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Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aristonoüs

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LIVRE QUINZIÈME.


SOMMAIRE.

Télémaque, dans une assemblée des chefs de l'armée, combat la politique qui leur inspirait le dessein de surprendre Venuse, que les deux partis étaient convenus de laisser en dépôt entre les mains des Lucaniens.—Il fait voir sa sagesse et sa prudence à l'occasion de deux transfuges.—L'un des deux, Acante était chargé par Adraste de l'empoisonner ; l'autre, Dioscore, offrait aux alliés la tête d'Adrastre—Dans le combat qui s'engage ensuite, Télémaque excite l'admiration universelle par sa valeur.—En cherchant Adraste dans la mêlée, il porte partout la mort sur son passage.—Adraste, de son coté, entouré de l'élite de ses troupes, cherche Télémaque et fait un horrible carnage des alliés.—Ils se joignent enfin.—Télémaque terrasse Adraste et le réduit à lui demander la vie.—Télémaque la lui accorde généreusement ; mais Adraste, à peine relevé, veut surprendre son vainqueur par un coup imprévu.—Télémaque le saisit de nouveau et le perce de son glaive.—Alors les Dauniens tendent la main aux alliés en signe de réconciliation, et demandent, pour unique condition de paix, qu'on leur permette de choisir un roi de leur nation pour effacer l'opprobre dont Adraste avait couvert la royauté.

Cependant les chefs de l'armée s'assemblèrent pour délibérer s'il fallait s'emparer de Venuse[51]. C'était une ville forte, qu'Adraste avait autrefois usurpée sur ses voisins, les Apuliens-Peucètes. Ceux-ci étaient entrés contre lui dans la ligue, pour redemander justice sur cette invasion. Adraste, pour les apaiser, avait mis cette ville en dépôt entre les mains des Lucaniens : mais il avait corrompu par argent et la garnison lucanienne, et celui qui la commandait : de façon que la nation des Lucaniens avait moins d'autorité effective que lui dans Venuse ; et les Apuliens, qui avaient consenti que la garnison lucanienne gardât Venuse, avaient été trompés dans cette négociation.

Un citoyen de Venuse, nommé Démophante, avait offert secrètement aux alliés de leur livrer, la nuit, une des portes de la ville. Cet avantage était d'autant plus grand, qu'Adraste avait mis toutes ses provisions de guerre et de bouche dans un château voisin de Venuse, qui ne pouvait se défendre si Venuse était prise, Philoctète et Nestor avaient déjà opiné qu'il fallait profiter d'une si heureuse occasion. Tous les chefs, entraînés par leur autorité, et éblouis par l'utilité d'une facile entreprise, applaudissaient à ce sentiment ; mais Télémaque, à son retour, fit les derniers efforts pour les en détourner.

Je n'ignore pas, leur dit-il, que si jamais un homme a mérité d'être surpris et trompé, c'est Adraste, lui qui a si souvent trompé tout le monde. Je vois bien qu'en surprenant Venuse, vous ne feriez que vous mettre en possession d'une ville qui vous appartient, puisqu'elle est aux Apuliens, qui sont un des peuples de votre ligue.

J'avoue que vous le pourriez faire avec d'autant plus d'apparence de raison, qu'Adraste, qui a mis cette ville en dépôt, a corrompu le commandant et la garnison, pour y entrer quand il le jugera à propos. Enfin, je comprends, comme vous, que, si vous preniez Venuse, vous seriez maîtres, dès le lendemain, du château où sont tous les préparatifs de guerre qu'Adraste y a assemblés, et qu'ainsi vous finiriez en deux jours cette guerre si formidable. Mais ne vaut-il pas mieux périr, que vaincre par de tels moyens ? Faut-il repousser la fraude par la fraude ? Sera-t-il dit que tant de rois, ligués pour punir l'impie Adraste de ses tromperies, seront trompeurs comme lui ? S'il nous est permis de faire comme Adraste, il n'est point coupable, et nous avons tort de vouloir le punir. Quoi ! l'Hespérie entière, soutenue de tant de colonies grecques et de héros revenus du siège de Troie, n'a-t-elle point d'autres armes contre la perfidie et les parjures d'Adraste, que la perfidie et le parjure ? vous avez juré par des choses les plus sacrées, que vous laisseriez Venuse en dépôt dans les mains des Lucaniens. La garnison lucanienne, dites-vous, est corrompue par l'argent d'Adraste. Je le crois comme vous : mais cette garnison est toujours à la solde des Lucaniens ; elle n'a point refusé de leur obéir; elle a gardé, du moins en apparence, la neutralité. Adraste ni les siens ne sont jamais entrés dans Venuse : le traité subsiste ; votre serment n'est point oublié des dieux. Ne gardera-t-on les paroles données, que quand on manquera de prétextes plausibles pour les violer ? Ne sera-t-on fidèle et religieux pour les serments, que quand on n'aura rien à gagner en violant sa foi ? Si l'amour de la vertu et la crainte des dieux ne vous touchent plus, au moins soyez touchés de votre réputation et de votre intérêt. Si vous montrez au monde cet exemple pernicieux, de manquer de parole, et de violer votre serment pour terminer une guerre, quelles guerres n'exciterez-vous point par cette conduite impie ! Quel voisin ne sera pas contraint de craindre tout de vous, et de vous détester ? Qui pourra désormais, dans les nécessités les plus pressantes, se fier à vous ? Quelle sûreté pourrez-vous donner quand vous voudrez être sincères, et qu'il vous importera de persuader à vos voisins votre sincérité ? Sera-ce un traité solennel ? vous en aurez foulé un aux pieds. Sera-ce un serment ? hé ! ne saura-t-on pas que vous comptez les dieux pour rien, quand vous espérez tirer du parjure quelque avantage ? La paix n'aura donc pas plus de sûreté que la guerre à votre égard. Tout ce qui viendra de vous sera reçu comme une guerre, ou feinte, ou déclarée : vous serez les ennemis perpétuels de tous ceux qui auront le malheur d'être vos voisins ; toutes les affaires qui demandent de la réputation de probité, et de la confiance, vous deviendront impossibles : vous n'aurez plus de ressource pour faire croire ce que vous promettrez. Voici, ajouta Télémaque, un intérêt encore plus pressant qui doit vous frapper, s'il vous reste quelque sentiment de probité et quelque prévoyance sur vos intérêts : c'est qu'une conduite si trompeuse attaque par le dedans toute votre ligue, et va la ruiner ; votre parjure va faire triompher Adraste.

A ces paroles, toute l'assemblée émue lui demandait comment il osait dire qu'une action qui donnerait une victoire certaine à la ligue pouvait la ruiner. Comment, leur répondit-il, pourrez-vous vous confier les uns aux autres, si une fois vous rompez l'unique lien de la société et de la confiance, qui est la bonne foi ? Après que vous aurez posé pour maxime, qu'on peut violer les règles de la probité et de la fidélité pour un grand intérêt, qui d'entre vous pourra se fier à un autre, quand cet autre pourra trouver un grand avantage à lui manquer de parole et à le tromper ? Où en serez-vous ? Quel est celui d'entre vous qui ne voudra point prévenir les artifices de son voisin par les siens ? Que devient une ligue de tant de peuples, lorsqu'ils sont convenus entre eux, par une délibération commune, qu'il est permis de surprendre son voisin, et de violer la foi donnée ? Quelle sera votre défiance mutuelle, votre division, votre ardeur à vous détruire les uns les autres ! Adraste n'aura plus besoin de vous attaquer ; vous vous déchirerez assez vous-mêmes ; vous justifierez ses perfidies.

O rois sages et magnanimes, ô vous qui commandez avec tant d'expérience sur des peuples innombrables, ne dédaignez pas d'écouter les conseils d'un jeune homme ! Si vous tombiez dans les plus affreuses extrémités où la guerre précipite quelquefois les hommes, il faudrait vous relever par votre vigilance et par les efforts de votre vertu ; car le vrai courage ne se laisse jamais abattre. Mais si vous aviez une fois rompu la barrière de l'honneur et de la bonne foi, cette perte est irréparable; vous ne pourriez plus rétablir ni la confiance nécessaire aux succès de toutes les affaires importantes, ni ramener les hommes aux principes de la vertu, après que vous leur auriez appris à les mépriser. Que craignez-vous ? N'avez-vous pas assez de courage pour vaincre sans tromper ? Votre vertu, jointe aux forces de tant de peuples, ne vous suffit-elle pas ? Combattons, mourons s'il le faut, plutôt que de vaincre si indignement. Adraste, l'impie Adraste est dans nos mains, pourvu que nous ayons horreur d'imiter sa lâcheté et sa mauvaise foi.

Lorsque Télémaque acheva ce discours, il sentit que la douce persuasion avait coulé de ses lèvres, et avait passé jusqu'au fond des cœurs. Il remarqua un profond silence dans l'assemblée ; chacun pensait, non à lui ni aux grâces de ses paroles, mais à la force de la vérité qui se faisait sentir dans la suite de son raisonnement : l'étonnement, était peint sur les visages. Enfin, on entendit un murmure sourd qui se répandait peu à peu dans l'assemblée ; les uns regardaient les autres, et n'osaient parler les premiers ; on attendait que les chefs de l'armée se déclarassent ; et chacun avait de la peine à retenir ses sentiments. Enfin, le grave Nestor prononça ces paroles:

Digne fils d'Ulysse, les dieux vous ont fait parler ; et Minerve, qui a tant de fois inspiré votre père, a mis dans votre cœur le conseil sage et généreux que vous avez donné. Je ne regarde point votre jeunesse ; je ne considère que Minerve dans tout ce que vous venez de dire. Vous avez parlé pour la vertu ; sans elle les plus grands avantages sont de vraies pertes ; sans elle on s'attire bientôt la vengeance de ses ennemis, la défiance de ses alliés, l'horreur de tous les gens de bien, et la juste colère des dieux. Laissons donc Venuse entre les mains des Lucaniens, et ne songeons plus qu'à vaincre Adraste par notre courage.

Il dit, et toute l'assemblée applaudit à ces sages paroles ; mais, en applaudissant, chacun étonné tournait les yeux vers le fils d'Ulysse, et on croyait voir reluire en lui la sagesse de Minerve, qui l'inspirait.

Il s'éleva bientôt une autre question dans le conseil des rois, où il n'acquit pas moins de gloire. Adraste, toujours cruel et perfide, envoya dans le camp un transfuge nommé Acante, qui devait empoisonner les plus illustres chefs de l'armée : surtout il avait ordre de ne rien épargner pour faire mourir le jeune Télémaque, qui était déjà la terreur des Dauniens. Télémaque, qui avait trop de courage et de candeur pour être enclin à la défiance, reçut sans peine avec amitié ce malheureux qui avait vu Ulysse en Sicile, et qui lui racontait les aventures de ce héros. Il le nourrissait, et tâchait de le consoler dans son malheur; car Acante se plaignait d'avoir été trompé et traité indignement par Adraste. Mais c'était nourrir et réchauffer dans son sein une vipère venimeuse toute prête à faire une blessure mortelle.

On surprit un autre transfuge, nommé Arion, qu'Acante envoyait vers Adraste pour lui apprendre l'état du camp des alliés, et pour lui assurer qu'il empoisonnerait, le lendemain, les principaux rois avec Télémaque, dans un festin que celui-ci leur devait donner. Arion pris avoua sa trahison. On soupçonna qu'il était d'intelligence avec Acante, parce qu'ils étaient bons amis ; mais Acante, profondément dissimulé et intrépide, se défendait avec tant d'art, qu'on ne pouvait le convaincre, ni découvrir le fond de la conjuration.

Plusieurs des rois furent d'avis qu'il fallait, dans le doute, sacrifier Acante à la sûreté publique. Il faut, disaient-ils, le faire mourir ; la vie d'un seul homme n'est rien, quand il s'agit d'assurer celles de tant de rois. Qu'importe qu'un innocent périsse, quand il s'agit de conserver ceux qui représentent les dieux au milieu des hommes?

Quelle maxime inhumaine ! quelle politique barbare ! répondait Télémaque. Quoi ! vous êtes si prodigues du sang humain, ô vous qui êtes établis les pasteurs des hommes, et qui ne commandez sur eux que pour les conserver, comme un pasteur conserve son troupeau ! Vous êtes donc les loups cruels, et non pas les pasteurs ; du moins vous n'êtes pasteurs que pour tondre et pour écorcher le troupeau, au lieu de le conduire dans les pâturages. Selon vous, on est coupable dès que l'on est accusé ; un soupçon mérite la mort ; les innocents sont à la merci des envieux et des calomniateurs: à mesure que la défiance tyrannique croîtra dans vos cœurs, il faudra aussi vous égorger plus de victimes.

Télémaque disait ces paroles avec une autorité et une véhémence qui entraînait les cœurs, et qui couvrait de honte les auteurs d'un si lâche conseil. Ensuite, se radoucissant, il leur dit : Pour moi, je n'aime pas assez la vie pour vouloir vivre à ce prix ; j'aime mieux qu'Acante soit méchant que si je l'étais ; et qu'il m'arrache la vie par une trahison, que si je le faisais périr injustement, dans le doute. Mais écoutez, ô vous qui, étant établis rois, c'est-à-dire juges des peuples, devez savoir juger les hommes avec justice, prudence et modération, laissez-moi interroger Acante en votre présence.

Aussitôt il interroge cet homme sur son commerce avec Arion ; il le presse sur une infinité de circonstances ; il fait semblant plusieurs fois de le renvoyer à Adraste comme un transfuge digne d'être puni, pour observer s'il aurait peur d'être ainsi renvoyé, ou non ; mais le visage et la voix d'Acante demeurèrent tranquilles ; et Télémaque en conclut qu'Acante pouvait n'être pas innocent. Enfin, ne pouvant tirer la vérité du fond de son cœur, il lui dit : Donnez-moi votre anneau, je veux l'envoyer à Adraste. A cette demande de son anneau, Acante pâlit, et fut embarrassé. Télémaque, dont les yeux étaient toujours attachés sur lui, l'aperçut ; il prit cet anneau. Je m'en vais, lui dit-il, l'envoyer à Adraste par les mains d'un Lucanien nommé Polytrope, que vous connaissez, et qui paraîtra y aller secrètement de votre part. Si nous pouvons découvrir par cette voie votre intelligence avec Adraste, on vous fera périr impitoyablement par les tourments les plus cruels : si, au contraire, vous avouez dès à présent votre faute, on vous la pardonnera, et on se contentera de vous envoyer dans une île de la mer, où vous ne manquerez de rien. Alors Acante avoua tout ; et Télémaque obtint des rois qu'on lui donnerait la vie, parce qu'il la lui avait promise. On l'envoya dans une des îles Échinades*, où il vécut en paix.

Peu de temps après, un Daunien d'une naissance obscure, mais d'un esprit violent et hardi, nommé Dioscore, vint la nuit dans le camp des alliés leur offrir d'égorger dans sa tente le roi Adraste. Il le pouvait, car on est maître de la vie des autres quand on ne compte plus pour rien la sienne. Cet homme ne respirait que la vengeance, parce que Adraste lui avait enlevé sa femme, qu'il aimait éperdument, et qui était égale en beauté à Vénus même. Il était résolu, ou de faire périr Adraste et de reprendre sa femme, ou de périr lui-même. Il avait des intelligences secrètes pour entrer la nuit dans la tente du roi, et pour être favorisé dans son entreprise par plusieurs capitaines dauniens ; mais il croyait avoir besoin que les rois alliés attaquassent en même temps le camp d'Adraste, afin que, dans ce trouble, il pût plus facilement se sauver, et enlever sa femme. Il était content de périr, s'il ne pouvait l'enlever après avoir tué le roi.

Aussitôt que Dioscore eut expliqué aux rois son dessein, tout le monde se tourna vers Télémaque, comme pour lui demander une décision. Les dieux, répondit-il, qui nous ont préservés des traîtres, nous défendent de nous en servir. Quand même nous n'aurions pas assez de vertu pour détester la trahison, notre seul intérêt suffirait pour la rejeter : dès que nous l'aurons autorisée par notre exemple, nous mériterons qu'elle se tourne contre nous : dès ce moment, qui d'entre nous sera en sûreté? Adraste pourra bien éviter le coup qui le menace, et la faire retomber sur les rois alliés. La guerre ne sera plus une guerre ; la sagesse et la vertu ne seront plus d'aucun usage : on ne verra plus que perfidie, trahison et assassinats. Nous en ressentirons nous-mêmes les funestes suites, et nous le mériterons, puisque nous aurons autorisé le plus grand des maux. Je conclus donc qu'il faut renvoyer le traître à Adraste. J'avoue que ce roi ne le mérite pas ; mais toute l'Hespérie et toute la Grèce, qui ont les yeux sur nous, méritent que nous tenions cette conduite pour en être estimés. Nous nous devons à nous-mêmes, et plus encore aux justes dieux, cette horreur de la perfidie.

Aussitôt on envoya Dioscore à Adraste, qui frémit du péril où il avait été, et qui ne pouvait assez s'étonner de la générosité de ses ennemis; car les méchants ne peuvent comprendre la pure vertu. Adraste admirait, malgré lui, ce qu'il venait de voir, et n'osait le louer. Cette action noble des alliés rappelait un honteux souvenir de toutes ses tromperies et de toutes ses cruautés. Il cherchait à rabaisser la générosité de ses ennemis, et était honteux de paraître ingrat, pendant qu'il leur devait la vie : mais les hommes corrompus s'endurcissent bientôt contre tout ce qui pourrait les toucher. Adraste, qui vit que la réputation des alliés augmentait tous les jours, crut qu'il était pressé de faire contre eux quelque action éclatante : comme il n'en pouvait faire aucune de vertu, il voulut du moins tâcher de remporter quelque grand avantage sur eux par les armes, et il se hâta de combattre.

Le jour du combat étant venu, à peine l'Aurore ouvrait au soleil les portes de l'Orient, dans un chemin semé de roses, que le jeune Télémaque, prévenant par ses soins la vigilance des plus vieux capitaines, s'arracha d'entre les bras du doux sommeil, et mit en mouvement tous les officiers. Son casque, couvert de crins flottants, brillait déjà sur sa tête, et sa cuirasse sur son dos éblouissait les yeux de toute l'armée : l'ouvrage de Vulcain avait, outre sa beauté naturelle, l'éclat de l'égide qui y était cachée. Il tenait sa lance d'une main ; de l'autre, il montrait les divers postes qu'il fallait occuper. Minerve avait mis dans ses yeux un feu divin, et sur son visage une majesté fière qui promettait déjà la victoire*. Il marchait ; et tous les rois, oubliant leur âge et leur dignité, se sentaient entraînés par une force supérieure qui leur faisait suivre ses pas. La faible Jalousie ne peut plus entrer dans les cœurs ; tout cède à celui que Minerve conduit invisiblement par la main. Son action n'avait rien d'impétueux ni de précipité ; il était doux, tranquille, patient, toujours prêt à écouter les autres et à profiter de leurs conseils ; mais actif, prévoyant, attentif aux besoins les plus éloignés, arrangeant toutes choses à propos, ne s'embarrassant de rien, et n'embarrassant point les autres : excusant les fautes, réparant les mécomptes, prévenant les difficultés, ne demandant jamais rien de trop à personne, inspirant partout la liberté et la confiance. Donnait-il un ordre, c'était dans les termes les plus simples et les plus clairs. Il le répétait pour mieux instruire celui qui devait l'exécuter : il voyait dans ses yeux s'il l'avait bien compris : il lui faisait ensuite expliquer familièrement comment il avait compris ses paroles, et le principal but de son entreprise. Quand il avait ainsi éprouvé le bon sens de celui qu'il envoyait, et qu'il l'avait fait entrer dans ses vues, il ne le faisait partir qu'après lui avoir donné quelque marque d'estime et de confiance pour l'encourager. Ainsi, tous ceux qu'il envoyait étaient pleins d'ardeur pour lui plaire et pour réussir : mais ils n'étaient point gênés par la crainte qu'il leur imputerait les mauvais succès ; car il excusait toutes les fautes qui ne venaient point de mauvaise volonté.

L'horizon paraissait rouge et enflammé par les premiers rayons du soleil ; la mer était pleine des feux du jour naissant. Toute la côte était couverte d'hommes d'armes, de chevaux, et de chariots en mouvement : c'était un bruit confus, semblable à celui des flots en courroux, quand Neptune excite, au fond de ses abîmes, les noires tempêtes. Ainsi Mars commençait, par le bruit des armes et par l'appareil frémissant de la guerre, à semer la rage dans tous les cœurs. La campagne était pleine de piques hérissées, semblables aux épis qui couvrent les sillons fertiles dans le temps des moissons. Déjà s'élevait un nuage de poussière qui dérobait peu à peu aux yeux des hommes la terre et le ciel. La confusion, l'horreur, le carnage, l'impitoyable mort, s'avançaient.

A peine les premiers traits étaient jetés, que Télémaque, levant les yeux et les mains vers le ciel, prononça ces paroles : O Jupiter, père des dieux et des hommes, vous voyez de notre côté la justice et la paix, que nous n'avons point eu honte de chercher. C'est à regret que nous combattons ; nous voudrions épargner le sang des hommes ; nous ne haïssons point cet ennemi même, quoiqu'il soit cruel, perfide et sacrilége. Voyez et décidez entre lui et nous : s'il faut mourir, nos vies sont dans vos mains : s'il faut délivrer l'Hespérie et abattre le tyran, ce sera votre puissance et la sagesse de Minerve, votre fille, qui nous donnera la victoire ; la gloire vous en sera due. C'est vous qui, la balance en main, réglez le sort des combats : nous combattons pour vous ; et, puisque vous êtes juste, Adraste est plus votre ennemi que le nôtre. Si votre cause est victorieuse, avant la fin du jour le sang d'une hécatombe entière ruissellera sur vos autels.

