent pour les faire servir à propos ; car ils s'appliquaient à les tenir proprement, à empêcher le mauvais air par cette propreté, et à leur faire garder un régime de sobriété exacte dans leur convalescence. Tous les soldats, touchés de ces secours, rendaient grâces aux dieux d'avoir envoyé Télémaque dans l'armée des alliés.
Ce n'est pas un homme, disaient-ils, c'est sans doute quelque divinité bienfaisante sous une figure humaine. Du moins, si c'est un homme, il ressemble moins au reste des hommes qu'aux dieux ; il n'est sur la terre que pour faire du bien ; il est encore plus aimable par sa douceur et par sa bonté que par sa valeur. Oh ! si nous pouvions l'avoir pour roi ! Mais les dieux le réservant pour quelque peuple plus heureux qu'ils chérissent, et chez lequel ils veulent renouveler l'âge d'or.
Télémaque, pendant qu'il allait la nuit visiter les quartiers du camp, par précaution contre les ruses d'Adraste, entendait ces louanges, qui n'étaient point suspectes de flatterie, comme celles que les flatteurs donnent souvent en face aux princes, en supposant qu'ils n'ont ni modestie ni délicatesse, et qu'il n'y a qu'à les louer sans mesure pour s'emparer de leur faveur. Le fils d'Ulysse ne pouvait goûter que ce qui était vrai ; il ne pouvait souffrir d'autres louanges que celles qu'on lui donnait en secret loin de lui, et qu'il avait véritablement méritées. Son cœur n'était pas insensible à celles-là : il sentait ce plaisir si doux et si pur que les dieux ont attaché à la seule vertu, et que les méchants, faute de l'avoir éprouvé, ne peuvent ni concevoir ni croire ; mais il ne s'abandonnait point à ce plaisir : aussitôt revenaient en foule dans son esprit toutes les fautes qu'il avait faites ; il n'oubliait point sa hauteur naturelle, et son indifférence pour les hommes ; il avait une honte secrète d'être né si dur, et de paraître si humain. Il renvoyait à la sage Minerve toute la gloire qu'on lui donnait, et qu'il ne croyait pas mériter.
C'est vous, disait-il, ô grande déesse, qui m'avez donné Mentor pour m'instruire et pour corriger mon mauvais naturel ; c'est vous qui me donnez la sagesse de profiter de mes fautes pour me défier de moi-même; c'est vous qui retenez mes passions impétueuses ; c'est vous qui me faites sentir le plaisir de soulager les malheureux : sans vous je serais haï, et digne de l'être ; sans vous je ferais des fautes irréparables ; je serais comme un enfant qui, ne sentant pas sa faiblesse, quitte sa mère et tombe dès le premier pas.
Nestor et Philoctète étaient étonnés de voir Télémaque devenu si doux, si attentif à obliger les hommes, si officieux, si secourable, si ingénieux pour prévenir tous les besoins : ils ne savaient que croire; ils ne reconnaissaient plus en lui le même homme. Ce qui les surprit davantage fut le soin qu'il prit des funérailles d'Hippias ; il alla lui-même retirer son corps sanglant et défiguré de l'endroit où il était caché sous un monceau de corps morts ; il versa sur lui des larmes pieuses ; il dit : O grande ombre, tu le sais maintenant combien j'ai estimé ta valeur ! il est vrai que ta fierté m'avait irrité ; mais tes défauts venaient d'une jeunesse ardente ; je sais combien cet âge a besoin qu'on lui pardonne. Nous eussions dans la suite été sincèrement unis ; j'avais tort de mon côté. O dieux, pourquoi me le ravir avant que j'aie pu le forcer de m'aimer?
Ensuite Télémaque fit laver le corps dans des liqueurs odoriférantes; puis on prépara par son ordre un bûcher. Les grands pins, gémissant sous les coups de haches, tombent en roulant du haut des montagnes. Les chênes, ces vieux enfants de la terre, qui semblaient menacer le ciel; les hauts peupliers, les ormeaux, dont les têtes sont si vertes et si ornées d'un épais feuillage ; les hêtres, qui sont l'honneur des forêts, viennent tomber* sur le bord du fleuve Galèse*. Là s'élève avec ordre un bûcher qui ressemble à un bâtiment régulier : la flamme commence à paraître : un tourbillon de fumée monte jusqu'au ciel.
Les Lacédémoniens s'avancent d'un pas lent et lugubre, tenant leurs piques renversées, et leurs yeux baissés ; la douleur amère est peinte sur ces visages si farouches, et les larmes coulent abondamment. Puis on voyait venir Phérécide, vieillard moins abattu par le nombre des années que par la douleur de survivre à Hippias qu'il avait élevé depuis son enfance. Il levait vers le ciel ses mains et ses yeux noyés de larmes. Depuis la mort d'Hippias, il refusait toute nourriture ; le doux sommeil n'avait pu appesantir ses paupières, ni suspendre un moment sa cuisante peine : il marchait d'un pas tremblant, suivant la foule, et ne sachant où il allait. Nulle parole ne sortait de sa bouche, car son cœur était trop serré ; c'était un silence de désespoir et d'abattement ; mais, quand il vit le bûcher allumé, il parut tout à coup furieux, et il s'écria : O Hippias, Hippias, je ne te verrai plus ! Hippias n'est plus, et je vis encore ! O mon cher Hippias, c'est moi qui t'ai donné la mort ; c'est moi qui t'ai appris à la mépriser ! Je croyais que tes mains fermeraient mes yeux, et que tu recueillerais mon dernier soupir. O dieux cruels, vous prolongez ma vie pour me faire voir la mort d'Hippias ! O cher enfant que j'ai nourri, et qui m'as coûté tant de soins, je ne te verrai plus ; mais je verrai ta mère, qui mourra de tristesse en me reprochant ta mort ; je verrai ta jeune épouse frappant sa poitrine, arrachant ses cheveux, et j'en serai cause ! O chère ombre ! appelle-moi sur les rives du Styx ; la lumière m'est odieuse : c'est toi seul, mon cher Hippias, que je veux revoir. Hippias ! Hippias ! ô mon cher Hippias ! je ne vis encore que pour rendre à tes cendres le dernier devoir.
Cependant on voyait le corps du jeune Hippias étendu, qu'on portait dans un cercueil orné de pourpre, d'or et d'argent. La mort, qui avait éteint ses yeux, n'avait pu effacer toute sa beauté, et les grâces étaient encore à demi peintes sur son visage pâle. On voyait flotter autour de son cou, plus blanc que la neige, mais penché sur l'épaule, ses longs cheveux noirs, plus beaux que ceux d'Atys ou de Ganymède, qui allaient être réduits en cendres. On remarquait dans le côté la blessure profonde, par où tout son sang s'était écoulé, et qui l'avait fait descendre dans le royaume sombre de Pluton.
Télémaque, triste et abattu, suivait de près le corps, et lui jetait des fleurs. Quand on fut arrivé au bûcher, le jeune fils d'Ulysse ne put voir la flamme pénétrer les étoffes qui enveloppaient le corps sans répandre de nouvelles larmes. Adieu, dit-il, ô magnanime Hippias ! car je n'ose te nommer mon ami : apaise-toi, ô ombre qui as mérité tant de gloire ! Si je ne t'aimais, j'envierais ton bonheur ; tu es délivré des misères où nous sommes encore, et tu en es sorti par le chemin le plus glorieux. Hélas ! que je serais heureux de finir de même ! Que le Styx n'arrête point ton ombre ; que les champs Élysées lui soient ouverts ; que la renommée conserve ton nom dans tous les siècles, et que tes cendres reposent en paix!
A peine eut-il dit ces paroles entremêlées de soupirs, que toute l'armée poussa un cri : on s'attendrissait sur Hippias, dont on racontait les grandes actions ; et la douleur de sa mort, rappelant toutes ses bonnes qualités, faisait oublier les défauts qu'une jeunesse impétueuse et une mauvaise éducation lui avaient donnés. Mais on était encore plus touché des sentiments tendres de Télémaque. Est-ce donc là, disait-on, ce jeune Grec ai fier, si hautain, si dédaigneux, si intraitable ? Le voilà devenu doux, humain, tendre. Sans doute Minerve, qui a tant aimé son père, l'aime aussi ; sans doute elle lui a fait le plus précieux don que les dieux puissent faire aux hommes, en lui donnant, avec sa sagesse, un cœur sensible à l'amitié.
Le corps était déjà consumé par les flammes. Télémaque lui-même arrosa de liqueurs parfumées les cendres encore fumantes*; puis il les mit dans une urne d'or qu'il couronna de fleurs*, et il porta cette urne à Phalante. Celui-ci était étendu, percé de diverses blessures ; et, dans son extrême faiblesse, il entrevoyait près de lui les portes sombres des enfers.
Déjà Traumaphile et Nosophuge, envoyés par le fils d'Ulysse, lui avaient donné tous les secours de leur art : ils rappelaient peu à peu son âme prête à s'envoler ; de nouveaux esprits le ranimaient insensiblement ; une force douce et pénétrante, un baume de vie s'insinuait de veine en veine jusqu'au fond de son cœur ; une chaleur agréable le dérobait aux mains glacées de la mort. En ce moment, la défaillance cessant, la douleur succéda ; il commença à sentir la perte de son frère, qu'il n'avait point été jusqu'alors en état de sentir. Hélas ! disait-il, pourquoi prend-on de si grands soins de me faire vivre ! ne me vaudrait-il pas mieux mourir, et suivre mon cher Hippias ? Je l'ai vu périr tout auprès de moi! O Hippias, la douceur de ma vie, mon frère, mon cher frère, tu n'es plus ! je ne pourrai donc plus ni te voir, ni t'entendre, ni t'embrasser, ni te dire mes peines, ni te consoler dans les tiennes ! O dieux ennemis des hommes ! il n'y a plus d'Hippias pour moi ! est-il possible ? Mais n'est-ce point un songe ! Non, il n'est que trop vrai. O Hippias, je t'ai perdu ; je t'ai vu mourir, et il faut que je vive encore autant qu'il sera nécessaire pour te venger ; je veux immoler à tes mânes le cruel Adraste teint de ton sang.
