Les bases de la morale évolutionniste
The Project Gutenberg eBook of Les bases de la morale évolutionniste
Title: Les bases de la morale évolutionniste
Author: Herbert Spencer
Release date: June 30, 2010 [eBook #33032]
Language: French
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LES BASES
DE LA
MORALE ÉVOLUTIONNISTE
PAR
HERBERT SPENCER
HUITIÈME ÉDITION
PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN 1081905
Tous droits réservés.
BIBLIOTHÈQUE
SCIENTIFIQUE INTERNATIONALE
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION
DE M. ÉM. ALGLAVE
XXXV
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
Successeur de GERMER BAILLIÈRE et Cie
PARIS.--108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN.--PARIS.
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PRÉFACE
Si l'on se reporte au programme du «Système de philosophie synthétique», on verra que les chapitres détachés de l'ensemble pour former le volume actuel 1 constituent la première partie des Principes de morale qui doivent terminer le système. Comme le second et le troisième volume des Principes de sociologie ne sont pas encore publiés, l'apparition de l'ouvrage qui en forme la suite logique semblera peut-être prématurée.
J'ai été amené à m'écarter de l'ordre fixé, par la crainte de ne pouvoir, si je continuais à suivre cet ordre, exécuter l'oeuvre qui est le terme de la série. Des avertissements, répétés dans ces dernières années à des intervalles plus rapprochés et avec plus de clarté, m'ont appris que je pouvais être définitivement privé de mes forces,--en supposant même que ma vie se prolonge,--avant d'avoir achevé la tâche que je m'étais marquée à moi-même. Cette dernière partie de la tâche est celle pour laquelle toutes les parties précédentes ne sont, à mon avis, qu'une préparation. Remontant à l'année 1842, mon premier essai,--des lettres sur La sphère propre du gouvernement,--indiquait vaguement que je concevais l'existence de certains principes généraux de bien et de mal dans la conduite politique; depuis cette époque, mon but final, poursuivi à travers tous les buts prochains que je me suis proposés, a toujours été de découvrir une base scientifique pour les principes du bien et du mal dans la conduite en général. Manquer ce but, après avoir fait pour y arriver des travaux si considérables, serait un malheur dont je n'aime pas à envisager la possibilité, et j'ai à coeur de le prévenir, sinon complètement, du moins en partie. De là l'avance que je prends. Bien que cette première division de l'ouvrage qui termine la Philosophie synthétique ne puisse, naturellement, contenir les conclusions particulières à établir dans l'ouvrage entier, elle les implique cependant, de sorte que pour les formuler avec rigueur il suffit de recourir à une déduction logique.
J'ai surtout à coeur d'esquisser cet ouvrage final, si je ne puis l'achever entièrement, parce qu'il y a un pressant besoin d'établir sur une base scientifique les règles de la conduite droite. Aujourd'hui que les prescriptions morales perdent l'autorité qu'elles devaient à leur prétendue origine sacrée, la sécularisation de la morale s'impose. Il est peu de désastres plus redoutables que la décadence et la mort d'un système régulateur devenu insuffisant désormais, alors qu'un autre système plus propre à régler les moeurs n'est pas encore prêt à le remplacer. La plupart de ceux qui rejettent la croyance commune paraissent admettre que l'on peut impunément se passer de l'action directrice qu'elle exerçait et laisser vacant le rôle qu'elle jouait. En même temps, ceux qui défendent la croyance commune soutiennent que, faute de la direction qu'elle donne, il n'y a plus de direction possible: les commandements divins, à leur avis, sont les seules règles que l'on puisse connaître. Ainsi, entre les partisans de ces deux doctrines opposées, il y a une idée commune. Les uns prétendent que le vide laissé par la disparition du code de morale surnaturelle n'a pas besoin d'être comblé par un code de morale naturelle, et les autres prétendent qu'il ne serait pas possible de le combler ainsi. Les uns et les autres reconnaissent le vide; les uns le désirent, les autres le redoutent. Le changement que promet ou menace de produire parmi nous cet état, désiré ou craint, fait de rapides progrès: ceux qui croient possible et nécessaire de remplir le vide sont donc appelés à faire quelque chose en conformité avec leur foi.
A cette raison spéciale je puis en ajouter une autre plus générale. Il est résulté un grand dommage de l'aspect repoussant ordinairement donné à la règle morale par ceux qui l'exposent, et l'on peut espérer d'immenses avantages si on la présente sous l'aspect attrayant qu'elle a lorsqu'elle n'est pas déformée par la superstition et l'ascétisme. Si un père, donnant avec sévérité de nombreux ordres, les uns nécessaires, les autres inutiles, aggrave son austère surveillance par une manière d'être tout à fait antipathique; si ses enfants sont obligés de s'amuser en cachette; si, en se détournant timidement de leurs jeux, ils ne rencontrent qu'un regard froid ou même un froncement de sourcils, fatalement l'autorité de ce père ne sera pas aimée, sera peut-être haïe, et l'on ne cherchera qu'à s'y soustraire le plus possible. Au contraire, un père qui, tout en maintenant avec fermeté les défenses nécessaires pour le bien-être de ses enfants ou celui d'autres personnes, non seulement s'abstient de défenses inutiles, mais encore donne sa sanction à tous leurs plaisirs légitimes, pourvoit aux moyens de les leur procurer et regarde avec un sourire d'approbation leurs ébats, un tel père est presque sûr de gagner une influence qui ne sera pas moins efficace dans le temps présent et le sera en outre d'une manière durable. L'autorité de chacun de ces deux pères est le symbole de l'autorité de la morale comme on l'a faite et de la morale comme elle devrait être.
Le dommage ne résulte pas seulement de cette sévérité excessive de la doctrine morale léguée par un passé trop dur. Il vient aussi de l'impossibilité d'atteindre son idéal. Dans une réaction violente contre le profond égoïsme de la vie telle qu'elle se présente dans des sociétés barbares, on a insisté sur le devoir de vivre d'une manière toute désintéressée. Mais comme l'égoïsme rampant d'une milice brutale ne pouvait pas être corrigé par la tentative d'imposer au moi une sujétion absolue dans les couvents et les monastères, de même il ne fallait pas chercher à corriger l'inconduite de la commune humanité, telle qu'elle est aujourd'hui, en proclamant le principe d'une abnégation à laquelle l'homme ne peut arriver. L'effet est plutôt de produire un renoncement désespéré à toute tentative de rendre la vie meilleure. On cesse tout effort pour atteindre l'impossible et le possible est discrédité en même temps. Par une association avec des règles qui ne peuvent être obéies, les règles qui pourraient l'être perdent leur autorité.
On fera, je n'en doute pas, plus d'une objection à la théorie de la conduite droite esquissée dans les pages suivantes. Des critiques d'une certaine classe, loin de se réjouir de voir les principes moraux qu'ils justifient autrement coïncider avec des principes moraux scientifiquement déduits, seront choqués de cette coïncidence. Au lieu d'avouer une ressemblance essentielle, ils exagèrent des différences superficielles. Depuis les temps de persécution, un curieux changement s'est produit dans les dispositions de la prétendue orthodoxie à l'égard de la prétendue hétérodoxie. Autrefois un hérétique, forcé par la torture à se rétracter, satisfaisait l'autorité par une docilité extérieure; un accord apparent suffisait, quelle que fût en réalité la profondeur du désaccord. Maintenant qu'un hérétique ne peut plus être contraint par la force à professer la foi ordinaire, on fait ce que l'on peut pour que sa foi paraisse le plus éloignée possible de la foi commune. Se sépare-t-il du dogme théologique établi? On le traitera d'athée, quelle que soit à ses yeux l'impropriété de ce terme. Pense-t-il que l'explication spiritualiste des phénomènes n'est pas fondée? On le rangera parmi les matérialistes, bien qu'il repousse ce nom avec indignation. De même, quelle que petite que soit la différence entre la morale naturelle et la morale surnaturelle, c'est une mode de l'exagérer au point d'y voir un antagonisme fondamental. Par l'effet de cette mode, on isolera probablement de ce volume, pour les condamner, des théories qui, prises en elles-mêmes, peuvent facilement être présentées comme profondément mauvaises. Pour être plus clair, j'ai traité séparément quelques aspects corrélatifs de la conduite et donné des conclusions dont chacune est faussée dès qu'on la sépare des autres; j'ai ainsi fourni de nombreuses occasions d'être mal compris.
Les relations de cet ouvrage avec ceux qui le précèdent dans la série sont de nature à rendre nécessaires de fréquents renvois. Comme il contient en réalité les conséquences de principes déjà établis dans chacun d'eux, il m'a paru impossible de me dispenser de rétablir ces principes. En outre, les présentant dans leurs rapports avec différentes théories morales, j'ai été obligé chaque fois de rappeler brièvement au lecteur quels ils sont et comment ils sont déduits. De là une foule de répétitions qui paraîtront peut-être fastidieuses à quelques-uns. Je ne puis cependant regretter beaucoup ce résultat presque inévitable; car c'est seulement par des itérations multipliées que des conceptions étrangères peuvent s'imposer à des esprits prévenus.
LES BASES
DE LA
MORALE ÉVOLUTIONNISTE
CHAPITRE PREMIER
DE LA CONDUITE EN GÉNÉRAL
1. Les termes corrélatifs s'impliquent l'un l'autre; ainsi l'on ne peut penser à un père sans penser à un enfant, à un supérieur sans penser à un inférieur. Un des exemples les plus communs donnés à l'appui de cette doctrine, c'est le lien nécessaire qui unit la conception d'un tout à celle d'une partie.
Il est impossible de concevoir l'idée d'un tout sans faire naître aussitôt l'idée des parties qui le constituent, et l'on ne peut pas davantage concevoir l'idée d'une partie sans provoquer aussitôt l'idée de quelque tout auquel elle appartient. Mais il faut ajouter que l'on ne saurait avoir une idée correcte d'une partie sans avoir aussi une idée correcte du tout correspondant. La connaissance inadéquate de l'un de ces termes entraîne, de plusieurs manières, la connaissance inadéquate de l'autre.
Si l'on pense à une partie sans la rapporter au tout, elle devient elle-même un tout, une entité indépendante, et l'on se fait une idée fausse de ses relations à l'existence en général. En outre, on doit apprécier mal la grandeur de la partie par rapport à la grandeur du tout, si l'on se borne à reconnaître que celui-ci contient celle-là, si l'on ne se le représente pas exactement dans toute son étendue. Enfin on ne peut pas connaître avec précision la position relative de cette partie et des autres, à moins de connaître le tout dans la distribution de ses parties aussi bien que dans son ensemble.
Si la partie et le tout, au lieu de simples relations statiques, ont des relations dynamiques, il faut posséder une intelligence générale du tout pour comprendre la partie. Un sauvage qui n'a jamais vu de voiture sera incapable de concevoir l'usage et l'action d'une roue. Le disque d'un excentrique, percé d'une ouverture irrégulière, n'a, pour le paysan qui ne sait pas la mécanique, ni place ni usage déterminés. Un mécanicien même, s'il n'a jamais vu de piano, ne comprendra pas, à l'aspect d'une pédale, quelle en est la fonction ou la valeur relative.
C'est surtout lorsqu'il s'agit d'un ensemble organisé que la compréhension complète d'une partie implique une grande compréhension du tout. Supposez un être, qui ne connaîtrait pas le corps humain, placé en présence d'un bras détaché. En admettant même qu'il ne commît pas l'erreur de le prendre pour un tout au lieu de le regarder comme une partie d'un tout, il ne pourrait cependant expliquer ni ses rapports avec les autres parties de ce tout, ni sa structure. Il devinerait à la rigueur la coopération des os et des muscles; mais il n'aurait absolument aucune idée de la manière dont le bras contribue aux actions du tout auquel il appartient, et il ne saurait en aucune façon interpréter le rôle des nerfs, ni des vaisseaux qui se ramifient dans ce membre et se rattachent séparément à certains organes du tronc. Une théorie de la structure du bras implique une théorie de la structure du corps tout entier.
Cette vérité vaut non seulement pour les agrégats matériels, mais encore pour les agrégats immatériels, les ensembles de mouvements, de faits, de pensées, de mots. Les mouvements de la lune ne sont bien compris que si l'on tient compte des mouvements du système solaire tout entier. Pour arriver à bien charger une arme à feu, il faut connaître les effets qu'elle doit servir à produire. Un fragment de phrase, s'il n'est pas inintelligible, sera mal interprété en l'absence de ce qui manque. Retranchez le commencement et la fin, et le reste d'une démonstration ne prouve rien. Les explications fournies par le demandeur sont souvent trompeuses tant que l'on n'en a pas rapproché celles du défendeur.
2. La conduite est un ensemble, et, en un sens, un ensemble organique, un agrégat d'actions mutuellement liées accomplies par un organisme. La division ou l'aspect de la conduite dont traite la morale est une partie de ce tout organique, et une partie dont les composantes sont indissolublement unies avec le reste. Si l'on s'en rapporte à l'opinion commune, tisonner le feu, lire un journal, prendre un repas, sont des actes où la moralité n'a rien à voir. Ouvrir la fenêtre pour aérer une chambre, prendre un manteau quand l'air est froid ne passent pas pour des faits qui aient aucune valeur morale. Ce sont là cependant autant de parties de la conduite. La manière de vivre que nous appelons bonne, celle que nous appelons mauvaise sont comprises dans la manière de vivre en général, avec celle que nous regardons comme indifférente. Le tout dont la morale est une partie est le tout constitué par la théorie de la conduite prise dans son ensemble, et il faut comprendre ce tout avant d'en comprendre une partie.
Examinons de plus près cette proposition.
D'abord, comment définirons-nous la conduite? Il n'y a pas identité absolue entre les actes qui la composent et l'agrégat des actions, bien que la différence soit faible. Des actions comme celles d'un épileptique pendant un accès n'entrent pas dans notre conception de la conduite: cette conception exclut les actes qui ne tendent à aucune fin. En reconnaissant ce qui est ainsi exclu de cette conception, nous reconnaissons en même temps tout ce qu'elle contient, et la définition de la conduite à laquelle nous aboutissons est celle-ci: ou l'ensemble des actes adaptés à une fin, ou l'adaptation des actes à des fins, suivant que nous considérons la somme des actes toute formée, ou que nous pensons seulement à sa formation. La conduite, dans la pleine acception du mot, doit être prise comme embrassant toutes les adaptations d'actes à des fins, depuis les plus simples jusqu'aux plus complexes, quelle que soit leur nature spéciale, qu'on les considère d'ailleurs séparément ou dans leur totalité.
La conduite en général ainsi distinguée de n'importe quel tout plus large constitué par des actions en général, voyons maintenant comment on distingue habituellement du reste de la conduite la conduite sur laquelle on porte des jugements moraux. Comme nous l'avons déjà dit, une grande partie de la conduite ordinaire est indifférente. Irai-je me promener à la cascade aujourd'hui, ou bien suivrai-je le bord de la mer? Les fins sont ici moralement indifférentes. Si je vais à la cascade, passerai-je par le marais ou par le bois? Les moyens sont encore moralement indifférents. A chaque instant, la plupart de nos actions ne peuvent ainsi être jugées bonnes ou mauvaises par rapport aux fins ou aux moyens.
Il n'est pas moins clair que la transition des actes indifférents aux actes bons ou mauvais se fait par degrés. Si je suis avec un ami qui connaisse déjà le bord de la mer et qui n'ait pas vu la cascade, le choix entre l'un et l'autre but de promenade n'est déjà plus moralement indifférent; si, la cascade choisie comme but de notre excursion, le chemin à travers le marais est trop long pour ses forces, alors que la route par le bois est plus courte et plus facile, le choix des moyens cesse aussi d'être indifférent. En outre, si, en faisant une de ces excursions plutôt que l'autre, je m'expose à n'être pas rentré assez tôt pour me trouver à un rendez-vous, si le choix du chemin le plus long a le même résultat, alors que je pourrais revenir à temps en prenant la route la plus courte, la décision en faveur de l'un ou de l'autre but, de l'un ou de l'autre moyen acquiert d'une autre manière une valeur morale, et cette valeur morale enfin sera de plus en plus grande suivant que ce rendez-vous aura ou quelque importance ou une grande importance, ou une importance capitale pour moi ou pour les autres. Ces exemples font ressortir cette vérité qu'une conduite où la moralité n'intervient pas se transforme par des degrés insensibles et de mille manières en une conduite morale ou immorale.
