Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aristonoüs
LIVRE SIXIÈME.
SOMMAIRE.
Calypso, ravie d'admiration par le récit de Télémaque, conçoit une violente passion pour lui et met tout en œuvre pour faire naître chez lui le même sentiment.—Vénus, pour la seconder, amène dans l'île son fils Cupidon avec ordre de percer de ses flèches le cœur de Télémaque.—Celui-ci éprouve bientôt pour la nymphe Eucharis une folle passion qui excite la colère et la jalousie de Calypso.—Elle jure par le Styx de faire sortir Télémaque de son île, et elle presse Mentor de construire un vaisseau pour le conduire à Ithaque.—Cupidon persuade aux nymphes de brûler le navire.—A la vue des flammes, Télémaque éprouve une certaine joie ; mais le sage Mentor le précipite dans la mer et s'y jette avec lui.—Ils gagnent à la nage un autre navire alors arrêté auprès de l'île de Calypso.
Quand Télémaque eut achevé ce discours, toutes les nymphes, qui avaient été immobiles, les yeux attachés sur lui, se regardèrent les unes les autres. Elles se disaient avec étonnement : Quels sont donc ces deux hommes si chéris des dieux ? a-t-on jamais ouï parler d'aventures si merveilleuses ? Le fils d'Ulysse le surpasse déjà en éloquence, en sagesse et en valeur. Quelle mine ! quelle beauté ! quelle douceur ! quelle modestie ! mais quelle noblesse et quelle grandeur ! Si nous ne savions qu'il est fils d'un mortel, on le prendrait aisément pour Bacchus, pour Mercure, ou même pour le grand Apollon. Mais quel est ce Mentor, qui paraît un homme simple, obscur, et d'une médiocre condition ? Quand on le regarde de près, on trouve en lui je ne sais quoi au-dessus de l'homme.
Calypso écoutait ces discours avec un trouble qu'elle ne pouvait cacher: ses yeux errants allaient sans cesse de Mentor à Télémaque, et de Télémaque à Mentor. Quelquefois elle voulait que Télémaque recommençât cette longue histoire de ses aventures ; puis tout à coup elle s'interrompait elle-même. Enfin, se levant brusquement, elle mena Télémaque seul dans un bois de myrtes, où elle n'oublia rien pour savoir de lui si Mentor n'était point une divinité cachée sous la forme d'un homme. Télémaque ne pouvait le lui dire, car Minerve, en l'accompagnant sous la figure de Mentor, ne s'était point découverte à lui à cause de sa grande jeunesse. Elle ne se fiait pas encore assez à son secret pour lui confier ses desseins. D'ailleurs elle voulait l'éprouver par les plus grands dangers ; et, s'il eût su que Minerve était avec lui, un tel secours l'eût trop soutenu ; il n'aurait eu aucune peine à mépriser les accidents les plus affreux. Il prenait donc Minerve pour Mentor ; et tous les artifices de Calypso furent inutiles pour découvrir ce qu'elle désirait savoir.
Cependant toutes les nymphes, assemblées autour de Mentor, prenaient plaisir à le questionner. L'une lui demandait les circonstances de son voyage d'Éthiopie ; l'autre voulait savoir ce qu'il avait vu à Damas ; une autre lui demandait s'il avait connu autrefois Ulysse avant le siège de Troie. Il répondait à toutes avec douceur ; et ses paroles, quoique simples, étaient pleines de grâces.
Calypso ne les laissa pas longtemps dans cette conversation ; elle revint : et, pendant que ses nymphes se mirent à cueillir des fleurs en chantant pour amuser Télémaque, elle prit à l'écart Mentor pour le faire parler. La douce vapeur du sommeil ne coule pas plus doucement dans les yeux appesantis et dans tous les membres fatigués d'un homme abattu, que les paroles flatteuses de la déesse s'insinuaient pour enchanter le cœur de Mentor ; mais elle sentait toujours je ne sais quoi qui repoussait tous ses efforts, et qui se jouait de ses charmes. Semblable à un rocher escarpé qui cache son front dans les nues, et qui se joue de la rage des vents*, Mentor, immobile dans ses sages desseins, se laissait presser par Calypso Quelquefois même il lui laissait espérer qu'elle l'embarrasserait par ses questions, et qu'elle tirerait la vérité du fond de son cœur. Mais, au moment où elle croyait satisfaire sa curiosité, ses espérances s'évanouissaient : tout ce qu'elle s'imaginait tenir lui échappait tout à coup ; et une réponse courte de Mentor la replongeait dans ses incertitudes. Elle passait ainsi les journées, tantôt flattant Télémaque, tantôt cherchant les moyens de le détacher de Mentor, qu'elle n'espérait plus de faire parler. Elle employait ses plus belles nymphes à faire naître les feux de l'amour dans le cœur du jeune Télémaque ; et une divinité plus puissante qu'elle vint à son secours pour y réussir.
Vénus, toujours pleine de ressentiment du mépris que Mentor et Télémaque avaient témoigné pour le culte qu'on lui rendait dans l'île de Chypre, ne pouvait se consoler de voir que ces deux téméraires mortels eussent échappé aux vents et à la mer dans la tempête excitée par Neptune. Elle en fit des plaintes amères à Jupiter : mais le père des dieux, souriant, sans vouloir lui découvrir que Minerve, sous la figure de Mentor, avait sauvé le fils d'Ulysse, permit à Vénus de chercher les moyens de se venger de ces deux hommes. Elle quitte l'Olympe ; elle oublie les doux parfums qu'on brûle sur ses autels à Paphos, à Cythère et à Idalie ; elle vole dans son char attelé de colombes ; elle appelle son fils ; et, la douleur répandant sur son visage de nouvelles grâces, elle parla ainsi:
Vois-tu, mon fils ? ces deux hommes qui méprisent ta puissance et la mienne ? Qui voudra désormais nous adorer*? Va, perce de tes flèches ces deux cœurs insensibles : descends avec moi dans cette île ; je parlerai à Calypso. Elle dit ; et, fendant les airs dans un nuage tout doré, elle se présenta à Calypso, qui, dans ce moment, était seule au bord d'une fontaine assez loin de sa grotte.
Malheureuse déesse, lui dit-elle, l'ingrat Ulysse vous a méprisée ; son fils, encore plus dur que lui, vous prépare un semblable mépris ; mais l'Amour vient lui-même pour vous venger. Je vous le laisse : il demeurera parmi vos nymphes, comme autrefois l'enfant Bacchus fut nourri par les nymphes de l'île de Naxos[28]. Télémaque le verra comme un enfant ordinaire ; il ne pourra s'en défier, et il sentira bientôt son pouvoir. Elle dit ; et, remontant dans ce nuage doré d'où elle était sortie, elle laissa près elle une odeur d'ambroisie dont tous les bois de Calypso furent parfumés*.
L'amour demeura entre les bras de Calypso. Quoique déesse, elle sentit la flamme qui coulait déjà dans son sein. Pour se soulager, elle le donna aussitôt à la nymphe qui était auprès d'elle, nommée Eucharis. Mais, hélas ! dans la suite, combien de fois se repentit-elle de l'avoir fait ! D'abord rien ne paraissait plus innocent, plus doux, plus aimable, plus ingénu et plus gracieux, que cet enfant. A le voir enjoué, flatteur, toujours riant, on aurait cru qu'il ne pouvait donner que du plaisir : mais à peine s'était-on fié à ses caresses, qu'on y sentait je ne sais quoi d'empoisonné. L'enfant malin et trompeur ne caressait que pour trahir ; et il ne riait jamais que des maux cruels qu'il avait faits, ou qu'il voulait faire. Il n'osait approcher de Mentor, dont la sévérité l'épouvantait ; et il sentait que cet inconnu était invulnérable, en sorte qu'aucune de ses flèches n'aurait pu le percer. Pour les nymphes, elles sentirent bientôt les feux que cet enfant trompeur allume ; mais elles cachaient avec soin la plaie profonde qui s'envenimait dans leurs cœurs.
Cependant Télémaque, voyant cet enfant qui se jouait avec les nymphes, fut surpris de sa douceur et de sa beauté. Il l'embrasse, il le prend tantôt sur ses genoux, tantôt entre ses bras ; il sent en lui-même une inquiétude dont il ne peut trouver la cause. Plus il cherche à se jouer innocemment, plus il se trouble et s'amollit. Voyez-vous ces nymphes? disait-il à Mentor : combien sont-elles différentes de ces femmes de l'île de Chypre, dont la beauté était choquante à cause de leur immodestie ! Ces beautés immortelles montrent une innocence, une modestie, une simplicité qui charme. Parlant ainsi, il rougissait sans savoir pourquoi. Il ne pouvait s'empêcher de parler ; mais à peine avait-il commencé, qu'il ne pouvait continuer : ses paroles étaient entrecoupées, obscures, et quelquefois elles n'avaient aucun sens.
Mentor lui dit : O Télémaque, les dangers de l'île de Chypre n'étaient rien, si on les compare à ceux dont vous ne vous défiez pas maintenant. Le vice grossier fait horreur ; l'impudence brutale donne de l'indignation ; mais la beauté modeste est bien plus dangereuse : en l'aimant, on croit n'aimer que la vertu ; et insensiblement on se laisse aller aux appas trompeurs d'une passion qu'on n'aperçoit que quand il n'est presque plus temps de l'éteindre. Fuyez, ô mon cher Télémaque, fuyez ces nymphes, qui ne sont si discrètes que pour vous mieux tromper; fuyez les dangers de votre jeunesse : mais surtout fuyez cet enfant que vous ne connaissez pas. C'est l'Amour, que Vénus, sa mère, est venue apporter dans cette île, pour se venger du mépris que vous avez témoigné pour le culte qu'on lui rend à Cythère : il a blessé le cœur de la déesse Calypso ; elle est passionnée pour vous : il a brûlé toutes les nymphes qui l'environnent ; vous brûlez vous-même, ô malheureux jeune homme, presque sans le savoir.
Télémaque interrompait souvent Mentor, en lui disant : Pourquoi ne demeurerions-nous pas dans cette île ? Ulysse ne vit plus ; il doit être depuis longtemps enseveli dans les ondes : Pénélope, ne voyant revenir ni lui ni moi, n'aura pu résister à tant de prétendants : son père Icare l'aura contrainte d'accepter un nouvel époux. Retournerai-je à Ithaque pour la voir engagée dans de nouveaux liens, et manquant à la foi qu'elle avait donnée à mon père ! Les Ithaciens ont oublié Ulysse. Nous ne pourrions y retourner que pour chercher une mort assurée, puisque les amants de Pénélope ont occupé toutes les avenues du port, pour mieux assurer notre perte à notre retour.
Mentor répondait : Voilà l'effet d'une aveugle passion. On cherche avec subtilité toutes les raisons qui la favorisent, et on se détourne de peur de voir toutes celles qui la condamnent. On n'est plus ingénieux que pour se tromper, et pour étouffer ses remords. Avez-vous oublié tout ce que les dieux ont fait pour vous ramener dans votre patrie ? Comment êtes-vous sorti de la Sicile ? Les malheurs que vous avez éprouvés en Égypte ne se sont-ils pas tournés tout à coup en prospérités ? Quelle main inconnue vous a enlevé à tous les dangers qui menaçaient votre tête dans la ville de Tyr ? Après tant de merveilles, ignorez-vous encore ce que les destinées vous ont préparé ? Mais que dis-je ? vous en êtes indigne. Pour moi, je pars, et je saurai bien sortir de cette île. Lâche fils d'un père si sage et si généreux ! menez ici une vie molle et sans honneur au milieu des femmes ; faites, malgré les dieux, ce que votre père crut indigne de lui.
Ces paroles de mépris percèrent Télémaque jusqu'au fond du cœur. Il se sentait attendri pour Mentor ; sa douleur était mêlée de honte ; il craignait l'indignation et le départ de cet homme si sage à qui il devait tant : mais une passion naissante, et qu'il ne connaissait pas lui-même, faisait qu'il n'était plus le même homme. Quoi donc ! disait-il à Mentor, les larmes aux yeux, vous ne comptez pour rien l'immortalité qui m'est offerte par la déesse ? Je compte pour rien, répondait Mentor, tout ce qui est contre la vertu et contre les ordres des dieux. La vertu vous rappelle dans votre patrie pour revoir Ulysse et Pénélope ; la vertu vous défend de vous abandonner à une folle passion. Les dieux, qui vous ont délivré de tant de périls pour vous préparer une gloire égale à celle de votre père, vous ordonnent de quitter cette île. L'Amour seul, ce honteux tyran, peut vous y retenir. Hé ! que feriez-vous d'une vie immortelle, sans liberté, sans vertu, sans gloire ? Cette vie serait encore plus malheureuse, en ce qu'elle ne pourrait finir.
Télémaque ne répondait à ce discours que par des soupirs. Quelquefois il aurait souhaité que Mentor l'eût arraché malgré lui de cette île; quelquefois il lui tardait que Mentor fût parti, pour n'avoir plus devant ses yeux cet ami sévère qui lui reprochait sa faiblesse. Toutes ces pensées contraires agitaient tour à tour son cœur, et aucune n'y était constante : son cœur était comme la mer, qui est le jouet de tous les vents contraires. Il demeurait souvent étendu et immobile sur le rivage de la mer, souvent dans le fond de quelque bois sombre, versant des larmes amères et poussant des cris semblables aux rugissements d'un lion. Il était devenu maigre, ses yeux creux étaient pleins d'un feu dévorant ; à le voir pâle, abattu et défiguré, on aurait cru que ce n'était point Télémaque. Sa beauté, son enjouement, sa noble fierté, s'enfuyaient loin de lui. Il périssait : tel qu'une fleur qui étant épanouie le matin, répand ses doux parfums dans la campagne, et se flétrit peu à peu vers le soir, ses vives couleurs s'effacent ; elle languit, elle se dessèche, et sa belle tête se penche, ne pouvant plus se soutenir : ainsi le fils d'Ulysse était aux portes de la mort.
Mentor, voyant que Télémaque ne pouvait résister à la violence de sa passion, conçut un dessein plein d'adresse pour le délivrer d'un si grand danger. Il avait remarqué que Calypso aimait éperdument Télémaque, et que Télémaque n'aimait pas moins la jeune nymphe Eucharis ; car le cruel Amour, pour tourmenter les mortels, fait qu'on n'aime guère la personne dont on est aimé. Mentor résolut d'exciter la jalousie de Calypso. Eucharis devait emmener Télémaque dans une chasse. Mentor dit à Calypso : J'ai remarqué dans Télémaque une passion pour la chasse, que je n'avais jamais vue en lui ; ce plaisir commence à le dégoûter de tout autre : il n'aime plus que les forêts et les montagnes les plus sauvages. Est-ce vous, ô déesse, qui lui inspirez cette grande ardeur?
Calypso sentit un dépit cruel en écoutant ces paroles, et elle ne put se retenir. Ce Télémaque, répondit-elle, qui a méprisé tous les plaisirs de l'île de Chypre, ne peut résister à la médiocre beauté d'une de mes nymphes. Comment ose-t-il se vanter d'avoir fait tant d'actions merveilleuses, lui dont le cœur s'amollit lâchement par la volupté, et qui ne semble né que pour passer une vie obscure au milieu des femmes? Mentor, remarquant avec plaisir combien la jalousie troublait le cœur de Calypso, n'en dit pas davantage, de peur de la mettre en défiance de lui ; il lui montrait seulement le visage triste et abattu. La déesse lui découvrait ses peines sur toutes les choses qu'elle voyait, et elle faisait sans cesse des plaintes nouvelles. Cette chasse, dont Mentor l'avait avertie, acheva de la mettre en fureur. Elle sut que Télémaque n'avait cherché qu'à se dérober aux autres nymphes pour parler à Eucharis. On proposait même déjà une seconde chasse, où elle prévoyait qu'il ferait comme dans la première. Pour rompre les mesures de Télémaque, elle déclara qu'elle en voulait être. Puis, tout à coup, ne pouvant plus modérer son ressentiment, elle lui parla ainsi:
Est-ce donc ainsi, ô jeune téméraire, que tu es venu dans mon île pour échapper au juste naufrage que Neptune te préparait, et à la vengeance des dieux ? N'es-tu entré dans cette île, qui n'est ouverte à aucun mortel que pour mépriser ma puissance et l'amour que je t'ai témoigné ? O divinités de l'Olympe et du Styx, écoutez une malheureuse déesse! hâtez-vous de confondre ce perfide, cet ingrat, cet impie. Puisque tu es encore plus dur et plus injuste que ton père, puisses-tu souffrir des maux encore plus longs et plus cruels que les siens ! Non, non, que jamais tu ne revoies ta patrie, cette pauvre et misérable Ithaque, que tu n'as point eu honte de préférer à l'immortalité ! ou plutôt que tu périsses, en la voyant de loin, au milieu de la mer ; et que ton corps, devenu le jouet des flots, soit rejeté, sans espérance de sépulture, sur le sable de ce rivage ! Que mes yeux le voient mangé par les vautours! Celle que tu aimes le verra aussi ; elle le verra : elle en aura le cœur déchiré ; et son désespoir fera mon bonheur!
En parlant ainsi, Calypso avait les yeux rouges et enflammés : ses regards ne s'arrêtaient jamais en aucun endroit ; ils avaient je ne sais quoi de sombre et de farouche. Ses joues tremblantes étaient couvertes de taches noires et livides*; elles changeaient à chaque moment de couleur. Souvent une pâleur mortelle se répandait sur tout son visage: ses larmes ne coulaient plus, comme autrefois, avec abondance : la rage et le désespoir semblaient en avoir tari la source, et à peine en coulait-il quelqu'une sur ses joues. Sa voix était rauque, tremblante et entrecoupée. Mentor observait tous ses mouvements, et ne parlait plus à Télémaque. Il le traitait comme un malade désespéré qu'on abandonne ; il jetait souvent sur lui des regards de compassion.
Télémaque sentait combien il était coupable, et indigne de l'amitié de Mentor. Il n'osait lever les yeux, de peur de rencontrer ceux de son ami, dont le silence même le condamnait. Quelquefois il avait envie d'aller se jeter à son cou, et de lui témoigner combien il était touché de sa faute : mais il était retenu, tantôt par une mauvaise honte, et tantôt par la crainte d'aller plus loin qu'il ne voulait pour se tirer du péril ; car le péril lui semblait doux, et il ne pouvait encore se résoudre à vaincre sa folle passion.
Les dieux et les déesses de l'Olympe, assemblés dans un profond silence, avaient les yeux attachés sur l'île de Calypso, pour voir qui serait victorieux, ou de Minerve ou de l'Amour. L'Amour, en se jouant avec les nymphes, avait mis tout en feu dans l'île. Minerve, sous la figure de Mentor, se servait de la jalousie, inséparable de l'amour, contre l'Amour même. Jupiter avait résolu d'être le spectateur de ce combat, et de demeurer neutre.
Cependant Eucharis, qui craignait que Télémaque ne lui échappât, usait de mille artifices pour le retenir dans ses liens. Déjà elle allait partir avec lui pour la seconde chasse, et elle était vêtue comme Diane. Vénus et Cupidon avaient répandu sur elle de nouveaux charmes*; en sorte que ce jour-là sa beauté effaçait celle de la déesse Calypso même. Calypso, la regardant de loin, se regarda en même temps dans la plus claire de ses fontaines ; et elle eut honte de se voir. Alors elle se cacha au fond de sa grotte, et parla ainsi toute seule:
Il ne me sert donc de rien d'avoir voulu troubler ces deux amants, en déclarant que je veux être de cette chasse ! En serai-je ? Irai-je la faire triompher, et faire servir ma beauté à relever la sienne? Faudra-t-il que Télémaque, en me voyant, soit encore plus passionné pour son Eucharis ? O malheureuse ! qu'ai-je fait ? Non, je n'y irai pas, ils n'y iront pas eux-mêmes, je saurais bien les en empêcher. Je vais trouver Mentor ; je le prierai d'enlever Télémaque : il le remmènera à Ithaque, que dis-je ? et que deviendrai-je quand Télémaque sera parti ? Où suis-je ? Que reste-t-il à faire ? O cruelle Vénus ! Vénus, vous m'avez trompée ! ô perfide présent que vous m'avez fait ! Pernicieux enfant! Amour empesté ! je ne t'avais ouvert mon cœur, que dans l'espérance de vivre heureuse avec Télémaque : et tu n'as porté dans ce cœur que trouble et que désespoir ! Mes nymphes sont révoltées contre moi. Ma divinité ne me sert plus qu'à rendre mon malheur éternel*. O si j'étais libre de me donner la mort pour finir mes douleurs ! Télémaque, il faut que tu meures, puisque je ne puis mourir ! Je me vengerai de tes ingratitudes: ta nymphe le verra, et je te percerai à ses yeux. Mais je m'égare. O malheureuse Calypso ! que veux-tu ? Faire périr un innocent que tu as jeté toi-même dans cet abîme de malheurs ? C'est moi qui ai mis le flambeau fatal dans le sein du chaste Télémaque. Quelle innocence ! quelle vertu! quelle horreur du vice ! quel courage contre les honteux plaisirs! Fallait-il empoisonner son cœur ? Il m'eût quittée ! Eh bien ! ne faudra-t-il pas qu'il me quitte, ou que je le voie plein de mépris pour moi, ne vivant plus que pour ma rivale ? Non, non, je ne souffre que ce que j'ai bien mérité. Pars, Télémaque, va-t'en au delà des mers : laisse Calypso sans consolation, ne pouvant supporter la vie, ni trouver la mort : laisse-la inconsolable, couverte de honte, désespérée, avec ton orgueilleuse Eucharis.
Elle parlait ainsi seule dans sa grotte : mais tout à coup elle sort impétueusement. Où êtes-vous, ô Mentor ? dit-elle. Est-ce ainsi que vous soutenez Télémaque contre le vice auquel il succombe ? Vous dormez, pendant que l'Amour veille contre vous. Je ne puis souffrir plus longtemps cette lâche indifférence que vous témoignez. Verrez-vous toujours tranquillement le fils d'Ulysse déshonorer son père, et négliger sa haute destinée ? Est-ce à vous ou à moi que ses parents ont confié sa conduite ? C'est moi qui cherche les moyens de guérir son cœur; et vous, ne ferez-vous rien ? Il y a, dans le lieu le plus reculé de cette forêt, de grands peupliers propres à construire un vaisseau ; c'est là qu'Ulysse fit celui dans lequel il sortit de cette île. Vous trouverez au même endroit une profonde caverne, où sont tous les instruments nécessaires pour tailler et pour joindre toutes les pièces d'un vaisseau.
A peine eut-elle dit ces paroles, qu'elle s'en repentit. Mentor ne perdit pas un moment : il alla dans cette caverne, trouva les instruments, abattit les peupliers, et mit en un seul jour un vaisseau en état de voguer. C'est que la puissance et l'industrie de Minerve n'ont pas besoin d'un grand temps pour achever les plus grands ouvrages.
Calypso se trouva dans une horrible peine d'esprit : d'un côté, elle voulait voir si le travail de Mentor s'avançait ; de l'autre, elle ne pouvait se résoudre à quitter la chasse, où Eucharis aurait été en pleine liberté avec Télémaque. La jalousie ne lui permit jamais de perdre de vue les deux amants : mais elle tâchait de tourner la chasse du côté où elle savait que Mentor faisait le vaisseau. Elle entendait les coups de hache et de marteau : elle prêtait l'oreille ; chaque coup la faisait frémir. Mais dans le moment même, elle craignait que cette rêverie ne lui eût dérobé quelque signe ou quelque coup d'œil de Télémaque à la jeune nymphe.
Cependant Eucharis disait à Télémaque d'un ton moqueur : Ne craignez-vous point que Mentor ne vous blâme d'être venu à la chasse sans lui ? O que vous êtes à plaindre de vivre sous un si rude maître ! Rien ne peut adoucir son austérité : il affecte d'être ennemi de tous les plaisirs; il ne peut souffrir que vous en goûtiez aucun ; il vous fait un crime des choses les plus innocentes. Vous pouviez dépendre de lui pendant que vous étiez hors d'état de vous conduire vous-même ; mais après avoir montré tant de sagesse, vous ne devez plus vous laisser traiter en enfant.
Ces paroles artificieuses perçaient le cœur de Télémaque, et le remplissaient de dépit contre Mentor, dont il voulait secouer le joug. Il craignait de le revoir, et ne répondait rien à Eucharis, tant il était troublé. Enfin, vers le soir, la chasse s'étant passée de part et d'autre dans une contrainte perpétuelle, on revint par un coin de la forêt assez voisin du lieu où Mentor avait travaillé tout le jour. Calypso aperçut de loin le vaisseau achevé : ses yeux se couvrirent à l'instant d'un épais nuage, semblable à celui de la mort. Ses genoux tremblants se dérobaient sous elle : une froide sueur courut par tous les membres de son corps*: elle fut contrainte de s'appuyer sur les nymphes qui l'environnaient ; et Eucharis lui tendant la main pour la soutenir, elle la repoussa en jetant sur elle un regard terrible.
Télémaque, qui vit ce vaisseau, mais qui ne vit point Mentor, parce qu'il s'était déjà retiré, ayant fini son travail, demanda à la déesse à qui était ce vaisseau, et à quoi on le destinait. D'abord elle ne put répondre ; mais enfin elle dit : C'est pour renvoyer Mentor que je l'ai fait faire ; vous ne serez plus embarrassé par cet ami sévère, qui s'oppose à votre bonheur, et qui serait jaloux si vous deveniez immortel.
Mentor m'abandonne ! c'est fait de moi ! s'écria Télémaque. O Eucharis ! si Mentor me quitte, je n'ai plus que vous. Ces paroles lui échappèrent dans le transport de sa passion. Il vit le tort qu'il avait eu en les disant ; mais il n'avait pas été libre de penser au sens de ses paroles. Toute la troupe étonnée demeura dans le silence. Eucharis, rougissant et baissant les yeux, demeurait derrière, tout interdite, sans oser se montrer. Mais pendant que la honte était sur son visage, la joie était au fond de son cœur. Télémaque ne se comprenait plus lui-même, et ne pouvait croire qu'il eût parlé si indiscrètement. Ce qu'il avait fait lui paraissait comme un songe mais un songe dont il demeurait confus et troublé.
Calypso, plus furieuse qu'une lionne à qui on a enlevé ses petits, courait au travers de la forêt, sans suivre aucun chemin, et ne sachant où elle allait*. Enfin elle se trouva à l'entrée de sa grotte, où Mentor l'attendait. Sortez de mon île, dit-elle, ô étrangers, qui êtes venus troubler mon repos : loin de moi ce jeune insensé ! Et vous, imprudent vieillard, vous sentirez ce que peut le courroux d'une déesse, si vous ne l'arrachez d'ici tout à l'heure. Je ne veux plus le voir ; je ne veux plus souffrir qu'aucune de mes nymphes lui parle ni le regarde. J'en jure par les ondes du Styx, serment qui fait trembler les dieux mêmes*. Mais apprends, Télémaque, que tes maux ne sont pas finis : ingrat, tu ne sortiras de mon île que pour être en proie à de nouveaux malheurs. Je serai vengée : tu regretteras Calypso, mais en vain. Neptune, encore irrité contre ton père qui l'a offensé en Sicile, et sollicité par Vénus que tu as méprisée dans l'île de Chypre, te prépare d'autres tempêtes. Tu verras ton père, qui n'est pas mort ; mais tu le verras sans le connaître. Tu ne te réuniras avec lui en Ithaque qu'après avoir été le jouet de la plus cruelle fortune. Va : je conjure les puissances célestes de me venger. Puisses-tu au milieu des mers, suspendu aux pointes d'un rocher, et frappé de la foudre, invoquer en vain Calypso, que ton supplice comblera de joie*!
Ayant dit ces paroles, son esprit agité était déjà prêt à prendre des résolutions contraires. L'Amour rappela dans son cœur le désir de retenir Télémaque. Qu'il vive, disait-elle en elle-même, qu'il demeure ici ; peut-être qu'il sentira enfin tout ce que j'ai fait pour lui. Eucharis ne saurait, comme moi, lui donner l'immortalité. O trop aveugle Calypso ! tu t'es trahie toi-même par ton serment : te voilà engagée ; et les ondes du Styx par lesquelles tu as juré ne te permettent plus aucune espérance. Personne n'entendait ces paroles : mais on voyait sur son visage les Furies peintes, et tout le venin empesté du noir Cocyte semblait s'exhaler de son cœur.