Pendant que Phalante parlait ainsi, les deux hommes divins tâchaient d'apaiser sa douleur, de peur qu'elle n'augmentât ses maux, et n'empêchât l'effet des remèdes. Tout à coup il aperçoit Télémaque qui se présente à lui. D'abord son cœur fut combattu par deux passions contraires. Il conservait un ressentiment de tout ce qui s'était passé entre Télémaque et Hippias : la douleur de la perte d'Hippias rendait ce ressentiment encore plus vif ; d'un autre côté, il ne pouvait ignorer qu'il devait la conservation de sa vie à Télémaque, qui l'avait tiré sanglant et à demi mort des mains d'Adraste. Mais quand il vit l'urne d'or où étaient renfermées les cendres si chères de son frère Hippias, il versa un torrent de larmes ; il embrassa d'abord Télémaque sans pouvoir lui parler, et lui dit enfin d'une voix languissante et entrecoupée de sanglots:
Digne fils d'Ulysse, votre vertu me force à vous aimer ; je vous dois ce reste de vie qui va s'éteindre : mais je vous dois quelque chose qui m'est bien plus cher. Sans vous, le corps de mon frère aurait été la proie des vautours ; sans vous, son ombre, privée de la sépulture, serait malheureusement errante sur les rives du Styx, et toujours repoussée par l'impitoyable Charon. Faut-il que je doive tant à un homme que j'ai tant haï ! O dieux, récompensez-le, et délivrez-moi d'une vie si malheureuse! Pour vous, ô Télémaque, rendez-moi les derniers devoirs que vous avez rendus à mon frère, afin que rien ne manque à votre gloire.
A ces paroles, Phalante demeura épuisé et abattu d'un excès de douleur. Télémaque se tint auprès de lui sans oser lui parler, et attendant qu'il reprît ses forces. Bientôt Phalante, revenant de cette défaillance, prit l'urne des mains de Télémaque, la baisa plusieurs fois, l'arrosa de ses larmes, et dit : O chères, ô précieuses cendres, quand est-ce que les miennes seront renfermées avec vous dans cette même urne ? O ombre d'Hippias, je te suis dans les enfers : Télémaque nous vengera tous deux.
Cependant le mal de Phalante diminua de jour en jour par les soins des deux hommes qui avaient la science d'Esculape. Télémaque était sans cesse avec eux auprès du malade, pour les rendre plus attentifs à avancer sa guérison ; et toute l'armée admirait bien plus la bonté de cœur avec laquelle il secourait son plus grand ennemi, que la valeur et la sagesse qu'il avait montrées, en sauvant, dans la bataille, l'armée des alliés.
En même temps, Télémaque se montrait infatigable dans les plus durs travaux de la guerre : il dormait peu, et son sommeil était souvent interrompu, ou par les avis qu'il recevait à toutes les heures de la nuit comme du jour, ou par la visite de tous les quartiers du camp, qu'il ne faisait jamais deux fois de suite aux mêmes heures, pour mieux surprendre ceux qui n'étaient pas assez vigilants. Il revenait souvent dans sa tente couvert de sueur et de poussière : sa nourriture était simple ; il vivait comme les soldats, pour leur donner l'exemple de la sobriété et de la patience. L'armée ayant peu de vivres dans ce campement, il jugea nécessaire d'arrêter les murmures des soldats, en souffrant lui-même volontairement les mêmes incommodités qu'eux. Son corps, loin de s'affaiblir dans une vie si pénible, se fortifiait et s'endurcissait chaque jour : il commençait à n'avoir plus ces grâces si tendres qui sont comme la fleur de la première jeunesse ; son teint devenait plus brun et moins délicat, ses membres moins mous et plus nerveux.
LIVRE QUATORZIÈME.
SOMMAIRE.
Télémaque, persuadé que son père Ulysse n'est plus sur la terre, se résout à l'aller chercher dans les enfers.—Il cache son dessein à toute l'armée se dérobe au camp, et, suivi seulement de deux Crétois, il se rend à la fameuse caverne d'Achérontia.—Il s'y enfonce courageusement et arrive bientôt au bord du Styx, où Charon le reçoit dans sa barque.—Il se présente devant Pluton qui lui permet de chercher son père parmi les ombres.—Télémaque traverse d'abord le Tartare.—Il voit les tourments que souffrent les parjures, les ingrats, les impies, les hypocrites et surtout les mauvais rois.—Il entre ensuite dans les champs Elysées.—Il est reconnu par Arcésius, son bisaïeul, qui l'assure qu'Ulysse est vivant, qu'il le reverra à Ithaque et qu'il régnera après lui.—Arcésius lui dépeint la félicité dont jouissent les hommes justes et surtout les bons rois.—Arcésius donne ensuite à Télémaque les plus sages instructions sur l'art de régner.—Après cet entretien, Télémaque sort de l'empire de Pluton, et retourne promptement au camp des alliés.
Cependant Adraste, dont les troupes avaient été considérablement affaiblies dans le combat, s'était retiré derrière la montagne d'Aulon[48], pour attendre divers secours, et pour tâcher de surprendre encore une fois ses ennemis : semblable à un lion affamé, qui, ayant été repoussé d'une bergerie, s'en retourne dans les sombres forêts, et rentre dans sa caverne, où il aiguise ses dents et ses griffes, attendant le moment favorable pour égorger tous les troupeaux*.
Télémaque, ayant pris soin de mettre une exacte discipline dans tout le camp, ne songea plus qu'à exécuter un dessein qu'il avait conçu, et qu'il cacha à tous les chefs de l'armée. Il y avait déjà longtemps qu'il était agité, pendant toutes les nuits, par des songes qui lui représentaient son père Ulysse. Cette chère image revenait toujours sur la fin de la nuit, avant que l'aurore vînt chasser du ciel, par ses feux naissants, les inconstantes étoiles, et de dessus la terre, le doux sommeil, suivi des songes voltigeants*. Tantôt il croyait voir Ulysse nu, dans une île fortunée, sur la rive d'un fleuve, dans une prairie ornée de fleurs, et environné de nymphes qui lui jetaient des habits pour se couvrir ; tantôt il croyait l'entendre parler dans un palais tout éclatant d'or et d'ivoire, où des hommes couronnés de fleurs l'écoutaient avec plaisir et admiration. Souvent Ulysse lui apparaissait tout à coup dans des festins, ou la joie éclatait parmi les délices, et où l'on entendait les tendres accords d'une voix avec une lyre plus douce que la lyre d'Apollon, et que les voix de toutes les Muses.
Télémaque, en s'éveillant, s'attristait de ces songes si agréables. O mon père, ô mon cher père Ulysse, s'écriait-il, les songes les plus affreux me seraient plus doux ! Ces images de félicité me font comprendre que vous êtes déjà descendu dans le séjour des âmes bienheureuses, que les dieux récompensent de leur vertu par une éternelle tranquillité. Je crois voir les champs Élysées. O qu'il est cruel de n'espérer plus ! Quoi donc ! ô mon cher père, je ne vous verrai jamais ! jamais je n'embrasserai celui qui m'aimait tant, et que je cherche avec tant de peine ! jamais je n'entendrai parler cette bouche d'où sortait la sagesse ! jamais je ne baiserai ces mains, ces chères mains, ces mains victorieuses qui ont abattu tant d'ennemis ! elles ne puniront point les insensés amants de Pénélope, et Ithaque ne se relèvera jamais de sa ruine ! O dieux ennemis de mon père ! vous m'envoyez ces songes funestes pour arracher toute espérance de mon cœur ; c'est m'arracher la vie. Non, je ne puis plus vivre dans cette incertitude. Que dis-je ? hélas ! je ne suis que trop certain que mon père n'est plus. Je vais chercher son ombre jusque dans les enfers. Thésée y est bien descendu : Thésée, cet impie qui voulait outrager les divinités infernales ; et moi, j'y vais conduit par la piété. Hercule y descendit ; je ne suis pas Hercule ; mais il est beau d'oser l'imiter. Orphée a bien touché, par le récit, de ses malheurs, le cœur de ce dieu qu'on dépeint comme inexorable : il obtint de lui qu'Eurydice retournât parmi les vivants*. Je suis plus digne de compassion qu'Orphée ; car ma perte est plus grande. Qui pourrait comparer une jeune fille, semblable à cent autres, avec le sage Ulysse, admiré de toute la Grèce. Allons ! mourons s'il le faut. Pourquoi craindre la mort quand on souffre tant dans la vie*! O Pluton, ô Proserpine, j'éprouverai bientôt si vous êtes aussi impitoyables qu'on le dit ! O mon père ! après avoir parcouru en vain les terres et les mers pour vous trouver, je vais enfin voir si vous n'êtes point dans la sombre demeure des morts. Si les dieux me refusent de vous posséder sur la terre et à la lumière du soleil, peut-être ne me refuseront-ils pas de voir au moins votre ombre dans le royaume de la nuit.
