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Les bases de la morale évolutionniste

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CHAPITRE V

LE POINT DE VUE PHYSIQUE

24. A chaque moment, nous passons instantanément des actions humaines que nous percevons aux motifs qu'elles impliquent, et nous sommes ainsi conduits à formuler ces actions en termes se rapportant à l'esprit plutôt qu'en termes se rapportant au corps. C'est aux pensées et aux sentiments qu'on applique son jugement lorsqu'on loue ou qu'on blâme les actes d'un homme, et non à ces manifestations extérieures qui révèlent les pensées et les sentiments. On arrive ainsi peu à peu à oublier que la conduite, telle que l'expérience nous la fait connaître, consiste en changements perçus par le toucher, la vue et l'ouïe.

L'habitude de considérer seulement l'aspect psychique de la conduite est si tenace qu'il faut un véritable effort pour examiner aussi son aspect physique. On ne peut nier que, par rapport à nous, la manière d'être d'un autre homme est faite des mouvements de son corps et de ses membres, de ses muscles faciaux et de son appareil vocal: cependant il semble paradoxal de dire que ce sont là les seuls éléments de conduite réellement connus, tandis que les éléments de la conduite exclusivement regardés comme ses éléments constitutifs ne sont pas directement connus, mais induits par raisonnements.

Eh bien, laissant de côté pour le moment les éléments induits de la conduite, occupons-nous ici des éléments perçus: nous avons à observer les caractères de la conduite considérés comme une suite de mouvements combinés. En se plaçant au point de vue de l'évolution, en se rappelant que, pendant qu'un agrégat se développe, non seulement la matière qui le compose, mais aussi le mouvement de cette matière, passe d'une homogénéité indéfinie incohérente à une hétérogénéité définie cohérente, nous avons maintenant à rechercher si la conduite, pendant qu'elle s'élève vers ses formes les plus élevées, manifeste ces caractères dans son progrès, et si elle les manifeste au plus haut degré lorsqu'elle atteint la forme la plus élevée de toutes que nous appelons la forme morale.

25. Il faut s'occuper d'abord du caractère de cohérence croissante. La conduite des êtres dont l'organisation est simple contraste beaucoup avec la conduite des êtres dont l'organisation est développée, en ce sens que les parties successives n'ont qu'une faible liaison. Les mouvements qu'un animalcule fait au hasard n'ont aucun rapport avec les mouvements qu'il a faits un moment auparavant et n'ont aucune influence déterminée sur les mouvements produits aussitôt après. Les tours et détours que fait aujourd'hui un poisson à la recherche de la nourriture, bien qu'ils offrent peut-être par leur adaptation à la capture de différents genres de proies aux différentes heures un ordre légèrement déterminé, n'ont aucune relation avec ses tours d'hier et ceux de demain. Mais des êtres déjà plus développés, comme les oiseaux, nous montrent,--dans la construction de leurs nids, la disposition des oeufs, l'éducation des jeunes et l'assistance qu'ils leur donnent quand ils commencent à voler,--des suites de mouvements formant une série liée qui s'étend à une période considérable. En observant la complexité des actes accomplis pour se procurer et fixer les fibres du nid, ou pour capturer et apporter aux petits chaque portion de leur nourriture, nous découvrons dans les mouvements combinés une cohésion latérale aussi bien qu'une cohésion longitudinale.

L'homme, même à son état le plus inférieur, déploie dans sa conduite des combinaisons beaucoup plus cohérentes de mouvements. Par les manipulations laborieuses nécessaires pour la fabrication d'armes qui serviront à la chasse l'année prochaine, ou pour la construction de canots ou de wigwams d'un usage permanent, par les actes d'agression ou de défense qui se relient à des injustices depuis longtemps subies ou commises, le sauvage produit un ensemble de mouvements qui, dans quelques-unes de ses parties, subsiste pendant de longues périodes. Bien plus, si on considère les divers mouvements impliqués par les transactions de chaque jour, dans le bois, sur l'eau, dans le camp, dans la famille, on voit que cet agrégat cohérent de mouvements se compose lui-même de divers agrégats plus petits, qui ont leur cohésion particulière et s'unissent à leurs voisins.

Chez l'homme civilisé, ce trait du développement de la conduite devient bien plus remarquable encore. Quelle que soit l'affaire dont il s'occupe, son action enveloppe un nombre relativement considérable de mouvements dépendants; jour par jour, la conduite se continue de manière à montrer une connexion entre des mouvements actuels et des mouvements accomplis depuis longtemps, aussi bien que des mouvements destinés à se produire dans un avenir éloigné. Outre les diverses actions, liées les unes aux autres, par lesquelles le fermier s'occupe de son bétail, dirige ses laboureurs, surveille sa laiterie, achète ses instruments, vend ses produits, etc., le fait d'obtenir et de régler son bail implique une combinaison de mouvements nombreux dont dépendent les mouvements des années suivantes. En fumant ses terres pour en augmenter le rendement, ou en établissant des drainages pour la même raison, il accomplit des actes qui font partie d'une combinaison cohérente relativement étendue. Il en est évidemment de même du marchand, du manufacturier, du banquier. Cette cohérence ainsi accrue de la conduite chez les hommes civilisés nous frappera bien davantage si nous nous rappelons que ses éléments sont souvent maintenus dans un arrangement systématique pendant toute la vie, avec l'intention de faire fortune, de fonder une famille, de gagner un siège au Parlement.

Remarquez maintenant qu'une cohérence plus grande entre les mouvements composants distingue profondément la conduite appelée morale de celle que nous appelons immorale. L'application du mot dissolue à la seconde, et du mot retenue à la première, implique que la conduite du genre le plus bas, composée d'actes désordonnés, a ses parties relativement mal reliées les unes avec les autres; au contraire, la conduite du genre le plus élevé se suivant ordinairement d'après un ordre assuré, y gagne une unité et une cohérence caractéristiques.

Plus la conduite est ce que nous appelons une conduite morale, plus elle présente de ces connexions comparativement fermes entre les antécédents et les conséquents, car la droiture des actions implique que, dans certaines conditions données, les mouvements combinés constituant la conduite se suivent dans une voie qui peut être spécifiée. Par contre, dans la conduite d'un homme dont les principes ne sont pas élevés, les séquences des mouvements sont douteuses. Il peut payer ses dettes ou il peut ne pas le faire; il peut observer ses engagements ou y manquer; il peut dire la vérité ou mentir. Les mots: digne de confiance et indigne de confiance, employés pour caractériser respectivement ces deux conduites, montrent bien que les actions de l'une peuvent être prévues, tandis que celles de l'autre ne le peuvent pas. Cela implique que les mouvements successifs dont la conduite morale est composée ont les uns avec les autres des relations plus constantes que ceux dont l'autre conduite se compose, sont plus cohérents que cette conduite.

26. Outre qu'elle est incohérente, la conduite encore peu développée a aussi pour caractère d'être non définie. En montant les degrés ascendants de l'évolution de la conduite, on constate une coordination de plus en plus définie des mouvements qui la constituent.

Les changements de forme que présentent les protozoaires les plus grossiers sont essentiellement vagues, et ne peuvent être décrits avec la moindre précision. Chez les animaux un peu plus élevés, les mouvements des parties sont plus faciles à définir; mais le mouvement du tout par rapport à une direction est encore indéterminé: il ne semble en aucune manière adapté pour atteindre tel ou tel point dans l'espace. Chez les coelentérés comme chez les polypes, les parties du corps se meuvent sans précision: chez ceux de ces êtres capables de changer de place, comme la méduse, quand le déplacement ne se fait pas au hasard, il a simplement pour but de se rapprocher de la lumière, dans les endroits où l'on distingue des degrés de lumière et d'obscurité.

Parmi les annelés, le même contraste existe entre la trace d'un ver, qui tourne çà et là au hasard, et la course définie d'une abeille volant de fleur en fleur ou revenant à la ruche: les actes de l'abeille construisant ses cellules et nourrissant les larves montrent plus de précision dans les mouvements simultanés en même temps que dans les mouvements successifs. Quoique les mouvements faits par un poisson à la poursuite de sa proie soient bien définis, leur caractère est encore simple; ils forment à ce point de vue un contraste complet avec les divers mouvements définis du corps, de la tête et des membres d'un mammifère carnassier qui épie un herbivore, fond sur lui et le saisit; en outre, le poisson ne produit aucune de ces séries de mouvement si exactement appropriés par lesquels le mammifère pourvoit à l'élevage des jeunes.

Même à ses degrés les plus bas, la conduite humaine se caractérise par ce fait qu'elle est beaucoup mieux définie, sinon dans les mouvements combinés formant des actes particuliers, du moins dans les adaptations de plusieurs actes combinés pour atteindre des fins diverses. Dans la fabrication et l'usage des armes, dans les manoeuvres de guerre des sauvages, de nombreux mouvements, caractérisés par leur adaptation à des fins prochaines, sont disposés en outre pour atteindre des fins éloignées avec une précision qui ne se rencontre point chez les créatures inférieures. La vie des hommes civilisés présente ce trait d'une façon bien plus remarquable encore. Chaque art industriel fournit l'exemple de mouvements définis séparément et arrangés aussi d'une manière définie dans un ordre simultané et successif. Les affaires et transactions de tout genre sont caractérisées par des relations rigoureuses, au point de vue du temps, du lieu et de la quantité, entre les fins à atteindre et les séries de mouvements constituant les actes. En outre, le train de vie journalier de chaque personne nous montre, dans ses périodes régulières d'activité, de repos, de délassement, un arrangement mesuré que nous ne trouvons pas dans les actes du sauvage errant: celui-ci n'a pas d'heures fixes pour chasser, dormir, se nourrir, ni pour aucun genre d'action.

La conduite morale diffère de la conduite immorale de la même manière et au même degré. L'homme consciencieux est exact dans toutes ses transactions. Il donne un poids précis pour une somme spécifiée; il fournit une qualité définie, comme on la lui demande; il paye tout ce qu'il s'est engagé à payer. Au point de vue des dates comme au point de vue des quantités, ses actes répondent complètement aux prévisions. S'il a fait un contrat, il est exact au jour dit; s'il s'agit d'un rendez-vous, il y va à la minute. Il en est de même pour la vérité: ce qu'il dit s'accorde de point en point avec les faits. Dans la vie de famille, il se comporte de la même manière. Il maintient dans leur intégrité les relations conjugales telles qu'elles sont définies par opposition à celles qui résultent de la rupture de l'union conjugale; comme père, il conforme sa conduite à ce que demande la nature de chacun de ses enfants, et modifie suivant les occasions les soins qu'il leur donne, évitant tout excès dans l'éloge ou le blâme, les récompenses ou les punitions. Il ne se dément pas dans les actes les plus divers. Dire qu'il traite équitablement ceux qu'il emploie, suivant qu'ils agissent bien ou mal, c'est dire qu'il agit avec eux selon leurs mérites; dire qu'il est judicieux dans ses charités, c'est dire qu'il distribue ses secours avec discernement, au lieu de les accorder indifféremment aux bons et aux méchants, comme le font ceux qui n'ont pas un juste sentiment de leur responsabilité sociale.

Le progrès vers la rectitude de la conduite est un progrès vers la conduite bien pondérée et relativement définie; nous pouvons le voir à un autre point de vue. Un des traits de la conduite que nous appelons immorale c'est l'exagération, tandis que la modération caractérise ordinairement la conduite morale. Les excès impliquent une extrême divergence entre les actions et le milieu déterminé où elles se produisent, tandis que le fait de s'accommoder à ce milieu caractérise la modération: d'où il suit que les actions de ce dernier genre peuvent être définies avec plus d'exactitude que celles du premier. Évidemment la conduite qui manque de retenue, présente de grandes oscillations impossibles à calculer d'avance, et diffère en cela de la conduite retenue, dont les oscillations sont renfermées, par hypothèse, dans de plus étroites limites: or ce fait d'être ainsi renfermées dans de plus étroites limites implique une règle définie des mouvements.

27. Il est superflu de montrer dans le détail qu'en même temps que l'hétérogénéité de structure et de fonction s'accroît à travers les formes ascendantes de la vie, l'hétérogénéité de conduite et la diversité dans les séries de mouvements externes ou les séries combinées de ces mouvements s'accroissent aussi d'une façon parallèle. Il n'est pas plus nécessaire de montrer que, devenue déjà relativement grande dans les mouvements constituant la conduite de l'homme non civilisé, cette hétérogénéité s'accroît encore dans ceux que l'homme civilisé accomplit. On peut passer sans transition à ce degré plus élevé où nous trouvons un contraste semblable en montant de la conduite de l'homme immoral à celle de l'homme moral.

Au lieu de reconnaître ce contraste, la plupart des lecteurs seront portés à identifier la vie morale avec une vie peu variée dans son activité. Nous touchons ici à un défaut de la conception courante de la moralité. Cette uniformité relative dans l'agrégat de mouvements accompagnant la moralité telle qu'on la conçoit d'ordinaire, cette uniformité non seulement n'est pas morale, mais est plutôt l'opposé de la morale. Mieux un homme se conforme à toutes les exigences de la vie,--aussi bien pour son propre corps et son esprit que pour le corps ou l'esprit de ceux qui dépendent de lui, et même pour le corps et l'esprit de ses concitoyens,--plus aussi son activité devient variée. Plus il met de soin à accomplir toutes ces actions, plus ses mouvements doivent être hétérogènes.

Toutes choses égales d'ailleurs, celui qui satisfait seulement ses besoins personnels emploie des procédés moins variés que celui qui pourvoit aussi aux besoins de sa femme et de ses enfants. En supposant qu'il n'y ait pas d'autres différences, l'addition des rapports de famille rend nécessairement les actions de l'homme, qui remplit les devoirs de mari et de parent, plus hétérogènes que celles de l'homme qui n'a pas de semblables devoirs à remplir, ou qui, s'il les a, ne les remplit pas. Déclarer ses actions plus hétérogènes, c'est dire qu'il y a une plus grande hétérogénéité dans les mouvements combinés à exécuter.

Il en est de même des obligations sociales. Dans la proportion où un citoyen s'y soumet comme il le doit, ces obligations compliquent beaucoup ses mouvements. S'il est utile à ses inférieurs, à ceux qui dépendent de lui, s'il prend part au mouvement politique, s'il rend des services en répandant la science, dans ces différentes voies, il ajoute à ses genres antérieurs d'activité, il rend les séries de ses mouvements plus variés; il diffère ainsi de l'homme qui est l'esclave d'une seule passion ou d'un groupe de passions.

Sans doute, il n'est pas conforme à l'usage d'attribuer un caractère moral à ces activités que développe la culture. Mais, pour le petit nombre de ceux aux yeux de qui cet exercice légitime de toutes les facultés les plus hautes, intellectuelles et esthétiques, doit être compris dans la conception d'une vie complète, identifiée ici avec la vie morale idéale, il est clair que le développement de ces activités suppose une hétérogénéité plus grande encore. Chacune d'elles en effet, constituée par le jeu spécial de ces facultés éventuellement ajouté à leur usage ordinaire pour la conservation de la vie, augmente aussi la variété des groupes de mouvements.

En résumé, si la conduite est en toute occasion la meilleure possible, comme les occasions sont infiniment variées, les actes seront aussi infiniment variés, l'hétérogénéité dans les combinaisons de mouvements sera extrême.