Mais la conduite que nous devons concevoir scientifiquement avant de pouvoir nous faire une idée scientifique de ces modes de conduite qui sont les objets des jugements moraux, est immensément plus étendue que celle à laquelle nous avons fait allusion. Nous n'aurons pas une compréhension complète de la conduite en considérant seulement la conduite des hommes: nous devons en effet la regarder comme une simple partie de la conduite universelle, de la conduite telle qu'elle se manifeste chez tous les êtres vivants. Car celle-ci rentre dans la définition que nous avons donnée: des actes adaptés à des fins. La conduite des animaux supérieurs comparée à celle de l'homme, celle des animaux inférieurs comparée à celle des animaux supérieurs diffèrent surtout en ce que l'adaptation des actes aux fins est plus ou moins simple et incomplète. Ici comme partout, nous devons interpréter le plus développé par le moins développé. De même que, pour bien comprendre la partie de la conduite dont traite la morale, nous devons étudier la conduite humaine dans son ensemble, de même aussi, pour bien comprendre la conduite humaine dans son ensemble, il faut l'étudier comme une partie du tout plus vaste que constitue la conduite des êtres animés en général.
Et nous ne connaîtrons même pas ce tout assez complètement si nous nous bornons à considérer la conduite telle qu'elle se manifeste actuellement autour de nous. Nous devons faire entrer dans notre conception la conduite moins développée dont cette conduite actuelle est sortie dans la suite des temps. Nous devons considérer la conduite observée aujourd'hui chez les créatures de tout ordre comme le développement de la conduite qui a permis à la vie d'arriver dans tous les genres à la hauteur où nous la voyons. Cela revient à dire que nous avons d'abord, pour préparer le terrain, à étudier l'évolution de la conduite.
CHAPITRE II
L'ÉVOLUTION DE LA CONDUITE
3. Nous sommes très familiarisés aujourd'hui avec l'idée d'une évolution de structures à travers les types ascendants de l'animalité. Nous nous sommes aussi familiarisés à un haut degré avec cette pensée qu'une évolution de fonctions s'est produite pari passu en même temps que l'évolution des structures. Faisant un pas de plus, il nous reste à concevoir que l'évolution de la conduite est corrélative à cette évolution de structures et de fonctions.
Il faut distinguer avec précision ces trois cas. Il est clair que les faits établis par la morphologie comparée forment un tout essentiellement indépendant, bien qu'on ne puisse l'étudier en général ou en détail sans tenir compte des faits qui appartiennent à la physiologie comparée. Il n'est pas moins clair que nous pouvons appliquer exclusivement notre attention à cette différenciation progressive de fonctions et à cette combinaison de fonctions, qui accompagnent le développement des structures,--que nous pouvons dire des caractères et des connexions des organes seulement ce qu'il faut pour parler de leurs actions séparées ou combinées. La conduite forme elle-même un sujet distinct du sujet des fonctions, moins que celui-ci ne l'est du sujet des structures, mais assez cependant pour constituer un sujet essentiellement séparé. Ces fonctions en effet, qui se combinent déjà de diverses manières pour former ce que nous regardons comme des actes corporels particuliers, sont recombinées encore d'un nombre indéfini de façons pour former cette coordination d'actes corporels désignée sous le nom de conduite.
Nous avons affaire aux fonctions dans le vrai sens du mot, quand nous les considérons comme des processus qui se développent dans le corps; et, sans dépasser les limites de la physiologie, nous pouvons traiter de leurs combinaisons, tant que nous les regardons comme des éléments du consensus vital. Si nous observons comment les poumons aèrent le sang que le coeur leur envoie, comment le coeur et les poumons ensemble fournissent du sang aéré à l'estomac et le rendent ainsi capable de remplir sa tâche; comment ces organes collaborent avec diverses glandes de sécrétion ou d'excrétion pour achever la digestion et pour éliminer la matière qui a déjà servi; comment enfin tout ce travail a pour effet de maintenir le cerveau en état de diriger ces actes qui contribuent indirectement à la conservation de la vie, nous ne traitons ainsi que des fonctions. Alors même que nous étudions la manière dont les parties qui agissent directement autour du tronc,--les jambes, les bras, les ailes,--font ce qu'elles doivent faire, nous nous occupons encore des fonctions, en tant qu'elles sont physiologiques, aussi longtemps que nous limitons notre examen à leurs processus internes, à leurs combinaisons internes.
Mais nous abordons le sujet de la conduite dès que nous étudions les combinaisons d'actions des organes sensoriels ou moteurs en tant qu'elles se manifestent au dehors. Supposons qu'au lieu d'observer les contractions musculaires par lesquelles convergent les axes optiques et s'adaptent les foyers oculaires (ce qui est du domaine de la physiologie), qu'au lieu d'observer la coopération des nerfs, des muscles, des os, qui permet de porter la main à telle place et de fermer les doigts (c'est encore du domaine de la physiologie), nous observions ce fait qu'une arme est saisie par une main que les yeux ont guidée. Nous passons alors de la pensée d'une combinaison de fonctions internes à la pensée d'une combinaison de mouvements externes. Sans doute, si nous pouvions suivre les processus cérébraux qui accompagnent ces mouvements, nous trouverions une coordination physiologique interne correspondante à cette coordination extérieure d'actions. Mais cette hypothèse s'accorde avec cette affirmation que, lorsque nous ignorons la combinaison interne et faisons attention seulement à la combinaison externe, nous passons d'une partie de la physiologie à une partie de la conduite. On pourrait objecter, il est vrai, que la combinaison externe donnée comme exemple est trop simple pour être légitimement désignée par le nom de conduite; mais il suffit de réfléchir un moment pour voir qu'elle se lie par d'insensibles gradations à ce que nous appelons la conduite. Supposons que cette arme soit prise pour parer un coup, qu'elle serve à faire une blessure, que l'agresseur soit mis en fuite, que l'affaire fasse du bruit, arrive à la police, et qu'il s'ensuive tous ces actes variés qui constituent une poursuite judiciaire. Evidemment l'adaptation initiale d'un acte à une fin, inséparable de tout le reste, doit être comprise avec ce reste sous un même nom général, et nous passons évidemment par degrés de cette simple adaptation initiale, qui n'a pas encore de caractère moral intrinsèque, aux adaptations les plus complexes et à celles qui donnent lieu à des jugements moraux.
Négligeant toute coordination interne, nous avons donc ici pour sujet l'agrégat de toutes les coordinations externes, et cet agrégat embrasse non seulement toutes les coordinations formées par des hommes, les plus simples comme les plus complexes, mais encore toutes celles que produisent tous les êtres inférieurs plus ou moins développés.
4. Nous avons déjà implicitement résolu cette question: en quoi consiste le progrès dans l'évolution de la conduite, et comment pourrons-nous le suivre depuis les types les plus humbles des créatures vivantes jusqu'aux plus élevés? Quelques exemples suffiront pour mettre la réponse dans tout son jour.
Nous avons vu que la conduite se distingue de la totalité des actions en ce qu'elle exclut les actions qui ne tendent pas à une fin: mais dans le cours de l'évolution cette distinction se manifeste par degrés. Chez les créatures les plus humbles, la plupart des mouvements accomplis à chaque instant ne paraissent pas plus dirigés vers un but déterminé que les mouvements désordonnés d'un épileptique. Un infusoire nage au hasard çà et là, sans que sa course soit déterminée par la vue d'aucun objet à poursuivre ou à éviter, et seulement, selon toute apparence, sous l'impulsion de diverses actions du milieu où il est plongé; ses actes, qui ne paraissent à aucun degré adaptés à des fins, le conduisent tantôt au contact de quelque substance nutritive qu'il absorbe, tantôt au contraire dans le voisinage de quelque animal par lequel il est lui-même absorbé et digéré. Privés des sens développés et de la puissance motrice qui appartiennent aux animaux supérieurs, quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ces animalcules, qui vivent isolément quelques heures, disparaissent en servant à la nutrition d'autres êtres ou sont détruits par quelque autre cause. Leur conduite se compose d'actions si peu adaptées à des fins que leur vie continue seulement tant que les accidents du milieu leur sont favorables.
Mais si, parmi les créatures aquatiques, nous en observons une d'un type encore peu élevé, supérieure cependant à l'infusoire, un rotifère par exemple, nous voyons en même temps que la taille s'accroît, que la structure se développe et que le pouvoir de combiner des fonctions s'augmente, comment il se fait aussi un progrès dans la conduite. Nous voyons le rotifère agiter circulairement ses cils, et attirer pour s'en nourrir les petits animaux qui se meuvent autour de lui; avec sa queue préhensive, il se fixe à quelque objet approprié; en repliant ses organes extérieurs et en contractant son corps, il se soustrait aux dangers qui peuvent de temps à autre le menacer. En adaptant mieux ses actions à des fins, il se rend ainsi plus indépendant des faits extérieurs et assure sa conservation pour une plus longue période.
Un type supérieur, comme celui des mollusques, permet de marquer encore mieux ce contraste. Lorsque nous comparons un mollusque inférieur, comme l'ascidie flottante, avec un mollusque d'une espèce élevée, comme un céphalopode, nous trouvons encore qu'un plus haut degré de l'évolution organique est accompagné d'une conduite plus développée. A la merci de tout animal marin assez gros pour l'avaler, entraînée par les courants qui peuvent au hasard la retenir en pleine mer ou la laisser à sec sur le rivage, l'ascidie n'adapte que fort peu d'actes à des fins déterminées, en comparaison du céphalopode. Celui-ci, au contraire, tantôt rampe sur le rivage, tantôt explore les crevasses des rochers, tantôt nage dans la mer, tantôt attaque un poisson, tantôt se dérobe lui-même dans un nuage de liqueur noire à la poursuite d'un animal plus gros et se sert de ses tentacules soit pour se fixer au sol, soit pour tenir sa proie plus serrée; il choisit, il combine, il proportionne ses mouvements de minute en minute, aussi bien pour échapper aux dangers qui le menacent que pour tirer parti des hasards heureux; il nous montre enfin toute une variété d'actions qui, en servant à des fins particulières, servent à cette fin générale: assurer la continuité de l'activité.
Chez les animaux vertébrés, nous suivons également ce progrès de la conduite parallèlement au progrès des structures et des fonctions. Un poisson errant çà et là à la recherche de quelque chose à manger, capable de découvrir sa proie par l'odorat ou la vue, mais seulement à une faible distance, et à chaque instant forcé de fuir à l'approche redoutable de quelque poisson plus gros, ce poisson adapte à des fins des actes relativement peu nombreux et très simples; par une conséquence naturelle, la durée de sa vie est fort courte. Il y en a si peu qui survivent à la maturité, que, pour compenser la destruction des petits non encore éclos, du menu fretin et des individus à demi développés, une morue doit frayer un million d'oeufs, et, sur ce grand nombre d'oeufs, deux autres morues peuvent parvenir à l'âge de frayer à leur tour. Au contraire, un mammifère d'un degré élevé dans l'échelle de l'évolution, comme un éléphant, adapte beaucoup mieux à leurs fins même ces actes généraux qui lui sont communs avec ce poisson. Par la vue, aussi bien, probablement, que par l'odorat, il découvre sa nourriture à une distance relativement fort grande; et si, de temps à autre, il lui faut fuir, il le fait avec beaucoup plus de rapidité que le poisson. Mais la principale différence consiste en ce qu'il y a encore ici d'autres groupes d'adaptations. Ainsi certains actes se combinent pour faciliter la nutrition: par exemple, il brise des branches chargées de fruits pour s'en nourrir, il fait un choix de tiges comestibles parmi le grand nombre de celles qui s'offrent à lui; en cas de danger, il peut non seulement fuir, mais encore, s'il le faut, se défendre ou même attaquer le premier, et il se sert alors simultanément de ses défenses, de sa trompe et de ses pieds pesants. En outre, nous voyons des actes secondaires et variés s'adapter à des fins secondaires; ainsi il va chercher la fraîcheur dans une rivière et se sert de sa trompe pour s'arroser, ou bien il emploie une baguette pour chasser les mouches qui s'attachent à son dos, ou encore il sait faire entendre des sortes de cris d'alarme pour avertir le troupeau, et conformer lui-même ses actes à ces cris s'ils sont poussés par d'autres éléphants. Evidemment, l'effet d'une conduite si développée est d'assurer l'équilibre des actions organiques pendant des périodes beaucoup plus longues.
Si nous étudions maintenant la manière d'agir du plus élevé parmi les mammifères, de l'homme, nous ne trouvons pas seulement des adaptations de moyens à fins plus nombreuses et plus exactes que chez les mammifères ordinaires, nous faisons encore la même remarque en comparant les races humaines supérieures aux races humaines inférieures. Prenons une des fins les plus importantes, nous la verrons bien plus complètement atteinte par l'homme civilisé que par le sauvage, et nous y verrons concourir un nombre relativement plus grand d'actes secondaires. S'agit-il de la nutrition? La nourriture est obtenue plus régulièrement par rapport à l'appétit; elle est de meilleure qualité, plus propre, plus variée, mieux préparée. S'agit-il du vêtement? Les caractères de la fabrication et de la forme des articles qui servent à l'habillement, et leur adaptation aux besoins sont de jour en jour, d'heure en heure, améliorés. S'agit-il des habitations? Entre les huttes de terre et de branchages habitées par les sauvages les plus arriérés et la maison de l'homme civilisé, il y a autant de différence extérieure que dans le nombre et la valeur des adaptations de moyens à fins que supposent respectivement ces deux genres de constructions. Si nous comparons les occupations ordinaires du sauvage avec les occupations ordinaires de l'homme civilisé,--par exemple les affaires du commerçant qui supposent des transactions multiples et complexes s'étendant à de longues périodes, les professions libérales, préparées par des études laborieuses et chaque jour assujetties aux soucis les plus variés, ou les discussions, les agitations politiques employées tantôt à soutenir telle mesure et tantôt à combattre telle autre,--nous rencontrons non seulement des séries d'adaptations de moyens à fins qui dépassent infiniment en variété et en complexité celles des races inférieures, mais des séries qui n'ont pas d'analogues dans ces races. La durée de la vie, qui constitue la fin suprême, s'accroît parallèlement à cette plus grande élaboration de la vie produite par la poursuite de fins plus nombreuses.
Mais il est nécessaire de compléter cette conception d'une évolution de la conduite. Nous avons montré qu'elle consiste en une adaptation des actes aux fins, telle que la vie se trouve prolongée. Cette adaptation augmente encore le total de la vie. En repassant en effet les exemples donnés plus haut, on verra que la longueur de la vie n'est point, par elle-même, la mesure de l'évolution de la conduite: il faut encore tenir compte de la quantité de vie. Par sa constitution, une huître peut se contenter de la nourriture diffuse contenue dans l'eau de mer qu'elle absorbe; protégée par son écaille à peu près contre tous les dangers, elle est capable de vivre plus longtemps qu'une sèche, exposée malgré ses facultés supérieures à de nombreux hasards; mais aussi la somme d'activités vitales dans un intervalle donné est bien moindre pour l'huître que pour la sèche. De même un ver, ordinairement caché à la plupart de ses ennemis par la terre sous laquelle il se fait un chemin et qui lui fournit assez pour sa pauvre subsistance, peut arriver à vivre plus longtemps que ses parents annelés, les insectes; mais l'un de ceux-ci, durant son existence de larve ou d'insecte parfait, expérimente un plus grand nombre de ces changements qui constituent la vie. Il n'en est pas autrement quand nous comparons dans le genre humain les races les plus développées aux moins développées. La différence entre les années que peuvent vivre un sauvage et un homme civilisé ne permet pas d'apprécier exactement combien la vie diffère chez l'un et chez l'autre, si l'on considère le total de la vie comme un agrégat de pensées, de sensations et d'actes. Aussi, pour estimer la vie, nous en multiplierons la longueur par la largeur, et nous dirons que l'augmentation vitale qui accompagne l'évolution de la conduite résulte de l'accroissement de ces deux facteurs. Les adaptations plus multiples et plus variées de moyens à fins, par lesquelles les créatures plus développées satisfont des besoins plus nombreux, ajoutent toutes quelque chose aux activités exercées dans le même temps, et contribuent chacune à rendre plus longue la période pendant laquelle se continuent ces activités simultanées. Toute évolution ultérieure de la conduite augmente l'agrégat des actions, en même temps qu'elle contribue à l'étendre dans la durée.
5. Passons maintenant à un autre aspect des phénomènes, à un aspect distinct de celui que nous avons étudié, mais nécessairement associé avec lui. Nous n'avons considéré jusqu'à présent que les adaptations de moyens à fins qui ont pour dernier résultat de compléter la vie individuelle. Considérons les adaptations qui ont pour fin la vie de l'espèce. Si chaque génération subsiste, c'est parce que des générations antérieures ont veillé à la conservation des jeunes. Plus l'évolution de la conduite qui sert à la défense de la vie individuelle est développée et suppose une haute organisation, plus la conduite relative à l'élevage des petits doit être elle-même développée. A travers les degrés ascendants du règne animal, ce second genre de conduite présente des progrès successifs égaux à ceux que nous avons observés dans le premier. En bas, où les structures et les fonctions sont peu développées et le pouvoir d'adapter des actes à des fins encore faible, il n'y a pas, à proprement parler, de conduite pour assurer la conservation de l'espèce. La conduite pour le maintien de la race, comme la conduite pour le maintien de l'individu, sort par degrés de ce qui ne peut être appelé une conduite. Les actions adaptées à une fin sont précédées d'actions qui ne tendent à aucune fin.