Il dit, et à l'instant il poussa ses coursiers fougueux et écumants dans les rangs les plus pressés des ennemis. Il rencontra d'abord Pénandre, Locrien, couvert de la peau d'un lion qu'il avait tué dans la Cilicie, pendant qu'il y avait voyagé : il était armé, comme Hercule, d'une massue énorme ; sa taille et sa force le rendaient semblable aux géants. Dès qu'il vit Télémaque, il méprisa sa jeunesse et la beauté de son visage. C'est bien à toi, dit-il, jeune efféminé, à nous disputer la gloire des combats ! va, enfant, va parmi les ombres chercher ton père. En disant ces paroles, il lève sa massue noueuse, pesante, armée de pointes de fer ; elle paraît comme un mât de navire : chacun craint le coup de sa chute. Elle menace la tête du fils d'Ulysse ; mais il se détourne du coup, et s'élance sur Périandre avec la rapidité d'un aigle qui fend les airs. La massue, en tombant, brise une roue d'un char auprès de celui de Télémaque. Cependant le jeune Grec perce d'un trait Périandre à la gorge ; le sang qui coule à gros bouillons de sa large plaie étouffe sa voix : ses chevaux fougueux, ne sentant plus sa main défaillante, et les rênes flottant sur leur cou, s'emportent ça et là : il tombe de dessus son char, les yeux déjà fermés à la lumière, et la pâle mort étant déjà peinte sur son visage défiguré. Télémaque eut pitié de lui ; il donna aussitôt son corps à ses domestiques, et garda, comme une marque de sa victoire, la peau du lion avec la massue.

Ensuite il cherche Adraste dans la mêlée ; mais, en le cherchant, il précipite dans les enfers une foule de combattants : Hilée, qui avait attelé à son char deux coursiers semblables à ceux du Soleil, et nourris dans les vastes prairies qu'arrose l'Aufide[52]; Démoléon, qui, dans la Sicile, avait presque égalé Érix dans les combats du ceste ; Crantor, qui avait été hôte et ami d'Hercule, lorsque ce fils de Jupiter, passant dans l'Hespérie, y ôta la vie à l'infâme Cacus ; Ménécrate, qui ressemblait, disait-on, à Pollux dans la lutte ; Hippocoon, Salapien, qui imitait l'adresse et la bonne grâce de Castor pour mener un cheval ; le fameux chasseur Eurymède, toujours teint du sang des ours et des sangliers qu'il tuait dans les sommets couverts de neige du froid Apennin, et qui avait été, disait-on, si cher à Diane, qu'elle lui avait appris elle-même à tirer des flèches ; Nicostrate, vainqueur d'un géant qui vomissait le feu dans les rochers du mont Gargan[53]; Cléanthe, qui devait épouser la jeune Pholoé, fille du fleuve Liris[54]. Elle avait été promise par son père à celui qui la délivrerait d'un serpent ailé qui était né sur les bords du fleuve, et qui devait la dévorer dans peu de jours, suivant la prédiction d'un oracle. Ce jeune homme, par un excès d'amour, se dévoua pour tuer le monstre ; il réussit : mais il ne put goûter le fruit de sa victoire ; et pendant que Pholoé, se préparant à un doux hyménée, attendait impatiemment Cléanthe, elle apprit qu'il avait suivi Adraste dans les combats, et que la Parque avait tranché cruellement ses jours. Elle remplit de ses gémissements les bois et les montagnes qui sont auprès du fleuve ; elle noya ses yeux de larmes, arracha ses beaux cheveux blonds, oublia les guirlandes de fleurs qu'elle avait accoutumé de cueillir, et accusa le ciel d'injustice. Comme elle ne cessait de pleurer nuit et jour, les dieux, touchés de ses regrets, et pressés par les prières du fleuve, mirent fin à sa douleur. A force de verser des larmes, elle fut tout à coup changée en fontaine, qui, coulant dans le sein du fleuve, va joindre ses eaux à celles du dieu son père : mais l'eau de cette fontaine est encore amère ; l'herbe du rivage ne fleurit jamais ; et on ne trouve d'autre ombrage que celui des cyprès sur ces tristes bords.

Cependant Adraste, qui apprit que Télémaque répandait de tous côtés la terreur, le cherchait avec empressement. Il espérait de vaincre facilement le fils d'Ulysse dans un âge encore si tendre, et il menait autour de lui trente Dauniens d'une force, d'une adresse et d'une audace extraordinaire, auxquels il avait promis de grandes récompenses, s'ils pouvaient, dans le combat, faire périr Télémaque, de quelque manière que ce pût être. S'il l'eût rencontré dans ce commencement du combat, sans doute ces trente hommes, environnant le char de Télémaque, pendant qu'Adraste l'aurait attaqué de front, n'auraient eu aucune peine à le tuer : mais Minerve les fit égarer.

Adraste crut voir et entendre Télémaque dans un endroit de la plaine enfoncé au pied d'une colline, où il y avait une foule de combattants; il court, il vole, il veut se rassasier de sang : mais, au lieu de Télémaque, il aperçoit le vieux Nestor, qui, d'une main tremblante, jetait au hasard quelques traits inutiles*. Adraste, dans sa fureur, veut le percer ; mais une troupe de Pyliens se jeta autour de Nestor. Alors une nuée de traits obscurcit l'air et couvrit tous les combattants ; on n'entendait que les cris plaintifs des mourants, et le bruit des armes de ceux qui tombaient dans la mêlée ; la terre gémissait sous un monceau de morts ; des ruisseaux de sang coulaient de toutes parts. Bellone et Mars, avec les Furies infernales, vêtues de robes toutes dégouttantes de sang, repaissaient leurs yeux cruels de ce spectacle, et renouvelaient sans cesse la rage dans les cœurs. Ces divinités ennemies des hommes repoussaient loin des deux partis la Pitié généreuse, la Valeur modérée, la douce Humanité. Ce n'était plus, dans cet amas confus d'hommes acharnés les uns sur les autres, que massacre, vengeance, désespoir, et fureur brutale ; la sage et invincible Pallas elle-même l'ayant vu, frémit, et recula d'horreur.

Cependant Philoctète, marchant à pas lents, et tenant dans ses mains les flèches d'Hercule, se hâtait d'aller au secours de Nestor. Adraste, n'ayant pu atteindre le divin vieillard, avait lancé ses traits sur plusieurs Pyliens auxquels il avait fait mordre la poudre. Déjà il avait abattu Ctésilas, si léger à la course, qu'à peine il imprimait la trace de ses pas dans le sable*, et qu'il devançait en son pays les plus rapides flots de l'Eurotas[55] et de l'Alphée[56]. A ses pieds étaient tombés Eutyphron, plus beau qu'Hylas, aussi ardent chasseur qu'Hippolyte ; Ptérélas, qui avait suivi Nestor au siége de Troie, et qu'Achille même avait aimé à cause de son courage et de sa force; Aristogiton, qui, s'étant baigné, disait-on, dans les ondes du fleuve Achéloüs, avait reçu secrètement de ce dieu la vertu de prendre toutes sortes de formes. En effet, il était si souple et si prompt dans tous ses mouvements, qu'il échappait aux mains les plus fortes : mais Adraste, d'un coup de lance, le rendit immobile ; et son âme s'enfuit d'abord avec son sang.

Nestor, qui voyait tomber ses plus vaillants capitaines sous la main du cruel Adraste, comme les épis dorés, pendant la moisson, tombent sous la faux tranchante d'un infatigable moissonneur, oubliait le danger où il exposait inutilement sa vieillesse. Sa sagesse l'avait quitté ; il ne songeait plus qu'à suivre des yeux Pisistrate son fils, qui, de son côté, soutenait avec ardeur le combat pour éloigner le péril de son père. Mais le moment fatal était venu où Pisistrate devait faire sentir à Nestor combien on est souvent malheureux d'avoir trop vécu.

Pisistrate porta un coup de lance si violent contre Adraste, que le Daunien devait succomber : mais il l'évita ; et pendant que Pisistrate, ébranlé du faux coup qu'il avait donné, ramenait sa lance, Adraste le perça d'un javelot au milieu du ventre. Ses entrailles commencèrent d'abord à sortir avec un ruisseau de sang ; son teint se flétrit comme une fleur que la main d'une nymphe a cueillie dans les prés*; ses yeux étaient déjà presque éteints, et sa voix défaillante. Alcée, son gouverneur, qui était auprès de lui, le soutint comme il allait tomber, et n'eut le temps que de le mener entre les bras de son père. Là, il voulut parler, et donner les dernières marques de sa tendresse ; mais, en ouvrant la bouche, il expira.

Pendant que Philoctète répandait autour de lui le carnage et l'horreur pour repousser les efforts d'Adraste, Nestor tenait serré entre ses bras le corps de son fils : il remplissait l'air de ses cris, et ne pouvait souffrir la lumière. Malheureux, disait-il, d'avoir été père, et d'avoir vécu si longtemps*! Hélas ! cruelles destinées, pourquoi n'avez-vous pas fini ma vie, ou à la chasse du sanglier de Calydon, ou au voyage de Colchos, ou au premier siége de Troie ? Je serais mort avec gloire et sans amertume. Maintenant, je traîne une vieillesse douloureuse, méprisée et impuissante*; je ne vis plus que pour les maux ; je n'ai plus de sentiment que pour la tristesse. O mon fils ! ô mon fils ! ô cher Pisistrate ! quand je perdis ton frère Antiloque, je t'avais pour me consoler : je ne t'ai plus ; je n'ai plus rien, et rien ne me consolera; tout est fini pour moi. L'espérance, seul adoucissement des peines des hommes, n'est plus un bien qui me regarde. Antiloque, Pisistrate, ô chers enfants, je crois que c'est aujourd'hui que je vous perds tous deux ; la mort de l'un rouvre la plaie que l'autre avait faite au fond de mon cœur. Je ne vous verrai plus ! qui fermera mes yeux ? qui recueillera mes cendres ? O Pisistrate ! tu es mort, comme ton frère, en homme courageux ; il n'y a que moi qui ne puis mourir.

Un disant ces paroles, il voulut se percer lui-même d'un dard qu'il tenait ; mais on arrêta sa main : on lui arracha le corps de son fils ; et comme cet infortuné vieillard tombait en défaillance, on le porta dans sa tente, où, ayant un peu repris ses forces, il voulut retourner au combat ; mais on le retint malgré lui.

Cependant Adraste et Philoctète se cherchaient ; leurs yeux étaient étincelants comme ceux d'un lion et d'un léopard qui cherchent à se déchirer l'un l'autre dans les campagnes qu'arrose le Caïstre. Les menaces, la fureur guerrière, et la cruelle vengeance, éclatent dans leurs yeux farouches ; ils portent une mort certaine partout où ils lancent leurs traits ; tous les combattants les regardent avec effroi. Déjà ils se voient l'un l'autre, et Philoctète tient en main une de ces flèches terribles qui n'ont jamais manqué leur coup dans ses mains, et dont les blessures sont irrémédiables : mais Mars, qui favorisait le cruel et intrépide Adraste, ne put souffrir qu'il pérît si tôt ; il voulait, par lui, prolonger les horreurs de la guerre, et multiplier les carnages. Adraste était encore dû à la justice des dieux pour punir les hommes et pour verser leur sang.

Dans le moment où Philoctète veut l'attaquer, il est blessé lui-même par un coup de lance que lui donne Amphimaque, jeune Lucanien, plus beau que le fameux Nirée, dont la beauté ne cédait qu'à celle d'Achille, parmi tous les Grecs qui combattirent au siége de Troie*. A peine Philoctète eut reçu le coup, qu'il tira sa flèche contre Amphimaque ; elle lui perça le cœur. Aussitôt ses beaux yeux noirs s'éteignirent, et furent couverts des ténèbres de la mort : sa bouche, plus vermeille que les roses dont l'Aurore naissante sème l'horizon, se flétrit ; une pâleur affreuse ternit ses joues ; ce visage si tendre et si gracieux se défigura tout à coup. Philoctète lui-même en eut pitié. Tous les combattants gémirent, en voyant ce jeune homme tomber dans son sang, où il se roulait, et ses cheveux, aussi beaux que ceux d'Apollon, traînés dans la poussière.

Philoctète, ayant vaincu Amphimaque, fut contraint de se retirer du combat ; il perdait son sang et ses forces ; son ancienne blessure même, dans l'effort du combat, semblait prête à se rouvrir, et à renouveler ses douleurs : car les enfants d'Esculape, avec leur science divine, n'avaient pu le guérir entièrement. Le voilà prêt à tomber dans un monceau de corps sanglants qui l'environnent. Archidame, le plus fier et le plus adroit de tous les Œbaliens qu'il avait menés avec lui pour fonder Pétilie, l'enlève du combat dans le moment où Adraste l'aurait abattu sans peine à ses pieds. Adraste ne trouve plus rien qui ose lui résister, ni retarder sa victoire. Tout tombe, tout s'enfuit ; c'est un torrent, qui, ayant surmonté ses bords, entraîne, par ses vagues furieuses, les moissons, les troupeaux, les bergers et les villages*.

Télémaque entendit de loin les cris des vainqueurs, et il vit le désordre des siens, qui fuyaient devant Adraste, comme une troupe de cerfs timides traverse les vastes campagnes, les bois, les montagnes, les fleuves même les plus rapides, quand ils sont poursuivis par des chasseurs. Télémaque gémit ; l'indignation paraît dans ses yeux : il quitte les lieux où il a combattu longtemps avec tant de danger et de gloire. Il court pour soutenir les siens ; il s'avance tout couvert du sang d'une multitude d'ennemis qu'il a étendus sur la poussière. De loin, il pousse un cri qui se fait entendre aux deux armées.

Minerve avait mis je ne sais quoi de terrible dans sa voix, dont les montagnes voisines retentirent*. Jamais Mars, dans la Thrace, n'a fait entendre plus fortement sa cruelle voix, quand il appelle les Furies infernales, la Guerre, et la Mort. Ce cri de Télémaque porte le courage et l'audace dans le cœur des siens ; il glace d'épouvante les ennemis: Adraste même a honte de se sentir troublé. Je ne sais combien de funestes présages le font frémir ; et ce qui l'anime est plutôt un désespoir qu'une valeur tranquille. Trois fois ses genoux tremblants commencèrent à se dérober sous lui ; trois fois il recula sans songer à ce qu'il faisait. Une pâleur de défaillance et une sueur froide se répandit dans tous ses membres ; sa voix enrouée et hésitante ne pouvait achever aucune parole ; ses yeux, pleins d'un feu sombre et étincelant, paraissaient sortir de sa tête ; on le voyait, comme Oreste, agité par les Furies ; tous ses mouvements étaient convulsifs. Alors il commença à croire qu'il y a des dieux ; il s'imaginait les voir irrités, et entendre une voix sourde qui sortait du fond de l'abîme pour l'appeler dans le noir Tartare : tout lui faisait sentir une main céleste et invisible, suspendue sur sa tête, qui allait s'appesantir pour le frapper. L'espérance était éteinte au fond de son cœur ; son audace se dissipait, comme la lumière du jour disparaît quand le soleil se couche dans le sein des ondes, et que la terre s'enveloppe des ombres de la nuit.

L'impie Adraste, trop longtemps souffert sur la terre, trop longtemps, si les hommes n'eussent eu besoin d'un tel châtiment ; l'impie Adraste touchait enfin à sa dernière heure. Il court forcené au-devant de son inévitable destin ; l'horreur, les cuisants remords, la consternation, la fureur, la rage, le désespoir, marchent avec lui. A peine voit-il Télémaque, qu'il croit voir l'Averne qui s'ouvre, et les tourbillons de flammes qui sortent du noir Phlégéton prêtes à le dévorer. Il s'écrie, et sa bouche demeure ouverte sans qu'il puisse prononcer aucune parole: tel qu'un homme dormant, qui, dans un songe affreux, ouvre la bouche, et fait des efforts pour parler ; mais la parole lui manque toujours, et il la cherche en vain. D'une main tremblante et précipitée, Adraste lance son dard contre Télémaque. Celui-ci, intrépide comme l'ami des dieux, se couvre de son bouclier ; il semble que la Victoire, le couvrant de ses ailes, tient déjà une couronne suspendue au-dessus de sa tête : le courage doux et paisible reluit dans ses yeux ; on le prendrait pour Minerve même, tant il paraît sage et mesuré au milieu des plus grands périls. Le dard lancé par Adraste est repoussé par le bouclier*. Alors Adraste se hâte de tirer son épée, pour ôter au fils d'Ulysse l'avantage de lancer son dard à son tour. Télémaque, voyant Adraste l'épée à la main, se hâte de la mettre aussi, et laisse son dard inutile.

Quand on les vit ainsi tous deux combattre de près, tous les autres combattants, en silence, mirent bas les armes pour les regarder attentivement*, et on attendit de leur combat la décision de toute la guerre. Les deux glaives, brillants comme les éclairs d'où partent des foudres, se croisent plusieurs fois, et portent des coups inutiles sur les armes polies, qui en retentissent. Les deux combattants s'allongent, se replient, s'abaissent, se relèvent tout à coup, et enfin se saisissent. Le lierre, en naissant au pied d'un ormeau, n'enserre pas plus étroitement le tronc dur et noueux par ses rameaux entrelacés jusqu'aux plus hautes branches de l'arbre*, que ces deux combattants se serrent l'un l'autre. Adraste n'avait encore rien perdu de sa force: Télémaque n'avait pas encore toute la sienne. Adraste fait plusieurs efforts pour surprendre son ennemi et pour l'ébranler. Il tâche de saisir l'épée du jeune Grec, mais en vain : dans le moment où il la cherche, Télémaque l'enlève de terre, et le renverse sur le sable. Alors cet impie, qui avait toujours méprisé les dieux, montre une lâche crainte de la mort ; il a honte de demander la vie, et il ne peut s'empêcher de témoigner qu'il la désire : il tâche d'émouvoir la compassion de Télémaque. Fils d'Ulysse, dit-il, enfin c'est maintenant que je connais les justes dieux ; ils me punissent comme je l'ai mérité: il n'y a que le malheur qui ouvre les yeux des hommes pour voir la vérité ; je la vois, elle me condamne. Mais qu'un roi malheureux vous fasse souvenir de votre père qui est loin d'Ithaque, et touche votre cœur*.

Télémaque, qui, le tenant sous ses genoux, avait le glaive déjà levé pour lui percer la gorge, répondit aussitôt : Je n'ai voulu que la victoire et la paix des nations que je suis venu secourir ; je n'aime point à répandre le sang. Vivez donc, ô Adraste ; mais vivez pour réparer vos fautes : rendez tout ce que vous avez usurpé ; rétablissez le calme et la justice sur la côte de la grande Hespérie, que vous avez souillée par tant de massacres et de trahisons : vivez, et devenez un autre homme. Apprenez, par votre chute, que les dieux sont justes ; que les méchants sont malheureux ; qu'ils se trompent en cherchant la félicité dans la violence, dans l'inhumanité et dans le mensonge ; et qu'enfin rien n'est si doux ni si heureux, que la simple et constante vertu. Donnez-nous pour otage votre fils Métrodore, avec douze des principaux de votre nation.

A ces paroles, Télémaque laisse relever Adraste, et lui tend la main, sans se défier de sa mauvaise foi ; mais aussitôt Adraste lui lance un second dard fort court, qu'il tenait caché. Le dard était si aigu, et lancé avec tant d'adresse, qu'il eût percé les armes de Télémaque, si elles n'eussent été divines. En même temps Adraste se jette derrière un arbre pour éviter la poursuite du jeune Grec. Alors celui-ci s'écrie: Dauniens, vous le voyez, la victoire est à nous ; l'impie ne se sauve que par la trahison. Celui qui ne craint point les dieux, craint la mort ; au contraire, celui qui les craint, ne craint qu'eux.

En disant ces paroles, il s'avance vers les Dauniens, et fait signe aux siens, qui étaient de l'autre côté de l'arbre, de couper le chemin au perfide Adraste. Adraste craint d'être surpris, fait semblant de retourner sur ses pas, et veut renverser les Crétois qui se présentent à son passage ; mais tout à coup Télémaque, prompt comme la foudre que la main du père des dieux lance du haut de l'Olympe sur les têtes coupables, vient fondre sur son ennemi ; il le saisit d'une main victorieuse ; il le renverse comme le cruel aquilon abat les tendres moissons qui dorent la campagne. Il ne l'écoute plus, quoique l'impie ose encore une fois essayer d'abuser de la bonté de son cœur : il enfonce son glaive, et le précipite dans les flammes du noir Tartare, digne châtiment de ses crimes.