28. L'évolution de la conduite considérée sous son aspect moral tend, comme toute autre évolution, à un équilibre. Je n'entends pas parler ici de l'équilibre atteint à la mort, bien que celui-ci soit nécessairement l'état final commun à l'évolution de l'homme le plus élevé et à toute autre évolution inférieure; je parle d'un équilibre mobile.

On a vu que l'action de continuer à vivre, exprimée en termes physiques, c'est l'action de maintenir une certaine combinaison balancée d'actions internes en face de forces externes tendant à détruire cette combinaison. Progresser vers une vie plus haute, c'est devenir capable de maintenir la balance pour une période plus longue, grâce à des additions successives de forces organiques dont l'action annihile de plus en plus complètement les forces perturbatrices. Nous sommes conduits ainsi à conclure que la vie appelée morale est une vie dans laquelle le maintien de l'équilibre mobile devient complet, ou s'approche le plus possible de cet état.

Cette vérité éclate dans tout son jour quand on observe comment les rythmes physiologiques, vaguement esquissés lorsque l'organisation commence, deviennent plus réguliers, en même temps que plus variés dans leurs genres, à mesure que l'organisation se développe. La périodicité est très faiblement marquée dans les actions, intérieures ou extérieures, des types les plus grossiers. Là où la vie est inférieure, elle dépend de tous les accidents du milieu, et il en résulte de grandes irrégularités dans les processus vitaux.

Un polype prend de la nourriture à des intervalles tantôt rapprochés, tantôt éloignés, suivant que les circonstances le déterminent; l'utilisation de cette nourriture s'opère par une lente dispersion dans les tissus, aidée seulement par les mouvements irréguliers du corps; la respiration s'effectue d'une manière qui ne présente également aucune trace de rythme. Beaucoup plus haut, par exemple chez les mollusques inférieurs, nous trouvons encore des périodicités très imparfaites: bien que pourvus d'un système vasculaire, ces mollusques n'ont pas de circulation proprement dite, mais un mouvement lent d'un sang grossier à travers les vaisseaux, tantôt dans un sens, tantôt, après une pause, dans le sens opposé.

C'est avec les structures bien développées qu'apparaît un rythme des actions respiratoire et circulatoire, chez les oiseaux et les mammifères. En même temps qu'une grande rapidité et une grande régularité de ces rythmes essentiels, en même temps qu'une grande activité vitale qui en est la suite ainsi qu'une grande dépense d'énergie, il s'établit alors une régularité relative dans le rythme des actions élémentaires et aussi dans le rythme de l'activité et du repos; en effet, la déperdition rapide dont une circulation et une respiration rapides sont les instruments, exige des apports réguliers de nutrition, aussi bien que des intervalles réguliers de sommeil durant lesquels la réparation puisse compenser la déperdition. L'équilibre mobile caractérisé par ces rythmes, qui dépendent mutuellement les uns des autres, les perfectionne sans cesse en réagissant de plus en plus contre les actions qui tendent à le troubler.

Il en est ainsi à mesure que nous nous élevons du sauvage à l'homme civilisé et du plus humble parmi les civilisés à celui qui est placé le plus haut. Le rythme des actions extérieures, nécessaire pour le maintien du rythme des actions internes, devient à la fois plus compliqué et plus complet, et leur donne un meilleur équilibre mobile. Les irrégularités que leurs conditions d'existence imposent aux hommes primitifs produisent toujours de grandes déviations de ce bon état d'équilibre mobile, de grandes oscillations; elles causent l'imperfection de cet équilibre pour le présent et déterminent sa destruction prématurée. Chez les hommes civilisés dont nous disons qu'ils se conduisent mal, de fréquentes perturbations de l'équilibre mobile sont produites par les excès caractérisant une carrière dans laquelle les périodicités sont souvent rompues; le résultat ordinaire est que, le rythme des actions internes étant souvent dérangé, l'équilibre mobile, rendu imparfait à proportion, a souvent une moindre durée. Au contraire, un homme dont les rythmes internes sont le mieux conservés est un homme qui accomplit séparément, à mesure que l'occasion le demande, toutes les actions externes nécessaires pour satisfaire à ses besoins ou à ses obligations, et qui arrive ainsi à un équilibre mobile à la fois consolidé et prolongé par cette manière d'agir.

Il faut nécessairement supposer que l'homme atteignant ainsi la limite de l'évolution vit dans une société qui s'accorde avec sa nature, c'est-à-dire vit parmi des hommes constitués comme lui, et séparément en harmonie avec ce milieu social qu'ils ont formé. C'est la seule hypothèse possible: la production du type le plus élevé de l'homme suit seulement pari passu la production du type le plus élevé de la société. Les conditions requises sont celles que nous avons indiquées plus haut comme accompagnant la conduite la plus développée, conditions sous lesquelles chacun peut satisfaire à tous ses besoins et élever un nombre convenable d'enfants, non seulement sans empêcher les autres d'en faire autant, mais au contraire en les y aidant. Considérée sous son aspect physique, la conduite de l'individu ainsi constitué et ainsi associé à des individus semblables est évidemment une conduite dans laquelle toutes les actions, c'est-à-dire les mouvements combinés de tous genres, sont devenues telles qu'elles répondent convenablement aux exigences de la vie quotidienne, à toute occurrence ordinaire, à toute contingence du milieu. Une vie complète dans une société complète n'est qu'un autre nom pour désigner l'équilibre complet entre les activités coordonnées de chaque unité sociale et celles de l'agrégat des unités.

29. Même pour ceux qui ont lu mes ouvrages précédents, et à plus forte raison pour ceux qui ne les ont pas lus, il semblera étrange, ou même absurde, de présenter ainsi la conduite morale en termes physiques. Cependant il a été nécessaire de le faire. Si cette redistribution de matière et de mouvement qui constitue l'évolution s'étend à tous les agrégats, ses lois doivent être observées dans l'être le plus développé comme en toute autre chose, et les actions de cet être, lorsqu'on les décompose en mouvements, doivent fournir des exemples de ces lois. C'est ce qui arrive effectivement: il y a une entière correspondance entre l'évolution morale et l'évolution comme nous l'avons définie en physique.

La conduite,--telle que nos sens nous la font directement connaître et non telle qu'elle est interprétée ensuite et ramenée aux sentiments et aux idées qui l'accompagnent,--consiste en mouvements combinés. En remontant les différents degrés des créatures animées, nous trouvons ces mouvements combinés caractérisés par une cohérence croissante, par une définition croissante, qu'on les considère isolément ou dans leurs groupes coordonnés, et par une croissante hétérogénéité; en avançant des types inférieurs aux types les plus élevés de l'humanité, aussi bien qu'en passant du type le moins moral au type le plus moral, ces traits de la conduite en évolution deviennent plus marqués encore.

En outre, nous voyons que la cohérence, la définition et l'hétérogénéité croissantes des mouvements combinés servent à mieux maintenir un équilibre mobile. Là où l'évolution est faible, cet équilibre est très imparfait et bientôt détruit; à mesure que l'évolution se développe et augmente la force et l'intelligence, il devient plus ferme et se conserve plus longtemps en face d'actions contraires; dans l'espèce humaine en général, il est comparativement régulier et durable, et sa régularité, sa durée atteignent le plus haut degré dans la race la plus élevée.



CHAPITRE VI

LE POINT DE VUE BIOLOGIQUE

30. Le principe que l'homme moral idéal est celui chez lequel l'équilibre mobile est parfait ou approche le plus de la perfection, devient, lorsqu'on le traduit en langage physiologique, cette vérité qu'il est celui chez lequel les fonctions de tous genres sont convenablement remplies. Chaque fonction a quelque rapport, direct ou indirect, avec les besoins de la vie: son existence même est un résultat de l'évolution, car elle est elle-même une preuve qu'elle a été produite, immédiatement ou de loin, par l'adaptation des actions intérieures aux actions extérieures. Le non-accomplissement d'une fonction dans ses proportions normales est donc le non-accomplissement de quelque chose de nécessaire à une vie complète. Si une fonction marche d'une manière incomplète, l'organisme éprouve certains dommages par suite de cette insuffisance. S'il y a excès, il se produit une réaction sur les autres fonctions, qui diminue d'une manière ou d'une autre leur efficacité.

Sans doute, à l'époque de la pleine vigueur, lorsque les actions organiques ont beaucoup de force, le désordre causé par un excès ou une défaillance légère de quelque fonction disparaît bientôt; la balance se rétablit. Mais il n'en est pas moins vrai qu'il résulte certains désordres de l'excès ou du défaut, que cet excès ou ce défaut exerce une certaine influence sur chaque fonction du corps et de l'esprit, et qu'il constitue un abaissement de la vie.

Outre l'altération temporaire de la vie complète par l'effet de l'exercice peu convenable ou inadéquat d'une fonction, il en résulte aussi, comme dernier résultat, une diminution de la longueur de la vie. Si telle fonction est ordinairement remplie plus ou moins qu'il ne faut, et si, par suite, il se produit une perturbation répétée des fonctions en général, il en résulte un dérangement chronique dans la balance des fonctions. En réagissant nécessairement sur la structure et en imprimant en elle ses effets accumulés, ce dérangement produit une détérioration générale, et, si les énergies vitales commencent alors à décliner, l'équilibre mobile, plus éloigné de la perfection qu'il ne l'aurait été autrement, est bientôt détruit: la mort est plus ou moins prématurée.

Il s'ensuit que l'homme moral est un homme dont les fonctions nombreuses et variées dans leurs genres, comme nous l'avons vu, sont toutes accomplies à des degrés convenablement proportionnés aux conditions d'existence.

31. Quelque étrange que la conclusion paraisse, c'est cependant une conclusion qu'il faut tirer ici: l'accomplissement de toutes les fonctions est, en un sens, une obligation morale.

On pense d'ordinaire que la morale nous commande seulement de restreindre certaines activités vitales qui, dans notre état actuel, se développent souvent à l'excès, ou qui sont en opposition avec le bien-être spécial ou général; mais elle nous commande aussi de développer ces activités jusqu'à leurs limites normales. Si on les comprend ainsi, toutes les fonctions animales, aussi bien que les fonctions plus élevées, ont leur caractère obligatoire. Sans doute, dans notre état actuel de transition, caractérisé par une adaptation très imparfaite de notre constitution aux conditions d'existence, des obligations morales d'ordre suprême rendent souvent nécessaire une conduite préjudiciable au point de vue physique; mais nous devons reconnaître aussi que, laissant de côté les autres effets, il est immoral de traiter le corps de manière à diminuer la plénitude ou la vigueur de sa vitalité.

De là résulte un critérium des actions. Nous pouvons dans chaque cas nous demander: L'action tend-elle pour le présent à maintenir la vie complète? Tend-elle à la prolongation de la vie jusqu'à sa pleine durée? Répondre oui ou non à l'une ou à l'autre de ces questions, c'est implicitement classer l'action comme bonne ou mauvaise par rapport à ses effets immédiats, quelle qu'elle puisse être par rapport à ses effets éloignés.

L'apparence paradoxale de cette proposition vient de notre tendance presque incorrigible à juger une conclusion présupposant une humanité idéale, par le degré où cette conclusion est applicable à l'humanité telle qu'elle existe actuellement. La conclusion précédente se rapporte à la conduite la plus élevée où aboutit, comme nous l'avons vu, l'évolution humaine, à cette conduite dans laquelle le fait d'adapter les actes à des fins qui contribuent à rendre complète la vie individuelle, en même temps qu'elles servent à assurer le développement des enfants et leur croissance jusqu'à la maturité, non seulement se concilie avec le fait de pareilles adaptations de la part des autres, mais encore les favorise. Cette conception d'une conduite dans sa forme ultime implique la conception d'une nature se manifestant spontanément par une pareille conduite, ayant en elle le produit de ses activités normales. Si l'on entend ainsi les choses, il devient manifeste que, dans de semblables conditions, l'insuffisance d'une fonction, aussi bien que son excès, implique une déviation de la conduite la meilleure ou de la conduite parfaitement morale.

32. Jusqu'ici, en traitant de la conduite au point de vue biologique, nous avons considéré les actions qui la constituent sous leurs aspects physiologiques seulement, et laissé de côté leurs aspects psychologiques. Nous avons constaté les changements corporels et négligé les changements psychiques qui les accompagnent. Au premier abord, il paraissait nécessaire d'agir ainsi; car tenir compte ici des états de conscience n'était-ce pas admettre implicitement que le point de vue psychologique est compris dans le point de vue biologique?

Il n'en est pas ainsi cependant. Comme nous l'avons montré dans les Principes de psychologie (§§ 52, 53), on n'entre dans le domaine de la psychologie proprement dite que lorsqu'on commence à étudier les états psychiques et leurs relations considérés comme se rapportant à des agents externes et à leurs relations. Tant que nous nous occupons exclusivement de nous-mêmes et des modes de l'esprit comme corrélatifs à des changements nerveux, nous traitons de ce que j'ai appelé ailleurs l'æsto-physiologie. On n'arrive à la psychologie qu'au moment où on cherche la correspondance entre les connexions des états subjectifs et les connexions des actions objectives. Nous pouvons donc traiter ici, sans dépasser les limites de notre sujet immédiat, des sentiments et des fonctions dans leurs mutuelles dépendances.

Il était impossible de passer ce point sous silence, parce que les changements psychiques qui accompagnent un grand nombre de changements physiques dans l'organisme sont eux-mêmes, de deux manières, des facteurs biologiques.

Les sentiments classés comme sensations, qui naissent directement dans telle ou telle partie du corps, se produisent à la suite de certains états des organes vitaux et surtout à la suite de certains états des organes externes: tantôt ils servent essentiellement de guides pour l'accomplissement des fonctions, et partiellement de stimulants, tantôt au contraire ils servent principalement de stimulants, mais aussi de guides à un moindre degré. En tant qu'elles sont coordonnées, les sensations visuelles nous permettent de diriger nos mouvements; et, si elles sont vives, elles accélèrent en outre la respiration; au contraire les sensations de chaud et de froid, qui accroissent aussi ou diminuent dans une grande proportion les actions vitales, servent encore à nous permettre de porter des jugements.

Les sentiments rangés sous le nom d'émotions, qui ne peuvent être localisés dans une partie quelconque du corps, agissent d'une manière plus générale comme guides et comme stimulants, exercent plus d'influence sur l'exercice des fonctions que la plupart des sensations. La peur, en même temps qu'elle pousse à la fuite et développe les forces nécessaires pour fuir, affecte aussi le coeur et le canal alimentaire; tandis que la joie, en nous portant à faire durer les causes qui l'ont produite, exalte en même temps les processus des viscères.

En traitant de la conduite sous son aspect biologique, nous sommes donc amenés à étudier cette réaction mutuelle des sentiments et des fonctions, qui est essentielle à la vie animale sous ses formes les plus développées.