Les protozoaires se divisent et se subdivisent, par suite de changements physiques sur lesquels ils n'ont aucun contrôle, ou, d'autres fois, après un intervalle de repos, se brisent en petites parties qui se développent séparément pour former autant d'individus nouveaux. Dans ce cas, pas plus que dans le précédent, il n'y a pas de conduite. Un peu plus haut, le progrès consiste en ce qu'il se forme, à certains moments, dans le corps de l'animal, des cellules germes et des cellules de sperme qui sont projetées à l'occasion dans l'eau environnante et abandonnées à leur sort: une sur cent mille peut-être arrive à maturité. Ici encore, nous voyons le développement et la dispersion des nouveaux êtres se faire sans que les parents s'en occupent. Les espèces immédiatement supérieures, comme les poissons, qui choisissent les endroits favorables pour y déposer leurs oeufs, les crustacés d'un genre élevé, qui charrient des masses d'oeufs jusqu'à ce qu'ils soient éclos, font voir des adaptations de moyens à fins que nous pouvons désigner du nom de conduite; mais c'est encore une conduite du genre le plus simple. Lorsque, comme dans une certaine espèce de poissons, le mâle veille sur les oeufs et en éloigne les intrus, c'est une nouvelle adaptation de moyens à fins, et l'on peut employer plus résolument dans ce cas le mot de conduite.
Si nous passons à des créatures bien supérieures, comme les oiseaux, qui bâtissent des nids, couvent leurs oeufs, nourrissent leurs petits pendant de longues périodes et les assistent encore quand ils sont capables de voler; ou comme les mammifères, qui allaitent un certain temps leurs petits, et continuent ensuite à leur apporter de la nourriture ou à les protéger pendant qu'ils prennent eux-mêmes leur nourriture, jusqu'à ce qu'ils soient capables de se suffire à eux-mêmes, nous voyons comment la conduite qui a pour but la conservation de l'espèce se développe pas à pas avec celle qui sert à la conservation de l'individu. Cette organisation supérieure qui rend celle-ci possible rend également possible celle-là.
L'humanité marque dans ce genre un grand progrès. Comparé avec les animaux, le sauvage, supérieur déjà dans la conduite qui se rapporte à sa propre conservation, est supérieur aussi dans la conduite qui a pour fin la conservation de sa race. Il pourvoit en effet à un plus grand nombre de besoins de l'enfant; les soins des parents durent plus longtemps et s'étendent à apprendre aux enfants les arts, à leur donner les habitudes qui les préparent à l'existence qu'ils doivent mener. La conduite de cet ordre, aussi bien que celle de l'autre, se développe encore davantage sous nos yeux, quand nous nous élevons du sauvage à l'homme civilisé. L'adaptation des moyens à des fins dans l'éducation des enfants est plus complète; les fins à atteindre sont plus nombreuses, les moyens plus variés, et l'emploi en est plus efficace; la protection, la surveillance se continuent aussi pendant une bien plus grande partie de la vie.
En suivant l'évolution de la conduite, de manière à nous faire une idée exacte de la conduite en général, nous devons donc reconnaître la dépendance mutuelle de ces deux genres. A parler généralement, l'un ne peut se développer sans que l'autre se développe, et ils doivent parvenir simultanément l'un et l'autre au plus haut degré de leur évolution.
6. Cependant, on se tromperait en affirmant que l'évolution de la conduite devient complète, lorsqu'elle atteint une adaptation parfaite de moyens à fins pour conserver la vie individuelle et élever les enfants, ou plutôt je dirais que ces deux premiers genres de conduite ne peuvent pas arriver à leur forme la plus haute, sans qu'un troisième genre de conduite, qu'il nous reste à nommer, atteigne lui-même sa forme la plus élevée.
Les créatures innombrables et de toute espèce qui remplissent la terre ne peuvent vivre entièrement étrangères les unes aux autres; elles sont plus ou moins en présence les unes des autres, se heurtent les unes contre les autres. Dans une grande proportion, les adaptations de moyens à fins dont nous avons parlé sont les composantes de cette «lutte pour l'existence» engagée à la fois entre les membres d'une même espèce et les membres d'espèces différentes; et, le plus souvent, une heureuse adaptation faite par une créature implique une adaptation manquée par un être de la même espèce ou d'une espèce différente. Pour que le carnivore vive, il faut que des herbivores meurent, et, pour élever ses petits, il doit priver de leurs parents les petits d'animaux plus faibles. Le faucon et sa couvée ne subsistent que par le meurtre de beaucoup de petits oiseaux; ces petits oiseaux à leur tour ne peuvent multiplier, et leur progéniture ne peut se nourrir que par le sacrifice de vers et de larves innombrables. La compétition entre membres de la même espèce a des résultats analogues, bien que moins frappants. Le plus fort s'empare souvent par la violence de la proie qu'un plus faible a attrapée. Usurpant à leur profit exclusif certains territoires de chasse, les plus féroces relèguent les autres animaux de leur espèce en des lieux moins favorables. Chez les herbivores, les choses se passent de la même manière; les plus forts s'assurent la meilleure nourriture, tandis que les plus faibles, moins bien nourris, succombent directement d'inanition ou indirectement par l'inhabileté à fuir leurs ennemis qui résulte de ce défaut même d'alimentation. Cela revient à dire que, chez ceux dont la vie se passe à lutter, aucun des deux genres de conduite déterminés plus haut ne peut arriver à un complet développement. Même chez les animaux qui ont peu à craindre de la part d'ennemis ou de compétiteurs, comme les lions ou les tigres, il y a fatalement encore quelques défauts d'adaptation des moyens aux fins dans la dernière partie de leur vie. La mort par la faim qui résulte de l'impuissance à saisir sa proie est une preuve que la conduite n'atteint pas son idéal.
De cette conduite imparfaitement développée, nous passons par antithèse à la conduite parvenue à la perfection. En considérant ces adaptations d'actes à des fins, qui restent toujours incomplètes, parce qu'elles ne peuvent être faites par une créature sans qu'une autre créature soit empêchée de les faire, nous nous élevons à la pensée d'adaptations telles que toutes les créatures pourraient les faire sans empêcher les autres créatures de les faire également. Voilà nécessairement le caractère distinctif de la conduite la plus développée. Aussi longtemps en effet que la conduite se composera d'adaptations d'actes à fins, possibles pour les uns à la condition seulement que les autres ne puissent faire les mêmes adaptations, il y aura toujours place pour des modifications par lesquelles la conduite atteindrait une phase où cette nécessité serait évitée et qui augmenterait la somme de la vie.
De l'abstrait passons au concret. Nous reconnaissons que l'homme est l'être dont la conduite est le plus développée; recherchons à quelles conditions sa conduite, sous les trois aspects de son évolution, atteint sa limite. D'abord, tant que la vie n'est entretenue que par le pillage, comme celle de certains sauvages, les adaptations de moyens à fins ne peuvent atteindre en aucun genre le plus haut degré de la conduite. La vie individuelle, mal défendue d'heure en heure, est prématurément interrompue; l'éducation des enfants fait souvent tout à fait défaut, ou elle est incomplète si elle ne manque pas entièrement; de plus, la conservation de l'individu et celle de la race ne sont assurées, dans la mesure où elles le sont, que par la destruction d'autres êtres, d'une autre espèce ou de la même. Dans les sociétés formées par la composition et la recomposition des hordes primitives, la conduite reste imparfaitement développée dans la mesure où se perpétuent les luttes entre les groupes et les luttes entre les membres des mêmes groupes; or ces deux traits sont nécessairement associés, car la nature, qui pousse aux guerres internationales, porte également aux attaques d'individu à individu. La limite de l'évolution ne peut donc être atteinte par la conduite que dans les sociétés tout à fait paisibles. Cette adaptation parfaite de moyens à fins pour la conservation de la vie individuelle et l'éducation de nouveaux individus, à laquelle chacun peut atteindre sans empêcher les autres d'en faire autant, constitue, dans sa véritable définition, un genre de conduite dont on ne peut approcher que si les guerres diminuent ou cessent tout à fait.
Mais nous avons encore une lacune à combler, car il y a un dernier progrès dont nous n'avons pas encore parlé. Outre que chacun peut agir de telle sorte qu'il parvienne à ses fins sans empêcher les autres de parvenir aux leurs, les membres d'une société peuvent s'entr'aider à atteindre leur but. Si des citoyens unis se rendent plus facile les uns aux autres l'adaptation des moyens aux fins,--soit indirectement par une coopération industrielle, soit directement par une assistance volontaire,--leur conduite s'élève à un degré plus haut encore d'évolution, puisque tout ce qui facilite pour chacun l'adaptation des actes aux fins augmente la somme des adaptations faites et sert à rendre plus complète la vie de tous.
7. Le lecteur qui se rappellera certains passages des Premiers principes, des Principes de biologie et des Principes de psychologie reconnaîtra dans les passages qui précèdent, sous une autre forme, le mode de généralisation déjà adopté dans ces ouvrages. On se souviendra particulièrement de cette proposition que la vie est «la combinaison définie de changements hétérogènes, à la fois simultanés et successifs, en correspondance avec des coexistences et des séquences extérieures;» et surtout de cette formule abrégée et plus nette d'après laquelle la vie est «l'adaptation continuelle de relations internes à des relations externes».
La différence dans la manière de présenter ici les faits par rapport à la manière dont nous les présentions autrefois consiste surtout en ceci que nous ignorons la partie intérieure de la correspondance pour nous attacher exclusivement à cette partie extérieure constituée par les actions visibles. Mais l'une et l'autre partie sont en harmonie, et le lecteur qui désirerait se préparer lui-même à bien comprendre le sujet de ce livre au point de vue de l'évolution ferait bien d'ajouter, à l'aspect plus spécial que nous allons considérer, les aspects que nous avons déjà décrits.
Cette remarque faite en passant, je reviens à l'importante proposition établie dans les deux chapitres précédents et qui a été, je pense, pleinement justifiée. Guidés par cette vérité que la conduite dont traite la morale est une partie de la conduite en général, et qu'il faut bien comprendre ce que c'est que la conduite en général pour comprendre spécialement ce que c'est que cette partie; guidés aussi par cette autre vérité que, pour comprendre la conduite en général, nous devions comprendre l'évolution de la conduite, nous avons été amenés à reconnaître que la morale a pour sujet propre la forme que revêt la conduite universelle dans les dernières étapes de son évolution. Nous avons aussi conclu que ces dernières étapes dans l'évolution de la conduite sont celles que parcourt le type le plus élevé de l'être, lorsqu'il est forcé, par l'accroissement du nombre, à vivre de plus en plus en présence de ses semblables. Nous sommes ainsi arrivés à ce corollaire que la conduite obtient une sanction morale à mesure que les activités, devenant de moins en moins militantes et de plus en plus industrielles, sont telles qu'elles ne nécessitent plus ni injustice ni opposition mutuelles, mais consistent en coopérations, en aides réciproques, et se développent par cela même.
Ces conséquences de l'hypothèse de l'évolution, il nous reste à voir qu'elles s'accordent avec les idées morales directrices auxquelles les hommes se sont élevés par d'autres voies.
CHAPITRE III
LA BONNE ET LA MAUVAISE CONDUITE
8. En comparant les sens qu'il a dans différents cas et en observant ce que ces sens ont de commun, nous parvenons à déterminer la signification essentielle d'un mot. Cette signification, pour un mot qui est diversement appliqué, peut aussi être connue en comparant l'une avec l'autre celles de ses applications qui diffèrent le plus entre elles. Cherchons de cette manière ce que signifient les mots bon et mauvais.
Dans quel cas donnons-nous l'épithète de bon à un couteau, à un fusil, à une maison? Quelles circonstances d'autre part nous conduisent à traiter de mauvais un parapluie ou une paire de bottes? Les caractères attribués ici par les mots bon et mauvais ne sont pas des caractères intrinsèques; car, en dehors des besoins de l'homme, ces objets n'ont ni mérites ni démérites. Nous les appelons bons ou mauvais suivant qu'ils sont plus ou moins propres à nous permettre d'atteindre des fins déterminées. Le bon couteau est un couteau qui coupe; le bon fusil, un fusil qui porte loin et juste; la bonne maison, une maison qui procure convenablement l'abri, le confort, les commodités qu'on y cherche. Réciproquement, le mal que l'on trouve dans le parapluie ou la paire de bottes se rapporte à l'insuffisance au moins apparente de ces objets pour atteindre certaines fins, comme de nous protéger de la pluie ou de garantir efficacement nos pieds.
Il en est de même si nous passons des objets inanimés aux actions inanimées. Nous appelons mauvaise la journée où une tempête nous empêche de satisfaire quelque désir. Une bonne saison est l'expression employée lorsque le temps a favorisé la production de riches moissons.
Si, des choses et des actions où la vie ne se manifeste pas, nous passons aux êtres vivants, nous voyons encore que ces mots, dans leur application courante, se rapportent à l'utilité. Dire d'un chien d'arrêt ou d'un chien courant, d'un mouton ou d'un boeuf, qu'ils sont bons ou mauvais, s'entend, dans certains cas, de leur aptitude à atteindre certaines fins pour lesquelles les hommes les emploient, et, dans d'autres cas, de la qualité de leur chair en tant qu'elle sert à soutenir la vie humaine.
Les actions des hommes considérées comme moralement indifférentes, nous les classons aussi en bonnes ou mauvaises suivant qu'elles réussissent ou qu'elles échouent. Un saut est bon, abstraction faite d'une fin plus éloignée, lorsqu'il atteint exactement le but immédiat que l'on se propose en sautant; et au billard, un coup est bon, suivant le langage ordinaire, lorsque les mouvements sont tout à fait ce qu'ils doivent être pour le succès d'une partie. Au contraire, une promenade où l'on s'égare, une prononciation qui n'est pas distincte sont mauvaises, parce que les actes ne sont pas adaptés aux fins comme ils doivent l'être.
En constatant ainsi le sens des mots bon et mauvais quand on les emploie dans d'autres cas, nous comprendrons plus facilement leur signification quand on s'en sert pour caractériser la conduite sous son aspect moral. Ici encore, l'observation nous apprend qu'on les applique suivant que les adaptations de moyens à fins sont ou ne sont pas efficaces. Cette vérité est quelque peu déguisée. Les relations sociales sont en effet si enchevêtrées que les actions humaines affectent souvent simultanément le bien-être de l'individu, de ses descendants et de ses concitoyens. Il en résulte de la confusion dans le jugement des actions comme bonnes ou mauvaises; car des actions propres à faire atteindre des fins d'un certain ordre peuvent empêcher des fins d'un autre ordre d'être atteintes. Néanmoins, quand nous démêlons les trois ordres de fins et considérons chacune d'elles séparément, nous reconnaissons clairement que la conduite par laquelle on atteint chaque genre de fin est bonne et que celle qui nous empêche de l'atteindre est relativement mauvaise.
Prenons d'abord le premier groupe d'adaptations, celles qui servent à la conservation de la vie individuelle. En réservant l'approbation ou la désapprobation relativement au but qu'il se propose ultérieurement, on dit qu'un homme qui se bat fait une bonne défense, si sa défense est en effet de nature à assurer son salut; les jugements touchant les autres aspects de sa conduite restant les mêmes, le même homme s'attire un verdict défavorable si, en ne considérant que ses actes immédiats, on les juge inefficaces. La bonté attribuée à un homme d'affaires, comme tel, se mesure à l'activité et à la capacité avec lesquelles il sait acheter et vendre à son avantage, et ces qualités n'empêchent pas la dureté avec les subalternes, une dureté que l'on condamne. Un homme qui prête fréquemment de l'argent à un ami, lequel gaspille chaque fois ce qu'on lui a prêté, se conduit d'une manière louable à la considérer en elle-même; cependant, s'il va jusqu'à s'exposer à la ruine, il est blâmable pour avoir porté si loin le dévouement. Il en est de même des jugements exprimés à chaque instant sur les actes des personnes de notre connaissance, quand leur santé, leur bien-être est en jeu. «Vous n'auriez pas dû faire cela,» dit-on à celui qui traverse une rue encombrée de voitures. «Vous auriez dû changer d'habits,» à celui qui a pris froid à la pluie. «Vous avez bien fait de prendre un reçu.»--«Vous avez eu tort de placer votre argent sans prendre conseil.» Ce sont là des appréciations très ordinaires. Toutes ces expressions d'approbation ou de désapprobation impliquent cette affirmation tacite que, toutes choses égales d'ailleurs, la conduite est bonne ou mauvaise suivant que les actes spéciaux qui la composent, bien ou mal appropriés à des fins spéciales, peuvent conduire ou non à la fin générale de la conservation de l'individu.