A peine Adraste fut mort, que tous les Dauniens, loin de déplorer leur défaite et la perte de leur chef, se réjouirent de leur délivrance ; ils tendirent les mains aux alliés en signe de paix et de réconciliation. Métrodore, fils d'Adraste, que son père avait nourri dans des maximes de dissimulation, d'injustice et d'inhumanité, s'enfuit lâchement. Mais un esclave, complice de ses infamies et de ses cruautés, qu'il avait affranchi et comblé de biens, et auquel seul il se confia dans sa fuite, ne songea qu'à le trahir pour son propre intérêt : il le tua par derrière pendant qu'il fuyait, lui coupa la tête, et la porta dans le camp des alliés, espérant une grande récompense d'un crime qui finissait la guerre. Mais on eut horreur de ce scélérat, et on le fit mourir. Télémaque, ayant vu la tête de Métrodore, qui était un jeune homme d'une merveilleuse beauté et d'un naturel excellent, que les plaisirs et les mauvais exemples avaient corrompu, ne put retenir ses larmes. Hélas! s'écria-t-il, voilà ce que fait le poison de la prospérité d'un jeune prince : plus il a d'élévation et de vivacité, plus il s'égare et s'éloigne de tout sentiment de vertu. Et maintenant je serais peut-être de même, si les malheurs où je suis né, grâces aux dieux, et les instructions de Mentor, ne m'avaient appris à me modérer.

Les Dauniens assemblés demandèrent, comme l'unique condition de paix, qu'on leur permît de faire un roi de leur nation, qui pût effacer, par ses vertus, l'opprobre dont l'impie Adraste avait couvert le royaume. Ils remerciaient les dieux d'avoir frappé le tyran ; ils venaient en foule baiser la main de Télémaque, qui avait été trempée dans le sang de ce monstre ; et leur défaite était pour eux comme un triomphe. Ainsi tomba en un moment, sans aucune ressource, cette puissance qui menaçait toutes les autres dans l'Hespérie, et qui faisait trembler tant de peuples. Semblables à ces terrains qui paraissent fermes et immobiles, mais que l'on sape peu à peu par-dessous : longtemps on se moque du faible travail qui en attaque les fondements ; rien ne paraît affaibli, tout est uni, rien ne s'ébranle ; cependant tous les soutiens souterrains sont détruits peu à peu, jusqu'au moment où tout à coup le terrain s'affaisse, et ouvre un abîme. Ainsi une puissance injuste et trompeuse, quelque prospérité qu'elle se procure par ses violences, creuse elle-même un précipice sous ses pieds. La fraude et l'inhumanité sapent peu à peu tous les plus solides fondements de l'autorité illégitime : on l'admire, on la craint, on tremble devant elle, jusqu'au moment où elle n'est déjà plus ; elle tombe de son propre poids, et rien ne peut la relever, parce qu'elle a détruit de ses propres mains les vrais soutiens de la bonne foi et de la justice, qui attirent l'amour et la confiance.


LIVRE SEIZIÈME.


SOMMAIRE.

Les chefs de l'armée s'assemblent pour délibérer sur la demande des Dauniens.—La plupart sont d'avis de partager entre eux le pays des Dauniens, et ils offrent à Télémaque pour sa part la fertile contrée d'Arpine.—Télémaque refuse cette offre et fait voir que l'intérêt commun des alliés est de laisser aux Dauniens leurs terres et de leur donner pour roi Polydamas, fameux capitaine de leur nation, et non moins estimé pour sa sagesse que pour sa valeur.—Cette proposition est acceptée par les chefs et elle comble de joie les Dauniens.—Télémaque persuade ensuite à ceux-ci de donner la contrée d'Arpine à Diomède, roi d'Étolie, qui, au siége de Troie, ayant blessé Vénus, était depuis ce temps poursuivi avec ses compagnons par la colère de cette déesse.—Les troubles étant ainsi terminés, tous les princes se séparent pour s'en retourner chacun dans son pays.

Les chefs de l'armée s'assemblèrent, dès le lendemain, pour accorder un roi aux Dauniens. On prenait plaisir à voir les deux camps confondus par une amitié si inespérés, et les deux armées qui n'en faisaient plus qu'une. Le sage Nestor ne put se trouver dans ce conseil, parce que la douleur, jointe à la vieillesse, avait flétri son cœur, comme la pluie abat et fait languir, le soir, une fleur qui était, le matin, pendant la naissance de l'aurore, la gloire et l'ornement des vertes campagnes*. Ses yeux étaient devenus deux fontaines de larmes qui ne pouvaient tarir : loin d'eux s'enfuyait le doux sommeil, qui charme les plus cuisantes peines. L'espérance, qui est la vie du cœur de l'homme, était éteinte en lui. Toute nourriture était amère à cet infortuné vieillard; la lumière même lui était odieuse : son âme ne demandait plus qu'à quitter son corps, et qu'à se plonger dans l'éternelle nuit de l'empire de Pluton. Tous ses amis lui parlaient en vain : son cœur, en défaillance, était dégoûté de toute amitié, comme un malade est dégoûté des meilleurs aliments. A tout ce qu'on pouvait lui dire de plus touchant, il ne répondait que par des gémissements et des sanglots. De temps en temps on l'entendait dire : O Pisistrate, Pisistrate! Pisistrate, mon fils, tu m'appelles ! Je te suis : Pisistrate, tu me rendras la mort douce. O mon cher fils ! je ne désire plus pour tout bien, que de te revoir sur les rives du Styx. Il passait des heures entières sans prononcer aucune parole, mais gémissant, et levant les mains et les yeux noyés de larmes vers le ciel.

Cependant les princes assemblés attendaient Télémaque, qui était auprès du corps de Pisistrate : il répandait sur son corps des fleurs à pleines mains ; il y ajoutait des parfums exquis, et versait des larmes amères. O mon cher compagnon, disait-il, je n'oublierai jamais de t'avoir vu à Pylos, de t'avoir suivi à Sparte, de t'avoir retrouvé sur les bords de la grande Hespérie ; je te dois mille soins : je t'aimais, tu m'aimais aussi. J'ai connu ta valeur ; elle aurait surpassé celle de plusieurs Grecs fameux. Hélas ! elle t'a fait périr avec gloire, mais elle a dérobé au monde une vertu naissante qui eût égalé celle de ton père : oui, ta sagesse et ton éloquence, dans un âge mûr, auraient été semblables à celles de ce vieillard, admiré de toute la Grèce. Tu avais déjà cette douce insinuation à laquelle on ne peut résister quand il parle, ces manières naïves de raconter, cette sage modération, qui est un charme pour apaiser les esprits irrités, cette autorité qui vient de la prudence et de la force des bons conseils. Quand tu parlais, tous prêtaient l'oreille, tous étaient prévenus, tous avaient envie de trouver que tu avais raison : ta parole, simple et sans faste, coulait doucement dans les cœurs, comme la rosée sur l'herbe naissante. Hélas! tant de biens que nous possédions, il y a quelques heures, nous sont enlevés à jamais. Pisistrate, que j'ai embrassé ce matin, n'est plus ; il ne nous en reste qu'un douloureux souvenir. Au moins si tu avais fermé les yeux de Nestor avant que nous eussions fermé les tiens, il ne verrait pas ce qu'il voit, il ne serait pas le plus malheureux de tous les pères.

Après ces paroles, Télémaque fit laver la plaie sanglante qui était dans le côté de Pisistrate : il le fit étendre dans un lit de pourpre, où sa tête penchée, avec la pâleur de la mort, ressemblait à un jeune arbre, qui, ayant couvert la terre de son ombre, et poussé vers le ciel des rameaux fleuris, a été entamé par le tranchant de la cognée d'un bûcheron : il ne tient plus à sa racine ni à la terre, mère féconde qui nourrit les tiges dans son sein ; il languit, sa verdure s'efface ; il ne peut plus se soutenir, il tombe : ses rameaux, qui cachaient le ciel, traînent sur la poussière, flétris et desséchés ; il n'est plus qu'un tronc abattu et dépouillé de toutes ses grâces*. Ainsi Pisistrate, en proie à la mort, était déjà emporté par ceux qui devaient le mettre dans le bûcher fatal. Déjà la flamme montait vers le ciel. Une troupe de Pyliens, les yeux baissés et pleins de larmes, leurs armes renversées, le conduisaient lentement. Le corps est bientôt brûlé : les cendres sont mises dans une urne d'or ; et Télémaque, qui prend soin de tout, confie cette urne, comme un grand trésor, à Callimaque, qui avait été le gouverneur de Pisistrate. Gardez, lui dit-il, ces cendres, tristes mais précieux restes de celui que vous avez aimé ; gardez-les pour son père; mais attendez à les lui donner, quand il aura assez de force pour les demander ; ce qui irrite la douleur en un temps, l'adoucit en un autre.

Ensuite Télémaque entra dans l'assemblée des rois ligués, où chacun garda le silence pour l'écouter dès qu'on l'aperçut ; il en rougit, et on ne pouvait le faire parler. Les louanges qu'on lui donna, par des acclamations publiques, sur tout ce qu'il venait de faire, augmentèrent sa honte ; il aurait voulu se pouvoir cacher ; ce fut le première fois qu'il parut embarrassé et incertain. Enfin, il demanda comme une grâce qu'on ne lui donnât plus aucune louange. Ce n'est pas, dit-il, que je ne les aime, surtout quand elles sont données par de si bons juges de la vertu ; mais c'est que je crains de les aimer trop : elles corrompent les hommes ; elles les remplissent d'eux-mêmes ; elles les rendent vains et présomptueux. Il faut les mériter et les fuir : les meilleures louanges ressemblent aux fausses. Les plus méchants de tous les hommes, qui sont les tyrans, sont ceux qui se sont fait le plus louer par des flatteurs. Quel plaisir y a-t-il à être loué comme eux ? Les bonnes louanges sont celles que vous me donnerez en mon absence, si je suis assez heureux pour en mériter. Si vous me croyez véritablement bon, vous devez croire aussi que je veux être modeste et craindre la vanité : épargnez-moi donc, si vous m'estimez, et ne me louez pas comme un homme amoureux des louanges.

Après avoir parlé ainsi, Télémaque ne répondit plus rien à ceux qui continuaient de l'élever jusques au ciel ; et, par un air d'indifférence, il arrêta bientôt les éloges qu'on lui donnait. On commença à craindre de le fâcher en le louant : ainsi les louanges finirent ; mais l'admiration augmenta. Tout le monde sut la tendresse qu'il avait témoignée à Pisistrate, et les soins qu'il avait pris de lui rendre les derniers devoirs. Toute l'armée fut plus touchée de ces marques de la bonté de son cœur, que de tous les prodiges de sagesse et de valeur qui venaient d'éclater en lui. Il est sage, il est vaillant, se disaient-ils en secret les uns aux autres ; il est l'ami des dieux, et le vrai héros de notre âge ; il est au-dessus de l'humanité : mais tout cela n'est que merveilleux, tout cela ne fait que nous étonner. Il est humain, il est bon, il est ami fidèle et tendre ; il est compatissant, libéral, bienfaisant, et tout entier à ceux qu'il doit aimer : il est les délices de ceux qui vivent avec lui ; il s'est défait de sa hauteur, de son indifférence et de sa fierté : voilà ce qui est d'usage, voilà ce qui touche les cœurs, voilà ce qui nous attendrit pour lui, et qui nous rend sensibles à toutes ses vertus ; voilà ce qui fait que nous donnerions tous nos vies pour lui.

A peine ces discours furent-ils finis, qu'on se hâta de parler de la nécessité de donner un roi aux Dauniens. La plupart des princes qui étaient dans le conseil opinaient qu'il fallait partager entre eux ce pays, comme une terre conquise. On offrit à Télémaque, pour sa part, la fertile contrée d'Arpine[57], qui porte deux fois l'an les riches dons de Cérès, les doux présents de Bacchus, et les fruits toujours verts de l'olivier consacré à Minerve. Cette terre, lui disait-on, doit vous faire oublier la pauvre Ithaque avec ses cabanes, et les rochers affreux de Dulichie[58], et les bois sauvages de Zacinthe[59]. Ne cherchez plus ni votre père, qui doit être péri dans les flots au promontoire de Capharée, par la vengeance de Nauplius et par la colère de Neptune ; ni votre mère, que ses amants possèdent depuis votre départ ; ni votre patrie, dont la terre n'est point favorisée du ciel comme celle que nous vous offrons.

Il écoutait patiemment ces discours ; mais les rochers de Thrace et de Thessalie ne sont pas plus sourds et plus insensibles aux plaintes des amants désespérés, que Télémaque l'était à ces offres. Pour moi, répondait-il, je ne suis touché ni des richesses, ni des délices: qu'importe de posséder une plus grande étendue de terre, et de commander à un plus grand nombre d'hommes ? on n'en a que plus d'embarras, et moins de liberté : la vie est assez pleine de malheurs pour les hommes les plus sages et les plus modérés, sans y ajouter encore la peine de gouverner les autres hommes, indociles, inquiets, injustes, trompeurs et ingrats. Quand on veut être le maître des hommes pour l'amour de soi-même, n'y regardant que sa propre autorité, ses plaisirs et sa gloire, on est impie, on est tyran, on est le fléau du genre humain. Quand, au contraire, on ne peut gouverner les hommes que selon les vraies règles, pour leur propre bien, on est moins leur maître que leur tuteur ; on n'en a que la peine, qui est infinie, et on est bien éloigné de vouloir étendre plus loin son autorité. Le berger qui ne mange point le troupeau, qui le défend des loups en exposant sa vie, qui veille nuit et jour pour le conduire dans les bons pâturages, n'a point d'envie d'augmenter le nombre de ses moutons, et d'enlever ceux du voisin : ce serait augmenter sa peine. Quoique je n'aie jamais gouverné, ajoutait Télémaque, j'ai appris par les lois, et par les hommes sages qui les ont faites, combien il est pénible de conduire les villes et les royaumes. Je suis donc content de ma pauvre Ithaque : quoiqu'elle soit petite et pauvre, j'aurai assez de gloire, pourvu que j'y règne avec justice, piété et courage ; encore même n'y régnerai-je que trop tôt. Plaise aux dieux que mon père, échappé à la fureur des vagues, y puisse régner jusqu'à la plus extrême vieillesse, et que je puisse apprendre longtemps sous lui comment il faut vaincre ses passions pour savoir modérer celles de tout un peuple!

Ensuite Télémaque dit : Écoutez, princes assemblés ici, ce que je crois vous devoir dire pour votre intérêt. Si vous donnez aux Dauniens un roi juste, il les conduira avec justice, il leur apprendra combien il est utile de conserver la bonne foi, et de n'usurper jamais le bien de ses voisins : c'est ce qu'ils n'ont jamais pu comprendre sous l'impie Adraste. Tandis qu'ils seront conduits par un roi sage et modéré, vous n'aurez rien à craindre d'eux : ils vous devront ce bon roi que vous leur aurez donné ; ils vous devront la paix et la prospérité dont ils jouiront : ces peuples, loin de vous attaquer, vous béniront sans cesse; et le roi et le peuple, tout sera l'ouvrage de vos mains. Si, au contraire, vous voulez partager leur pays entre vous, voici les malheurs que je vous prédis : ce peuple, poussé au désespoir, recommencera la guerre ; il combattra justement pour sa liberté, et les dieux ennemis de la tyrannie combattront avec lui. Si les dieux s'en mêlent, tôt ou tard, vous serez confondus, et vos prospérités se dissiperont comme la fumée; le conseil et la sagesse seront ôtés à vos chefs, le courage à vos armées, l'abondance à vos terres. Vous vous flatterez ; vous serez téméraires dans vos entreprises ; vous ferez taire les gens de bien qui voudront dire la vérité : vous tomberez tout à coup, et on dira de vous: Est-ce donc là ces peuples florissants qui devaient faire la loi à toute la terre ? et maintenant ils fuient devant leurs ennemis ; ils sont le jouet des nations qui les foulent aux pieds : voilà ce que les dieux ont fait : voilà ce que méritent les peuples injustes, superbes et inhumains. De plus, considérez que, si vous entreprenez de partager entre vous cette conquête, vous réunissez contre vous tous les peuples voisins: votre ligue, formée pour défendre la liberté commune de l'Hespérie contre l'usurpateur Adraste, deviendra odieuse ; et c'est vous-mêmes que tous les peuples accuseront, avec raison, de vouloir usurper la tyrannie universelle.

Mais je suppose que vous soyez victorieux et des Dauniens, et de tous les autres peuples, cette victoire vous détruira ; voici comment. Considérez que cette entreprise vous désunira tous : comme elle n'est point fondée sur la justice, vous n'aurez point de règle pour borner entre vous les prétentions de chacun ; chacun voudra que sa part de la conquête soit proportionnée à sa puissance : nul d'entre vous n'aura assez d'autorité parmi les autres pour faire paisiblement ce partage: voilà la source d'une guerre dont vos petits-enfants ne verront pas la fin. Ne vaut-il pas bien mieux être juste et modéré, que de suivre son ambition avec tant de périls, et au travers de tant de malheurs inévitables ? La paix profonde, les plaisirs doux et innocents qui l'accompagnent, l'heureuse abondance, l'amitié de ses voisins, la gloire qui est inséparable de la justice, l'autorité qu'on acquiert en se rendant par sa bonne foi l'arbitre de tous les peuples étrangers, ne sont-ce pas des biens plus désirables que la folle vanité d'une conquête injuste ? O princes ! ô rois ! vous voyez que je vous parle sans intérêt: écoutez donc celui qui vous aime assez pour vous contredire, et pour vous déplaire en vous représentant la vérité.

Pendant que Télémaque parlait ainsi, avec une autorité qu'on n'avait jamais vue en nul autre, et que tous les princes, étonnés et en suspens, admiraient la sagesse de ses conseils, on entendit un bruit confus qui se répandit dans tout le camp, et qui vint jusqu'au lieu où se tenait l'assemblée. Un étranger, dit-on, est venu aborder sur ces côtes avec une troupe d'hommes armés : cet inconnu est d'une haute mine ; tout paraît héroïque en lui ; on voit aisément qu'il a longtemps souffert, et que son grand courage l'a mis au-dessus de toutes ses souffrances. D'abord les peuples du pays, qui gardent la côte, ont voulu le repousser comme un ennemi qui vient faire une irruption ; mais, après avoir tiré son épée avec un air intrépide, il a déclaré qu'il saurait se défendre, si on l'attaquait, mais qu'il ne demandait que la paix et l'hospitalité. Aussitôt il a présenté un rameau d'olivier, comme suppliant. On l'a écouté ; il a demandé à être conduit vers ceux qui gouvernent dans cette côte de l'Hespérie, et on l'amène ici pour le faire parler aux rois assemblés.

A peine ce discours fut-il achevé, qu'on vit entrer cet inconnu avec une majesté qui surprit toute l'assemblée ; On aurait cru facilement que c'était le dieu Mars, quand il assemble sur les montagnes de la Thrace ses troupes sanguinaires. Il commença à parler ainsi:

O vous, pasteurs des peuples, qui êtes sans doute assemblés ici pour défendre la patrie contre ses ennemis, ou pour faire fleurir les plus justes lois, écoutez un homme que la fortune a persécuté. Fassent les dieux que vous n'éprouviez jamais de semblables malheurs ! Je suis Diomède, roi d'Étolie, qui blessai Vénus au siége de Troie*. La vengeance de cette déesse me poursuit dans tout l'univers. Neptune, qui ne peut rien refuser à la divine fille de la mer, m'a livré à la rage des vents et des flots, qui ont brisé plusieurs fois mes vaisseaux contre les écueils. L'inexorable Vénus m'a ôté toute espérance de revoir mon royaume, ma famille, et cette douce lumière d'un pays où je commençai à voir le jour en naissant. Non, je ne reverrai jamais tout ce qui m'a été le plus cher au monde. Je viens, après tant de naufrages, chercher sur ces rives inconnues un peu de repos, et une retraite assurée. Si vous craignez les dieux, et surtout Jupiter, qui a soin des étrangers ; si vous êtes sensibles à la compassion, ne me refusez pas, dans ces vastes pays, quelque coin de terre infertile, quelques déserts, quelques sables, ou quelques rochers escarpés, pour y fonder, avec mes compagnons, une ville qui soit du moins une triste image de notre patrie perdue. Nous ne demandons qu'un peu d'espace qui vous soit inutile. Nous vivrons en paix avec vous dans une étroite alliance ; vos ennemis seront les nôtres ; nous entrerons dans tous vos intérêts ; nous ne demandons que la liberté de vivre selon nos lois.

Pendant que Diomède parlait ainsi, Télémaque, ayant les yeux attachés sur lui, montra sur son visage toutes les différentes passions. Quand Diomède commença à parler de ses longs malheurs, il espéra que cet homme si majestueux serait son père. Aussitôt qu'il eut déclaré qu'il était Diomède, le visage de Télémaque se flétrit comme une belle fleur que les noirs aquilons viennent de ternir de leur souffle cruel. Ensuite les paroles de Diomède, qui se plaignait de la longue colère d'une divinité, l'attendrirent par le souvenir des mêmes disgrâces souffertes par son père et par lui ; des larmes mêlées de douleur et de joie coulèrent sur ses joues, et il se jeta tout à coup sur Diomède pour l'embrasser.