33. Dans les Principes de psychologie, § 124, j'ai montré que, dans le monde animal tout entier, «les douleurs sont nécessairement corrélatives à des actions nuisibles pour l'organisme, tandis que les plaisirs sont corrélatifs à des actions contribuant au bien-être.» En effet, «c'est une déduction inévitable de l'hypothèse de l'évolution que des races d'êtres sentants n'ont pu venir à l'existence dans d'autres conditions.» Voici (§ 125) quel était le raisonnement:

Si nous substituons au mot plaisir la périphrase équivalente: un sentiment que nous cherchons à produire dans la conscience et à y retenir, et au mot douleur la périphrase équivalente: un sentiment que nous cherchons à faire sortir de la conscience ou à en tenir éloigné, nous voyons aussitôt que si les états de conscience qu'un être s'efforce de conserver sont les corrélatifs d'actions nuisibles, et que si les états de conscience qu'il s'efforce de chasser sont les corrélatifs d'actions profitables, cet être doit promptement disparaître en persistant dans ce qui est nuisible, en fuyant ce qui est profitable. En d'autres termes, ces races d'êtres seules ont survécu, chez lesquelles, en moyenne, les états de conscience agréables ou désirés ont accompagné les activités utiles à la conservation de la vie, tandis que des sentiments désagréables ou habituellement évités ont accompagné les activités directement ou indirectement destructives de la vie. Par suite, toutes choses égales d'ailleurs, parmi les diverses races, celles-là ont dû se multiplier et survivre, qui ont eu les meilleurs ajustements des sentiments aux actions et ont toujours tendu à rendre cet ajustement parfait.

Des connexions convenables entre les actes et les résultats peuvent s'établir dans les êtres vivants, avant même que la conscience n'apparaisse. Après l'apparition de la conscience, ces connexions ne peuvent changer autrement qu'en devenant mieux établies. Tout à fait à l'origine, la vie se maintient par la persistance dans des actions qui ont la vie pour effet, et par la cessation des actes qui l'entravent; lorsque la sensibilité apparaît comme accompagnement, sa nature doit être telle que, dans le premier cas, le sentiment produit soit d'un genre qui sera recherché, un plaisir, et, dans le second cas, d'un genre qui sera évité, une douleur. Mettons en évidence la nécessité de ces relations au moyen de quelques exemples concrets.

Une plante qui enveloppe d'un plexus de radicelles un os enterré, ou une pomme de terre qui dirige les tiges blanches sortant de ses bourgeons vers le soupirail par lequel la lumière pénètre dans le cellier, montrent bien que les changements produits dans leurs tissus par les agents extérieurs eux-mêmes sont des changements qui servent à l'utilisation de ces agents. Qu'arriverait-il si une plante, au lieu de pousser ses racines du côté où se rencontre de l'humidité, les en éloignait, ou si ses feuilles, que la lumière rend capables d'assimilation, se dirigeaient cependant vers l'obscurité? La mort serait évidemment le résultat de l'absence des adaptations nécessaires. Cette relation générale est encore mieux marquée dans une plante insectivore, la Dionæa muscipula, qui tient son piège fermé sur une matière animale et non sur une autre. Dans ce cas-là, il est manifeste que le stimulus produit par la superficie même de la substance absorbée suscite des actions grâce auxquelles la masse de la substance est utilisée au profit de la plante.

En passant des organismes végétaux aux organismes animaux inconscients, on constate une connexion aussi étroite entre le penchant et l'avantage. Observez comment les tentacules d'un polype s'attachent d'elles-mêmes à un être vivant ou à quelque substance animale, et commencent à l'englober, tandis qu'elles sont indifférentes au contact de toute autre substance: vous comprendrez que la diffusion de quelques-uns des sacs nutritifs dans les tentacules,--qui est un commencement d'assimilation,--cause les mouvements d'où résulte la préhension. La vie cesserait si ces relations étaient renversées.

Il n'en est pas autrement de la connexion fondamentale entre le fait de toucher et le fait de prendre la nourriture, observée chez les êtres conscients, jusqu'au plus élevé. Le fait de goûter une substance implique le passage de ses molécules à travers la muqueuse de la langue et du palais; cette absorption, lorsqu'il s'agit d'une substance nutritive, n'est que le commencement de l'absorption opérée à travers le canal alimentaire. En outre, la sensation qui accompagne cette absorption, lorsqu'elle est du genre de celles que produit la nourriture, détermine à la place où elle est la plus forte, au front du pharynx, le commencement d'un acte automatique pour avaler. En un mot les choses se passent à peu près comme lorsque le stimulus d'absorption dans les tentacules d'un polype provoque la préhension.

Si nous passons, de ces processus et de ces relations supposant un contact entre la surface d'un être et la substance dont il se nourrit, aux processus et aux relations que font naître les particules diffuses de la substance, celles qui constituent pour un être conscient son odeur, nous rencontrons une vérité générale analogue. Exactement comme certaines molécules d'une masse de nourriture sont absorbées, à la suite d'un contact, par la partie touchée, et excitent l'acte de la préhension, de même sont absorbées telles de ses molécules qui atteignent l'organisme en se répandant à travers l'eau, et qui, une fois absorbées, excitent les actes propres à effectuer le contact avec la masse. Quand la stimulation physique ainsi causée par les particules dispersées n'est pas accompagnée de conscience, les changements moteurs excités doivent avoir pour effet la durée de l'organisme, s'ils sont tels qu'ils déterminent le contact; il doit y avoir au contraire défaut relatif de nutrition et mortalité des organismes dans lesquels les contractions produites n'ont pas ce résultat. Il n'est pas douteux non plus que, dans tous les cas, partout où la stimulation physique s'accompagne d'une sensation, celle-ci consiste en mouvements pour se rapprocher de l'objet nutritif, ou conduit à ces mouvements: elle doit être non une sensation répulsive, mais une sensation attractive. Ce qui est vrai de la conscience la plus humble est vrai à tous les degrés, et nous le constatons dans les êtres supérieurs qui sont attirés vers leur nourriture par l'odeur.

Comme les mouvements qui déterminent la locomotion, ceux qui ont pour effet la préhension doivent aussi nécessairement s'ajuster de la même manière. Les changements moléculaires causés par l'absorption d'une matière nutritive dans la substance organique en contact avec elle, ou dans une substance organique adjacente, commencent des mouvements qui sont encore indéfinis quand l'organisation est imparfaite, et qui deviennent de plus en plus définis à mesure que l'organisation se développe. A l'origine, alors que le protoplasma encore indifférencié est à la fois absorbant et contractile sur tous les points, les changements de forme commencés par la stimulation physique de la matière nutritive adjacente sont vagues et adaptés d'une façon peu efficace à l'utilisation de cette matière. Mais, à mesure que la spécialisation des parties absorbantes et des parties contractiles se manifeste davantage, ces mouvements deviennent mieux adaptés; car il arrive nécessairement que les individus chez lesquels ils sont le moins bien adaptés disparaissent plus vite que ceux chez lesquels ils sont le mieux adaptés.

En reconnaissant cette nécessité, nous avons ici à en déduire une autre. La relation entre ces stimulations et ces contractions combinées doit être telle qu'un accroissement des unes cause celui des autres. En effet, les directions des décharges étant une fois établies, une plus forte stimulation cause une plus forte contraction; la contraction plus énergique, amenant un contact plus intime avec l'agent stimulant, produit à son tour un accroissement de stimulus et par cela même s'accroît elle aussi davantage. On arrive alors à un corollaire qui nous intéresse plus particulièrement.

Dès qu'une sensation se produit à la suite de ces phénomènes, elle ne peut être une sensation désagréable qui aurait pour effet la cessation des actes, mais bien une sensation agréable qui en assure la continuation. La sensation de plaisir doit être elle-même le stimulus de la contraction par lequel cette sensation est maintenue et augmentée, ou elle doit être liée avec le stimulus de telle sorte que l'une et l'autre croissent ensemble. La relation, directement établie, on l'a vu, dans le cas d'une fonction fondamentale, doit l'être aussi, indirectement, pour les autres fonctions, car, si elle ne l'était pas dans un cas particulier, il en résulterait que, pour ce cas, les conditions d'existence ne seraient pas remplies.

On peut donc démontrer de deux manières qu'il y a une connexion primordiale entre les actes donnant du plaisir et la continuation ou l'accroissement de la vie, et, par conséquent, entre les actes donnant de la peine et la décroissance ou la perte de la vie. D'une part, en partant des êtres vivants les plus humbles, nous voyons que l'acte utile et l'acte que l'on a une tendance à accomplir sont originellement deux côtés d'un seul et même acte et ne peuvent être séparés sans un résultat fatal. D'autre part, si nous considérons des créatures développées comme elles existent actuellement, nous voyons que chaque individu et chaque espèce se conservent de jour en jour par la poursuite de l'agréable et la fuite de la peine.

En abordant ainsi les faits de deux côtés différents, l'analyse nous conduit à une autre face de cette vérité suprême qui avait déjà été mise en évidence dans un précédent chapitre. Nous avons trouvé alors que la formation des conceptions morales, en excluant la notion d'un plaisir de quelque genre, en quelque temps et par rapport à quelque être que ce fût, était aussi impossible que la conception d'un objet sans la notion de l'espace. Nous voyons maintenant que cette nécessité logique a son origine dans la nature même de l'existence sensible: la condition essentielle de développement de cette existence, c'est que les actes agréables soient en même temps des actes favorables au développement de la vie.

34. Malgré les observations déjà faites, l'énonciation pure et simple de cette vérité, comme vérité suprême servant de fondement à toute appréciation du bien et du mal, causera à plusieurs personnes, sinon au plus grand nombre, quelque étonnement. Frappés, d'un côté, de certains résultats avantageux qui sont précédés par des états de conscience désagréables, par exemple ceux qui accompagnent ordinairement le travail; songeant, d'un autre côté, aux résultats préjudiciables qui suivent certains plaisirs, comme ceux que produit l'excès de boisson, la plupart des hommes croient qu'en général il est bon de souffrir, et mauvais de se procurer du plaisir. Ils sont préoccupés des exceptions au point de méconnaître la règle.

Quand on les interroge, ils sont obligés d'admettre que les souffrances accompagnant les blessures, les contusions, ou les entorses, sont des maux pour le patient aussi bien que pour ceux qui l'entourent, et que la prévision de ces souffrances sert à détourner des actes de négligence ou des actions dangereuses. Ils ne peuvent nier que les tortures diverses produites par le feu, ou les douleurs d'un froid intense, de la faim et de la soif, sont indissolublement liées à des dommages permanents ou temporaires rendant celui qui les supporte incapable de faire ce qu'il devrait pour son bien ou celui des autres. Ils sont contraints de reconnaître que l'angoisse causée par un commencement de suffocation sert à préserver la vie, et qu'en tâchant de s'y soustraire on se met en état de se sauver et de favoriser le développement de l'être. Ils ne refuseront pas non plus d'avouer qu'un homme enchaîné dans un cachot froid et humide, dans l'obscurité et le silence, subit une diminution de santé et de vigueur, aussi bien par les souffrances positives qui lui sont infligées que par les peines négatives résultant de l'absence de la lumière et de la privation de toute société.

Par contre, ils ne doutent pas que le plaisir de manger, en dépit des excès dont il est l'occasion, n'ait des avantages physiques, et que ces avantages soient d'autant plus grands que la satisfaction de l'appétit est plus complète. Il leur faut bien reconnaître que les instincts et les sentiments si puissants qui entraînent les hommes au mariage, ou ceux qui ont pour fin l'éducation des enfants, produisent, déduction faite de tous les maux, un immense surplus de bonheur. Ils n'osent pas mettre en doute que le plaisir d'accumuler des biens laisse, tout compte fait, une large balance d'avantages privés et publics.

Quels que soient cependant le nombre et l'importance des cas où les plaisirs et les peines, les sensations et les émotions, encouragent à des actes convenables et détournent d'actions inopportunes, on n'en tient pas compte, et l'on considère seulement les cas où les hommes sont, directement ou indirectement, mal dirigés par ces sentiments. On oublie leurs bons effets dans des matières essentielles pour proclamer exclusivement leurs mauvais effets en des matières qui ne sont pas essentielles.

Dira-t-on que les peines et les plaisirs les plus intenses, ayant un rapport immédiat aux besoins du corps, nous dirigent bien, tandis que les peines et les plaisirs plus faibles, qui n'ont pas une connexion immédiate avec la conservation de la vie, nous conduisent mal? Autant dire que le système de conduite par les plaisirs ou les peines, qui convient à tous les êtres au-dessous de l'homme, n'a plus de valeur quand il s'agit du genre humain; ou plutôt, en admettant qu'il soit bon pour l'humanité tant qu'il s'agit de satisfaire certains besoins impérieux, on supposerait qu'il pèche lorsqu'il s'agit de besoins non impérieux. Ceux qui admettent cela sont tenus d'abord de nous montrer comment on peut tracer une ligne de démarcation entre les animaux et les hommes, et ensuite de nous faire voir pourquoi le système qui donne de bons résultats en bas ne les donne plus en haut.

35. Il est évident toutefois, d'après les antécédents, que l'on soulèvera de nouveau la même difficulté: on parlera des plaisirs nuisibles et des peines avantageuses. On citera le buveur, le joueur, le voleur, qui poursuivent chacun certains plaisirs, pour prouver que la recherche du plaisir est mauvaise conseillère. D'autre part, on énumérera le père qui se sacrifie, le travailleur qui persiste malgré la fatigue, l'honnête homme qui se prive pour payer ses dettes, afin d'établir que des modes désagréables de conscience accompagnent des actes qui sont réellement avantageux. Mais,--après avoir rappelé le fait démontré dans le § 20, à savoir que cette objection ne vaut pas contre l'influence du plaisir et de la peine sur la conduite en général, puisqu'elle signifie simplement que l'on doit ne pas tenir compte de jouissances ou de peines spéciales et prochaines en vue de jouissances ou de peines éloignées et générales,--je reconnais que, dans l'état actuel de l'humanité, la direction donnée par les peines et les plaisirs immédiats est mauvaise dans un grand nombre de cas. On va voir comment la biologie interprète ces anomalies, qui ne sont ni nécessaires ni permanentes, mais accidentelles ou temporaires.

Déjà, en démontrant que, chez les créatures inférieures, les plaisirs et les peines ont de tout temps guidé la conduite par laquelle la vie s'est développée et conservée, j'ai établi qu'à partir du moment où les conditions d'existence d'une espèce ont changé par suite de certaines circonstances, il en est résulté parallèlement un dérangement partiel dans l'adaptation des sensations aux besoins, dérangement qui nécessitait une adaptation nouvelle.

Cette cause générale de dérangement, qui agit sur tous les êtres sensibles, a exercé sur les hommes une influence particulièrement marquée, persistante et profonde. Il suffit d'opposer le genre de vie suivi par les hommes primitifs, errant dans les forêts et vivant d'une nourriture grossière, au genre de vie suivi par les paysans, les artisans, les commerçants et les hommes qui ont une profession quelconque dans une communauté civilisée, pour voir que la constitution physique et mentale bien ajustée pour les uns, est mal ajustée pour les autres. Il suffit d'observer d'un côté les émotions provoquées dans chaque tribu sauvage, périodiquement hostile aux tribus voisines, et de l'autre les émotions que la production et l'échange pacifique mettent en jeu, pour voir que ces émotions sont non seulement dissemblables, mais opposées. Il suffit enfin de constater comment, pendant l'évolution sociale, les idées et les sentiments appropriés aux activités militantes développées par une coopération imposée se sont changés en idées et sentiments appropriés à des activités industrielles, s'exerçant par une coopération volontaire, pour voir qu'il y a toujours eu au sein de chaque société, et qu'il y a encore aujourd'hui, un conflit entre les deux natures morales adaptées à ces deux genres de vie différents.