Télémaque en fut saisi d'horreur. Elle le comprit ; car qu'est-ce que l'amour jaloux ne devine pas ? et l'horreur de Télémaque redoubla les transports de la déesse. Semblable à une bacchante qui remplit l'air de ses hurlements, et qui en fait retentir les hautes montagnes de Thrace*, elle court au travers des bois avec un dard en main, appelant toutes ses nymphes, et menaçant de percer toutes celles qui ne la suivront pas. Elles courent en foule, effrayées de cette menace. Eucharis même s'avance les larmes aux yeux, et regardant de loin Télémaque, à qui elle n'ose plus parler. La déesse frémit en la voyant auprès d'elle ; et, loin de s'apaiser par la soumission de cette nymphe, elle ressent une nouvelle fureur, voyant que l'affliction augmente la beauté d'Eucharis.
Cependant Télémaque était demeuré seul avec Mentor. Il embrasse ses genoux (car il n'osait l'embrasser autrement, ni le regarder); il verse un torrent de larmes ; il veut parler, la voix lui manque ; les paroles lui manquent encore davantage : il ne sait ni ce qu'il doit faire, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il veut. Enfin il s'écrie : O mon vraie père ! ô Mentor ! délivrez-moi de tant de maux ! je ne puis ni vous abandonner ni vous suivre. Délivrez-moi de tant de maux, délivrez-moi de moi-même; donnez-moi la mort.
Mentor l'embrasse, le console, l'encourage, lui apprend à se supporter lui-même, sans flatter sa passion, et lui dit : Fils du sage Ulysse, que les dieux ont tant aimé, et qu'ils aiment encore, c'est par un effet de leur amour que vous souffrez des maux si horribles. Celui qui n'a point senti sa faiblesse, et la violence de ses passions, n'est point encore sage ; car il ne se connaît point encore, et ne sait point se défier de soi. Les dieux vous ont conduit comme par la main jusqu'au bord de l'abîme, pour vous en montrer toute la profondeur, sans vous y laisser tomber. Comprenez maintenant ce que vous n'auriez jamais compris si vous ne l'aviez éprouvé. On vous aurait parlé des trahisons de l'Amour, qui flatte pour perdre, et qui, sous une apparence de douceur, cache les plus affreuses amertumes. Il est venu cet enfant plein de charmes, parmi les ris, les jeux et les grâces. Vous l'avez vu ; il a enlevé votre cœur, et vous avez pris plaisir à le lui laisser enlever. Vous cherchiez des prétextes pour ignorer l'état de votre cœur. Vous cherchiez à me tromper, et à vous flatter vous-même ; vous ne craigniez rien. Voyez le fruit de votre témérité : vous demandez maintenant la mort, et c'est l'unique espérance qui vous reste. La déesse troublée ressemble à une Furie infernale ; Eucharis brûle d'un feu plus cruel que toutes les douleurs de la mort ; toutes ces nymphes jalouses sont prêtes à s'entre-déchirer : et voilà ce que fait le traître Amour qui paraît si doux ! Rappelez tout votre courage. A quel point les dieux vous aiment-ils, puisqu'ils vous ouvrent un si beau chemin pour fuir l'Amour, et pour revoir votre chère patrie ! Calypso elle-même est contrainte de vous chasser. Le vaisseau est tout prêt ; que tardons-nous à quitter cette île, où la vertu ne peut habiter?
En disant ces paroles, Mentor le prit par la main, et l'entraînait vers le rivage. Télémaque suivait à peine, regardant toujours derrière lui. Il considérait Eucharis, qui s'éloignait de lui. Ne pouvant voir son visage, il regardait ses beaux cheveux noués, ses habits flottants, et sa noble démarche. Il aurait voulu pouvoir baiser les traces de ses pas. Lors même qu'il la perdit de vue, il prêtait encore l'oreille, s'imaginant entendre sa voix. Quoique absente, il la voyait*: elle était peinte et comme vivante devant ses yeux : il croyait même parler à elle, ne sachant plus où il était, et ne pouvant écouter Mentor.
Enfin, revenant à lui comme d'un profond sommeil, il dit à Mentor : Je suis résolu de vous suivre, mais je n'ai pas encore dit adieu à Eucharis. J'aimerais mieux mourir, que de l'abandonner ainsi avec ingratitude. Attendez que je la revoie encore une dernière fois pour lui faire un éternel adieu. Au moins souffrez que je lui dise : O nymphe, les dieux cruels, les dieux jaloux de mon bonheur, me contraignent de partir ; mais ils m'empêcheront plutôt de vivre, que de me souvenir à jamais de vous*. O mon père, ou laissez-moi cette dernière consolation, qui est si juste, ou arrachez-moi la vie dans ce moment. Non, je ne veux, ni demeurer dans cette île, ni m'abandonner à l'amour. L'amour n'est point dans mon cœur ; je ne me sens que de l'amitié et de la reconnaissance pour Eucharis. Il me suffit de le lui dire encore une fois, et je pars avec vous sans retardement.
Que j'ai pitié de vous ! répondit Mentor : votre passion est si furieuse que vous ne la sentez pas. Vous croyez être tranquille, et vous demandez la mort ! Vous osez dire que vous n'êtes point vaincu par l'amour, et vous ne pouvez vous arracher à la nymphe que vous aimez ! Vous ne voyez, vous n'entendez qu'elle ; vous êtes aveugle et sourd à tout le reste. Un homme que la fièvre rend frénétique dit : Je ne suis point malade. O aveugle Télémaque ! vous étiez prêt à renoncer à Pénélope qui vous attend, à Ulysse que vous verrez, à Ithaque où vous devez régner, à la gloire et à la haute destinée que les dieux vous ont promise par tant de merveilles qu'ils ont faites en votre faveur : vous renonciez à tous ces biens pour vivre déshonoré auprès d'Eucharis ! Direz-vous encore que l'amour ne vous attache point à elle ? Qu'est-ce donc qui vous trouble? pourquoi voulez-vous mourir ? pourquoi avez-vous parlé devant la déesse avec tant de transport ? Je ne vous accuse point de mauvaise foi ; mais je déplore votre aveuglement. Fuyez, Télémaque, fuyez ! on ne peut vaincre l'Amour qu'en fuyant. Contre un tel ennemi, le vrai courage consiste à craindre et à fuir ; mais à fuir sans délibérer, et sans se donner à soi-même le temps de regarder jamais derrière soi. Vous n'avez pas oublié les soins que vous m'avez coûtés depuis votre enfance, et les périls dont vous êtes sorti par mes conseils : ou croyez-moi, ou souffrez que je vous abandonne. Si vous saviez combien il m'est douloureux de vous voir courir à votre perte ! Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pendant que je n'ai osé vous parler ! la mère qui vous mit au monde souffrit moins dans les douleurs de l'enfantement. Je me suis tu ; j'ai dévoré ma peine ; j'ai étouffé mes soupirs, pour voir si vous reviendriez à moi. O mon fils ! mon cher fils ! soulagez mon cœur ; rendez-moi ce qui m'est plus cher que mes entrailles ; rendez-moi Télémaque, que j'ai perdu ; rendez-vous à vous-même. Si la sagesse en vous surmonte l'amour, je vis, et je vis heureux ; mais si l'amour vous entraîne malgré la sagesse, Mentor ne peut plus vivre.
Pendant que Mentor parlait ainsi, il continuait son chemin vers la mer; et Télémaque, qui n'était pas encore assez fort pour le suivre de lui-même, l'était déjà assez pour se laisser mener sans résistance. Minerve, toujours caché sous la figure de Mentor, couvrant invisiblement Télémaque de son égide, et répandant autour de lui un rayon divin, lui fit sentir un courage qu'il n'avait point encore éprouvé depuis qu'il était dans cette île. Enfin, ils arrivèrent dans un endroit de l'île où le rivage de la mer était escarpé ; c'était un rocher toujours battu par l'onde écumante. Ils regardèrent de cette hauteur si le vaisseau que Mentor avait préparé était encore dans la même place ; mais ils aperçurent un triste spectacle.
L'Amour était vivement piqué de voir que ce vieillard inconnu non-seulement était insensible à ses traits, mais encore lui enlevait Télémaque : il pleurait de dépit, et il alla trouver Calypso errante dans les sombres forêts. Elle ne put le voir sans gémir, et elle sentit qu'il rouvrait toutes les plaies de son cœur. L'Amour lui dit : Vous êtes déesse, et vous vous laissez vaincre par un faible mortel qui est captif dans votre île ! pourquoi le laissez-vous sortir ? O malheureux Amour, répondit-elle, je ne veux plus écouter tes pernicieux conseils : c'est toi qui m'as tirée d'une douce et profonde paix, pour me précipiter dans un abîme de malheurs. C'en est fait ; j'ai juré par les ondes du Styx que je laisserais partir Télémaque. Jupiter même, le père des dieux, avec toute sa puissance, n'oserait contrevenir à ce redoutable serment. Télémaque sort de mon île : sors aussi, pernicieux enfant, tu m'as fait plus de mal que lui!
L'Amour, essuyant ses larmes, fit un souris moqueur et malin. En vérité, dit-il, voilà un grand embarras ! laissez-moi faire ; suivez votre serment ; ne vous opposez point au départ de Télémaque. Ni vos nymphes ni moi n'avons juré par les ondes du Styx de le laisser partir. Je leur inspirerai le dessein de brûler ce vaisseau que Mentor a fait avec tant de précipitation. Sa diligence, qui nous a surpris, sera inutile. Il sera surpris lui-même à son tour ; et il ne lui restera plus aucun moyen de vous arracher Télémaque.
Ces paroles flatteuses firent glisser l'espérance et la joie jusqu'au fond des entrailles de Calypso. Ce qu'un zéphyr fait par sa fraîcheur sur le bord d'un ruisseau, pour délasser les troupeaux languissants que l'ardeur de l'été consume, ce discours le fit pour apaiser le désespoir de la déesse. Son visage devint serein, ses yeux s'adoucirent, les noirs soucis qui rongeaient son cœur s'enfuirent pour un moment loin d'elle: elle s'arrêta, elle sourit, elle flatta le folâtre Amour ; et, en le flattant, elle se prépara de nouvelles douleurs.
L'Amour, content de l'avoir persuadée, alla pour persuader aussi les nymphes, qui étaient errantes et dispersées sur toutes les montagnes, comme un troupeau de moutons que la rage des loups affamés a mis en fuite loin du berger. L'Amour les rassemble, et leur dit : Télémaque est encore en vos mains ; hâtez-vous de brûler ce vaisseau que le téméraire Mentor a fait pour s'enfuir. Aussitôt elles allument des flambeaux; elles accourent sur le rivage ; elles frémissent ; elles poussent des hurlements ; elles secouent leurs cheveux épars, comme des bacchantes. Déjà la flamme vole ; elle dévore le vaisseau, qui est d'un bois sec et enduit de résine ; des tourbillons de fumée et de flamme s'élèvent dans les nues*.
Télémaque et Mentor aperçoivent ce feu de dessus le rocher, et entendent les cris des nymphes. Télémaque fut tenté de s'en réjouir, car son cœur n'était pas encore guéri ; et Mentor remarquait que sa passion était comme un feu mal éteint, qui sort de temps en temps de dessous la cendre, et qui repousse de vives étincelles. Me voilà donc, dit Télémaque, rengagé dans mes liens ! Il ne nous reste plus aucune espérance de quitter cette île.
Mentor vit bien que Télémaque allait retomber dans toutes ses faiblesses, et qu'il n'y avait pas un seul moment à perdre. Il aperçut de loin au milieu des flots un vaisseau arrêté qui n'osait approcher de l'île, parce que tous les pilotes connaissaient que l'île de Calypso était inaccessible à tous les mortels. Aussitôt le sage Mentor poussant Télémaque, qui était assis au bord du rocher le précipite dans la mer, et s'y jette avec lui. Télémaque, surpris de cette violente chute, but l'onde amère, et devint le jouet des flots. Mais revenant à lui, et voyant Mentor qui lui tendait la main pour lui aider à nager, il ne songea plus qu'à s'éloigner de l'île fatale.
Les nymphes, qui avaient cru les tenir captifs, poussèrent des cris pleins de fureur, ne pouvant plus empêcher leur fuite. Calypso, inconsolable, rentra dans sa grotte, qu'elle remplit de ses hurlements. L'Amour, qui vit changer son triomphe en une honteuse défaite, s'éleva au milieu de l'air en secouant ses ailes, et s'envola dans le bocage d'Idalie, où sa cruelle mère l'attendait. L'enfant, encore plus cruel, ne se consola qu'en riant avec elle de tous les maux qu'il avait faits.
A mesure que Télémaque s'éloignait de l'île, il sentait avec plaisir renaître son courage, et son amour pour la vertu. J'éprouve, s'écriait-il parlant à Mentor, ce que vous me disiez, et que je ne pouvais croire, faute d'expérience : on ne surmonte le vice qu'en le fuyant. O mon père, que les dieux m'ont aimé en me donnant votre secours ! Je méritais d'en être privé, et d'être abandonné à moi-même. Je ne crains plus ni mers, ni vents, ni tempêtes ; je ne crains plus que mes passions. L'amour est lui seul plus à craindre que tous les naufrages.
LIVRE SEPTIÈME.
SOMMAIRE.
Adoam, frère de Narbal, commande le vaisseau vers lequel se dirigent Mentor et Télémaque.—Ils y sont reçus favorablement.—Adoam, qui reconnaît Télémaque, lui promet de le conduire à Ithaque et lui raconte la mort tragique de Pygmalion et d'Astarbé et l'élévation de Baléazar.—Télémaque, à son tour, fait le récit de ce qui lui est arrivé depuis son départ de Tyr.—Pendant un repas qu'Adoam donne à Télémaque et à Mentor, Achitoas, par la douceur de son chant et de sa lyre, assemble autour du vaisseau les Tritons, les Néréides et les autres divinités de la mer.—Mentor, à son tour, prend une lyre et en joue avec tant d'art qu'Achitoas jaloux laisse tomber la sienne de dépit.—Adoam raconte ensuite les merveilles de la Bétique.—Il décrit la douce température de l'air et toutes les beautés de ce pays dont les habitants mènent une vie tranquille dans une grande simplicité de mœurs.
Le vaisseau qui était arrêté, et vers lequel ils avançaient, était un vaisseau phénicien qui allait dans l'Épire[29]. Ces Phéniciens avaient vu Télémaque au voyage d'Égypte ; mais ils n'avaient garde de le reconnaître au milieu des flots. Quand Mentor fut assez près du vaisseau pour faire entendre sa voix, il s'écria d'une voix forte, en élevant sa tête au-dessus de l'eau : Phéniciens, si secourables à toutes les nations, ne refusez pas la vie à deux hommes qui l'attendent de votre humanité. Si le respect des dieux vous touche, recevez-nous dans votre vaisseau ; nous irons partout où vous irez. Celui qui commandait répondit : Nous vous recevrons avec joie ; nous n'ignorons pas ce qu'on doit faire pour des inconnus qui paraissent si malheureux. Aussitôt on les reçoit dans le vaisseau.
A peine y furent-ils entrés, que, ne pouvant plus respirer, ils demeurèrent immobiles ; car ils avaient nagé longtemps et avec effort pour résister aux vagues. Peu à peu ils reprirent leurs forces : on leur donna d'autres habits, parce que les leurs étaient appesantis par l'eau qui les avait pénétrés, et qui coulait de tous côtés. Lorsqu'ils furent en état de parler, tous ces Phéniciens, empressés autour d'eux, voulaient savoir leurs aventures. Celui qui commandait leur dit : Comment avez-vous pu entrer dans cette île d'où vous sortez ? Elle est, dit-on, possédée par une déesse cruelle, qui ne souffre jamais qu'on y aborde. Elle est même bordée de rochers affreux, contre lesquels la mer va follement combattre, et on ne pourrait en approcher sans faire naufrage. Aussi est-ce par un naufrage, répondit Mentor, que nous y avons été jetés. Nous sommes Grecs ; notre patrie est l'île d'Ithaque, voisine de l'Épire, où vous allez. Quand même vous ne voudriez pas relâcher en Ithaque, qui est sur votre route, il nous suffirait que vous nous menassiez dans l'Épire ; nous y trouverons des amis qui auront soin de nous faire faire le court trajet qui nous restera, et nous vous devrons à jamais la joie de revoir ce que nous avons de plus cher au monde.
Ainsi c'était Mentor qui portait la parole ; et Télémaque, gardant le silence, le laissait parler : car les fautes qu'il avait faites dans l'île de Calypso augmentèrent beaucoup sa sagesse. Il se défiait de lui-même ; il sentait le besoin de suivre toujours les sages conseils de Mentor ; et quand il ne pouvait lui parler pour lui demander ses avis, du moins il consultait ses yeux, et tâchait de deviner toutes ses pensées.
Le commandant phénicien, arrêtant ses yeux sur Télémaque, croyait se souvenir de l'avoir vu ; mais c'était un souvenir confus qu'il ne pouvait démêler. Souffrez, lui dit-il, que je vous demande si vous vous souvenez de m'avoir vu autrefois, comme il me semble que je me souviens de vous avoir vu. Votre visage ne m'est point inconnu, il m'a d'abord frappé; mais je ne sais où je vous ai vu : votre mémoire aidera peut-être la mienne.
Alors Télémaque lui répondit avec un étonnement mêlé de joie : Je suis, en vous voyant, comme vous êtes à mon égard : je vous ai vu, je vous reconnais ; mais je ne puis me rappeler si c'est en Égypte ou à Tyr. Alors ce Phénicien, tel qu'un homme qui s'éveille le matin, et qui rappelle peu à peu de loin le songe fugitif qui a disparu à son réveil, s'écria tout à coup : Vous êtes Télémaque, que Narbal prit en amitié lorsque nous revînmes d'Égypte. Je suis son frère, dont il vous aura sans doute parlé souvent. Je vous laissai entre ses mains après l'expédition d'Égypte : il me fallut aller au delà de toutes les mers dans la fameuse Bétique, auprès des Colonnes d'Hercule. Ainsi je ne fis que vous voir, et il ne faut pas s'étonner si j'ai eu tant de peine à vous reconnaître d'abord.
Je vois bien, répondit Télémaque, que vous êtes Adoam. Je ne fis presque alors que vous entrevoir ; mais je vous ai connu par les entretiens de Narbal. O quelle joie de pouvoir apprendre par vous des nouvelles d'un homme qui me sera toujours si cher ! Est-il toujours à Tyr ? ne souffre-t-il point quelque cruel traitement du soupçonneux et barbare Pygmalion ? Adoam répondit en l'interrompant : Sachez, Télémaque, que la fortune favorable vous confie à un homme qui prendra toutes sortes de soins de vous. Je vous ramènerai dans l'île d'Ithaque avant que d'aller en Épire, et le frère de Narbal n'aura pas moins d'amitié pour vous que Narbal même.
Ayant parlé ainsi, il remarqua que le vent qu'il attendait commençait à souffler ; il fit lever les ancres, mettre les voiles, et fendre la mer à force de rames. Aussitôt il prit à part Télémaque et Mentor pour les entretenir.
Je vais, dit-il, regardant Télémaque, satisfaire votre curiosité. Pygmalion n'est plus : les justes dieux en ont délivré la terre. Comme il ne se fiait à personne, personne ne pouvait se fier à lui. Les bons se contentaient de gémir, et de fuir ses cruautés, sans pouvoir se résoudre à lui faire aucun mal ; les méchants ne croyaient pouvoir assurer leurs vies qu'en finissant la sienne ; il n'y avait point de Tyrien qui ne fût chaque jour en danger d'être l'objet de ses défiances. Ses gardes mêmes étaient plus exposés que les autres : comme sa vie était entre leurs mains, il les craignait plus que tout le reste des hommes ; sur le moindre soupçon, il les sacrifiait à sa sûreté. Ainsi, à force de chercher sa sûreté, il ne pouvait plus la trouver. Ceux qui étaient les dépositaires de sa vie étaient dans un péril continuel par sa défiance, et ils ne pouvaient se tirer d'un état si horrible, qu'en prévenant, par la mort du tyran, ses cruels soupçons.
L'impie Astarbé, dont vous avez ouï parler si souvent, fut la première à résoudre la perte du roi. Elle aima passionnément un jeune Tyrien fort riche, nommé Joazar ; elle espéra de le mettre sur le trône. Pour réussir dans ce dessein, elle persuada au roi que l'aîné de ses deux fils, nommé Phadaël, impatient de succéder à son père, avait conspiré contre lui: elle trouva de faux témoins pour prouver la conspiration. Le malheureux roi fit mourir son fils innocent. Le second, nommé Baléazar, fut envoyé à Samos, sous prétexte d'apprendre les mœurs et les sciences de la Grèce ; mais en effet parce qu'Astarbé fit entendre au roi qu'il fallait l'éloigner, de peur qu'il ne prît des liaisons avec les mécontents. A peine fut-il parti, que ceux qui conduisaient le vaisseau, ayant été corrompus par cette femme cruelle, prirent leurs mesures pour faire naufrage pendant la nuit ; ils se sauvèrent en nageant jusqu'à des barques étrangères qui les attendaient, et ils jetèrent le jeune prince au fond de la mer.
Cependant les amours d'Astarbé n'étaient ignorées que de Pygmalion, et il s'imaginait qu'elle n'aimerait jamais que lui seul. Ce prince si défiant était ainsi plein d'une aveugle confiance pour cette méchante femme : c'était l'amour qui l'aveuglait jusqu'à cet excès. En même temps l'avarice lui fit chercher des prétextes pour faire mourir Joazar, dont Astarbé était si passionnée ; il ne songeait qu'à ravir les richesses de ce jeune homme.
Mais pendant que Pygmalion était en proie à la défiance, à l'amour et à l'avarice, Astarbé se hâta de lui ôter la vie. Elle crut qu'il avait peut-être découvert quelque chose de ses infâmes amours avec ce jeune homme. D'ailleurs elle savait que l'avarice seule suffirait pour porter le roi à une action cruelle contre Joazar ; elle conclut qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour le prévenir. Elle voyait les principaux officiers du palais prêts à tremper leurs mains dans le sang du roi; elle entendait parler tous les jours de quelque nouvelle conjuration; mais elle craignait de se confier à quelqu'un par qui elle serait trahie. Enfin il lui parut plus assuré d'empoisonner Pygmalion.
Il mangeait le plus souvent tout seul avec elle, et apprêtait lui-même tout ce qu'il devait manger, ne pouvant se fier qu'à ses propres mains. Il se renfermait dans le lieu le plus reculé de son palais, pour mieux cacher sa défiance, et pour n'être jamais observé quand il préparerait ses repas ; il n'osait plus chercher aucun des plaisirs de la table ; il ne pouvait se résoudre à manger d'aucune des choses qu'il ne savait pas apprêter lui-même. Ainsi, non-seulement toutes les viandes cuites avec des ragoûts par des cuisiniers, mais encore le vin, le pain, le sel, l'huile, le lait, et tous les autres aliments ordinaires, ne pouvaient être de son usage : il ne mangeait que des fruits qu'il avait cueillis lui-même dans son jardin, ou des légumes qu'il avait semés, et qu'il faisait cuire. Au reste, il ne buvait jamais d'autre eau que celle qu'il puisait lui-même dans une fontaine qui était renfermée dans un endroit de son palais dont il gardait toujours la clef. Quoiqu'il parût si rempli de confiance pour Astarbé, il ne laissait pas de se précautionner contre elle ; il la faisait toujours manger et boire avant lui de tout ce qui devait servir à son repas, afin qu'il ne pût point être empoisonné sans elle, et qu'elle n'eût aucune espérance de vivre plus longtemps que lui. Mais elle prit du contre-poison, qu'une vieille femme, encore plus méchante qu'elle et qui était la confidente de ses amours, lui avait fourni : après quoi elle ne craignit plus d'empoisonner le roi.
Voici comment elle y parvint. Dans le moment où ils allaient commencer leur repas, cette vieille dont j'ai parlé fit tout à coup du bruit à une porte. Le roi, qui croyait toujours qu'on allait le tuer, se trouble, et court à cette porte pour voir si elle est assez bien fermée. La vieille se retire : le roi demeure interdit, et ne sachant ce qu'il doit croire de ce qu'il a entendu : il n'ose pourtant ouvrir la porte pour s'éclaircir. Astarbé le rassure, le flatte, et le presse de manger ; elle avait déjà jeté du poison dans sa coupe d'or pendant qu'il était allé à la porte. Pygmalion, selon sa coutume, la fit boire la première ; elle but sans crainte, se fiant au contre-poison. Pygmalion but aussi, et peu de temps après il tomba dans une défaillance.
Astarbé, qui le connaissait capable de la tuer sur le moindre soupçon, commença à déchirer ses habits, à arracher ses cheveux, et à pousser des cris lamentables ; elle embrassait le roi mourant ; elle l'arrosait d'un torrent de larmes, car les larmes ne coûtaient rien à cette femme artificieuse. Enfin, quand elle vit que les forces du roi étaient épuisées, et qu'il était comme agonisant, dans la crainte qu'il ne revînt, et qu'il ne voulût la faire mourir avec lui, elle passa des caresses et des plus tendres marques d'amitié à la plus horrible fureur; elle se jeta sur lui, et l'étouffa. Ensuite elle arracha de son doigt l'anneau royal, lui ôta le diadème, et fit entrer Joazar, à qui elle donna l'un et l'autre. Elle crut que tous ceux qui avaient été attachés à elle ne manqueraient pas de suivre sa passion, et que son amant serait proclamé roi. Mais ceux qui avaient été les plus empressés à lui plaire étaient des esprits bas et mercenaires, qui étaient incapables d'une sincère affection : d'ailleurs, ils manquaient de courage, et craignaient les ennemis qu'Astarbé s'était attirés ; enfin ils craignaient encore plus la hauteur, la dissimulation et la cruauté de cette femme impie: chacun, pour sa propre sûreté, désirait qu'elle périt.
Cependant tout le palais est plein d'un tumulte affreux ; on entend partout les cris de ceux qui disent : Le roi est mort. Les uns sont effrayés ; les autres courent aux armes : tous paraissent en peine des suites, mais ravis de cette nouvelle. La renommée la fait voler de bouche en bouche dans toute la grande ville de Tyr, et il ne se trouve pas un seul homme qui regrette le roi ; sa mort est la délivrance et la consolation de tout le peuple.
Narbal, frappé d'un coup si terrible, déplora en homme de bien le malheur de Pygmalion, qui s'était trahi lui-même en se livrant à l'impie Astarbé, et qui avait mieux aimé être un tyran monstrueux, que d'être, selon le devoir d'un roi, le père de son peuple. Il songea au bien de l'État, et se hâta de rallier tous les gens de bien, pour s'opposer à Astarbé, sous laquelle on aurait eu un règne encore plus dur que celui qu'on voyait finir.
Narbal savait que Baléazar ne s'était point noyé quand on le jeta dans la mer. Ceux qui assurèrent à Astarbé qu'il était mort parlèrent ainsi croyant qu'il l'était ; mais, à la faveur de la nuit, il s'était sauvé en nageant, et des marchands de Crète, touchés de compassion, l'avaient reçu dans leurs barques. Il n'avait pas osé retourner dans le royaume de son père, soupçonnant qu'on avait voulu le faire périr, et craignant autant la cruelle jalousie de Pygmalion que les artifices d'Astarbé. Il demeura longtemps errant et travesti sur les bords de la mer, en Syrie, ou les marchands Crétois l'avaient laissé ; il fut même obligé de garder un troupeau pour gagner sa vie. Enfin il trouva moyen de faire savoir à Narbal l'état où il était ; il crut pouvoir confier son secret à un homme d'une vertu si éprouvée. Narbal, maltraité par le père, ne laissa pas d'aimer le fils et de veiller pour ses intérêts : mais il n'en prit soin que pour l'empêcher de manquer jamais à ce qu'il devait à son père, et il l'engagea à souffrir patiemment sa mauvaise fortune.