Je suis, dit-il, le fils d'Ulysse que vous avez connu, et qui ne vous fut pas inutile quand vous prîtes les chevaux fameux de Rhésus. Les dieux l'ont traité sans pitié comme vous. Si les oracles de l'Érèbe ne sont pas trompeurs, il vit encore : mais, hélas ! il ne vit point pour moi. J'ai abandonné Ithaque pour le chercher ; je ne puis revoir maintenant ni Ithaque, ni lui ; jugez par mes malheurs de la compassion que j'ai pour les vôtres. C'est l'avantage qu'il y a à être malheureux, qu'on sait compatir aux peines d'autrui. Quoique je ne sois ici qu'étranger, je puis, grand Diomède (car, malgré les misères qui ont accablé ma patrie dans mon enfance, je n'ai pas été assez mal élevé pour ignorer quelle est votre gloire dans les combats), je puis, ô le plus invincible de tous les Grecs après Achille, vous procurer quelque secours. Ces princes que vous voyez sont humains ; ils savent qu'il n'y a ni vertu, ni vrai courage, ni gloire solide, sans l'humanité. Le malheur ajoute un nouveau lustre à la gloire des hommes ; il leur manque quelque chose quand ils n'ont jamais été malheureux ; il manque dans leur vie des exemples de patience et de fermeté ; la vertu souffrante attendrit tous les cœurs qui ont quelque goût pour la vertu. Laissez-nous donc le soin de vous consoler : puisque les dieux vous mènent à nous, c'est un présent qu'ils nous font, et nous devons nous croire heureux de pouvoir adoucir vos peines.

Pendant qu'il parlait, Diomède étonné le regardait fixement, et sentait son cœur tout ému. Ils s'embrassaient comme s'ils avaient été longtemps liés d'une amitié étroite. O digne fils du sage Ulysse ! disait Diomède, je reconnais en vous la douceur de son visage, la grâce de ses discours, la force de son éloquence, la noblesse de ses sentiments, la sagesse de ses pensées.

Cependant Philoctète embrasse aussi le grand fils de Tydée ; ils se racontent leurs tristes aventures. Ensuite Philoctète lui dit : Sans doute vous serez bien aise de revoir le sage Nestor ; il vient de perdre Pisistrate, le dernier de ses enfants ; il ne lui reste plus dans la vie qu'un chemin de larmes qui le mène vers le tombeau. Venez le consoler: un ami malheureux est plus propre qu'un autre à soulager son cœur. Ils allèrent aussitôt dans la tente de Nestor, qui reconnut à peine Diomède, tant la tristesse abattait son esprit et ses sens. D'abord Diomède pleura avec lui, et leur entrevue fut pour le vieillard un redoublement de douleur ; mais peu à peu la présence de cet ami apaisa son cœur. On reconnut aisément que ses maux étaient un peu suspendus par le plaisir de raconter ce qu'il avait souffert, et d'entendre à son tour ce qui était arrivé à Diomède.

Pendant qu'ils s'entretenaient, les rois assemblés avec Télémaque examinaient ce qu'ils devaient faire. Télémaque leur conseillait de donner à Diomède le pays d'Arpine, et de choisir, pour roi des Dauniens, Polydamas, qui était de leur nation. Ce Polydamas était un fameux capitaine, qu'Adraste, par jalousie, n'avait jamais voulu employer, de peur qu'on n'attribuât à cet homme habile les succès dont il espérait d'avoir seul toute la gloire. Polydamas l'avait souvent averti, en particulier, qu'il exposait trop sa vie et le salut de son État dans cette guerre contre tant de nations conjurées ; il l'avait voulu engager à tenir une conduite plus droite et plus modérée avec ses voisins. Mais les hommes qui haïssent la vérité, haïssent aussi les gens qui ont la hardiesse de la dire : ils ne sont touchés ni de leur sincérité, ni de leur zèle, ni de leur désintéressement. Une prospérité trompeuse endurcissait le cœur d'Adraste contre les plus salutaires conseils ; en ne les suivant pas, il triomphait tous les jours de ses ennemis : la hauteur, la mauvaise foi, la violence, mettaient toujours la victoire dans son parti ; tous les malheurs dont Polydamas l'avait si longtemps menacé n'arrivaient point. Adraste se moquait d'une sagesse timide qui prévoyait toujours des inconvénients ; Polydamas lui était insupportable: il l'éloigna de toutes les charges ; il le laissa languir dans la solitude et dans la pauvreté.

D'abord Polydamas fut accablé de cette disgrâce ; mais elle lui donna ce qui lui manquait, en lui ouvrant les yeux sur la vanité des grandes fortunes : il devint sage à ses dépens ; il se réjouit d'avoir été malheureux ; il apprit peu à peu à se taire, à vivre de peu, à se nourrir tranquillement de la vérité, à cultiver en lui les vertus secrètes, qui sont encore plus estimables que les éclatantes ; enfin à se passer des hommes. Il demeura au pied du mont Gargan, dans un désert, où un rocher en demi-voûte lui servait de toit. Un ruisseau qui tombait de la montagne apaisait sa soif ; quelques arbres lui donnaient leurs fruits: il avait deux esclaves qui cultivaient un petit champ ; il travaillait lui-même avec eux de ses propres mains : la terre le payait de ses peines avec usure, et ne le laissait manquer de rien. Il avait non-seulement des fruits et des légumes en abondance, mais encore toutes sortes de fleurs odoriférantes. Là, il déplorait le malheur des peuples que l'ambition insensée d'un roi entraîne à leur perte ; là, il attendait chaque jour que les dieux justes, quoique patients, fissent tomber Adraste. Plus sa prospérité croissait, plus il croyait voir de près sa chute irrémédiable ; car l'imprudence heureuse dans ses fautes, et la puissance montée jusqu'au dernier excès d'autorité absolue, sont les avant-coureurs du renversement des rois et des royaumes. Quand il apprit la défaite et la mort d'Adraste, il ne témoigna aucune joie ni de l'avoir prévue, ni d'être délivré de ce tyran ; il gémit seulement, par la crainte de voir les Dauniens dans la servitude.

Voilà l'homme que Télémaque proposa pour le faire régner. Il y avait déjà quelque temps qu'il connaissait son courage et sa vertu ; car Télémaque, selon les conseils de Mentor, ne cessait de s'informer partout des qualités bonnes et mauvaises de toutes les personnes qui étaient dans quelque emploi considérable, non-seulement parmi les nations alliées qu'il servait en cette guerre, mais encore chez les ennemis. Son principal soin était de découvrir et d'examiner partout les hommes qui avaient quelque talent, ou une vertu particulière.

Les princes alliés eurent d'abord quelque répugnance à mettre Polydamas dans la royauté. Nous avons éprouvé, disaient-ils, combien un roi des Dauniens, quand il aime la guerre, et qu'il la sait faire, est redoutable à ses voisins. Polydamas est un grand capitaine, et il peut nous jeter dans de grands périls. Mais Télémaque leur répondait: Polydamas, il est vrai, sait la guerre, mais il aime la paix ; et voilà les deux choses qu'il faut souhaiter. Un homme qui connaît les malheurs, les dangers et les difficultés de la guerre, est bien plus capable de l'éviter, qu'un autre qui n'en a aucune expérience. Il a appris à goûter le bonheur d'une vie tranquille ; il a condamné les entreprises d'Adraste ; il en a prévu les suites funestes. Un prince faible, ignorant, et sans expérience, est plus à craindre pour vous, qu'un homme qui connaîtra et qui décidera tout par lui-même. Le prince faible et ignorant ne verra que par les yeux d'un favori passionné, ou d'un ministre flatteur, inquiet et ambitieux : ainsi ce prince aveugle s'engagera à la guerre sans la vouloir faire. Vous ne pourrez jamais vous assurer de lui, car il ne pourra être sûr de lui-même ; il vous manquera de parole ; il vous réduira bientôt à cette extrémité, qu'il faudra ou que vous le fassiez périr, ou qu'il vous accable. N'est-il pas plus utile, plus sûr, et en même temps plus juste et plus noble, de répondre plus fidèlement à la confiance des Dauniens, et de leur donner un roi digne de commander?

Toute l'assemblée fut persuadée par ce discours. On alla proposer Polydamas aux Dauniens, qui attendaient une réponse avec impatience. Quand ils entendirent le nom de Polydamas, ils répondirent : Nous reconnaissons bien maintenant que les princes alliés veulent agir de bonne foi avec nous, et faire une paix éternelle, puisqu'ils nous veulent donner pour roi un homme si vertueux, et si capable de nous gouverner. Si on nous eût proposé un homme lâche, efféminé et mal instruit, nous aurions cru qu'on ne cherchait qu'à nous abattre et qu'à corrompre la forme de notre gouvernement ; nous aurions conservé en secret un vif ressentiment d'une conduite si dure et si artificieuse: mais le choix de Polydamas nous montre une véritable candeur. Les alliés, sans doute, n'attendent rien de nous que de juste et de noble, puisqu'ils nous accordent un roi qui est incapable de faire rien contre la liberté et contre la gloire de notre nation : aussi pouvons-nous protester, à la face des justes dieux, que les fleuves remonteront vers leur source, avant que nous cessions d'aimer des peuples si bienfaisants. Puissent nos derniers neveux se souvenir du bienfait que nous recevons aujourd'hui, et renouveler, de génération en génération, la paix de l'âge d'or dans toute la côte de l'Hespérie!

Télémaque leur proposa ensuite de donner à Diomède les campagnes d'Arpine, pour y fonder une colonie. Ce nouveau peuple, leur disait-il, vous devra son établissement dans un pays que vous n'occupez point. Souvenez-vous que tous les hommes doivent s'entr'aimer ; que la terre est trop vaste pour eux ; qu'il faut bien avoir des voisins, et qu'il vaut mieux en avoir qui vous soient obligés de leur établissement. Soyez touchés des malheurs d'un roi qui ne peut retourner dans son pays. Polydamas et lui, étant unis ensemble par les liens de la justice et de la vertu, qui sont les seuls durables, vous entretiendront dans une paix profonde, et vous rendront redoutables à tous les peuples voisins qui penseraient à s'agrandir. Vous voyez, ô Dauniens, que nous avons donné à votre terre et à votre nation un roi capable d'en élever la gloire jusqu'au ciel : donnez aussi, puisque nous vous le demandons, une terre qui vous est inutile, à un roi qui est digne de toute sorte de secours.

Les Dauniens répondirent qu'ils ne pouvaient rien refuser à Télémaque, puisque c'était lui qui leur avait procuré Polydamas pour roi. Aussitôt ils partirent pour l'aller chercher dans son désert, et pour le faire régner sur eux. Avant que de partir, ils donnèrent les fertiles plaines d'Arpine à Diomède, pour y fonder un nouveau royaume. Les alliés en furent ravis, parce que cette colonie des Grecs pourrait secourir puissamment le parti des alliés, si jamais les Dauniens voulaient renouveler les usurpations dont Adraste avait donné le mauvais exemple. Tous les princes ne songèrent plus qu'à se séparer. Télémaque, les larmes aux yeux, partit avec sa troupe, après avoir embrassé tendrement le vaillant Diomède, le sage et inconsolable Nestor, et le fameux Philoctète, digne héritier des flèches d'Hercule.


LIVRE DIX-SEPTIÈME.


SOMMAIRE.

Télémaque, de retour à Salente, est surpris de voir la campagne si bien cultivée et de trouver si peu de magnificence dans la ville qui était si brillante à son départ.—Mentor lui donne les raisons de ce changement.—Il lui montre en quoi consistent les véritables richesses d'un État, et lui propose pour modèle la conduite et l'administration d'Idoménée.—Télémaque ouvre son cœur à Mentor sur son inclination pour Antiope, fille d'Idoménée, et sur son désir de l'épouser.—Mentor approuve ce choix ; il loue les rares qualités de cette princesse et l'assure que les dieux la lui destinent pour épouse ; mais il ne veut pas que Télémaque s'occupe, en ce moment, d'autre chose que de son départ pour Ithaque.—Idoménée, voulant retenir ses hôtes, leur dît qu'il ne peut se passer encore de leur secours, et il expose à Mentor sa situation embarrassante.—Mentor lui trace la conduite qu'il doit suivre et persiste à vouloir partir.—Idoménée, que ce départ contrarie toujours, cherche à exciter la passion de Télémaque pour Antiope, afin de le garder plus longtemps. Il les engage dans une chasse.—Antiope y est sur le point d'être déchirée par un sanglier ; l'adresse et le courage de Télémaque lui sauvent la vie.—Mentor et Télémaque obtiennent enfin d'Idoménée la permission de partir.—On se quitte avec les plus vives protestations d'estime et d'amitié.

Le jeune fils d'Ulysse brûlait d'impatience de retrouver Mentor à Salente, et de s'embarquer avec lui pour revoir Ithaque, où il espérait que son père serait arrivé. Quand il s'approcha de Salente, il fut bien étonné de voir toute la campagne des environs, qu'il avait laissée presque inculte et déserte, cultivée comme un jardin, et pleine d'ouvriers diligents : il reconnut l'ouvrage de la sagesse de Mentor. Ensuite, entrant dans la ville, il remarqua qu'il y avait beaucoup moins d'artisans pour les délices de la vie, et beaucoup moins de magnificence. Il en fut choqué ; car il aimait naturellement toutes les choses qui ont de l'éclat et de la politesse. Mais d'autres pensées occupèrent aussitôt son cœur ; il vit de loin venir à lui Idoménée avec Mentor : aussitôt son cœur fut ému de joie et de tendresse. Malgré tous les succès qu'il avait eus dans la guerre contre Adraste, il craignait que Mentor ne fût pas content de lui ; et, à mesure qu'il s'avançait, il cherchait dans les yeux de Mentor pour voir s'il n'avait rien à se reprocher.

D'abord Idoménée embrassa Télémaque comme son propre fils ; ensuite Télémaque se jeta au cou de Mentor, et l'arrosa de ses larmes. Mentor lui dit : Je suis content de vous : vous avez fait de grandes fautes ; mais elles vous ont servi à vous connaître, et à vous défier de vous-même. Souvent on tire plus de fruit de ses fautes, que de ses belles actions. Les grandes actions enflent le cœur, et inspirent une présomption dangereuse ; les fautes font rentrer l'homme en lui-même, et lui rendent la sagesse qu'il avait perdue dans les bons succès. Ce qui vous reste à faire, c'est de louer les dieux et de ne vouloir pas que les hommes vous louent. Vous avez fait de grandes choses ; mais, avouez la vérité, ce n'est guère vous par qui elles ont été faites : n'est-il pas vrai qu'elles vous sont venues comme quelque chose d'étranger qui était mis en vous ? n'étiez-vous pas capable de les gâter par votre promptitude et par votre imprudence ? Ne sentez-vous pas que Minerve vous a comme transformé en un autre homme au-dessus de vous-même, pour faire par vous ce que vous avez fait ? elle a tenu tous vos défauts en suspens, comme Neptune, quand il apaise les tempêtes, suspend les flots irrités.

Pendant qu'Idoménée interrogeait avec curiosité les Crétois qui étaient revenus de la guerre, Télémaque écoutait ainsi les sages conseils de Mentor. Ensuite il regardait de tous côtés avec étonnement, et disait à Mentor : Voici un changement dont je ne comprends pas bien la raison. Est-il arrivé quelque calamité à Salente pendant mon absence ? d'où vient qu'on n'y remarque plus cette magnificence qui éclatait partout avant mon départ ? Je ne vois plus ni or, ni argent, ni pierres précieuses ; les habits sont simples ; les bâtiments qu'on fait sont moins vastes et moins ornés ; les arts languissent ; la ville est devenue une solitude.

Mentor lui répondit en souriant : Avez-vous remarqué l'état de la campagne autour de la ville ? Oui, reprit Télémaque ; j'ai vu partout le labourage en honneur, et les champs défrichés. Lequel vaut mieux, ajouta Mentor, ou une ville superbe en marbre, en or et en argent, avec une campagne négligée et stérile ; ou une campagne cultivée et fertile, avec une ville médiocre et modeste dans ses mœurs ? Une grande ville fort peuplée d'artisans occupés à amollir les mœurs par les délices de la vie, quand elle est entourée d'un royaume pauvre et mal cultivé, ressemble à un monstre dont la tête est d'une grosseur énorme, et dont tout le corps, exténué et privé de nourriture, n'a aucune proportion avec cette tête. C'est le nombre du peuple et l'abondance des aliments qui font la vraie force et la vraie richesse d'un royaume. Idoménée a maintenant un peuple innombrable, et infatigable dans le travail ; qui remplit toute l'étendue de son pays. Tout son pays n'est plus qu'une seule ville ; Salente n'en est que le centre. Nous avons transporté de la ville dans la campagne les hommes qui manquaient à la campagne, et qui étaient superflus dans la ville. De plus, nous avons attiré dans ce pays beaucoup de peuples étrangers. Plus ces peuples se multiplient, plus ils multiplient les fruits de la terre par leur travail ; cette multiplication si douce et si paisible augmente plus un royaume qu'une conquête. On n'a rejeté de cette ville que les arts superflus, qui détournent les pauvres de la culture de la terre pour les vrais besoins, et qui corrompent les riches en les jetant dans le faste et dans la mollesse : mais nous n'avons fait aucun tort aux beaux-arts, ni aux hommes qui ont un vrai génie pour les cultiver. Ainsi Idoménée est beaucoup plus puissant qu'il ne l'était quand vous admiriez sa magnificence. Cet éclat éblouissant cachait une faiblesse et une misère qui eussent bientôt renversé son empire : maintenant il a un plus grand nombre d'hommes, et il les nourrit plus facilement. Ces hommes, accoutumés au travail, à la peine et au mépris de la vie, par l'amour des bonnes lois, sont tous prêts à combattre pour défendre ces terres cultivées de leurs propres mains. Bientôt cet État, que vous croyez déchu sera la merveille de l'Hespérie.

Souvenez-vous, ô Télémaque, qu'il y a deux choses pernicieuses, dans le gouvernement des peuples, auxquelles on n'apporte presque jamais aucun remède : la première est une autorité injuste et trop violente dans les rois ; la seconde est le luxe, qui corrompt les mœurs.

Quand les rois s'accoutument à ne connaître plus d'autres lois que leurs volontés absolues, et qu'ils ne mettent plus de frein à leurs passions, ils peuvent tout : mais à force de tout pouvoir, ils sapent les fondements de leur puissance ; ils n'ont plus de règles certaines, ni de maximes de gouvernement ; chacun à l'envi les flatte ; ils n'ont plus de peuple, il ne leur reste que des esclaves, dont le nombre diminue chaque jour. Qui leur dira la vérité ? qui donnera des bornes à ce torrent ? Tout cède ; les sages s'enfuient, se cachent, et gémissent. Il n'y a qu'une révolution soudaine et violente qui puisse ramener dans son cours naturel cette puissance débordée : souvent même le coup qui pourrait la modérer l'abat sans ressource. Rien ne menace tant d'une chute funeste qu'une autorité qu'on pousse trop loin : elle est semblable à un arc trop tendu, qui se rompt enfin tout à coup, si on ne le relâche : mais qui est-ce qui osera le relâcher ? Idoménée était gâté jusqu'au fond du cœur par cette autorité si flatteuse ; il avait été renversé de son trône; mais il n'avait pas été détrompé. Il a fallu que les dieux nous aient envoyés ici pour le désabuser de cette puissance aveugle et outrée qui ne convient point à des hommes ; encore a-t-il fallu des espèces de miracles pour lui ouvrir les yeux.

L'autre mal, presque incurable, est le luxe. Comme la trop grande autorité empoisonne les rois, le luxe empoisonne toute une nation. On dit que ce luxe sert à nourrir, les pauvres aux dépens des riches ; comme si les pauvres ne pouvaient pas gagner leur vie plus utilement, en multipliant les fruits de la terre, sans amollir les riches par des raffinements de volupté. Toute une nation s'accoutume à regarder comme les nécessités de la vie les choses les plus superflues : ce sont tous les jours de nouvelles nécessités qu'on invente, et on ne peut plus se passer des choses qu'on ne connaissait point trente ans auparavant. Ce luxe s'appelle bon goût, perfection des arts, et politesse de la nation. Ce vice, qui en attire tant d'autres, est loué comme une vertu ; il répand sa contagion depuis le roi jusqu'aux derniers de la lie du peuple. Les proches parents du roi veulent imiter sa magnificence ; les grands, celle des parents du roi ; les gens médiocres veulent égaler les grands ; car qui est-ce qui se fait justice ? les petits veulent passer pour médiocres : tout le monde fait plus qu'il ne peut ; les uns par faste, et pour se prévaloir de leurs richesses ; les autres par mauvaise honte, et pour cacher leur pauvreté. Ceux mêmes qui sont assez sages pour condamner un si grand désordre, ne le sont pas assez pour oser lever la tête les premiers, et pour donner des exemples contraires. Toute une nation se ruine, toutes les conditions se confondent. La passion d'acquérir du bien pour soutenir une vaine dépense corrompt les âmes les plus pures : il n'est plus question que d'être riche ; la pauvreté est une infamie. Soyez savant, habile, vertueux ; instruisez les hommes ; gagnez des batailles ; sauvez la patrie ; sacrifiez tous vos intérêts ; vous êtes méprisé, si vos talents ne sont relevés par le faste. Ceux mêmes qui n'ont pas de bien veulent paraître en avoir ; ils en dépensent comme s'ils en avaient : on emprunte, on trompe, on use de mille artifices indignes pour parvenir. Mais qui remédiera à ces maux? Il faut changer le goût et les habitudes de toute une nation ; il faut lui donner de nouvelles lois. Qui le pourra entreprendre, si ce n'est un roi philosophe, qui sache, par l'exemple de sa propre modération, faire honte à tous ceux qui aiment une dépense fastueuse, et encourager les sages, qui seront bien aises d'être autorisés dans une honnête frugalité?