La réadaptation constitutionnelle aux circonstances nouvelles, impliquant un ajustement nouveau de plaisirs et de peines comme guides moraux, telle que l'ont subie de temps à autre toutes les créatures, a donc été pour la race humaine spécialement difficile pendant son évolution civilisatrice. La difficulté vient non seulement de l'importance de la transformation de petits groupes nomades en vastes sociétés bien assises, et d'habitudes belliqueuses en habitudes pacifiques, mais aussi de ce que l'ancienne vie d'hostilités a été conservée entre les sociétés en même temps que se développait une vie paisible à l'intérieur de chaque société. Tant que coexistent deux genres de vie si radicalement opposés que la vie militaire et la vie industrielle, la nature humaine ne peut pas s'adapter exactement à l'une ni à l'autre.

C'est de là que viennent, dans la direction donnée par les plaisirs ou les peines, les défauts qui se manifestent tous les jours; on s'en rend compte en remarquant dans quelle partie de la conduite ces défauts se font surtout sentir. Comme on l'a montré plus haut, les sensations agréables et pénibles sont parfaitement adaptées aux exigences physiques rigoureuses: les avantages qu'on trouve à obéir aux sensations en ce qui concerne la nutrition, la respiration, la conservation d'une certaine température, etc., l'emportent immensément sur les maux accidentels, et les mauvaises adaptations qui se produisent peuvent s'expliquer par le passage de la vie extérieure de l'homme primitif à la vie sédentaire que l'homme civilisé est souvent forcé de mener. Ce sont les plaisirs et les peines de l'ordre émotionnel qui cessent de s'accorder avec les besoins de la vie dans la société nouvelle, et ce sont ces émotions qui demandent un temps si long, pour être adaptées de nouveau, parce que cette nouvelle adaptation est difficile.

Ainsi, au point de vue biologique, les connexions entre un plaisir et une action avantageuse, entre une peine et une action nuisible, qui ont apparu au début même de l'existence sensible et se sont continuées à travers la suite des êtres animés jusqu'à l'homme, ces connexions se manifestent généralement dans le genre humain du plus bas au plus haut degré, jusqu'au point où sa nature atteint l'organisation la plus complète, et doivent se manifester de plus en plus, au degré le plus élevé de la nature humaine, à mesure que se développe son adaptation aux conditions de la vie sociale.

36. La biologie a encore un autre jugement à porter sur les relations qui existent entre les plaisirs ou les peines et le bien-être. Outre les connexions entre les actes avantageux à l'organisme et les plaisirs qui accompagnent l'accomplissement de ces actes, entre les actes nuisibles à l'organisme et les peines qui détournent de les accomplir, il y a des connexions entre le plaisir en général et une certaine exaltation physiologique, entre la peine en général et une certaine dépression physiologique. Tout plaisir accroît la vitalité; toute peine diminue la vitalité. Tout plaisir élève le cours de la vie; toute peine abaisse le cours de la vie. Considérons d'abord les peines.

Par les dommages généraux résultant du fait de souffrir, je n'entends pas ceux qui naissent des effets diffus de lésions organiques locales, par exemple les accidents consécutifs d'un anévrisme produit par un effort excessif en dépit de la protestation des sensations, ou les troubles qu'entraînent les varices provenant de ce qu'on a méprisé trop longtemps la fatigue des jambes, ou les désordres qui suivent l'atrophie des muscles que l'on continue à exercer malgré une extrême lassitude. J'entends les dommages généraux causés par le trouble constitutionnel que la peine détermine immédiatement. Ces dommages s'aperçoivent aisément quand les peines deviennent vives, qu'elles soient sensationnelles ou émotionnelles.

La fatigue corporelle longtemps supportée amène la mort par épuisement. Plus souvent, en suspendant les mouvements du coeur, elle cause cette mort temporaire que nous appelons l'évanouissement. Dans d'autres cas, elle a pour effet des vomissements. Quand il n'en résulte pas des dérangements aussi manifestes, nous pouvons encore constater, par la pâleur et le tremblement du sujet, une prostration générale.

Outre la perte immédiate de la vie qui peut survenir sous l'influence d'un froid intense, il y a des dépressions de vitalité moins marquées causées par un froid moins extrême: l'affaiblissement temporaire suivant une immersion trop prolongée dans une eau glacée, l'énervation et la langueur résultant de l'insuffisance du vêtement, etc. Les mêmes effets apparaissent quand on est exposé à une température trop élevée: on éprouve alors une lassitude qui aboutit à l'épuisement; les personnes faibles s'évanouissent et restent quelque temps débilitées; en voyageant dans les jungles des tropiques, les Européens contractent des fièvres qui, lorsqu'elles ne sont pas mortelles, ont souvent des suites fâcheuses pour le reste de la vie. Considérez maintenant les maux qui résultent d'un exercice violent continué en dépit des sensations pénibles: tantôt c'est une fatigue qui détruit l'appétit ou, si c'est après un repas, arrête la digestion, supprimant les processus réparateurs alors qu'ils sont le plus nécessaires; tantôt une prostration du coeur, ici durant quelque temps seulement, et là, si la faute a été commise chaque jour, devenue permanente, et réduisant le reste de la vie à un minimum.

Les effets déprimants des peines émotionnelles ne sont pas moins remarquables. Dans certains cas, la mort en résulte; dans d'autres cas, les douleurs mentales causées par un malheur se manifestent, comme les souffrances corporelles, par une syncope. Souvent, de mauvaises nouvelles déterminent une maladie; l'anxiété, quand elle est chronique, entraîne la perte de l'appétit, une perpétuelle incapacité de digérer, la diminution des forces. Une peur excessive, qu'elle soit l'effet d'un danger physique ou moral, arrêtera pour un temps, de la même manière, les fonctions de nutrition; bien souvent elle fait avorter les femmes enceintes. Dans des cas moins graves, la sueur froide et le tremblement des mains marquent un abaissement général des activités vitales, produisant une incapacité partielle du corps ou de l'esprit, ou des deux à la fois. On voit à quel point les peines émotionnelles troublent les fonctions des viscères, par ce fait qu'une préoccupation incessante détermine assez souvent la jaunisse. Bien plus, il se trouve que, dans ce cas, la relation entre la cause et l'effet a été démontrée par une expérience directe. En disposant les choses de telle sorte que le canal biliaire d'un chien se déversât hors du corps, Claude Bernard a observé que, tant qu'il gâtait ce chien et le maintenait en bonne humeur, la sécrétion se produisait dans la mesure normale; mais, s'il lui parlait sévèrement ou le traitait pendant quelque temps de manière à produire une dépression morale, le cours de la bile était arrêté.

Objectera-t-on que les mauvais résultats de ce genre se présentent seulement lorsque les peines, corporelles ou mentales, sont grandes? je répondrais que, chez les personnes bien portantes, les perturbations fâcheuses produites par de petites peines, n'en sont pas moins réelles, bien que difficiles à observer, et que, chez les personnes dont la maladie a beaucoup affaibli les forces vitales, de légères irritations physiques et de faibles ennuis moraux occasionnent souvent des rechutes.

Les effets constitutionnels du plaisir sont tout à fait opposés. Il arrive parfois,--mais le fait est rare,--qu'un plaisir extrême, un plaisir devenu presque une peine, donne aux personnes faibles une secousse nerveuse nuisible; mais il ne produit pas cet effet chez les hommes qui ne se sont pas affaiblis en se soumettant volontairement ou par force à des actions funestes pour l'organisme. Dans l'ordre normal, les plaisirs, grands ou petits, sont des stimulants pour les processus qui servent à la conservation de la vie.

Parmi les sensations, on peut donner comme exemple celles qui résultent d'une vive lumière. La clarté du soleil est vivifiante en comparaison du brouillard; le moindre rayon excite une vague de plaisir; des expériences ont montré que la clarté du soleil élève le niveau de la respiration; or cet accroissement de la respiration est un signe de l'accroissement des activités vitales en général. Un degré de chaleur agréable favorise l'action du coeur et développe les différentes fonctions dont il est l'instrument. Les hommes en pleine vigueur et qui sont convenablement vêtus peuvent maintenir leur température en hiver et digérer un supplément de nourriture pour compenser leurs pertes de chaleur; mais il en est autrement des personnes faibles, et, à mesure que la force décline, l'avantage d'un bon feu devient plus facile à constater. Les bienfaits qui accompagnent les sensations agréables produites par un air frais, les sensations agréables qui accompagnent l'action musculaire après un repos légitime, et celles que cause à son tour le repos après l'exercice, sont au-dessus de toute contestation; jouir de ces plaisirs conduit à conserver le corps dans de bonnes conditions pour toutes les entreprises de la vie.

Les avantages physiologiques des plaisirs émotionnels sont encore plus manifestes. Tout pouvoir, corporel ou mental, est accru par «la bonne humeur»; nous désignons par là une satisfaction émotionnelle générale. Les actions vitales fondamentales, celles de la nutrition par exemple, sont favorisées par une conversation portant à la gaieté, le fait est depuis longtemps reconnu; tout homme atteint de dyspepsie sait que, dans une joyeuse compagnie, il peut faire impunément et même avec profit un repas ample et varié où n'entre rien de très facile à digérer, tandis qu'un petit repas de mets simples et soigneusement choisis, lui donnera une indigestion, s'il le prend dans la solitude. Cet effet frappant sur le système alimentaire est accompagné d'effets tout aussi certains, quoique moins manifestes, sur la circulation et la respiration. De même, un homme qui, pour se reposer des travaux et des soucis du jour, se laisse charmer par un beau spectacle ou se revivifie par toutes les nouveautés qu'il peut observer autour de lui, fait bien voir en rentrant, par sa bonne mine et ses vives manières, l'accroissement d'énergie avec lequel il est préparé à poursuivre sa tâche. Les invalides, sur la vitalité affaiblie desquels l'influence des conditions est très visible, montrent presque toujours fort bien les avantages qui dérivent des états agréables de sentiment. Un cercle vivant autour d'eux, la visite d'un ancien ami, ou même leur établissement dans une chambre plus vaste, toutes ces causes de distraction contribuent à améliorer leur état. En un mot, comme le savent bien tous ceux qui s'occupent de médecine, il n'y a pas de fortifiant meilleur que le bonheur.

Ces effets physiologiques généraux des plaisirs et des peines, qui s'ajoutent aux effets physiologiques locaux et spéciaux, sont évidemment inévitables. J'ai montré dans les Principes de psychologie (§§ 123-125) que le besoin, ou une douleur négative, accompagne l'inaction d'un organe, et qu'une douleur positive accompagne l'excès d'activité de cet organe, mais le plaisir au contraire accompagne son activité normale. Nous avons vu qu'aucune autre relation ne pouvait être établie par l'évolution; en effet, chez tous les types d'êtres inférieurs, si le défaut ou l'excès d'une fonction ne produisait pas de sensation pénible, si une fonction moyenne ne produisait pas une sensation agréable, il n'y aurait rien pour assurer l'exercice bien proportionné d'une fonction. Comme c'est une des lois de l'action nerveuse que chaque stimulus, outre une décharge directe dans l'organe particulièrement intéressé, cause indirectement une décharge à travers le système nerveux (Princ. de psych., §§ 21, 39), il en résulte que les autres organes, tous influencés comme ils le sont par le système nerveux, participent à l'excitation. Outre le secours, assez lentement manifesté, que les organes se prêtent l'un à l'autre par la division physiologique du travail, il y a donc un autre secours, plus promptement manifesté, que fournit leur excitation mutuelle.

En même temps que l'organisme tout entier tire un avantage présent de l'exercice convenable de chaque fonction, il obtient encore un autre avantage immédiat par suite de l'exaltation de ses fonctions en général causé par le plaisir qui les accompagne. Les douleurs aussi, qu'elles soient produites par excès ou par défaut, sont suivies d'un double effet, immédiat et éloigné.

37. Le refus de reconnaître ces vérités générales vicie toute spéculation morale dans son ensemble. A la manière dont on juge ordinairement du bien et du mal, on néglige entièrement les effets physiologiques produits sur l'agent par ses sentiments. On suppose tacitement que les plaisirs et les peines n'ont aucune réaction sur le corps de celui qui les éprouve et ne sont pas capables d'affecter son aptitude à remplir les devoirs de la vie. Les réactions sur le caractère sont seules reconnues, et, par rapport à celles-ci, on suppose le plus souvent que le fait d'éprouver du plaisir est nuisible, et le fait de subir des peines avantageux. L'idée que l'esprit et le corps sont indépendants, cette idée dérivée à travers les siècles de la théorie des sauvages sur les esprits, implique entre autres choses cette croyance que les états de conscience n'ont absolument aucune relation avec les états du corps. «Vous avez eu votre plaisir, il est passé, et vous êtes dans l'état où vous étiez auparavant,» dit le moraliste à un homme. Il dit à un autre: «Vous avez subi une souffrance, elle a disparu; c'est fini par là.» Les deux affirmations sont fausses. En laissant de côté les résultats indirects, les résultats directs sont que l'un a fait un pas pour s'éloigner de la mort et que l'autre s'en est rapproché d'un pas.

Nous laissons de côté, ai-je dit, les résultats indirects. Ce sont ces résultats indirects, laissés ici de côté pour un moment, que les moralistes ont exclusivement en vue: ainsi occupés de ceux-là, ils ignorent les résultats directs. Le plaisir, recherché peut-être à un trop haut prix, goûté peut-être alors qu'on aurait dû travailler, ravi peut-être injustement à celui qui devait en jouir, on le considère seulement par rapport à ses effets éloignés et funestes, et l'on ne tient aucun compte de ses effets avantageux immédiats. Réciproquement, pour les peines positives ou négatives que l'on supporte, tantôt pour se procurer un avantage futur, tantôt pour s'acquitter d'un devoir, tantôt en accomplissant un acte généreux, on insiste seulement sur le bien éloigné, et l'on ignore le mal prochain. Les conséquences, agréables ou pénibles, éprouvées au moment même par l'agent, n'ont aucune importance; elles ne deviennent importantes que lorsqu'elles sont prévues comme devant survenir dans la suite pour l'agent ou les autres personnes. En outre, les maux futurs subis par l'agent ne doivent pas, dit-on, entrer en ligne de compte, s'ils résultent de quelque privation que l'on s'impose à soi-même; on n'en parle que lorsqu'ils résultent des plaisirs que l'on s'est donnés. De pareilles appréciations sont évidemment fausses, et il est évident que les jugements ordinaires sur la conduite fondés sur de telles appréciations doivent être inexacts. Voyons les anomalies d'opinion qui en résultent.