En disant ces paroles, Télémaque arrosait son lit de ses larmes: aussitôt il se levait, et cherchait, par la lumière, à soulager la douleur cuisante que ces songes lui avaient causée ; mais c'était une flèche qui avait percé son cœur, et qu'il portait partout avec lui. Dans cette peine, il entreprit de descendre aux enfers par un lieu célèbre qui n'était pas éloigné du camp. On l'appelait Achérontia*, à cause qu'il y avait en ce lieu une caverne affreuse, de laquelle on descendait sur les rives de l'Achéron, par lequel les dieux mêmes craignent de jurer*. La ville était sur un rocher, posée comme un nid sur le haut d'un arbre : au pied de ce rocher on trouvait la caverne, de laquelle les timides mortels n'osaient approcher ; les bergers avaient soin d'en détourner leurs troupeaux. La vapeur soufrée du marais Stygien, qui s'exhalait sans cesse par cette ouverture, empestait l'air. Tout autour il ne croissait ni herbe ni fleurs ; on n'y sentait jamais les doux zéphyrs, ni les grâces naissantes du printemps, ni les riches dons de l'automne : la terre aride y languissait ; on y voyait seulement quelques arbustes dépouillés et quelques cyprès funestes. Au loin même, tout à l'entour, Cérès refusait aux laboureurs ses moissons dorées ; Bacchus semblait en vain y promettre ses doux fruits ; les grappes de raisin se desséchaient au lieu de mûrir. Les Naïades tristes ne faisaient point couler une onde pure ; leurs flots étaient toujours amers et troublés. Les oiseaux ne chantaient jamais dans cette terre hérissée de ronces et d'épines, et n'y trouvaient aucun bocage pour se retirer*; ils allaient chanter leurs amours sous un ciel plus doux. Là, on n'entendait que le croassement des corbeaux et la voix lugubre des hiboux : l'herbe même y était amère, et les troupeaux qui la paissaient ne sentaient point la douce joie qui les fait bondir. Le taureau fuyait la génisse ; et le berger, tout abattu, oubliait sa musette et sa flûte*.
De cette caverne sortait, de temps en temps, une fumée noire et épaisse, qui faisait une espèce de nuit au milieu du jour. Les peuples voisins redoublaient alors leurs sacrifices pour apaiser les divinités infernales ; mais souvent les hommes, à la fleur de leur âge et dès leur plus tendre jeunesse, étaient les seules victimes que ces divinités cruelles prenaient plaisir à immoler par une funeste contagion.
C'est là que Télémaque résolut de chercher le chemin de la sombre demeure de Pluton. Minerve, qui veillait sans cesse sur lui, et qui le couvrait de son égide, lui avait rendu Pluton favorable. Jupiter même, à la prière de Minerve, avait ordonné à Mercure, qui descend chaque jour aux enfers pour livrer à Charon un certain nombre de morts, de dire au roi des ombres qu'il laissât entrer le fils d'Ulysse dans son empire.
Télémaque se dérobe du camp pendant la nuit ; il marche à la clarté de la lune, et il invoque cette puissante divinité, qui, étant dans le ciel le brillant astre de la nuit, et sur la terre la chaste Diane, est aux enfers la redoutable Hécate*. Cette divinité écouta favorablement ses vœux, parce que son cœur était pur, et qu'il était conduit par l'amour pieux qu'un fils doit à son père. A peine fut-il auprès de rentrée de la caverne, qu'il entendit l'empire souterrain mugir. La terre tremblait sous ses pas*; le ciel s'arma d'éclairs et de feux qui semblaient tomber sur la terre. Le jeune fils d'Ulysse sentit son cœur ému, et tout son corps était couvert d'une sueur glacée ; mais son courage se soutint : il leva les yeux et les mains au ciel. Grands dieux, s'écria-t-il, j'accepte ces présages que je crois heureux ; achevez votre ouvrage ! Il dit, et, redoublant ses pas, il se présente hardiment.
Aussitôt la fumée épaisse qui rendait l'entrée de la caverne funeste à tous les animaux, dès qu'ils en approchaient, se dissipa ; l'odeur empoisonnée cessa pour un peu de temps. Télémaque entre seul ; car quel autre mortel eût osé le suivre ! Deux Crétois, qui l'avaient accompagné jusqu'à une certaine distance de la caverne, et auxquels il avait confié son dessein, demeurèrent tremblants et à demi morts assez loin de là, dans un temple, faisant des vœux, et n'espérant plus de revoir Télémaque.
Cependant le fils d'Ulysse, l'épée à la main, s'enfonce dans les ténèbres horribles. Bientôt il aperçoit une faible et sombre lueur, telle qu'on la voit pendant la nuit sur la terre*: il remarque les ombres légères qui voltigent autour de lui ; et il les écarte avec son épée*; ensuite il voit les tristes bords du fleuve marécageux dont les eaux bourbeuses et dormantes ne font que tournoyer. Il découvre sur ce rivage une foule innombrable de morts privés de la sépulture*, qui se présentent en vain à l'impitoyable Charon. Ce dieu, dont la vieillesse éternelle est toujours triste et chagrine, mais pleine de vigueur, les menace, les repousse, et admet d'abord dans la barque le jeune Grec. En entrant, Télémaque entend les gémissements d'une ombre qui ne pouvait se consoler.
Quel est donc, lui dit-il, votre malheur ! qui étiez-vous sur la terre? J'étais, lui répondit cette ombre, Nabopharsan, roi de la superbe Babylone. Tous les peuples de l'Orient tremblaient au seul bruit de mon nom ; je me faisais adorer par les Babyloniens, dans un temple de marbre, où j'étais représenté par une statue d'or, devant laquelle on brûlait nuit et jour les plus précieux parfums de l'Éthiopie. Jamais personne n'osa me contredire sans être aussitôt puni : on inventait chaque jour de nouveaux plaisirs pour me rendre la vie plus délicieuse. J'étais encore jeune et robuste ; hélas ! que de prospérités ne me restait-il pas encore à goûter sur le trône ? Mais une femme que j'aimais, et qui ne m'aimait pas, m'a bien fait sentir que je n'étais pas dieu ; elle m'a empoisonné : je ne suis plus rien. On mit hier, avec pompe, mes cendres dans une urne d'or ; on pleura ; on s'arracha les cheveux ; on fit semblant de vouloir se jeter dans les flammes de mon bûcher, pour mourir avec moi ; on va encore gémir au pied du superbe tombeau où l'on a mis mes cendres : mais personne ne me regrette ; ma mémoire est en horreur même dans ma famille ; et, ici-bas, je souffre déjà d'horribles traitements.
Télémaque, touché de ce spectacle, lui dit : Étiez-vous véritablement heureux pendant votre règne ? sentiez-vous cette douce paix sans laquelle le cœur demeure toujours serré et flétri au milieu des délices ? Non, répondit le Babylonien ; je ne sais même ce que vous voulez dire. Les sages vantent cette paix comme l'unique bien : pour moi, je ne l'ai jamais sentie ; mon cœur était sans cesse agité de désirs nouveaux, de crainte et d'espérance. Je tâchais de m'étourdir moi-même par l'ébranlement de mes passions ; j'avais soin d'entretenir cette ivresse pour la rendre continuelle : le moindre intervalle de raison tranquille m'eût été trop amer. Voilà la paix dont j'ai joui ; toute autre me paraît une fable et un songe : voilà les biens que je regrette.
En parlant ainsi, le Babylonien pleurait comme un homme lâche qui a été amolli par les prospérités, et qui n'est point accoutumé à supporter constamment un malheur. Il avait auprès de lui quelques esclaves qu'on avait fait mourir pour honorer ses funérailles : Mercure les avait livrés à Charon avec leur roi, et leur avait donné une puissance absolue sur ce roi qu'ils avaient servi sur la terre. Ces ombres d'esclaves ne craignaient plus l'ombre de Nabopharsan ; elles la tenaient enchaînée, et lui faisaient les plus cruelles indignités. L'un lui disait: N'étions-nous pas hommes aussi bien que toi ? comment étais-tu assez insensé pour te croire un dieu ? et ne fallait-il pas te souvenir que tu étais de la race des autres hommes ? Un autre, pour lui insulter, disait: Tu avais raison de ne vouloir pas qu'on te prît pour un homme ; car tu étais un monstre sans humanité. Un autre lui disait : En bien, où sont maintenant tes flatteurs ? Tu n'as plus rien à donner, malheureux ! tu ne peux plus faire aucun mal ; te voilà devenu esclave de tes esclaves mêmes : les dieux ont été lents à faire justice : mais enfin ils la font.
A ces dures paroles, Nabopharsan se jetait le visage contre terre, arrachant ses cheveux dans un excès de rage et de désespoir. Mais Charon disait aux esclaves : Tirez-le par sa chaîne ; relevez-le malgré lui : il n'aura pas même la consolation de cacher sa honte ; il faut que toutes les ombres du Styx en soient témoins, pour justifier les dieux, qui ont souffert si longtemps que cet impie régnât sur la terre. Ce n'est encore là, ô Babylonien, que le commencement de tes douleurs ; prépare-toi à être jugé par l'inflexible Minos, juge des enfers.
Pendant ce discours du terrible Charon, la barque touchait déjà le rivage de l'empire de Pluton : toutes les ombres accouraient pour considérer cet homme vivant qui paraissait au milieu de ces morts dans la barque : mais, dans le moment où Télémaque mit pied à terre, elles s'enfuirent, semblables aux ombres de la nuit que la moindre clarté du jour dissipe. Charon, montrant au jeune Grec un front moins ridé et des yeux moins farouches qu'à l'ordinaire, lui dit : Mortel chéri des dieux, puisqu'il t'est donné d'entrer dans ce royaume de la nuit, inaccessible aux autres vivants, hâte-toi d'aller où les destins t'appellent ; va, par ce chemin sombre, au palais de Pluton, que tu trouveras sur son trône; il te permettra d'entrer dans les lieux dont il m'est défendu de te découvrir le secret.