Baléazar avait mandé à Narbal : Si vous jugez que je puisse vous aller trouver, envoyez-moi un anneau d'or, et je comprendrai aussitôt qu'il sera temps de vous aller joindre. Narbal ne jugea point à propos, pendant la vie de Pygmalion, de faire venir Baléazar ; il aurait tout hasardé pour la vie du prince et pour la sienne propre : tant il était difficile de se garantir des recherches rigoureuses de Pygmalion. Mais aussitôt que ce malheureux roi eut fait une fin digne de ses crimes, Narbal se hâta d'envoyer l'anneau d'or à Baléazar. Baléazar partit aussitôt, et arriva aux portes de Tyr dans le temps que toute la ville était en trouble pour savoir qui succéderait à Pygmalion. Baléazar fut aisément reconnu par les principaux Tyriens et par tout le peuple. On l'aimait, non pour l'amour du feu roi son père, qui était haï universellement, mais à cause de sa douceur et de sa modération. Ses longs malheurs mêmes lui donnaient je ne sais quel éclat qui relevait toutes ses bonnes qualités, et qui attendrissait tous les Tyriens en sa faveur.
Narbal assembla les chefs du peuple, les vieillards qui formaient le conseil, et les prêtres de la grande déesse de Phénicie. Ils saluèrent Baléazar comme leur roi, et le firent proclamer par des hérauts. Le peuple répondit par mille acclamations de joie. Astarbé les entendit du fond du palais, où elle était renfermée avec son lâche et infâme Joazar. Tous les méchants dont elle s'était servie pendant la vie de Pygmalion l'avaient abandonnée ; car les méchants craignent les méchants, s'en défient, et ne souhaitent point de les voir en crédit. Les hommes corrompus connaissent combien leurs semblables abuseraient de l'autorité, et quelle serait leur violence. Mais pour les bons, les méchants s'en accommodent mieux, parce qu'au moins ils espèrent de trouver en eux de la modération et de l'indulgence. Il ne restait plus autour d'Astarbé que certains complices de ses crimes les plus affreux, et qui ne pouvaient attendre que le supplice.
On força le palais : ces scélérats n'osèrent pas résister longtemps, et ne songèrent qu'à s'enfuir. Astarbé, déguisée en esclave, voulut se sauver dans la foule ; mais un soldat la reconnut : elle fut prise, et on eut bien de la peine à empêcher qu'elle ne fût déchirée par le peuple en fureur. Déjà on avait commencé à la traîner dans la boue ; mais Narbal la tira des mains de la populace. Alors elle demanda à parler à Baléazar, espérant de l'éblouir par ses charmes, et de lui faire espérer qu'elle lui découvrirait des secrets importants. Baléazar ne put refuser de l'écouter. D'abord elle montra, avec sa beauté, une douceur et une modestie capables de toucher les cœurs les plus irrités. Elle flatta Baléazar par les louanges les plus délicates et les plus insinuantes; elle lui représenta combien Pygmalion l'avait aimée ; elle le conjura par ses cendres d'avoir pitié d'elle ; elle invoqua les dieux, comme si elle les eût sincèrement adorés ; elle versa des torrents de larmes ; elle se jeta aux genoux du nouveau roi : mais ensuite elle n'oublia rien pour lui rendre suspects et odieux tous ses serviteurs les plus affectionnés. Elle accusa Narbal d'être entré dans une conjuration contre Pygmalion, et d'avoir essayé de suborner les peuples pour se faire roi au préjudice de Baléazar : elle ajouta qu'il voulait empoisonner ce jeune prince. Elle inventa de semblables calomnies contre tous les autres Tyriens qui aiment la vertu ; elle espérait de trouver dans le cœur de Baléazar la même défiance et les mêmes soupçons qu'elle avait vus dans celui du roi son père. Mais Baléazar, ne pouvant plus souffrir la noire malignité de cette femme, l'interrompit, et appela des gardes. On la mit en prison; les plus sages vieillards furent commis pour examiner toutes ses actions.
On découvrit avec horreur qu'elle avait empoisonné et étouffé Pygmalion: toute la suite de sa vie parut un enchaînement continuel de crimes monstrueux. On allait la condamner au supplice qui est destiné à punir les grands crimes dans la Phénicie ; c'est d'être brûlé à petit feu : mais quand elle comprit qu'il ne lui restait plus aucune espérance, elle devint semblable à une Furie sortie de l'enfer ; elle avala du poison qu'elle portait toujours sur elle, pour se faire mourir, en cas qu'on voulût lui faire souffrir de longs tourments. Ceux qui la gardèrent aperçurent qu'elle souffrait une violente douleur : ils voulurent la secourir ; mais elle ne voulut jamais leur répondre, et elle fit signe qu'elle ne voulait aucun soulagement. On lui parla des justes dieux, qu'elle avait irrités : au lieu de témoigner la confusion et le repentir que ses fautes méritaient, elle regarda le ciel avec mépris et arrogance, comme pour insulter aux dieux. La rage et l'impiété étaient peintes sur son visage mourant : on ne voyait plus aucun reste de cette beauté qui avait fait le malheur de tant d'hommes. Toutes ses grâces étaient effacées : ses yeux éteints roulaient dans sa tête, et jetaient des regards farouches ; un mouvement convulsif agitait ses lèvres, et tenait sa bouche ouverte d'une horrible grandeur ; tout son visage, tiré et rétréci, faisait des grimaces hideuses ; une pâleur livide et une froideur mortelle avaient saisi tout son corps. Quelquefois elle semblait se ranimer, mais ce n'était que pour pousser des hurlements. Enfin elle expira, laissant remplis d'horreur et d'effroi tous ceux qui la virent. Ses mânes impies descendirent sans doute dans ces tristes lieux où les cruelles Danaïdes puisent éternellement de l'eau dans des vases percés ; où Ixion tourne à jamais sa roue ; où Tantale, brûlant de soif, ne peut avaler l'eau qui s'enfuit de ses lèvres ; où Sisyphe roule inutilement un rocher qui retombe sans cesse ; et où Titye sentira éternellement, dans ses entrailles toujours renaissantes, un vautour qui les ronge.
Baléazar, délivré de ce monstre, rendit grâces aux dieux par d'innombrables sacrifices. Il a commencé son règne par une conduite tout opposée à celle de Pygmalion. Il s'est appliqué à faire refleurir le commerce, qui languissait tous les jours de plus en plus : il a pris les conseils de Narbal pour les principales affaires, et n'est pourtant point gouverné par lui ; car il veut tout voir par lui-même : il écoute tous les différents avis qu'on veut lui donner, et décide ensuite sur ce qui lui paraît le meilleur. Il est aimé des peuples. En possédant les cœurs, il possède plus de trésors que son père n'en avait amassé par son avarice cruelle ; car il n'y a aucune famille qui ne lui donnât tout ce qu'elle a de bien, s'il se trouvait dans une pressante nécessité : ainsi, ce qu'il leur laisse est plus à lui que s'il le leur ôtait. Il n'a pas besoin de se précautionner pour la sûreté de sa vie ; car il a toujours autour de lui la plus sûre garde, qui est l'amour des peuples. Il n'y a aucun de ses sujets qui ne craigne de le perdre, et qui ne hasardât sa propre vie pour conserver celle d'un si bon roi. Il vit heureux, et tout son peuple est heureux avec lui : il craint de charger trop ses peuples; ses peuples craignent de ne lui offrir pas une assez grande partie de leurs biens : il les laisse dans l'abondance ; et cette abondance ne les rend ni indociles ni insolents ; car ils sont laborieux, adonnés au commerce, fermes à conserver la pureté des anciennes lois. La Phénicie est remontée au plus haut point de sa grandeur et de sa gloire. C'est à son jeune roi qu'elle doit tant de prospérités.
Narbal gouverne sous lui. O Télémaque, s'il vous voyait maintenant, avec quelle joie vous comblerait-il de présents ! Quel plaisir serait-ce pour lui de vous renvoyer magnifiquement dans votre patrie ! Ne suis-je pas heureux de faire ce qu'il voudrait pouvoir faire lui-même, et d'aller dans l'île d'Ithaque mettre sur le trône le fils d'Ulysse, afin qu'il y règne aussi sagement que Baléazar règne à Tyr!
Après qu'Adoam eut parlé ainsi, Télémaque, charmé de l'histoire que ce Phénicien venait de raconter, et plus encore des marques d'amitié qu'il en recevait dans son malheur, l'embrassa tendrement. Ensuite Adoam lui demanda par quelle aventure il était entré dans l'île de Calypso. Télémaque lui fit, à son tour, l'histoire de son départ de Tyr ; de son passage dans l'île de Chypre ; de la manière dont il avait retrouvé Mentor ; de leur voyage en Crète ; des jeux publics pour l'élection d'un roi après la fuite d'Idoménée ; de la colère de Vénus ; de leur naufrage; du plaisir avec lequel Calypso les avait reçus ; de la jalousie de cette déesse contre une de ses nymphes ; et de l'action de Mentor, qui avait jeté son ami dans la mer, dès qu'il vit le vaisseau phénicien.
Après ces entretiens, Adoam fit servir un magnifique repas, et, pour témoigner une plus grande joie, il rassembla tous les plaisirs dont on pouvait jouir. Pendant le repas, qui fut servi par de jeunes Phéniciens vêtus de blanc et couronnés de fleurs, on brûla les plus exquis parfums de l'Orient. Tous les bancs de rameurs étaient pleins de joueurs de flûte. Achitoas les interrompait de temps en temps par les doux accords de sa voix et de sa lyre, dignes d'être entendus à la table des dieux, et de ravir les oreilles d'Apollon même. Les Tritons, les Néréides, toutes les divinités qui obéissent à Neptune, les monstres marins même, sortaient de leurs grottes humides et profondes pour venir en foule autour du vaisseau, charmés de cette mélodie. Une troupe de jeunes Phéniciens d'une rare beauté, et vêtus de fin lin plus blanc que la neige, dansèrent longtemps les danses de leur pays, puis celles d'Égypte, et enfin celles de la Grèce. De temps en temps des trompettes faisaient retentir l'onde jusqu'aux rivages éloignés. Le silence de la nuit, le calme de la mer, la lumière tremblante de la lune répandue sur la face des ondes*, le sombre azur du ciel semé de brillantes étoiles, servaient à rendre ce spectacle encore plus beau.
Télémaque, d'un naturel vif et sensible, goûtait tous ces plaisirs ; mais il n'osait y livrer son cœur. Depuis qu'il avait éprouvé avec tant de honte, dans l'île de Calypso, combien la jeunesse est prompte à s'enflammer, tous les les plaisirs, même les plus innocents, lui faisaient peur ; tout lui était suspect. Il regardait Mentor, il cherchait sur son visage et dans ses yeux ce qu'il devait penser de tous ces plaisirs.
Mentor était bien aise de le voir dans cet embarras, et ne faisait pas semblant de le remarquer. Enfin, touché de la modération de Télémaque, il lui dit en souriant : Je comprends ce que vous craignez : vous êtes louable de cette crainte ; mais il ne faut pas la pousser trop loin. Personne ne souhaitera jamais plus que moi que vous goûtiez des plaisirs ; mais des plaisirs qui ne vous passionnent ni ne vous amollissent point. Il vous faut des plaisirs qui vous délassent, et que vous goûtiez en vous possédant, mais non pas des plaisirs qui vous entraînent. Je vous souhaite des plaisirs doux et modérés, qui ne vous ôtent point la raison, et qui ne vous rendent jamais semblable à une bête en fureur. Maintenant il est à propos de vous délasser de toutes vos peines. Goûtez avec complaisance pour Adoam les plaisirs qu'il vous offre ; réjouissez-vous, Télémaque, réjouissez-vous. La sagesse n'a rien d'austère ni d'affecté : c'est elle qui donne les vrais plaisirs ; elle seule les sait assaisonner pour les rendre purs et durables ; elle sait mêler les jeux et les ris avec les occupations graves et sérieuses ; elle prépare le plaisir par le travail, et elle délasse du travail par le plaisir. La sagesse n'a point de honte de paraître enjouée quand il le faut.
En disant ces paroles, Mentor prit une lyre, et en joua avec tant d'art, qu'Achitoas, jaloux, laissa tomber la sienne de dépit ; ses yeux s'allumèrent, son visage troublé changea de couleur : tout le monde eût aperçu sa peine et sa honte, si la lyre de Mentor n'eût enlevé l'âme de tous les assistants. A peine osait-on respirer, de peur de troubler le silence, et de perdre quelque chose de ce chant divin : on craignait toujours qu'il finirait trop tôt. La voix de Mentor n'avait aucune douceur efféminée ; mais elle était flexible, forte, et elle passionnait jusqu'aux moindres choses.
Il chanta d'abord les louanges de Jupiter, père et roi des dieux et des hommes*, qui d'un signe de sa tête ébranle l'univers*. Puis il représenta Minerve qui sort de sa tête, c'est-à-dire la sagesse, que ce dieu forme au-dedans de lui-même, et qui sort de lui pour instruire les hommes dociles. Mentor chanta ces vérités d'une voix si touchante, et avec tant de religion, que toute l'assemblée crut être transportée au plus haut de l'Olympe, à la face de Jupiter, dont les regards sont plus perçants que son tonnerre. Ensuite il chanta le malheur du jeune Narcisse, qui, devenant follement amoureux de sa propre beauté, qu'il regardait sans cesse au bord d'une fontaine, se consuma lui-même de douleur, et fut changé en une fleur qui porte son nom. Enfin il chanta aussi la funeste mort du bel Adonis, qu'un sanglier déchira, et que Vénus, passionnée pour lui, ne put ranimer en faisant au ciel des plaintes amères.
Tous ceux qui l'écoutèrent ne purent retenir leurs larmes, et chacun sentait je ne sais quel plaisir en pleurant. Quand il eut cessé de chanter, les Phéniciens étonnés se regardaient les uns les autres. L'un disait : C'est Orphée ; c'est ainsi qu'avec une lyre il apprivoisait les bêtes farouches, et enlevait les bois et les rochers ; c'est ainsi qu'il enchanta Cerbère, qu'il suspendit les tourments d'Ixion et des Danaïdes, et qu'il toucha l'inexorable Pluton, pour tirer des enfers la belle Eurydice. Un autre s'écriait ; Non, c'est Linus, fils d'Apollon. Un autre répondait : Vous vous trompez, c'est Apollon lui-même. Télémaque n'était guère moins surpris que les autres, car il n'avait jamais cru que Mentor sût, avec tant de perfection, chanter et jouer de la lyre.
Achitoas, qui avait eu le loisir de cacher sa jalousie, commença à donner des louanges à Mentor ; mais il rougit en le louant, et il ne put achever son discours. Mentor, qui voyait son trouble, prit la parole, comme s'il eût voulu l'interrompre, et tâcha de le consoler, en lui donnant toutes les louanges qu'il méritait. Achitoas ne fut pas consolé; car il sentit que Mentor le surpassait encore plus par sa modestie que par les charmes de sa voix.
Cependant Télémaque dit à Adoam : Je me souviens que vous m'avez parlé d'un voyage que vous fîtes dans la Bétique depuis que nous fûmes partis d'Égypte. La Bétique est un pays dont on raconte tant de merveilles qu'à peine peut-on les croire. Daignez m'apprendre si tout ce qu'on en dit est vrai. Je serai fort aise, répondit Adoam, de vous dépeindre ce fameux pays, digne de votre curiosité, et qui surpasse tout ce que la renommée en publie. Aussitôt il commença ainsi:
Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile, et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des Colonnes d'Hercule, et de cet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l'âge d'or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons n'y soufflent jamais*. L'ardeur de l'été y est toujours tempérée par des zéphyrs rafraîchissants, qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour. Ainsi toute l'année n'est qu'un heureux hymen du printemps et de l'automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins, et d'autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d'or et d'argent dans ce beau pays ; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l'or et l'argent parmi leurs richesses ; ils n'estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l'homme.
Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l'or et l'argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer ; par exemple, pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au dehors, ils n'avaient besoin d'aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d'artisans: car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes ; encore même la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l'agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas d'exercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale.
Les femmes filent cette belle laine, et en font des étoffes fines d'une merveilleuse blancheur ; elles font le pain, apprêtent à manger ; et ce travail leur est facile, car on vit en ce pays de fruits ou de lait, et rarement de viande. Elles emploient le cuir de leurs moutons à faire une légère chaussure pour elles, pour leurs maris, et pour leurs enfants; elles font des tentes, dont les unes sont de peaux cirées et les autres d'écorces d'arbres ; elles font et lavent tous les habits de la famille, et tiennent les maisons dans un ordre et une propreté admirables. Leurs habits sont aisés à faire ; car, en ce doux climat, on ne porte qu'une pièce d'étoffe fine et légère, qui n'est point taillée, et que chacun met à longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant la forme qu'il veut.
Les hommes n'ont d'autres arts à exercer, outre la culture des terres et la conduite des troupeaux, que l'art de mettre le bois et le fer en œuvre ; encore même ne se servent-ils guère du fer, excepté pour les instruments nécessaires au labourage. Tous les arts qui regardent l'architecture leur sont inutiles ; car ils ne bâtissent jamais de maison. C'est, disent-ils, s'attacher trop à la terre, que de s'y faire une demeure qui dure beaucoup plus que nous ; il suffit de se défendre des injures de l'air. Pour tous les autres arts estimés chez les Grecs, chez les Égyptiens, et chez tous les autres peuples bien policés, ils les désertent, comme des inventions de la vanité et de la mollesse.
Quand on leur parle des peuples qui ont l'art de faire des bâtiments superbes, des meubles d'or et d'argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont l'harmonie charme, ils répondent en ces termes : Ces peuples sont bien malheureux d'avoir employé tant de travail et d'industrie à se corrompre eux-mêmes ! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent : il tente ceux qui en sont privés, de vouloir l'acquérir par l'injustice et par la violence. Peut-on nommer bien, un superflu qui ne sert qu'à rendre les hommes mauvais ? Les hommes de ce pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous? vivent-ils plus longtemps ? sont-ils plus unis entre eux ? mènent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie ? Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités par l'ambition, par la crainte, par l'avarice, incapables des plaisirs purs et simples, puisqu'ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre tout leur bonheur.
C'est ainsi, continuait Adoam, que parlent ces hommes sages, qui n'ont appris la sagesse qu'en étudiant la simple nature. Ils ont horreur de notre politesse ; et il faut avouer que la leur est grande dans leur aimable simplicité. Ils vivent tous ensemble sans partager les terres; chaque famille est gouvernée par son chef, qui en est le véritable roi. Le père de famille est en droit de punir chacun de ses enfants ou petits-enfants qui fait une mauvaise action ; mais, avant que de le punir, il prend les avis du reste de la famille. Ces punitions n'arrivent presque jamais ; car l'innocence des mœurs, la bonne foi, l'obéissance, et l'horreur du vice, habitent dans cette heureuse terre. Il semble qu'Astrée, qu'on dit qui est retirée dans le ciel, est encore ici-bas cachée parmi ces hommes. Il ne faut point de juges parmi eux, car leur propre conscience les juge. Tous les biens sont communs : les fruits des arbres, les légumes de la terre, le lait des troupeaux, sont des richesses si abondantes, que des peuples si sobres et si modérés n'ont pas besoin de les partager. Chaque famille, errante dans ce beau pays, transporte ses tentes d'un lieu en un autre, quand elle a consumé les fruits et épuisé les pâturages de l'endroit où elle s'était mise. Ainsi, ils n'ont point d'intérêts à soutenir les uns contre les autres, et ils s'aiment tous d'un amour fraternel que rien ne trouble. C'est le retranchement des vaines richesses et des plaisirs trompeurs, qui leur conserve cette paix, cette union et cette liberté. Ils sont tous libres et tous égaux. On ne voit parmi eux aucune distinction, que celle qui vient de l'expérience des sages vieillards, ou de la sagesse extraordinaire de quelques jeunes hommes qui égalent les vieillards consommés en vertu. La fraude, la violence, le parjure, les procès, les guerres ne font jamais entendre leur voix cruelle et empestée, dans ce pays chéri des dieux. Jamais le sang humain n'a rougi cette terre ; à peine y voit-on couler celui des agneaux. Quand on parle à ces peuples des batailles sanglantes, des rapides conquêtes, des renversements d'États qu'on voit dans les autres nations, ils ne peuvent assez s'étonner. Quoi ! disent-ils, les hommes ne sont-ils pas assez mortels, sans se donner encore les uns aux autres une mort précipitée ? La vie est si courte ! et il semble qu'elle leur paraisse trop longue ! Sont-ils sur la terre pour se déchirer les uns les autres, et pour se rendre mutuellement malheureux?
Au reste, ces peuples de la Bétique ne peuvent comprendre qu'on admire tant les conquérants qui subjuguent les grands empires. Quelle folie, disent-ils, de mettre son bonheur à gouverner les autres hommes, dont le gouvernement donne tant de peine, si on veut les gouverner avec raison, et suivant la justice ! Mais pourquoi prendre plaisir à les gouverner malgré eux ? C'est tout ce qu'un homme sage peut faire, que de vouloir s'assujettir à gouverner un peuple docile dont les dieux l'ont chargé, ou un peuple qui le prie d'être comme son père et son pasteur. Mais gouverner les peuples contre leur volonté, c'est se rendre très-misérable, pour avoir le faux honneur de les tenir dans l'esclavage. Un conquérant est un homme que les dieux, irrités contre le genre humain, ont donné à la terre dans leur colère, pour ravager les royaumes, pour répandre partout l'effroi, la misère, le désespoir, et pour faire autant d'esclaves qu'il y a d'hommes libres. Un homme qui cherche la gloire ne la trouve-t-il pas assez en conduisant avec sagesse ce que les dieux ont mis dans ses mains ? Croit-il ne pouvoir mériter des louanges qu'en devenant violent, injuste, hautain, usurpateur et tyrannique sur tous ses voisins ? Il ne faut jamais songer à la guerre que pour défendre sa liberté. Heureux celui qui, n'étant point esclave d'autrui, n'a point la folle ambition de faire d'autrui son esclave ! Ces grands conquérants, qu'on nous dépeint avec tant de gloire, ressemblent à ces fleuves débordés qui paraissent majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes qu'ils devraient seulement arroser.
Après qu'Adoam eut fait cette peinture de la Bétique, Télémaque, charmé, lui fit diverses questions curieuses. Ces peuples, lui dit-il, boivent-ils du vin ? Ils n'ont garde d'en boire, reprit Adoam, car ils n'ont jamais voulu en faire. Ce n'est pas qu'ils manquent de raisins; aucune terre n'en porte de plus délicieux ; mais ils se contentent de manger le raisin comme les autres fruits, et ils craignent le vin comme le corrupteur des hommes. C'est une espèce de poison, disent-ils, qui met en fureur ; il ne fait pas mourir l'homme, mais il le rend bête. Les hommes peuvent conserver leur santé et leur force sans vin ; avec le vin, ils courent risque de ruiner leur santé, et de perdre les bonnes mœurs.
Télémaque disait ensuite : Je voudrais bien savoir quelles lois règlent les mariages dans cette nation. Chaque homme, répondait Adoam, ne peut avoir qu'une femme, et il faut qu'il la garde tant qu'elle vit. L'honneur des hommes, en ce pays, dépend autant de leur fidélité à l'égard de leurs femmes, que l'honneur des femmes dépend, chez les autres peuples, de leur fidélité pour leurs maris. Jamais peuple ne fut si honnête, ni si jaloux de la pureté. Les femmes y sont belles et agréables, mais simples, modestes et laborieuses. Les mariages y sont paisibles, féconds, sans tache. Le mari et la femme semblent n'être plus qu'une seule personne en deux corps différents. Le mari et la femme partagent ensemble tous les soins domestiques ; le mari règle toutes les affaires du dehors ; la femme se renferme dans son ménage ; elle soulage son mari ; elle paraît n'être faite que pour lui plaire ; elle gagne sa confiance, et le charme moins par sa beauté que par sa vertu. Ce vrai charme de leur société dure autant que leur vie. La sobriété, la modération et les mœurs pures de ce peuple lui donnent une vie longue et exempte de maladies. On y voit des vieillards de cent et de six vingts ans, qui ont encore de la gaieté et de la vigueur.
Il me reste, ajoutait Télémaque, à savoir comment ils font pour éviter la guerre avec les autres peuples voisins. La nature, dit Adoam, les a séparés des autres peuples d'un côté par la mer, et de l'autre par de hautes montagnes du côté du nord. D'ailleurs, les peuples voisins les respectent à cause de leur vertu. Souvent les autres peuples, ne pouvant s'accorder entre eux, les ont pris pour juges de leurs différends, et leur ont confié les terres et les villes qu'ils disputaient entre eux. Comme cette sage nation n'a jamais fait aucune violence, personne ne se défie d'elle. Ils rient quand on leur parle des rois qui ne peuvent régler entre eux les frontières de leurs États. Peut-on craindre, disent-ils, que la terre manque aux hommes ? il y en aura toujours plus qu'ils n'en pourront cultiver. Tandis qu'il restera des terres libres et incultes, nous ne voudrions pas même défendre les nôtres contre des voisins qui viendraient s'en saisir. On ne trouve, dans tous les habitants de la Bétique, ni orgueil, ni hauteur, ni mauvaise foi, ni envie d'étendre leur domination. Ainsi leurs voisins n'ont jamais rien à craindre d'un tel peuple, et ils ne peuvent espérer de s'en faire craindre ; c'est pourquoi ils les laissent en repos. Ce peuple abandonnerait son pays, ou se livrerait à la mort, plutôt que d'accepter la servitude : ainsi il est autant difficile à subjuguer, qu'il est incapable de vouloir subjuguer les autres. C'est ce qui fait une paix profonde entre eux et leurs voisins.
Adoam finit ce discours en racontant de quelle manière les Phéniciens faisaient leur commerce dans la Bétique. Ces peuples, disait-il, furent étonnés quand ils virent venir, au travers des ondes de la mer, des hommes étrangers qui venaient de si loin. Ils nous laissèrent fonder une ville dans l'île de Gadès ; ils nous reçurent même chez eux avec bonté, et nous firent part de tout ce qu'ils avaient, sans vouloir de nous aucun payement. De plus, ils nous offrirent de nous donner libéralement tout ce qu'il leur resterait de leurs laines, après qu'ils en auraient fait leur provision pour leur usage ; et en effet, ils nous en envoyèrent un riche présent. C'est un plaisir pour eux que de donner aux étrangers leur superflu.
Pour leurs mines, ils n'eurent aucune peine à nous les abandonner ; elles leur étaient inutiles. Il leur paraissait que les hommes n'étaient guère sages d'aller chercher par tant de travaux, dans les entrailles de la terre, ce qui ne peut les rendre heureux, ni satisfaire à aucun vrai besoin. Ne creusez point, nous disaient-ils, si avant dans la terre: contentez-vous de la labourer ; elle vous donnera de véritables biens qui vous nourriront ; vous en tirerez des fruits qui valent mieux que l'or et que l'argent, puisque les hommes ne veulent de l'or et de l'argent que pour acheter les aliments qui soutiennent leur vie.
Nous avons souvent voulu leur apprendre la navigation, et mener les jeunes hommes de leur pays dans la Phénicie ; mais ils n'ont jamais voulu que leurs enfants apprissent à vivre comme nous. Ils apprendraient, nous disaient-ils, à avoir besoin de toutes les choses qui vous sont devenues nécessaires : ils voudraient les avoir ; ils abandonneraient la vertu pour les obtenir par de mauvaises industries. Ils deviendraient comme un homme qui a de bonnes jambes, et qui, perdant l'habitude de marcher, s'accoutume enfin au besoin d'être toujours porté comme un malade. Pour la navigation, ils l'admirent à cause de l'industrie de cet art ; mais ils croient que c'est un art pernicieux. Si ces gens-là, disent-ils, ont suffisamment en leur pays ce qui est nécessaire à la vie, que vont-ils chercher en un autre ? Ce qui suffit aux besoins de la nature ne leur suffit-il pas ? Ils mériteraient de faire naufrage, puisqu'ils cherchent la mort au milieu des tempêtes, pour assouvir l'avarice des marchands, et pour flatter les passions des autres hommes.
Télémaque était ravi d'entendre ces discours d'Adoam, et il se réjouissait qu'il y eût encore au monde un peuple qui, suivant la droite nature, fût si sage et si heureux tout ensemble. O combien ces mœurs, disait-il, sont-elles éloignées des mœurs vaines et ambitieuses des peuples qu'on croit les plus sages ! Nous sommes tellement gâtés, qu'à peine pouvons-nous croire que cette simplicité si naturelle puisse être véritable. Nous regardons les mœurs de ce peuple comme une belle fable, et il doit regarder les nôtres comme un songe monstrueux.
LIVRE HUITIÈME.
SOMMAIRE.