Si, par suite d'une maladie contractée à la poursuite d'un plaisir illégitime, l'iris est attaqué et la vision altérée, on range ce dommage parmi ceux que cause la mauvaise conduite; mais si, malgré des sensations douloureuses, on use ses yeux en se livrant trop tôt à l'étude après une ophtalmie, et si l'on en vient par là à perdre la vue pour des années ou pour toute la vie, entraînant ainsi son propre malheur et celui d'autres personnes, les moralistes se taisent. Une jambe cassée, si l'accident est une suite de l'ivresse, compte parmi ces maux que l'intempérance attire à celui qui s'y livre et à sa famille, et c'est une raison pour la condamner; mais si le zèle à remplir ses devoirs pousse un homme à marcher, sans se reposer et en dépit de la douleur, quand il a un genou foulé, et s'il en résulte une infirmité chronique entraînant la cessation de tout exercice, par suite l'altération de la santé, l'incapacité d'agir, le chagrin et le malheur, on suppose que la morale n'a aucun verdict à prononcer en cette affaire. Un étudiant qui échoue, parce qu'il a dépensé en amusements le temps et l'argent qu'il devait employer à travailler, est blâmé de rendre ainsi ses parents malheureux et de se préparer à lui-même un avenir misérable; mais celui qui, en songeant exclusivement à ce que l'on attend de lui, passe la nuit à lire et prend un transport au cerveau qui le force à interrompre ses études, à manquer ses examens et à retourner chez lui la santé perdue, incapable même de se soutenir, celui-là n'est nommé qu'avec compassion, comme s'il ne devait être soumis à aucun jugement moral; ou plutôt le jugement moral porté sur son compte lui est tout à fait favorable.

Ainsi, en signalant les maux produits par certains genres de conduite seulement, les hommes en général, et les moralistes en tant qu'ils exposent les croyances du genre humain, méconnaissent que la souffrance et la mort sont chaque jour causées autour d'eux par le mépris de cette direction qui s'est établie d'elle-même dans le cours de l'évolution. Dominés par cette hypothèse tacite, commune aux stoïciens du paganisme et aux ascètes chrétiens, que nous sommes organisés d'une manière si diabolique que les plaisirs sont nuisibles et les douleurs avantageuses, les hommes nous donnent de tous côtés l'exemple de vies ruinées par la persistance à accomplir des actes contre lesquels leurs sensations se révoltent. L'un, tout mouillé de sueur, s'arrête dans un courant d'air, fait fi des frissons qui le prennent, gagne une fièvre rhumatismale avec des défaillances subséquentes, et le voilà incapable de rien faire pour le peu de temps qu'il lui reste à vivre. Un autre, méprisant la fatigue, se met trop tôt au travail après une maladie qui l'a affaibli, et il devient pour le reste de ses jours maladif et inutile à lui-même et aux autres. Ou bien l'on entend parler d'un jeune homme qui, en persistant à faire des tours de gymnastique d'une violence excessive, se brise un vaisseau, tombe sur le sol et reste abîmé pour toute sa vie; une autre fois, c'est un homme arrivé à l'âge mûr, qui, en faisant un effort jusqu'à l'excès de la douleur, se donne une hernie. Dans telle famille, on observe un cas d'aphasie, un commencement de paralysie, bientôt suivi de mort, parce que la victime mangeait trop peu et travaillait trop; dans une autre, un ramollissement du cerveau est la conséquence d'efforts intellectuels ininterrompus malgré la protestation continuelle des sensations; ailleurs, des affections cérébrales moins graves ont été causées par l'excès du travail en dépit du malaise et du besoin de grand air et d'exercice 4.

Note 4: (retour) Je puis compter plus d'une douzaine de cas parmi ceux que je connais personnellement.

Même sans accumuler des exemples spéciaux, la vérité s'impose à nous en ne considérant que des classes. L'homme d'affaires usé à force de rester dans son cabinet, l'avocat à la face cadavéreuse qui passe la moitié de ses nuits à étudier des dossiers, les ouvrières affaiblies des manufactures, les couturières qui vivent de longues heures dans un mauvais air, les écolières anémiques, à la poitrine enfoncée, qui s'appliquent toute la journée au travail et auxquelles on interdit les jeux impétueux de leur âge, non moins que les émouleurs de Sheffield qui meurent suffoqués par la poussière, et les paysans tout perclus de rhumatismes dus à l'action perpétuelle des intempéries, tous ces gens nous montrent les innombrables misères causées par des actes qui répugnent aux sensations et par la négligence obstinée des actes auxquels nos sensations nous portent. Mais nous en avons des preuves encore plus nombreuses et plus frappantes. Que sont les enfants malingres et mal conformés des districts les plus pauvres, sinon des enfants dont le besoin de nourriture, le besoin de chaleur n'ont jamais été convenablement satisfaits? Que sont les populations arrêtées dans leur développement et vieillies avant l'âge, comme on voit dans certaines parties de la France, sinon des populations épuisées par un travail excessif et une alimentation insuffisante, l'un impliquant une douleur positive, l'autre une douleur négative? Que conclure de la grande mortalité constatée chez les gens affaiblis par les privations, sinon que les souffrances physiques conduisent à des maladies mortelles? Que devons-nous encore inférer du nombre effroyable de maladies et de morts qui s'abattent sur les armées en campagne, nourries de provisions insuffisantes et mauvaises, couchant sur le sol humide, exposées à toutes les extrémités de la chaleur et du froid, imparfaitement protégées contre la pluie et condamnées aux efforts les plus pénibles, que devons-nous en inférer, sinon les maux terribles que l'on s'attire en exposant continuellement le corps à un traitement contre lequel les sensations protestent?

Peu importe à notre thèse que les actions suivies de tels effets soient volontaires ou involontaires; peu importe, au point de vue biologique, que les motifs qui les déterminent soient élevés ou bas. Les exigences des fonctions vitales sont absolues, et il ne suffit pas, pour y échapper, de dire qu'on a été forcé de négliger ces fonctions ou, qu'en le faisant, on a obéi à un motif élevé. Les souffrances directes et indirectes causées par la désobéissance aux lois de la vie restent les mêmes, quel que soit le motif de cette désobéissance, et l'on ne doit pas les omettre dans une appréciation rationnelle de la conduite. Si le but de l'étude de la morale est d'établir des règles pour bien vivre, et si les règles pour bien vivre sont celles dont les résultats complets, individuels ou généraux, directs ou indirects, sont le plus propres à produire le bonheur de l'homme, il est absurde d'écarter les résultats immédiats pour se préoccuper seulement des résultats éloignés.

38. On pourrait insister ici sur la nécessité de préluder à l'étude de la science morale par l'étude de la science biologique. On pourrait insister sur l'erreur des hommes qui se croient capables de comprendre les phénomènes spéciaux de la vie humaine dont traite la morale, tout en prêtant peu d'attention ou même en n'en prêtant aucune aux phénomènes généraux de la vie humaine, tout en ne tenant aucun compte des phénomènes de la vie générale. Et il est assurément permis de penser qu'une connaissance du monde des êtres vivants qui nous révèlerait le rôle joué dans l'évolution organique par les plaisirs et les souffrances, conduirait à rectifier les conceptions imparfaites des moralistes. Mais comment croire que l'absence de cette connaissance soit la seule ou même la principale cause de leur imperfection? Les faits dont nous avons donné des exemples--et qui, si l'on y prêtait une attention suffisante, préviendraient les déformations de la théorie morale,--sont des faits qu'on n'a pas besoin d'apprendre par des recherches biologiques, mais qui abondent chaque jour sous les yeux de tout le monde.

La vérité est plutôt que la conscience générale est tellement obsédée de sentiments et d'idées en opposition avec les conclusions fondées sur les témoignages les plus familiers, que ces témoignages n'obtiennent aucune attention. Ces sentiments et ces idées contraires ont plusieurs sources.

Il y a la source théologique. Comme nous l'avons montré plus haut, le culte pour les ancêtres cannibales, qui trouvaient leurs délices dans le spectacle des tortures, a produit la première conception de divinités que l'on rendait propices en supportant la douleur, et, par suite, que l'on irritait en goûtant quelque plaisir. Conservée par les religions des peuples à demi civilisés, dans lesquelles elle s'est transmise, cette conception de la nature divine est parvenue en se modifiant peu à peu, jusqu'à notre époque, et elle inspire à la fois les croyances de ceux qui adhèrent à la religion communément admise et de ceux qui font profession de la rejeter.

Il y a une autre source dans l'état de guerre primitif qui subsiste encore aujourd'hui. Tant que les antagonismes sociaux continueront à produire la guerre, qui consiste en efforts pour infliger aux autres des souffrances ou la mort, en s'exposant soi-même au danger de subir les mêmes maux, et qui implique nécessairement de grandes privations, il faudra que la souffrance physique, considérée en elle-même ou dans les maux qu'elle entraîne, soit considérée comme peu de chose, et que parmi les plaisirs regardés comme les plus dignes de recherche on range ceux que la victoire apporte avec elle.

L'industrialisme, partiellement développé, fournit lui aussi l'une de ces sources. L'évolution sociale, qui implique le passage de la vie de chasseurs errants à celle de peuples sédentaires livrés au travail, donne par suite naissance à des activités singulièrement différentes de celles auxquelles est adaptée la constitution primitive: elle produit donc une inaction des facultés auxquelles l'état social nouveau n'offre pas d'emploi, et une surexcitation des facultés exigées par cet état social; il en résulte d'un côté la privation de certains plaisirs, de l'autre la soumission à certaines douleurs. Par suite, à mesure que se manifeste l'accroissement de population qui rend plus intense la lutte pour l'existence, il devient nécessaire de supporter tous les jours des souffrances, et de sacrifier des plaisirs.

Or, toujours et partout, il se forme parmi les hommes une théorie conforme à leur pratique. La nature sauvage, donnant naissance à la conception d'une divinité sauvage, développe la théorie d'un contrôle surnaturel assez rigoureux et assez cruel pour influer sur la conduite des hommes. Avec la soumission à un gouvernement despotique assez sévère dans la répression pour discipliner des natures barbares, se produit la théorie d'un gouvernement de droit divin et la croyance au devoir d'une soumission absolue. Là où l'existence de voisins belliqueux fait regarder la guerre comme la principale affaire de la vie, les vertus requises pour la guerre sont bientôt considérées comme les vertus suprêmes; au contraire, lorsque l'industrie est devenue dominante, la violence et les actes de pillage dont les gens de guerre se glorifient ne tardent pas à passer pour des crimes.

C'est ainsi que la théorie du devoir réellement acceptée (et non celle qui l'est nominalement) s'accommode au genre de vie que l'on mène chaque jour. Si cette vie rend nécessaires la privation habituelle de plaisirs et l'acceptation fréquente de souffrances, il se forme bientôt un système moral d'après lequel la recherche du plaisir est tacitement désapprouvée et la souffrance ouvertement approuvée. On insiste sur les mauvais effets des plaisirs excessifs, et l'on passe sous silence les avantages que procurent des plaisirs modérés; on fait valoir avec force les bons résultats obtenus en se soumettant à la douleur, et l'on néglige les maux qui la suivent.

Tout en reconnaissant la valeur et même la nécessité de systèmes moraux adaptés, comme les systèmes religieux et politiques, aux temps et aux pays dans lesquels ils se développent, nous devons regarder les premiers, aussi bien que les seconds, comme transitoires. Nous devons admettre qu'un état social plus avancé comporte une morale plus vraie, comme un dogme plus pur et un meilleur gouvernement. Conduits, à priori, à prévoir l'existence de défauts, nous sommes en état de déclarer tels ceux que nous rencontrons en effet, et dont la nature justifie nos prévisions. Il faut donc proclamer comme vérité certaine, que la moralité scientifique commence seulement lorsque les conceptions imparfaites adaptées à des conditions transitoires se sont développées assez pour devenir parfaites. La science du bien vivre doit tenir compte de toutes les conséquences qui affectent le bonheur de l'individu ou de la société, directement ou indirectement, et autant elle néglige une classe quelconque de conséquences, autant elle est éloignée de l'état de science.

39. Ainsi le point de vue biologique, comme le point de vue physique, est d'accord avec les résultats que nous avons obtenus en prenant le principe de l'évolution pour point de départ de l'étude de la conduite en général.

Ce qui était défini en termes physiques comme un équilibre mobile, nous le définissons en termes biologiques comme une balance de fonctions. Ce que suppose une pareille balance, c'est que, par leur genre, leur énergie et leurs combinaisons, les diverses fonctions s'ajustent aux diverses activités qui constituent et conservent une vie complète: pour elles, être ainsi ajustées, c'est être arrivées au terme vers lequel tend continuellement l'évolution de la conduite.

Passant aux sentiments qui accompagnent l'accomplissement des fonctions, nous voyons que, de toute nécessité, les plaisirs pendant l'évolution de la vie organique, ont coïncidé avec l'état normal des fonctions, tandis que les souffrances positives ou négatives ont coïncidé avec l'excès ou l'insuffisance des fonctions. Bien que, dans chaque espèce, ces relations soient souvent troublées par des changements de conditions, elles se rétablissent toujours d'elles-mêmes, sous peine, pour l'espèce, de disparaître.

Le genre humain qui a reçu par héritage, des êtres inférieurs, cette adaptation des sentiments et des fonctions dans leurs rapports avec les besoins essentiels du corps, et qui est forcé chaque jour par des sensations impérieuses à faire les actes qui conservent la vie, et à éviter ceux qui entraîneraient une mort immédiate, le genre humain a subi un changement de conditions d'une grandeur et d'une complexité inusitées. Ce changement a beaucoup dérangé la direction de la conduite par les sensations, et dérangé plus encore celle que nous devrions recevoir des émotions. Il en résulte que, dans un grand nombre de cas, ni les plaisirs ne sont en connexion avec les actions qui doivent être faites, ni les peines avec celles qui doivent être évitées; c'est le contraire qui se produit.

Plusieurs influences ont contribué à dissimuler aux hommes les bons effets de cette relation entre les sentiments et les fonctions, pour leur faire remarquer plutôt tous les inconvénients que l'on peut y trouver. Aussi exagère-t-on les maux qui peuvent être causés par certains plaisirs, tandis qu'on oublie les avantages attachés d'ordinaire à la jouissance des plaisirs; en même temps, on exalte les avantages obtenus au prix de certaines souffrances, et on atténue les immenses dommages que les souffrances apportent avec elles.

Les théories morales caractérisées par ces erreurs de jugement sont produites par des formes de vie sociale correspondant à une constitution humaine imparfaitement adaptée, et sont appropriées à ces formes. Mais avec le progrès de l'adaptation, qui établit l'harmonie entre les facultés et les besoins, tous ces désordres, et les fautes de théorie qui en sont la conséquence, doivent diminuer, jusqu'à ce que, grâce à un complet ajustement de l'humanité à l'état social, on reconnaisse que les actions, pour être complètement bonnes, ne doivent pas seulement conduire à un bonheur futur, spécial et général, mais en outre être immédiatement agréables, et que la souffrance, non seulement éloignée mais prochaine, caractérise des actions mauvaises.

Ainsi, au point de vue biologique, la science morale devient une détermination de la conduite d'hommes associés constitués chacun en particulier de telle sorte que les diverses activités requises pour l'éducation des enfants et celles qu'exige le bien-être social s'exercent par la mise en jeu spontanée de facultés convenablement proportionnées et produisant chacune, en agissant, sa part de plaisir; par une conséquence naturelle, l'excès ou le défaut dans l'une quelconque de ces activités apporte sa part de souffrance immédiate.