Ces jugements moraux que nous portons sur les actes qui concernent l'individu sont ordinairement exprimés sans beaucoup de force, en partie parce que les inspirations de nos inclinations personnelles, généralement assez fortes, n'ont pas besoin d'être fortifiées par des considérations morales, en partie parce que les inspirations de nos inclinations sociales, moins fortes et souvent peu écoutées, en ont besoin; de là un contraste. En passant à cette seconde classe d'adaptations d'actes à des fins qui servent à l'élevage des enfants, nous ne trouvons plus aucune obscurité dans l'application qu'on leur fait des mots bon et mauvais, suivant qu'elles sont efficaces ou non. Les expressions: bien élever ou mal élever, qu'elles se rapportent à la nourriture, ou à la qualité et à la quantité des vêtements, ou aux soins que les enfants réclament à chaque instant, indiquent implicitement que l'on reconnaît, comme des fins spéciales que l'on doit atteindre, le développement des fonctions vitales, en vue d'une fin générale, la continuation de la vie et de la croissance. Une bonne mère, dira-t-on, est celle qui, tout en veillant à tous les besoins physiques de ses enfants, leur donne aussi une direction propre à leur assurer la santé mentale; un mauvais père est celui qui ne pourvoit pas aux nécessités de la vie pour sa famille, ou qui, de quelque autre manière, nuit au développement physique et mental de ses enfants. De même pour l'éducation qui leur est donnée ou préparée. On affirme qu'elle est bonne ou mauvaise (souvent il est vrai à la légère) suivant que les méthodes en sont appropriées aux besoins physiques et psychiques, de manière à assurer la vie des enfants pour le présent tout en les préparant à vivre complètement et longtemps quand ils auront grandi.
Mais l'application des mots bon et mauvais est plus énergique quand il s'agit de cette troisième division de la conduite comprenant les actes par lesquels les hommes influent les uns sur les autres. Dans la défense de leur propre vie et l'éducation de leurs enfants, les hommes, en adaptant leurs actes à des fins, peuvent si bien s'opposer à des adaptations pareilles chez les autres hommes qu'il faudra toujours imposer des bornes aux empiètements possibles; les dommages causés par ces conflits entre actions servant de part et d'autre à la conservation de l'individu sont si graves, qu'il faut ici des défenses péremptoires. De là ce fait que les qualifications de bon et mauvais sont plus spécialement appliquées chez nous aux actes qui favorisent la vie complète des autres ou qui lui font obstacle. Le mot bonté, pris séparément, suggère avant tout l'idée de la conduite d'un homme qui aide un malade à recouvrer la santé, qui fournit à des malheureux les moyens de subsister, qui défend ceux qui sont injustement attaqués dans leur personne, leur propriété, ou leur réputation, ou qui assure son concours à quiconque promet d'améliorer la condition de ses semblables. Au contraire, le mot méchanceté fait penser à la conduite d'un homme qui passe sa vie à entraver la vie des autres, soit en les maltraitant, soit en détruisant ce qui leur appartient, soit en les trompant, ou en les calomniant.
Ainsi les actes sont toujours appelés bons ou mauvais, suivant qu'ils sont bien ou mal appropriés à des fins, et toutes les inconséquences qui peuvent se rencontrer dans l'usage que nous faisons des mots viennent de l'inconséquence des fins. Mais l'étude de la conduite en général et de l'évolution de la conduite nous a préparés à concéder ces interprétations. Les raisonnements exposés plus haut font voir que la conduite à laquelle convient la qualification de bonne est la conduite relativement la plus développée, et que la qualification de mauvaise s'applique à celle qui est relativement la moins développée. Nous avons dit que l'évolution, tendant toujours à la conservation de l'individu, atteint sa limite lorsque la vie individuelle est la plus grande possible, en longueur et en largeur; nous voyons maintenant, en laissant de côté les autres fins, qu'on appelle bonne la conduite par laquelle cette conservation de soi est favorisée, et mauvaise la conduite qui tend à la destruction de l'individu. Nous avons montré aussi qu'à l'accroissement du pouvoir de conserver la vie individuelle,--qui est le fruit de l'évolution,--correspond un accroissement du pouvoir de perpétuer l'espèce par l'élevage des enfants, et que, dans cette direction, l'évolution atteint sa limite lorsque le nombre nécessaire d'enfants amenés à l'âge mûr est capable d'une vie complète en plénitude et en durée. A ce second point de vue, on dit que la conduite des parents est bonne ou mauvaise suivant qu'elle se rapproche ou s'écarte de ce résultat idéal. Le raisonnement montre encore que l'établissement d'un état social rend possible et réclame une forme de conduite telle que la vie soit complète pour chacun et les enfants de chacun, non seulement sans priver les autres du même avantage, mais encore en favorisant leur développement. Nous avons trouvé enfin que c'est là la forme de conduite que l'on regarde essentiellement comme bonne. En outre, de même que l'évolution nous a paru devenir la plus haute possible lorsque la conduite assure simultanément la plus grande somme de vie à l'individu, à ses enfants et aux autres hommes, nous voyons ici que la conduite appelée bonne se perfectionne et devient la conduite considérée comme la meilleure quand elle permet d'atteindre ces trois classes de fins dans le même temps.
9. Ces jugements sur la conduite impliquent-ils quelque postulat? Avons-nous besoin d'une hypothèse pour appeler bons les actes qui favorisent la vie de l'individu ou de ses semblables, et mauvais ceux qui tendent directement ou indirectement à la mort de celui qui les accomplit ou des autres? Oui, nous avons fait une hypothèse d'une extrême importance; une hypothèse qui est nécessaire pour toute appréciation morale.
La question à poser nettement et à résoudre avant d'aborder une discussion morale quelconque est une question très controversée de notre temps: La vie vaut-elle la peine de vivre? Adopterons-nous la théorie pessimiste? Adopterons-nous la théorie optimiste? Ou, après avoir pesé les arguments des pessimistes et ceux des optimistes, conclurons-nous que la balance est en faveur d'un optimisme mitigé?
De la réponse à cette question dépend absolument toute décision relativement à la bonté ou à la méchanceté de la conduite. Pour ceux qui regardent la vie non comme un avantage, mais comme un malheur, il faut blâmer plutôt que louer la conduite qui la prolonge; si la fin d'une existence odieuse est désirable, on doit applaudir à ce qui hâtera cette fin et condamner les actions qui favoriseraient sa durée pour l'individu ou pour les autres. D'un autre côté, ceux qui embrassent l'optimisme, ou qui, sans être tout à fait optimistes, soutiennent cependant que le bien dans cette vie l'emporte sur le mal, porteront des jugements tout opposés; d'après eux, on doit approuver une conduite qui favorise la vie de l'individu et des autres et désapprouver celle qui lui nuit ou la met en danger.
La dernière question est donc de savoir si l'évolution a été une faute, et surtout l'évolution qui perfectionne l'adaptation des actes à des fins dans les degrés ascendants de l'organisation. Si l'on soutient qu'il aurait mieux valu qu'il n'y eût pas d'êtres animés quelconques, et que plus tôt ils cesseront d'exister mieux cela vaudra, on aura un ordre déterminé de conclusions relativement à la conduite. Si l'on soutient, au contraire, que la balance est en faveur des êtres animés, bien plus, si l'on prétend que cette balance leur sera de plus en plus favorable dans l'avenir, les conclusions à tirer seront d'un ordre tout différent. Si même on alléguait que la valeur de la vie ne doit pas être appréciée par son caractère intrinsèque, mais bien par ses conséquences extrinsèques,--par certains résultats supposés au delà de cette vie,--nous arriverions à des conclusions du même ordre que dans le cas précédent, mais sous une autre forme. En effet la foi dans cette dernière hypothèse peut bien condamner un attentat volontaire à une vie misérable, mais elle ne peut pas approuver une prolongation gratuite d'une telle vie. La théorie pessimiste fait blâmer une législation qui tend à accroître la longévité, tandis que la théorie optimiste la fait hautement apprécier.
Eh bien, ces opinions irréconciliables ont-elles quelque chose de commun? Les hommes pouvant être divisés en deux écoles adverses sur cette question essentielle, il faut rechercher s'il n'y a rien que les deux théories radicalement opposées accordent l'une et l'autre. Dans la proposition optimiste, que l'on affirme tacitement lorsque l'on emploie les mots bon et mauvais avec leur sens ordinaire, et dans la proposition pessimiste qui, si elle est faite ouvertement, implique l'emploi des mêmes mots avec un sens inverse du sens ordinaire, un examen attentif ne découvre-t-il pas une autre proposition cachée sous celles-là, une proposition qu'elles renferment l'une et l'autre, et qui peut être affirmée avec plus de certitude, une proposition universellement reconnue?
10. Oui, il y a un postulat que les pessimistes et les optimistes admettent également. Leurs arguments de part et d'autre supposent comme évident de soi-même que la vie est bonne ou mauvaise suivant qu'elle apporte ou n'apporte pas un surplus de sensations agréables. Le pessimiste déclare qu'il condamne la vie parce qu'elle aboutit à plus de peine que de plaisir. L'optimiste défend la vie dans cette croyance qu'elle apporte plus de plaisir que de peine. L'un et l'autre prennent pour critérium la nature de la vie au point de vue de la sensibilité. Ils accordent que la question de savoir si la vie est une manière d'être bonne ou mauvaise revient à celle-ci: La conscience, dans ses oscillations, se maintient-elle au-dessus du point d'indifférence dans une sensation de plaisir ou tombe-t-elle au-dessous, dans la peine? Leurs théories opposées supposent également que la conduite doit tendre à la préservation de l'individu, de la famille et de la société, dans l'hypothèse seulement où la vie apporterait plus de bonheur que de misère.
La différence du point de vue ne peut changer ce verdict. Le pessimiste soutient que les maux prédominent dans la vie et l'optimiste prétend que ce sont les plaisirs; mais l'un et l'autre admettent que les peines actuelles doivent être compensées par des plaisirs futurs et qu'ainsi la vie, justifiée ou non dans ses résultats immédiats, est justifiée par ces derniers résultats. L'hypothèse impliquée dans ces deux jugements reste donc la même. On se décide encore en comparant la somme des plaisirs à celle des peines. Les uns et les autres jugent qu'il faut maudire l'existence, si, au surplus de misères actuelles, doit s'ajouter un surplus de misères dans l'avenir, et qu'il faut la bénir au contraire si, en admettant que le mal surpasse le bien aujourd'hui, on suppose que le bien l'emportera un jour sur le mal. Il faut donc reconnaître qu'en appelant bonne la conduite qui sert à la conservation de la vie, mauvaise celle qui l'arrête ou la détruit, en supposant ainsi qu'on doit bénir la vie et non la maudire, nous affirmons nécessairement que la conduite est bonne ou mauvaise selon que la somme de ses effets est agréable ou pénible.
Pour expliquer autrement le sens des mots bon et mauvais, il n'y a qu'une seule théorie possible, celle d'après laquelle les hommes auraient été créés afin d'être pour eux-mêmes des sources de misères, et seraient tenus de continuer à vivre pour que leur créateur ait la satisfaction de contempler leurs souffrances. C'est là une théorie que personne ne soutient ouvertement, et qui n'est clairement formulée nulle part; cependant il y a beaucoup d'hommes qui l'acceptent sous une forme déguisée. Les religions inférieures sont toutes pénétrées de cette croyance qu'une vie de douleur est agréable aux dieux. Ces dieux sont des ancêtres sanguinaires divinisés, et il est naturel de croire qu'ils aiment les supplices; de leur vivant, ils trouvaient leurs délices à torturer les autres êtres, et l'on suppose que c'est leur procurer les mêmes délices que les faire assister à des tortures. Ces conceptions subsistent longtemps. Il n'est pas nécessaire de rappeler les fakirs indiens qui se suspendent à des crochets de fer, ou les derviches orientaux qui se font eux-mêmes des blessures, pour montrer que, dans des sociétés déjà fort développées, on peut encore trouver des hommes regardant la douleur volontaire comme un moyen de s'assurer la faveur divine. Sans nous étendre sur les jeûnes et les mortifications, nous savons bien qu'il y a eu, et qu'il y a encore chez les chrétiens, cette croyance que le Dieu auquel Jephté, pour se le rendre propice, sacrifie sa fille, peut être rendu propice en effet par les peines que l'on s'inflige à soi-même. Cette autre idée,--conséquence de la première,--qu'on offense Dieu en se procurant du plaisir, a subsisté longtemps et conserve encore aujourd'hui beaucoup de partisans; si elle n'est pas un dogme formel, elle constitue cependant une croyance dont les effets sont assez visibles.
Sans doute, de pareilles croyances se sont affaiblies de nos jours. Le plaisir que des dieux féroces étaient supposés prendre à la vue des tortures s'est, dans une grande mesure, transformé; c'est aujourd'hui la satisfaction d'une divinité qui aimerait voir les hommes se mortifier eux-mêmes pour assurer leur bonheur futur. Il est clair que les adeptes d'une théorie si profondément modifiée ne rentrent pas dans la classe des hommes dont nous nous occupons maintenant. Bornons-nous à cette classe: supposons que le sauvage immolant des victimes à un dieu cannibale ait parmi les hommes civilisés des descendants convaincus que le genre humain est né pour souffrir et qu'il est de son devoir de continuer à vivre dans la misère pour le plus grand plaisir de son créateur: nous serons bien forcés de reconnaître que la race des adorateurs du diable n'est pas encore éteinte.
Laissons de côté les gens de cette sorte, s'il y en a; leur croyance est au-dessus ou au-dessous de tout raisonnement. Tous les autres doivent soutenir, ouvertement ou tacitement, que la raison dernière pour continuer de vivre est uniquement de goûter plus de sensations agréables que de sensations pénibles, et que cette supposition seule permet d'appeler bons ou mauvais les actes qui favorisent ou contrarient le développement de la vie.
Nous sommes ici ramenés à ces premières significations des mots bon et mauvais, que nous avions laissées pour considérer les secondes. Car, en nous rappelant que nous appelons bonnes et mauvaises les choses qui produisent immédiatement des sensations agréables et désagréables, et aussi ces sensations elles-mêmes,--un bon vin, un bon appétit, une mauvaise odeur, un mauvais mal de tête,--nous voyons que ces sens directement relatifs aux plaisirs et aux peines s'accordent avec les sens qui se rapportent indirectement aux plaisirs et aux peines. Si nous appelons bon l'état de plaisir lui-même, comme un bon rire; si nous appelons bonne la cause prochaine d'un état de plaisir, comme une bonne musique; si nous appelons bon tout agent qui de près ou de loin nous conduit à un état agréable, comme un bon magasin, un bon maître; si nous appelons bon, en le considérant en lui-même, tout acte si bien adapté à sa fin qu'il favorise la conservation de l'individu et assure ce surplus de plaisir qui rend la conservation de soi désirable; si nous appelons bon tout genre de conduite qui aide les autres à vivre, et cela dans la croyance que la vie comporte plus de bonheur que de misère: il est alors impossible de nier que,--en tenant compte de ces effets immédiats ou éloignés pour une personne quelconque,--ce qui est bon ne se confonde universellement avec ce qui procure du plaisir.
11. Diverses influences morales, théologiques et politiques conduisent les hommes à se déguiser eux-mêmes cette vérité. Dans ce cas le plus général de tous, comme en certains cas plus particuliers, les hommes sont bientôt si préoccupés des moyens d'atteindre une fin, qu'ils en viennent à prendre ces moyens pour la fin elle-même. L'argent, par exemple, qui est un moyen de pourvoir à ses besoins, un malheureux le regarde comme la seule chose que l'on doive s'efforcer de se procurer, et il ne songe pas à satisfaire ses besoins. Exactement de la même manière, la conduite jugée préférable, parce qu'elle conduit le mieux au bonheur, a fini par être regardée comme préférable en elle-même,--non seulement en tant que fin prochaine (ce qu'elle doit être), mais aussi en tant que fin dernière,--à l'exclusion de la fin dernière véritable. Cependant un examen attentif amène bien vite à reconnaître la vraie fin dernière. Le malheureux dont nous parlions, si nous le forçons à s'expliquer, est obligé de reconnaître la valeur de l'argent pour obtenir les choses désirables. De même, pour le moraliste qui regarde telle conduite comme bonne en elle-même et telle autre comme mauvaise: une fois poussé dans ses derniers retranchements, il est obligé de se rabattre sur les effets agréables ou pénibles de ces deux genres de conduite.--Pour le prouver, il suffit de remarquer qu'il nous serait impossible de les juger comme nous le faisons, si leurs effets étaient inverses.
Supposons qu'une blessure ou un coup produise une sensation agréable et entraîne à sa suite un accroissement de nos facultés d'agir ou de jouir: nous ferions-nous d'une attaque l'idée que nous en avons maintenant? Ou bien supposez qu'une mutilation volontaire, comme une amputation de la main, soit à la fois agréable en elle-même et favorable au progrès par lequel on assure son propre bien-être et celui des siens: estimerions-nous, comme à présent, qu'il faut condamner ce dommage qu'un homme peut se faire subir à lui-même? Supposez encore qu'en vidant la poche d'un homme on lui procure des émotions agréables, on aille au-devant de ses désirs: le vol serait-il mis au nombre des crimes, comme le veulent toutes les lois et le code moral? Dans ces cas extrêmes, personne ne peut nier que nous appelons certaines actions mauvaises uniquement parce qu'elles sont des causes de peine, immédiate ou éloignée, et qu'elles ne seraient pas ainsi qualifiées si elles procuraient du plaisir.