Vénus irritée demande à Jupiter la perte de Télémaque ; mais les destins ne permettent pas qu'il périsse, et la déesse va solliciter de Neptune les moyens de l'éloigner d'Ithaque où le conduit Adoam.—Neptune envoie aussitôt au pilote Achamas une divinité trompeuse, qui enchante ses sens par ses prestiges et le fait entrer à pleines voiles dans le port de Salente, au moment où le pilote croyait arriver à Ithaque.—Idoménée, roi des Salentins, fait l'accueil le plus favorable à Mentor et à Télémaque.—Il les conduit au temple de Jupiter, où il avait ordonné un sacrifice pour le succès d'une guerre contre les Manduriens.—Le sacrificateur, ayant consulté les entrailles des victimes, fait tout espérer à Idoménée et l'assure qu'il devra son bonheur à ses nouveau hôtes.
Pendant que Télémaque et Adoam s'entretenaient de la sorte, oubliant le sommeil, et n'apercevant pas que la nuit était déjà au milieu de sa course, une divinité ennemie et trompeuse les éloignait d'Ithaque, que leur pilote Achamas cherchait en vain. Neptune, quoique favorable aux Phéniciens, ne pouvait supporter plus longtemps que Télémaque eût échappé à la tempête qui l'avait jeté contre les rochers de l'île de Calypso. Vénus était encore plus irritée de voir ce jeune homme qui triomphait, ayant vaincu l'Amour et tous ses charmes. Dans le transport de sa douleur, elle quitta Cythère, Paphos, Idalie, et tous les honneurs qu'on lui rend dans l'île de Chypre : elle ne pouvait plus demeurer dans ces lieux où Télémaque avait méprisé son empire. Elle monte vers l'éclatant Olympe, où les dieux étaient assemblés autour du trône de Jupiter. De ce lieu, ils aperçoivent les astres qui roulent sous leurs pieds ; ils voient le globe de la terre comme un petit amas de boue ; les mers immenses ne leur paraissent que comme des gouttes d'eau dont ce morceau de boue est un peu détrempé : les plus grands royaumes ne sont à leurs yeux qu'un peu de sable qui couvre la surface de cette boue ; les peuples innombrables et les plus puissantes armées ne sont que comme des fourmis qui se disputent les unes aux autres un brin d'herbe sur ce morceau de boue. Les immortels rient des affaires les plus sérieuses qui agitent les faibles mortels, et elles leurs paraissent des jeux d'enfants. Ce que les hommes appellent grandeur, gloire, puissance, profonde politique, ne paraît à ces suprêmes divinités que misère et faiblesse.
C'est dans cette demeure, si élevée au-dessus de la terre, que Jupiter a posé son trône immobile : ses yeux percent jusque dans l'abîme, et éclairent jusque dans les derniers replis des cœurs : ses regards doux et sereins répandent le calme et la joie dans tout l'univers*. Au contraire, quand il secoue sa chevelure, il ébranle le ciel et la terre*. Les dieux mêmes, éblouis des rayons de gloire qui l'environnent, ne s'en approchent qu'avec tremblement.
Toutes les divinités célestes étaient dans ce moment auprès de lui. Vénus se présenta avec tous les charmes qui naissent dans son sein ; sa robe flottante avait plus d'éclat que toutes les couleurs dont Iris se pare au milieu des sombres nuages, quand elle vient promettre aux mortels effrayés la fin des tempêtes, et leur annoncer le retour du beau temps. Sa robe était nouée par cette fameuse ceinture sur laquelle paraissent les grâces ; les cheveux de la déesse étaient attachés par derrière négligemment avec une tresse d'or*. Tous les dieux furent surpris de sa beauté, comme s'ils ne l'eussent jamais vue ; et leurs yeux en furent éblouis, comme ceux des mortels le sont, quand Phébus, après une longue nuit, vient les éclairer par ses rayons. Ils se regardaient les uns les autres avec étonnement, et leurs yeux revenaient toujours sur Vénus ; mais ils s'aperçurent que les yeux de cette déesse étaient baignés de larmes, et qu'une douleur amère était peinte sur son visage.
Cependant elle s'avançait vers le trône de Jupiter, d'une démarche douce et légère, comme le vol rapide d'un oiseau qui fend l'espace immense des airs*. Il la regarda avec complaisance ; il lui fit un doux souris ; et, se levant, il l'embrassa*. Ma chère fille, lui dit-il, quelle est votre peine ? Je ne puis voir vos larmes sans en être touché : ne craignez point de m'ouvrir votre cœur ; vous connaissez ma tendresse et ma complaisance.
Vénus lui répondit d'une voix douce, mais entrecoupée de profonds soupirs : O père des dieux et des hommes, vous qui voyez tout, pouvez-vous ignorer ce qui fait ma peine ? Minerve ne s'est pas contentée d'avoir renversé jusqu'aux fondements la superbe ville de Troie, que je défendais, et de s'être vengée de Pâris, qui avait préféré ma beauté à la sienne ; elle conduit par toutes les terres et par toutes les mers le fils d'Ulysse, ce cruel destructeur de Troie. Télémaque est accompagné par Minerve ; c'est ce qui empêche qu'elle ne paraisse ici en son rang avec les autres divinités. Elle a conduit ce jeune téméraire dans l'île de Chypre pour m'outrager. Il a méprisé ma puissance ; il n'a pas daigné seulement brûler de l'encens sur mes autels : il a témoigné avoir horreur des fêtes que l'on célèbre en mon honneur ; il a fermé son cœur à tous mes plaisirs. En vain Neptune, pour le punir à ma prière, a irrité les vents et les flots contre lui : Télémaque, jeté par un naufrage horrible dans l'île de Calypso, a triomphé de l'Amour même, que j'avais envoyé dans cette île pour attendrir le cœur de ce jeune Grec. Ni sa jeunesse, ni les charmes de Calypso et de ses nymphes, ni les traits enflammés de l'Amour, n'ont pu surmonter les artifices de Minerve. Elle l'a arraché de cette île : me voilà confondue ; un enfant triomphe de moi!
Jupiter, pour consoler Vénus, lui dit : Il est vrai, ma fille, que Minerve défend le cœur de ce jeune Grec contre toutes les flèches de votre fils, et qu'elle lui prépare une gloire que jamais jeune homme n'a méritée. Je suis fâché qu'il ait méprisé vos autels ; mais je ne puis le soumettre à votre puissance. Je consens, pour l'amour de vous, qu'il soit encore errant par mer et par terre, qu'il vive loin de sa patrie, exposé à toutes sortes de maux et de dangers ; mais les destins ne permettent, ni qu'il périsse, ni que sa vertu succombe dans les plaisirs dont vous flattez les hommes. Consolez-vous donc, ma fille ; soyez contente de tenir dans votre empire tant d'autres héros et tant d'immortels.
En disant ces paroles, il fit à Vécus un souris plein de grâce et de majesté. Un éclat de lumière, semblable aux plus perçants éclairs, sortit de ses yeux. En baisant Vénus avec tendresse, il répandit une odeur d'ambroisie dont tout l'Olympe fut parfumé. La déesse ne put s'empêcher d'être sensible à cette caresse du plus grand des dieux: malgré ses larmes et sa douleur, on vit la joie se répandre sur son visage ; elle baissa son voile pour cacher la rougeur de ses joues, et l'embarras où elle se trouvait. Toute l'assemblée des dieux applaudit aux paroles de Jupiter ; et Vénus, sans perdre un moment, alla trouver Neptune pour concerter avec lui les moyens de se venger de Télémaque.
Elle raconta à Neptune ce que Jupiter lui avait dit. Je savais déjà, répondit Neptune, l'ordre immuable des destins : mais si nous ne pouvons abîmer Télémaque dans les flots de la mer, du moins n'oublions rien pour le rendre malheureux, et pour retarder son retour à Ithaque. Je ne puis consentir à faire périr le vaisseau phénicien dans lequel il est embarqué. J'aime les Phéniciens, c'est mon peuple ; nulle autre nation de l'univers ne cultive comme eux mon empire. C'est par eux que la mer est devenue le lien de la société de tous les peuples de la terre. Ils m'honorent par de continuels sacrifices sur mes autels ; ils sont justes, sages et laborieux dans le commerce ; ils répandent partout la commodité et l'abondance. Non, déesse, je ne puis souffrir qu'un de leurs vaisseaux fasse naufrage : mais je ferai que le pilote perdra sa route, et qu'il s'éloignera d'Ithaque où il veut aller.
Vénus, contente de cette promesse, rit avec malignité, et retourna dans son char volant sur les prés fleuris d'Idalie, où les Grâces, les Jeux et les Ris témoignèrent leur joie de la revoir, dansant autour d'elle sur les fleurs qui parfument ce charmant séjour.
Neptune envoya aussitôt une divinité trompeuse, semblable aux Songes, excepté que les Songes ne trompent que pendant le sommeil, au lieu que cette divinité enchante les sens des hommes qui veillent. Ce dieu malfaisant, environné d'une foule innombrable de Mensonges ailés qui voltigent autour de lui, vint répandre une liqueur subtile et enchantée sur les yeux du pilote Achamas, qui considérait attentivement, à la clarté de la lune, le cours des étoiles, et le rivage d'Ithaque, dont il découvrait déjà assez près de lui les rochers escarpés. Dans ce même moment, les yeux du pilote ne lui montrèrent plus rien de véritable. Un faux ciel et une terre feinte se présentèrent à lui. Les étoiles parurent comme si elles avaient changé leur course, et qu'elles fussent revenues sur leurs pas ; tout l'Olympe semblait se mouvoir par des lois nouvelles. La terre même était changée : une fausse Ithaque se présentait toujours au pilote pour l'amuser, tandis qu'il s'éloignait de la véritable. Plus il s'avançait vers cette image trompeuse du rivage de l'île, plus cette image reculait ; elle fuyait toujours devant lui, et il ne savait que croire de cette fuite. Quelquefois il s'imaginait entendre déjà le bruit qu'on fait dans un port. Déjà il se préparait, selon l'ordre qu'il en avait reçu, à aller aborder secrètement dans une petite île qui est auprès de la grande, pour dérober aux amants de Pénélope, conjurés contre Télémaque, le retour de celui-ci. Quelquefois il craignait les écueils dont cette côte de la mer est bordée ; et il lui semblait entendre l'horrible mugissement des vagues qui vont se briser contre ces écueils ; puis tout à coup il remarquait que la terre paraissait encore éloignée. Les montagnes n'étaient à ses yeux, dans cet éloignement, que comme de petits nuages qui obscurcissent quelquefois l'horizon pendant que le soleil se couche. Ainsi Achamas était étonné; et l'impression de la divinité trompeuse qui charmait ses yeux lui faisait éprouver un certain saisissement qui lui avait été jusqu'alors inconnu. Il était même tenté de croire qu'il ne veillait pas, et qu'il était dans l'illusion d'un songe. Cependant Neptune commanda au vent d'orient de souffler pour jeter le navire sur les côtes de l'Hespérie[30]. Le vent obéit avec tant de violence, que le navire arriva bientôt sur le rivage que Neptune avait marqué.
Déjà l'aurore annonçait le jour ; déjà les étoiles, qui craignent les rayons du soleil, et qui en sont jalouses, allaient cacher dans l'Océan leurs sombres feux, quand le pilote s'écria : Enfin, je n'en puis plus douter, nous touchons presque à l'île d'Ithaque ! Télémaque, réjouissez-vous ; dans une heure vous pourrez revoir Pénélope, et peut-être trouver Ulysse remonté sur son trône ! A ce cri, Télémaque, qui était immobile dans les bras du sommeil, s'éveille, se lève, monte au gouvernail, embrasse le pilote, et de ses yeux encore à peine ouverts regarde fixement la côte voisine. Il gémit, ne reconnaissant point les rivages de sa patrie. Hélas ! où sommes-nous ? dit-il ; ce n'est point là ma chère Ithaque ! Vous vous êtes trompé, Achamas ; vous connaissez mal cette côte, si éloignée de votre pays. Non, non, répondit Achamas, je ne puis me tromper en considérant les bords de cette île. Combien de fois suis-je entré dans votre port ; j'en connais jusqu'aux moindres rochers; le rivage de Tyr n'est guère mieux dans ma mémoire. Reconnaissez cette montagne qui avance ; voyez ce rocher qui s'élève comme une tour; n'entendez-vous pas la vague qui se rompt contre ces autres rochers lorsqu'ils semblent menacer la mer par leur chute ? Mais ne remarquez-vous pas le temple de Minerve qui fend la nue ? Voilà la forteresse, et la maison d'Ulysse votre père.
Vous vous trompez, ô Acharnas, répondit Télémaque ; je vois au contraire une côte assez relevée, mais unie ; j'aperçois une ville qui n'est point Ithaque. O dieux ! est-ce ainsi que vous vous jouez des hommes?
Pendant qu'il disait ces paroles, tout à coup les yeux d'Achamas furent changés. Le charme se rompit ; il vit le rivage tel qu'il était véritablement, et reconnut son erreur. Je l'avoue, ô Télémaque, s'écria-t-il : quelque divinité ennemie avait enchanté mes yeux ; je croyais voir Ithaque, et son image tout entière se présentait à moi; mais dans ce moment elle disparaît comme un songe. Je vois une autre ville ; c'est sans doute Salente, qu'Idoménée, fugitif de Crète, vient de fonder dans l'Hespérie : j'aperçois des murs qui s'élèvent, et qui ne sont pas encore achevés ; je vois un port qui n'est pas encore entièrement fortifié.
Pendant qu'Achamas remarquait les divers ouvrages nouvellement faits dans cette ville naissante, et que Télémaque déplorait son malheur, le vent que Neptune faisait souffler les fit entrer à pleines voiles dans une rade où ils se trouvèrent à l'abri, et tout auprès du port.
Mentor, qui n'ignorait ni la vengeance de Neptune ni le cruel artifice de Vénus, n'avait fait que sourire de l'erreur d'Achamas. Quand ils furent dans cette rade, Mentor dit à Télémaque : Jupiter vous éprouve; mais il ne veut pas votre perte : au contraire, il ne vous éprouve que pour vous ouvrir le chemin de la gloire. Souvenez-vous des travaux d'Hercule ; ayez toujours devant vos yeux ceux de votre père. Quiconque ne sait pas souffrir n'a point un grand cœur. Il faut, par votre patience et par votre courage, lasser la cruelle fortune qui se plaît à vous persécuter*. Je crains moins pour vous les plus affreuses disgrâces de Neptune, que je ne craignais les caresses flatteuses de la déesse qui vous retenait dans son île. Que tardons-nous ? entrons dans ce port : voici un peuple ami ; c'est chez les Grecs que nous arrivons: Idoménée, si maltraité par la fortune, aura pitié des malheureux*. Aussitôt ils entrèrent dans le port de Salente, où le vaisseau phénicien fut reçu sans peine, parce que les Phéniciens sont en paix et en commerce avec tous les peuples de l'univers.
Télémaque regardait avec admiration cette ville naissante, semblable à une jeune plante, qui, ayant été nourrie par la douce rosée de la nuit, sent, dès le matin, les rayons du soleil qui viennent l'embellir ; elle croît, elle ouvre ses tendres boutons, elle étend ses feuilles vertes, elle épanouit ses fleurs odoriférantes avec mille couleurs nouvelles ; à chaque moment qu'on la voit, on y trouve un nouvel éclat. Ainsi fleurissait la nouvelle ville d'Idoménée sur le rivage de la mer ; chaque jour, chaque heure, elle croissait avec magnificence, et elle montrait de loin, aux étrangers qui étaient sur la mer, de nouveaux ornements d'architecture qui s'élevaient jusqu'au ciel. Toute la côte retentissait des cris des ouvriers et des coups de marteau : les pierres étaient suspendues en l'air par des grues avec des cordes. Tous les chefs animaient le peuple au travail dès que l'aurore paraissait ; et le roi Idoménée, donnant partout les ordres lui-même, faisait avancer les ouvrages avec une incroyable diligence.
A peine le vaisseau phénicien fut arrivé, que les Crétois donnèrent à Télémaque et à Mentor toutes les marques d'amitié sincère. On se hâta d'avertir Idoménée de l'arrivée du fils d'Ulysse. Le fils d'Ulysse! s'écria-t-il ; d'Ulysse, ce cher ami ! de ce sage héros, par qui nous avons enfin renversé la ville de Troie ! Qu'on le mène ici, et que je lui montre combien j'ai aimé son père ! Aussitôt on lui présente Télémaque, qui lui demande l'hospitalité, en lui disant son nom.
Idoménée lui répondit avec un visage doux et riant : Quand même on ne m'aurait pas dit qui vous êtes, je crois que je vous aurais reconnu. Voilà Ulysse lui-même ; voilà ses yeux pleins de feu, et dont le regard était si ferme ; voilà son air, d'abord froid et réservé, qui cachait tant de vivacité et de grâces ; je reconnais même ce sourire fin, cette action négligée, cette parole douce, simple et insinuante, qui persuadait sans qu'on eût le temps de s'en défier. Oui, vous êtes le fils d'Ulysse ; mais vous serez aussi le mien. O mon fils, mon cher fils! quelle aventure vous amène sur ce rivage ? Est-ce pour chercher votre père ? Hélas ! je n'en ai aucune nouvelle. La fortune nous a persécutés lui et moi : il a eu le malheur de ne pouvoir retrouver sa patrie, et j'ai eu celui de retrouver la mienne pleine de la colère des dieux contre moi. Pendant qu'Idoménée disait ces paroles, il regardait fixement Mentor, comme un homme dont le visage ne lui était pas inconnu, mais dont il ne pouvait retrouver le nom.
Cependant Télémaque lui répondait les larmes aux yeux : O roi, pardonnez-moi la douleur que je ne saurais vous cacher dans un temps où je ne devrais vous témoigner que de la joie et de la reconnaissance pour vos bontés. Par le regret que vous témoignez de la perte d'Ulysse, vous m'apprenez vous-même à sentir le malheur de ne pouvoir trouver mon père. Il y a déjà longtemps que je le cherche dans toutes les mers. Les dieux irrités ne me permettent ni de le revoir, ni de savoir s'il a fait naufrage, ni de pouvoir retourner à Ithaque, où Pénélope languit dans le désir d'être délivrée de ses amants. J'avais cru vous trouver dans l'île de Crète : j'y ai su votre cruelle destinée, et je ne croyais pas devoir jamais approcher de l'Hespérie, où vous ayez fondé un nouveau royaume. Mais la fortune, qui se joue des hommes, et qui me tient errant dans tous les pays loin d'Ithaque, m'a enfin jeté sur vos côtes. Parmi tous les maux qu'elle m'a faits, c'est celui que je supporte plus volontiers. Si elle m'éloigne de ma patrie, du moins elle me fait connaître le plus généreux de tous les rois.
A ces mots, Idoménée embrassa tendrement Télémaque ; et, le menant dans son palais, lui dit : Quel est donc ce prudent vieillard qui vous accompagne ? il me semble que je l'ai souvent vu autrefois. C'est Mentor, répliqua Télémaque ; Mentor, ami d'Ulysse, à qui il avait confié mon enfance. Qui pourrait vous dire tout ce que je lui dois!
Aussitôt Idoménée s'avance, et tend la main à Mentor : Nous nous sommes vus, dit-il, autrefois. Vous souvenez-vous du voyage que vous fîtes en Crète, et des bons conseils que vous me donnâtes ? Mais alors l'ardeur de la jeunesse et le goût des vains plaisirs m'entraînaient. Il a fallu que mes malheurs m'aient instruit, pour m'apprendre ce que je ne voulais pas croire. Plût aux dieux que je vous eusse cru, ô sage vieillard ! Mais je remarque avec étonnement que vous n'êtes presque point changé depuis tant d'années ; c'est la même fraîcheur de visage, la même taille droite, la même vigueur : vos cheveux seulement ont un peu blanchi.
Grand roi, répondit Mentor, si j'étais flatteur, je vous dirais de même que vous avez conservé cette fleur de jeunesse qui éclatait sur votre visage avant le siége de Troie ; mais j'aimerais mieux vous déplaire, que de blesser la vérité. D'ailleurs je vois, par votre sage discours, que vous n'aimez pas la flatterie, et qu'on ne hasarde rien en vous parlant avec sincérité. Vous êtes bien changé, et j'aurais eu de la peine à vous reconnaître. J'en conçois clairement la cause ; c'est que vous avez beaucoup souffert dans vos malheurs : mais vous avez bien gagné en souffrant, puisque vous avez acquis la sagesse. On doit se consoler aisément des rides qui viennent sur le visage, pendant que le cœur s'exerce et se fortifie dans la vertu. Au reste, sachez que les rois s'usent toujours plus vite que les autres hommes. Dans l'adversité, les peines de l'esprit et les travaux du corps les font vieillir avant le temps. Dans la prospérité, les délices d'une vie molle les usent bien plus encore que tous les travaux de la guerre. Rien n'est si malsain que les plaisirs où l'on ne peut se modérer. De là vient que les rois, et en paix et en guerre, ont toujours des peines et des plaisirs qui font venir la vieillesse avant l'âge où elle doit venir naturellement. Une vie sobre, modérée, simple, exempte d'inquiétudes et de passions, réglée et laborieuse, retient dans les membres d'un homme sage la vive jeunesse, qui, sans ces précautions, est toujours prête à s'envoler sur les ailes du Temps.
Idoménée, charmé du discours de Mentor, l'eût écouté longtemps, si on ne fût venu l'avertir pour un sacrifice qu'il devait faire à Jupiter. Télémaque et Mentor le suivirent, environnés d'une grande foule de peuple, qui considérait avec empressement et curiosité ces deux étrangers. Les Salentins se disaient les uns aux autres : Ces deux hommes sont bien différents ! Le jeune a je ne sais quoi de vif et d'aimable ; toutes les grâces de la beauté et de la jeunesse sont répandues sur son visage et sur tout son corps : mais cette beauté n'a rien de mou ni d'efféminé ; avec cette fleur si tendre de la jeunesse, il paraît vigoureux, robuste, endurci au travail. Mais cet autre, quoique bien plus âgé, n'a encore rien perdu de sa force : sa mine paraît d'abord moins haute, et son visage moins gracieux ; mais, quand on le regarde de près, on trouve dans sa simplicité des marques de sagesse et de vertu, avec une noblesse qui étonne. Quand les dieux sont descendus sur la terre pour se communiquer aux mortels, sans doute qu'ils ont pris de telles figures d'étrangers et de voyageurs*.
Cependant on arrive dans le temple de Jupiter, qu'Idoménée, du sang de ce dieu, avait orné avec beaucoup de magnificence. Il était environné d'un double rang de colonnes de marbre jaspé ; les chapiteaux étaient d'argent. Le temple était tout incrusté de marbre, avec des bas-reliefs qui représentaient Jupiter changé en taureau, le ravissement d'Europe, et son passage en Crète au travers des flots : ils semblaient respecter Jupiter, quoiqu'il fût sous une forme étrangère. On voyait ensuite la naissance et la jeunesse de Minos ; enfin, ce sage roi donnant, dans un âge plus avancé, des lois à toute son île pour la rendre à jamais florissante. Télémaque y remarqua aussi les principales aventures du siége de Troie, où Idoménée avait acquis la gloire d'un grand capitaine. Parmi ces représentations de combats, il chercha son père ; il le reconnut, prenant les chevaux de Rhésus que Diomède venait de tuer; ensuite disputant avec Ajax les armes d'Achille devant tous les chefs de l'armée grecque assemblés ; enfin sortant du cheval fatal pour verser le sang de tant de Troyens.
Télémaque le reconnut d'abord à ces fameuses actions, dont il avait souvent ouï parler, et que Nestor même lui avait racontées. Les larmes coulèrent de ses yeux. Il changea de couleur ; son visage parut troublé. Idoménée l'aperçut, quoique Télémaque se détournât pour cacher son trouble. N'ayez point de honte, lui dit Idoménée, de nous laisser voir combien vous êtes touché de la gloire et des malheurs de votre père.
Cependant, le peuple s'assemblait en foule sous les vastes portiques formés par le double rang de colonnes qui environnaient le temple. Il y avait deux troupes de jeunes garçons et de jeunes filles qui chantaient des vers à la louange du dieu qui tient dans ses mains la foudre. Ces enfants, choisis de la figure la plus agréable, avaient de longs cheveux flottants sur leurs épaules. Leurs têtes étaient couronnées de roses, et parfumées ; ils étaient tous vêtus de blanc. Idoménée faisait à Jupiter un sacrifice de cent taureaux pour se le rendre favorable dans une guerre qu'il avait entreprise contre ses voisins. Le sang des victimes fumait de tous côtés : on le voyait ruisseler dans les profondes coupes d'or et d'argent.
Le vieillard Théophane, ami des dieux et prêtre du temple, tenait, pendant le sacrifice, sa tête couverte d'un bout de sa robe de pourpre; ensuite il consulta les entrailles des victimes qui palpitaient encore; puis s'étant mis sur le trépied sacré : O dieux, s'écria-t-il, quels sont donc ces deux étrangers que le ciel envoie en ces lieux ? Sans eux, la guerre entreprise nous serait funeste, et Salente tomberait en ruine avant que d'achever d'être élevée sur ses fondements. Je vois un jeune héros que la Sagesse mène par la main. Il n'est pas permis à une bouche mortelle d'en dire davantage.
En disant ces paroles, son regard était farouche et ses yeux étincelants ; il semblait voir d'autres objets que ceux qui paraissaient devant lui ; son visage était enflammé ; il était troublé et hors de lui-même ; ses cheveux étaient hérissés, sa bouche écumante, ses bras levés et immobiles. Sa voix émue était plus forte qu'aucune voix humaine : il était hors d'haleine, et ne pouvait tenir renfermé au dedans de lui l'esprit divin qui l'agitait*.
O heureux Idoménée ! s'écria-t-il encore, que vois-je ! quels malheurs évités ! quelle douce paix au dedans ! Mais au dehors quels combats! quelles victoires ! O Télémaque, tes travaux surpassent ceux de ton père; le fier ennemi gémit dans la poussière sous ton glaive ; les portes d'airain, les inaccessibles remparts tombent à tes pieds. O grande déesse, que son père.... O jeune homme, tu verras enfin.... A ces mots, la parole meurt dans sa bouche, et il demeure, comme malgré lui, dans un silence plein d'étonnement.
Tout le peuple est glacé de crainte. Idoménée, tremblant, n'ose lui demander qu'il achève. Télémaque même, surpris, comprend à peine ce qu'il vient d'entendre ; à peine peut-il croire qu'il ait entendu ces hautes prédictions. Mentor est le seul que l'esprit divin n'a point étonné. Vous entendez, dit-il a Idoménée, le dessein des dieux. Contre quelque nation que vous ayez à combattre, la victoire sera dans vos mains, et vous devrez au jeune fils de votre ami le bonheur de vos armes. N'en soyez point jaloux ; profitez seulement de ce que les dieux vous donnent par lui.
Idoménée, n'étant pas encore revenu de son étonnement, cherchait en vain des paroles ; sa langue demeurait immobile. Télémaque, plus prompt, dit à Mentor : Tant de gloire promise ne me touche point ; mais que peuvent donc signifier ces dernières paroles : Tu verras...? est-ce mon père, ou seulement Ithaque ? Hélas ! que n'a-t-il achevé ! il m'a laissé plus en doute que je n'étais. O Ulysse ! ô mon père, serait-ce vous, vous-même que je dois voir ? serait-il vrai ? Mais je me flatte. Cruel oracle ! tu prends plaisir à te jouer d'un malheureux : encore une parole, et j'étais au comble du bonheur.
Mentor lui dit : Respectez ce que les dieux découvrent, et n'entreprenez point de découvrir ce qu'ils veulent cacher. Une curiosité téméraire mérite d'être confondue. C'est par une sagesse pleine de bonté, que les dieux cachent aux faibles hommes leur destinée dans une nuit impénétrable. Il est utile de prévoir ce qui dépend de nous, pour le bien faire ; mais il n'est pas moins utile d'ignorer ce qui ne dépend pas de nos soins, et ce que les dieux veulent faire de nous. Télémaque, touché de ces paroles, se retint avec beaucoup de peine.