Note au n° 33.--Dans sa Morale physique, M. Alfred Barratt a exprimé une opinion que nous devons signaler ici. Supposant l'évolution et ses lois générales, il cite quelques passages des Principes de psychologie (1re édit., IIIe part., ch. VIII, pp. 395, sqq.; Cf. IVe part., ch. IV), dans lesquels j'ai traité de la relation entre l'irritation et la contraction qui «marque le commencement de la vie sensitive». J'ai dit que «le tissu primordial doit être différemment affecté par un contact avec des matières nutritives ou avec des matières non nutritives,» ces deux genres de matières étant représentés pour les êtres aquatiques par les substances solubles et les substances insolubles, et j'ai soutenu que la contraction par laquelle la partie touchée d'un rhizopode absorbe un fragment de matière assimilable «est causée par un commencement d'absorption de cette matière assimilable». M. Barratt, affirmant que la conscience «doit être considérée comme une propriété invariable de la vie animale, et en définitive, dans ses éléments, de l'univers matériel» (p. 43), regarde ces réactions du tissu animal sous l'influence des stimulants comme impliquant une certaine sensation. L'action de certaines forces, dit-il, est suivie de mouvements de retraite, ou encore de mouvements propres à assurer la continuation de l'impression. Ces deux genres de contraction sont respectivement les phénomènes et les marques extérieures de la peine et du plaisir. Le tissu agit donc de manière à assurer le plaisir et à éviter la peine par une loi aussi véritablement physique et naturelle que celle par laquelle une aiguille aimantée se dirige vers le pôle, un arbre vers la lumière (p. 52). Eh bien, sans mettre en doute que l'élément primitif de la conscience ne soit présent même dans le protoplasma indifférencié, et n'existe partout en puissance dans ce pouvoir inconnaissable qui, sous d'autres conditions, se manifeste dans l'action physique (Principes de psychologie, § 272-3), j'hésite à conclure qu'il existe d'abord sous la forme de plaisir et de peine. Ceux-ci naissent, je crois, comme le font les sentiments plus spéciaux, par suite d'une combinaison des éléments ultimes de la conscience (Princ. de psy., §§ 60, 61); car ils sont, en réalité, des aspects généraux de ces sentiments plus spéciaux élevés à un certain degré d'intensité. Considérant que, dans les créatures mêmes qui ont des systèmes nerveux développés, une grande partie des processus vitaux résultent d'actions réflexes inconscientes, je ne trouve pas convenable de supposer l'existence de ce que nous appelons conscience chez des créatures dépourvues non seulement de systèmes nerveux, mais même de toute structure.

Note au n° 36.--Plusieurs fois, dans Les émotions et la volonté, M. Alex. Bain insiste sur la connexion entre le plaisir et l'exaltation de la vitalité, entre la peine et la dépression de la vitalité. Comme on l'a vu plus haut, je m'accorde avec lui sur ce point; il est en effet au-dessus de toute discussion, grâce à l'expérience générale de tout le monde et à l'expérience plus spéciale des médecins.

Toutefois lorsque, des effets respectivement fortifiants ou débilitants du plaisir et de la peine, M. A. Bain fait dériver les tendances originales à persister dans les actes qui donnent du plaisir et à cesser ceux qui procurent de la peine, je ne puis le suivre. Il dit: «Nous supposons des mouvements commencés spontanément et qui causent accidentellement du plaisir; nous admettons alors qu'il se produira avec le plaisir un accroissement de l'énergie vitale; les mouvements agréables prendront leur part de cet accroissement, et le plaisir sera augmenté par là. Ou bien, d'un autre côté, nous supposons que la peine résulte de mouvements spontanés; il faut alors qu'il y ait avec la peine une diminution d'énergie, qui s'étend aux mouvements d'où vient le mal, et qui apporte par cela même un remède.» (3e édit., p. 315.) Cette interprétation, d'après laquelle les «mouvements agréables» participent seulement de l'augmentation de l'énergie vitale causée par le plaisir, ne me semble pas s'accorder avec l'observation. La vérité paraît plutôt ceci: bien qu'il se produise en même temps un accroissement général de la vigueur musculaire, les muscles spécialement excités sont ceux qui, par l'accroissement de leur contraction, conduisent à un accroissement de plaisir. Réciproquement, admettre que la cessation des mouvements spontanés causant la douleur est due à un relâchement musculaire général, auquel participent les muscles qui produisent ces mouvements particuliers, c'est, il me semble, oublier que la rétraction prend communément la forme non d'une chute passive, mais d'un retrait actif. On peut remarquer aussi que, la peine déprimant, comme elle finit par le faire, le système en général, nous ne pouvons pas dire qu'elle déprime en même temps les énergies musculaires.

Ce n'est pas seulement, comme l'admet M. A. Bain, une vive douleur qui produit des mouvements spasmodiques; les peines de tout genre, qu'elles soient sensationnelles ou émotionnelles, stimulent aussi les muscles (Essais, 1re série, p. 360, I, ou 2e édit., vol. I, p. 211, 12). Cependant la douleur (et aussi le plaisir lorsqu'il est très intense) a pour effet d'arrêter toutes les actions réflexes; et comme les fonctions vitales en général s'exercent par des actions réflexes, cette suspension, croissant avec l'intensité de la douleur, déprime en proportion les fonctions vitales. L'arrêt de l'action du coeur et l'évanouissement sont un résultat extrême de cet empêchement, et les viscères, dans leur ensemble, sentent son effet à des degrés proportionnés aux degrés de la douleur.

Ainsi la douleur, tout en causant directement, comme le fait le plaisir une décharge de l'énergie musculaire, finit par diminuer le pouvoir musculaire en affaiblissant les processus vitaux d'où dépend la production de l'énergie. Par suite, nous ne pouvons pas, je crois, attribuer la prompte cessation des mouvements musculaires causant de la douleur au décroissement du flot de l'énergie, car ce décroissement ne se fait sentir qu'après un intervalle. Réciproquement, nous ne pouvons pas attribuer la persistance dans l'action musculaire qui donne du plaisir à l'exaltation d'énergie qui en résulte; mais nous devons, comme je l'ai indiqué au n° 33, l'attribuer à l'établissement de lignes de décharge, entre le point où se fait sentir l'excitation agréable et ces structures contractiles qui conservent et accroissent l'acte causant l'excitation, connexions voisines de l'action réflexe, en laquelle elles se transforment par d'insensibles gradations.



CHAPITRE VII

LE POINT DE VUE PSYCHOLOGIQUE

40. Dans le chapitre précédent, nous avons déjà traité des sentiments dans leurs rapports avec la conduite, mais en ne considérant que leur aspect physiologique. Dans ce chapitre, au contraire, nous n'avons pas à nous occuper des connexions constitutionnelles entre les sentiments,--considérés comme nous portant à agir ou comme nous en détournant,--et les avantages physiques à atteindre ou les dommages à éviter; nous ne parlerons pas non plus de la réaction des sentiments sur l'organisme, comme nous mettant, ou non, en état d'agir à l'avenir. Nous avons à étudier les plaisirs et les peines, sensationnels ou émotionnels, considérés comme motifs réfléchis, comme engendrant une adaptation consciente de certains actes à certaines fins.

41. L'acte psychique rudimentaire, non encore distinct de l'acte physique, implique une excitation et un mouvement. Dans un être d'un type inférieur, le contact de la nourriture excite la préhension. Chez un être d'un ordre un peu plus élevé, l'odeur d'une substance nutritive détermine un mouvement du corps vers cette substance. Là où existe une vision rudimentaire, une diminution soudaine de lumière, impliquant le passage d'un grand objet, cause des mouvements musculaires convulsifs qui éloignent ordinairement le corps de la source du danger. Dans chacun de ces cas, nous pouvons distinguer quatre facteurs. Il y a (a) la propriété de l'objet extérieur qui affecte primitivement l'organisme, la saveur, l'odeur ou l'opacité. Lié avec cette propriété, il y a dans l'objet extérieur le caractère (b) qui rend avantageuse ou la prise de cet objet ou la fuite pour s'en éloigner. Dans l'organisme, il y a (c) l'impression ou la sensation que la propriété (a) produit, en agissant comme stimulus. Enfin, il y a, lié avec ce stimulus, le changement moteur (d) par lequel est effectuée ou la prise ou la fuite.

La psychologie doit surtout s'occuper de la connexion qui s'établit entre le rapport ab et le rapport cd, sous toutes les formes que prennent ces rapports dans le cours de l'évolution. Chacun des facteurs, et chacun des rapports, se développe davantage à mesure que l'organisation fait des progrès. Au lieu d'être simple, ce qui représente l'attribut a devient souvent, dans le milieu d'un animal supérieur, un groupe d'attributs, tels que la grandeur, la forme, les couleurs, les mouvements d'un être éloigné qui est dangereux. Le facteur b, avec lequel est associée cette combinaison d'attributs, devient l'ensemble de caractères, de pouvoirs, d'habitudes, qui en font un ennemi. Le facteur c devient une collection de sensations visuelles coordonnées les unes avec les autres et avec les idées et les sentiments qu'a fait naître l'expérience d'ennemis de ce genre, et constituant un motif de fuite; tandis que d devient la série compliquée, et souvent prolongée, de courses, de sauts, de détours, de plongeons, etc., nécessaires pour échapper à un ennemi.

Dans la vie humaine, nous trouvons les mêmes quatre facteurs extérieurs et intérieurs, plus multiformes encore et complexes dans leur composition et leurs connexions. L'assemblage entier des attributs physiques a, présentés par un domaine mis en vente, défie toute énumération, et l'assemblage des avantages divers b, qui résultent de ces attributs, ne peut pas non plus être brièvement spécifié. Les perceptions et les idées, suivant que cette propriété plaît ou ne plaît pas, c, qui sont causées par son aspect, et qui, en se combinant et se recombinant, finissent par former une raison pour l'acheter, font un tout trop considérable et trop complexe pour qu'on puisse le décrire; enfin les formalités légales, pécuniaires ou autres qu'il faut remplir pour acquérir ce domaine et en prendre possession, sont à peine moins nombreuses et moins compliquées.

Nous ne devons pas non plus oublier que non seulement les facteurs, mais encore les rapports entre ces facteurs, deviennent plus complexes en proportion des progrès de l'évolution. Primitivement, a est directement et simplement en rapport avec b, tandis que c est directement et simplement en rapport avec a. Mais à la fin, les connexions entre a et b, et entre c et d, deviennent très indirectes et très compliquées. D'un côté,--notre premier exemple le prouve,--la saveur et la propriété nutritive sont étroitement liées ensemble, comme le sont aussi la stimulation causée par l'une et la contraction qui utilise l'autre. Mais, on peut s'en rendre compte dans le dernier exemple, la connexion entre les traits visibles d'une propriété et les caractères qui en constituent la valeur est à la fois éloignée et compliquée, tandis que le passage du motif très complexe de l'acquéreur aux nombreuses actions des organes sensitifs et moteurs, actions complexes elles-mêmes, par lesquelles s'effectue l'acquisition, se fait au moyen d'un plexus compliqué de pensées et de sentiments qui constitue sa décision.

Cette explication permettra de saisir une vérité présentée autrement dans les Principes de psychologie. L'esprit se compose de sentiments et de relations entre les sentiments. Par une combinaison des relations, et des idées de relations, naît l'intelligence. Par une combinaison des sentiments, et des idées de sentiments, naît l'émotion. Toutes choses égales d'ailleurs, la grandeur de l'évolution de l'intelligence ou de l'émotion est proportionnelle à la grandeur de la combinaison. Une des propositions nécessaires qui en résultent, c'est que la connaissance est d'autant plus élevée qu'elle est plus éloignée de l'action réflexe, et l'émotion d'autant plus élevée qu'elle est plus éloignée de la sensation.

Maintenant, parmi les divers corollaires de cette large vue de l'évolution psychologique, cherchons ceux qui concernent les motifs et les actes classés comme moraux ou immoraux.

42. Le processus mental par lequel, dans un cas quelconque, l'adaptation des actes aux fins s'effectue, et qui, sous ses formes les plus élevées, devient le sujet des jugements moraux, ce processus peut se diviser en deux: d'abord l'apparition du sentiment ou des sentiments qui constituent le motif, ensuite celle de la pensée ou des pensées par lesquelles le motif prend un corps et aboutit à l'action. Le premier de ces éléments, une excitation à l'origine, devient une sensation simple; ensuite une sensation composée; ensuite un groupe de sensations partiellement présentatives et partiellement représentatives, formant une émotion naissante; ensuite un groupe de sensations exclusivement idéales ou représentatives, formant une émotion proprement dite; ensuite un groupe de groupes pareils, formant une émotion composée; puis il devient enfin une émotion encore plus développée, composée des formes idéales de ces émotions composées. L'autre élément, commençant au passage immédiat d'un simple stimulus à un simple mouvement appelé action réflexe, arrive bientôt à comprendre un ensemble de décharges associées de stimulations produisant des mouvements associés, constituant un instinct. Par degrés naissent des combinaisons plus complexes de stimulus, variables dans une certaine mesure en leurs modes d'union, conduisant à des mouvements complexes pareillement variables dans leurs adaptations; de là de temps en temps, des hésitations dans les processus sensori-moteurs. Bientôt vient une phase dans laquelle les groupes combinés d'impressions, non présents tous ensemble, aboutissent à des actions qui ne sont pas toutes simultanées; elles impliquent une représentation des résultats, ou la pensée. Ensuite arrivent d'autres phases où des pensées diverses ont le temps de passer avant que les motifs composites produisent les actions appropriées. A la fin apparaissent ces longues délibérations pendant lesquelles on pèse les probabilités de diverses conséquences, et l'on balance les incitations des sentiments corrélatifs; ces opérations constituent un jugement calme. Il sera facile de voir que, sous l'un ou l'autre de leurs aspects, les dernières formes du processus mental sont les plus hautes, au point de vue moral et à tous les points de vue.

Depuis le début en effet, une complication de la sensibilité a accompagné de meilleurs et de plus nombreux ajustements d'actes à leurs fins, comme l'a fait aussi une complication du mouvement, et une complication du processus coordinateur ou intellectuel qui unit les deux. D'où il suit que les actes caractérisés par les motifs les plus complexes et les pensées les plus développées, sont ceux qui ont toujours eu le plus d'autorité pour la direction de la conduite. Quelques exemples éclairciront cela.

Voici un animal aquatique guidé par l'odeur d'une matière organique vers des choses qui servent à sa nourriture; mais le même animal, dépourvu de tout autre guide, est à la merci d'animaux plus gros qui rôdent aux environs. En voici un autre, guidé aussi par l'odeur vers sa nourriture, mais qui possède une vision rudimentaire et qui est ainsi rendu capable de s'éloigner vivement d'un corps mobile répandant cette odeur, dans les cas où ce corps est assez gros pour produire un obscurcissement soudain de la lumière: car c'est ordinairement alors un ennemi. Evidemment il sauvera souvent sa vie en obéissant au dernier stimulus, qui est aussi le plus élevé, au lieu de suivre le premier et le moins élevé.