Télémaque, écoutant ce discours, était comme un homme qui revient d'un profond sommeil : il sentait la vérité de ces paroles ; et elles se gravaient dans son cœur, comme un savant sculpteur imprime les traits qu'il veut sur le marbre ; en sorte qu'il lui donne de la tendresse, de la vie et du mouvement. Télémaque ne répondait rien ; mais, repassant tout ce qu'il venait d'entendre, il parcourait des yeux les choses qu'on avait changées dans la ville. Ensuite il disait à Mentor:

Vous avez fait d'Idoménée le plus sage de tous les rois ; je ne le connais plus, ni lui ni son peuple. J'avoue même que ce que vous avez fait ici est infiniment plus grand que les victoires que nous venons de remporter. Le hasard et la force ont beaucoup de part aux succès de la guerre ; il faut que nous partagions la gloire des combats avec nos soldats ; mais tout votre ouvrage vient d'une seule tête ; il a fallu que vous ayez travaillé seul contre un roi, et contre tout son peuple, pour les corriger. Les succès de la guerre sont toujours funestes et odieux: ici, tout est l'ouvrage d'une sagesse céleste ; tout est doux, tout est pur, tout est aimable ; tout marque une autorité qui est au-dessus de l'homme. Quand les hommes veulent de la gloire, que ne la cherchent-ils dans cette application à faire du bien ? Oh ! qu'ils s'entendent mal en gloire, d'en espérer une solide en ravageant la terre, et en répandant le sang humain!

Mentor montra sur son visage une joie sensible de voir Télémaque si désabusé des victoires et des conquêtes, dans un âge où il était si naturel qu'il fût enivré de la gloire qu'il avait acquise.

Ensuite Mentor ajouta : Il est vrai que tout ce que vous voyez ici est bon et louable, mais sachez qu'on pourrait faire des choses encore meilleures. Idoménée modère ses passions, et s'applique à gouverner son peuple avec justice ; mais il ne laisse pas de faire encore bien des fautes, qui sont des suites malheureuses de ses fautes anciennes. Quand les hommes veulent quitter le mal, le mal semble encore les poursuivre longtemps : il leur reste de mauvaises habitudes, un naturel affaibli, des erreurs invétérées, et des préventions presque incurables. Heureux ceux qui ne se sont jamais égarés ! ils peuvent faire le bien plus parfaitement. Les dieux, ô Télémaque, vous demanderont plus qu'à Idoménée, parce que vous avez connu la vérité dès votre jeunesse, et que vous n'avez jamais été livré aux séductions d'une trop grande prospérité.

Idoménée, continuait Mentor, est sage et éclairé ; mais il s'applique trop au détail, et ne médite pas assez le gros de ses affaires pour former des plans. L'habileté d'un roi, qui est au-dessus des autres hommes, ne consiste pas à faire tout par lui-même : c'est une vanité grossière que d'espérer d'en venir à bout, ou de vouloir persuader au monde qu'on en est capable. Un roi doit gouverner en choisissant et en conduisant ceux qui gouvernent sous lui ; il ne faut pas qu'il fasse le détail, car c'est faire la fonction de ceux qui ont à travailler sous lui ; il doit seulement s'en faire rendre compte, et en savoir assez pour entrer dans ce compte avec discernement. C'est merveilleusement gouverner que de choisir, et d'appliquer selon leurs talents les gens qui gouvernent. Le suprême et le parfait gouvernement consiste à gouverner ceux qui gouvernent : il faut les observer, les éprouver, les modérer les corriger, les animer, les élever, les rabaisser, les changer de places, et les tenir toujours dans sa main.

Vouloir examiner tout par soi-même, c'est défiance, c'est petitesse, c'est se livrer à une jalousie pour les détails qui consume le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour les grandes choses. Pour former de grands desseins, il faut avoir l'esprit libre et reposé ; il faut penser à son aise, dans un entier dégagement de toutes les expéditions d'affaires épineuses. Un esprit épuisé par le détail est comme la lie du vin, qui n'a plus ni force ni délicatesse. Ceux qui gouvernent par le détail sont toujours déterminés par le présent, sans étendre leurs vues sur un avenir éloigné : ils sont toujours entraînés par l'affaire du jour où ils sont ; et cette affaire étant seule à les occuper, elle les frappe trop, elle rétrécit leur esprit ; car on ne juge sainement des affaires, que quand on les compare toutes ensemble, et qu'on les place toutes dans un certain ordre, afin qu'elles aient de la suite et de la proportion. Manquer à suivre cette règle dans le gouvernement, c'est ressembler à un musicien qui se contenterait de trouver des sons harmonieux, et qui ne se mettrait point en peine de les unir et de les accorder pour en composer une musique douce et touchante. C'est ressembler aussi à un architecte qui croit avoir tout fait, pourvu qu'il assemble de grandes colonnes, et beaucoup de pierres bien taillées, sans penser à l'ordre et à la proportion des ornements de son édifice. Dans le temps qu'il fait un salon, il ne prévoit pas qu'il faudra faire un escalier convenable: quand il travaille au corps du bâtiment, il ne songe ni à la cour, ni au portail. Son ouvrage n'est qu'un assemblage confus de parties magnifiques, qui ne sont point faites les unes pour les autres ; cet ouvrage, loin de lui faire honneur, est un monument qui éternisera sa honte ; car l'ouvrage fait voir que l'ouvrier n'a pas su penser avec assez d'étendue pour concevoir à la fois le dessein général de tout son ouvrage : c'est un caractère d'esprit court et subalterne. Quand on est né avec ce génie borné au détail, on n'est propre qu'à exécuter sous autrui. N'en doutez pas, ô mon cher Télémaque, le gouvernement d'un royaume demande une certaine harmonie comme la musique, et de justes proportions comme l'architecture.

Si vous voulez que je me serve encore de la comparaison de ces arts, je vous ferai entendre combien les hommes qui gouvernent par le détail sont médiocres. Celui qui, dans un concert, ne chante que certaines choses, quoiqu'il les chante parfaitement, n'est qu'un chanteur ; celui qui conduit tout le concert, et qui en règle à la fois toutes les parties, est le seul maître de musique. Tout de même celui qui taille des colonnes, ou qui élève un côté d'un bâtiment, n'est qu'un maçon ; mais celui qui a pensé tout l'édifice, et qui en a toutes les proportions dans sa tête, est le seul architecte. Ainsi ceux qui travaillent, qui expédient, qui font le plus d'affaires, sont ceux qui gouvernent le moins ; ils ne sont que les ouvriers subalternes. Le vrai génie qui conduit l'État, est celui qui ne faisant rien fait tout faire, qui pense, qui invente, qui pénètre dans l'avenir, qui retourne dans le passé ; qui arrange, qui proportionne, qui prépare de loin ; qui se roidit sans cesse pour lutter contre la fortune, comme un nageur contre le torrent de l'eau ; qui est attentif nuit et jour pour ne laisser rien au hasard. Croyez-vous, Télémaque, qu'un grand peintre travaille assidûment depuis le matin jusqu'au soir, pour expédier plus promptement ses ouvrages ? Non ; cette gêne et ce travail servile éteindraient tout le feu de son imagination : il ne travaillerait plus de génie : il faut que tout se fasse irrégulièrement et par saillies, suivant que son génie le mène, et que son esprit l'excite. Croyez-vous qu'il passe son temps à broyer des couleurs et à préparer des pinceaux ? Non, c'est l'occupation de ses élèves. Il se réserve le soin de penser ; il ne songe qu'à faire des traits hardis qui donnent de la noblesse, de la vie et de la passion à ses figures. Il a dans la tête les pensées et les sentiments des héros qu'il veut représenter ; il se transporte dans leurs siècles, et dans toutes les circonstances où ils ont été. A cette espèce d'enthousiasme il faut qu'il joigne une sagesse qui le retienne, que tout soit vrai, correct, et proportionné l'un à l'autre. Croyez-vous, Télémaque, qu'il faille moins d'élévation de génie et d'effort de pensée pour faire un grand roi, que pour faire, un bon peintre ? Concluez donc que l'occupation d'un roi doit être de penser, de former de grands projets, et de choisir les hommes propres à les exécuter sous lui.

Télémaque lui répondit : Il me semble que je comprends tout ce que vous dites ; mais, si les choses allaient ainsi, un roi serait souvent trompé, n'entrant point par lui-même dans le détail. C'est vous-même qui vous trompez, repartit Mentor : ce qui empêche qu'on ne soit trompé, c'est la connaissance générale du gouvernement. Les gens qui n'ont point de principes dans les affaires, et qui n'ont point le vrai discernement des esprits, vont toujours comme à tâtons ; c'est un hasard quand ils ne se trompent pas ; ils ne savent pas même précisément ce qu'ils cherchent, ni à quoi ils doivent tendre ; ils ne savent que se défier, et se défient plutôt des honnêtes gens qui les contredisent, que des trompeurs qui les flattent. Au contraire, ceux qui ont des principes pour le gouvernement, et qui se connaissent en hommes, savent ce qu'ils doivent chercher en eux, et les moyens d'y parvenir ; ils reconnaissent assez, du moins en gros, si les gens dont ils se servent sont des instruments propres à leurs desseins, et s'ils entrent dans leurs vues pour tendre au but qu'ils se proposent. D'ailleurs, comme ils ne se jettent point dans des détails accablants, ils ont l'esprit plus libre pour envisager d'une seule vue le gros de l'ouvrage, et pour observer s'il s'avance vers la fin principale. S'ils sont trompés, du moins ils ne le sont guère dans l'essentiel. D'ailleurs, ils sont au-dessus des petites jalousies qui marquent un esprit borné et une âme basse : ils comprennent qu'on ne peut éviter d'être trompé dans les grandes affaires, puisqu'il faut s'y servir des hommes, qui sont si souvent trompeurs. On perd plus dans l'irrésolution où jette la défiance, qu'on ne perdrait à se laisser un peu tromper. On est trop heureux, quand on n'est trompé que dans des choses médiocres ; les grandes ne laissent pas de s'acheminer, et c'est la seule chose dont un grand homme doit être en peine. Il faut réprimer sévèrement la tromperie, quand on la découvre ; mais il faut compter sur quelque tromperie, si l'on ne veut point être véritablement trompé. Un artisan, dans sa boutique, voit tout de ses propres yeux, et fait tout de ses propres mains ; mais un roi, dans un grand État, ne peut tout faire ni tout voir. Il ne doit faire que les choses que nul autre ne peut faire sous lui ; il ne doit voir que ce qui entre dans la décision des choses importantes.

Enfin Mentor dit à Télémaque : Les dieux vous aiment, et vous préparent un règne plein de sagesse. Tout ce que vous voyez ici est fait moins pour la gloire d'Idoménée, que pour votre instruction. Tous ces sages établissements que vous admirez dans Salente ne sont que l'ombre de ce que vous ferez un jour à Ithaque, si vous répondez par vos vertus à votre haute destinée. Il est temps que nous songions à partir d'ici; Idoménée tient un vaisseau prêt pour notre retour.

Aussitôt Télémaque ouvrit son cœur à son ami, mais avec quelque peine, sur un attachement qui lui faisait regretter Salente. Vous me blâmerez peut-être, lui dit-il, de prendre trop facilement des inclinations dans les lieux où je passe ; mais mon cœur me ferait de continuels reproches, si je vous cachais que j'aime Antiope, fille d'Idoménée. Non, mon cher Mentor, ce n'est point une passion aveugle comme celle dont vous m'avez guéri dans l'île de Calypso : j'ai bien reconnu la profondeur de la plaie que l'amour m'avait faite auprès d'Eucharis ; je ne puis encore prononcer son nom sans être troublé ; le temps et l'absence n'ont pu l'effacer. Cette expérience funeste m'apprend à me défier de moi-même. Mais, pour Antiope, ce que je sens n'a rien de semblable : ce n'est point amour passionné ; c'est goût, c'est estime, c'est persuasion que je serais heureux, si je passais ma vie avec elle. Si jamais les dieux me rendent mon père, et qu'il me permette de choisir une femme, Antiope sera mon épouse. Ce qui me touche en elle, c'est son silence, sa modestie, sa retraite, son travail assidu, son industrie pour les ouvrages de laine et de broderie, son application à conduire toute la maison de son père, depuis que sa mère est morte, son mépris des vaines parures, l'oubli et l'ignorance même qui paraît en elle de sa beauté. Quand Idoménée lui ordonne de mener les danses des jeunes Crétoises au son des flûtes, on la prendrait pour la riante Vénus, qui est accompagnée des Grâces*. Quand il la mène avec lui à la chasse dans les forêts, elle paraît majestueuse et adroite à tirer de l'arc, comme Diane au milieu de ses nymphes*: elle seule ne le sait pas, et tout le monde l'admire. Quand elle entre dans le temple des dieux, et qu'elle porte sur sa tête les choses sacrées dans des corbeilles, on croirait qu'elle est elle-même la divinité qui habite dans les temples. Avec quelle crainte et quelle religion l'avons-nous vue offrir des sacrifices, et fléchir la colère des dieux, quand il a fallu expier quelque faute ou détourner quelque funeste présage ! Enfin, quand on la voit avec une troupe de femmes, tenant en sa main une aiguille d'or, on croit que c'est Minerve même qui a pris sur la terre une forme humaine*, et qui inspire aux hommes les beaux-arts ; elle anime les autres à travailler ; elle leur adoucit le travail et l'ennui par les charmes de sa voix, lorsqu'elle chante toutes les merveilleuses histoires des dieux ; et elle surpasse la plus exquise peinture par la délicatesse de ses broderies. Heureux l'homme qu'un doux hymen unira avec elle!* Il n'aura à craindre que de la perdre et de lui survivre.

Je prends ici, mon cher Mentor, les dieux à témoin que je suis tout prêt à partir ; j'aimerai Antiope tant que je vivrai ; mais elle ne retardera pas d'un moment mon retour à Ithaque. Si un autre la devait posséder, je passerais le reste de mes jours avec tristesse et amertume ; mais enfin je la quitterais. Quoique je sache que l'absence peut me la faire perdre, je ne veux ni lui parler, ni parler à son père de mon amour ; car je ne dois en parler qu'à vous seul, jusqu'à ce qu'Ulysse, remonté sur son trône, m'ait déclaré qu'il y consent. Vous pouvez reconnaître par là, mon cher Mentor, combien cet attachement est différent de la passion dont vous m'avez vu aveuglé pour Eucharis.

Mentor répondit à Télémaque : Je conviens de cette différence. Antiope est douce, simple et sage ; ses mains ne méprisent point le travail ; elle prévoit de loin ; elle pourvoit atout ; elle sait se taire, et agir de suite sans empressement ; elle est à toute heure occupée, et ne s'embarrasse jamais, parce qu'elle fait chaque chose à propos : le bon ordre de la maison de son père est sa gloire ; elle en est plus ornée que de sa beauté. Quoiqu'elle ait soin de tout, et qu'elle soit chargée de corriger, de refuser, d'épargner (choses qui font haïr presque toutes les femmes), elle s'est rendue aimable à toute la maison : c'est qu'on ne trouve en elle ni passion, ni entêtement, ni légèreté, ni humeur, comme dans les autres femmes. D'un seul regard elle se fait entendre, et on craint de lui déplaire ; elle donne des ordres précis ; elle n'ordonne que ce qu'on peut exécuter ; elle reprend avec bonté, et en reprenant elle encourage. Le cœur de son père se repose sur elle, comme un voyageur abattu par les ardeurs du soleil se repose à l'ombre sur l'herbe tendre. Vous avez raison, Télémaque ; Antiope est un trésor digne d'être cherché dans les terres les plus éloignées. Son esprit, non plus que son corps, ne se pare jamais de vains ornements ; son imagination, quoique vive, est retenue par sa discrétion : elle ne parle que pour la nécessité ; et, si elle ouvre la bouche, la douce persuasion et les grâces naïves coulent de ses lèvres. Dès qu'elle parle, tout le monde se tait, et elle en rougit : peu s'en faut qu'elle ne supprime ce qu'elle a voulu dire, quand elle aperçoit qu'on l'écoute si attentivement. A peine l'avons-nous entendue parler.

Vous souvenez-vous, ô Télémaque, d'un jour que son père la fit venir? Elle parut, les yeux baissés, couverte d'un grand voile ; elle ne parla que pour modérer la colère d'Idoménée, qui voulait faire punir rigoureusement un de ses esclaves : d'abord elle entra dans sa peine; puis elle le calma ; enfin elle lui fit entendre ce qui pouvait excuser ce malheureux ; et, sans faire sentir au roi qu'il s'était trop emporté, elle lui inspira des sentiments de justice et de compassion. Thétis, quand elle flatte le vieux Nérée, n'apaise pas avec plus de douceur les flots irrités. Ainsi Antiope, sans prendre aucune autorité, et sans se prévaloir de ses charmes, maniera un jour le cœur de son époux, comme elle touche maintenant sa lyre, quand elle en veut tirer les plus tendres accords. Encore une fois, Télémaque, votre amour pour elle est juste ; les dieux vous la destinent : vous l'aimez d'un amour raisonnable; il faut attendre qu'Ulysse vous la donne. Je vous loue de n'avoir point voulu lui découvrir vos sentiments : mais sachez que, si vous eussiez pris quelque détour pour lui apprendre vos desseins, elle les aurait rejetés, et aurait cessé de vous estimer. Elle ne se promettra jamais à personne ; elle se laissera donner par son père ; elle ne prendra jamais pour époux qu'un homme qui craigne les dieux, et qui remplisse toutes les bienséances. Avez-vous observé, comme moi, qu'elle se montre encore moins, et qu'elle baisse plus les yeux depuis votre retour ? Elle sait tout ce qui vous est arrivé d'heureux dans la guerre ; elle n'ignore ni votre naissance, ni vos aventures, ni tout ce que les dieux ont mis en vous : c'est ce qui la rend si modeste et si réservée. Allons, Télémaque, allons vers Ithaque ; il ne me reste plus qu'à vous faire trouver votre père, et qu'à vous mettre en état d'obtenir une femme digne de l'âge d'or : fût-elle bergère dans la froide Algide, au lieu qu'elle est fille du roi de Salente, vous seriez trop heureux de la posséder.

Idoménée, qui craignait le départ de Télémaque et de Mentor, ne songeait qu'à le retarder ; il représenta à Mentor qu'il ne pouvait régler sans lui un différend qui s'était élevé entre Diophanes, prêtre de Jupiter Conservateur, et Héliodore, prêtre d'Apollon, sur les présages qu'on tire du vol des oiseaux et des entrailles des victimes.

Pourquoi, lui répondit Mentor, vous mêleriez-vous des choses sacrées? laissez-en la décision aux Étruriens, qui ont la tradition des plus anciens oracles, et qui sont inspirés pour être les interprètes des dieux : employez seulement votre autorité à étouffer ces disputes dès leur naissance. Ne montrez ni partialité ni prévention ; contentez-vous d'appuyer la décision quand elle sera faite ; souvenez-vous qu'un roi doit être soumis à la religion, et qu'il ne doit jamais entreprendre de la régler. La religion vient des dieux, elle est au-dessus des rois. Si les rois se mêlent de la religion, au lieu de la protéger, ils la mettront en servitude. Les rois sont si puissants, et les autres hommes sont si faibles, que tout sera en péril d'être altéré au gré des rois, si on les fait entrer dans les questions qui regardent les choses sacrées. Laissez donc en pleine liberté la décision aux amis des dieux, et bornez-vous à réprimer ceux qui n'obéiraient pas à leur jugement quand il aura été prononcé.

Ensuite Idoménée se plaignit de l'embarras où il était sur un grand nombre de procès entre divers particuliers, qu'on le pressait de juger. Décidez, lui répondait Mentor, toutes les questions nouvelles qui vont à établir des maximes générales de jurisprudence, et à interpréter les lois ; mais ne vous chargez jamais de juger les causes particulières. Elles viendraient toutes en foule vous assiéger : vous seriez l'unique juge de tout votre peuple ; tous les autres juges, qui sont sous vous, deviendraient inutiles ; vous seriez accablé, et les petites affaires vous déroberaient aux grandes, sans que vous pussiez suffire à régler le détail des petites. Gardez-vous donc bien de vous jeter dans cet embarras ; renvoyez les affaires des particuliers aux juges ordinaires: ne faites que ce que nul autre ne peut faire pour vous soulager ; vous ferez alors les véritables fonctions de roi.

On me presse encore, disait Idoménée, de faire certains mariages. Les personnes d'une naissance distinguée qui m'ont suivi dans toutes les guerres, et qui ont perdu de très-grands biens en me servant, voudraient trouver une espèce de récompense en épousant certaines filles riches : je n'ai qu'un mot à dire pour leur procurer ces établissements. Il est vrai, répondait Mentor, qu'il ne vous en coûterait qu'un mot ; mais ce mot lui-même vous coûterait trop cher. Voudriez-vous ôter aux pères et aux mères la liberté et la consolation de choisir leurs gendres, et par conséquent leurs héritiers ? Ce serait mettre toutes les familles dans le plus rigoureux esclavage : vous vous rendriez responsable de tous les malheurs domestiques de vos citoyens. Les mariages ont assez d'épines, sans leur donner encore cette amertume. Si vous avez des serviteurs fidèles à récompenser, donnez-leur des terres incultes ; ajoutez-y des rangs et des honneurs proportionnés à leur condition et à leurs services ; ajoutez-y, s'il le faut, quelque argent pris par vos épargnes sur les fonds destinés à votre dépense ; mais ne payez jamais vos dettes en sacrifiant les filles riches malgré leurs parents.