Idoménée, qui était revenu de son étonnement, commença de son côté à louer le grand Jupiter, qui lui avait envoyé le jeune Télémaque et le sage Mentor, pour le rendre victorieux de ses ennemis. Après qu'on eut fait un magnifique repas, qui suivit le sacrifice, il parla ainsi en particulier aux deux étrangers:
J'avoue que je ne connaissais point encore assez l'art de régner quand je revins en Crète, après le siége de Troie. Vous savez, chers amis, les malheurs qui m'ont privé de régner dans cette grande île, puisque vous m'assurez que vous y avez été depuis que j'en suis parti. Encore trop heureux, si les coups les plus cruels de la fortune ont servi à m'instruire et à me rendre plus modéré ! Je traversai les mers comme un fugitif que la vengeance des dieux et des hommes poursuit : toute ma grandeur passée ne servait qu'a me rendre ma chute plus honteuse et plus insupportable. Je vins réfugier mes dieux pénates sur cette côte déserte, où je ne trouvai que des terres incultes, couvertes de ronces et d'épines, des forêts aussi anciennes que la terre, des rochers presque inaccessibles où se retiraient les bêtes farouches. Je fus réduit à me réjouir de posséder, avec un petit nombre de soldats, et de compagnons qui avaient bien voulu me suivre dans mes malheurs, cette terre sauvage, et d'en faire ma patrie, ne pouvant plus espérer de revoir jamais cette île fortunée où les dieux m'avaient fait naître pour y régner. Hélas ! disais-je en moi-même, quel changement ! Quel exemple terrible ne suis-je point pour les rois ! il faudrait me montrer à tous ceux qui règnent dans le monde, pour les instruire par mon exemple. Ils s'imaginent n'avoir rien à craindre, à cause de leur élévation au-dessus du reste des hommes : hé ! c'est leur élévation même qui fait qu'ils ont tout à craindre ! J'étais craint de mes ennemis, et aimé de mes sujets; je commandais à une nation puissante et belliqueuse : la renommée avait porté mon nom dans les pays les plus éloignés : je régnais dans une île fertile et délicieuse ; cent villes me donnaient chaque année un tribut de leurs richesses : ces peuples me reconnaissaient pour être du sang de Jupiter, né dans leur pays ; ils m'aimaient comme le petit-fils du sage Minos, dont les lois les rendent si puissants et si heureux. Que manquait-il à mon bonheur, sinon d'en savoir jouir avec modération ? Mais mon orgueil, et la flatterie que j'ai écoutée, ont renversé mon trône. Ainsi tomberont tous les rois qui se livreront à leurs désirs et aux conseils des esprits flatteurs.
Pendant le jour, je tâchais de montrer un visage gai et plein d'espérance, pour soutenir le courage de ceux qui m'avaient suivi. Faisons, leur disais-je, une nouvelle ville, qui nous console de tout ce que nous avons perdu. Nous sommes environnés de peuples qui nous ont donné un bel exemple pour cette entreprise. Nous voyons Tarente[31], qui s'élève assez près de nous. C'est Phalante, avec ses Lacédémoniens, qui a fondé ce nouveau royaume. Philoctète donne le nom de Pétiliep[32] à une grande ville qu'il bâtit sur la même côte. Métaponte[33] est encore une semblable colonie. Ferons-nous moins que tous ces étrangers errants comme nous ? La fortune ne nous est pas plus rigoureuse.
Pendant que je tâchais d'adoucir par ces paroles les peines de mes compagnons, je cachais au fond de mon cœur une douleur mortelle. C'était une consolation pour moi, que la lumière du jour me quittât, et que la nuit vînt m'envelopper de ses ombres pour déplorer en liberté ma misérable destinée. Deux torrents de larmes amères coulaient de mes yeux ; et le doux sommeil leur était inconnu. Le lendemain, je recommençais mes travaux avec une nouvelle ardeur. Voilà, Mentor, ce qui fait que vous m'avez trouvé si vieilli.
Après qu'Idoménée eut achevé de raconter ses peines, il demanda à Télémaque et à Mentor leur secours dans la guerre où il se trouvait engagé. Je vous renverrai, leur disait-il, à Ithaque, dès que la guerre sera finie. Cependant je ferai partir des vaisseaux vers toutes les côtes les plus éloignées, pour apprendre des nouvelles d'Ulysse. En quelque endroit des terres connues que la tempête ou la colère de quelque divinité l'ait jeté, je saurai bien l'en retirer. Plaise aux dieux qu'il soit encore vivant ! Pour vous, je vous renverrai avec les meilleurs vaisseaux qui aient jamais été construits dans l'île de Crète; ils sont faits du bois coupé sur le véritable mont Ida, où Jupiter naquit. Ce bois sacré ne saurait périr dans les flots ; les vents et les rochers le craignent et le respectent. Neptune même, dans son plus grand courroux, n'oserait soulever les vagues contre lui. Assurez-vous donc que vous retournerez heureusement à Ithaque sans peine, et qu'aucune divinité ennemie ne pourra plus vous faire errer sur tant de mers ; le trajet est court et facile. Renvoyez le vaisseau phénicien qui vous a portés jusqu'ici, et ne songez qu'à acquérir la gloire d'établir le nouveau royaume d'Idoménée pour réparer tous ses malheurs. C'est à ce prix, ô fils d'Ulysse, que vous serez jugé digne de votre père. Quand même les destinées rigoureuses l'auraient déjà fait descendre dans le sombre royaume de Pluton, toute la Grèce charmée croira le revoir en vous.
A ces mots, Télémaque interrompit Idoménée : Renvoyons, dit-il, le vaisseau phénicien. Que tardons-nous à prendre les armes pour attaquer vos ennemis ? ils sont devenus les nôtres. Si nous avons été victorieux en combattant dans la Sicile pour Aceste, Troyen et ennemi de la Grèce, ne serons-nous pas encore plus ardents et plus favorisés des dieux quand nous combattrons pour un des héros grecs qui ont renversé la ville de Priam ? L'oracle que nous venons d'entendre ne nous permet pas d'en douter.
LIVRE NEUVIÈME.
SOMMAIRE.
Idoménée fait connaître à Mentor le sujet de la guerre contre les Manduriens.—Pendant ce récit, les Manduriens se présentent aux portes de Salente avec une armée composée de peuples voisins qu'ils ont mis dans leurs intérêts.—Mentor sort précipitamment et va seul proposer à l'ennemi les moyens de terminer la guerre sans combats.—Télémaque, impatient de connaître le résultat de cette négociation, rejoint Mentor, et tous deux offrent de rester comme otages auprès des Manduriens, pour répondre de la fidélité d'Idoménée au traité de paix qu'il propose.—Les Manduriens acceptent ces conditions, et bientôt Idoménée, se rendant en personne auprès d'eux, sur l'avis de Mentor, confirme, par son acceptation, tout ce qui a été fait par celui-ci.—On se donne réciproquement des otages ; on offre en commun des sacrifices pour sceller l'alliance, et Idoménée rentre dans la ville de Salente avec les principaux chefs alliés des Manduriens.
Mentor, regardant d'un œil doux et tranquille Télémaque, qui était déjà plein d'une noble ardeur pour les combats, prit ainsi la parole : Je suis bien aise, fils d'Ulysse, de voir en vous une si belle passion pour la gloire ; mais souvenez-vous que votre père n'en a acquis une si grande parmi les Grecs, au siége de Troie, qu'en se montrant le plus sage et le plus modéré d'entre eux. Achille, quoique invincible et invulnérable, quoique sûr de porter la terreur et la mort partout où il combattait, n'a pu prendre la ville de Troie : il est tombé lui-même aux pieds des murs de cette ville, et elle a triomphé du vainqueur d'Hector. Mais Ulysse, en qui la prudence conduisait la valeur, a porté la flamme et le fer au milieu des Troyens ; et c'est à ses mains qu'on doit la chute de ces hautes et superbes tours qui menacèrent pendant dix ans toute la Grèce conjurée. Autant que Minerve est au-dessus de Mars, autant une valeur discrète et prévoyante surpasse-t-elle un courage bouillant et farouche. Commençons donc par nous instruire des circonstances de cette guerre qu'il faut soutenir. Je ne refuse aucun péril ; mais je croîs, ô Idoménée, que vous devez nous expliquer premièrement si votre guerre est juste ; ensuite, contre qui vous la faites ; et enfin, quelles sont vos forces pour en espérer un heureux succès.
Idoménée lui répondit : Quand nous arrivâmes sur cette côte, nous y trouvâmes un peuple sauvage qui errait dans les forêts, vivant de sa chasse et des fruits que les arbres portent d'eux-mêmes. Ces peuples, qu'on nomme les Manduriens[34], furent épouvantés, voyant nos vaisseaux et nos armes ; ils se retirèrent dans les montagnes. Mais comme nos soldats furent curieux de voir le pays, et voulurent poursuivre des cerfs, ils rencontrèrent ces sauvages fugitifs. Alors les chefs de ces sauvages leur dirent : Nous avons abandonné les doux rivages de la mer pour vous les céder ; il ne nous reste que des montagnes presque inaccessibles ; du moins est-il juste que vous nous y laissiez en paix et en liberté. Nous vous trouvons errants, dispersés, et plus faibles que nous ; il ne tiendrait qu'à nous de vous égorger, et d'ôter même à vos compagnons la connaissance de votre malheur : mais nous ne voulons point tremper nos mains dans le sang de ceux qui sont hommes aussi bien que nous. Allez ; souvenez-vous que vous devez la vie à nos sentiments d'humanité. N'oubliez jamais que c'est d'un peuple que vous nommez grossier et sauvage, que vous recevez cette leçon de modération et de générosité.
Ceux d'entre les nôtres qui furent ainsi renvoyés par ces barbares revinrent dans le camp, et racontèrent ce qui leur était arrivé. Nos soldats en furent émus ; ils eurent honte de voir que des Crétois dussent la vie à cette troupe d'hommes fugitifs, qui leur paraissaient ressembler plutôt à des ours qu'à des hommes ; ils s'en allèrent à la chasse en plus grand nombre que les premiers, et avec toutes sortes d'armes. Bientôt ils rencontrèrent les sauvages et les attaquèrent. Le combat fut cruel. Les traits volaient de part et d'autre, comme la grêle tombe dans une campagne pendant un orage. Les sauvages furent contraints de se retirer dans leurs montagnes escarpées, où les nôtres n'osèrent s'engager.
Peu de temps après, ces peuples envoyèrent vers moi deux de leurs plus sages vieillards, qui venaient me demander la paix. Ils m'apportèrent des présents : c'était des peaux des bêtes farouches qu'ils avaient tuées, et des fruits du pays. Après m'avoir donné leurs présents, ils parlèrent ainsi:
O roi, nous tenons, comme tu vois, dans une main l'épée, et dans l'autre une branche d'olivier. (En effet, ils tenaient l'une et l'autre dans leurs mains.) Voilà la paix et la guerre : choisis. Nous aimerions mieux la paix ; c'est pour l'amour d'elle que nous n'avons point eu de honte de te céder le doux rivage de la mer, où le soleil rend la terre fertile, et produit tant de fruits délicieux. La paix est plus douce que tous ces fruits : c'est pour elle que nous nous sommes retirés dans ces hautes montagnes toujours couvertes de glace et de neige, où l'on ne voit jamais ni les fleurs du printemps, ni les riches fruits de l'automne. Nous avons horreur de cette brutalité, qui, sous de beaux noms d'ambition et de gloire, va follement ravager les provinces, et répand le sang des hommes, qui sont tous frères. Si cette fausse gloire te touche, nous n'avons garde de te l'envier : nous te plaignons, et nous prions les dieux de nous préserver d'une fureur semblable. Si les sciences que les Grecs apprennent avec tant de soin, et si la politesse dont ils se piquent, ne leur inspirent que cette détestable injustice, nous nous croyons trop heureux de n'avoir point ces avantages. Nous nous ferons gloire d'être toujours ignorants et barbares, mais justes, humains, fidèles, désintéressés, accoutumés à nous contenter de peu, et à mépriser la vaine délicatesse qui fait qu'on a besoin d'avoir beaucoup. Ce que nous estimons, c'est la santé, la frugalité, la liberté, la vigueur de corps et d'esprit ; c'est l'amour de la vertu, la crainte des dieux, le bon naturel pour nos proches, l'attachement à nos amis, la fidélité pour tout le monde, la modération dans la prospérité, la fermeté dans les malheurs, le courage pour dire toujours hardiment la vérité, l'horreur de la flatterie. Voilà quels sont les peuples que nous t'offrons pour voisins et pour alliés. Si les dieux irrités t'aveuglent jusqu'à te faire refuser la paix, tu apprendras, mais trop tard, que les gens qui aiment par modération la paix sont les plus redoutables dans la guerre.
Pendant que ces vieillards me parlaient ainsi, je ne pouvais me lasser de les regarder. Ils avaient la barbe longue et négligée, les cheveux plus courts, mais blancs ; les sourcils épais, les yeux vifs, un regard et une contenance ferme, une parole grave et pleine d'autorité, des manières simples et ingénues. Les fourrures qui leur servaient d'habits, étant nouées sur l'épaule, laissaient voir des bras plus nerveux et des muscles mieux nourris que ceux de nos athlètes. Je répondis à ces deux envoyés que je désirais la paix. Nous réglâmes ensemble de bonne foi plusieurs conditions ; nous en prîmes tous les dieux à témoin ; et je renvoyai ces hommes chez eux avec des présents.
Mais les dieux, qui m'avaient chassé du royaume de mes ancêtres, n'étaient pas encore lassés de me persécuter. Nos chasseurs, qui ne pouvaient pas être sitôt avertis de la paix que nous venions de faire, rencontrèrent le même jour une grande troupe de ces barbares qui accompagnaient leurs envoyés lorsqu'ils revenaient de notre camp : ils les attaquèrent avec fureur, en tuèrent une partie, et poursuivirent le reste dans les bois. Voilà la guerre rallumée. Ces barbares croient qu'ils ne peuvent plus se fier ni à nos promesses ni à nos serments.
Pour être plus puissants contre nous, ils appellent à leur secours les Locriens, les Apuliens, les Lucaniens, les Brutiens, les peuples de Crotone, de Nérite, de Messapie et de Brindes[35]. Les Lucaniens viennent avec des chariots armés de faux tranchantes. Parmi les Apuliens, chacun est couvert de quelque peau de bête farouche qu'il a tuée ; ils portent des massues pleines de gros nœuds, et garnies de pointes de fer ; ils sont presque de la taille des géants, et leurs corps se rendent si robuste, par les exercices pénibles auxquels ils s'adonnent, que leur seule vue épouvante. Les Locriens, venus de la Grèce, sentent encore leur origine, et sont plus humains que les autres; mais ils ont joint à l'exacte discipline des troupes grecques la vigueur des barbares, et l'habitude de mener une vie dure, ce qui les rend invincibles. Ils portent des boucliers légers, qui sont faits d'un tissu d'osier, et couverts de peaux ; leurs épées sont longues. Les Brutiens sont légers à la course comme les cerfs et comme les daims. On croirait que l'herbe même la plus tendre n'est point foulée sous leurs pieds ; à peine laissent-ils dans le sable quelque trace de leurs pas. On les voit tout à coup fondre sur leurs ennemis, et puis disparaître avec une égale rapidité. Les peuples de Crotone sont adroits à tirer des flèches. Un homme ordinaire parmi les Grecs ne pourrait bander un arc tel qu'on en voit communément chez les Crotoniates ; et si jamais ils s'appliquent à nos jeux, ils y remporteront les prix. Leurs flèches sont trempées dans le suc de certaines herbes venimeuses, qui viennent, dit-on, des bords de l'Averne, et dont le poison est mortel. Pour ceux de Nérite, de Brindes et de Messapie, ils n'ont en partage que la force du corps et une valeur sans art. Les cris qu'ils poussent jusqu'au ciel, à la vue de leurs ennemis, sont affreux. Ils se servent assez bien de la fronde, et ils obscurcissent l'air par une grêle de pierres lancées ; mais ils combattent sans ordre. Voilà, Mentor, ce que vous désiriez de savoir: vous connaissez maintenant l'origine de cette guerre, et quels sont nos ennemis.
Après cet éclaircissement, Télémaque, impatient de combattre, croyait n'avoir plus qu'à prendre les armes. Mentor le retint encore, et parla ainsi à Idoménée : D'où vient donc que les Locriens mêmes, peuples sortis de la Grèce, s'unissent aux barbares contre les Grecs ? D'où vient que tant de colonies grecques fleurissent sur cette côte de la mer, sans avoir les mêmes guerres à soutenir que vous ? O Idoménée, vous dites que les dieux ne sont pas encore las de vous persécuter ; et moi, je dis qu'ils n'ont pas encore achevé de vous instruire. Tant de malheurs que vous avez soufferts ne vous ont pas encore appris ce qu'il faut faire pour prévenir la guerre. Ce que vous racontez vous-même de la bonne foi de ces barbares suffit pour montrer que vous auriez pu vivre en paix avec eux ; mais la hauteur et la fierté attirent les guerres les plus dangereuses. Vous auriez pu leur donner des otages, et en prendre d'eux. Il eût été facile d'envoyer avec leurs ambassadeurs quelques-uns de vos chefs pour les reconduire avec sûreté. Depuis cette guerre renouvelée, vous auriez dû encore les apaiser, en leur représentant qu'on les avait attaqués faute de savoir l'alliance qui venait d'être jurée. Il fallait leur offrir toutes les sûretés qu'ils auraient demandées, et établir des peines rigoureuses contre tous ceux de vos sujets qui auraient manqué à l'alliance. Mais qu'est-il arrivé depuis ce commencement de guerre?
Je crus, répondit Idoménée, que nous n'aurions pu, sans bassesse, rechercher ces barbares, qui assemblèrent à la hâte tous leurs hommes en âge de combattre, et qui implorèrent le secours de tous les peuples voisins, auxquels ils nous rendirent suspects et odieux. Il me parut que le parti le plus assuré était de s'emparer promptement de certains passages dans les montagnes, qui étaient mal gardés. Nous les prîmes sans peine, et par là nous nous sommes mis en état de désoler ces barbares. J'y ai fait élever des tours, d'où nos troupes peuvent accabler de traits tous les ennemis qui viendraient des montagnes dans notre pays. Nous pouvons entrer dans le leur, et ravager, quand il nous plaira, leurs principales habitations. Par ce moyen, nous sommes en état de résister, avec des forces inégales, à cette multitude innombrable d'ennemis qui nous environnent. Au reste, la paix entre eux et nous est devenue très-difficile. Nous ne saurions leur abandonner ces tours sans nous exposer à leurs incursions, et ils les regardent comme des citadelles dont nous voulons nous servir pour les réduire en servitude.
Mentor répondit ainsi à Idoménée : Vous êtes un sage roi, et vous voulez qu'on vous découvre la vérité sans aucun adoucissement. Vous n'êtes point comme ces hommes faibles qui craignent de la voir, et qui, manquant de courage pour se corriger, n'emploient leur autorité qu'à soutenir les fautes qu'ils ont faites. Sachez donc que ce peuple barbare vous a donné une merveilleuse leçon quand il est venu vous demander la paix. Était-ce par faiblesse qu'il la demandait ? Manquait-il de courage, ou de ressources contre vous ? Vous voyez bien que non, puisqu'il est si aguerri, et soutenu par tant de voisins redoutables. Que n'imitiez-vous sa modération ? Mais une mauvaise honte et une fausse gloire vous ont jeté dans ce malheur. Vous avez craint de rendre l'ennemi trop fier ; et vous n'avez pas craint de le rendre trop puissant, en réunissant tant de peuples contre vous par une conduite hautaine et injuste. A quoi servent ces tours que vous vantez tant, sinon à mettre tous vos voisins dans la nécessité de périr, ou de vous faire périr vous-même, pour se préserver d'une servitude prochaine ? Vous n'avez élevé ces tours que pour votre sûreté ; et c'est par ces tours que vous êtes dans un si grand péril. Le rempart le plus sûr d'un État est la justice, la modération, la bonne foi, et l'assurance où sont vos voisins que vous êtes incapable d'usurper leurs terres. Les plus fortes murailles peuvent tomber par divers accidents imprévus ; la fortune est capricieuse et inconstante dans la guerre ; mais l'amour et la confiance de vos voisins, quand ils ont senti votre modération, font que votre État ne peut être vaincu, et n'est presque jamais attaqué. Quand même un voisin injuste l'attaquerait, tous les autres, intéressés à sa conservation, prennent aussitôt les armes pour le défendre. Cet appui de tant de peuples, qui trouvent leurs véritables intérêts à soutenir les vôtres, vous aurait rendu bien plus puissant que ces tours, qui vous rendent vos maux irrémédiables. Si vous aviez songé d'abord à éviter la jalousie de tous vos voisins, votre ville naissante fleurirait dans une heureuse paix, et vous seriez l'arbitre de toutes les nations de l'Hespérie.
Retranchons-nous maintenant à examiner comment on peut réparer le passé par l'avenir. Vous avez commencé à me dire qu'il y a sur cette côte diverses colonies grecques. Ces peuples doivent être disposés à vous secourir. Ils n'ont oublié ni le grand nom de Minos, fils de Jupiter, ni vos travaux au siége de Troie, où vous vous êtes signalé tant de fois entre les princes grecs pour la querelle commune de toute la Grèce. Pourquoi ne songez-vous pas à mettre ces colonies dans votre parti?
Elles sont toutes, répondit Idoménée, résolues à demeurer neutres. Ce n'est pas qu'elles n'eussent quelque inclination à me secourir, mais le trop grand éclat que cette ville a eu dès sa naissance les a épouvantées. Ces Grecs, aussi bien que les autres peuples, ont craint que nous n'eussions des desseins sur leur liberté. Ils ont pensé qu'après avoir subjugué les barbares des montagnes nous pousserions plus loin notre ambition. En un mot, tout est contre nous. Ceux mêmes qui ne nous font pas une guerre ouverte désirent notre abaissement, et la jalousie ne nous laisse aucun allié.
Étrange extrémité ! reprit Mentor : pour vouloir paraître trop puissant, vous ruinez votre puissance ; et, pendant que vous êtes au dehors l'objet de la crainte et de la haine de vos voisins, vous vous épuisez au dedans par les efforts nécessaires pour soutenir une telle guerre. O malheureux, et doublement malheureux Idoménée, que le malheur même n'a pu instruire qu'à demi ! auriez-vous encore besoin d'une seconde chute pour apprendre à prévoir les maux qui menacent les plus grands rois? Laissez-moi faire, et racontez-moi seulement en détail quelles sont donc ces villes grecques qui refusent votre alliance.
La principale, lui répondit Idoménée, est la ville de Tarente ; Phalante l'a fondée depuis trois ans. Il ramassa dans la Laconie un grand nombre de jeunes hommes nés des femmes qui avaient oublié leurs maris absents pendant la guerre de Troie. Quand les maris revinrent, ces femmes ne songèrent qu'à les apaiser, et qu'à désavouer leurs fautes. Cette nombreuse jeunesse, qui était née hors du mariage, ne connaissant plus ni père ni mère, vécut avec une licence sans bornes. La sévérité des lois réprima leurs désordres. Ils se réunirent sous Phalante, chef hardi, intrépide, ambitieux, et qui sait gagner les cœurs par ses artifices. Il est venu sur ce rivage avec ces jeunes Laconiens ; ils ont fait de Tarente une seconde Lacédémone. D'un autre côté, Philoctète, qui a eu une si grande gloire au siége de Troie en y portant les flèches d'Hercule, a élevé dans ce voisinage les murs de Pétilie, moins puissante à la vérité, mais plus sagement gouvernée que Tarente. Enfin, nous avons ici près la ville de Métaponte, que le sage Nestor a fondée avec ses Pyliens.
Quoi ! reprit Mentor, vous avez Nestor dans l'Hespérie, et vous n'avez pas su l'engager dans vos intérêts ! Nestor qui vous a vu tant de fois combattre contre les Troyens, et dont vous aviez l'amitié ! Je l'ai perdue, répliqua Idoménée, par l'artifice de ces peuples qui n'ont rien de barbare que le nom : ils ont eu l'adresse de lui persuader que je voulais me rendre le tyran de l'Hespérie. Nous le détromperons, dit Mentor. Télémaque le vit à Pylos, avant qu'il fût venu fonder sa colonie, et avant que nous eussions entrepris nos grands voyages pour chercher Ulysse : il n'aura pas encore oublié ce héros, ni les marques de tendresse qu'il donna à son fils Télémaque. Mais le principal est de guérir sa défiance : c'est par les ombrages donnés à tous vos voisins que cette guerre s'est allumée ; et c'est en dissipant ces vains ombrages, que cette guerre peut s'éteindre. Encore un coup, laissez-moi faire.
A ces mots, Idoménée, embrassant Mentor, s'attendrissait et ne pouvait parler. Enfin il prononça à peine ces paroles : O sage vieillard envoyé par les dieux pour réparer toutes mes fautes ! j'avoue que je me serais irrité contre tout autre qui m'aurait parlé aussi librement que vous; j'avoue qu'il n'y a que vous seul qui puissiez m'obliger à rechercher la paix. J'avais résolu de périr, ou de vaincre tous mes ennemis ; mais il est juste de croire vos sages conseils plutôt que ma passion. O heureux Télémaque, qui ne pourrez jamais vous égarer comme moi, puisque vous avez un tel guide ! Mentor, vous êtes le maître ; toute la sagesse des dieux est en vous. Minerve ne pourrait donner de plus salutaires conseils. Allez, promettez, concluez, donnez tout ce qui est à moi; Idoménée approuvera tout ce que vous jugerez à propos de faire.
Pendant qu'ils raisonnaient ainsi, on entendit tout à coup un bruit confus de chariots, de chevaux hennissants, d'hommes qui poussaient des hurlements épouvantables, et de trompettes qui remplissaient l'air d'un son belliqueux. On s'écrie : Voici les ennemis, qui ont fait un grand détour pour éviter les passages gardés ! les voilà qui viennent assiéger Salente ! Les vieillards et les femmes paraissaient consternés. Hélas! disaient-ils, fallait-il quitter notre chère patrie, la fertile Crète, et suivre un roi malheureux au travers de tant de mers, pour fonder une ville qui sera mise en cendres comme Troie ! On voyait de dessus les murailles nouvellement bâties, dans la vaste campagne, briller au soleil les casques, les cuirasses et les boucliers des ennemis ; les yeux en étaient éblouis*. On voyait aussi les piques hérissées qui couvraient la terre, comme elle est couverte par une abondante moisson*, que Cérès prépare dans les campagnes d'Enna[36] en Sicile, pendant les chaleurs de l'été, pour récompenser le laboureur de toutes ses peines. Déjà on remarquait les chariots armés de faux tranchantes ; on distinguait facilement chaque peuple venu à cette guerre.
Mentor monta sur une haute tour pour les mieux découvrir. Idoménée et Télémaque le suivirent de près. A peine y fut-il arrivé, qu'il aperçut d'un côté Philoctète, et de l'autre Nestor avec Pisistrate son fils. Nestor était facile à reconnaître à sa vieillesse vénérable. Quoi donc! s'écria Mentor, vous avez cru, ô Idoménée, que Philoctète et Nestor se contentaient de ne vous point secourir ; les voilà qui ont pris les armes contre vous ; et, si je ne me trompe, ces autres troupes qui marchent en si bon ordre avec tant de lenteur, sont les troupes lacédémoniennes, commandées par Phalante. Tout est contre vous ; il n'y a aucun voisin de cette côte dont vous n'ayez fait un ennemi, sans vouloir le faire.
En disant ces paroles, Mentor descend à la hâte de cette tour ; il s'avance vers une porte de la ville du côté par où les ennemis s'avançaient : il la fait ouvrir ; et Idoménée, surpris de la majesté avec laquelle il fait ces choses, n'ose pas même lui demander quel est son dessein. Mentor fait signe de la main, afin que personne ne songe à le suivre. Il va au-devant des ennemis, étonnés de voir un seul homme qui se présente à eux. Il leur montra de loin une branche d'olivier en signe de paix*; et quand il fut à portée de se faire entendre, il leur demanda d'assembler tous les chefs. Aussitôt les chefs s'assemblèrent ; et il parla ainsi:
O hommes généreux, assemblés de tant de nations qui fleurissent dans la riche Hespérie, je sais que vous n'êtes venus ici que pour l'intérêt commun de la liberté. Je loue votre zèle ; mais souffrez que je vous représente un moyen facile de conserver la liberté et la gloire de tous vos peuples, sans répandre le sang humain. O Nestor, sage Nestor, que j'aperçois dans cette assemblée, vous n'ignorez pas combien la guerre est funeste à ceux même qui l'entreprennent avec justice, et sous la protection des dieux. La guerre est le plus grand des maux dont les dieux affligent les hommes. Vous n'oublierez jamais ce que les Grecs ont souffert pendant dix ans devant la malheureuse Troie. Quelles divisions entre les chefs ! quels caprices de la fortune ! quels carnages des Grecs par la main d'Hector ! quels malheurs dans toutes les villes les plus puissantes, causés par la guerre, pendant la longue absence de leurs rois ! Au retour, les uns ont fait naufrage au promontoire de Capharée[37]; les autres ont trouvé une mort funeste dans le sein même de leurs épouses. O dieux, c'est dans votre colère que vous armâtes les Grecs pour cette éclatante expédition ! O peuples hespériens ! je prie les dieux de ne vous donner jamais une victoire si funeste. Troie est en cendres, il est vrai ; mais il vaudrait mieux pour les Grecs, qu'elle fût encore dans toute sa gloire, et que le lâche Paris jouît encore en paix de ses infâmes amours avec Hélène. Philoctète, si longtemps malheureux et abandonné dans l'île de Lemnos, ne craignez-vous point de retrouver de semblables malheurs dans une semblable guerre ? Je sais que les peuples de la Laconie ont senti aussi les troubles causés par la longue absence des princes, des capitaines et des soldats qui allèrent contre les Troyens, O Grecs, qui avez passé dans l'Hespérie, vous n'y avez tous passé que par une suite des malheurs que causa la guerre de Troie!