Aussitôt Télémaque s'avance à grands pas : il voit de tous côtés voltiger des ombres, plus nombreuses que les grains de sable qui couvrent les rivages de la mer ; et, dans l'agitation de cette multitude infinie, il est saisi d'une horreur divine, observant le profond silence de ces vastes lieux. Ses cheveux se dressent sur sa tête quand il aborde le noir séjour de l'impitoyable Pluton ; il sent ses genoux chancelants ; la voix lui manque ; et c'est avec peine qu'il peut prononcer au dieu ces paroles. Vous voyez, ô terrible divinité, le fils du malheureux Ulysse; je viens vous demander si mon père est descendu dans votre empire, ou s'il est encore errant sur la terre.
Pluton était sur un trône d'ébène : son visage était pâle et sévère ; ses yeux, creux et étincelants ; son front, ridé et menaçant ; la vue d'un homme vivant lui était odieuse, comme la lumière offense les yeux des animaux qui sont accoutumés de ne sortir de leurs retraites que pendant la nuit. A son côté paraissait Proserpine, qui attirait seule ses regards, et qui semblait un peu adoucir son cœur : elle jouissait d'une beauté toujours nouvelle ; mais elle paraissait avoir joint à ces grâces divines je ne sais quoi de dur et de cruel de son époux.
Aux pieds du trône était la Mort, pâle et dévorante, avec sa faux tranchante qu'elle aiguisait sans cesse. Autour d'elle volaient les noirs soucis, les cruelles défiances ; les vengeances, toutes dégouttantes de sang et couvertes de plaies ; les haines injustes; l'avarice, qui se ronge elle-même ; le désespoir, qui se déchire de ses propres mains ; l'ambition forcenée, qui renverse tout ; la trahison, qui veut se repaître de sang, et qui ne peut jouir des maux qu'elle a faits; l'envie, qui verse son venin mortel autour d'elle, et qui se tourne en rage, dans l'impuissance où elle est de nuire ; l'impiété, qui se creuse elle-même un abîme sans fond, où elle se précipite sans espérance ; les spectres hideux ; les fantômes, qui représentent les morts pour épouvanter les vivants ; les songes affreux ; les insomnies, aussi cruelles que les tristes songes. Toutes ces images funestes environnaient le fier Pluton, et remplissaient le palais où il habite*. Il répondit à Télémaque d'une voix basse qui fit gémir le fond de l'Érèbe:
Jeune mortel, les destins t'ont fait violer cet asile sacré des ombres; suis ta haute destinée : je ne te dirai point où est ton père ; il suffit que tu sois libre de le chercher. Puisqu'il a été roi sur la terre, tu n'as qu'à parcourir, d'un côté, l'endroit du noir Tartare où les mauvais rois sont punis ; de l'autre, les champs Élysées, où les bons rois sont récompensés. Mais tu ne peux aller d'ici dans les champs Élysées, qu'après avoir passé par le Tartare ; hâte-toi d'y aller et de sortir de mon empire.
A l'instant Télémaque semble voler dans ces espaces vides et immenses, tant il lui tarde de savoir s'il verra son père, et de s'éloigner de la présence horrible du tyran qui tient en crainte les vivants et les morts. Il aperçoit bientôt assez près de lui le noir Tartare : il en sortait une fumée noire et épaisse, dont l'odeur empestée donnerait la mort, si elle se répandait dans la demeure des vivants. Cette fumée couvrait un fleuve de feu et des tourbillons de flammes, dont le bruit, semblable à celui des torrents les plus impétueux quand ils s'élancent des plus hauts rochers dans le fond des abîmes, faisait qu'on ne pouvait rien entendre distinctement dans ces tristes lieux.
Télémaque, secrètement animé par Minerve, entre sans crainte dans ce gouffre. D'abord il aperçut un grand nombre d'hommes qui avaient vécu dans les plus basses conditions, et qui étaient punis pour avoir cherché les richesses par des fraudes, des trahisons et des cruautés. Il y remarqua beaucoup d'impies hypocrites, qui, faisant semblant d'aimer la religion, s'en étaient servis comme d'un beau prétexte pour contenter leur ambition, et pour se jouer des hommes crédules : ces hommes, qui avaient abusé de la vertu même, quoiqu'elle soit le plus grand don des dieux, étaient punis comme les plus scélérats de tous les hommes. Les enfants qui avaient égorgé leurs pères et leurs mères, les épouses qui avaient trempé leurs mains dans le sang de leurs époux, les traîtres qui avaient livré leur patrie après avoir violé tous les serments,* souffraient des peines moins cruelles que ces hypocrites. Les trois juges des enfers l'avaient ainsi voulu ; et voici leur raison : c'est que les hypocrites ne se contentent pas d'être méchants comme le reste des impies ; ils veulent encore passer pour bons, et font, par leur fausse vertu, que les hommes n'osent plus se fier à la véritable. Les dieux, dont ils se sont joués, et qu'ils ont rendus méprisables aux hommes, prennent plaisir à employer toute leur puissance pour se venger de leurs insultes.
Auprès de ceux-ci paraissaient d'autres hommes que le vulgaire ne croit guère coupables, et que la vengeance divine poursuit impitoyablement : ce sont les ingrats, les menteurs, les flatteurs qui ont loué le vice ; les critiques malins qui ont tâché de flétrir la plus pure vertu ; enfin, ceux qui ont jugé témérairement des choses sans les connaître à fond, et qui, par là, ont nui à la réputation des innocents. Mais, parmi toutes les ingratitudes, celle qui était punie comme la plus noire, c'est celle où l'on tombe contre les dieux. Quoi donc ! disait Minos, on passe pour un monstre quand on manque de reconnaissance pour son père, ou pour son ami de qui on a reçu quelque secours ; et on fait gloire d'être ingrat envers les dieux, de qui on tient la vie et tous les biens qu'elle renferme ! Ne leur doit-on pas sa naissance plus qu'au père même de qui on est né ? Plus tous ces crimes sont impunis et excusés sur la terre, plus ils sont dans les enfers l'objet d'une vengeance implacable à qui rien n'échappe.
Télémaque, voyant les trois juges qui étaient assis et qui condamnaient un homme, osa leur demander quels étaient ses crimes. Aussitôt le condamné, prenant la parole, s'écria : Je n'ai jamais fait aucun mal; j'ai mis tout mon plaisir à faire du bien ; j'ai été magnifique, libéral, juste, compatissant : que peut-on donc me reprocher ? Alors Minos lui dit: On ne te reproche rien à l'égard des hommes ; mais ne devais-tu pas moins aux hommes qu'aux dieux ? Quelle est donc cette justice dont tu te vantes ? Tu n'as manqué à aucun devoir envers les hommes, qui ne sont rien ; tu as été vertueux : mais tu as rapporté toute ta vertu à toi-même, et non aux dieux qui te l'avaient donnée ; car tu voulais jouir du fruit de ta propre vertu, et te renfermer en toi-même : tu as été ta divinité. Mais les dieux, qui ont tout fait, et qui n'ont rien fait que pour eux-mêmes, ne peuvent renoncer à leurs droits : tu les as oubliés, ils t'oublieront ; Ils te livreront à toi-même, puisque tu as voulu être à toi, et non pas à eux. Cherche donc maintenant, si tu le peux, ta consolation dans ton propre cœur. Te voilà à jamais séparé des hommes, auxquels tu as voulu plaire ; te voilà seul avec toi-même, qui étais ton idole : apprends qu'il n'y a point de véritable vertu sans le respect et l'amour des dieux, à qui tout est dû. Ta fausse vertu, qui a longtemps ébloui les hommes faciles à tromper, va être confondue. Les hommes, ne jugeant des vices et des vertus que par ce qui les choque ou les incommode, sont aveugles et sur le bien et sur le mal : ici, une lumière divine renverse tous leurs jugements superficiels ; elle condamne souvent ce qu'ils admirent, et justifie ce qu'ils condamnent.
A ces mots, ce philosophe, comme frappé d'un coup de foudre, ne pouvait se supporter soi-même. La complaisance qu'il avait eue autrefois à contempler sa modération, son courage, et ses inclinations généreuses, se change en désespoir. La vue de son propre cœur, ennemi des dieux, devient son supplice : il se voit, et ne peut cesser de se voir ; il voit la vanité des jugements des hommes, auxquels il a voulu plaire dans toutes ses actions : il se fait une révolution universelle de tout ce qui est au dedans de lui, comme si on bouleversait toutes ses entrailles : il ne se trouve plus le même : tout appui lui manque dans son cœur ; sa conscience, dont le témoignage lui avait été si doux, s'élève contre lui, et lui reproche amèrement l'égarement et l'illusion de toutes ses vertus, qui n'ont point eu le culte de la divinité pour principe et pour fin : il est troublé, consterné, plein de honte, de remords, et de désespoir. Les Furies ne le tourmentent point, parce qu'il leur suffit de l'avoir livré à lui-même, et que son propre cœur venge assez les dieux méprisés. Il cherche les lieux les plus sombres pour se cacher aux autres morts, ne pouvant se cacher à lui-même ; il cherche les ténèbres, et ne peut les trouver : une lumière importune le poursuit partout; partout les rayons perçants de la vérité vont venger la vérité qu'il a négligé de suivre. Tout ce qu'il a aimé lui devient odieux, comme étant la source de ses maux, qui ne peuvent jamais finir. Il dit en lui-même: insensé ! je n'ai donc connu ni les dieux, ni les hommes, ni moi-même! Non, je n'ai rien connu, puisque je n'ai jamais aimé l'unique et véritable bien : tous mes pas ont été des égarements ; ma sagesse n'était que folie ; ma vertu n'était qu'un orgueil impie et aveugle : j'étais moi-même mon idole.