Observons à un étage plus élevé un conflit parallèle. Voici un animal qui en poursuit d'autres pour en faire sa proie, et qui, faute d'expérience, ou parce qu'il est poussé par l'excès de la faim, s'attaque à un ennemi plus fort que lui et se fait tuer. En voici un autre, au contraire, qui est poussé par une faim aussi violente, mais, soit par son expérience individuelle, soit par les effets d'une expérience héréditaire, ayant conscience du danger à la vue d'un animal plus fort que lui, il est détourné par là de l'attaquer et sauve sa vie en subordonnant le premier motif, consistant en sensations nées du besoin, au second motif, consistant en sentiments idéaux, distincts ou vagues.

En nous élevant immédiatement de ces exemples de conduite chez les animaux à des exemples de conduite humaine, nous verrons que les contrastes entre l'inférieur et le supérieur ont habituellement les mêmes traits. Le sauvage du type le plus bas dévore toute la nourriture que lui procure la chasse de chaque jour: affamé le lendemain, il devra peut-être supporter pendant plusieurs jours les tortures de la faim. Le sauvage supérieur, concevant avec plus de vivacité les souffrances qui l'attendent s'il ne trouve pas de gibier, est détourné par ce sentiment complexe de donner une entière satisfaction à son sentiment simple. L'inertie résultant du défaut de prévoyance et l'activité produite par une légitime prévoyance s'opposent de la même manière. L'homme primitif, mal équilibré et gouverné par les sensations du moment, ne fera rien tant qu'il ne lui faudra pas échapper à des souffrances actuelles; mais l'homme un peu avancé, capable d'imaginer plus distinctement les plaisirs et les souffrances à venir, est poussé par la pensée de ces biens et de ces maux à surmonter son amour du bien-être; la décroissance de la misère et de la mortalité résulte de cette prédominance des sentiments représentatifs sur les sentiments présentatifs.

Sans insister sur le fait que, parmi les hommes civilisés, le même contraste existe entre ceux qui mènent la vie des sens et ceux dont la vie est largement remplie de plaisirs qui ne sont pas du genre sensuel, je veux marquer seulement qu'il y a des contrastes analogues entre la direction donnée par les sentiments représentatifs les moins complexes ou les émotions de l'ordre le plus bas, et la direction donnée par les sentiments représentatifs les plus complexes ou les émotions de l'ordre le plus élevé. Lorsque, sous l'influence de l'amour de la propriété,--sentiment représentatif qui, agissant dans de justes bornes, conduit au bien-être,--le voleur prend le bien d'un autre homme, son action est déterminée par l'imagination de certains plaisirs immédiats de genres relativement simples, plutôt que par l'imagination moins nette de peines possibles qui sont plus éloignées et de genres relativement complexes. Mais, chez l'homme consciencieux, il y a un motif adéquat de retenue, encore plus représentatif dans sa nature, renfermant non seulement les idées de châtiment, de déshonneur et de ruine, mais aussi l'idée des droits de la personne qui a la propriété, et des souffrances que lui causerait la perte de son bien: le tout est joint à une aversion générale pour les actes nuisibles aux autres, aversion qui naît des effets héréditaires de l'expérience. Nous voyons ici à la fin, comme nous l'avons vu en commençant, que, tout compte fait, la direction donnée par le sentiment le plus complexe conduit mieux au bien-être que la direction donnée par le sentiment le plus simple.

Il en est de même des coordinations intellectuelles par lesquelles les stimulus aboutissent aux mouvements. Les actes du genre le plus bas, appelés réflexes,--dans lesquels une impression faite sur un nerf afférent produit à travers un nerf efférent une décharge qui engendre la contraction,--révèlent un ajustement très limité d'actes à leurs fins: l'impression étant simple, et simple aussi le mouvement qui en résulte, la coordination interne est simple elle-même.

Il est évident que si plusieurs sens peuvent être affectés en même temps par un objet extérieur, et si les mouvements provoqués par lui sont combinés d'une manière différente selon que cet objet appartient à un genre ou à un autre, les coordinations intermédiaires deviennent nécessairement plus compliquées. Il est évident aussi que tout progrès dans l'évolution de l'intelligence, servant toujours à mieux assurer la conservation de l'être, présente le même trait général. Les adaptations par lesquelles les actions plus compliquées s'approprient à des circonstances plus compliquées impliquent des coordinations plus complexes, par suite plus délibérées et plus conscientes. Lorsque nous arrivons aux hommes civilisés, qui, dans leurs affaires journalières, pèsent un grand nombre de données ou de conditions, et adaptent leurs procédés à des conséquences variées, nous voyons que les actions intellectuelles, devenues ce que nous appelons des jugements, sont à la fois très élaborées et très délibérées.

Voyons maintenant ce qui touche à l'autorité relative des motifs. En montant des créatures les plus basses jusqu'à l'homme, et des types les plus grossiers de l'humanité jusqu'aux plus élevés, la force de conservation s'est accrue par la subordination d'excitations simples à des excitations composées, par la subordination de sensations actuelles à des idées de sensations à venir, par le fait de soumettre les sentiments présentatifs aux sentiments représentatifs, et les sentiments représentatifs aux sentiments re-représentatifs. A mesure que la vie s'est développée, la sensibilité concomitante est devenue de plus en plus idéale; parmi les sentiments produits par la combinaison des idées, les plus élevés, ceux qui se sont développés les derniers, sont les sentiments recomposés ou doublement idéaux. Considérés comme guides, les sentiments ont donc une autorité d'autant plus grande que, par leur complexité et leur idéalité, ils s'éloignent davantage de simples sensations et de simples appétits.

On découvre une autre conséquence en étudiant le côté intellectuel des processus psychiques par lesquels des actes sont adaptés à des fins. Quand ils sont peu élevés et simples, ils ne comprennent que la direction d'actes immédiats par des stimulus immédiats; le tout dans les cas de ce genre ne dure qu'un moment, et ne se rapporte qu'à un résultat prochain. Mais, avec le développement de l'intelligence et l'accroissement de l'idéalité des motifs, les fins auxquelles les actes sont adaptés cessent d'être exclusivement immédiates. Les motifs, plus idéaux, se rapportent à des fins plus éloignées; à mesure qu'on s'approche des types les plus élevés, les fins actuelles se subordonnent d'une manière croissante à ces fins futures que les motifs idéaux ont pour objet. Il en résulte une certaine présomption en faveur d'un motif qui se rapporte à un bien éloigné, en comparaison d'un motif qui se rapporte à un bien prochain.

43. Outre les diverses influences favorisant la croyance ascétique qu'il est nuisible de faire des choses agréables, et avantageux de supporter des choses désagréables, j'ai donné à entendre dans le chapitre précédent, qu'il restait à déterminer une influence dont la source est plus profonde. Cette influence a été indiquée dans les paragraphes précédents.

En effet, la vérité générale que la direction donnée par des plaisirs simples et des peines simples, comme il s'en produit suivant qu'on satisfait ou non aux besoins du corps, ne vaut pas, à certains points de vue, la direction donnée par les peines et les plaisirs nés des sentiments complexes idéaux, cette vérité a conduit à penser qu'il fallait mépriser les inclinations provenant des besoins du corps. En outre, la vérité générale que la poursuite de satisfactions prochaines est, sous un rapport, inférieure à la poursuite de satisfactions éloignées, a conduit à croire que les satisfactions prochaines doivent être regardées comme de peu de prix.

Dans les premières phases de chaque science, les généralisations auxquelles on arrive ne sont pas assez déterminées. Les formules distinctes pour exprimer les vérités reconnues ne s'établissent qu'ensuite par la limitation des formules indistinctes. La vision physique apprécie seulement d'abord les traits les plus marqués des objets et conduit ainsi à de grossières classifications que la vision perfectionnée, impressionnable par de plus petites différences, doit ensuite corriger; il en est de même pour la vision mentale en ce qui concerne les vérités générales: des inductions, formulées d'abord avec beaucoup trop de généralité, ont à compter plus tard avec le scepticisme et l'observation critique qui les restreignent, en s'appuyant sur des différences non encore remarquées. Par suite, nous pouvons nous attendre à trouver que les conclusions courantes en morale vont trop loin. Ces croyances dominantes en morale, admises également par les moralistes de profession et par tout le monde en général, sont devenues erronées, par trois procédés différents, faute de détermination suffisante.

D'abord, il n'est pas exact que l'autorité des sentiments les plus bas comme guides soit toujours inférieure à l'autorité des sentiments les plus élevés; elle est au contraire souvent supérieure. Il se présente tous les jours des occasions où il faut obéir aux sensations plutôt qu'aux sentiments. Que quelqu'un s'avise de rester une nuit entière exposé tout nu à une tempête de neige, ou de passer une semaine sans manger, ou de tenir la tête dix minutes sous l'eau, et il verra que les plaisirs et les souffrances ayant un rapport direct avec la conservation de la vie ne peuvent se subordonner entièrement aux plaisirs et aux souffrances qui ont avec la conservation de la vie un rapport indirect. Bien que dans plusieurs cas la direction donnée par les sentiments simples soit plus nuisible que la direction donnée par les sentiments complexes, dans d'autres cas la direction des sentiments complexes est plus fatale que celle des sentiments simples; et dans un grand nombre de cas leur autorité relative sur la conduite est indéterminée. Admettons que, chez un homme poursuivi, les sentiments de protestation qui accompagnent un effort intense et prolongé doivent, pour la conservation de la vie, être subordonnés à la crainte inspirée par ceux qui le poursuivent; cependant, s'il persiste jusqu'à ce qu'il tombe, l'épuisement qui en résulte causera peut-être la mort, tandis qu'autrement, si la poursuite avait cessé, la mort ne serait peut-être pas survenue. Supposons qu'une veuve laissée dans la pauvreté doive se refuser à elle-même ce qu'il lui faut donner à ses enfants pour sauver leur vie; cependant, si ce dévouement va trop loin, il peut en résulter que les enfants seront entièrement privés non seulement de toute nourriture, mais encore de toute protection. Supposons que, en exerçant son cerveau du matin au soir, un homme qui a des embarras d'argent doive mépriser la révolte de ses sensations corporelles pour obéir au désir que sa conscience lui impose de payer toutes ses dettes; cependant il peut pousser la sujétion des sentiments simples vis-à-vis des sentiments complexes au point d'altérer sa santé et de faillir ainsi malgré lui à cette tâche qu'il aurait remplie en diminuant un peu cette sujétion. Il est donc clair que la subordination des sentiments les plus bas doit être une subordination conditionnelle. La suprématie des sentiments les plus élevés doit être une suprématie limitée.

La généralisation ordinaire pèche par excès à un autre point de vue. La vie, on l'a vu, est d'autant plus élevée que les sentiments simples présentatifs sont plus sous le contrôle des sentiments composés représentatifs; à cette vérité, on joint, comme des corollaires légitimes, des propositions qui n'en découlent point. La conception courante c'est, non pas seulement que l'inférieur doit être subordonné au supérieur quand ils sont en conflit, mais que l'inférieur doit être méprisé même lorsqu'il n'y a pas conflit. La tendance produite par le progrès des idées morales, à condamner l'obéissance aux sentiments inférieurs quand les sentiments supérieurs protestent, a fait naître une tendance à condamner les sentiments inférieurs pris en eux-mêmes. «Je crois réellement qu'elle fait ce qu'elle fait parce qu'elle aime à le faire,» me disait un jour une dame en parlant d'une autre, et la forme de l'expression, comme le ton, dénotait la croyance non seulement qu'une telle manière d'agir est mauvaise, mais encore qu'elle devait paraître mauvaise à tout le monde.

Il y a là une idée très répandue, bien qu'en pratique elle reste ordinairement sans effet, et produise seulement différentes formes accidentelles d'ascétisme: tel est par exemple le cas de ceux qui regardent comme tout à fait courageux et salutaire de se passer de pardessus pendant l'hiver ou de continuer à se baigner en plein air. En général, les sentiments agréables qui accompagnent la satisfaction légitime des besoins du corps sont acceptés: il est assez nécessaire, il est vrai, de les accepter.

Mais, oubliant ces contradictions dans la pratique, les hommes laissent paraître une vague idée qu'il y aurait quelque chose de dégradant, ou de nuisible, ou tous les deux à la fois, à faire ce qui est agréable, à éviter ce qui est désagréable. «Agréable, mais mauvais,» c'est une expression fréquemment employée pour faire entendre que ces deux termes ont une connexion naturelle. Comme nous l'avons indiqué plus haut, de pareilles croyances supposent une intelligence confuse de la vérité générale que les sentiments composés et représentatifs ont, tout compte fait, une autorité plus haute que les sentiments simples et présentatifs. Comprise avec discernement, cette vérité implique que l'autorité des sentiments simples, ordinairement moindre que celle des sentiments composés, mais quelquefois plus grande, doit être habituellement acceptée quand les sentiments composés ne s'y opposent pas.

Ce principe de subordination est mal compris encore d'une troisième manière. Un des contrastes entre les sentiments développés les premiers et les sentiments développés en dernier lieu, consiste en ce qu'ils se rapportent respectivement aux effets les plus immédiats des actions ou à leurs effets les plus éloignés; en principe général, la direction donnée par ce qui est proche est inférieure à la direction donnée par ce qui est éloigné. Il en est résulté la croyance que les plaisirs du présent doivent être sacrifiés à ceux de l'avenir, indépendamment du genre de ces plaisirs. Nous en voyons une preuve dans la maxime souvent répétée aux enfants, quand ils prennent leurs repas, à savoir qu'ils devraient en garder le meilleur morceau pour la fin; on gronde l'imprévoyant qui cède à la première impulsion, et l'on donne à entendre par là, sans l'enseigner expressément, que le même plaisir a plus de prix quand on le réserve. On peut suivre cette manière de penser à travers les actes de chaque jour, non pas assurément chez tous les hommes, mais chez ceux que l'on distingue comme prudents et bien réglés dans leur conduite. L'homme d'affaires, qui dévore son déjeuner pour ne pas manquer le train, qui avale une sandwich vers le milieu de la journée et prend un dernier repas quand il est trop fatigué pour jouir du repos du soir, mène une vie où non seulement les besoins du corps, mais aussi les besoins nés de goûts et de sentiments plus élevés sont méprisés autant qu'ils peuvent l'être, et tout cela pour atteindre des fins éloignées! encore trouverez-vous, si vous demandez quelles sont ces fins éloignées, dans le cas où il n'y a pas d'enfants à établir, qu'elles consistent simplement dans la conception d'une vie plus confortable pour un temps à venir. L'idée qu'il est mal de chercher des jouissances immédiates, et qu'il est bien d'en chercher quelques-unes seulement si elles sont éloignées, cette idée est tellement enracinée qu'un homme d'affaires après avoir pris part à une partie de plaisir, essaye parfois de défendre sa conduite. Il veut prévenir les jugements défavorables de ses amis en expliquant que l'état de sa santé l'a forcé à se donner un jour de congé. Néanmoins, si vous l'interrogez sur son avenir, vous trouvez que son ambition est de se retirer le plus tôt possible et de se donner tout entier aux plaisirs qu'il a maintenant presque honte de se permettre.