En examinant nos conceptions sous leur aspect opposé, ce fait général force lui-même notre attention avec une égale clarté. Imaginez qu'en soignant un malade on ne fasse qu'augmenter ses souffrances, que l'adoption d'un orphelin soit nécessairement pour lui une source de misères, que l'assistance donnée dans un embarras d'argent à un homme qui s'adresse à vous tourne à son désavantage, que ce soit enfin le moyen d'empêcher un homme de faire son chemin dans le monde que de lui inspirer un noble caractère: que dirions-nous de ces actes classés maintenant parmi les actes dignes d'éloges? Ne devrions-nous pas au contraire les ranger parmi ceux qu'il faut blâmer?
En employant comme pierres de touche ces formes les plus accusées de la bonne et de la mauvaise conduite, on met facilement ce point hors de doute: que nos idées de la bonté et de la méchanceté des actes viennent de la certitude ou de la probabilité avec laquelle nous les croyons capables de produire, ici ou là, des plaisirs ou des peines. Cette vérité nous apparaît avec la même clarté si nous examinons les règles des différentes écoles morales, car l'analyse nous montre que chacune de ces règles tire son autorité de cette règle suprême.
Les systèmes de morale peuvent être distingués en gros suivant qu'ils prennent pour idées cardinales: 1º le caractère de l'agent; 2º la nature de ses motifs; 3º la qualité de ses actes; et 4º leurs résultats. Chacun de ces faits peut être caractérisé comme bon ou mauvais; ceux qui n'apprécient pas un mode de conduite d'après ses effets sur le bonheur l'apprécient par la bonté ou la méchanceté supposée de l'agent, de ses motifs ou de ses actes. La perfection de l'agent est prise comme pierre de touche pour juger sa conduite. En dehors de l'agent, nous prenons son sentiment considéré comme moral, et, en dehors du sentiment, nous avons l'action considérée comme vertueuse.
Les distinctions ainsi indiquées sont aussi peu définies que les mots qui les expriment sont d'un usage invariable; mais elles correspondent cependant à des doctrines en partie différentes les unes des autres. Nous pouvons les examiner avec soin, et séparément, pour montrer que leurs critériums de la bonté sont dérivés.
12. Il est étrange qu'une notion aussi abstraite que celle de perfection ou d'un certain achèvement idéal de la nature ait jamais pu être choisie comme point de départ pour le développement d'un système de morale. Elle a été acceptée cependant d'une manière générale par Platon et avec plus de précision par Jonathan Edwards. Perfection est synonyme de bonté au plus haut degré. Définir la bonne conduite par le mot de perfection, c'est donc indirectement la définir par elle-même. Il en résulte naturellement que l'idée de perfection, comme celle de bonté, ne peut être formée que par la considération des fins.
Nous disons d'un objet inanimé, d'un outil par exemple, qu'il est imparfait quand il manque d'une partie nécessaire pour exercer une action efficace, ou lorsque quelqu'une de ses parties est conformée de manière à l'empêcher de servir de la façon la plus convenable à l'usage auquel il est destiné. On parle de la perfection d'une montre quand elle marque exactement les heures, quelque simple qu'elle soit; et on la déclare imparfaite, quelle que soit d'ailleurs la richesse de ses ornements, si elle ne marque pas bien les heures. Nous disons bien que les choses sont imparfaites quand nous y découvrons quelque défaut, même s'il ne les empêche pas de rendre de bons services; mais nous le faisons parce que ce défaut implique une fabrication inférieure, ou une usure, et par suite cette dégradation qui décèlent ordinairement dans la pratique l'impossibilité d'être vraiment utile; le plus souvent en effet l'absence d'imperfections minimes s'associe avec l'absence d'imperfections plus graves.
Appliqué aux êtres vivants, le mot perfection a le même sens. L'idée d'une forme parfaite, s'il s'agit d'un cheval de race, est dérivée par généralisation des traits qui chez les chevaux de race accompagnent habituellement la faculté d'atteindre la plus grande vitesse; l'idée de constitution parfaite pour un cheval de race se rapporte aussi à la force qui lui permet de conserver cette vitesse le plus longtemps possible. Il en est de même des hommes, à les considérer comme êtres physiques: nous n'avons d'autre critérium de la perfection que la faculté complète pour chaque organe de remplir ses fonctions particulières. Notre conception d'un équilibre parfait des parties internes et d'une parfaite proportion des parties externes se forme de cette manière; il est facile de s'en convaincre: par exemple nous reconnaissons l'imperfection d'un viscère, comme les poumons, le coeur ou le foie, à ce seul caractère qu'il est incapable de répondre entièrement aux exigences des activités organiques; de même l'idée de la grandeur insuffisante ou de la grandeur excessive d'un membre dérive d'expériences accumulées relativement à cette proportion des membres qui favorise au plus haut degré l'accomplissement des actions nécessaires.
Nous n'avons pas d'autre moyen de mesurer la perfection quand il s'agit de la nature mentale. Si l'on parle d'une imperfection de la mémoire, du jugement, du caractère, on entend par là une inaptitude à satisfaire aux besoins de la vie. Imaginer un parfait équilibre des facultés intellectuelles et des émotions, c'est imaginer entre elles cette harmonie qui assure l'entier accomplissement de tous les devoirs suivant les exigences de chaque cas.
Aussi la perfection d'un homme considéré comme agent veut dire qu'il est constitué de manière à effectuer une complète adaptation des actes aux fins de tout genre. Or, comme nous l'avons montré plus haut, la complète adaptation des actes aux fins est à la fois ce qui assure et ce qui constitue la vie à son plus haut degré de développement, aussi bien en largeur qu'en longueur. D'un autre côté, ce qui justifie tout acte destiné à accroître la vie, c'est que nous recueillons de la vie plus de bonheur que de misère. Il résulte de ces deux propositions que l'aptitude à procurer le bonheur est le dernier critérium de la perfection dans la nature humaine. Pour en être pleinement convaincu, il suffit de considérer combien serait étrange la proposition contraire. Supposez un instant que tout progrès vers la perfection implique un accroissement de misère pour l'individu, ou pour les autres, ou pour l'un et les autres à la fois; puis essayez de mettre en regard cette affirmation que le progrès vers la perfection signifie véritablement un progrès vers ce qui assure un plus grand bonheur!
13. Passons maintenant, de la théorie de ceux qui font de l'excellence de l'être leur principe, à la théorie de ceux qui prennent pour règle le caractère vertueux de l'action. Je ne fais pas allusion ici aux moralistes qui, après avoir décidé expérimentalement ou rationnellement, par induction ou par déduction, que des actes d'un certain genre ont le caractère que nous désignons par le mot vertueux, soutiennent que de pareils actes doivent être accomplis sans égard pour leurs conséquences immédiates: ceux-là sont amplement justifiés. Je parle de ceux qui s'imaginent concevoir la vertu comme une fin non dérivée d'une autre fin, et qui soutiennent que l'idée de vertu ne peut se ramener à des idées plus simples.
Il semble que telle soit la doctrine proposée par Aristote. Je dis: semble, car il s'en faut que les différents traits de cette doctrine s'accordent les uns avec les autres. Aristote reconnaissait que le bonheur est la fin suprême des efforts de l'homme, et on pourrait croire à première vue qu'il ne doit point passer pour le type de ceux qui font de la vertu la fin suprême. Cependant il se range lui-même dans cette catégorie, en cherchant à définir le bonheur par la vertu, au lieu de définir la vertu par le bonheur. L'imparfaite distinction des mots et des choses, qui caractérise généralement la philosophie grecque, en est peut-être la cause. Dans les esprits primitifs, le nom et l'objet nommé sont associés de telle sorte que l'un est regardé comme une partie de l'autre. C'est au point que le seul fait de connaître le nom d'un sauvage paraît à ce sauvage entraîner la possession d'une partie de son être et donner par suite le pouvoir de lui faire du mal à volonté. Cette croyance à une connexion réelle entre le mot et la chose se continue aux degrés inférieurs du progrès, et persiste longtemps dans cette hypothèse tacite que le sens des mots est intrinsèque. Elle pénètre dans les dialogues de Platon, et l'on peut en suivre la trace même dans les oeuvres d'Aristote: il ne serait pas facile de comprendre autrement pourquoi il aurait si imparfaitement séparé l'idée abstraite de bonheur des formes particulières du bonheur.
Tant que le divorce des mots comme symboles et des choses comme symbolisées n'est pas complet, il doit naturellement être difficile de donner aux mots abstraits une signification assez abstraite. A l'époque des premiers développements du langage, un nom ne peut être séparé, dans la pensée, de l'objet concret auquel il s'applique: cela donne à présumer que, pendant la formation successive de plus hauts degrés de noms abstraits, il a fallu résister contre la tendance d'interpréter chaque mot plus abstrait au moyen de quelques-uns des noms moins abstraits auxquels on le substituait. De là, je pense, ce fait qu'Aristote regarde le bonheur comme associé à un certain ordre d'activités humaines, plutôt qu'à tous les ordres réunis de ces activités. Au lieu d'enfermer dans le bonheur la sensation agréable liée à des actions qui constituent surtout l'être vivant, actions communes, dit-il, à l'homme et au végétal; au lieu d'y comprendre ces états mentaux que produit l'exercice de la perception externe, et qui, d'après lui, sont communs à l'homme et à l'animal en général, il les exclut de l'idée qu'il se fait du bonheur, pour y comprendre seulement les modes de conscience qui accompagnent la vie rationnelle. Il affirme que la tâche propre de l'homme «consiste dans l'exercice actif des facultés mentales conformément à la raison;» et il conclut que «le suprême bien de l'homme consiste à remplir cette tâche avec excellence ou avec vertu: par là, il arrivera au bonheur.» Il trouve une confirmation de sa théorie dans le fait qu'elle concorde avec des théories précédemment exposées. «Notre doctrine, dit-il, s'accorde exactement avec celles qui font consister le bonheur dans la vertu; car selon nous il consiste dans l'action de la vertu, c'est-à-dire non seulement dans la possession, mais encore dans la pratique.»
La croyance ainsi exprimée que la vertu peut être définie d'une autre manière que par le bonheur--autrement cela reviendrait à dire que le bonheur doit être obtenu par des actions conduisant au bonheur--se ramène à la théorie platonicienne d'un bien idéal ou absolu d'où les biens particuliers et relatifs empruntent leur caractère de bonté. Un argument analogue à celui qu'Aristote emploie contre la conception du bien proposée par Platon peut servir également contre sa propre conception de la vertu. Qu'il s'agisse du bien ou de la vertu, il ne faut pas employer le singulier, mais le pluriel: dans la classification même d'Aristote, la vertu, au singulier quand il en parlait en général, se transforme en vertus. Les vertus qu'il distingue alors doivent être ainsi nommées, grâce à quelque caractère commun, intrinsèque ou extrinsèque. Nous pouvons classer ensemble certaines choses, pour deux motifs: 1º parce qu'elles sont toutes faites de la même manière chez des êtres qui présentent d'ailleurs en eux quelque particularité, par exemple lorsque nous réunissons les animaux vertébrés parce qu'ils ont tous une colonne vertébrale;--2º à cause de quelque trait commun dans leurs relations extérieures, par exemple lorsque nous groupons, sous le nom commun d'outils, les scies, les couteaux, les marteaux, les herses, etc. Les vertus sont-elles classées comme telles à cause de quelque communauté de nature intrinsèque? Il doit alors y avoir un trait commun à retrouver dans toutes les vertus cardinales distinguées par Aristote: «le courage, la tempérance, la libéralité, la magnanimité, la magnificence, la douceur, l'amabilité ou l'amitié, la franchise, la justice.» Quel est donc le trait commun à la magnificence et à la douceur? et, si l'on peut démêler un pareil trait commun, est-ce aussi le trait qui constitue essentiellement la franchise? Notre réponse doit être négative. Les vertus ne sont donc pas classées comme telles à cause d'une communauté intrinsèque de caractère. Il faut donc qu'elles le soient à cause de quelque chose d'extrinsèque, et ce quelque chose ne peut être que le bonheur, lequel consiste, suivant Aristote, dans la pratique de ces vertus. Elles sont unies par leur relation commune à ce résultat; mais elles ne le sont point dans leur nature intérieure.
Peut-être rendrons-nous cette induction plus claire en la présentant en ces termes: Si la vertu est primordiale et indépendante, on ne peut donner aucune raison pour expliquer la correspondance qui doit exister entre la conduite vertueuse et la conduite procurant le plaisir, pleinement et dans tous ses effets, à l'auteur ou aux autres, ou à l'un et aux autres à la fois. Or, s'il n'y a pas là une correspondance nécessaire, on pourra concevoir que la conduite classée comme vertueuse soit capable de causer de la peine dans ses résultats définitifs. Pour montrer la conséquence d'une pareille conception, prenons deux vertus considérées comme des vertus par excellence chez les anciens et chez les modernes: le courage et la chasteté. Par hypothèse, nous devons donc concevoir le courage, déployé pour la défense de l'individu aussi bien que pour la défense du pays, non seulement comme entraînant des maux accidentels, mais encore comme étant une cause nécessaire de misères pour l'individu et pour l'Etat; l'absence de courage au contraire, par une conséquence légitime, amènerait le bien-être de l'individu et de la société. De même, par hypothèse, nous devons concevoir les relations sexuelles irrégulières comme directement et indirectement avantageuses: l'adultère amènerait avec lui l'harmonie domestique et l'éducation attentive des enfants; les relations conjugales, au contraire, produiraient le désaccord entre le mari et la femme en proportion de leur durée, et auraient pour résultats les souffrances, les maladies, la mort des enfants. A moins d'affirmer que le courage et la chasteté pourraient encore être regardés comme des vertus malgré cette suite de maux, il faut bien admettre que la conception de la vertu ne peut être séparée de la conception d'une conduite procurant le bonheur. Si cela est vrai de toutes les vertus, quelles que soient d'ailleurs leurs différences, c'est qu'elles doivent d'être classées comme des vertus à leur propriété de donner le bonheur.
14. En passant de ces doctrines morales, pour lesquelles la perfection de nature ou le caractère vertueux de l'action fournissent le principe de jugement, à celles qui prennent pour critérium la rectitude de l'intention, nous nous rapprochons de la théorie de l'intuition morale, et nous pouvons légitimement traiter de ces doctrines en critiquant cette théorie.
Par théorie de l'intuition, j'entends ici non pas celle qui regarde comme produits par l'hérédité ou des expériences prolongées les sentiments d'amour ou d'aversion que nous inspirent certains genres d'actes, mais bien la théorie d'après laquelle ces sentiments nous viennent de Dieu lui-même, indépendamment des résultats expérimentés par nous ou par nos ancêtres. «Il y a donc, dit Hutcheson, comme chacun peut s'en convaincre par une sérieuse attention et par la réflexion, un penchant naturel et immédiat à approuver certaines affections et certains actes qui leur répondent;» Hutcheson admettait, avec ses contemporains, la création spéciale de l'homme et de tous les autres êtres; il considérait donc «ce sens naturel d'une excellence immédiate» comme un guide d'origine surnaturelle. Il dit bien que les sentiments et les actions dont nous reconnaissons ainsi intuitivement la bonté «s'accordent tous en un caractère général, celui de tendre au bonheur des autres;» mais il est obligé d'y voir l'effet d'une harmonie préétablie. Néanmoins on peut établir que l'aptitude à procurer le bonheur, représentée ici comme un trait accidentel des actes qui obtiennent cette approbation morale innée, est réellement la pierre de touche qui révèle le caractère moral de cette approbation. Les intuitionnistes mettent leur confiance dans ces verdicts de la conscience, uniquement parce qu'ils aperçoivent, d'une manière au moins confuse, sinon distincte, que ces verdicts s'accordent avec les indications de ce critérium suprême. En voici la preuve.