Idoménée passa bientôt de cette question à une autre. Les Sybarites[60], disait-il, se plaignent de ce que nous avons usurpé des terres qui leur appartiennent, et de ce que nous les avons données, comme des champs à défricher, aux étrangers que nous avons attirés depuis peu ici. Céderai-je à ces peuples ? Si je le fais, chacun croira qu'il n'a qu'à former des prétentions sur nous. Il n'est pas juste, répondit Mentor, de croire les Sybarites dans leur propre cause ; mais il n'est pas juste aussi de vous croire dans la vôtre. Qui croirons-nous donc ? repartit Idoménée. Il ne faut croire, poursuivit Mentor, aucune des deux parties; mais il faut prendre pour arbitre un peuple voisin qui ne soit suspect d'aucun côté : tels sont les Sipontins[61]; ils n'ont aucun intérêt contraire aux vôtres.

Mais suis-je obligé, répondait Idoménée, à croire quelque arbitre ? ne suis-je pas roi ? Un souverain est-il obligé à se soumettre à des étrangers sur l'étendue de sa domination ? Mentor reprit ainsi le discours : Puisque vous voulez tenir ferme, il faut que vous jugiez que votre droit est bon ; d'un autre côté, les Sybarites ne relâchent rien; ils soutiennent que leur droit est certain. Dans cette opposition de sentiment, il faut qu'un arbitre, choisi par les parties, vous accommode, ou que le sort des armes décide ; il n'y a point de milieu. Si vous entriez dans une république où il n'y eût ni magistrats ni juges, et où chaque famille se crût en devoir de se faire justice à elle-même, par violence, sur toutes ses prétentions contre ses voisins, vous déploreriez le malheur d'une telle nation, et vous auriez horreur de cet affreux désordre, où toutes les familles s'armeraient les unes contre les autres. Croyez-vous que les dieux regardent avec moins d'horreur le monde entier, qui est la république universelle, si chaque peuple, qui n'y est que comme une grande famille, se croit en plein droit de se faire, par violence, justice à soi-même, sur toutes ses prétentions contre les autres peuples voisins ? Un particulier qui possède un champ, comme l'héritage de ses ancêtres, ne peut s'y maintenir que par l'autorité des lois, et par le jugement du magistrat ; il serait très-sévèrement puni comme un séditieux, s'il voulait conserver par la force ce que la justice lui a donné. Croyez-vous que les rois puissent employer d'abord la violence pour soutenir leurs prétentions, sans avoir tenté toutes les voies de douceur et d'humanité ? La justice n'est-elle pas encore plus sacrée et plus inviolable pour les rois par rapport à des pays entiers, que pour les familles, par rapport à quelques champs labourés ? Sera-t-on injuste et ravisseur, quand on ne prend que quelques arpents de terre ? Sera-t-on juste, sera-t-on héros, quand on prend des provinces ? Si on se prévient, si on se flatte, si on s'aveugle dans les petits intérêts de particuliers, ne doit-on pas encore plus craindre de se flatter et de s'aveugler sur les grands intérêts d'État ? Se croira-t-on soi-même dans une matière où l'on a tant de raisons de se défier de soi ? Ne craindra-t-on point de se tromper, dans des cas où l'erreur d'un seul homme a des conséquences affreuses? L'erreur d'un roi qui se flatte sur ses prétentions cause souvent des ravages, des famines, des massacres, des pestes, des dépravations de mœurs, dont les effets funestes s'étendent jusque dans les siècles les plus reculés. Un roi, qui assemble toujours tant de flatteurs autour de lui, ne craindra-t-il point d'être flatté en ces occasions ? S'il convient de quelque arbitre pour terminer le différend, il montre son équité, sa bonne foi, sa modération. Il publie les solides raisons sur lesquelles sa cause est fondée. L'arbitre choisi est un médiateur amiable, et non un juge de rigueur. On ne se soumet pas aveuglément à ses décisions ; mais on a pour lui une grande déférence ; il ne prononce pas une sentence en juge souverain ; mais il fait des propositions, et on sacrifie quelque chose par ses conseils, pour conserver la paix. Si la guerre vient, malgré tous les soins qu'un roi prend pour conserver la paix, il a du moins alors pour lui le témoignage de sa conscience, l'estime de ses voisins, et la juste protection des dieux. Idoménée, touché de ce discours, consentit que les Sipontins fussent médiateurs entre lui et les Sybarites.

Alors le roi, voyant que tous les moyens de retenir les deux étrangers lui échappaient, essaya de les arrêter par un lien plus fort. Il avait remarqué que Télémaque aimait Antiope et il espéra de le prendre par cette passion. Dans cette vue, il la fit chanter plusieurs fois pendant des festins. Elle le fit pour ne désobéir pas à son père, mais avec tant de modestie et de tristesse, qu'on voyait bien la peine qu'elle souffrait en obéissant. Idoménée alla jusqu'à vouloir qu'elle chantât la victoire remportée sur les Dauniens et sur Adraste : mais elle ne put se résoudre à chanter les louanges de Télémaque ; elle s'en défendit avec respect, et son père n'osa la contraindre. Sa voix douce et touchante pénétrait le cœur du jeune fils d'Ulysse ; il était tout ému. Idoménée, qui avait les yeux attachés sur lui, jouissait du plaisir de remarquer son trouble. Mais Télémaque ne faisait pas semblant d'apercevoir les desseins du roi ; il ne pouvait s'empêcher, en ces occasions, d'être fort touché, mais la raison était en lui au-dessus du sentiment ; et ce n'était plus ce même Télémaque qu'une passion tyrannique avait autrefois captivé dans l'île de Calypso. Pendant qu'Antiope chantait, il gardait un profond silence ; dès qu'elle avait fini, il se hâtait de tourner la conversation sur quelque autre matière.

Le roi, ne pouvant par cette voie réussir dans son dessein, prit enfin la résolution de faire une grande chasse, dont il voulut, contre la coutume, donner le plaisir à sa fille. Antiope pleura, ne voulant point y aller ; mais il fallut exécuter l'ordre absolu de son père. Elle monte un cheval écumant, fougueux, et semblable à ceux que Castor domptait pour les combats : elle le conduit sans peine : une troupe de jeunes filles la suit avec ardeur ; elle paraît au milieu d'elles comme Diane dans les forêts. Le roi la voit, et il ne peut se lasser de la voir ; en la voyant, il oublie tous ses malheurs passés. Télémaque la voit aussi, et il est encore plus touché de la modestie d'Antiope que de son adresse et de toutes ses grâces.

Les chiens poursuivaient un sanglier d'une grandeur énorme, et furieux comme celui de Calydon : ses longues soies étaient dures et hérissées comme des dards ; ses yeux étincelants étaient pleins de sang et de feu; son souffle se faisait entendre de loin, comme le bruit sourd des vents séditieux, quand Éole les rappelle dans son antre pour apaiser les tempêtes ; ses défenses, longues et crochues comme la faux tranchante des moissonneurs, coupaient le tronc des arbres*. Tous les chiens qui osaient en approcher étaient déchirés ; les plus hardis chasseurs, en le poursuivant, craignaient de l'atteindre. Antiope, légère à la course comme les vents, ne craignit point de l'attaquer de près ; elle lui lance un trait qui le perce au-dessus de l'épaule. Le sang de l'animal farouche ruisselle, et le rend plus furieux ; il se tourne vers celle qui l'a blessé. Aussitôt le cheval d'Antiope, malgré sa fierté, frémit et recule ; le sanglier monstrueux s'élance contre lui, semblable aux pesantes machines qui ébranlent les murailles des plus fortes villes. Le coursier chancelle, et est abattu : Antiope se voit par terre, hors d'état d'éviter le coup fatal de la défense du sanglier animé contre elle. Mais Télémaque, attentif au danger d'Antiope, était déjà descendu de cheval. Plus prompt que les éclairs, il se jette entre le cheval abattu et le sanglier qui revient pour venger son sang ; il tient dans ses mains un long dard et l'enfonce presque tout entier dans le flanc de l'horrible animal, qui tombe plein de rage.

A l'instant Télémaque en coupe la hure, qui fait encore peur quand on la voit de près, et qui étonne tous les chasseurs. Il la présente à Antiope : elle en rougit ; elle consulte des yeux son père, qui, après avoir été saisi de frayeur, est transporté de joie de la voir hors du péril, et lui fait signe qu'elle doit accepter ce don. En le prenant, elle dit à Télémaque : Je reçois de vous avec reconnaissance un autre don plus grand, car je vous dois la vie. A peine eut-elle parlé, qu'elle craignit d'avoir trop dit ; elle baissa les yeux ; et Télémaque, qui vit son embarras, n'osa lui dire que ces paroles : Heureux le fils d'Ulysse d'avoir conservé une vie si précieuse ! mais plus heureux encore s'il pouvait passer la sienne auprès de vous ! Antiope, sans lui répondre, rentra brusquement dans la troupe de ses jeunes compagnes, où elle remonta à cheval.

Idoménée aurait, dès ce moment, promis sa fille à Télémaque ; mais il espéra d'enflammer davantage sa passion en le laissant dans l'incertitude, et crut même le retenir encore à Salente par le désir d'assurer son mariage. Idoménée raisonnait ainsi en lui-même ; mais les dieux se jouent de la sagesse des hommes. Ce qui devait retenir Télémaque fut précisément ce qui le pressa de partir : ce qu'il commençait à sentir le mit dans une juste défiance de lui-même. Mentor redoubla ses soins pour lui inspirer un désir impatient de retourner à Ithaque, et il pressa en même temps Idoménée de le laisser partir : le vaisseau était déjà prêt. Car Mentor, qui réglait tous les moments de la vie de Télémaque, pour l'élever à la plus haute gloire, ne l'arrêtait en chaque lieu qu'autant qu'il le fallait pour exercer sa vertu, et pour lui faire acquérir de l'expérience. Mentor avait eu soin de faire préparer le vaisseau dès l'arrivée de Télémaque.

Mais Idoménée, qui avait eu beaucoup de répugnance à le voir préparer, tomba dans une tristesse mortelle, et dans une désolation à faire pitié, lorsqu'il vit que ses deux hôtes, dont il avait tiré tant de secours, allaient l'abandonner. Il se renfermait dans les lieux les plus secrets de sa maison : là il soulageait son cœur en poussant des gémissements et en versant des larmes ; il oubliait le besoin de se nourrir ; le sommeil n'adoucissait plus ses cuisantes peines ; il se desséchait, il se consumait par ses inquiétudes. Semblable à un grand arbre qui couvre la terre de l'ombre de ses rameaux épais, et dont un ver commence à ronger la tige dans les canaux déliés où la sève coule pour sa nourriture ; cet arbre, que les vents n'ont jamais ébranlé, que la terre féconde se plaît à nourrir dans son sein, et que la hache du laboureur a toujours respecté, ne laisse pas de languir sans qu'on puisse découvrir la cause de son mal ; il se flétrit, il se dépouille de ses feuilles qui sont sa gloire ; il ne montre plus qu'un tronc couvert d'une écorce entr'ouverte, et des branches sèches : tel parut Idoménée dans sa douleur.

Télémaque attendri n'osait lui parler : il craignait le jour du départ, il cherchait des prétextes pour le retarder ; et il serait demeuré longtemps dans cette incertitude, si Mentor ne lui eût dit : Je suis bien aise de vous voir si changé. Vous étiez né dur et hautain ; votre cœur ne se laissait toucher que de vos commodités et de vos intérêts ; mais vous êtes enfin devenu homme, et vous commencez, par l'expérience de vos maux, à compatir à ceux des autres. Sans cette compassion, on n'a ni bonté, ni vertu, ni capacité pour gouverner les hommes : mais il ne faut pas la pousser trop loin, ni tomber dans une amitié faible. Je parlerais volontiers à Idoménée pour le faire consentir à notre départ, et je vous épargnerais l'embarras d'une conversation si fâcheuse ; mais je ne veux point que la mauvaise honte et la timidité dominent votre cœur. Il faut que vous vous accoutumiez à mêler le courage et la fermeté avec une amitié tendre et sensible. Il faut craindre d'affliger les hommes sans nécessité ; il faut entrer dans leur peine, quand on ne peut éviter de leur en faire, et adoucir le plus qu'on peut la coup qu'il est impossible de leur épargner entièrement. C'est pour chercher cet adoucissement, répondit Télémaque, que j'aimerais mieux qu'Idoménée apprît notre départ par vous que par moi.

Mentor lui dit aussitôt : Vous vous trompez, mon cher Télémaque ; vous êtes né comme les enfants des rois nourris dans la pourpre, qui veulent que tout se fasse à leur mode, et que toute la nature obéisse à leurs volontés, mais qui n'ont la force de résister à personne en face. Ce n'est pas qu'ils se soucient des hommes, ni qu'ils craignent par bonté de les affliger ; mais c'est que, pour leur propre commodité, ils ne veulent point voir autour d'eux des visages tristes et mécontents. Les peines et les misères des hommes ne les touchent point, pourvu qu'elles ne soient pas sous leurs yeux ; s'ils en entendent parler, ce discours les importune et les attriste. Pour leur plaire, il faut toujours dire que tout va bien : et pendant qu'ils sont dans leurs plaisirs, ils ne veulent rien voir ni entendre qui puisse interrompre leurs joies. Faut-il reprendre, corriger, détromper quelqu'un, résister aux prétentions et aux passions injustes d'un homme importun, ils en donneront toujours la commission à quelque autre personne : plutôt que de parler eux-mêmes avec une douce fermeté dans ces occasions, ils se laisseraient plutôt arracher les grâces les plus injustes ; ils gâteraient leurs affaires les plus importantes, faute de savoir décider contre le sentiment de ceux auxquels ils ont affaire tous les jours. Cette faiblesse qu'on sent en eux fait que chacun ne songe qu'à s'en prévaloir : on les presse, on les importune, on les accable, et on réussit en les accablant. D'abord on les flatte et on les encense pour s'insinuer, mais dès qu'on est dans leur confiance, et qu'on est auprès d'eux dans des emplois de quelque autorité, on les mène loin, on leur impose le joug : ils en gémissent, ils veulent souvent le secouer ; mais ils le portent toute leur vie. Ils sont jaloux de ne paraître point gouvernés, et ils le sont toujours : ils ne peuvent se passer de l'être; car ils sont semblables à ces faibles tiges de vigne qui, n'ayant par elles-mêmes aucun soutien, rampent toujours autour du tronc de quelque grand arbre. Je ne souffrirai point, ô Télémaque ! que vous tombiez dans ce défaut, qui rend un homme imbécile pour le gouvernement. Vous qui êtes tendre jusqu'à n'oser parler à Idoménée, vous ne serez plus touché de ses peines dès que vous serez sorti de Salente ; ce n'est point sa douleur qui vous attendrit, c'est sa présence qui vous embarrasse. Allez parler vous-même à Idoménée ; apprenez en cette occasion à être tendre et ferme tout ensemble : montrez-lui votre douleur de le quitter, mais montrez-lui aussi d'un ton décisif la nécessité de notre départ.

Télémaque n'osait ni résister à Mentor, ni aller trouver Idoménée ; il était honteux de sa crainte, et n'avait pas le courage de la surmonter: il hésitait ; il faisait deux pas, et revenait incontinent pour alléguer à Mentor quelque nouvelle raison de différer. Mais le seul regard de Mentor lui ôtait la parole, et faisait disparaître tous ces beaux prétextes. Est-ce donc là, disait Mentor en souriant, ce vainqueur des Dauniens, ce libérateur de la grande Hespérie, ce fils du sage Ulysse, qui doit être après lui l'oracle de la Grèce ! Il n'ose dire à Idoménée qu'il ne peut plus retarder son retour dans sa patrie, pour revoir son père ! O peuples d'Ithaque, combien serez-vous malheureux un jour, si vous ayez un roi que la mauvaise honte domine, et qui sacrifie les plus grands intérêts à ses faiblesses sur les plus petites choses ! Voyez, Télémaque, quelle différence il y a entre la valeur dans les combats et le courage dans les affaires : vous n'avez point craint les armes d'Adraste, et vous craignez la tristesse d'Idoménée. Voilà ce qui déshonore les princes qui ont fait les plus grandes actions : après avoir paru des héros dans la guerre, ils se montrent les derniers des hommes dans les occasions communes, où d'autres se soutiennent avec vigueur.

Télémaque, sentant la vérité de ces paroles et piqué de ce reproche, partit brusquement sans s'écouter lui-même. Mais à peine commença-t-il à paraître dans le lieu où Idoménée était assis, les yeux baissés, languissant et abattu de tristesse, qu'ils se craignirent l'un l'autre; ils n'osaient se regarder ; ils s'entendaient sans se rien dire, et chacun craignait que l'autre ne rompît le silence : ils se mirent tous deux à pleurer. Enfin Idoménée, pressé d'un excès de douleur, s'écria : A quoi sert de rechercher la vertu, si elle récompense si mal ceux qui l'aiment ? Après m'avoir montré ma faiblesse, on m'abandonne ! hé bien ! je vais retomber dans tous mes malheurs : qu'on ne me parle plus de bien gouverner ; non, je ne puis le faire ; je suis las des hommes ! Où voulez-vous aller, Télémaque ? Votre père n'est plus ; vous le cherchez inutilement. Ithaque est en proie à vos ennemis ; ils vous feront périr, si vous y retournez. Demeurez ici ; vous serez mon gendre et mon héritier ; vous régnerez après moi. Pendant ma vie même, vous aurez ici un pouvoir absolu : ma confiance en vous sera sans bornes. Que si vous êtes insensible à tous ces avantages, du moins laissez-moi Mentor, qui est toute ma ressource. Parlez ; répondez-moi : n'endurcissez pas votre cœur ; ayez pitié du plus malheureux de tous les hommes. Quoi ! vous ne dites rien ! Ah ! je comprends combien les dieux me sont cruels ; je le sens encore plus rigoureusement qu'en Crète, lorsque je perçai mon propre fils.

Enfin Télémaque lui répondit d'une voix troublée et timide : Je ne suis point à moi ; les destinées me rappellent dans ma patrie. Mentor, qui a la sagesse des dieux, m'ordonne en leur nom de partir. Que voulez-vous que je fasse ? Renoncerai-je à mon père, à ma mère, à ma patrie, qui me doit être encore plus chère qu'eux ? Étant né pour être roi, je ne suis pas destiné à une vie douce et tranquille, ni à suivre mes inclinations. Votre royaume est plus riche et plus puissant que celui de mon père; mais je dois préférer ce que les dieux me destinent à ce que vous avez la bonté de m'offrir. Je me croirais heureux, si j'avais Antiope pour épouse, sans espérance de votre royaume ; mais, pour m'en rendre digne, il faut que j'aille où mes devoirs m'appellent, et que ce soit mon père qui vous la demande pour moi. Ne m'avez-vous pas promis de me renvoyer à Ithaque ? N'est-ce pas sur cette promesse que j'ai combattu pour vous contre Adraste avec les alliés ? il est temps que je songe à réparer mes malheurs domestiques. Les dieux, qui m'ont donné à Mentor, ont aussi donné Mentor au fils d'Ulysse pour lui faire remplir ses destinées. Voulez-vous que je perde Mentor, après avoir perdu tout le reste ? Je n'ai plus ni biens, ni retraite, ni père, ni mère, ni patrie assurée ; il ne me reste qu'un nomme sage et vertueux, qui est le plus précieux don de Jupiter : jugez vous-même si je puis y renoncer, et consentir qu'il m'abandonne. Non, je mourrais plutôt. Arrachez-moi la vie ; la vie n'est rien : mais ne m'arrachez pas Mentor.

A mesure que Télémaque parlait, sa voix devenait plus forte, et sa timidité disparaissait. Idoménée ne savait que répondre, et ne pouvait demeurer d'accord de ce que le fils d'Ulysse lui disait. Lorsqu'il ne pouvait plus parler, du moins il tâchait, par ses regards et par ses gestes, de faire pitié. Dans ce moment, il vit paraître Mentor, qui lui dit ces graves paroles:

Ne vous affligez point : nous vous quittons ; mais la sagesse qui préside aux conseils des dieux demeurera sur vous : croyez seulement que vous êtes trop heureux que Jupiter nous ait envoyés ici pour sauver votre royaume, et pour vous ramener de vos égarements. Philoclès, que nous vous avons rendu, vous servira fidèlement : la crainte des dieux, le goût de la vertu, l'amour des peuples, la compassion pour les misérables, seront toujours dans son cœur. Écoutez-le, servez-vous de lui avec confiance et sans jalousie. Le plus grand service que vous puissiez en tirer est de l'obliger à vous dire tous vos défauts sans adoucissement. Voilà en quoi consiste le plus grand courage d'un bon roi, que de chercher de vrais amis qui lui fassent remarquer ses fautes. Pourvu que vous ayez ce courage, notre absence ne vous nuira point, et vous vivrez heureux : mais si la flatterie, qui se glisse comme un serpent, retrouve un chemin jusqu'à votre cœur, pour vous mettre en défiance contre les conseils désintéressés, vous êtes perdu. Ne vous laissez point abattre mollement à la douleur, mais efforcez-vous de suivre la vertu. J'ai dit à Philoclès tout ce qu'il doit faire pour vous soulager et pour n'abuser jamais de votre confiance ; je puis vous répondre de lui : les dieux vous l'ont donné comme ils m'ont donné à Télémaque. Chacun doit suivre courageusement sa destinée ; il est inutile de s'affliger. Si jamais vous aviez besoin de mon secours, après que j'aurai rendu Télémaque à son père et à son pays, je reviendrais vous voir. Que pourrais-je faire qui me donnât un plaisir plus sensible ? Je ne cherche ni biens ni autorité sur la terre ; je ne veux qu'aider ceux qui cherchent la justice et la vertu. Pourrais-je oublier jamais la confiance et l'amitié que vous m'avez témoignées?