Enfin, Télémaque aperçut les rois qui étaient condamnés pour avoir abusé de leur puissance. D'un côté, une Furie vengeresse leur présentait un miroir, qui leur montrait toute la difformité de leurs vices : là, ils voyaient et ne pouvaient s'empêcher de voir leur vanité grossière, et avide des plus ridicules louanges, leur dureté pour les hommes, dont ils auraient dû faire la félicité ; leur insensibilité pour la vertu ; leur crainte d'entendre la vérité ; leur inclination pour les hommes lâches et flatteurs ; leur inapplication, leur mollesse, leur indolence, leur défiance déplacée, leur faste, et leur excessive magnificence fondée sur la ruine des couples ; leur ambition pour acheter un peu de vaine gloire par le sang de leurs concitoyens ; enfin, leur cruauté qui cherche chaque jour de nouvelles délices parmi les larmes et le désespoir de tant de malheureux. Ils se voyaient sans cesse dans ce miroir : ils se trouvaient plus horribles et plus monstrueux que ni la Chimère vaincue par Bellérophon, ni l'hydre de Lerne abattue par Hercule, ni Cerbère même, quoiqu'il vomisse, de ses trois gueules béantes, un sang noir et venimeux, qui est capable d'empester toute la race des mortels vivants sur la terre.
En même temps, d'un autre côté, une autre Furie leur répétait avec insulte toutes les louanges que leurs flatteurs leur avaient données pendant leur vie, et leur présentait un autre miroir, où ils se voyaient tels que la flatterie les avait dépeints : l'opposition de ces deux peintures, si contraires, était le supplice de leur vanité. On remarquait que les plus méchants d'entre ces rois étaient ceux à qui on avait donné les plus magnifiques louanges pendant leur vie, parce que les méchants sont plus craints que les bons, et qu'ils exigent sans pudeur les lâches flatteries des poëtes et des orateurs de leur temps.
On les entend gémir dans ces profondes ténèbres, où ils ne peuvent voir que les insultes et les dérisions qu'ils ont et souffrir : ils n'ont rien autour d'eux qui ne les repousse, qui ne les contredise, qui ne les confonde. Au lieu que, sur la terre, ils se jouaient de la vie des hommes, et prétendaient que tout était fait pour les servir ; dans le Tartare, ils sont livrés à tous les caprices de certains esclaves qui leur font sentir à leur tour une cruelle servitude : ils servent avec douleur, et il ne leur reste aucune espérance de pouvoir jamais adoucir leur captivité ; ils sont sous les coups de ces esclaves, devenus leurs tyrans impitoyables, comme une enclume est sous les coups des marteaux des Cyclopes, quand Vulcain les presse de travailler dans les fournaises ardentes du mont Etna.
Là, Télémaque aperçut des visages pâles, hideux et consternés. C'est une tristesse noire qui ronge ces criminels ; ils ont horreur d'eux-mêmes, et ils ne peuvent non plus se délivrer de cette horreur, que de leur propre nature. Ils n'ont point besoin d'autre châtiment de leurs fautes, que leurs fautes mêmes ; ils les voient sans cesse dans toute leur énormité; elles se présentent à eux comme des spectres horribles ; elles les poursuivent. Pour s'en garantir, ils cherchent une mort plus puissante que celle qui les a séparés de leur corps. Dans le désespoir où ils sont, ils appellent à leur secours une mort qui puisse éteindre tout sentiment et toute connaissance en eux ; ils demandent aux abîmes de les engloutir, pour se dérober aux rayons vengeurs de la vérité qui les persécute : mais ils sont réservés à la vengeance qui distille sur eux goutte à goutte, et qui ne tarira jamais. La vérité qu'ils ont craint de voir fait leur supplice ; ils la voient, et n'ont des yeux que pour la voir s'élever contre eux ; sa vue les perce, les déchire, les arrache à eux-mêmes : elle est comme la foudre ; sans rien détruire au dehors, elle pénètre jusqu'au fond des entrailles. Semblable à un métal dans une fournaise ardente, l'âme est comme fondue par ce feu vengeur : il ne laisse aucune consistance, et il ne consume rien : il dissout jusqu'aux premiers principes de la vie, et on ne peut mourir. On est arraché à soi ; on n'y peut plus trouver ni appui ni repos pour un seul instant : on ne vit plus que par la rage qu'on a contre soi-même, et par une perte de toute espérance qui rend forcené.
Parmi ces objets, qui faisaient dresser les cheveux de Télémaque sur sa tête, il vit plusieurs des anciens rois de Lydie, qui étaient punis pour avoir préféré les délices d'une vie molle au travail, qui doit être inséparable de la royauté pour le soulagement des peuples.
Ces rois se reprochaient les uns aux autres leur aveuglement. L'un disait à l'autre, qui avait été son fils : Ne vous avais-je pas recommandé souvent, pendant ma vieillesse et avant ma mort, de réparer les maux que j'avais faits par ma négligence ? Le fils répondait : O malheureux père ! c'est vous qui m'avez perdu ! c'est votre exemple qui m'a accoutumé au faste, à l'orgueil, à la volupté, à la dureté pour les hommes ? En vous voyant régner avec tant de mollesse, avec tant de lâches flatteurs autour de vous, je me suis accoutumé à aimer la flatterie et les plaisirs. J'ai cru que le reste des hommes était, à l'égard des rois, ce que les chevaux et les autres bêtes de charge sont à l'égard des hommes, c'est-à-dire des animaux dont on ne fait cas qu'autant qu'ils rendent de services, et qu'ils donnent de commodités. Je l'ai cru ; c'est vous qui me l'avez fait croire ; et maintenant je souffre tant de maux pour vous avoir imité. A ces reproches, ils ajoutaient les plus affreuses malédictions, et paraissaient animés de rage pour s'entre-déchirer.
Autour de ces rois voltigeaient encore, comme des hiboux dans la nuit, les cruels soupçons, les vaines alarmes, les défiances, qui vengent les peuples de la dureté de leurs rois, la faim insatiable des richesses, la fausse gloire toujours tyrannique, et la mollesse lâche qui redouble tous les maux qu'on souffre sans pouvoir jamais donner de solides plaisirs.
On voyait plusieurs de ces rois sévèrement punis, non pour les maux qu'ils avaient faits, mais pour les biens qu'ils auraient dû faire. Tous les crimes des peuples, qui viennent de la négligence avec laquelle on fait observer les lois, étaient imputés aux rois, qui ne doivent régner qu'afin que les lois règnent par leur ministère. On leur imputait aussi tous les désordres qui viennent du faste, du luxe, et de tous les autres excès qui jettent les hommes dans un état violent, et dans la tentation de mépriser les lois pour acquérir du bien. Surtout on traitait rigoureusement les rois qui, au lieu d'être de bons et vigilants pasteurs des peuples, n'avaient songé qu'à ravager le troupeau comme des loups dévorants.
Mais ce qui consterna davantage Télémaque, ce fut de voir, dans cet abîme de ténèbres et de maux, un grand nombre de rois qui avaient passé sur la terre pour des rois assez bons. Ils avaient été condamnés aux peines du Tartare, pour s'être laissé gouverner par des hommes méchants et artificieux. Ils étaient punis pour les maux qu'ils avaient laissé faire par leur autorité. De plus, la plupart de ces rois n'avaient été ni bons ni méchants, tant leur faiblesse avait été grande ; ils n'avaient jamais craint de ne connaître point la vérité ; ils n'avaient point eu le goût de la vertu, et n'avaient pas mis leur plaisir à faire du bien.
Lorsque Télémaque sortit de ces lieux, il se sentit soulagé, comme ai on avait ôté une montagne de dessus sa poitrine : il comprit, par ce soulagement, le malheur de ceux qui y étaient renfermés sans espérance d'en sortir jamais. Il était effrayé de voir combien les rois étaient plus rigoureusement tourmentés que les autres coupables. Quoi! disait-il, tant de devoirs, tant de périls, tant de piéges, tant de difficulté de connaître la vérité pour se défendre contre les autres et contre soi-même ; enfin, tant de tourments horribles dans les enfers, après avoir été si agité, si envié, si traversé dans une vie courte ! O insensé celui qui cherche à régner ! Heureux celui qui se borne à une condition privée et paisible, où la vertu lui est moins difficile!
En faisant ces réflexions, il se troublait au dedans de lui-même : il frémit, et tomba dans une consternation qui lui fit sentir quoique chose du désespoir de ces malheureux qu'il venait de considérer. Mais, à mesure qu'il s'éloigna de ce triste séjour des ténèbres, de l'horreur et du désespoir, son courage commença peu à peu à renaître : il respirait, et entrevoyait déjà de loin la douce et pure lumière du séjour des héros.
C'est dans ce lieu qu'habitaient tous les bons rois qui avaient jusqu'alors gouverné sagement les hommes : ils étaient séparés du reste des justes. Comme les méchants princes souffraient, dans le Tartare, des supplices infiniment plus rigoureux que les autres coupables d'une condition privée, aussi les bons rois jouissaient, dans les champs Élysées, d'un bonheur infiniment plus grand que celui du reste des hommes qui avaient aimé la vertu sur la terre.