Après avoir parlé ainsi, Mentor s'avança vers les Pyliens[38]; et Nestor, qui l'avait reconnu, s'avança aussi pour le saluer. O Mentor, lui dit-il, c'est avec plaisir que je vous revois. Il y a bien des années que je vous vis, pour la première fois, dans la Phocide[39]; vous n'aviez que quinze ans, et je prévis dès lors que vous seriez aussi sage que vous l'avez été dans la suite. Mais par quelle aventure avez-vous été conduit en ces lieux ? Quels sont donc les moyens que vous avez de finir cette guerre ? Idoménée nous a contraints de l'attaquer. Nous ne demandions que la paix ; chacun de nous avait un intérêt pressant de la désirer ; mais nous ne pouvions plus trouver aucune sûreté avec lui. Il a violé toutes ses promesses à l'égard de ses plus proches voisins. La paix avec lui ne serait point une paix ; elle lui servirait seulement à dissiper notre ligue, qui est notre unique ressource. Il a montré à tous les peuples son dessein ambitieux de les mettre dans l'esclavage, et il ne nous a laissé aucun moyen de défendre notre liberté, qu'en tâchant de renverser son nouveau royaume. Par sa mauvaise foi, nous sommes réduits à le faire périr, ou à recevoir de lui le joug de la servitude. Si vous trouvez quelque expédient pour faire en sorte qu'on puisse se confier à lui, et s'assurer d'une bonne paix, tous les peuples que vous voyez ici quitteront volontiers les armes, et nous avouerons avec joie que vous nous surpassez en sagesse.
Mentor lui répondit : Sage Nestor, vous savez qu'Ulysse m'avait confié son fils Télémaque. Ce jeune homme, impatient de découvrir la destinée de son père, passa chez vous à Pylos, et vous le reçûtes avec tous les soins qu'il pouvait attendre d'un fidèle ami de son père ; vous lui donnâtes même votre fils pour le conduire. Il entreprit ensuite de longs voyages sur la mer ; il a vu la Sicile, l'Égypte, l'île de Chypre, celle de Crète. Les vents, ou plutôt les dieux, l'ont jeté sur cette côte comme il voulait retourner à Ithaque. Nous sommes arrivés ici tout à propos pour vous épargner les horreurs d'une cruelle guerre. Ce n'est plus Idoménée, c'est le fils du sage Ulysse, c'est moi qui vous réponds de toutes les choses qui vous seront promises.
Pendant que Mentor parlait ainsi avec Nestor, au milieu des troupes confédérées, Idoménée et Télémaque, avec tous les Crétois armés, les regardaient du haut des murs de Salente ; ils étaient attentifs pour remarquer comment les discours de Mentor seraient reçus ; et ils auraient voulu pouvoir entendre les sages entretiens de ces deux vieillards. Nestor avait toujours passé pour le plus expérimenté et le plus éloquent de tous les rois de la Grèce. C'était lui qui modérait, pendant le siège de Troie, le bouillant courroux d'Achille, l'orgueil d'Agamemnon, la fierté d'Ajax, et le courage impétueux de Diomède. La douce persuasion coulait de ses lèvres comme un ruisseau de miel*: sa voix seule se faisait entendre à tous ces héros, tous se taisaient dès qu'il ouvrait la bouche ; et il n'y avait que lui qui pût apaiser dans le camp la farouche discorde. Il commençait à sentir les injures de la froide vieillesse ; mais ses paroles étaient encore pleines de force et de douceur : il racontait les choses passées, pour instruire la jeunesse par ses expériences ; mais il les racontait avec grâce, quoique avec un peu de lenteur. Ce vieillard, admiré de toute la Grèce, sembla avoir perdu toute son éloquence et toute sa majesté dès que Mentor parut avec lui. Sa vieillesse paraissait flétrie et abattue auprès de celle de Mentor, en qui les ans semblaient avoir respecté la force et la vigueur du tempérament. Les paroles de Mentor, quoique graves et simples, avaient une vivacité et une autorité qui commençaient à manquer à l'autre. Tout ce qu'il disait était court, précis et nerveux. Jamais il ne faisait aucune redite ; jamais il ne racontait que le fait nécessaire pour l'affaire qu'il fallait décider. S'il était obligé de parler plusieurs fois d'une même chose, pour l'inculquer, ou pour parvenir à la persuasion, c'était toujours par des tours nouveaux et par des comparaisons sensibles. Il avait même je ne sais quoi de complaisant et d'enjoué, quand il voulait se proportionner aux besoins des autres, et leur insinuer quelque vérité. Ces deux hommes si vénérables furent un spectacle touchant à tant de peuples assemblés.
Pendant que tous les alliés ennemis de Salente se jetaient en foule les uns sur les autres pour les voir de plus près, et pour tâcher d'entendre leurs sages discours, Idoménée et tous les siens s'efforçaient de découvrir, par leurs regards avides et empressés, ce que signifiaient leurs gestes et l'air de leurs visages.
Cependant Télémaque, impatient, se dérobe à la multitude qui l'environne : il court à la porte par où Mentor était sorti ; il se la fait ouvrir avec autorité. Bientôt Idoménée, qui le croit à ses côtés, s'étonne de le voir qui court au milieu de la campagne, et qui est déjà auprès de Nestor. Nestor le reconnaît, et se hâte, mais d'un pas pesant et tardif, de l'aller recevoir. Télémaque saute à son cou, et le tient serré entre ses bras sans parler. Enfin il s'écrie : O mon père ! je ne crains pas de vous nommer ainsi ; le malheur de ne retrouver point mon véritable père, et les bontés que vous m'avez fait sentir, me donnent le droit de me servir d'un nom si tendre : mon père, mon père, je vous revois ! ainsi puisse-je voir Ulysse ! Si quelque chose pouvait me consoler d'en être privé, ce serait de trouver en vous un autre lui-même.
Nestor ne put, à ces paroles, retenir ses larmes ; et il fut touché d'une secrète joie, voyant celles qui coulaient avec une merveilleuse grâce sur les joues de Télémaque. La beauté, la douceur, et la noble assurance de ce jeune inconnu, qui traversait sans précaution tant de troupes ennemies, étonna tous les alliés. N'est-ce pas, disaient-ils, le fils de ce vieillard qui est venu parler à Nestor ? Sans doute, c'est la même sagesse dans les deux âges les plus opposés de la vie. Dans l'un, elle ne fait encore que fleurir ; dans l'autre, elle porte avec abondance les fruits les plus mûrs.
Mentor, qui avait pris plaisir à voir la tendresse avec laquelle Nestor venait de recevoir Télémaque, profita de cette heureuse disposition. Voilà, lui dit-il, le fils d'Ulysse, si cher à toute la Grèce, et si cher à vous-même, ô sage Nestor ! le voilà, je vous le livre comme un otage, et comme le gage le plus précieux qu'on puisse vous donner de la fidélité des promesses d'Idoménée. Vous jugez bien que je ne voudrais pas que la perte du fils suivît celle du père, et que la malheureuse Pénélope pût reprocher à Mentor qu'il a sacrifié son fils à l'ambition du nouveau roi de Salente. Avec ce gage, qui est venu de lui-même s'offrir, et que les dieux, amateurs de la paix, vous envoient, je commence, ô peuples assemblés de tant de nations, à vous faire des propositions pour établir à jamais une paix solide.
A ce nom de paix, on entend un bruit confus de rang en rang. Toutes ces différentes nations frémissaient de courroux, et croyaient perdre tout le temps où l'on retardait le combat ; ils s'imaginaient qu'on ne faisait tous ces discours que pour ralentir leur fureur, et pour faire échapper leur proie. Surtout les Manduriens souffraient impatiemment qu'Idoménée espérât de les tromper encore une fois. Souvent ils entreprirent d'interrompre Mentor ; car ils craignaient que ses discours pleins de sagesse ne détachassent leurs alliés. Ils commençaient à se défier de tous les Grecs qui étaient dans l'assemblée. Mentor, qui l'aperçut, se hâta d'augmenter cette défiance, pour jeter la division dans les esprits de tous ces peuples.
J'avoue, disait-il, que les Manduriens ont sujet de se plaindre, et de demander quelque réparation des torts qu'ils ont soufferts ; mais il n'est pas juste aussi que les Grecs, qui font sur cette côte des colonies, soient suspects et odieux aux anciens peuples du pays. Au contraire, les Grecs doivent être unis entre eux, et se faire bien traiter par les autres ; il faut seulement qu'ils soient modérés, et qu'ils n'entreprennent jamais d'usurper les terres de leurs voisins. Je sais qu'Idoménée a eu le malheur de vous donner des ombrages ; mais il est aisé de guérir toutes vos défiances. Télémaque et moi, nous nous offrons à être des otages qui vous répondent de la bonne foi d'Idoménée. Nous demeurerons entre vos mains jusqu'à ce que les choses qu'on vous promettra soient fidèlement accomplies. Ce qui vous irrite, ô Manduriens, s'écria-t-il, c'est que les troupes des Crétois ont saisi les passages de vos montagnes par surprise, et que par là ils sont en état d'entrer malgré vous, aussi souvent qu'il leur plaira, dans le pays où vous vous êtes retirés, pour leur laisser le pays uni qui est sur le rivage de la mer. Ces passages, que les Crétois ont fortifiés par de hautes tours pleines de gens armés, sont donc le véritable sujet de la guerre. Répondez-moi ; y en a-t-il encore quelque autre?
Alors le chef des Manduriens s'avança, et parla ainsi : Que n'avons-nous pas fait pour éviter cette guerre ! Les dieux nous sont témoins que nous n'avons renoncé à la paix que quand la paix nous a échappé sans ressource par l'ambition inquiète des Crétois, et par l'impossibilité où ils nous ont mis de nous fier à leurs serments. Nation insensée ! qui nous a réduits malgré nous à l'affreuse nécessité de prendre un parti de désespoir contre elle, et de ne pouvoir plus chercher notre salut que dans sa perte ! Tandis qu'ils conserveront ces passages, nous croirons toujours qu'ils veulent usurper nos terres, et nous mettre en servitude. S'il était vrai qu'ils ne songeassent plus qu'à vivre en paix avec leurs voisins, ils se contenteraient de ce que nous leur avons cédé sans peine, et ils ne s'attacheraient pas à conserver des entrées dans un pays contre la liberté duquel ils ne formeraient aucun dessein ambitieux. Mais vous ne les connaissez pas, ô sage vieillard. C'est par un grand malheur que nous avons appris à les connaître. Cessez, ô homme aimé des dieux, de retarder une guerre juste et nécessaire, sans laquelle l'Hespérie ne pourrait jamais espérer une paix constante. O nation ingrate, trompeuse et cruelle, que les dieux irrités ont envoyée auprès de nous pour troubler notre paix, et pour nous punir de nos fautes ! Mais après nous avoir punis, ô dieux ! vous nous vengerez ; vous ne serez pas moins justes contre nos ennemis que contre nous.
A ces paroles, toute l'assemblée parut émue ; il semblait que Mars et Bellone allaient de rang en rang, rallumant dans les cœurs la fureur des combats, que Mentor tâchait d'éteindre. Il reprit ainsi la parole:
Si je n'avais que des promesses à vous faire, vous pourriez refuser de vous y fier ; mais je vous offre des choses certaines et présentes. Si vous n'êtes pas contents d'avoir pour otages Télémaque et moi, je vous ferai donner douze des plus nobles et des plus vaillants Crétois. Mais il est juste aussi que vous donniez de votre côté des otages, car Idoménée, qui désire sincèrement la paix, la désire sans crainte et sans bassesse. Il désire la paix, comme vous dites vous-mêmes que vous l'avez désirée, par sagesse et par modération, mais non par l'amour d'une vie molle, ou par faiblesse à la vue des dangers dont la guerre menace les hommes. Il est prêt à périr ou à vaincre ; mais il aime mieux la paix que la victoire la plus éclatante. Il aurait honte de craindre d'être vaincu ; mais il craint d'être injuste, et il n'a point de honte de vouloir réparer ses fautes. Les armes à la main, il vous offre la paix; il ne veut point en imposer les conditions avec hauteur ; car il ne fait aucun cas d'une paix forcée. Il veut une paix dont tous les partis soient contents, qui finisse toutes les jalousies, qui apaise tous les ressentiments, et qui guérisse toutes les défiances. En un mot, Idoménée est dans les sentiments où je suis sûr que vous voudriez qu'il fût. Il n'est question que de vous en persuader. La persuasion ne sera pas difficile, si vous voulez bien m'écouter avec un esprit dégagé et tranquille.
Écoutez donc, ô peuples remplis de valeur, et vous, ô chefs si sages et si unis, écoutez ce que je vous offre de la part d'Idoménée. Il n'est pas juste qu'il puisse entrer dans les terres de ses voisins ; il n'est pas juste aussi que ses voisins puissent entrer dans les siennes. Il consent que les passages qu'on a fortifiés par de hautes tours soient gardés par des troupes neutres. Vous, Nestor, et vous, Philoctète, vous êtes Grecs d'origine ; mais en cette occasion vous vous êtes déclarés contre Idoménée : ainsi vous ne pouvez être suspects d'être trop favorables à ses intérêts. Ce qui vous touche, c'est l'intérêt commun de la paix et de la liberté de l'Hespérie. Soyez vous-mêmes les dépositaires et les gardiens de ces passages qui causent la guerre. Vous n'avez pas moins d'intérêt à empêcher que les anciens peuples d'Hespérie ne détruisent Salente, nouvelle colonie des Grecs, semblable à celles que vous avez fondées, qu'à empêcher qu'Idoménée n'usurpe les terres de ses voisins. Tenez l'équilibre entre les uns et les autres. Au lieu de porter le fer et le feu chez un peuple que vous devez aimer, réservez-vous la gloire d'être les juges et les médiateurs. Vous me direz que ces conditions vous paraîtraient merveilleuses, si vous pouviez vous assurer qu'Idoménée les accomplirait de bonne foi ; mais je vais vous satisfaire.
Il y aura, pour sûreté réciproque, les otages dont je vous ai parlé, jusqu'à ce que tous les passages soient mis en dépôt dans vos mains. Quand le salut de l'Hespérie entière, quand celui de Salente même et d'Idoménée sera à votre discrétion, serez-vous contents ? De qui pourrez-vous désormais vous défier ? Sera-ce de vous-mêmes ? Vous n'osez vous fier à Idoménée : et Idoménée est si incapable de vous tromper, qu'il veut se fier à vous. Oui, il veut vous confier le repos, la liberté, la vie de tout son peuple et de lui-même. S'il est vrai que vous ne désiriez qu'une bonne paix, la voilà qui se présente à vous, et qui vous ôte tout prétexte de reculer. Encore une fois, ne vous imaginez pas que la crainte réduise Idoménée à vous faire ces offres ; c'est la sagesse et la justice qui l'engagent à prendre ce parti, sans se mettre en peine si vous imputerez à la faiblesse ce qu'il fait par vertu. Dans les commencements il a fait des fautes, et il met sa gloire à les reconnaître par les offres dont il vous prévient. C'est faiblesse, c'est vanité, c'est ignorance grossière de son propre intérêt, que d'espérer de pouvoir cacher ses fautes en affectant de les soutenir avec fierté et avec hauteur. Celui qui avoue ses fautes à son ennemi, et qui offre de les réparer, montre par là qu'il est devenu incapable d'en commettre, et que l'ennemi a tout à craindre d'une conduite si sage et si ferme, à moins qu'il ne fasse la paix. Gardez-vous bien de souffrir qu'il vous mette à son tour dans le tort. Si vous refusez la paix et la justice qui viennent à vous, la paix et la justice seront vengées. Idoménée, qui devait craindre de trouver les dieux irrités contre lui, les tournera pour lui contre vous. Télémaque et moi nous combattrons pour la bonne cause. Je prends tous les dieux du ciel et des enfers à témoin des justes propositions que je viens de vous faire.
En achevant ces mots, Mentor leva son bras, pour montrer à tant de peuples le rameau d'olivier qui était dans sa main le signe pacifique. Les chefs, qui le regardaient de près, furent étonnés et éblouis du feu divin qui éclatait dans ses yeux. Il parut avec une majesté et une autorité qui est au-dessus de tout ce qu'on voit dans les plus grands d'entre les mortels. Le charme de ses paroles douces et fortes enlevait les cœurs ; elles étaient semblables à ces paroles enchantées qui tout à coup, dans le profond silence de la nuit, arrêtent au milieu de l'Olympe la lune et les étoiles*, calment la mer irritée, font taire les vents et les flots, et suspendent le cours des fleuves rapides. Mentor était, au milieu de ces peuples furieux, comme Bacchus lorsqu'il était environné des tigres, qui, oubliant leur cruauté, venaient, par la puissance de sa douce voix, lécher ses pieds, et se soumettre par leurs caresses*. D'abord il se fit un profond silence dans toute l'armée. Les chefs se regardaient les uns les autres, ne pouvant résister à cet homme, ni comprendre qui il était. Toutes les troupes, immobiles, avaient les yeux attachés sur lui. On n'osait parler, de peur qu'il n'eût encore quelque chose à dire, et qu'on ne l'empêchât d'être entendu. Quoiqu'on ne trouvât rien à ajouter aux choses qu'il avait dites, ses paroles avaient paru courtes, et on aurait souhaité qu'il eût parlé plus longtemps. Tout ce qu'il avait dit demeurait comme gravé dans tous les cœurs. En parlant, il se faisait aimer, il se faisait croire; chacun était avide, et comme suspendu, pour recueillir jusqu'aux moindres paroles qui sortaient de sa bouche.
Enfin, après un assez long silence, on entendit un bruit sourd qui se répandait peu à peu. Ce n'était plus ce bruit confus des peuples qui frémissaient dans leur indignation ; c'était, au contraire, un murmure doux et favorable. On découvrait déjà sur les visages je ne sais quoi de serein et de radouci. Les Manduriens, si irrités, sentaient que les armes leur tombaient des mains. Le farouche Phalante, avec ses Lacédémoniens, fut surpris de trouver ses entrailles de fer attendries. Les autres commencèrent à soupirer après cette heureuse paix qu'on venait leur montrer. Philoctète, plus sensible qu'un autre par l'expérience de ses malheurs, ne put retenir ses larmes. Nestor, ne pouvant parler, dans le transport où ce discours venait de le mettre, embrassa tendrement Mentor, et tous ces peuples à la fois, comme si c'eût été un signal, s'écrièrent aussitôt : O sage vieillard, vous nous désarmez ! la paix ! la paix!
Nestor, un moment après, voulut commencer un discours ; mais toutes les troupes, impatientes, craignirent qu'il ne voulût représenter quelque difficulté. La paix ! la paix ! s'écrièrent-elles encore une fois. On ne put leur imposer silence, qu'en faisant crier avec eux par tous les chefs de l'armée : La paix ! la paix!
Nestor, voyant bien qu'il n'était pas libre de faire un discours suivi, se contenta de dire : Vous voyez, ô Mentor, ce que peut la parole d'un homme de bien. Quand la sagesse et la vertu parlent, elles calment toutes les passions. Nos justes ressentiments se changent en amitié, et en désir d'une paix durable. Nous l'acceptons telle que vous nous l'offrez. En même temps, tous les chefs tendirent les mains en signe de consentement.
Mentor courut vers la porte de la ville pour la faire ouvrir, et pour mander à Idoménée de sortir de Salente sans précaution. Cependant Nestor embrassait Télémaque, disant : O aimable fils du plus sage de tous les Grecs, puissiez-vous être aussi sage et plus heureux que lui! N'avez-vous rien découvert sur sa destinée ? Le souvenir de votre père, à qui vous ressemblez, a servi à étouffer notre indignation. Phalante, quoique dur et farouche, quoiqu'il n'eût jamais vu Ulysse, ne laissa pas d'être touché de ses malheurs et de ceux de son fils. Déjà on pressait Télémaque de raconter ses aventures, lorsque Mentor revint avec Idoménée, et toute la jeunesse Crétoise qui le suivait.
A la vue d'Idoménée, les alliés sentirent que leur courroux se rallumait ; mais les paroles de Mentor éteignirent ce feu prêt à éclater. Que tardons-nous, dit-il, à conclure cette sainte alliance, dont les dieux seront les témoins et les défenseurs ? Qu'ils la vengent, si jamais quelque impie ose la violer ; et que tous les maux horribles de la guerre, loin d'accabler les peuples fidèles et innocents, retombent sur la tête parjure et exécrable de l'ambitieux qui foulera aux pieds les droits sacrés de cette alliance. Qu'il soit détesté des dieux et des hommes ; qu'il ne jouisse jamais du fruit de sa perfidie ; que les Furies infernales, sous les figures les plus hideuses, viennent exciter sa rage et son désespoir ; qu'il tombe mort sans aucune espérance de sépulture; que son corps soit la proie des chiens et des vautours ; et qu'il soit aux enfers, dans le profond abîme du Tartare, tourmenté à jamais plus rigoureusement que Tantale, Ixion, et les Danaïdes ! Mais plutôt que cette paix soit inébranlable comme les rochers d'Atlas qui soutient le ciel ; que tous les peuples la révèrent et goûtent ses fruits, de génération en génération ; que les noms de ceux qui l'auront jurée soient avec amour et vénération dans la bouche de nos derniers neveux ; que cette paix, fondée sur la justice et sur la bonne foi, soit le modèle de toutes les paix qui se feront à l'avenir chez toutes les nations de la terre ; et que tous les peuples qui voudront se rendre heureux en se réunissant songent à imiter les peuples de l'Hespérie!
A ces paroles, Idoménée et les autres rois jurent la paix aux conditions marquées. On donne de part et d'autre douze otages. Télémaque veut être du nombre des otages donnés par Idoménée ; mais on ne peut consentir que Mentor en soit, parce que les alliés veulent qu'il demeure auprès d'Idoménée, pour répondre de sa conduite et de celle de ses conseillers, jusqu'à l'entière exécution des choses promises. On immola, entre la ville et l'armée ennemie, cent génisses blanches comme la neige, et autant de taureaux de même couleur, dont les cornes étaient dorées et ornées de festons. On entendait retentir, jusque dans les montagnes voisines, le mugissement affreux des victimes qui tombaient sous le couteau sacré. Le sang fumant ruisselait de toutes parts. On faisait couler avec abondance un vin exquis pour les libations. Les aruspices consultaient les entrailles qui palpitaient encore. Les sacrificateurs brûlaient sur les autels un encens qui formait un épais nuage, et dont la bonne odeur parfumait toute la campagne.
Cependant les soldats des deux partis, cessant de se regarder d'un œil ennemi, commençaient à s'entretenir sur leurs aventures. Ils se délassaient déjà de leurs travaux, et goûtaient par avance les douceurs de la paix. Plusieurs de ceux qui avaient suivi Idoménée au siège de Troie reconnurent ceux de Nestor qui avaient combattu dans la même guerre : Ils s'embrassaient avec tendresse, et se racontaient mutuellement tout ce qui leur était arrivé depuis qu'ils avaient ruiné la superbe ville qui était l'ornement de toute l'Asie. Déjà ils se couchaient sur l'herbe, se couronnaient de fleurs, et buvaient ensemble le vin qu'on apportait de la ville dans de grands vases, pour célébrer une si heureuse journée*.
Tout à coup Mentor dit aux rois et aux capitaines assemblés : Désormais, sous divers noms et sous divers chefs, vous ne ferez plus qu'un seul peuple. C'est ainsi que les justes dieux, amateurs des hommes, qu'ils ont formés, veulent être le lien éternel de leur parfaite concorde. Tout le genre humain n'est qu'une famille dispersée sur la face de toute la terre. Tous les peuples sont frères, et doivent s'aimer comme tels. Malheur à ces impies qui cherchent une gloire cruelle dans le sang de leurs frères, qui est leur propre sang. La guerre est quelquefois nécessaire, il est vrai ; mais c'est la honte du genre humain, qu'elle soit inévitable en certaines occasions. O rois, ne dites point qu'on doit la désirer pour acquérir de la gloire : la vraie gloire ne se trouve point hors de l'humanité. Quiconque préfère sa propre gloire aux sentiments de l'humanité est un monstre d'orgueil, et non pas un homme: il ne parviendra même qu'à une fausse gloire ; car la vraie ne se trouve que dans la modération et dans la bonté. On pourra le flatter pour contenter sa vanité folle ; mais on dira toujours de lui en secret, quand on voudra parler sincèrement : Il a d'autant moins mérité la gloire, qu'il l'a désirée avec une passion injuste. Les hommes ne doivent point l'estimer, puisqu'il a si peu estimé les hommes, et qu'il a prodigué leur sang par une brutale vanité. Heureux le roi qui aime son peuple, qui en est aimé, qui se confie en ses voisins, et qui a leur confiance; qui, loin de leur faire la guerre, les empêche de l'avoir entre eux, et qui fait envier à toutes les nations étrangères le bonheur qu'ont ses sujets de l'avoir pour roi ! Songez donc à vous rassembler de temps en temps, ô vous qui gouvernez les puissantes villes de l'Hespérie. Faites de trois ans en trois ans une assemblée générale, où tous les rois qui sont ici présents se trouvent pour renouveler l'alliance par un nouveau serment, pour raffermir l'amitié promise, et pour délibérer sur tous les intérêts communs. Tandis que vous serez unis, vous aurez au dedans de ce beau pays la paix, la gloire et l'abondance ; au dehors vous serez toujours invincibles. Il n'y a que la Discorde, sortie de l'enfer pour tourmenter les hommes insensés, qui puisse troubler la félicité que les dieux vous préparent.
Nestor lui répondit : Vous voyez, par la facilité avec laquelle nous faisons la paix, combien nous sommes éloignés de vouloir faire la guerre par une vaine gloire, ou par l'injuste avidité de nous agrandir au préjudice de nos voisins. Mais que peut-on faire quand on se trouve auprès d'un prince violent, qui ne connaît point d'autre loi que son intérêt, et qui ne perd aucune occasion d'envahir les terres des autres États ? Ne croyez pas que je parle d'Idoménée ; non, je n'ai plus de lui cette pensée : c'est Adraste, roi des Dauniens, de qui nous avons tout à craindre. Il méprise les dieux, et croit que tous les hommes qui sont sur la terre ne sont nés que pour servir à sa gloire par leur servitude. Il ne veut point de sujets dont il soit le roi et le père ; il veut des esclaves et des adorateurs ; il se fait rendre les honneurs divins. Jusqu'ici l'aveugle fortune a favorisé ses plus injustes entreprises. Nous nous étions hâtés de venir attaquer Salente, pour nous défaire du plus faible de nos ennemis, qui ne commençait qu'à s'établir sur cette côte, afin de tourner ensuite nos armes contre cet autre ennemi plus puissant. Il a déjà pris plusieurs villes de nos alliés. Ceux de Crotone ont perdu contre lui deux batailles. Il se sert de toutes sortes de moyens pour contenter son ambition : la force et l'artifice, tout lui est égal, pourvu qu'il accable ses ennemis. Il a amassé de grands trésors; ses troupes sont disciplinées et aguerries ; ses capitaines sont expérimentés ; il est bien servi ; il veille lui-même sans cesse sur tous ceux qui agissent par ses ordres. Il punit sévèrement les moindres fautes, et récompense avec libéralité les services qu'on lui rend. Sa valeur soutient et anime celle de toutes ses troupes. Ce serait un roi accompli, si la justice et la bonne foi réglaient sa conduite ; mais il ne craint ni les dieux, ni le reproche de sa conscience. Il compte même pour rien la réputation ; il la regarde comme un vain fantôme qui ne doit arrêter que les esprits faibles. Il ne compte pour un bien solide et réel, que l'avantage de posséder de grandes richesses, d'être craint, et de fouler à ses pieds tout le genre humain. Bientôt son armée paraîtra sur nos terres ; et, si l'union de tant de peuples ne nous met en état de lui résister, toute espérance de liberté nous sera ôtée. C'est l'intérêt d'Idoménée, aussi bien que le nôtre, de s'opposer à ce voisin, qui ne peut souffrir rien de libre dans son voisinage. Si nous étions vaincus, Salente serait menacée du même malheur. Hâtons-nous donc tous ensemble de le prévenir.