Par hypothèse, on apprécie donc la gravité d'un meurtre grâce à une intuition morale que l'esprit humain doit à sa constitution originelle. D'après cette hypothèse, il ne faudrait pas admettre que ce sentiment de la culpabilité naisse, de près ni de loin, de la conscience que le meurtre implique, directement ou indirectement, une diminution du bonheur. Si vous demandez à un partisan de cette doctrine d'opposer son intuition à celle d'un Figien qui regarde le meurtre comme un acte honorable et n'a pas de repos avant d'avoir massacré quelques individus; si vous lui demandez comment on justifiera l'intuition de l'homme civilisé par opposition à celle du sauvage, il n'aura qu'un seul moyen de le faire, c'est de montrer comment, en se conformant à l'une, on arrive au bien-être, tandis que l'autre produit seulement des souffrances particulières ou générales. Demandez-lui pourquoi son sens moral, lui enseignant qu'il est mal de dérober le bien d'autrui, doit être obéi plutôt que le sens moral d'un Turcoman qui prouve combien le vol lui paraît méritoire en faisant des pèlerinages et en portant des offrandes aux tombeaux de voleurs fameux: l'intuitionniste est réduit à reconnaître que,--du moins dans des conditions comme celles où nous vivons, sinon dans celles où le Turcoman est placé,--le mépris du droit de propriété chez les autres non seulement cause une misère immédiate, mais encore implique un état social qui ne saurait comporter aucun bonheur. Demandez-lui encore de justifier le sentiment de répugnance que le mensonge lui inspire, en opposition avec le sentiment d'un Égyptien qui s'estime pour son adresse à mentir, qui croit même très beau de tromper sans autre but que le plaisir de tromper: l'intuitionniste ne le fera qu'en montrant la prospérité sociale favorisée par une entière confiance mutuelle et la désorganisation sociale liée à la défiance universelle; or ces conséquences conduisent respectivement, de toute nécessité, à des sentiments agréables ou à des sentiments désagréables.
Il faut donc bien conclure que l'intuitionniste n'ignore pas, ne peut pas ignorer que le bien et le mal dérivent en dernière analyse du plaisir et de la peine. Admettons qu'il soit guidé, et bien guidé, par les décisions de sa conscience sur le caractère des actes humains: s'il a pleine confiance dans ces décisions, c'est parce qu'il aperçoit, d'une manière vague, mais positive, qu'en s'y conformant il assure son propre bien-être et celui des autres, et qu'en les méprisant il s'expose, lui et les autres, à toutes sortes de maux. Demandez-lui d'indiquer un jugement du sens moral déclarant bon un genre d'actes qui doit entraîner un excès de peine, en tenant compte de tous ses effets, soit dans cette vie, soit, par hypothèse, dans la vie future: vous verrez qu'il est incapable d'en citer un seul. Voilà bien la preuve qu'au fond de toutes ces intuitions sur la bonté et la méchanceté des actes se cache cette hypothèse fondamentale: les actes sont bons ou mauvais suivant que la somme de leurs effets augmente le bonheur des hommes ou augmente leur misère.
15. Il est curieux de voir combien le culte rendu par les sauvages aux démons a survécu, sous divers déguisements, chez les hommes civilisés. Ce culte démoniaque a engendré l'ascétisme qui, sous différentes formes et à différents degrés, jouit d'une si grande faveur aujourd'hui encore, et exerce une influence si marquée sur des hommes, affranchis en apparence, non-seulement des superstitions primitives, mais encore des superstitions plus développées. Ces manières de comprendre la vie et la conduite, inventées par des hommes qui cherchaient, en se torturant eux-mêmes, à se rendre favorables leurs ancêtres divinisés, inspirent encore de notre temps les théories morales de beaucoup de personnes, même de personnes qui ont rompu depuis bien des années avec la théologie du passé et se croient entièrement soustraites à son influence.
Dans les écrits d'un auteur qui rejette les dogmes chrétiens aussi bien que la religion juive d'où ces dogmes procèdent, vous trouverez le récit d'une conquête, qui a coûté la vie à dix mille hommes, fait avec une sympathie toute semblable à la joie dont les livres hébraïques saluent la destruction des ennemis accomplie au nom de Dieu. D'autres fois l'éloge du despotisme se joint à des considérations sur la force d'un Etat où les volontés des esclaves ou des citoyens sont soumises aux volontés de maîtres ou de tribuns, et ce sentiment nous rappelle la vie orientale dépeinte dans les récits de la Bible. Avec ce culte de l'homme fort, avec cette facilité à justifier tout ce que la force entreprend pour satisfaire son ambition, avec cette sympathie pour une forme de société où la suprématie d'une minorité est sans limite, où la vertu du grand nombre consiste dans l'obéissance, il est tout naturel de répudier la théorie morale d'après laquelle la plus grande somme de bonheur, sous une forme ou sous une autre, est la fin de la conduite humaine; il est tout naturel d'adopter cette philosophie utilitaire désignée sous le nom méprisant de «philosophie de porc». Alors, pour montrer comment doit s'entendre la philosophie ainsi surnommée, on nous dit que ce n'est pas le bonheur, mais la béatitude qui est la véritable fin de l'homme.
Evidemment on suppose ainsi que la béatitude n'est pas un genre de bonheur. Mais cette hypothèse provoque une question: Quel mode de sentiment est-elle donc? Si c'est un état de conscience quelconque, il faut nécessairement qu'il soit pénible, indifférent ou agréable. Si la béatitude ne fait éprouver aucune émotion d'aucun genre à celui qui l'a acquise, c'est exactement comme s'il ne l'avait point acquise; et, si elle lui fait éprouver une émotion, cette émotion doit être pénible ou agréable.
Chacune de ces possibilités peut être conçue de deux manières. Le mot béatitude peut d'abord désigner un état particulier de conscience, parmi tous ceux qui se succèdent en nous: nous avons alors à chercher si cet état est agréable, indifférent ou pénible. Dans un second sens, le mot béatitude ne s'appliquerait pas à un état particulier de la conscience, mais caractériserait l'agrégat de ses états; par hypothèse, cet agrégat peut être constitué de telle sorte ou que le plaisir y prédomine, ou que la peine l'emporte, ou que les plaisirs et les peines s'y compensent exactement.
Nous allons examiner successivement ces deux interprétations possibles du mot béatitude.
«Bienheureux les miséricordieux!»--«Bienheureux les pacifiques!»--«Bienheureux celui qui a pitié du pauvre!» Ce sont là autant d'expressions que nous pouvons prendre à bon droit comme propres à faire connaître le sens du mot béatitude. Que devons-nous donc penser de celui qui est bienheureux en accomplissant un acte de miséricorde? Son état mental est-il agréable? Alors il faut abandonner l'hypothèse, car la béatitude devient une forme du bonheur. Son état est-il indifférent ou pénible? Il faut alors que l'homme bienheureux dont on parle soit assez exempt de sympathie pour que le fait de soulager la peine d'un autre, ou de l'affranchir de la crainte de la peine, le laisse absolument froid ou même lui cause une émotion désagréable. De même, si un homme, bienheureux pour avoir rétabli la paix, n'en ressent aucune joie comme récompense, c'est que la vue des hommes s'attaquant injustement les uns les autres ne l'afflige pas du tout, ou lui cause même un plaisir qui se change en peine lorsqu'il prévient ces injustices. De même encore, appeler bienheureux celui qui «a compassion du pauvre», si ce n'est pas lui attribuer un sentiment agréable, c'est dire que sa compassion pour le pauvre ne lui procure aucun sentiment ou lui fait éprouver un sentiment désagréable. Si donc la béatitude est un mode particulier de conscience d'une durée déterminée produit à la suite de tout genre d'actions bienfaisantes, ceux qui refusent d'y voir un plaisir ou un élément de bonheur avouent eux-mêmes que le bien-être des autres ou ne les émeut en aucune manière, ou leur déplaît.
Dans un autre sens, la béatitude, comme nous l'avons dit, consiste dans la totalité des sentiments éprouvés durant sa vie par l'homme occupé des actes que ce mot désigne. On peut faire alors trois hypothèses: excès de plaisir, excès de peine, ou égalité de l'un et de l'autre. Si les états agréables l'emportent, la vie bienheureuse ne se distingue plus d'une autre vie agréable que par la quantité relative ou la qualité des plaisirs; c'est une vie qui a pour fin un bonheur d'un certain genre et d'un certain degré: il faut alors renoncer à soutenir que la béatitude n'est pas une forme du bonheur. Si au contraire, dans la vie bienheureuse, les plaisirs et les peines s'équilibrent exactement et produisent ainsi comme résultante un état d'indifférence, ou si la somme des peines l'emporte sur celle des plaisirs, cette vie possède le caractère que les pessimistes attribuent à la vie en général et pour lequel ils la maudissent. L'anéantissement, disent-ils, est préférable. En effet, si l'indifférence est le terme de la vie bienheureuse, l'anéantissement fait atteindre ce but une fois pour toutes; et, si un excès de maux est le seul résultat de cette forme la plus haute de la vie, de la vie bénie, c'est assurément une raison de plus pour souhaiter la fin de toute existence en général.
On nous opposera peut-être cette réponse: Supposez agréable l'état particulier de conscience accompagnant la conduite appelée bienheureuse; on peut soutenir que la pratique de cette conduite et la recherche du plaisir qui s'y attache entraînent cependant, par l'abnégation de soi-même, par la persistance de l'effort et peut-être par quelque douleur physique qui en est la suite, une souffrance supérieure à ce plaisir même. On affirmerait, malgré cela, que la béatitude, ainsi caractérisée par l'excès d'un ensemble de peines sur un ensemble de plaisirs, doit être poursuivie comme une fin préférable au bonheur qui consiste dans un excès des plaisirs sur les peines.
Cette conception de la béatitude peut se défendre, s'il s'agit d'un seul individu ou de quelques-uns; mais elle devient insoutenable dès qu'on l'étend à tous les hommes. Pour le comprendre, il suffit de chercher la raison qui fait supporter ces peines supérieures aux plaisirs. Si la béatitude est un état idéal offert également à tous les hommes, si les sacrifices que chacun s'impose dans la poursuite de cet idéal ont pour but d'aider les autres à atteindre le même idéal, il en résulte que chacun doit parvenir à cet état de béatitude, rempli d'ailleurs de peines, pour permettre aux autres d'arriver aussi à cet état à la fois bienheureux et pénible: la conscience bienheureuse se formerait donc par la contemplation de la conscience de tous dans une condition de souffrance. Peut-on admettre cette conséquence? Évidemment non. Mais, en rejetant une pareille théorie, on accorde implicitement que si l'homme accepte la souffrance dans l'accomplissement des actes constituant la vie appelée bienheureuse, ce n'est pas avec l'intention d'imposer aux autres les peines de la béatitude, mais bien pour leur procurer des plaisirs. Par suite le plaisir, sous une forme ou une autre, est tacitement reconnu comme la fin suprême.
En résumé, la condition nécessaire à l'existence de la béatitude est un accroissement de bonheur, positif ou négatif, dans une conscience ou dans une autre. Elle n'a plus aucun sens si les actions dites bénies peuvent être présentées comme une cause de diminution de bonheur aussi bien pour les autres que pour celui qui les accomplit.
16. Pour achever de rendre claire l'argumentation exposée dans ce chapitre, nous allons en rappeler les différentes parties.
Ce qu'on a étudié, dans le chapitre précédent, comme la conduite parvenue au dernier degré de l'évolution, reparaît dans celui-ci sous le nom de bonne conduite. Le but idéal que nous avons d'abord dû assigner à l'évolution naturelle de la conduite nous donne maintenant la règle idéale de la conduite considérée au point de vue moral.
Les actes adaptés à des fins, qui constituent à tous les instants la vie manifestée au dehors sont de mieux en mieux adaptés à leurs fins, à mesure que l'évolution fait des progrès; ils finissent par rendre complète, en longueur et en largeur, la vie de chaque individu, en même temps qu'ils contribuent efficacement à l'élevage des jeunes. Puis, ce double résultat est atteint sans empêcher les autres individus d'y parvenir aussi, et même de manière à les y aider. Ici, on affirme sous ces trois aspects la bonté de cette conduite. Toutes choses égales d'ailleurs, nous appelons bons les actes bien appropriés à notre conservation; bons, les actes bien appropriés à l'éducation d'enfants capables d'une vie complète; bons, les actes qui favorisent le développement de la vie de nos semblables.
Juger bonne la conduite qui favorise pour l'individu et pour ses semblables le développement de la vie, c'est admettre que l'existence de l'être animé est désirable. Un pessimiste ne peut, sans se contredire, appeler bonne une conduite qui sert à assurer la vie: pour l'appeler ainsi, il devrait en effet, sous une forme ou sous une autre, adopter l'optimisme. Nous avons vu toutefois que les pessimistes et les optimistes s'accordent au moins sur ce postulat: que la vie est digne d'être bénie ou maudite suivant que la résultante en est agréable ou pénible pour la conscience. Puisque les pessimistes, déclarés ou secrets, et les optimistes de toutes sortes constituent, pris ensemble, l'humanité tout entière, il en résulte que ce postulat est universellement accepté. D'où il suit que, si nous pouvons appeler bonne la conduite favorable au développement de la vie, nous le pouvons à la condition seulement de sous-entendre qu'elle procure en définitive plus de plaisirs que de peines.
Cette vérité--que la conduite est jugée bonne ou mauvaise suivant que la somme de ses effets, pour l'individu, pour les autres, ou pour l'un et les autres à la fois, est agréable ou pénible,--un examen attentif nous a montré qu'elle était impliquée dans tous les jugements ordinaires sur la conduite: la preuve en est qu'en renversant l'emploi des mots on arrive à des absurdités. Nous avons constaté en outre que toutes les autres règles de conduite que l'on a pu imaginer tirent leur autorité de ce principe. Qu'on prenne comme terme de nos efforts la perfection, la vertu des actes, ou la droiture du motif, peu importe: pour définir la perfection, la vertu ou la droiture, il faut toujours revenir, comme idée fondamentale, au bonheur éprouvé sous une forme ou sous une autre, à un moment ou à un autre, par une personne ou par une autre. On ne peut pas davantage se faire de la béatitude une idée intelligible, sans la concevoir comme impliquant une tendance de la conscience, individuelle ou générale, à un plus haut degré de bonheur, soit par la diminution des peines, soit par l'accroissement des plaisirs.
Ceux mêmes qui jugent la conduite au point de vue religieux plutôt qu'au point de vue moral ne pensent pas autrement. Les hommes qui cherchent à se rendre Dieu propice, soit en s'infligeant des peines à eux-mêmes, soit en se privant de plaisirs pour éviter de l'offenser, agissent ainsi pour échapper à des peines futures plus grandes, ou obtenir à la fin de plus grands plaisirs. Si, par des souffrances positives ou négatives en cette vie, ils s'attendaient à augmenter plus tard leurs souffrances, ils ne se conduiraient pas comme ils le font. Ce qu'ils appellent leur devoir, ils cesseraient de le regarder comme tel si son accomplissement leur promettait un malheur éternel au lieu d'un éternel bonheur. Bien plus, s'il y a des gens capables de croire les hommes créés pour être malheureux, et obligés de continuer une vie misérable pour la seule satisfaction de celui qui les a créés, de pareils croyants sont obligés eux-mêmes de suivre la même règle dans leurs jugements; car le plaisir de leur dieu diabolique est la fin qu'ils doivent se proposer.
Aucune école ne peut donc éviter de prendre pour dernier terme de l'effort moral un état désirable de sentiment, quelque nom d'ailleurs qu'on lui donne: récompense, jouissance ou bonheur. Le plaisir, de quelque nature qu'il soit, à quelque moment que ce soit, et pour n'importe quel être ou quels êtres, voilà l'élément essentiel de toute conception de moralité. C'est une forme aussi nécessaire de l'intuition morale que l'espace est une forme nécessaire de l'intuition intellectuelle.
CHAPITRE IV
DES MANIÈRES DE JUGER LA CONDUITE
17. Le développement de l'idée de causation suppose le développement d'un si grand nombre d'autres idées qu'il est la mesure la plus exacte du progrès intellectuel. Avant de se frayer une route, il faut que la pensée et le langage soient assez avancés déjà pour concevoir et exprimer les propriétés ou les attributs des objets, indépendamment des objets eux-mêmes: il n'en est pas encore ainsi aux degrés inférieurs de l'intelligence humaine. De plus, pour acquérir même la plus simple notion de cause, il faut d'abord avoir groupé un grand nombre de cas semblables dans une généralisation unique; et, à mesure que nous nous élevons, des idées de causes de plus en plus hautes supposent des idées générales de plus en plus larges. Ensuite, comme il faut avoir réuni dans son esprit des causes concrètes de divers genres avant de pouvoir en faire sortir la notion générale de cause conçue comme distincte des causes particulières, cette opération suppose un nouveau progrès de la faculté d'abstraire. Tout ce travail implique en même temps la reconnaissance de relations constantes entre les phénomènes, et cette reconnaissance fait naître des idées d'uniformité de séquence et de coexistence, l'idée d'une loi naturelle. Pour que ces progrès soient possibles et sûrs, il faut que l'usage des mesures donne une forme nettement définie aux perceptions et aux pensées qui en résultent; cet usage familiarise l'esprit avec les notions d'exacte correspondance, de vérité, de certitude. Enfin la causation n'est conçue comme nécessaire et universelle que lorsque la science, en se développant, a rassemblé des exemples de relations quantitatives, prévues et vérifiées, entre une foule toujours plus grande de phénomènes. Aussi, bien que toutes ces conceptions cardinales s'aident l'une l'autre dans leurs progrès respectifs, le développement de l'idée de causation dépend d'une manière plus spéciale du développement de toutes les autres: il est donc la meilleure mesure du développement intellectuel en général.