A ces mots, Idoménée fut tout à coup changé ; il sentit son cœur apaisé, comme Neptune de son trident apaise les flots en courroux et les plus noires tempêtes : il restait seulement en lui une douleur douce et paisible ; c'était plutôt une tristesse et un sentiment tendre qu'une vive douleur. Le courage, la confiance, la vertu, l'espérance du secours des dieux, commencèrent à renaître au dedans de lui.

Eh bien ! dit-il, mon cher Mentor, il faut donc tout perdre, et ne se point décourager ! Du moins souvenez-vous d'Idoménée quand vous serez arrivés à Ithaque, où votre sagesse vous comblera de prospérités. N'oubliez pas que Salente fut votre ouvrage, et que vous y avez laissé un roi malheureux qui n'espère qu'en vous. Allez, digne fils d'Ulysse, je ne vous retiens plus ; je n'ai garde de résister aux dieux, qui m'avaient prêté un si grand trésor. Allez aussi, Mentor, le plus grand et le plus sage de tous les hommes (si toutefois l'humanité peut faire ce que j'ai vu en vous, et si vous n'êtes point une divinité sous une forme empruntée pour instruire les hommes faibles et ignorants), allez conduire le fils d'Ulysse, plus heureux de vous avoir que d'être le vainqueur d'Adraste. Allez tous deux : je n'ose plus parler, pardonnez mes soupirs. Allez, vivez, soyez heureux ensemble ; il ne me reste plus rien au monde, que le souvenir de vous avoir possédés ici. O beaux jours ! trop heureux jours ! jours dont je n'ai pas assez connu le prix! jours trop rapidement écoulés ! vous ne reviendrez jamais ! jamais mes yeux ne reverront ce qu'ils voient!

Mentor prit ce moment pour le départ ; il embrassa Philoclès, qui l'arrosa de ses larmes sans pouvoir parler. Télémaque voulut prendre Mentor par la main pour le tirer de celle d'Idoménée ; mais Idoménée, prenant le chemin du port, se mit entre Mentor et Télémaque : il les regardait ; il gémissait ; il commençait des paroles entrecoupées, et n'en pouvait achever aucune.

Cependant on entend des cris confus sur le rivage couvert de matelots: on tend les cordages ; le vent favorable se lève. Télémaque et Mentor, les larmes aux yeux, prennent congé du roi, qui les tient longtemps serrés entre ses bras, et qui les suit des yeux aussi loin qu'il le peut*.


LIVRE DIX-HUITIÈME.


SOMMAIRE.

Pendant la navigation, Télémaque discourt avec Mentor sur les principes d'un sage gouvernement et, en particulier, sur les moyens de connaître les hommes, sur le meilleur emploi à faire de leurs talents, afin d'en retirer le plus de profit possible et pour l'État et pour eux-mêmes.—Le calme de la mer les force de relâcher dans une île où Ulysse venait d'aborder.—Télémaque le rencontre et lui parle sans le reconnaître.—Après l'avoir vu s'embarquer, il ressent un trouble dont il ne peut se rendre compte.—Mentor lui apprend alors que c'est à Ulysse lui-même qu'il a parlé ; il le console et l'assure qu'il rejoindra bientôt son père ; puis il éprouve encore sa patience en retardant son départ pour faire un sacrifice à Minerve.—Enfin, la déesse elle-même, cachée sous la figure de Mentor, reprend sa forme divine et se fait connaître.—Elle donne à Télémaque ses dernières instructions et disparaît.—Télémaque se hâte alors de partir et arrive à Ithaque, où il retrouve son père chez le fidèle Eumée.

Déjà les voiles s'enflent, on lève les ancres ; la terre semble s'enfuir. Le pilote expérimenté aperçoit de loin la montagne de Leucate[62], dont la tête se cache dans un tourbillon de frimas glacés, et les monts Acrocérauniens[63], qui montrent encore un front orgueilleux au ciel, après avoir été si souvent écrasés par la foudre.

Pendant cette navigation, Télémaque disait à Mentor : Je crois maintenant concevoir les maximes de gouvernement que vous m'avez expliquées. D'abord elles me paraissent comme un songe ; mais peu à peu elles se démêlent dans mon esprit, et s'y présentent clairement : comme tous les objets paraissent sombres et en confusion, le matin, aux premières lueurs de l'aurore ; mais ensuite ils semblent sortir comme d'un chaos, quand la lumière, qui croît insensiblement, leur rend, pour ainsi dire, leurs figures et leurs couleurs naturelles. Je suis très-persuadé que le point essentiel du gouvernement est de bien discerner les différents caractères d'esprits, pour les choisir et pour les appliquer selon leurs talents : mais il me reste à savoir comment on peut se connaître en hommes.

Alors Mentor lui répondit : Il faut étudier les hommes pour les connaître ; et pour les connaître, il en faut voir souvent, et traiter avec eux. Les rois doivent converser avec leurs sujets, les faire parler, les consulter, les éprouver par de petits emplois dont ils leur fassent rendre compte, pour voir s'ils sont capables de plus hautes fonctions. Comment est-ce, mon cher Télémaque, que vous avez appris, à Ithaque, à vous connaître en chevaux ? c'est à force d'en voir et de remarquer leurs défauts et leurs perfections avec des gens expérimentés. Tout de même, parlez souvent des bonnes et des mauvaises qualités des hommes, avec d'autres hommes sages et vertueux, qui aient longtemps étudié leurs caractères ; vous apprendrez insensiblement comment ils sont faits, et ce qu'il est permis d'en attendre. Qu'est-ce qui vous a appris à connaître les bons et les mauvais poëtes ? c'est la fréquente lecture, et la réflexion avec des gens qui avaient le goût de la poésie. Qu'est-ce qui vous a acquis du discernement sur la musique? c'est la même application à observer les divers musiciens. Comment peut-on espérer de bien gouverner les hommes, si on ne les connaît pas? et comment les connaîtra-t-on, si on ne vit jamais avec eux ? Ce n'est pas vivre avec eux que de les voir tous en public, où l'on ne dit de part et d'autre que des choses indifférentes et préparées avec art : il est question de les voir en particulier, de tirer du fond de leurs cœurs toutes les ressources secrètes qui y sont, de les tâter de tous côtés, de les sonder pour découvrir leurs maximes. Mais, pour bien juger les hommes, il faut commencer par savoir ce qu'ils doivent être ; il faut savoir ce que c'est que le vrai et solide mérite, pour discerner ceux qui en ont d'avec ceux qui n'en ont pas.

On ne cesse de parler de vertu et de mérite, sans savoir ce que c'est précisément que le mérite et la vertu. Ce ne sont que de beaux noms, que des termes vagues, pour la plupart des hommes, qui se font honneur d'en parler à toute heure. Il faut avoir des principes certains de justice, de raison, de vertu, pour connaître ceux qui sont raisonnables et vertueux. Il faut savoir les maximes d'un bon et sage gouvernement, pour connaître les hommes qui ont ces maximes, et ceux qui s'en éloignent par une fausse subtilité. En un mot, pour mesurer plusieurs corps, il faut avoir une mesure fixe ; pour juger, il faut tout de même avoir des principes constants auxquels tous nos jugements se réduisent. Il faut savoir précisément quel est le but de la vie humaine, et quelle fin on doit se proposer en gouvernant les hommes. Ce but unique et essentiel est de ne vouloir jamais l'autorité et la grandeur pour soi ; car cette recherche ambitieuse n'irait qu'à satisfaire un orgueil tyrannique : mais on doit se sacrifier, dans les peines infinies du gouvernement, pour rendre les hommes bons et heureux. Autrement on marche à tâtons et au hasard pendant toute la vie : on va comme un navire en pleine mer, qui n'a point de pilote, qui ne consulte point les astres, et à qui toutes les côtes voisines sont inconnues ; il ne peut faire que naufrage.

Souvent les princes, faute de savoir en quoi consiste la vraie vertu, ne savent point ce qu'ils doivent chercher dans les hommes. La vraie vertu a pour eux quelque chose d'âpre ; elle leur paraît trop austère et indépendante ; elle les effraye et les aigrit : ils se tournent vers la flatterie. Dès lors ils ne peuvent plus trouver ni de sincérité ni de vertu ; dès lors ils courent après un vain fantôme de fausse gloire, qui les rend indignes de la véritable. Ils s'accoutument bientôt à croire qu'il n'y a point de vraie vertu sur la terre ; car les bons connaissent bien les méchants, mais les méchants ne connaissent point les bons, et ne peuvent pas croire qu'il y en ait. De tels princes ne savent que se défier de tout le monde également : ils se cachent, ils se renferment, ils sont jaloux sur les moindres choses, ils craignent les hommes, et se font craindre d'eux, ils fuient la lumière, ils n'osent paraître dans leur naturel. Quoiqu'ils ne veuillent point être connus, ils ne laissent pas de l'être, car la curiosité maligne de leurs sujets pénètre et devine tout. Mais ils ne connaissent personne : les gens intéressés qui les obsèdent sont ravis de les voir inaccessibles. Un roi inaccessible aux hommes l'est aussi à la vérité : on noircit par d'infâmes rapports, et on écarte de lui, tout ce qui pourrait lui ouvrir les yeux. Ces sortes de rois passent leur vie dans une grandeur sauvage et farouche; ou, craignant sans cesse d'être trompés, ils le sont toujours inévitablement, et méritent de l'être. Dès qu'on ne parle qu'à un petit nombre de gens, on s'engage à recevoir toutes leurs passions et tous leurs préjugés : les bons mêmes ont leurs défauts et leurs préventions. De plus, on est à la merci des rapporteurs, nation basse et maligne, qui se nourrit de venin, qui empoisonne les choses innocentes, qui grossit les petites, qui invente le mal plutôt que de cesser de nuire ; qui se joue, pour son intérêt, de la défiance et de l'indigne curiosité d'un prince faible et ombrageux.

Connaissez donc, ô mon cher Télémaque ! connaissez les hommes; examinez-les, faites-les parler les uns sur les autres ; éprouvez-les peu à peu, ne vous livrez à aucun. Profitez de vos expériences, lorsque vous aurez été trompé dans vos jugements : car vous serez trompé quelquefois; et les méchants sont trop profonds pour ne surprendre pas les bons par leurs déguisements. Apprenez par là à ne juger promptement de personne ni en bien ni en mal ; l'un et l'autre sont très-dangereux : ainsi vos erreurs passées vous instruiront très-utilement. Quand vous aurez trouvé des talents et de la vertu dans un homme, servez-vous-en avec confiance: car les honnêtes gens veulent qu'on sente leur droiture ; ils aiment mieux de l'estime et de la confiance que des trésors. Mais ne les gâtez pas en leur donnant un pouvoir sans bornes ; tel eût été toujours vertueux, qui ne l'est plus, parce que son maître lui a donné trop d'autorité et trop de richesses. Quiconque est assez aimé des dieux pour trouver dans tout un royaume deux ou trois vrais amis, d'une sagesse et d'une bonté constante, trouve bientôt par eux d'autres personnes qui leur ressemblent, pour remplir les places inférieures. Par les bons auxquels on se confie, on apprend ce qu'on ne peut pas discerner par soi-même sur les autres sujets.

Mais faut-il, disait Télémaque, se servir des méchants quand ils sont habiles, comme je l'ai ouï dire souvent ? On est souvent, répondait Mentor, dans la nécessité de s'en servir. Dans une maison agitée et en désordre, on trouve souvent des gens injustes et artificieux qui sont déjà en autorité ; ils ont des emplois importants qu'on ne peut leur ôter ; ils ont acquis la confiance de certaines personnes puissantes qu'on a besoin de ménager : il faut les ménager eux-mêmes, ces hommes scélérats, parce qu'on les craint, et qu'ils peuvent tout bouleverser. Il faut bien s'en servir pour un temps, mais il faut aussi avoir en vue de les rendre peu à peu inutiles. Pour la vraie et intime confiance, gardez-vous bien de la leur donner jamais ; car ils peuvent en abuser, et vous tenir ensuite malgré vous par votre secret ; chaîne plus difficile à rompre que toutes les chaînes de fer. Servez-vous d'eux pour des négociations passagères ; traitez-les bien ; engagez-les par leurs passions mêmes à vous être fidèles ; car vous ne les tiendrez que par là : mais ne les mettez point dans vos délibérations les plus secrètes. Ayez toujours un ressort prêt pour les remuer à votre gré ; mais ne leur donnez jamais la clef de votre cœur ni de vos affaires. Quand votre État devient paisible, réglé, conduit par des hommes sages et droits dont vous êtes sûr, peu à peu les méchants, dont vous étiez contraint de vous servir, deviennent inutiles. Alors il ne faut pas cesser de les bien traiter ; car il n'est jamais permis d'être ingrat, même pour les méchants : mais, en les traitant bien, il faut tâcher de les rendre bons; il est nécessaire de tolérer en eux certains défauts qu'on pardonne à l'humanité : il faut néanmoins peu à peu relever l'autorité, et réprimer les maux qu'ils feraient ouvertement, si on les laissait faire. Après tout, c'est un mal que le bien se fasse par les méchants, et, quoique ce mal soit souvent inévitable, il faut tendre néanmoins peu à peu à le faire cesser. Un prince sage, qui ne veut que le bon ordre et la justice, parviendra, avec le temps, à se passer des hommes corrompus et trompeurs ; il en trouvera assez de bons qui auront une habileté suffisante.

Mais ce n'est pas assez de trouver de bons sujets dans une nation, il est nécessaire d'en former de nouveaux. Ce doit être, répondit Télémaque, un grand embarras. Point du tout, reprit Mentor: l'application que vous avez à chercher les hommes habiles et vertueux, pour les élever, excite et anime tous ceux qui ont du talent et du courage ; chacun fait des efforts. Combien y a-t-il d'hommes qui languissent dans une oisiveté obscure, et qui deviendraient de grands hommes, si l'émulation et l'espérance du succès les animaient au travail ! Combien y a-t-il d'hommes que la misère et l'impuissance de s'élever par la vertu tentent de s'élever par le crime ! Si donc vous attachez les récompenses et les honneurs au génie et à la vertu, combien de sujets se formeront d'eux-mêmes ! Mais combien en formerez-vous en les faisant monter de degré en degré, depuis les derniers emplois jusques aux premiers ! Vous exercerez les talents ; vous éprouverez l'étendue de l'esprit et la sincérité de la vertu. Les hommes qui parviendront aux plus hautes places auront été nourris sous vos yeux dans les inférieures. Vous les aurez suivis toute leur vie, de degré en degré; vous jugerez d'eux ; non par leurs paroles, mais par toute la suite de leurs actions.

Pendant que Mentor raisonnait ainsi avec Télémaque, ils aperçurent un vaisseau phéacien qui avait relâché dans une petite île déserte et sauvage bordée de rochers affreux. En même temps les vents se turent; les plus doux zéphyrs même semblèrent retenir leurs haleines ; toute la mer devint unie comme une glace ; les voiles abattues ne pouvaient plus animer le vaisseau ; l'effort des rameurs, déjà fatigués, était inutile: il fallut aborder en cette île, qui était plutôt un écueil qu'une terre propre à être habitée par des hommes. En un autre temps moins calme, on n'aurait pu y aborder sans un grand péril.

Les Phéaciens, qui attendaient le vent, ne paraissaient pas moins impatients que les Salentins de continuer leur navigation. Télémaque s'avance vers eux sur ces rivages escarpés. Aussitôt il demande au premier homme qu'il rencontre s'il n'a point vu Ulysse, roi d'Ithaque, dans la maison du roi Alcinoüs.

Celui auquel il s'était adressé par hasard n'était pas Phéacien : c'était un étranger inconnu, qui avait un air majestueux, mais triste et abattu; il paraissait rêveur et à peine écouta-t-il d'abord la question de Télémaque, mais enfin il lui répondit : Ulysse, vous ne vous trompez pas, a été reçu chez le roi Alcinoüs, comme en un lieu où l'on craint Jupiter, et où l'on exerce l'hospitalité ; mais il n'y est plus, et vous l'y chercheriez inutilement ; il est parti pour revoir Ithaque, si les dieux apaisés souffrent enfin qu'il puisse jamais saluer ses dieux pénates.

A peine cet étranger eut prononcé tristement ces paroles, qu'il se jeta dans un petit bois épais sur le haut d'un rocher, d'où il regardait tristement la mer, fuyant les hommes qu'il voyait, et paraissant affligé de ne pouvoir partir*. Télémaque le regardait fixement ; plus il le regardait, plus il était ému et étonné. Cet inconnu, disait-il à Mentor, m'a répondu comme un homme qui écoute à peine ce qu'on lui dit, et qui est plein d'amertume. Je plains les malheureux depuis que je le suis ; et je sens que mon cœur s'intéresse pour cet homme, sans savoir pourquoi. Il m'a assez mal reçu ; à peine a-t-il daigné m'écouter et me répondre: je ne puis cesser néanmoins de souhaiter la fin de ses maux.

Mentor, souriant, répondit : Voilà à quoi servent les malheurs de la vie; ils rendent les princes modérés et sensibles aux peines des autres. Quand ils n'ont jamais goûté que le doux poison des prospérités, ils se croient des dieux ; ils veulent que les montagnes s'aplanissent pour les contenter ; ils comptent pour rien les hommes ; ils veulent se jouer de la nature entière. Quand ils entendent parler de souffrance, ils ne savent ce que c'est ; c'est un songe pour eux ; ils n'ont jamais vu la distance du bien et du mal. L'infortune seule peut leur donner de l'humanité, et changer leur cœur de rocher en un cœur humain : alors ils sentent qu'ils sont hommes, et qu'ils doivent ménager les autres hommes qui leur ressemblent. Si un inconnu vous fait tant de pitié, parce qu'il est, comme vous, errant sur ce rivage, combien devrez-vous avoir plus de compassion pour le peuple d'Ithaque, lorsque vous le verrez un jour souffrir, ce peuple que les dieux vous auront confié comme on confie un troupeau à un berger ; et que ce peuple sera peut-être malheureux par votre ambition, ou par votre faste, ou par votre imprudence ! car les peuples ne souffrent que par les fautes des rois, qui devraient veiller pour les empêcher de souffrir.

Pendant que Mentor parlait ainsi, Télémaque était plongé dans la tristesse et dans le chagrin. Il lui répondit enfin avec un peu d'émotion : Si toutes ces choses sont vraies, l'état d'un roi est bien malheureux. Il est l'esclave de tous ceux auxquels il paraît commander: il est fait pour eux ; il se doit tout entier à eux ; il est chargé de tous leurs besoins ; il est l'homme de tout le peuple, et de chacun en particulier. Il faut qu'il s'accommode à leurs faiblesses, qu'il les corrige en père, qu'il les rende sages et heureux. L'autorité qu'il paraît avoir n'est point la sienne ; il ne peut rien faire ni pour sa gloire ni pour son plaisir : son autorité est celle des lois ; il faut qu'il leur obéisse pour en donner l'exemple à ses sujets. A proprement parler, il n'est que le défenseur des lois pour les faire régner ; il faut qu'il veille et qu'il travaille pour les maintenir : il est l'homme le moins libre et le moins tranquille de son royaume ; c'est un esclave qui sacrifie son repos et sa liberté pour la liberté et la félicité publiques.

Il est vrai, répondait Mentor, que le roi n'est roi que pour avoir soin de son peuple, comme un berger de son troupeau, ou comme un père de sa famille ; mais trouvez-vous, mon cher Télémaque, qu'il soit malheureux d'avoir du bien à faire à tant de gens ? Il corrige les méchants par des punitions ; il encourage les bons par des récompenses ; il représente les dieux en conduisant ainsi à la vertu tout le genre humain. N'a-t-il pas assez de gloire à faire garder les lois ? Celle de se mettre au-dessus des lois est une gloire fausse qui ne mérite que de l'horreur et du mépris. S'il est méchant, il ne peut être que malheureux, car il ne saurait trouver aucune paix dans ses passions et dans sa vanité : s'il est bon, il doit goûter le plus pur et le plus solide de tous les plaisirs à travailler pour la vertu, et à attendre des dieux une éternelle récompense.

Télémaque, agité au dedans par une peine secrète, semblait n'avoir jamais compris ces maximes, quoiqu'il en fût rempli, et qu'il les eût lui-même enseignées aux autres. Une humeur noire lui donnait, contre ses véritables sentiments, un esprit de contradiction et de subtilité pour rejeter les vérités que Mentor lui expliquait. Télémaque opposait à ces raisons l'ingratitude des hommes. Quoi ! disait-il, prendre tant de peine pour se faire aimer des hommes qui ne vous aimeront peut-être jamais, et pour faire du bien à des méchants qui se serviront de vos bienfaits pour vous nuire!

Mentor lui répondait patiemment : Il faut compter sur l'ingratitude des hommes, et ne laisser pas de leur faire du bien ; il faut les servir moins pour l'amour d'eux que pour l'amour des dieux, qui l'ordonnent. Le bien qu'on fait n'est jamais perdu : si les hommes l'oublient, les dieux s'en souviennent et le récompensent*. De plus, si la multitude est ingrate, il y a toujours des hommes vertueux qui sont touchés de votre vertu. La multitude même, quoique changeante et capricieuse, ne laisse pas de faire tôt ou tard une espèce de justice à la véritable vertu.