Télémaque s'avança vers ces rois, qui étaient dans des bocages odoriférants, sur des gazons toujours renaissants et fleuris*; mille petits ruisseaux d'une onde pure arrosaient ces beaux lieux, et y faisaient sentir une délicieuse fraîcheur ; un nombre infini d'oiseaux faisaient résonner ces bocages de leur doux chant. On voyait tout ensemble les fleurs du printemps qui naissaient sous les pas, avec les plus riches fruits de l'automne qui pendaient des arbres. Là, jamais on ne ressentit les ardeurs de la furieuse Canicule ; là, jamais les noirs aquilons n'osèrent souffler, ni faire sentir les rigueurs de l'hiver. Ni la guerre altérée de sang, ni la cruelle envie qui mord d'une dent venimeuse, et qui porte des vipères entortillées dans son sein et autour de ses bras, ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte, ni les vains désirs n'approchent jamais de cet heureux séjour de la paix. Le jour n'y finit point, et la nuit, avec ses sombres voiles, y est inconnue : une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lumière n'est point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n'est que ténèbres ; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière : elle pénètre plus subitement les corps les plus épais, que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal : elle n'éblouit jamais ; au contraire, elle fortifie les yeux, et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle sérénité : c'est d'elle seule que ces hommes bienheureux sont nourris ; elle sort d'eux, et elle y entre ; elle les pénètre et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent à nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naître en eux une source intarissable de paix et de joie : ils sont plongés dans cet abîme de joie, comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent plus rien ; ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure apaise la faim de leur cœur ; tous leurs désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au-dessus de tout ce que les hommes vides et affamés cherchent sur la terre : toutes les délices qui les environnent ne leur sont rien, parce que le comble de leur félicité, qui vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors. Ils sont tels que les dieux, qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie, ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossières qu'on leur présenterait à la table la plus exquise des hommes mortels. Tous les maux s'enfuient loin de ces lieux tranquilles : la mort, la maladie, la pauvreté, la douleur, les regrets, les remords, les craintes, les espérances mêmes, qui coûtent souvent autant de peines que les craintes ; les divisions, les dégoûts, les dépits, ne peuvent y avoir aucune entrée.
Les hautes montagnes de Thrace, qui, de leur front couvert de neige et de glace depuis l'origine du monde, fendent les nues, seraient renversées de leurs fondements posée au centre de la terre, que les cœurs de ces hommes justes ne pourraient pas même être émus*. Seulement ils ont pitié des misères qui accablent les hommes vivants dans le monde : mais c'est une pitié douce et paisible qui n'altère en rien leur immuable félicité. Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leurs visages : mais leur joie n'a rien de folâtre ni d'indécent ; c'est une joie douce, noble, pleine de majesté ; c'est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui les transporte. Ils sont, sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son cher fils qu'elle avait cru mort ; et cette joie, qui échappe bientôt à la mère, ne s'enfuit jamais du cœur de ces hommes ; jamais elle ne languit un instant ; elle est toujours nouvelle pour eux : ils ont le transport de l'ivresse, sans en avoir le trouble et l'aveuglement.
Ils s'entretiennent ensemble de ce qu'ils voient et de ce qu'ils goûtent : ils foulent à leurs pieds les molles délices et les vaines grandeurs de leur ancienne condition qu'ils déplorent ; ils repassent avec plaisir ces tristes mais courtes années où ils ont eu besoin de combattre contre eux-mêmes et contre le torrent des hommes corrompus, pour devenir bons ; ils admirent le secours des dieux qui les ont conduits, comme par la main, à la vertu, au travers de tant de périls. Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leurs cœurs, comme un torrent de la divinité même qui s'unit à eux ; ils voient, ils goûtent ; ils sont heureux, et sentent qu'ils le seront toujours. Ils chantent tous ensemble les louanges des dieux, et ils ne font tous ensemble qu'une seule voix, une seule pensée, un seul cœur : une même félicité fait comme un flux et reflux dans ces âmes unies.
Dans ce ravissement divin, les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels ; et cependant mille et mille siècles écoulés n'ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière. Ils règnent tous ensemble, non sur des trônes que la main des hommes peut renverser, mais en eux-mêmes, avec une puissance immuable ; car ils n'ont plus besoin d'être redoutables par une puissance empruntée d'un peuple vil et misérable. Ils ne portent plus ces vains diadèmes dont l'éclat cache tant de craintes et de noirs soucis : les dieux mêmes les ont couronnés de leurs propres mains, avec des couronnes que rien ne peut flétrir.
Télémaque, qui cherchait son père et qui avait craint de le trouver dans ces beaux lieux, fut si saisi de ce goût de paix et de félicité, qu'il eût voulu y trouver Ulysse, et qu'il s'affligeait d'être contraint lui-même de retourner ensuite dans la société des mortels. C'est ici, disait-il, que la véritable vie se trouve, et la nôtre n'est qu'une mort. Mais ce qui résonnait était d'avoir vu tant de rois punis dans le Tartare, et d'en voir si peu dans les champs Élysées. Il comprit qu'il y a peu de rois assez fermes et assez courageux pour résister à leur propre puissance, et pour rejeter la flatterie de tant de gens qui excitent toutes leurs passions. Ainsi, les bons rois sont très-rares ; et la plupart sont si méchants, que les dieux ne seraient pas justes, si, après avoir souffert qu'ils aient abusé de leur puissance pendant la vie, ils ne les punissaient après leur mort.
Télémaque, ne voyant point son père Ulysse parmi tous ces rois, chercha du moins des yeux le divin Laërte, son grand-père. Pendant qu'il le cherchait inutilement, un vieillard vénérable et plein de majesté s'avança vers lui. Sa vieillesse ne ressemblait point à celle des hommes que le poids des années accable sur la terre ; on voyait seulement qu'il avait été vieux avant sa mort : c'était un mélange de tout ce que la vieillesse a de grave, avec toutes les grâces de la jeunesse ; car ces grâces renaissent même dans les vieillards les plus caducs, au moment où ils sont introduits dans les champs Élysées. Cet homme s'avançait avec empressement, et regardait Télémaque avec complaisance, comme une personne qui lui était fort chère. Télémaque, qui ne le reconnaissait point, était en suspens.
Je te pardonne, ô mon cher fils, lui dit le vieillard, de ne me point reconnaître ; je suis Arcésius, père de Laërte. J'avais fini mes jours un peu avant qu'Ulysse, mon petit-fils, partît pour aller au siége de Troie ; alors tu étais encore un petit enfant entre les bras de ta nourrice : dès lors j'avais conçu de toi de grandes espérances ; elles n'ont point été trompeuses, puisque je te vois descendu dans le royaume de Pluton pour chercher ton père, et que les dieux te soutiennent dans cette entreprise*. O heureux enfant, les dieux t'aiment, et te préparent une gloire égale à celle de ton père ! O heureux moi-même de te revoir! Cesse de chercher Ulysse en ces lieux ; il vit encore, et il est réservé pour relever notre maison dans l'île d'Ithaque. Laërte même, quoique le poids des années l'ait abattu, jouit encore de la lumière, et attend que son fils revienne lui fermer les yeux. Ainsi, les hommes passent comme les fleurs qui s'épanouissent le matin, et qui, le soir, sont flétries et foulées aux pieds. Les générations des hommes s'écoulent comme les ondes d'un fleuve rapide ; rien ne peut arrêter le temps, qui entraîne après lui tout ce qui paraît le plus immobile. Toi-même, ô mon fils ! mon cher fils ! toi-même, qui jouis maintenant d'une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel âge n'est qu'une fleur qui sera presque aussitôt séchée qu'éclose. Tu te verras changer insensiblement : les grâces riantes, les doux plaisirs, la force, la santé, la joie, s'évanouiront comme un beau songe ; il ne t'en restera qu'un triste souvenir : la vieillesse languissante et ennemie des plaisirs viendra rider ton visage, courber ton corps, affaiblir tes membres, faire tarir dans ton cœur la source de la joie, te dégoûter du présent, te faire craindre l'avenir, te rendre insensible à tout, excepté à la douleur. Ce temps te parait éloigné : hélas ! tu te trompes, mon fils ; il se hâte, le voilà qui arrive : ce qui vient avec tant de rapidité n'est pas loin de toi ; et le présent qui s'enfuit est déjà bien loin, puisqu'il s'anéantit dans le moment que nous parlons*, et ne peut plus se rapprocher. Ne compte donc jamais, mon fils, sur le présent; mais soutiens-toi dans le sentier rude et âpre de la vertu, par la vue de l'avenir. Prépare-toi, par des mœurs pures et par l'amour de la justice, une place dans cet heureux séjour de la paix.
Tu verras enfin ton père reprendre l'autorité dans Ithaque. Tu es né pour régner après lui ; mais, hélas ! ô mon fils, que la royauté est trompeuse ! Quand on la regarde de loin, on ne voit que grandeur, éclat et délices ; mais de près, tout est épineux. Un particulier peut, sans déshonneur, mener une vie douce et obscure. Un roi ne peut, sans se déshonorer, préférer une vie douce et oisive aux fonctions pénibles du gouvernement : il se doit à tous les hommes qu'il gouverne ; il ne lui est jamais permis d'être à lui-même : ses moindres fautes sont d'une conséquence infinie, parce qu'elles causent le malheur des peuples, et quelquefois pendant plusieurs siècles : il doit réprimer l'audace des méchants, soutenir l'innocence, dissiper la calomnie. Ce n'est pas assez pour lui de ne faire aucun mal ; il faut qu'il fasse tous les biens possibles dont l'État a besoin. Ce n'est pas assez de faire le bien par soi-même ; il faut encore empêcher tous les maux que d'autres feraient, s'ils n'étaient retenus. Crains donc, mon fils, crains une condition si périlleuse : arme-toi de courage contre toi-même, contre tes passions, et contre les flatteurs.