Cette idée de la causation, par suite de sa dépendance même, se développe avec une extrême lenteur: un exemple suffit pour le rendre évident. On s'étonne d'entendre un sauvage, tombé dans un précipice, attribuer sa chute à la méchanceté de quelque diable; on sourit de l'idée toute semblable de cet ancien Grec, dont une déesse, disait-il, avait sauvé la vie en délaçant la courroie du casque par lequel son ennemi le traînait déjà. Mais tous les jours, sans manifester d'étonnement, nous entendons dire, aux uns qu'ils ont été sauvés d'un naufrage «par une intervention divine», aux autres qu'ils ont «providentiellement» manqué un train qui a déraillé un peu plus loin, ou qu'ils ont échappé «par miracle» à la chute d'une cheminée.
Ces gens-là ne reconnaissent pas plus, en pareils cas, la causation physique que les sauvages ou les hommes à demi civilisés. Le Veddah, qui se reproche, quand sa flèche a manqué un gibier, d'avoir mal fait son invocation à l'esprit d'un ancêtre, et le prêtre chrétien, qui prie pour un malade dans l'espérance de voir le cours de la maladie suspendu, ces deux hommes ne diffèrent qu'au point de vue de l'agent dont ils attendent une assistance surnaturelle, auquel ils demandent de changer l'ordre des phénomènes; mais, l'un et l'autre, ils méconnaissent également les relations nécessaires des causes et des effets.
On trouve des exemples de ce manque de foi dans la causation même chez ceux dont l'éducation a été le plus propre à développer cette foi, même chez des hommes de science. Alors que, depuis une génération déjà, les savants admettent tous la théorie des actions lentes en géologie, ils sont restés en biologie partisans de la théorie des cataclysmes; dans la genèse de la croûte terrestre, ils n'admettent que des actions naturelles, et ils attribuent à des actions surnaturelles la genèse des organismes à la surface de la terre. Bien plus, parmi les naturalistes convaincus que les êtres vivants en général se sont développés sous l'action et la réaction de forces partout agissantes, il en est qui font une exception pour l'homme; ou bien, s'ils admettent que le corps humain a été soumis à l'évolution comme celui des autres animaux, ils soutiennent que son esprit n'est pas le résultat de cette évolution et qu'il a été l'objet d'une création spéciale.
Si la causation universelle et nécessaire commence aujourd'hui seulement à être pleinement acceptée par ceux dont les travaux la rendent chaque jour plus claire, il faut s'attendre à la voir en général très imparfaitement reconnue par les autres hommes, par ceux dont la culture n'a pas été dirigée de manière à imprimer cette notion dans leur esprit; il faut surtout s'attendre à la leur voir reconnaître bien moins encore dans ces classes de phénomènes où la complexité des faits rend la causation bien plus difficile à suivre qu'autre part: les phénomènes psychiques, sociaux et moraux.
Pourquoi ces réflexions, qui semblent si peu à leur place dans ce livre? Le voici. En étudiant les divers systèmes de morale, je suis très frappé de reconnaître qu'ils se caractérisent tous, soit par l'absence complète de l'idée de causation, soit par une application insuffisante de cette idée. Théologiques, politiques, intuitionnistes ou utilitaires, ils ont tous, sinon au même degré, chacun du moins dans une large mesure, les défauts qui résultent de cette lacune.--Nous allons les étudier dans l'ordre où nous venons de les énumérer.
18. L'école morale que l'on doit considérer comme représentant aujourd'hui encore la doctrine la plus ancienne, c'est l'école qui ne reconnaît d'autre règle de conduite que la prétendue volonté de Dieu. Elle prend naissance chez les sauvages, dont le seul frein, après la peur de leurs semblables, est la crainte que leur inspire l'esprit de quelque ancêtre: pour eux la notion d'un devoir moral, distincte de la notion de prudence sociale, est l'effet de cette crainte. La doctrine morale et la doctrine religieuse sont encore réunies et ne diffèrent à aucun degré.
Cette forme primitive de la doctrine morale,--modifiée seulement par la suppression d'une infinité d'agents surnaturels de second ordre et le développement d'un agent surnaturel unique,--subsiste avec beaucoup de force même de notre temps. Les symboles religieux, orthodoxes ou non, donnent tous un corps à cette croyance que le bien et le mal sont déterminés exclusivement par un ordre de Dieu. Cette supposition tacite a passé des systèmes théologiques aux systèmes de morale; ou plutôt disons que les systèmes de morale, encore peu distincts des systèmes théologiques qui les accompagnaient aux premières phases de leur développement, ont participé à cette hypothèse. Nous la trouvons dans les oeuvres des stoïciens comme dans les livres de certains moralistes chrétiens.
Parmi les derniers, je citerai les Essais sur les principes de la moralité de Jonathan Dymond, un quaker qui fait de «l'autorité divine» le seul fondement du devoir, et de sa volonté révélée le seul principe suprême de la distinction du bien et du mal. Cette théorie n'est pas admise seulement par des écrivains d'une secte aussi peu philosophique. Elle l'est aussi par des écrivains de sectes toutes différentes. Ils affirment que, si l'on ne croit pas en Dieu, l'on n'a plus de guide moral: cela revient à dire que les vérités de l'ordre moral n'ont d'autre origine que la volonté de Dieu, qu'elle soit d'ailleurs révélée dans des livres sacrés ou dans la conscience.
Quand on l'examine de près, on voit bientôt que cette doctrine conduit à la négation de la morale. En effet, dans l'hypothèse où la distinction du bien et du mal n'aurait d'autre fondement que la volonté de Dieu, révélée ou connue intuitivement, les actes que nous jugeons mauvais ne pourraient être jugés tels, si nous ne connaissions pas cette volonté de Dieu dont on parle. Or, si les hommes ne savaient pas que de tels actes sont mauvais comme contraires à la volonté de Dieu, ils ne se rendraient pas coupables de désobéissance en les commettant; et, s'ils n'avaient pas d'autre raison de les trouver mauvais, ils pourraient alors les commettre indifféremment comme les actes que nous jugeons aujourd'hui vertueux: le résultat, en pratique, serait le même de toutes manières. Tant qu'il s'agit de questions temporelles, il n'y aurait aucune différence entre ces deux sortes d'actes. En effet, dire que, dans les affaires de la vie, on s'expose à quelque mal en continuant de faire les actes appelés mauvais, en cessant d'accomplir les actes appelés bons, ce serait avouer que ces actes produisent par eux-mêmes certaines conséquences fâcheuses ou utiles, c'est-à-dire reconnaître une autre source des règles morales que la volonté divine révélée ou supposée, et admettre qu'elles peuvent être établies par une induction fondée sur l'observation des conséquences de ces actes.
Je ne vois aucun moyen d'échapper à cette conclusion. Il faut admettre ou nier que les actes appelés bons et les actes appelés mauvais conduisent naturellement, les uns au bien-être, les autres au malheur. L'admet-on? On reconnaît alors que l'expérience suffit pour apprécier la valeur de la conduite, et l'on doit, par suite, renoncer à la doctrine qui place l'origine des jugements moraux dans les seuls ordres de Dieu. Nie-t-on, au contraire, que les actes classés comme bons ou mauvais diffèrent par leurs effets? On affirme alors tacitement que les affaires humaines iraient tout aussi bien si l'on ignorait cette distinction, et la prétendue nécessité des commandements de Dieu s'évanouit.
Nous sentons ici combien manque la notion de cause. Admettre que telles ou telles actions sont rendues respectivement bonnes ou mauvaises par une simple injonction de la divinité cela revient à croire que telles ou telles actions n'ont pas dans la nature des choses tels ou tels genres d'effets. C'est la preuve que l'on n'a pas conscience de la causation ou qu'on l'ignore entièrement.
19. A la suite de Platon et d'Aristote, qui font des lois de l'Etat les sources du bien et du mal, à la suite de Hobbes, d'après lequel il n'y a ni justice ni injustice jusqu'à ce qu'un pouvoir coercitif soit régulièrement constitué pour édicter et sanctionner des commandements, un grand nombre de penseurs modernes soutiennent que la loi seule est le principe de la distinction du bien et du mal dans la conduite. Cette doctrine implique que l'obligation morale a sa source dans les actes d'un Parlement et peut être changée dans un sens ou dans l'autre par les majorités. Ses partisans tournent en ridicule l'hypothèse des droits naturels de l'homme et prétendent que les droits sont exclusivement le résultat d'une convention: par une conséquence rigoureuse, les devoirs eux-mêmes ne peuvent pas être autre chose. Avant de rechercher si cette théorie s'accorde avec des vérités établies ailleurs, voyons jusqu'à quel point elle est conséquente avec elle-même.
Après avoir soutenu que les droits et les devoirs dérivent d'arrangements sociaux, Hobbes continue en ces termes:
«Si aucun contrat n'a précédé, aucun droit n'a été transféré, et tout homme a droit à toute chose; par conséquent, aucune action ne peut être injuste. Mais, s'il y a un contrat, alors il est injuste de le rompre, et la seule définition de l'injustice est de dire qu'elle est le fait de ne pas se conformer au contrat. Tout ce qui n'est pas injuste est juste.... Il faut donc, avant de pouvoir employer les mots de juste et d'injuste, qu'il y ait une puissance coercitive, pour contraindre également tous les hommes à observer leurs contrats, par la crainte de quelque châtiment plus sensible que le profit à espérer de la violation de ces contrats 2.»Dans ce passage, les propositions essentielles sont celles-ci: la justice consiste dans l'observation d'un contrat; l'observation d'un contrat implique un pouvoir qui l'impose: «il ne peut y avoir de place pour le juste et l'injuste,» à moins que les hommes ne soient contraints à observer leurs contrats. Mais cela revient à dire que les hommes ne peuvent observer leurs contrats sans y être forcés. Accordons que la justice consiste dans l'observation d'un contrat. Supposons maintenant qu'il soit observé volontairement: c'est un acte de justice. En pareil cas, cependant, c'est un acte de justice accompli sans aucune contrainte: ce qui est contraire à l'hypothèse. On ne conçoit qu'une seule réplique, c'est que l'observation volontaire d'un contrat est impossible: n'est-ce pas une absurdité? Faites cette réplique et vous pourrez alors défendre la doctrine qui fonde la distinction du bien et du mal sur l'établissement d'une souveraineté. Refusez de la faire, et cette doctrine est renversée.
Des inconséquences du système considéré en lui-même, passons à ses inconséquences extérieures. Hobbes cherche à justifier sa théorie d'une autorité civile absolue, prise comme source des règles de conduite, par les maux résultant de la guerre chronique d'homme à homme qui devait exister en l'absence de toute société; suivant lui, la vie est meilleure sous n'importe quel gouvernement que dans l'état de nature. Admettez, si vous voulez, avec cette théorie toute gratuite, que les hommes ont sacrifié leurs libertés à un pouvoir absolu quelconque, dans l'espoir de voir leur bien-être s'accroître; ou croyez, avec la théorie rationnelle, fondée sur une induction, qu'un état de subordination politique s'est établi par degrés, grâce à l'expérience de l'accroissement de bien-être qui en résultait: dans un système comme dans l'autre, il est également évident que les actes de pouvoir absolu n'ont de valeur et d'autorité qu'autant qu'ils servent à la fin pour laquelle on l'a établi. Les nécessités qui ont fait créer le gouvernement lui prescrivent elles-mêmes ce qu'il doit faire. Si ses actes ne répondent pas à ces nécessités, ils perdent toute valeur. En vertu de l'hypothèse même, l'autorité de la loi est une autorité dérivée, et ne peut jamais s'élever au-dessus des principes dont elle dérive. Si la fin suprême est le bien général, ou le bien-être, ou l'utilité, et si les ordres du gouvernement se justifient comme autant de moyens d'arriver à cette fin suprême, alors ces ordres tirent toute leur autorité de la valeur qu'ils ont par rapport à cette fin. S'ils sont justes, c'est uniquement comme expression de l'autorité primordiale, et ils sont mauvais quand ils ne la représentent pas. C'est dire que la loi ne peut rendre la conduite bonne ou mauvaise; ces caractères sont déterminés en définitive par ses effets, suivant qu'elle favorise ou ne favorise pas le développement des citoyens.
Les inconséquences des théories de Hobbes et de ses disciples deviennent encore plus manifestes, quand on passe des abstractions à la réalité concrète. Ces philosophes reconnaissent, comme tout le monde, que, si la sécurité n'est pas suffisante pour que chacun se livre sans crainte à ses affaires, il n'y a ni bonheur, ni prospérité, soit pour l'individu soit pour l'ensemble des citoyens; ils admettent qu'il faut prendre des mesures pour prévenir les meurtres, les agressions de toutes sortes, etc., et ils prétendent que tel ou tel système pénal est le meilleur moyen d'arriver à ce résultat. Ils soutiennent ainsi, pour les maux comme pour les remèdes, que telles et telles causes, en vertu de la nature des choses, produisent tels ou tels effets. Ils déclarent certaine à priori cette vérité que les hommes ne chercheront pas à amasser du bien s'ils ne peuvent compter avec beaucoup de vraisemblance en retirer des avantages; que, par suite,--dans un pays où le vol ne serait pas puni ou dans lequel un maître rapace s'emparerait de tout ce que ses sujets ne pourraient cacher,--la production dépasserait à peine le niveau des consommations immédiates, et qu'il n'y aurait nécessairement aucune accumulation de capitaux, comme il en faut pour tout développement social et pour l'accroissement du bien-être. Comment n'aperçoivent-ils pas, en raisonnant ainsi, l'affirmation qu'ils acceptent implicitement? A savoir qu'il est indispensable de déduire les règles relatives à la conduite des conditions nécessaires au complet développement de la vie dans l'état social. Ils déclarent donc, sans s'en douter, que l'autorité de la loi est dérivée et non primitive.
Un partisan de cette doctrine dira peut-être qu'il faut distinguer un certain nombre d'obligations morales comme autant de règles cardinales ayant une base plus profonde que la législation, et que celle-ci ne crée pas, mais se borne à confirmer. Si, après un tel aveu, il continuait à réclamer, pour de moindres droits seulement et de moindres devoirs, une origine législative, nous devrions en conclure que certaines manières d'agir tendent, d'après la nature des choses, à produire certains genres d'effets, mais qu'en même temps certaines autres manières d'agir ne tendent pas, d'après la nature des choses, à produire certains genres d'effets. Les premières auraient naturellement de bonnes ou de mauvaises conséquences; mais on pourrait le nier des secondes. Il faut accepter cette distinction, pour avoir le droit de prétendre que les actes de la dernière classe doivent à la loi leur caractère moral; en effet, si ces actes ont quelque tendance intrinsèque à produire des effets fâcheux ou avantageux, c'est cette tendance qui les fait commander ou interdire par la loi. Dire que c'est ce commandement ou cette interdiction qui les rend bons ou mauvais, c'est déclarer qu'ils n'ont en eux-mêmes aucune tendance à produire des effets avantageux ou funestes.
Ici encore, nous sommes donc en face d'une doctrine où la conscience de la causation fait défaut. Une conscience parfaite de la causation oblige à croire que dans la société, tous les actes, du plus sérieux au plus simple, produisent des conséquences qui, en dehors de l'action légale, contribuent à différents degrés au bien-être ou au malaise général. Si les meurtres causent un dommage à la société, que la loi d'ailleurs les défende ou non; si l'appropriation violente de ce qu'un autre a gagné est une source de maux privés et publics, qu'elle soit du reste contraire ou non aux édits d'un maître; si la violation d'un contrat, si la fraude et la falsification sont des maux pour une communauté en proportion de leur fréquence, lors même qu'elles ne seraient pas frappées de prohibitions légales, n'est-il pas manifeste qu'il en est de même pour tous les détails de la conduite humaine? N'est-il pas vrai que, si la législation prescrit certains actes qui ont naturellement de bons effets et en défend d'autres qui ont naturellement des effets funestes, ces actes ne tiennent pas de la législation leurs caractères, mais que la législation emprunte au contraire son autorité aux effets naturels de ces actes? Ne pas le reconnaître, c'est nier la causation naturelle.
20. Il n'en est pas autrement des purs intuitionnistes qui déclarent les perceptions morales innées dans l'intelligence primitive. D'après eux, c'est Dieu qui a doué les hommes de facultés morales, et ils refusent d'admettre qu'elles résultent de modifications héréditaires produites par des expériences accumulées.
Affirmer que l'homme reconnaît certaines choses comme moralement bonnes, d'autres comme moralement mauvaises, en vertu d'une conscience qui lui vient d'en haut, et par suite affirmer implicitement qu'il ne pourrait discerner autrement le bien du mal, c'est nier tacitement toute relation naturelle entre les actes et leurs résultats. En effet, s'il y a des relations de ce genre, on peut les découvrir, par induction ou par déduction, ou des deux manières à la fois. S'il était admis que, grâce à ces relations naturelles, le bonheur est produit par un genre de conduite qui doit être approuvé pour cette raison, tandis que le malheur est produit par un autre genre de conduite qui doit être pour cette raison condamné, on admettrait en même temps que la bonté ou la culpabilité des actions peut être déterminée, et doit être finalement déterminée, par le caractère des effets bons ou mauvais qui en découlent: ce qui est contraire à l'hypothèse.