Mais voulez-vous empêcher l'ingratitude des hommes ? ne travaillez point uniquement à les rendre puissants, riches, redoutables par les armes, heureux par les plaisirs : cette gloire, cette abondance et ces délices les corrompront ; ils n'en seront que plus méchants, et par conséquent plus ingrats : c'est leur faire un présent funeste ; c'est leur offrir un poison délicieux. Mais appliquez-vous à redresser leurs mœurs, à leur inspirer la justice, la sincérité, la crainte des dieux, l'humanité, la fidélité, la modération, le désintéressement : en les rendant bons, vous les empêcherez d'être ingrats ; vous leur donnerez le véritable bien, qui est la vertu ; et la vertu, si elle est solide, les attachera toujours à celui qui la leur aura inspirée. Ainsi, en leur donnant les véritables biens, vous vous ferez du bien à vous-même, et vous n'aurez pas à craindre leur ingratitude. Faut-il s'étonner que les hommes soient ingrats pour des princes qui ne les ont jamais exercés qu'à l'injustice, qu'à l'ambition sans bornes, qu'à la jalousie contre leurs voisins, qu'à l'inhumanité, qu'à la hauteur, qu'à la mauvaise foi ? Le prince ne doit attendre d'eux que ce qu'il leur a appris à faire. Si au contraire il travaillait, par ses exemples et par son autorité, à les rendre bons, il trouverait le fruit de son travail dans leur vertu, ou du moins il trouverait dans la sienne et dans l'amitié des dieux de quoi se consoler de tous les mécomptes.

A peine ce discours fut-il achevé, que Télémaque s'avança avec empressement vers les Phéaciens du vaisseau qui était arrêté sur le rivage. Il s'adressa à un vieillard d'entre eux, pour lui demander d'où ils venaient, où ils allaient, et s'ils n'avaient point vu Ulysse. Le vieillard répondit : Nous venons de notre île, qui est celle des Phéaciens ; nous allons chercher des marchandises vers l'Épire. Ulysse, comme on vous l'a déjà dit a passé dans notre patrie ; mais il en est parti. Quel est, ajouta aussitôt Télémaque, cet homme si triste qui cherche les lieux les plus déserts en attendant que votre vaisseau parte ? C'est, répondit le vieillard, un étranger qui nous est inconnu: mais on dit qu'il se nomme Cléomènes ; qu'il est né en Phrygie ; qu'un oracle avait prédit à sa mère, avant sa naissance, qu'il serait roi, pourvu qu'il ne demeurât point dans sa patrie, et que, s'il y demeurait, la colère des dieux se ferait sentir aux Phrygiens par une cruelle peste. Dès qu'il fut né, ses parents le donnèrent à des matelots, qui le portèrent dans l'île de Lesbos. Il y fut nourri en secret aux dépens de sa patrie, qui avait un si grand intérêt de le tenir éloigné. Bientôt il devint grand, robuste, agréable, et adroit à tous les exercices du corps ; il s'appliqua même, avec beaucoup de goût et de génie, aux sciences et aux beaux-arts. Mais on ne put le souffrir dans aucun pays: la prédiction faite sur lui devint célèbre ; on le reconnut bientôt partout où il alla ; partout les rois craignaient qu'il ne leur enlevât leurs diadèmes. Ainsi il est errant depuis sa jeunesse, et il ne peut trouver aucun lieu du monde où il lui soit libre de s'arrêter. Il a souvent passé chez des peuples fort éloignés du sien, mais à peine est-il arrivé dans une ville, qu'on y découvre sa naissance, et l'oracle qui le regarde. Il a beau se cacher, et choisir en chaque lieu quelque genre de vie obscure ; ses talents éclatent, dit-on, toujours malgré lui, et pour la guerre, et pour les lettres, et pour les affaires les plus importantes : il se présente toujours en chaque pays quelque occasion imprévue qui l'entraîne, et qui le fait connaître au public.

C'est son mérite qui fait son malheur ; il le fait craindre et l'exclut de tous les pays où il veut habiter. Sa destinée est d'être estimé, aimé, admiré partout, mais rejeté de toutes les terres connues. Il n'est plus jeune, et cependant il n'a pu encore trouver aucune côte, ni de l'Asie, ni de la Grèce, où l'on ait voulu le laisser vivre en quelque repos. Il parait sans ambition, et il ne cherche aucune fortune ; il se trouverait trop heureux que l'oracle ne lui eût jamais promis la royauté. Il ne lui reste aucune espérance de revoir jamais sa patrie; car il sait qu'il ne pourrait porter que le deuil et les larmes dans toutes les familles. La royauté même, pour laquelle il souffre, ne lui paraît point désirable ; il court malgré lui après elle, par une triste fatalité, de royaume en royaume ; et elle semble fuir devant lui, pour se jouer de ce malheureux jusqu'à sa vieillesse. Funeste présent des dieux, qui trouble tous ses plus beaux jours, et qui ne lui causera que des peines dans l'âge où l'homme infirme n'a plus besoin que de repos ! Il s'en va, dit-il, chercher vers la Thrace quelque peuple sauvage et sans lois, qu'il puisse assembler, policer et gouverner pendant quelques années ; après quoi, l'oracle étant accompli, on n'aura plus rien à craindre de lui dans les royaumes les plus florissants : il compte de se retirer alors en liberté dans un village de Carie, où il s'adonnera à l'agriculture, qu'il aime passionnément. C'est un homme sage et modéré, qui craint les dieux, qui connaît bien les hommes, et qui sait vivre en paix avec eux, sans les estimer. Voilà ce qu'on raconte de cet étranger dont vous me demandez des nouvelles.

Pendant cette conversation, Télémaque retournait souvent ses yeux vers la mer, qui commençait à être agitée. Le vent soulevait les flots qui venaient battre les rochers, les blanchissant de leur écume. Dans ce moment le vieillard dit à Télémaque : Il faut que je parte ; mes compagnons ne peuvent m'attendre. En disant ces mots, il court au rivage : on s'embarque ; on n'entend que cris confus sur ce rivage, par l'ardeur des mariniers impatients de partir.

Cet inconnu, qu'on nommait Cléomènes, avait erré quelque temps dans le milieu de l'île, montant sur le sommet de tous les rochers, et considérant de là les espaces immenses des mers avec une tristesse profonde. Télémaque ne l'avait point perdu de vue, et il ne cessait d'observer ses pas. Son cœur était attendri pour un homme vertueux, errant, malheureux, destiné aux plus grandes choses, et servant de jouet aune rigoureuse fortune, loin de sa patrie. Au moins, disait-il, en lui-même, peut-être reverrai-je Ithaque ; mais ce Cléomènes ne peut jamais revoir la Phrygie. L'exemple d'un homme encore plus malheureux que lui adoucissait la peine de Télémaque. Enfin cet homme, voyant son vaisseau prêt, était descendu de ces rochers escarpés avec autant de vitesse et d'agilité, qu'Apollon dans les forêts de Lycie, ayant noué ses cheveux blonds, passe au travers des précipices pour aller percer de ses flèches les cerfs et les sangliers. Déjà cet inconnu est dans le vaisseau, qui fend l'onde amère, et qui s'éloigne de la terre. Alors une impression secrète de douleur saisit le cœur de Télémaque ; il s'afflige sans savoir pourquoi ; les larmes coulent de ses yeux, et rien ne lui est si doux que de pleurer.

En même temps, il aperçoit sur le rivage tous les mariniers de Salente, couchés sur l'herbe et profondément endormis. Ils étaient las et abattus : le doux sommeil s'était insinué dans leurs membres, et tous les humides pavots de la nuit avaient été répandus sur eux en plein jour par la puissance de Minerve. Télémaque est étonné de voir cet assoupissement universel des Salentins, pendant que les Phéaciens avaient été si attentifs et si diligents pour profiter du vent favorable. Mais il est encore plus occupé à regarder le vaisseau phénicien prêt à disparaître au milieu des flots, qu'à marcher vers les Salentins pour les éveiller; un étonnement et un trouble secret tiennent ses yeux attachés vers ce vaisseau déjà parti, dont il ne voit plus que les voiles qui blanchissent un peu dans l'onde azurée. Il n'écoute pas même Mentor qui lui parle ; et il est tout hors de lui-même, dans un transport semblable à celui des Ménades, lorsqu'elles tiennent le thyrse en main, et qu'elles font retentir de leurs cris insensés les rives de l'Hèbre, avec les monts Rhodope et Ismare.

Enfin, il revient un peu de cette espèce d'enchantement ; et les larmes recommencent à couler de ses yeux. Alors Mentor lui dit : Je ne m'étonne point, mon cher Télémaque, de vous voir pleurer ; la cause de votre douleur, qui vous est inconnue, ne l'est pas à Mentor : c'est la nature qui parle et qui se fait sentir ; c'est elle qui attendrit votre cœur. L'inconnu qui vous a donné une si vive émotion est le grand Ulysse : ce qu'un vieillard phéacien vous a raconté de lui, sous le nom de Cléomènes, n'est qu'une fiction faite pour cacher plus sûrement le retour de votre père dans son royaume. Il s'en va tout droit à Ithaque; déjà il est bien près du port, et il revoit enfin ces lieux si longtemps désirés. Vos yeux l'ont vu, comme on vous l'avait prédit autrefois, mais sans le connaître : bientôt vous le verrez, et vous le connaîtrez, et il vous connaîtra : mais maintenant les dieux ne pouvaient permettre votre reconnaissance hors d'Ithaque. Son cœur n'a pas été moins ému que le vôtre ; il est trop sage pour se découvrir à un mortel dans un lieu où il pourrait être exposé à des trahisons et aux insultes des cruels amants de Pénélope. Ulysse, votre père, est le plus sage de tous les hommes; son cœur est comme un puits profond ; on ne saurait y puiser son secret. Il aime la vérité, et ne dit jamais rien qui la blesse : mais il ne la dit que pour le besoin ; et la sagesse, comme un sceau, tient toujours ses lèvres fermées à toute parole inutile. Combien a-t-il été ému en vous parlant ! combien s'est-il fait de violence pour ne se point découvrir ! que n'a-t-il pas souffert en vous voyant ! Voilà ce qui le rendait triste et abattu.

Pendant ce discours, Télémaque, attendri et troublé, ne pouvait retenir un torrent de larmes ; les sanglots l'empêchèrent même longtemps de répondre ; enfin il s'écria : Hélas ! mon cher Mentor, je sentais bien dans cet inconnu je ne sais quoi qui m'attirait à lui et qui remuait toutes mes entrailles. Mais pourquoi ne m'avez-vous pas dit, avant son départ, que c'était Ulysse, puisque vous le connaissiez ? Pourquoi l'avez-vous laissé partir sans lui parler, et sans faire semblant de le connaître? Quel est donc ce mystère ? Serai-je toujours malheureux ? Les dieux irrités me veulent-ils tenir comme Tantale altéré, qu'une onde trompeuse amuse, s'enfuyant de ses lèvres*! Ulysse, Ulysse, m'avez-vous échappé pour jamais ? Peut-être ne le verrai-je plus ! Peut-être que les amants de Pénélope le feront tomber dans les embûches qu'ils me préparaient ! Au moins, si je le suivais, je mourrais avec lui ! O Ulysse, ô Ulysse ! si la tempête ne vous rejette point encore contre quelque écueil (car j'ai tout à craindre de la fortune ennemie), je tremble de peur que vous n'arriviez à Ithaque avec un sort aussi funeste qu'Agamemnon à Mycènes. Mais pourquoi, cher Mentor, m'avez-vous envié mon bonheur ? Maintenant je l'embrasserais ; je serais déjà avec lui dans le port d'Ithaque ; nous combattrions pour vaincre tous nos ennemis.

Mentor lui répondit en souriant : Voyez, mon cher Télémaque, comment les hommes sont faits : vous voilà tout désolé, parce que vous avez vu votre père sans le reconnaître. Que n'eussiez-vous pas donné hier pour être assuré qu'il n'était pas mort ? Aujourd'hui, vous en êtes assuré par vos propres yeux ; et cette assurance, qui devrait vous combler de joie, vous laisse dans l'amertume ! Ainsi le cœur malade des mortels compte toujours pour rien ce qu'il a le plus désiré, dès qu'il le possède, et est ingénieux pour se tourmenter sur ce qu'il ne possède pas encore. C'est pour exercer votre patience que les dieux vous tiennent ainsi en suspens. Vous regardez ce temps comme perdu ; sachez que c'est le plus utile de votre vie, car ces peines servent à vous exercer dans la plus nécessaire de toutes les vertus pour ceux qui doivent commander. Il faut être patient pour devenir maître de soi et des autres hommes: l'impatience, qui paraît une force et une vigueur de l'âme, n'est qu'une faiblesse et une impuissance de souffrir la peine. Celui qui ne sait pas attendre et souffrir est comme celui qui ne sait pas se taire sur un secret ; l'un et l'autre manquent de fermeté pour se retenir : comme un homme qui court dans un chariot, et qui n'a pas la main assez ferme pour arrêter, quand il le faut, ses coursiers fougueux ; ils n'obéissent plus au frein, ils se précipitent ; et l'homme faible, auquel ils échappent, est brisé dans sa chute. Ainsi l'homme impatient est entraîné, par ses désirs indomptés et farouches, dans un abîme de malheurs : plus sa puissance est grande, plus son impatience lui est funeste ; il n'attend rien, il ne se donne le temps de rien mesurer ; il force toutes choses pour se contenter ; il rompt les branches pour cueillir le fruit avant qu'il soit mûr ; il brise les portes, plutôt que d'attendre qu'on les lui ouvre ; il veut moissonner quand le sage laboureur sème : tout ce qu'il fait à la hâte et à contre-temps est mal fait, et ne peut avoir de durée, non plus que ses désirs volages. Tels sont les projets insensés d'un homme qui croit pouvoir tout, et qui se livre à ses désirs impatients pour abuser de sa puissance. C'est pour vous apprendre à être patient, mon cher Télémaque, que les dieux exercent tant votre patience, et semblent se jouer de vous dans la vie errante où ils vous tiennent toujours incertain. Les biens que vous espérez se montrent à vous et s'enfuient comme un songe léger que le réveil fait disparaître, pour vous apprendre que les choses mêmes qu'on croit tenir dans ses mains échappent dans l'instant. Les plus sages leçons d'Ulysse ne vous seront pas aussi utiles que sa longue absence, et que les peines que vous souffrez en le cherchant.

Ensuite Mentor voulut mettre la patience de Télémaque à une dernière épreuve encore plus forte. Dans le moment où le jeune homme allait avec ardeur presser les matelots pour hâter le départ, Mentor l'arrêta tout à coup, et l'engagea à faire sur le rivage un grand sacrifice à Minerve. Télémaque fait avec docilité ce que Mentor veut. On dresse deux autels de gazon. L'encens fume, le sang des victimes coule. Télémaque pousse des soupirs tendres vers le ciel ; il reconnaît la puissante protection de la déesse.

A peine le sacrifice est-il achevé, qu'il suit Mentor dans les routes sombres d'un petit bois voisin. Là, il aperçoit tout à coup que le visage de son ami prend une nouvelle forme : les rides de son front s'effacent comme les ombres disparaissent, quand l'Aurore, de ses doigts de rose, ouvre les portes de l'Orient, et enflamme tout l'horizon ; ses yeux creux et austères se changent en des yeux bleus d'une douceur céleste et pleins d'une flamme divine ; sa barbe grise et négligée disparaît ; des traits nobles et fiers, mêlés de douceur et de grâce, se montrent aux yeux de Télémaque ébloui. Il reconnaît un visage de femme, avec un teint plus uni qu'une fleur tendre : on y voit la blancheur des lis mêlés de roses naissantes : sur ce visage fleurit une éternelle jeunesse, avec une majesté simple et négligée. Une odeur d'ambroisie se répand de ses cheveux flottants*; ses habits éclatent comme les vives couleurs dont le soleil, en se levant, peint les sombres voûtes du ciel et les nuages qu'il vient dorer. Cette divinité ne touche pas du pied à terre ; elle coule légèrement dans l'air comme un oiseau le fend de ses ailes : elle tient de sa puissante main une lance brillante, capable de faire trembler les villes et les nations les plus guerrières ; Mars même en serait effrayé. Sa voix est douce et modérée, mais forte et insinuante ; toutes ses paroles sont des traits de feu qui percent le cœur de Télémaque, et qui lui font ressentir je ne sais quelle douceur délicieuse. Sur son casque paraît l'oiseau triste d'Athènes, et sur sa poitrine brille la redoutable égide. A ces marques, Télémaque reconnaît Minerve.

O déesse, se dit-il, c'est donc vous-même qui avez daigné conduire le fils d'Ulysse pour l'amour de son père ! Il voulait en dire davantage, mais la voix lui manqua ; ses lèvres s'efforçaient en vain d'exprimer les pensées qui sortaient avec impétuosité du fond de son cœur ; la divinité présente l'accablait, et il était comme un homme qui, dans un songe, est oppressé jusqu'à perdre la respiration, et qui, par l'agitation pénible de ses lèvres, ne peut former aucune voix.

Enfin Minerve prononça ces paroles : Fils d'Ulysse, écoutez-moi pour la dernière fois. Je n'ai instruit aucun mortel avec autant de soin que vous ; je vous ai mené par la main au travers des naufrages, des terres inconnues, des guerres sanglantes, et de tous les maux qui peuvent éprouver le cœur de l'homme. Je vous ai montré, par des expériences sensibles, les vraies et les fausses maximes par lesquelles on peut régner. Vos fautes ne vous ont pas été moins utiles que vos malheurs: car quel est l'homme qui peut gouverner sagement, s'il n'a jamais souffert, et s'il n'a jamais profité des souffrances où ses fautes l'ont précipité?

Vous avez rempli, comme votre père, les terres et les mers de vos tristes aventures. Allez, vous êtes maintenant digne de marcher sur ses pas. Il ne vous reste plus qu'un court et facile trajet jusques à Ithaque, où il arrive dans ce moment : combattez avec lui ; obéissez-lui comme le moindre de ses sujets ; donnez-en l'exemple aux autres. Il vous donnera pour épouse Antiope, et vous serez heureux avec elle, pour avoir moins cherché la beauté que la sagesse et la vertu.

Lorsque vous régnerez, mettez toute votre gloire à renouveler l'âge d'or : écoutez tout le monde ; croyez peu de gens ; gardez-vous bien de vous croire trop vous-même : craignez de vous tromper, mais ne craignez jamais de laisser voir aux autres que vous avez été trompé.

Aimez les peuples ; n'oubliez rien pour en être aimé. La crainte est nécessaire quand l'amour manque ; mais il la faut toujours employer à regret, comme les remèdes les plus violents et les plus dangereux.

Considérez toujours de loin toutes les suites de ce que vous voudrez entreprendre ; prévoyez les plus terribles inconvénients, et sachez que le vrai courage consiste à envisager tous les périls, et à les mépriser quand ils deviennent nécessaires. Celui qui ne veut pas les voir n'a pas assez de courage pour en supporter tranquillement la vue : celui qui les voit tous, qui évite tous ceux qu'on peut éviter, et qui tente les autres sans s'émouvoir, est le seul sage et magnanime.

Fuyez la mollesse, le faste, la profusion ; mettez votre gloire dans la simplicité ; que vos vertus et vos bonnes actions soient les ornements de votre personne et de votre palais ; qu'elles soient la garde qui vous environne, et que tout le monde apprenne de vous en quoi consiste le vrai bonheur. N'oubliez jamais que les rois ne règnent point pour leur propre gloire, mais pour le bien des peuples. Les biens qu'ils font s'étendent jusque dans les siècles les plus éloignés : les maux qu'ils font se multiplient de génération en génération, jusqu'à la postérité la plus reculée. Un mauvais règne fait quelquefois la calamité de plusieurs siècles.

Surtout soyez en garde contre votre humeur : c'est un ennemi que vous porterez partout avec vous jusques à la mort ; il entrera dans vos conseils, et vous trahira, si vous l'écoutez. L'humeur fait perdre les occasions les plus importantes ; elle donne des inclinations et des aversions d'enfant, au préjudice des plus grands intérêts ; elle fait décider les plus grandes affaires par les plus petites raisons ; elle obscurcit tous les talents, rabaisse le courage, rend un homme inégal, faible, vil et insupportable. Défiez-vous de cet ennemi.

Craignez les dieux, ô Télémaque ; cette crainte est le plus grand trésor du cœur de l'homme : avec elle vous viendront la sagesse, la justice, la paix, la joie, les plaisirs purs, la vraie liberté, la douce abondance, la gloire sans tache.

Je vous quitte, ô fils d'Ulysse ! mais ma sagesse ne vous quittera point, pourvu que vous sentiez toujours que vous ne pouvez rien sans elle. Il est temps que vous appreniez à marcher tout seul. Je ne me suis séparée de vous, en Phénicie et à Salente, que pour vous accoutumer à être privé de cette douceur, comme on sèvre les enfants lorsqu'il est temps de leur ôter le lait pour leur donner des aliments solides.

A peine la déesse eut achevé ce discours qu'elle s'éleva dans les airs et s'enveloppa d'un nuage d'or et d'azur, où elle disparut. Télémaque, soupirant, étonné et hors de lui-même, se prosterna à terre, levant les mains au ciel ; puis il alla éveiller ses compagnons, se hâta de partir, arriva à Ithaque, et reconnut son père chez le fidèle Eumée.

FIN.


LES AVENTURES

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