En disant ces paroles, Arcésius paraissait animé d'un feu divin, et montrait à Télémaque un visage plein de compassion pour les maux qui accompagnent la royauté. Quand elle est prise, disait-il, pour se contenter soi-même, c'est une monstrueuse tyrannie ; quand elle est prise pour remplir ses devoirs, et pour conduire un peuple innombrable comme un père conduit ses enfants, c'est une servitude accablante qui demande un courage et une patience héroïque. Aussi est-il certain que ceux qui ont régné avec une sincère vertu possèdent ici tout ce que la puissance des dieux peut donner pour rendre une félicité complète!
Pendant qu'Arcésius pariait de la sorte, ces paroles entraient jusqu'au fond du cœur de Télémaque : elles s'y gravaient, comme un habile ouvrier, avec son burin, grave sur l'airain les figures ineffaçables qu'il veut montrer aux yeux de la plus reculée postérité. Ces sages paroles étaient comme une flamme subtile qui pénétrait dans les entrailles du jeune Télémaque ; il se sentait ému et embrasé ; je ne sais quoi de divin semblait fondre son cœur au dedans de lui. Ce qu'il portait dans la partie la plus intime de lui-même le consumait secrètement ; il ne pouvait ni le contenir, ni le supporter, ni résister à une si violente impression : c'était un sentiment vif et délicieux, qui était mêlé d'un tourment capable d'arracher la vie.
Ensuite Télémaque commença à respirer plus librement. Il reconnut dans le visage d'Arcésius une grande ressemblance avec Laërte ; il croyait même se ressouvenir confusément d'avoir vu en Ulysse, son père, des traits de cette même ressemblance, lorsque Ulysse partit pour le siége de Troie. Ce ressouvenir attendrit son cœur ; des larmes douces et mêlées de joie coulèrent de ses yeux : il voulut embrasser une personne si chère ; plusieurs fois il l'essaya inutilement : cette ombre vaine échappa à ses embrassements, comme un songe trompeur se dérobe à l'homme qui croit en jouir*. Tantôt la bouche altérée de cet homme dormant poursuit une eau fugitive ; tantôt ses lèvres s'agitent pour former des paroles que sa langue engourdie ne peut proférer ; ses mains s'étendent avec effort, et ne prennent rien : ainsi Télémaque ne peut contenter sa tendresse ; il voit Arcésius, il l'entend, il lui parle, il ne peut le toucher. Enfin il lui demande qui sont ces hommes qu'il voit autour de lui.
Tu vois, mon fils, lui répondit le sage vieillard, les hommes qui ont été l'ornement de leurs siècles, la gloire et le bonheur du genre humain. Tu vois le petit nombre de rois qui ont été dignes de l'être, et qui ont fait avec fidélité la fonction des dieux sur la terre. Ces autres, que tu vois assez près d'eux, mais séparés par ce petit nuage, ont une gloire beaucoup moindre : ce sont des héros à la vérité ; mais la récompense de leur valeur et de leurs expéditions militaires ne peut être comparée avec celle des rois sages, justes et bienfaisants.
Parmi ces héros, tu vois Thésée, qui a le visage un peu triste : il a ressenti le malheur d'être trop crédule pour une femme artificieuse, et il est encore affligé d'avoir si injustement demandé à Neptune la mort cruelle de son fils Hippolyte : heureux s'il n'eût point été si prompt, et si facile à irriter ! Tu vois aussi Achille appuyé sur sa lance, à cause de cette blessure qu'il reçut au talon, de la main du lâche Pâris, et qui finit sa vie. S'il eût été aussi sage, juste et modéré, qu'il était intrépide, les dieux lui auraient accordé un long règne ; mais ils ont eu pitié des Phthiotes[49] et des Dolopes[50], sur lesquels il devait naturellement régner après Pélée : ils n'ont pas voulu livrer tant de peuples à la merci d'un homme fougueux, et plus facile à irriter que la mer la plus orageuse. Les Parques ont accourci le fil de ses jours; il a été comme une fleur à peine éclose que le tranchant de la charrue coupe, et qui tombe avant la fin du jour où on l'avait vue naître. Les dieux n'ont voulu s'en servir que comme des torrents et des tempêtes, pour punir les hommes de leurs crimes ; ils ont fait servir Achille à abattre les murs de Troie, peur venger le parjure de Laomédon et les injustes amours de Pâris. Après avoir employé ainsi cet instrument de leurs vengeances, ils se sont apaisés, et ils ont refusé aux larmes de Thétis de laisser plus longtemps sur la terre ce jeune héros, qui n'y était propre qu'à troubler les hommes, qu'à renverser les villes et les royaumes.
Mais vois-tu cet autre avec ce visage farouche ? c'est Ajax, fils de Télamon et cousin d'Achille : tu n'ignores pas sans doute quelle fut sa gloire dans les combats ? Après la mort d'Achille, il prétendit qu'on ne pouvait donner ses armes à nul autre qu'à lui ; ton père ne crut pas les lui devoir céder : les Grecs jugèrent en faveur d'Ulysse. Ajax se tua de désespoir ; l'indignation et la fureur sont encore peintes sur son visage. N'approche pas de lui, mon fils ; car il croirait que tu voudrais lui insulter dans son malheur, et il est juste de le plaindre : ne remarques-tu pas qu'il nous regarde avec peine, et qu'il entre brusquement dans ce sombre bocage, parce que nous lui sommes odieux ? Tu vois, de cet autre côté, Hector, qui eût été invincible, si le fils de Thétis n'eût point été au monde dans le même temps. Mais voilà Agamemnon qui passe, et qui porte encore sur lui les marques de la perfidie de Clytemnestre. O mon fils ! je frémis en pensant aux malheurs de cette famille de l'impie Tantale. La division des deux frères Atrée et Thyeste a rempli cette maison d'horreur et de sang. Hélas ! combien un crime en attire-t-il d'autres ? Agamemnon revenant, à la tête des Grecs, du siége de Troie, n'a pas eu le temps de jouir en paix de la gloire qu'il avait acquise. Telle est la destinée de presque tous les conquérants. Tous ces hommes que tu vois ont été redoutables dans la guerre ; mais ils n'ont point été aimables et vertueux : aussi ne sont-ils que dans la seconde demeure des champs Élysées.
Pour ceux-ci, ils ont régné avec justice, et ont aimé leurs peuples : ils sont les amis des dieux ; pendant qu'Achille et Agamemnon, pleins de leurs querelles et de leurs combats, conservent encore ici leurs peines et leurs défauts naturels ; pendant qu'ils regrettent en vain la vie qu'ils ont perdue, et qu'ils s'affligent de n'être plus que des ombres impuissantes et vaines, ces rois justes, étant purifiés par la lumière divine dont ils sont nourris, n'ont plus rien à désirer pour leur bonheur. Ils regardent avec compassion les inquiétudes des mortels ; et les plus grandes affaires qui agitent les hommes ambitieux leur paraissent comme des jeux d'enfants : leurs cœurs sont rassasiés de la vérité et de la vertu, qu'ils puisent dans la source. Ils n'ont plus rien à souffrir ni d'autrui ni d'eux-mêmes ; plus de désirs, plus de besoins, plus de craintes : tout est uni pour eux, excepté leur joie, qui ne peut finir.
Considère, mon fils, cet ancien roi Inachus, qui fonda le royaume d'Argos. Tu le vois avec cette vieillesse si douce et si majestueuse: les fleurs naissent sous ses pas ; sa démarche légère ressemble au vol d'un oiseau ; il tient dans sa main une lyre d'ivoire, et, dans un transport éternel, il chante les merveilles des dieux. Il sort de son cœur et de sa bouche un parfum exquis ; l'harmonie de sa lyre et de sa voix ravirait les hommes et les dieux. Il est ainsi récompensé pour avoir aimé le peuple qu'il assembla dans l'enceinte de ses nouveaux murs, et auquel il donna des lois.
De l'autre côté, tu peux voir, entre ces myrtes, Cécrops, Égyptien, qui le premier régna dans Athènes, ville consacrée à la sage déesse dont elle porte le nom. Cécrops, apportant des lois utiles de l'Égypte, qui a été pour la Grèce la source des lettres et des bonnes mœurs, adoucit les naturels farouches des bourgs de l'Attique, et les unît par les liens de la société. Il fut juste, humain, compatissant ; il laissa les peuples dans l'abondance, et sa famille dans la médiocrité ; ne voulant point que ses enfants eussent l'autorité après lui, parce qu'il jugeait que d'autres en étaient plus dignes.
Il faut que je te montre aussi, dans cette petite vallée, Érichthon, qui inventa l'usage de l'argent pour la monnaie : il le fit en vue de faciliter le commerce entre les îles de la Grèce ; mais il prévit l'inconvénient attaché à cette invention. Appliquez-vous, disait-il à tous les peuples, à multiplier chez vous les richesses naturelles, qui sont les véritables : cultivez la terre pour avoir une grande abondance de blé, de vin, d'huile et de fruits ; ayez des troupeaux innombrables qui vous nourrissent de leur lait, et qui vous couvrent de leur laine: par là vous vous mettrez en état de ne craindre jamais la pauvreté. Plus vous aurez d'enfants, plus vous serez riches, pourvu que vous les rendiez laborieux ; car la terre est inépuisable, et elle augmente sa fécondité à proportion du nombre de ses habitants qui ont soin de la cultiver : elle les paye tous libéralement de leurs peines ; au lieu qu'elle se rend avare et ingrate pour ceux qui la cultivent négligemment. Attachez-vous donc principalement aux véritables richesses qui satisfont aux vrais besoins de l'homme. Pour l'argent monnayé, il ne faut en faire aucun cas, qu'autant qu'il est nécessaire, ou pour les guerres inévitables qu'on a à soutenir au dehors, ou pour le commerce des marchandises nécessaires qui manquent dans votre pays : encore serait-il à souhaiter qu'on laissât tomber le commerce à l'égard de toutes les choses qui ne servent qu'à entretenir le luxe, la vanité et la mollesse.