Pendant que Nestor parlait ainsi, on s'avançait vers la ville, car Idoménée avait prié tous les rois et tous les principaux chefs d'y entrer pour y passer la nuit.
LIVRE DIXIÈME.
SOMMAIRE.
Nestor, au nom des alliés, demande des secours à Idoménée contre les Dauniens, leurs ennemis.—Idoménée leur promet des troupes.—Mentor le désapprouve de s'être engagé dans une nouvelle guerre.—Éclairé par ce sage conseil, Idoménée persuade aux alliés qu'il leur suffira d'avoir dans leur armée Télémaque avec cent jeunes Crétois.—Après le départ de Télémaque, Mentor examine en détail la ville et le royaume de Salente, l'état de son commerce et toutes les parties de l'administration.—Il fait faire à Idoménée de nouveaux règlements pour le commerce et pour la police ; lui fait partager en sept classes le peuple dont il désigne les rangs par la diversité des costumes ; lui fait proscrire le luxe et les arts inutiles pour appliquer les artisans au commerce et surtout à l'agriculture qu'il remet en honneur.—Heureux effets de cette réforme.
Cependant toute l'armée des alliés dressait ses tentes, et la campagne était déjà couverte de riches pavillons de toutes sortes de couleurs, où les Hespériens fatigués attendaient le sommeil. Quand les rois, avec leur suite, furent entrés dans la ville, ils parurent étonnés qu'en si peu de temps on eût pu faire tant de bâtiments magnifiques, et que l'embarras d'une si grande guerre n'eût point empêché cette ville naissante de croître et de s'embellir tout à coup.
On admira la sagesse et la vigilance d'Idoménée, qui avait fondé un si beau royaume ; et chacun concluait que, la paix étant faite avec lui, les alliés seraient bien puissants s'il entrait dans leur ligue contre les Dauniens. On proposa à Idoménée d'y entrer ; il ne put rejeter une si juste proposition, et il promit des troupes. Mais comme Mentor n'ignorait rien de tout ce qui est nécessaire pour rendre un État florissant, il comprit que les forces d'Idoménée ne pouvaient pas être aussi grandes qu'elles le paraissaient ; il le prit en particulier, et lui parla ainsi:
Vous voyez que nos soins ne vous ont pas été inutiles. Salente est garantie des malheurs qui la menaçaient. Il ne tient plus qu'à vous d'en élever jusqu'au ciel la gloire, et d'égaler la sagesse de Minos votre aïeul, dans le gouvernement de vos peuples. Je continue à vous parler librement, supposant que vous le voulez, et que vous détestez toute flatterie. Pendant que ces rois ont loué votre magnificence, je pensais en moi-même à la témérité de votre conduite. A ce mot de témérité, Idoménée changea de visage, ses yeux se troublèrent, il rougit, et peu s'en fallut qu'il n'interronpît Mentor pour lui témoigner son ressentiment. Mentor lui dit d'un ton modeste et respectueux, mais libre et hardi : Ce mot de témérité vous choque, je le vois bien : tout autre que moi aurait eu tort de s'en servir ; car il faut respecter les rois, et ménager leur délicatesse, même en les reprenant. La vérité par elle-même les blesse assez, sans y ajouter des termes forts ; mais j'ai cru que vous pourriez souffrir que je vous parlasse sans adoucissement pour vous découvrir votre faute. Mon dessein a été de vous accoutumer à entendre nommer les choses par leur nom, et à comprendre que quand les autres vous donneront des conseils sur votre conduite, ils n'oseront jamais vous dire tout ce qu'ils penseront. Il faudra, si vous voulez n'y être point trompé, que vous compreniez toujours plus qu'ils ne vous diront sur les choses qui vous seront désavantageuses. Pour moi, je veux bien adoucir mes paroles selon votre besoin ; mais il vous est utile qu'un homme sans intérêt et sans conséquence vous parle en secret un langage dur. Nul autre n'osera jamais vous le parler : vous ne verrez la vérité qu'à demi, et sous de belles enveloppes.
A ces mots, Idoménée, déjà revenu de sa première promptitude, parut honteux de sa délicatesse. Vous voyez, dit-il à Mentor, ce que fait l'habitude d'être flatté. Je vous dois le salut de mon nouveau royaume; il n'y a aucune vérité que je ne me croie heureux d'entendre de votre bouche ; mais ayez pitié d'un roi que la flatterie avait empoisonné, et qui n'a pu, même dans ses malheurs, trouver des hommes assez généreux pour lui dire la vérité. Non, je n'ai jamais trouvé personne qui m'ait assez aimé pour vouloir me déplaire en me disant la vérité tout entière.
En disant ces paroles, les larmes lui vinrent aux yeux, et il embrassait tendrement Mentor. Alors ce sage vieillard lui dit : C'est avec douleur que je me vois contraint de vous dire des choses dures ; mais puis-je vous trahir en vous cachant la vérité ? Mettez-vous en ma place. Si vous avez été trompé jusqu'ici, c'est que vous avez bien voulu l'être ; c'est que vous avez craint des conseillers trop sincères. Avez-vous cherché les gens les plus désintéressés, et les plus propres à vous contredire? Avez-vous pris soin de faire parler les hommes les moins empressés à vous plaire, les plus désintéressés dans leur conduite, les plus capables de condamner vos passions et vos sentiments injustes ? Quand vous avez trouvé des flatteurs, les avez-vous écartés ? vous en êtes-vous défié ? Non, non, vous n'avez point fait ce que font ceux qui aiment la vérité, et qui méritent de la connaître. Voyons si vous aurez maintenant le courage de vous laisser humilier par la vérité qui vous condamne.
Je disais donc que ce qui vous attire tant de louanges ne mérite que d'être blâmé. Pendant que vous aviez au dehors tant d'ennemis qui menaçaient votre royaume encore mal établi, vous ne songiez au dedans de votre nouvelle ville qu'à y faire des ouvrages magnifiques. C'est ce qui vous a coûté tant de mauvaises nuits, comme vous me l'avez avoué vous-même. Vous avez épuisé vos richesses ; vous n'avez songé ni à augmenter votre peuple, ni à cultiver les terres fertiles de cette côte. Ne fallait-il pas regarder ces deux choses comme les deux fondements essentiels de votre puissance : avoir beaucoup de bons hommes, et des terres bien cultivées pour les nourrir ? Il fallait une longue paix dans ces commencements, pour favoriser la multiplication de votre peuple. Vous ne deviez songer qu'à l'agriculture et à l'établissement des plus sages lois. Une vaine ambition vous a poussé jusques au bord du précipice. A force de vouloir paraître grand, vous avez pensé ruiner votre véritable grandeur. Hâtez-vous de réparer ces fautes ; suspendez tous vos grands ouvrages ; renoncez à ce faste qui ruinerait votre nouvelle ville ; laissez en paix respirer vos peuples ; appliquez-vous à les mettre dans l'abondance, pour faciliter les mariages. Sachez que vous n'êtes roi qu'autant que vous avez des peuples à gouverner, et que votre puissance doit se mesurer, non par l'étendue des terres que vous occuperez, mais par le nombre des hommes qui habiteront ces terres, et qui seront attachés à vous obéir. Possédez une bonne terre, quoique médiocre en étendue ; couvrez-la de peuples innombrables, laborieux et disciplinés ; faites que ces peuples vous aiment : vous êtes plus puissant, plus heureux, plus rempli de gloire, que tous les conquérants qui ravagent tant de royaumes.
Que ferai-je donc à l'égard de ces rois ? répondit Idoménée ; leur avouerai-je ma faiblesse ? Il est vrai que j'ai négligé l'agriculture, et même le commerce, qui m'est si facile sur cette côte : je n'ai songé qu'à faire une ville magnifique. Faudra-t-il donc, mon cher Mentor, me déshonorer dans l'assemblée de tant de rois, et découvrir mon imprudence ? S'il le faut, je le veux ; je le ferai sans hésiter, quoi qu'il m'en coûte ; car vous m'avez appris qu'un vrai roi ; qui est fait pour ses peuples, et qui se doit tout entier à eux, doit préférer le salut de son royaume à sa propre réputation.
Ce sentiment est digne du père des peuples, reprit Mentor ; c'est à cette bonté, et non à la vaine magnificence de votre ville, que je reconnais en vous le cœur d'un vrai roi. Mais il faut ménager votre honneur, pour l'intérêt même de votre royaume. Laissez-moi faire ; je vais faire entendre à ces rois que vous vous êtes engagé à rétablir Ulysse, s'il est encore vivant, ou du moins son fils, dans la puissance royale, à Ithaque, et que vous voulez en chasser par force tous les amants de Pénélope. Ils n'auront pas de peine à comprendre que cette guerre demande des troupes nombreuses. Ainsi, ils consentiront que vous ne leur donniez d'abord qu'un faible secours contre les Dauniens.
A ces mots, Idoménée parut comme un homme qu'on soulage d'un fardeau accablant. Vous sauvez, cher ami, dit-il à Mentor, mon honneur, et la réputation de cette ville naissante, dont vous cacherez l'épuisement à tous mes voisins. Mais quelle apparence de dire que je veux envoyer des troupes à Ithaque pour y rétablir Ulysse, ou du moins Télémaque son fils, pendant que Télémaque lui-même est engagé à aller à la guerre contre les Dauniens!
Ne soyez point en peine, répliqua Mentor ; je ne dirai rien que de vrai. Les vaisseaux que vous enverrez pour l'établissement de votre commerce iront sur la côte d'Épire* ils feront à la fois deux choses : l'une, de rappeler sur votre côte les marchands étrangers, que les trop grands impôts éloignaient de Salente ; l'autre, de chercher des nouvelles d'Ulysse. S'il est encore vivant, il faut qu'il ne soit pas loin de ces mers qui divisent la Grèce d'avec l'Italie ; et on assure qu'on l'a vu chez les Phéaciens. Quand même il n'y aurait plus aucune espérance de le revoir, vos vaisseaux rendront un signalé service à son fils : ils répandront dans Ithaque et dans tous les pays voisins la terreur du nom du jeune Télémaque, qu'on croyait mort comme son père. Les amants de Pénélope seront étonnés d'apprendre qu'il est prêt à revenir avec le secours d'un puissant allié. Les Ithaciens n'oseront secouer le joug. Pénélope sera consolée, et refusera toujours de choisir un nouvel époux. Ainsi vous servirez Télémaque, pendant qu'il sera en votre place avec les alliés de cette côte d'Italie contre les Dauniens.
A ces mots, Idoménée s'écria : Heureux le roi qui est soutenu par de sages conseils ! Un ami sage et fidèle vaut mieux à un roi, que des armées victorieuses. Mais doublement heureux le roi qui sent son bonheur, et qui en sait profiter par le bon usage des sages conseils! car souvent il arrive qu'on éloigne de sa confiance les hommes sages et vertueux dont on craint la vertu, pour prêter l'oreille à des flatteurs dont on ne craint point la trahison. Je suis moi-même tombé dans cette faute, et je vous raconterai tous les malheurs qui me sont venus par un faux ami, qui flattait mes passions dans l'espérance que je flatterais à mon tour les siennes.
Mentor fit aisément entendre aux rois alliés qu'Idoménée devait se charger des affaires de Télémaque, pendant que celui-ci irait avec eux. Ils se contentèrent d'avoir dans leur armée le jeune fils d'Ulysse avec cent jeunes Crétois qu'Idoménée lui donna pour l'accompagner ; c'était la fleur de la jeune noblesse que ce roi avait emmenée de Crète. Mentor lui avait conseillé de les envoyer dans cette guerre. Il faut, disait-il, avoir soin, pendant la paix, de multiplier le peuple ; mais, de peur que toute la nation ne s'amollisse, et ne tombe dans l'ignorance de la guerre, il faut envoyer dans les guerres étrangères la jeune noblesse. Ceux-là suffisent pour entretenir toute la nation dans une émulation de gloire, dans l'amour des armes, dans le mépris des fatigues et de la mort même, enfin dans l'expérience de l'art militaire.
Les rois alliés partirent de Salente contents d'Idoménée, et charmés de la sagesse de Mentor : ils étaient pleins de joie de ce qu'ils emmenaient avec eux Télémaque. Celui-ci ne put modérer sa douleur quand il fallut se séparer de son ami. Pendant que les rois alliés faisaient leurs adieux, et juraient à Idoménée qu'ils garderaient avec lui une éternelle alliance, Mentor tenait Télémaque serré entre ses bras, et se sentait arrosé de ses larmes. Je suis insensible, disait Télémaque, à la joie d'aller acquérir de la gloire, et je ne suis touché que de la douleur de notre séparation. Il me semble que je vois encore ce temps infortuné, où les Égyptiens m'arrachèrent d'entre vos bras, et m'éloignèrent de vous sans me laisser aucune espérance de vous revoir.
Mentor répondait à ces paroles avec douceur, pour le consoler. Voici, lui disait-il, une séparation bien différente : elle est volontaire, elle sera courte ; vous allez chercher la victoire. Il faut, mon fils, que vous m'aimiez d'un amour moins tendre et plus courageux : accoutumez-vous à mon absence ; vous ne m'aurez pas toujours : il faut que ce soit la sagesse et la vertu, plutôt que la présence de Mentor, qui vous inspirent ce que vous devez faire.
En disant ces mots, la déesse, cachée sous la figure de Mentor, couvrait Télémaque de son égide ; elle répandait au dedans de lui l'esprit de sagesse et de prévoyance, la valeur intrépide et la douce modération, qui se trouvent si rarement ensemble. Allez, disait Mentor, au milieu des plus grands périls, toutes les fois qu'il sera utile que vous y alliez. Un prince se déshonore encore plus en évitant les dangers dans les combats, qu'en n'allant jamais à la guerre. Il ne faut point que le courage de celui qui commande aux autres puisse être douteux. S'il est nécessaire à un peuple de conserver son chef ou son roi, il lui est encore plus nécessaire de ne le voir point dans une réputation douteuse sur la valeur. Souvenez-vous que celui qui commande doit être le modèle de tous les autres ; son exemple doit animer toute l'armée. Ne craignez donc aucun danger, ô Télémaque, et périssez dans les combats plutôt que de faire douter de votre courage. Les flatteurs qui auront le plus d'empressement pour vous empêcher de vous exposer au péril dans les occasions nécessaires seront les premiers à dire en secret que vous manquez de cœur, s'ils vous trouvent facile à arrêter dans ces occasions.
Mais aussi n'allez pas chercher les périls sans utilité. La valeur ne peut être une vertu qu'autant qu'elle est réglée par la prudence: autrement, c'est un mépris insensé de la vie, et une ardeur brutale. La valeur emportée n'a rien de sûr : celui qui ne se possède point dans les dangers est plutôt fougueux que brave ; il a besoin d'être hors de lui pour se mettre au-dessus de la crainte, parce qu'il ne peut la surmonter par la situation naturelle de son cœur. En cet état, s'il ne fuit pas, du moins il se trouble ; il perd la liberté de son esprit, qui lui serait nécessaire pour donner de bons ordres, pour profiter des occasions, pour renverser les ennemis, et pour servir sa patrie. S'il a toute l'ardeur d'un soldat, il n'a point le discernement d'un capitaine. Encore même n'a-t-il pas le vrai courage d'un simple soldat ; car le soldat doit conserver dans le combat la présence d'esprit et la modération nécessaire pour obéir. Celui qui s'expose témérairement trouble l'ordre et la discipline des troupes, donne un exemple de témérité, et expose souvent l'armée entière à de grands malheurs. Ceux qui préfèrent leur vaine ambition à la sûreté de la cause commune méritent des châtiments, et non des récompenses.
Gardez-vous donc bien, mon cher fils, de chercher la gloire avec impatience. Le vrai moyen de la trouver est d'attendre tranquillement l'occasion favorable. La vertu se fait d'autant plus révérer, qu'elle se montre plus simple, plus modeste, plus ennemie de tout faste. C'est à mesure que la nécessité de s'exposer au péril augmente, qu'il faut aussi de nouvelles ressources de prévoyance et de courage qui aillent toujours croissant. Au reste, souvenez-vous qu'il ne faut s'attirer l'envie de personne. De votre côté, ne soyez point jaloux du succès des autres. Louez-les pour tout ce qui mérite quelque louange ; mais louez avec discernement : disant le bien avec plaisir, cachez le mal, et n'y pensez qu'avec douleur. Ne décidez point devant ces anciens capitaines qui ont toute l'expérience que vous ne pouvez avoir : écoutez-les avec déférence; consultez-les ; priez les plus habiles de vous instruire ; et n'ayez point de honte d'attribuer à leurs instructions tout ce que vous ferez de meilleur. Enfin, n'écoutez jamais les discours par lesquels on voudra exciter votre défiance ou votre jalousie contre les chefs. Parlez-leur avec confiance et ingénuité. Si vous croyez qu'ils aient manqué à votre égard, ouvrez-leur votre cœur, expliquez-leur toutes vos raisons. S'ils sont capables de sentir la noblesse de cette conduite, vous les charmerez, et vous tirerez d'eux tout ce que vous aurez sujet d'en attendre. Si au contraire ils ne sont pas assez raisonnables pour entrer dans vos sentiments, vous serez instruit par vous-même de ce qu'il y aura en eux d'injuste à souffrir ; vous prendrez vos mesures pour ne vous plus commettre jusqu'à ce que la guerre finisse, et vous n'aurez rien à vous reprocher. Mais surtout ne dites jamais à certains flatteurs, qui sèment la division, les sujets de peine que vous croirez avoir contre les chefs de l'armée où vous serez.
Je demeurerai ici, continua Mentor, pour secourir Idoménée dans le besoin où il est de travailler au bonheur de ses peuples, et pour achever de lui faire réparer les fautes que les mauvais conseils et les flatteurs lui ont fait commettre dans l'établissement de son nouveau royaume.
Alors Télémaque ne put s'empêcher de témoigner à Mentor quelque surprise, et même quelque mépris, pour la conduite d'Idoménée. Mais Mentor l'en reprit d'un ton sévère. Êtes-vous étonné, lui dit-il, de ce que les hommes les plus estimables sont encore hommes, et montrent encore quelques restes des faiblesses de l'humanité parmi les piéges innombrables et les embarras inséparables de la royauté ? Idoménée, il est vrai, a été nourri dans des idées de faste et de hauteur ; mais quel philosophe pourrait se défendre de la flatterie, s'il avait été en sa place ? il est vrai qu'il s'est laissé trop prévenir par ceux qui ont eu sa confiance ; mais les plus sages rois sont souvent trompés, quelques précautions qu'ils prennent pour ne l'être pas. Un roi ne peut se passer de ministres qui le soulagent et en qui il se confie, puisqu'il ne peut tout faire. D'ailleurs, un roi connaît beaucoup moins que les particuliers les hommes qui l'environnent : on est toujours masqué auprès de lui ; on épuise toutes sortes d'artifices pour le tromper. Hélas ! cher Télémaque, vous ne réprouverez que trop ! On ne trouve point dans les hommes ni les vertus ni les talents qu'on y cherche. On a beau les étudier et les approfondir, on s'y mécompte tous les jours. On ne vient même jamais à bout de faire, des meilleurs hommes, ce qu'on aurait besoin d'en faire pour le bien public. Ils ont leurs entêtements, leurs incompatibilités, leurs jalousies. On ne les persuade ni on ne les corrige guère.
Plus on a de peuples à gouverner, plus il faut de ministres, pour faire par eux ce qu'on ne peut faire soi-même ; et plus on a besoin d'hommes à qui on confie l'autorité, plus on est exposé à se tromper dans de tels choix. Tel critique aujourd'hui impitoyablement les rois qui gouvernerait demain beaucoup moins bien qu'eux, et qui ferait les mêmes fautes, avec d'autres infiniment plus grandes, si on lui confiait la même puissance. La condition privée, quand on y joint un peu d'esprit pour bien parler, couvre tous les défauts naturels, relève des talents éblouissants, et fait paraître un homme digne de toutes les places dont il est éloigné. Mais c'est l'autorité qui met tous les talents à une rude épreuve, et qui découvre de grands défauts.
La grandeur est comme certains verres qui grossissent tous les objets. Tous les défauts paraissent croître dans ces hautes places, où les moindres choses ont de grandes conséquences, et où les plus légères fautes ont de violents contre-coups. Le monde entier est occupé à observer un seul homme à toute heure, et à le juger en toute rigueur. Ceux qui le jugent n'ont aucune expérience de l'état où il est. Ils n'en sentent point les difficultés, et ils ne veulent plus qu'il soit homme, tant ils exigent de perfection de lui. Un roi, quelque bon et sage qu'il soit, est encore homme. Son esprit a des bornes, et sa vertu en a aussi. Il a de l'humeur, des passions, des habitudes, dont il n'est pas tout à fait le maître. Il est obsédé par des gens intéressés et artificieux; il ne trouve point les secours qu'il cherche. Il tombe chaque jour dans quelque mécompte, tantôt par ses passions et tantôt par celles de ses ministres. A peine a-t-il réparé une faute, qu'il retombe dans une autre. Telle est la condition des rois les plus éclairés et les plus vertueux.
Les plus longs et les meilleurs règnes sont trop courts et trop imparfaits, pour réparer à la fin ce qu'on a gâté, sans le vouloir, dans les commencements. La royauté porte avec elle toutes ces misères; l'impuissance humaine succombe sous un fardeau si accablant. Il faut plaindre les rois et les excuser. Ne sont-ils pas à plaindre d'avoir à gouverner tant d'hommes, dont les besoins sont infinis, et qui donnent tant de peine à ceux qui veulent les bien gouverner ? Pour parler franchement, les hommes sont fort à plaindre d'avoir à être gouvernés par un roi qui n'est qu'un homme semblable à eux ; car il faudrait des dieux pour redresser les hommes. Mais les rois ne sont pas moins à plaindre, n'étant qu'hommes, c'est-à-dire faibles et imparfaits, d'avoir à gouverner cette multitude innombrable d'hommes corrompus et trompeurs.
Télémaque répondit avec vivacité : Idoménée a perdu, par sa faute, le royaume de ses ancêtres en Crète ; et, sans vos conseils, il en aurait perdu un second à Salente.
J'avoue, reprit Mentor, qu'il a fait de grandes fautes ; mais cherchez dans la Grèce, et dans tous les autres pays les mieux policés, un roi qui n'en ait point fait d'inexcusables. Les plus grands hommes ont, dans leur tempérament et dans le caractère de leur esprit, des défauts qui les entraînent ; et les plus louables sont ceux qui ont le courage de connaître et de réparer leurs égarements. Pensez-vous qu'Ulysse, le grand Ulysse votre père, qui est le modèle des rois de la Grèce, n'ait pas aussi ses faiblesses ni ses défauts ? Si Minerve ne l'eût conduit pas à pas, combien de fois aurait-il succombé dans les périls et dans les embarras où la fortune s'est jouée de lui ! Combien de fois Minerve l'a-t-elle retenu ou redressé, pour le conduire toujours à la gloire par le chemin de la vertu ! N'attendez pas même, quand vous le verrez régner avec tant de gloire à Ithaque, de le trouver sans imperfections ; vous lui en verrez, sans doute. La Grèce, l'Asie, et toutes les îles des mers, l'ont admiré malgré ces défauts ; mille qualités merveilleuses les font oublier. Vous serez trop heureux de pouvoir l'admirer aussi, et de l'étudier sans cesse comme votre modèle.
Accoutumez-vous donc, ô Télémaque, à n'attendre des plus grands hommes que ce que l'humanité est capable de faire. La jeunesse, sans expérience, se livre à une critique présomptueuse, qui la dégoûte de tous les modèles qu'elle a besoin de suivre, et qui la jette dans une indocilité incurable. Non-seulement vous devez aimer, respecter, imiter votre père, quoiqu'il ne soit point parfait ; mais encore vous devez avoir une haute estime pour Idoménée, malgré tout ce que j'ai repris en lui. Il est naturellement sincère, droit, équitable, libéral, bienfaisant ; sa valeur est parfaite ; il déteste la fraude quand il la connaît, et qu'il suit librement la véritable pente de son cœur. Tous ses talents extérieurs sont grands, et proportionnés à sa place. Sa simplicité à avouer son tort ; sa douceur, sa patience pour se laisser dire par moi les choses les plus dures ; son courage contre lui-même pour réparer publiquement ses fautes, et pour se mettre par là au-dessus de toute la critique des hommes, montrent une âme véritablement grande. Le bonheur, ou le conseil d'autrui, peuvent préserver de certaines fautes un homme très-médiocre ; mais il n'y a qu'une vertu extraordinaire qui puisse engager un roi, si longtemps séduit par la flatterie, à réparer son tort. Il est bien plus glorieux de se relever ainsi, que de n'être jamais tombé. Idoménée a fait les fautes que presque tous les rois font; mais presque aucun roi ne fait, pour se corriger, ce qu'il vient de faire. Pour moi, je ne pouvais me lasser de l'admirer dans les moments mêmes où il me permettait de le contredire. Admirez-le aussi, mon cher Télémaque : c'est moins pour sa réputation que pour votre utilité que je vous donne ce conseil.
Mentor fit sentir à Télémaque, par ce discours, combien il est dangereux d'être injuste en se laissant aller à une critique rigoureuse contre les autres hommes, et surtout contre ceux qui sont chargés des embarras et des difficultés du gouvernement. Ensuite il lui dit : Il est temps que vous partiez ; adieu : je vous attendrai. O mon cher Télémaque, souvenez-vous que ceux qui craignent les dieux n'ont rien à craindre des hommes. Vous vous trouverez dans les plus extrêmes périls ; mais sachez que Minerve ne vous abandonnera point.
A ces mots, Télémaque crut sentir la présence de la déesse*, et il eût même reconnu que c'était elle qui parlait pour le remplir de confiance, si la déesse n'eût rappelé l'idée de Mentor, en lui disant : N'oubliez pas, mon fils, tous les soins que j'ai pris, pendant votre enfance, pour vous rendre sage et courageux comme votre père. Ne faites rien qui ne soit digne de ses grands exemples, et des maximes de vertu que j'ai tâché de vous inspirer.
Le soleil se levait déjà, et dorait le sommet des montagnes, quand les rois sortirent de Salente pour rejoindre leurs troupes. Ces troupes, campées autour de la ville, se mirent en marche sous leurs commandants. On voyait de tous côtés briller le fer des piques hérissées ; l'éclat des boucliers éblouissait les yeux ; un nuage de poussière s'élevait jusqu'aux nues. Idoménée, avec Mentor, conduisait dans la campagne les rois alliés, et s'éloignait des murs de la ville. Enfin, ils se séparèrent, après s'être donné de part et d'autre les marques d'une vraie amitié ; et les alliés ne doutèrent plus que la paix ne fût durable, lorsqu'ils connurent la bonté du cœur d'Idoménée, qu'on leur avait représenté bien différent de ce qu'il était : c'est qu'on jugeait de lui, non par ses sentiments naturels, mais par les conseils flatteurs et injustes auxquels il s'était livré.
Après que l'armée fut partie, Idoménée mena Mentor dans tous les quartiers de la ville. Voyons, disait Mentor, combien vous avez d'hommes et dans la ville et dans la campagne voisine ; faisons-en le dénombrement. Examinons aussi combien vous avez de laboureurs parmi ces hommes. Voyons combien vos terres portent, dans les années médiocres, de blé, de vin, d'huile, et des autres choses utiles : nous saurons par cette voie si la terre fournit de quoi nourrir tous ses habitants, et si elle produit encore de quoi faire un commerce utile de son superflu avec les pays étrangers. Examinons aussi combien vous avez de vaisseaux et de matelots ; c'est par là qu'il faut juger de votre puissance. Il alla visiter le port, et entra dans chaque vaisseau. Il s'informa des pays ou chaque vaisseau allait pour le commerce ; quelles marchandises il y apportait ; celles qu'il prenait au retour ; quelle était la dépense du vaisseau pendant la navigation ; les prêts que les marchands se faisaient les uns aux autres ; les sociétés qu'ils faisaient entre eux, pour savoir si elles étaient équitables et fidèlement observées ; enfin, les hasards des naufrages et les autres malheurs du commerce, pour prévenir la ruine des marchands, qui, par l'avidité du gain, entreprennent souvent des choses qui sont au delà de leurs forces.