On pourrait répondre, il est vrai, que cette école ignore de parti pris les résultats; elle enseigne que les actes reconnus bons par l'intuition morale doivent être accomplis sans s'inquiéter de leurs conséquences. Mais il est facile de voir qu'il s'agit seulement des conséquences particulières et non des conséquences générales. Par exemple, lorsqu'on dit qu'un objet perdu doit être restitué par celui qui l'a trouvé sans considérer le mal qui en résulte pour lui,--en faisant cette restitution, il s'enlève peut-être le moyen de ne pas périr de faim,--on entend que, dans l'observation du principe, il ne faut pas considérer les conséquences immédiates et spéciales; on ne parle pas des conséquences générales et éloignées. Cette théorie, tout en s'interdisant de reconnaître ouvertement une causation, la reconnaît donc sans l'avouer.
De là un trait sur lequel j'attire l'attention du lecteur. L'idée d'une causation naturelle est si imparfaitement développée que nous avons seulement une conscience indistincte de ce fait que les relations de causes et d'effets gouvernent l'ensemble de la conduite humaine, et que toutes les règles morales dérivent d'elles en définitive, bien que beaucoup de ces règles puissent être immédiatement dérivées d'intuitions morales.
21. Chose étrange, l'école utilitaire, qui, à première vue, paraît se distinguer des autres par la croyance à la causation naturelle, est elle-même, sinon aussi loin, du moins très loin encore de la reconnaître complètement.
Suivant sa théorie, la conduite doit être estimée d'après les résultats observés. Lorsque, dans des cas assez nombreux, on a constaté que telle manière d'agir produisait le bien, tandis que telle autre produisait le mal, on doit respectivement juger bonne ou mauvaise l'une et l'autre de ces deux manières d'agir. Eh bien, si l'affirmation de cette vérité, que les règles morales ont pour origine des causes naturelles, paraît contenue dans cette théorie, cette affirmation n'est encore que partielle. Ce qu'on y trouve en effet, c'est que nous avons à établir par induction que tels dommages ou tels avantages suivent tels ou tels actes et à induire que de pareilles relations subsisteront dans l'avenir. Mais accepter ces généralisations et les conclusions qu'on en tire, cela n'équivaut pas à la reconnaissance de la causation dans toute la force du terme. Tant que l'on se contente de reconnaître quelque relation entre une cause et un effet dans la conduite, au lieu de reconnaître la relation, on n'a pas encore donné à la connaissance sa forme définitivement scientifique. Jusqu'à présent, les utilitaires ne tiennent pas compte de cette distinction, même lorsqu'elle leur est signalée; ils ne comprennent pas que l'utilitarisme empirique est seulement une forme de transition qu'il faut dépasser pour arriver à l'utilitarisme rationnel.
Dans une lettre adressée, il y a seize ans environ, à M. Mill, et où je repoussais le nom d'anti-utilitaire qu'il m'avait appliqué (cette lettre a été publiée depuis dans le livre de M. Bain mental and moral Science), j'ai essayé d'éclaircir la différence que je viens de signaler. Voici quelques passages de cette lettre:
L'idée que je défends c'est que la morale proprement dite--la science de la conduite droite--a pour objet de déterminer comment et pourquoi certains modes de conduite sont nuisibles, certains autres avantageux. Ces résultats bons et mauvais ne peuvent être accidentels, ils doivent être des conséquences nécessaires de la constitution des choses. A mon avis, l'objet de la science morale doit être de déduire des lois de la vie et des conditions de l'existence quelles sortes d'actions tendent nécessairement à produire le bonheur, quelles autres à produire le malheur. Cela fait, ces déductions doivent être reconnues comme les lois de la conduite; elles doivent être obéies indépendamment de toute considération directe et immédiate de bonheur ou de misère.
Un exemple fera peut-être mieux comprendre ce que je veux dire. Dans les premiers temps, l'astronomie planétaire ne possédait que des observations accumulées relativement aux positions et aux mouvements du soleil et des planètes; de loin en loin ces observations permettaient de prédire, approximativement, que certains corps célestes occuperaient certaines positions à telles époques. La science moderne de l'astronomie planétaire consiste en déductions de la loi de la gravitation, déductions qui font connaître, pourquoi les corps célestes occupent nécessairement certaines places à certaines époques. Le rapport qui existe entre l'ancienne astronomie et l'astronomie moderne est analogue à celui qui existe aussi, selon moi, entre la morale de l'utile et la science morale proprement dite. L'objection que je fais à l'utilitarisme courant, c'est qu'il ne reconnaît pas la forme développée de la morale: il ne s'aperçoit pas qu'il n'a pas encore dépassé la période primitive de la science Morale.
Sans doute, si l'on demandait aux utilitaires si c'est par hasard que cette sorte d'actions produit du mal et cette autre du bien, ils répondraient négativement: ils admettraient que de pareilles séquences sont des parties d'un ordre nécessaire auquel les phénomènes sont soumis. Cette vérité est au-dessus de toute discussion, et s'il y a des relations causales entre les actes et leurs résultats, les règles de la conduite ne peuvent devenir scientifiques que le jour où elles seront déduites de ces relations: on continue à se contenter de cette forme de l'utilitarisme dans laquelle ces relations causales restent ignorées en pratique. On suppose qu'à l'avenir, comme aujourd'hui, l'utilité doit être déterminée uniquement par l'observation des résultats, et qu'il n'est pas possible de connaître par déduction de principes fondamentaux quelle conduite doit être nuisible, quelle autre doit être avantageuse.
22. Pour rendre plus précise cette idée de la science morale que j'indique ici, je vais la présenter sous un aspect concret. Je commencerai par un exemple fort simple, et, par degrés, je rendrai cet exemple de plus en plus complexe.
Si nous arrêtons la plus grande partie du sang qui circule dans un membre, en liant sa principale artère, aussi longtemps que ce membre fonctionnera les parties appelées à travailler perdront plus qu'elles ne recevront, et il en résultera un certain affaiblissement. Le rapport entre l'arrivée régulière des matières nutritives dans ce membre, par des artères, et l'accomplissement régulier de ses fonctions, forme une partie de l'ordre physique. Si, au lieu d'arrêter la nutrition d'un membre en particulier, nous faisons perdre au patient une grande quantité de sang, nous supprimons ainsi les matériaux nécessaires à la réparation non d'un seul membre mais de tous les membres, et non seulement des membres mais aussi des viscères: nous déterminons à la fois une diminution des forces musculaires et un amoindrissement des fonctions vitales. Ici encore, la cause et l'effet ont des rapports nécessaires. Le dommage qui résulte d'une grande perte de sang en résulte sans qu'il soit utile de faire intervenir un commandement divin, ou un ordre politique, ou une intuition morale. Faisons un pas de plus. Supposons un homme dans l'impossibilité de prendre assez de cette nourriture, solide ou liquide, contenant les substances que le sang doit fournir pour la réparation des tissus; supposons qu'il ait un cancer de l'oesophage et qu'il ne puisse avaler: qu'arrive-t-il? Par cette perte indirecte, comme par la perte directe, il est fatalement réduit à l'impuissance d'accomplir les actes d'un homme en bonne santé. Dans ce cas, comme dans les autres, la connexion entre la cause et l'effet est une connexion qui ne peut être établie ou détruite par aucune autorité extérieure aux phénomènes eux-mêmes. Supposons encore que, au lieu d'être arrêtés après avoir passé la bouche, les aliments n'y arrivent même pas, de telle sorte que, chaque jour, cet homme soit forcé d'user ses tissus en cherchant de quoi se nourrir, et que, chaque jour aussi, il ne puisse manger ces aliments qu'il s'est épuisé à chercher: comme plus haut, le progrès vers la mort par inanition est inévitable; la connexion entre les actes et les effets est indépendante de toute autorité, quelle qu'elle soit, théologique ou politique. De même, si on le force à coups de fouet à travailler, et si on ne lui donne pas en retour une nourriture proportionnée à son travail, les maux qui s'ensuivront sont également certains; les ordres d'un pouvoir sacré ou profane n'y peuvent rien.
Passons maintenant aux actes qu'on regarde d'ordinaire comme soumis à des règles de conduite. Voici un homme auquel on dérobe continuellement le produit de son travail, qui devait servir à réparer sa dépense d'énergie nervoso-musculaire, à renouveler ses forces. Ici encore, la relation qui existe entre la conduite et ses conséquences prend racine dans la nature des choses; une loi de l'Etat ne pourrait pas la changer, et nous n'avons pas besoin pour l'établir d'une généralisation empirique. Si l'action qui atteint cet homme ne produit pas de résultats aussi immédiats ou aussi décisifs, nous trouvons tout de même dans l'ordre physique le fondement de la moralité. Par exemple, on lui paye ses services en fausse monnaie, ou bien on lui fait attendre ce payement au delà de l'époque marquée, ou bien les aliments qu'il achète sont falsifiés. Evidemment tous ces actes, que nous condamnons comme injustes et que la loi punit, empêchent, comme les faits cités plus haut, l'établissement d'un équilibre physiologique régulier entre la consommation et la réparation.
Il en est de même pour les actes dont les effets sont encore beaucoup plus éloignés. Si l'on empêche cet homme de défendre son droit, si la prédominance d'une classe lui interdit tout progrès, si un juge corrompu rend un jugement contraire à l'évidence, si un témoin dépose contre la vérité: ces différents actes l'affectent sans doute moins directement, mais leur culpabilité ne tient-elle pas à la même raison originelle?
On peut en dire autant des actions qui produisent un dommage diffus, indéfini. Que notre homme, au lieu d'être trompé, soit calomnié: ici, comme dans les cas précédents, on entrave l'exercice des activités qui servent au soutien de sa vie, car la perte de sa réputation est funeste à ses affaires. Ce n'est pas tout. La dépression mentale qui en résulte le rend, dans une certaine mesure, incapable d'efforts énergiques et peut le faire tomber malade. Ainsi le colportage criminel de faux jugements tend à la fois à diminuer sa vie et à diminuer son aptitude à conserver sa vie. De là vient la gravité morale de la calomnie.
Allons plus loin; suivons jusqu'à leurs ramifications dernières les effets produits par quelques-uns des actes que condamne la morale dite intuitive, et demandons-nous quels en sont les résultats, non seulement pour l'individu lui-même, mais encore pour ceux qui lui tiennent de près. L'appauvrissement entrave l'éducation des enfants, en ne permettant de leur donner qu'une nourriture et des vêtements insuffisants, ce qui peut aboutir à la mort des uns, à l'affaiblissement de la constitution des autres: nous voyons donc que, par suite des connexions nécessaires des choses, ces actes ne tendent pas seulement à amoindrir la vie chez l'individu qui en est la victime, ils tendent en second lieu à l'amoindrir aussi chez les membres de sa famille, et, en troisième lieu, à diminuer le développement de la société en général; celle-ci en effet doit souffrir de tout ce que souffrent ses membres.
On comprendra mieux maintenant pourquoi l'utilitarisme, qui admet seulement comme principes de conduite les principes fournis par l'induction, n'est qu'une préparation à un autre utilitarisme qui déduit ces principes des progrès de la vie conformément aux conditions réelles de l'existence.
23. Voilà justifiée, je crois, l'affirmation formulée au début, à savoir que toutes les méthodes ordinaires de morale ont un défaut commun, indépendamment de leurs caractères distinctifs et de leurs tendances spéciales: elles négligent les dernières relations causales. Sans doute, elles n'ignorent pas entièrement les conséquences naturelles des actions; mais elles ne les reconnaissent que d'une manière incidente. Elles n'érigent pas en méthode l'affirmation de relations nécessaires entre les causes et les effets, et la déduction des règles de la conduite de la connaissance de ces relations.
Toute science commence par accumuler des observations et elle les généralise aussitôt d'une manière empirique; mais il faut qu'elle parvienne à englober ces généralisations empiriques dans une généralisation rationnelle pour devenir une science constituée. L'astronomie a déjà passé par ces degrés successifs: d'abord, collection de faits; ensuite, inductions fondées sur ces faits; enfin, interprétations déductives de ces mêmes faits, considérés comme corollaires d'un principe universel d'action gouvernant les masses dans l'espace. En groupant et comparant toutes les observations faites sur la structure et la disposition des couches de terrains, on a été graduellement conduit à expliquer les différentes classes de phénomènes géologiques par l'action de l'eau ou par celle du feu. Si la géologie forme aujourd'hui une véritable science c'est parce que ces phénomènes sont considérés maintenant comme les conséquences des processus naturels qui se sont succédé pendant le refroidissement et la solidification de la terre, placée sous l'influence de la chaleur solaire et l'action que la lune exerce sur son Océan. La science de la vie a parcouru et parcourt encore une série de phases analogues: l'évolution des formes organiques en général est rattachée aux actions physiques qui agissaient dès l'origine; quant aux phénomènes vitaux présentés par chaque organisme, on commence à les considérer comme des séries de changements s'accomplissant dans des particules matérielles soumises à certaines forces et produisant d'autres forces.
Les premières théories relatives à la pensée et au sentiment excluaient toute idée de cause, si ce n'est pour certains effets de l'habitude qui avaient forcé l'attention et étaient passés en proverbe. Mais on en vient à rattacher la pensée et le sentiment aux actions et aux réactions d'une structure nerveuse qui est influencée par les changements extérieurs et produit dans le corps des changements appropriés. Il en résulte que la psychologie tend aujourd'hui à devenir une science, dans la mesure où ces relations de phénomènes sont expliquées comme des conséquences de principes suprêmes.
La sociologie, représentée jusqu'à ces derniers temps par des idées éparses sur l'organisation sociale, perdues dans une foule de considérations sans valeur que nous ont laissées les historiens, commence elle-même à être regardée comme une science par quelques savants. Les premiers traits, qui nous en ont été fournis de temps à autre sous forme de généralisations empiriques, commencent à prendre le caractère de généralisations cohérentes en se rattachant aux causes qui agissent dans la nature humaine placée au milieu de conditions données. Il est donc clair que la morale, c'est-à-dire la science de la conduite des hommes vivant en société, doit subir une transformation semblable: non développée encore jusqu'à présent, elle pourra, quand elle aura subi cette transformation, être considérée comme une science constituée.
Il faut cependant que des sciences plus simples lui aient d'abord préparé la voie. La morale a un côté physique, puisqu'elle traite des activités humaines soumises, comme toutes les manifestations de l'énergie, à la loi de la conservation de la force: les principes moraux doivent donc être conformes aux nécessités physiques. Elle a aussi un côté biologique, car elle concerne certains effets, internes ou externes, individuels ou sociaux, des changements vitaux qui se produisent dans le type le plus élevé de l'animalité. Elle présente également un côté psychologique; car elle s'occupe d'un ensemble d'actions inspirées par les sentiments et guidées par l'intelligence. Enfin, elle a encore un côté sociologique, car ces actions,--quelques-unes directement et toutes indirectement--affectent des êtres réunis en société.
Quelle est la conclusion? Appartenant, par l'un de ces côtés, à des sciences diverses, physique, biologie, psychologie et sociologie, la morale ne peut être définitivement comprise qu'au moyen des vérités fondamentales communes à toutes ces sciences. Nous avons établi déjà, par une autre méthode, que la conduite en général,--qui renferme la conduite dont s'occupe la morale,--doit, pour être bien comprise, être regardée comme une face de l'évolution de la vie; une méthode plus spéciale conduit au même résultat.
Il faut donc aborder maintenant l'étude des phénomènes moraux considérés comme phénomènes de l'évolution; nous sommes forcés de le faire, parce que nous découvrons en eux une partie de l'agrégat des phénomènes que l'évolution a produits. Si l'univers visible tout entier est soumis à l'évolution, si le système solaire, considéré comme formant un tout, si la terre, comme partie de ce tout, si la vie en général qui se développe à la surface de la terre, aussi bien que celle de chaque organisme individuel, si les phénomènes psychiques manifestés par toutes les créatures, jusqu'aux plus élevées, comme les phénomènes résultant de la réunion de ces créatures les plus parfaites, si tout enfin est soumis aux lois de l'évolution, il faut bien admettre que les phénomènes de conduite produits par ces créatures de l'ordre le plus élevé, et qui font l'objet de la morale, sont aussi soumis à ces lois.
Les ouvrages précédents 3 ont préparé la voie pour l'étude de la morale ainsi comprise. Nous tirerons parti des conclusions qu'ils contiennent, et nous verrons quelles données elles nous fournissent. Nous traiterons successivement du point de vue physique, du point de vue biologique, du point de vue psychologique et du point de vue sociologique de la morale.