Ce sage Érichthon disait souvent : Je crains bien, mes enfants, de vous avoir fait un présent funeste en vous donnant l'invention de la monnaie. Je prévois qu'elle excitera l'avarice, l'ambition, le faste ; qu'elle entretiendra une infinité d'arts pernicieux, qui ne vont qu'à amollir et à corrompre les mœurs ; qu'elle vous dégoûtera de l'heureuse simplicité, qui fait tout le repos et toute la sûreté de la vie ; qu'enfin elle vous fera mépriser l'agriculture, qui est le fondement de la vie humaine et la source de tous les vrais biens : mais les dieux sont témoins que j'ai eu le cœur pur en vous donnant cette invention utile en elle-même. Enfin, quand Érichthon aperçut que l'argent corrompait les peuples, comme il l'avait prévu, il se retira de douleur sur une montagne sauvage, où il vécut pauvre et éloigné des hommes, jusqu'à une extrême vieillesse, sans vouloir se mêler du gouvernement des villes.
Peu de temps après lui, on vit paraître dans la Grèce le fameux Triptolème, à qui Cérès avait enseigné l'art de cultiver les terres, et de les couvrir tous les ans d'une moisson dorée. Ce n'est pas que les hommes ne connussent déjà le blé, et la manière de le multiplier en le semant : mais ils ignoraient la perfection du labourage ; et Triptolème, envoyé par Cérès, vint, la charrue en main, offrir les dons de la déesse à tous les peuples qui auraient assez de courage pour vaincre leur paresse naturelle, et pour s'adonner à un travail assidu. Bientôt Triptolème apprit aux Grecs à fendre la terre, et à la fertiliser en déchirant son sein : bientôt les moissonneurs ardents et infatigables firent tomber, sous leurs faucilles tranchantes, les jaunes épis qui couvraient les campagnes : les peuples même sauvages et farouches, qui couraient épars çà et là dans les forêts d'Épire et d'Étolie pour se nourrir de gland, adoucirent leurs mœurs, et se soumirent à des lois, quand ils eurent appris à faire croître des moissons et à se nourrir de pain. Triptolème fit sentir aux Grecs le plaisir qu'il y a à ne devoir ses richesses qu'à son travail, et à trouver dans son champ tout ce qu'il faut pour rendre la vie commode et heureuse. Cette abondance si simple et si innocente, qui est attachée à l'agriculture, les fit souvenir des sages conseils d'Érichthon. Ils méprisèrent l'argent et toutes les richesses artificielles, qui ne sont richesses qu'en imagination, qui tentent les hommes de chercher des plaisirs dangereux, et qui les détournent du travail, où ils trouveraient tous les biens réels, avec des mœurs pures, dans une pleine liberté. On comprit donc qu'un champ fertile et bien cultivé est le vrai trésor d'une famille assez sage pour vouloir vivre frugalement comme ses pères ont vécu. Heureux les Grecs, s'ils étaient demeurés fermes dans ces maximes, si propres à les rendre puissants, libres, heureux, et dignes de l'être par une solide vertu ! Mais, hélas ! ils commencent à admirer les fausses richesses, ils négligent peu à peu les vraies, et ils dégénèrent de cette merveilleuse simplicité.
O mon fils, tu régneras un jour ; alors souviens-toi de ramener les hommes à l'agriculture, d'honorer cet art, de soulager ceux qui s'y appliquent, et de ne souffrir point que les hommes vivent ni oisifs, ni occupés à des arts qui entretiennent le luxe et la mollesse. Ces deux hommes, qui ont été si sages sur la terre, sont ici chéris des dieux. Remarque, mon fils, que leur gloire surpasse autant celle d'Achille et des autres héros qui n'ont excellé que dans les combats, qu'un doux printemps est au-dessus de l'hiver glacé, et que la lumière du soleil est plus éclatante que celle de la lune.
Pendant qu'Arcésius parlait de la sorte, il aperçut que Télémaque avait toujours les yeux arrêtés du côté d'un petit bois de lauriers, et d'un ruisseau bordé de violettes, de roses, de lis, et de plusieurs autres fleurs odoriférantes, dont les vives couleurs ressemblaient à celles d'Iris, quand elle descend du ciel sur la terre pour annoncer à quelque mortel les ordres des dieux. C'était le grand roi Sésostris, que Télémaque reconnut dans ce beau lieu ; il était mille fois plus majestueux qu'il ne l'avait jamais été sur son trône d'Égypte. Des rayons d'une lumière douce sortaient de ses yeux, et ceux de Télémaque en étaient éblouis. A le voir, on eût cru qu'il était enivré de nectar, tant l'esprit divin l'avait mis dans un transport au-dessus de la raison humaine, pour récompenser ses vertus.
Télémaque dit à Arcésius : Je reconnais, ô mon père, Sésostris, ce roi d'Égypte, que j'y ai vu, il n'y a pas longtemps. Le voilà, répondit Arcésius ; et tu vois, par son exemple, combien les dieux sont magnifiques à récompenser les bons rois. Mais il faut que tu saches que toute cette félicité n'est rien en comparaison de celle qui lui était destinée, si une trop grande prospérité ne lui eût fait oublier les règles de la modération et de la justice. La passion de rabaisser l'orgueil et l'insolence des Tyriens l'engagea à prendre leur ville. Cette conquête lui donna le désir d'en faire d'autres : il se laissa séduire par la vaine gloire des conquérants ; il subjugua, ou, pour mieux dire, il ravagea toute l'Asie. A son retour en Égypte, il trouva que son frère s'était emparé de la royauté, et avait altéré, par un gouvernement injuste, les meilleures lois du pays. Ainsi ses grandes conquêtes ne servirent qu'à troubler son royaume. Mais ce qui le rendit plus inexcusable, c'est qu'il fut enivré de sa propre gloire : il fit atteler à un char les plus superbes d'entre les rois qu'il avait vaincus. Dans la suite, il reconnut sa faute, et eut honte d'avoir été si inhumain. Tel fut le fruit de ses victoires. Voilà ce que les conquérants font contre leurs États et contre eux-mêmes, en voulant usurper ceux de leurs voisins. Voilà ce qui fit déchoir un roi d'ailleurs si juste et si bienfaisant ; et c'est ce qui diminue la gloire que les dieux lui-avaient préparée.
Ne vois-tu pas cet autre, mon fils, dont la blessure parait si éclatante ? C'est un roi de Carie, nommé Dioclides qui se dévoua pour son peuple dans une bataille, parce que l'oracle avait dit que, dans la guerre des Cariens et des Lyciens, la nation dont le roi périrait serait victorieuse.
Considère cet autre ; c'est un sage législateur, qui, ayant donné à sa nation des lois propres à les rendre bons et heureux, leur fît jurer qu'ils ne violeraient aucune de ces lois pendant son absence ; après quoi, il partit, s'exila lui-même de sa patrie, et mourut pauvre dans une terre étrangère, pour obliger son peuple, par ce serment, à garder à jamais des lois si utiles.
Cet autre, que tu vois, est Eunésyme, roi des Pyliens, et un des ancêtres du sage Nestor. Dans une peste qui ravageait la terre, et qui couvrait de nouvelles ombres les bords de l'Achéron, il demanda aux dieux d'apaiser leur colère, en payant, par sa mort, pour tant de milliers d'hommes innocents. Les dieux l'exaucèrent, et lui firent trouver ici la vraie royauté, dont toutes celles de la terre ne sont que de vaines ombres.
Ce vieillard, que tu vois couronné de fleurs, est le fameux Bélus : il régna en Égypte, et il épousa Anchinoé, fille du dieu Nilus, qui cache la source de ses eaux, et qui enrichit les terres qu'il arrose par ses inondations. Il eut deux fils : Danaüs, dont tu sais l'histoire ; et Égyptus, qui donna son nom à ce beau royaume. Bélus se croyait plus riche par l'abondance où il mettait son peuple, et par l'amour de ses sujets pour lui, que par tous les tributs qu'il aurait pu leur imposer. Ces hommes, que tu crois morts, vivent, mon fils ; et c'est la vie qu'on traîne misérablement sur la terre qui n'est qu'une mort : les noms seulement sont changés. Plaise aux dieux de te rendre assez bon pour mériter cette vie heureuse, que rien ne peut plus finir ni troubler! Hâte-toi, il en est temps, d'aller chercher ton père. Avant que de le trouver, hélas ! que tu verras répandre de sang ! Mais quelle gloire t'attend dans les campagnes de l'Hespérie ! Souviens-toi des conseils du sage Mentor ; pourvu que tu les suives, ton nom sera grand parmi tous les peuples et parmi tous les siècles.
Il dit ; et aussitôt il conduisit Télémaque vers la porte d'ivoire, par où l'on peut sortir du ténébreux empire de Pluton*. Télémaque, les larmes aux yeux, le quitta sans pouvoir l'embrasser ; et, sortant de ces sombres lieux, il retourna en diligence vers le camp des alliés, après avoir rejoint, sur le chemin, les deux jeunes Crétois qui l'avaient accompagné jusques auprès de la caverne, et qui n'espéraient plus le revoir.