Il voulut qu'on punît sévèrement toutes les banqueroutes, parce que celles qui sont exemptes de mauvaise foi ne le sont presque jamais de témérité. En même temps, il fit des règles pour faire en sorte qu'il fût aisé de ne faire jamais banqueroute. Il établit des magistrats à qui les marchands rendaient compte de leurs effets, de leurs profits, de leur dépense, et de leurs entreprises. Il ne leur était jamais permis de risquer le bien d'autrui, et ils ne pouvaient même risquer que la moitié du leur. De plus, ils faisaient en société les entreprises qu'ils ne pouvaient faire seuls ; et la police de ces sociétés était inviolable, par la rigueur des peines imposées à ceux qui ne les suivraient pas. D'ailleurs, la liberté du commerce était entière : bien loin de le gêner par des impôts, on promettait une récompense à tous les marchands qui pourraient attirer à Salente le commerce de quelque nouvelle nation.
Ainsi les peuples y accoururent bientôt en foule de toutes parts. Le commerce de cette ville était semblable au flux et au reflux de la mer. Les trésors y entraient comme les flots viennent l'un sur l'autre*. Tout y était apporté et tout en sortait librement. Tout ce qui entrait était utile ; tout ce qui sortait laissait, en sortant, d'autres richesses en sa place. La justice sévère présidait dans le port, au milieu de tant de nations. La franchise, la bonne foi, la candeur, semblaient, du haut de ces superbes tours, appeler les marchands des terres les plus éloignées: chacun de ces marchands, soit qu'il vînt des rives orientales où le soleil sort chaque jour du sein des ondes, soit qu'il fût parti de cette grande mer où le soleil, lassé de son cours, va éteindre ses feux, vivait paisible et en sûreté dans Salente comme dans sa patrie.
Pour le dedans de la ville, Mentor visita tous les magasins, toutes les boutiques d'artisans, et toutes les places publiques. Il défendit toutes les marchandises de pays étrangers qui pouvaient introduire le luxe et la mollesse. Il régla les habits, la nourriture, les meubles, la grandeur et l'ornement des maisons, pour toutes les conditions différentes. Il bannit tous les ornements d'or et d'argent ; et il dit à Idoménée : Je ne connais qu'un seul moyen pour rendre votre peuple modeste dans sa dépense, c'est que vous lui en donniez vous-même l'exemple. Il est nécessaire que vous ayez une certaine majesté dans votre extérieur ; mais votre autorité sera assez marquée par vos gardes et par les principaux officiers qui vous environnent. Contentez-vous d'un habit de laine très-fine, teinte en pourpre ; que les principaux de l'État, après vous, soient vêtus de la même laine, et que toute la différence ne consiste que dans la couleur et dans une légère broderie d'or que vous aurez sur le bord de votre habit. Les différentes couleurs serviront à distinguer les différentes conditions, sans avoir besoin ni d'or, ni d'argent, ni de pierreries.
Réglez les conditions par la naissance. Mettez au premier rang ceux qui ont une noblesse plus ancienne et plus éclatante. Ceux qui auront le mérite et l'autorité des emplois seront assez contents de venir après ces anciennes et illustres familles, qui sont dans une si longue possession des premiers honneurs. Les hommes qui n'ont pas la même noblesse leur céderont sans peine, pourvu que vous ne les accoutumiez point à se méconnaître dans une trop prompte et trop haute fortune, et que vous donniez des louanges à la modération de ceux qui seront modestes dans la prospérité. La distinction la moins exposée à l'envie est celle qui vient d'une longue suite d'ancêtres. Pour la vertu, elle sera assez excitée, et on aura assez d'empressement à servir l'État, pourvu que vous donniez des couronnes et des statues aux belles actions, et que ce soit un commencement de noblesse pour les enfants de ceux qui les auront faites.
Les personnes du premier rang, après vous, seront vêtues de blanc, avec une frange d'or au bas de leurs habits. Ils auront au doigt un anneau d'or, et au cou une médaille d'or avec votre portrait. Ceux du second rang seront vêtus de bleu : ils porteront une frange d'argent, avec l'anneau, et point de médaille ; les troisièmes, de vert, sans anneau et sans frange, mais avec la médaille d'argent ; les quatrièmes, d'un jaune d'aurore ; les cinquièmes, d'un rouge pâle ou de rose ; les sixièmes, de gris de lin ; et les septièmes, qui seront les derniers du peuple, d'une couleur mêlée de jaune et de blanc. Voilà les habits de sept conditions différentes pour les hommes libres. Tous les esclaves seront vêtus de gris-brun. Ainsi, sans aucune dépense, chacun sera distingué suivant sa condition, et on bannira de Salente tous les arts qui ne servent qu'à entretenir le faste. Tous les artisans qui seraient employés à ces arts pernicieux serviront ou aux arts nécessaires, qui sont en petit nombre, ou au commerce, ou à l'agriculture. On ne souffrira jamais aucun changement, ni pour la nature des étoffes, ni pour la forme des habits; car il est indigne que des hommes, destinés à une vie sérieuse et noble, s'amusent à inventer des parures affectées, ni qu'ils permettent que leurs femmes, à qui ces amusements seraient moins honteux, tombent jamais dans cet excès.
Mentor, semblable à un habile jardinier qui retranche dans ses arbres fruitiers le bois inutile, tâchait ainsi de retrancher le faste inutile qui corrompait les mœurs : il ramenait toutes choses à une noble et frugale simplicité. Il régla de même la nourriture des citoyens et des esclaves. Quelle honte, disait-il, que les hommes les plus élevés fassent consister leur grandeur dans les ragoûts, par lesquels ils amollissent leurs âmes, et ruinent insensiblement la santé de leurs corps ! Ils doivent faire consister leur bonheur dans leur modération, dans leur autorité pour faire du bien aux autres hommes, et dans la réputation que leurs bonnes actions doivent leur procurer. La sobriété rend la nourriture la plus simple très-agréable. C'est elle qui donne, avec la santé la plus vigoureuse, les plaisirs les plus purs et les plus constants. Il faut donc borner les repas aux viandes les meilleures, mais apprêtées sans aucun ragoût. C'est un art pour empoisonner les hommes, que celui d'irriter leur appétit au delà de leur vrai besoin.
Idoménée comprit bien qu'il avait eu tort de laisser les habitants de sa nouvelle ville amollir et corrompre leurs mœurs, en violant toutes les lois de Minos sur la sobriété ; mais le sage Mentor lui fit remarquer que les lois mêmes, quoique renouvelées, seraient inutiles, si l'exemple du roi ne leur donnait une autorité qui ne pouvait venir d'ailleurs. Aussitôt Idoménée régla sa table, où il n'admit que du pain excellent, du vin du pays, qui est fort et agréable, mais en fort petite quantité, avec des viandes simples, telles qu'il en mangeait avec les autres Grecs au siége de Troie. Personne n'osa se plaindre d'une règle que le roi s'imposait lui-même ; et chacun se corrigea de la profusion et de la délicatesse où l'on commençait à se plonger pour les repas.
Mentor retrancha ensuite la musique molle et efféminée, qui corrompait toute la jeunesse. Il ne condamna pas avec une moindre sévérité la musique bachique, qui n'enivre guère moins que le vin, et qui produit des mœurs pleines d'emportement et d'impudence. Il borna toute la musique aux fêtes dans les temples, pour y chanter les louanges des dieux et des héros qui ont donné l'exemple des plus rares vertus. Il ne permit aussi que pour les temples les grands ornements d'architecture, tels que les colonnes, les frontons, les portiques ; il donna des modèles d'une architecture simple et gracieuse, pour faire, dans un médiocre espace, une maison gaie et commode pour une famille nombreuse ; en sorte qu'elle fût tournée à un aspect sain, que les logements en fussent dégagés les uns des autres, que l'ordre et la propreté s'y conservassent facilement, et que l'entretien fût de peu de dépense.
Il voulut que chaque maison un peu considérable eût un salon et un petit péristyle, avec de petites chambres pour toutes les personnes libres. Mais il défendit très-sévèrement la multitude superflue et la magnificence des logements. Ces divers modèles de maisons, suivant la grandeur des familles, servirent à embellir à peu de frais une partie de la ville, et à la rendre régulière ; au lieu que l'autre partie, déjà achevée suivant le caprice et le faste des particuliers, avait, malgré sa magnificence, une disposition moins agréable et moins commode. Cette nouvelle ville fut bâtie en très-peu de temps, parce que la côte voisine de la Grèce fournit de bons architectes, et qu'on fit venir un très-grand nombre de maçons de l'Épire et de plusieurs autres pays, à condition qu'après avoir achevé leurs travaux ils s'établiraient autour de Salente, y prendraient des terres à défricher, et serviraient à peupler la campagne.
La peinture et la sculpture parurent à Mentor des arts qu'il n'est pas permis d'abandonner ; mais il voulut qu'on souffrît dans Salente peu d'hommes attachés à ces arts. Il établit une école où présidaient des maîtres d'un goût exquis, qui examinaient les jeunes élèves. Il ne faut, disait-il, rien de bas et de faible dans ces arts qui ne sont pas absolument nécessaires. Par conséquent, on n'y doit admettre que des jeunes gens d'un génie qui promette beaucoup, et qui tendent à la perfection. Les autres sont nés pour des arts moins nobles, et ils seront employés plus utilement aux besoins ordinaires de la république. Il ne faut, disait-il, employer les sculpteurs et les peintres, que pour conserver la mémoire des grands hommes et des grandes actions. C'est dans les bâtiments publics, ou dans les tombeaux, qu'on doit conserver des représentations de tout ce qui a été fait avec une vertu extraordinaire pour le service de la patrie. Au reste, la modération et la frugalité de Mentor n'empêchèrent pas qu'il n'autorisât tous les grands bâtiments destinés aux courses de chevaux et de chariots, aux combats de lutteurs, à ceux du ceste, et à tous les autres exercices qui cultivent les corps pour les rendre plus adroits et plus vigoureux.
Il retrancha un nombre prodigieux de marchands qui vendaient des étoffes façonnées des pays éloignés, des broderies d'un prix excessif, des vases d'or et d'argent avec des figures de dieux, d'hommes et d'animaux; enfin, des liqueurs et des parfums. Il voulut même que les meubles de chaque maison fussent simples, et faits de manière à durer longtemps ; en sorte que les Salentins, qui se plaignaient hautement de leur pauvreté, commencèrent à sentir combien ils avaient de richesses superflues : mais c'était des richesses trompeuses qui les appauvrissaient, et ils devenaient effectivement riches à mesure qu'ils avaient le courage de s'en dépouiller. C'est s'enrichir, disaient-ils eux-mêmes, que de mépriser de telles richesses, qui épuisent l'État, et que de diminuer ses besoins, en les réduisant aux vraies nécessités de la nature.
Mentor se hâta de visiter les arsenaux et tous les magasins, pour savoir si les armes et toutes les autres choses nécessaires à la guerre étaient en bon état : car il faut, disait-il, être toujours prêt à faire la guerre, pour n'être jamais réduit au malheur de la faire. Il trouva que plusieurs choses manquaient partout. Aussitôt on assembla des ouvriers pour travailler sur le fer, sur l'acier, et sur l'airain. On voyait s'élever des fournaises ardentes, des tourbillons de fumée et de flammes semblables à ces feux souterrains que vomit le mont Etna. Le marteau résonnait sur l'enclume, qui gémissait sous les coups redoublés. Les montagnes voisines et les rivages de la mer en retentissaient ; on eût cru être dans cette île[40], où Vulcain, animant les Cyclopes, forge des foudres pour le père des dieux ; et, par une sage prévoyance, on voyait dans une profonde paix tous les préparatifs de la guerre.
Ensuite Mentor sortit de la ville avec Idoménée, et trouva une grande étendue de terres fertiles qui demeuraient incultes : d'autres n'étaient cultivées qu'à demi, par la négligence et par la pauvreté des laboureurs, qui manquant d'hommes et de bœufs, manquaient aussi de courage et de force de corps pour mettre l'agriculture dans sa perfection. Mentor, voyant cette campagne désolée, dit au roi : La terre ne demande ici qu'à enrichir ses habitants ; mais les habitants manquent à la terre. Prenons donc tous ces artisans superflus qui sont dans la ville, et dont les métiers ne serviraient qu'à dérégler les mœurs, pour leur faire cultiver ces plaines et ces collines. Il est vrai que c'est un malheur, que tous ces hommes exercés à des arts qui demandent une vie sédentaire ne soient point exercés au travail ; mais voici un moyen d'y remédier. Il faut partager entre eux les terres vacantes, et appeler à leur secours des peuples voisins, qui feront sous eux le plus rude travail. Ces peuples le feront, pourvu qu'on leur promette des récompenses convenables sur les fruits des terres mêmes qu'ils défricheront : ils pourront, dans la suite, en posséder une partie et être ainsi incorporés à votre peuple, qui n'est pas assez nombreux. Pourvu qu'ils soient laborieux et dociles aux lois, vous n'aurez point de meilleurs sujets, et ils accroîtront votre puissance. Vos artisans de la ville, transplantés dans la campagne, élèveront leurs enfants au travail et au goût de la vie champêtre. De plus, tous les maçons des pays étrangers, qui travaillent à bâtir votre ville, se sont engagés à défricher une partie de vos terres, et à se faire laboureurs: incorporez-les à votre peuple, dès qu'ils auront achevé leurs ouvrages de la ville. Ces ouvriers sont ravis de s'engager à passer leur vie sous une domination qui est maintenant si douce. Comme ils sont robustes et laborieux, leur exemple servira pour exciter au travail les habitants transplantés de la ville à la campagne, avec lesquels ils seront mêlés. Dans la suite, tout le pays sera peuplé de familles vigoureuses et adonnées à l'agriculture.
Au reste, ne soyez point en peine de la multiplication de ce peuple ; il deviendra bientôt innombrable, pourvu que vous facilitiez les mariages. La manière de les faciliter est bien simple ; presque tous les hommes ont l'inclination de se marier ; il n'y a que la misère qui les en empêche. Si vous ne les chargez point d'impôts, ils vivront sans peine avec leurs femmes et leurs enfants ; car la terre n'est jamais ingrate ; elle nourrit toujours de ses fruits ceux qui la cultivent soigneusement*; elle ne refuse ses biens qu'à ceux qui craignent de lui donner leurs peines. Plus les laboureurs ont d'enfants, plus ils sont riches, si le prince ne les appauvrit pas ; car leurs enfants, dès leur plus tendre jeunesse, commencent à les secourir. Les plus jeunes conduisent les moutons dans les pâturages ; les autres, qui sont plus grands, mènent déjà les grands troupeaux ; les plus âgés labourent avec leur père. Cependant la mère de toute la famille prépare un repas simple à son époux et à ses chers enfants, qui doivent revenir fatigués du travail de la journée ; elle a soin de traire ses vaches et ses brebis, et on voit couler des ruisseaux de lait ; elle fait un grand feu, autour duquel toute la famille innocente et paisible prend plaisir à chanter tout le soir, en attendant le doux sommeil : elle prépare des fromages, des châtaignes, et des fruits conservés dans la même fraîcheur que si on venait de les cueillir*. Le berger revient avec sa flûte, et chante à la famille assemblée les nouvelles chansons qu'il a apprises dans les hameaux voisins. Le laboureur rentre avec sa charrue ; et ses bœufs fatigués marchent, le cou penché, d'un pas lent et tardif, malgré l'aiguillon qui les presse*. Tous les maux du travail finissent avec la journée. Les pavots que le sommeil, par l'ordre des dieux, répand sur la terre, apaisent tous les noirs soucis par leurs charmes, et tiennent toute la nature dans un doux enchantement ; chacun s'endort, sans prévoir les peines du lendemain.
Heureux ces hommes sans ambition, sans défiance, sans artifice, pourvu que les dieux leur donnent un bon roi, qui ne trouble point leur joie innocente ! Mais quelle horrible inhumanité, que de leur arracher, pour des desseins pleins de faste et d'ambition, les doux fruits de leur terre, qu'ils ne tiennent que de la libérale nature et de la sueur de leur front ! La nature seule tirerait de son sein fécond tout ce qu'il faudrait pour un nombre infini d'hommes modérés et laborieux ; mais c'est l'orgueil et la mollesse de certains hommes qui en mettent tant d'autres dans une affreuse pauvreté.
Que ferai-je, disait Idoménée, si ces peuples que je répandrai dans ces fertiles campagnes négligent de les cultiver?
Faites, lui répondait Mentor, tout le contraire de ce qu'on fait communément. Les princes avides et sans prévoyance ne songent qu'à charger d'impôts ceux d'entre leurs sujets qui sont les plus vigilants et les plus industrieux pour faire valoir leurs biens ; c'est qu'ils espèrent en être payés plus facilement : en même temps, ils chargent moins ceux que la paresse rend plus misérables. Renversez ce mauvais ordre, qui accable les bons, qui récompense le vice et qui introduit une négligence aussi funeste au roi même qu'à tout l'État. Mettez des taxes, des amendes, et même, s'il le faut, d'autres peines rigoureuses, sur ceux qui négligeront leurs champs, comme vous puniriez des soldats qui abandonneraient leurs postes dans la guerre ; au contraire, donnez des grâces et des exemptions aux familles qui, se multipliant, augmentent à proportion la culture de leurs terres. Bientôt les familles se multiplieront et tout le monde s'animera au travail ; il deviendra même honorable. La profession de laboureur ne sera plus méprisée, n'étant plus accablée de tant de maux. On reverra la charrue en honneur, maniée par des mains victorieuses qui auraient défendu la patrie. Il ne sera pas moins beau de cultiver l'héritage reçu de ses ancêtres, pendant une heureuse paix, que de l'avoir défendu généreusement pendant les troubles de la guerre. Toute la campagne refleurira : Cérès se couronnera d'épis dorés ; Bacchus, foulant à ses pieds les raisins, fera couler, du penchant des montagnes, des ruisseaux de vin plus doux que le nectar; les creux vallons retentiront des concerts des bergers, qui, le long des clairs ruisseaux, joindront leurs voix avec leurs flûtes, pendant que leurs troupeaux bondissants paîtront sur l'herbe et parmi les fleurs, sans craindre les loups.
Ne serez-vous pas trop heureux, ô Idoménée, d'être la source de tant de biens, et de faire vivre, à l'ombre de votre nom, tant de peuples dans un si aimable repos ? Cette gloire n'est-elle pas plus touchante que celle de ravager la terre ; de répandre partout, et presque autant chez soi, au milieu même des victoires, que chez les étrangers vaincus, le carnage, le trouble, l'horreur, la langueur, la consternation, la cruelle faim, et le désespoir?
O heureux le roi assez aimé des dieux, et d'un cœur assez grand, pour entreprendre d'être ainsi les délices des peuples, et de montrer à tous les siècles, dans son règne, un si charmant spectacle ! La terre entière, loin de se défendre de sa puissance par des combats, viendrait à ses pieds le prier de régner sur elle.
Idoménée lui répondit : Mais quand les peuples seront ainsi dans la paix et dans l'abondance, les délices les corrompront, et ils tourneront contre moi les forces que je leur aurai données.
Ne craignez point, dit Mentor, cet inconvénient ; c'est un prétexte qu'on allègue toujours pour flatter ces princes prodigues qui veulent accabler leurs peuples d'impôts. Le remède est facile. Les lois que nous venons d'établir pour l'agriculture rendront leur vie laborieuse ; et, dans leur abondance, ils n'auront que le nécessaire, parce que nous retranchons tous les arts qui fournissent le superflu. Cette abondance même sera diminuée par la facilité des mariages et par la grande multiplication des familles. Chaque famille, étant nombreuse, et ayant peu de terre, aura besoin de la cultiver par un travail sans relâche. C'est la mollesse et l'oisiveté qui rendent les peuples insolents et rebelles. Ils auront du pain, à la vérité, et assez largement ; mais ils n'auront que du pain, et des fruits de leur propre terre, gagnés à la sueur de leur visage.
Pour tenir votre peuple dans cette modération, il faut régler, dès à présent, l'étendue de terre que chaque famille pourra posséder. Vous savez que nous avons divisé tout votre peuple en sept classes, suivant les différentes conditions : il ne faut permettre à chaque famille, dans chaque classe, de pouvoir posséder que l'étendue de terre absolument nécessaire pour nourrir le nombre de personnes dont elle sera composée. Cette règle étant inviolable, les nobles ne pourront point faire des acquisitions sur les pauvres : tous auront des terres ; mais chacun en aura fort peu, et sera excité par là à la bien cultiver. Si, dans une longue suite de temps, les terres manquaient ici, on ferait des colonies qui augmenteraient la puissance de cet État.
Je crois même que vous devez prendre garde à ne laisser jamais le vin devenir trop commun dans votre royaume. Si on a planté trop de vignes, il faut qu'on les arrache : le vin est la source des plus grands maux parmi les peuples ; il cause les maladies, les querelles, les séditions, l'oisiveté, le dégoût du travail, le désordre des familles. Que le vin soit donc réservé comme une espèce de remède, ou comme une liqueur très-rare, qui n'est employée que pour les sacrifices, ou pour les fêtes extraordinaires. Mais n'espérez point de faire observer une règle si importante, si vous n'en donnez vous-même l'exemple.
D'ailleurs il faut faire garder inviolablement les lois de Minos pour l'éducation des enfants. Il faut établir des écoles publiques, où l'on enseigne la crainte des dieux, l'amour de la patrie, le respect des lois, la préférence de l'honneur aux plaisirs, et à la vie même. Il faut avoir des magistrats qui veillent sur les familles et sur les mœurs des particuliers. Veillez vous-même, vous qui n'êtes roi, c'est-à-dire pasteur du peuple, que pour veiller nuit et jour sur votre troupeau : par là vous préviendrez un nombre infini de désordres et de crimes ; ceux que vous ne pourrez prévenir, punissez-les d'abord sévèrement. C'est une clémence, que de faire d'abord des exemples qui arrêtent le cours de l'iniquité. Par un peu de sang répandu à propos, on en épargne beaucoup pour la suite, et on se met en état d'être craint, sans user souvent de rigueur.
Mais quelle détestable maxime, que de ne croire trouver sa sûreté que dans l'oppression de ses peuples ! Ne les point faire instruire, ne les point conduire à la vertu, ne s'en faire jamais aimer, les pousser par la terreur jusqu'au désespoir, les mettre dans l'affreuse nécessité ou de ne pouvoir jamais respirer librement, ou de secouer le joug de votre tyrannique domination ; est-ce là le vrai moyen de régner sans trouble? est-ce là le vrai chemin qui mène à la gloire?
Souvenez-vous que les pays où la domination du souverain est plus absolue sont ceux où les souverains sont moins puissants. Ils prennent, ils ruinent tout, ils possèdent seuls tout l'État ; mais aussi tout l'État languit : les campagnes sont en friche, et presque désertes ; les villes diminuent chaque jour ; le commerce tarit. Le roi, qui ne peut être roi tout seul, et qui n'est grand que par ses peuples, s'anéantit lui-même peu à peu par l'anéantissement insensible des peuples dont il tire ses richesses et sa puissance. Son État s'épuise d'argent et d'hommes : cette dernière perte est la plus grande et la plus irréparable. Son pouvoir absolu fait autant d'esclaves qu'il a de sujets. On le flatte, on fait semblant de l'adorer, on tremble au moindre de ses regards ; mais attendez la moindre révolution : cette puissance monstrueuse, poussée jusqu'à un excès trop violent, ne saurait durer ; elle n'a aucune ressource dans le cœur des peuples : elle a lassé et irrité tous les corps de l'État ; elle contraint tous les membres de ce corps de soupirer après un changement. Au premier coup qu'on lui porte, l'idole se renverse, se brise, et est foulée aux pieds. Le mépris, la haine, le ressentiment, la défiance, en un mot toutes les passions se réunissent contre une autorité si odieuse. Le roi, qui, dans sa vaine prospérité, ne trouvait pas un seul homme assez hardi pour lui dire la vérité, ne trouvera, dans son malheur, aucun homme qui daigne ni l'excuser ni le défendre contre ses ennemis.
Après ce discours, Idoménée, persuadé par Mentor, se hâta de distribuer les terres vacantes, de les remplir de tous les artisans inutiles, et d'exécuter tout ce qui avait été résolu. Il réserva seulement pour les maçons les terres qu'il leur avait destinées, et qu'ils ne pouvaient cultiver qu'après la fin de leurs travaux dans la ville.
Déjà la réputation du gouvernement doux et modéré d'Idoménée attire en foule de tous côtés des peuples qui viennent s'incorporer au sien, et chercher leur bonheur sous une si aimable domination. Déjà ces campagnes, si longtemps couvertes de ronces et d'épines, promettent de riches moissons et des fruits jusqu'alors inconnus. La terre ouvre son sein au tranchant de la charrue, et prépare ses richesses pour récompenser le laboureur : l'espérance reluit de tous côtés. On voit dans les vallons et sur les collines les troupeaux de moutons qui bondissent sur l'herbe, et les grands troupeaux de bœufs et de génisses qui font retentir les hautes montagnes de leurs mugissements : ces troupeaux servent à engraisser les campagnes. C'est Mentor qui a trouvé le moyen d'avoir ces troupeaux. Mentor conseilla à Idoménée de faire avec les Peucètes[41], peuples voisins, un échange de toutes les choses superflues qu'on ne voulait plus souffrir dans Salente, avec ces troupeaux, qui manquaient aux Salentins.
En même temps la ville et les villages d'alentour étaient pleins d'une belle jeunesse qui avait langui longtemps dans la misère, et qui n'avait osé se marier, de peur d'augmenter leurs maux. Quand ils virent qu'Idoménée prenait des sentiments d'humanité, et qu'il voulait être leur père, ils ne craignirent plus la faim et les autres fléaux par lesquels le ciel afflige la terre. On n'entendait plus que des cris de joie, que les chansons des bergers et des laboureurs qui célébraient leurs hyménées. On aurait cru voir le dieu Pan avec une foule de Satyres et de Faunes mêlés parmi les nymphes, et dansant au son de la flûte à l'ombre des bois. Tout était tranquille et riant ; mais la joie était modérée, et les plaisirs ne servaient qu'à délasser des longs travaux; ils en étaient plus vifs et plus purs.
Les vieillards, étonnés de voir ce qu'ils n'avaient osé espérer dans la suite d'un si long âge, pleuraient par un excès de joie mêlée de tendresse ; ils levaient leurs mains tremblantes vers le ciel. Bénissez, disaient-ils, ô grand Jupiter, le roi qui vous ressemble, et qui est le plus grand don que vous nous ayez fait. Il est né pour le bien des hommes, rendez-lui tous les biens que nous recevons de lui. Nos arrière-neveux, venus de ces mariages qu'il favorise, lui devront tout, jusqu'à leur naissance ; et il sera véritablement le père de tous ses sujets. Les jeunes hommes, et les jeunes filles qu'ils épousaient, ne faisaient éclater leur joie qu'en chantant les louanges de celui de qui cette joie si douce leur était venue. Les bouches, et encore plus les cœurs, étaient sans cesse remplis de son nom. On se croyait heureux de le voir ; on craignait de le perdre : sa perte eût été la désolation de chaque famille.
Alors Idoménée avoua à Mentor qu'il n'avait jamais senti de plaisir aussi touchant que celui d'être aimé, et de rendre tant de gens heureux. Je ne l'aurais jamais cru, disait-il : il me semblait que toute la grandeur des princes ne consistait qu'à se faire craindre ; que le reste des hommes était fait pour eux ; et tout ce que j'avais ouï dire des rois qui avaient été l'amour et les délices de leurs peuples me paraissait une pure fable ; j'en reconnais maintenant la vérité. Mais il faut que je vous raconte comment on avait empoisonné mon cœur, dès ma plus tendre enfance, sur l'autorité des rois. C'est ce qui a causé tous les malheurs de ma vie. Alors Idoménée commença cette narration.