La vérité générale découverte par l'étude de l'évolution de la conduite, au-dessous de l'homme et dans l'homme, à savoir que, pour la conservation de la vie, les sentiments primitifs, simples, présentatifs doivent être contrôlés par les sentiments développés les derniers, composés et représentatifs, cette vérité a donc été reconnue par les hommes, dans le cours de la civilisation; mais nécessairement elle l'a été d'abord d'une manière trop confuse. La conception commune, qui se trompe en supposant illimitée l'autorité du sentiment supérieur sur l'inférieur, pèche aussi en admettant que l'on doit résister à la loi de l'inférieur même quand elle n'est pas en opposition avec la loi du supérieur, et elle pèche encore par la supposition qu'un plaisir donnant lieu à une tendance convenable, quand il est éloigné, ne donne pas lieu à une tendance semblable s'il est prochain.

44. Sans le dire explicitement, nous avons ainsi suivi la genèse de la conscience morale. Car le trait incontestablement essentiel de la conscience morale c'est le contrôle de certain sentiment ou de certains sentiments par un autre sentiment ou par plusieurs.

Chez les animaux supérieurs, nous pouvons voir assez distinctement le conflit des sentiments et la sujétion des plus simples aux plus composés: ainsi lorsqu'un chien résiste à la tentation de dévorer quelque aliment par la crainte des châtiments qui pourraient suivre s'il cédait à son appétit, ou lorsqu'il ne continue pas à creuser un trou de peur de perdre son maître qui s'éloigne. Ici, cependant, bien qu'il y ait subordination, il n'y a pas subordination consciente; il n'y a pas la réflexion qui révèle qu'un sentiment a cédé à un autre. Il en est ainsi, même chez les hommes dont l'intelligence est peu développée. L'homme pré-social, errant par familles et gouverné par des sensations et des émotions comme celles que causent les circonstances du moment, bien que sujet de temps en temps à des conflits de motifs, rencontre relativement peu de cas où l'avantage de subordonner un plaisir immédiat à un plaisir éloigné s'impose à son attention; il n'a pas non plus l'intelligence requise pour analyser et généraliser ces cas lorsqu'ils se présentent. C'est seulement lorsque l'évolution sociale rend la vie plus complexe, les causes de retenue nombreuses et fortes, les maux d'une conduite spontanée manifestes, et les avantages à retirer de la prévoyance suffisamment certains, qu'il peut y avoir des expériences assez fréquentes pour rendre familiers les bons effets de la subordination des sentiments simples à d'autres plus complexes. C'est aussi seulement alors qu'apparaît une puissance intellectuelle suffisante pour fonder une induction sur ces expériences; ensuite les inductions individuelles sont en assez grand nombre pour former une induction publique et traditionnelle qui s'imprime en chaque génération à mesure qu'elle s'accroît.

Nous sommes amenés ici à certains faits d'une profonde signification. Cet abandon réfléchi d'un bien immédiat et spécial pour obtenir un bien éloigné et général, en même temps qu'il est le trait cardinal de la retenue appelée morale, est aussi un trait cardinal d'autres actes de retenue que celui que nous appelons moral--de ceux qui ont leur origine dans la crainte du législateur visible, ou du législateur invisible, ou de la société en général. Toutes les fois que l'individu s'abstient de faire ce à quoi le porte un désir passager, de peur de s'exposer ensuite à une punition légale, ou à la vengeance divine, ou à la réprobation publique, ou à tous ces dangers à la fois, il renonce au plaisir prochain et défini plutôt que de s'attirer des peines éloignées et plus graves, quoique moins définies, en goûtant ce plaisir; et, réciproquement, lorsqu'il se soumet à quelques maux présents, c'est qu'il peut en recueillir quelque plaisir probable futur, politique, religieux ou social. Mais, bien que ces quatre sortes de contrôle intérieur aient le caractère commun que les sentiments les plus simples et les moins idéaux sont soumis dans la conscience à des sentiments plus complexes et plus idéaux, et bien que, d'abord, elles soient en pratique coextensives et indiscernables, cependant elles diffèrent dans le cours de l'évolution sociale, et il arrive que le contrôle moral, avec les conceptions et les sentiments qui l'accompagnent, devient indépendant. Jetons un coup d'oeil sur les aspects essentiels du processus.

Lorsque, comme dans les sociétés les plus grossières, il n'existe encore ni règle politique ni règle religieuse, la principale cause qui empêche de satisfaire chaque désir à mesure qu'il se manifeste est la conscience des maux qui résulteront de la colère des autres sauvages, si la satisfaction du désir est obtenue à leurs dépens. A ce premier degré, les peines imaginées qui constituent le motif directeur sont celles qui pourraient être infligées par des êtres de même nature, qui ne se distinguent pas, au point de vue du pouvoir, les uns des autres: les causes de retenue politique, religieuse et sociale sont donc jusqu'alors représentées uniquement par cette crainte mutuelle de la vengeance.

Lorsqu'une vigueur, une habileté ou un courage remarquables font d'un homme un chef de guerre, il inspire nécessairement plus de crainte qu'aucun autre, et par suite tous s'abstiennent surtout de satisfaire les inclinations qui pourraient lui nuire ou l'offenser. Peu à peu, comme par l'habitude de la guerre l'exercice du commandement s'établit d'une manière durable, on en vient à distinguer à la fois les maux qui résulteraient probablement de la colère du chef, non seulement dans le cas où on l'attaquerait mais aussi dans celui où on lui désobéirait, des maux plus petits causés par l'antagonisme d'autres personnes et des maux plus vagues qui naissent de la réprobation sociale. En d'autres termes, le contrôle politique commence à se différencier du contrôle plus indéfini d'une crainte mutuelle.

En même temps s'est développée la théorie des esprits. Partout, excepté dans les groupes les plus grossiers, l'ombre d'un mort, que l'on cherche à apaiser au moment de la mort et dans la suite, est regardée comme capable de nuire à ceux qui survivent. Par suite, à mesure que s'établit et se précise la théorie des esprits, il se forme un autre genre d'obstacle à la satisfaction immédiate des désirs, obstacle qui consiste dans l'idée des maux que les esprits peuvent infliger quand on les a offensés: lorsque le pouvoir politique est devenu stable, et que les esprits des chefs défunts, considérés comme plus puissants et plus impitoyables que les autres esprits, sont l'objet d'une crainte spéciale, alors commence à se dessiner la forme de retenue que l'on nomme religieuse.

Pendant longtemps, ces trois sortes de freins, avec leurs sanctions corrélatives, bien qu'elles soient séparées dans la conscience, restent coextensives, et il en est ainsi parce qu'elles se rapportent le plus souvent à une seule fin, le succès à la guerre. Le devoir de venger le sang par le sang est proclamé alors même qu'il n'existe rien encore de ce qu'on pourrait appeler une organisation sociale. A mesure que s'accroît le pouvoir du chef, le meurtre des ennemis devient un devoir politique, et il devient un devoir religieux lorsque l'on craint la colère du chef défunt. La fidélité au chef pendant sa vie et après sa mort se manifeste plus hautement par le fait de mettre sa propre vie à sa disposition pour des entreprises guerrières. Les premiers châtiments régulièrement établis le sont pour des actes d'insubordination ou pour des manquements à des pratiques par lesquelles s'affirme la subordination; ils sont tous militaires à l'origine. Les injonctions divines, de leur côté, qui sont primitivement des traditions de la volonté du roi défunt, ont le plus souvent pour objet la destruction des peuples avec lesquels il était en guerre; la colère et l'approbation divines sont conçues comme déterminées par les degrés de la soumission que l'on témoigne à cette volonté, directement par le culte et indirectement par l'obéissance à ses injonctions. Le Fidjien, qui dit-on, se recommande lui-même à son entrée dans l'autre monde par le récit de ses exploits à la guerre, et qui, durant sa vie, se désole quelquefois en songeant qu'il n'a pas massacré assez d'ennemis pour plaire à ses dieux, nous permet de voir quels sont les idées et les sentiments qui résultent de cette théorie et nous rappelle les idées et les sentiments analogues manifestés par les races anciennes.

Ajoutez à cela que le contrôle de l'opinion publique, outre qu'il s'exerce directement, comme au premier degré du développement, par l'estime pour le brave et le blâme pour le lâche, en vient à s'exercer indirectement avec un effet général analogue par l'approbation donnée à la fidélité envers le chef et à la piété envers le Dieu. De telle sorte que les trois formes différenciées de contrôle qui se développent parallèlement avec l'organisation et l'action militaires, tout en fortifiant des causes de retenue et des encouragements analogues, se fortifient aussi mutuellement, et ces disciplines séparées et unies ont pour caractère commun d'imposer le sacrifice d'avantages spéciaux et immédiats pour faire obtenir des avantages plus généraux et plus éloignés.

En même temps se sont développés sous les trois mêmes sanctions d'autres motifs de retenue ou d'excitation d'un autre ordre, également caractérisés par la subordination d'un bien prochain à un bien éloigné. Les agressions dirigées contre des hommes étrangers à la société ne peuvent réussir si les agressions entre les membres de la même société sont fréquentes. La guerre implique une coopération, et toute coopération est rendue impossible par des antagonismes entre ceux qui ont à coopérer. Nous avons vu que, dans le groupe primitif encore dépourvu de gouvernement, la principale raison qui empêche chaque individu de satisfaire immédiatement ses désirs est la crainte de la vengeance des autres hommes dans le cas où cette satisfaction leur causerait un dommage, et, pendant les premières phases du développement social, cette crainte des représailles continue à être le principal motif du renoncement tel qu'il existe. Mais, bien que longtemps après qu'une autorité politique s'est établie on continue à se satisfaire au détriment d'autrui, l'accroissement de l'autorité politique réprime peu à peu cette manière d'agir. Le fait que le succès des guerres est compromis si ses soldats se battent entre eux, s'impose à l'attention du chef. Il a un puissant motif pour empêcher les querelles et par suite pour prévenir les agressions qui causent les querelles; à mesure que son pouvoir grandit, il défend les agressions et inflige des punitions à ceux qui désobéissent. Bientôt, les freins politiques de ce genre, comme ceux du genre précédent, sont renforcés par des freins religieux. Le chef habile, qui réussit à la guerre en partie parce qu'il maintient ainsi le bon ordre parmi ceux qui le suivent, laisse derrière lui la tradition des commandements qu'il donnait ordinairement. La crainte de son fantôme tend à faire naître le respect pour ces commandements, et ils finissent par acquérir un caractère sacré. Avec un nouveau progrès de l'évolution morale, de la même manière se produisent de nouvelles interdictions relatives à des agressions de nature moins grave, jusqu'à ce que par degrés se forme un corps de lois civiles. Et alors, de la manière que nous avons vue, se développe la croyance à une désapprobation divine de ces délits civils sans importance aussi bien que des plus graves; elle aboutit, à l'occasion, à une série d'injonctions religieuses qui s'harmonisent avec les injonctions politiques et les fortifient. En même temps se développe, comme auparavant, une sanction sociale pour ces règles de gouvernement intérieur, donnant de la force à la sanction politique et à la sanction religieuse.

Mais il faut observer maintenant que si ces trois contrôles, politique, religieux et social, conduisent séparément les hommes à subordonner les satisfactions prochaines aux satisfactions éloignées, et s'ils sont à ce point de vue semblables au contrôle moral qui exige habituellement que l'on fasse passer les sentiments simples, présentatifs, après les sentiments complexes, représentatifs, et que l'on subordonne le présent à l'avenir, ils ne constituent cependant pas le contrôle moral, mais y préparent seulement; ce sont des contrôles à l'abri desquels se développe le contrôle moral. On obéit d'abord au commandement du législateur politique, non pas parce que l'on en perçoit la rectitude, mais simplement parce que c'est son commandement, et que l'on sera puni si l'on y désobéit. Ce qui retient, ce n'est pas une représentation mentale des conséquences mauvaises que l'acte défendu doit, dans la nature des choses, entraîner; mais c'est une représentation mentale de conséquences mauvaises tout artificielles. De nos jours encore on retrouve dans certaines formules légales la doctrine primitive d'après laquelle l'agression dirigée par un citoyen contre un autre est coupable et doit être punie, non pas tant à cause du dommage qui est causé, qu'à cause du mépris ainsi témoigné pour la volonté du roi. De même, le crime de violer un commandement de Dieu consistait, à ce que l'on croyait autrefois et comme beaucoup le croient encore aujourd'hui, dans le fait de désobéir à Dieu plutôt que dans celui de causer volontairement un dommage; maintenant encore, c'est une croyance commune que les actes sont bons seulement lorsqu'on les accomplit pour se conformer consciencieusement à la volonté divine: bien plus, ils sont même mauvais dès qu'on les accomplit autrement. C'est encore la même chose pour le contrôle qu'exerce en outre l'opinion publique. Si l'on écoute les remarques faites relativement à l'observation des règles sociales, on verra que la violation de ces règles est condamnée non pas tant à cause d'un vice essentiel que parce qu'elle témoigne d'un certain mépris pour l'autorité du monde. Le contrôle vraiment moral est encore aujourd'hui bien imparfaitement différencié de ces contrôles à l'abri desquels il s'est développé; nous le voyons dans le fait que les systèmes de morale dont nous avons fait plus haut la critique confondent tous le contrôle moral avec l'un ou l'autre de ceux-là. Pour les moralistes d'une certaine classe, les règles morales dérivent des ordres d'un pouvoir politique suprême. Ceux d'une autre classe ne leur attribuent pas d'autre origine que la volonté divine révélée. Et, bien que les hommes qui prennent pour guide l'opinion publique ne formulent pas leur doctrine, cependant la croyance, souvent manifestée, qu'une conduite autorisée par la société n'est pas blâmable, indique que pour certains hommes le bien et le mal ne dépendent que de l'opinion publique.

Avant d'aller plus loin, nous devons résumer les résultats de cette analyse. Les vérités essentielles à retenir relatives à ces trois formes de contrôle extérieur auxquelles est soumise l'unité sociale, sont celles-ci: D'abord, elles ont fait leur évolution en même temps que la société a fait la sienne, comme moyens de préservation sociale rendus nécessaires par les circonstances mêmes; il en résulte qu'en général elles s'accordent l'une avec l'autre. En second lieu, les freins corrélatifs internes engendrés dans l'unité sociale sont les représentations de résultats éloignés qui sont plutôt accidentels que nécessaires,--pénalité légale, punition surnaturelle, réprobation sociale. En troisième lieu, ces résultats, plus simples et plus directement produits par des activités personnelles, peuvent être plus vivement conçus que ne le peuvent être les résultats que font naturellement naître les actions dans le cours des choses, et par suite ces conceptions ont plus de puissance sur des esprits peu développés. Quatrièmement, comme aux freins ainsi engendrés est toujours jointe l'idée d'une coercition externe, la notion d'obligation apparaît; elle est ainsi habituellement associée à celle du sacrifice d'avantages immédiats et spéciaux à des avantages éloignés et généraux. Enfin, cinquièmement, le contrôle moral s'accorde dans une large mesure, au point de vue de ses prescriptions, avec les trois contrôles ainsi formés, et s'accorde aussi avec eux par la nature générale des processus de l'esprit qui produisent la conformité à ces injonctions; mais il en diffère par la nature spéciale de ces processus.

45. Nous voilà préparés à voir que les freins considérés proprement comme moraux sont différents des freins dont l'évolution les fait sortir et avec lesquels ils sont longtemps confondus, en ce qu'ils ne se rapportent pas aux effets extrinsèques des actions, mais à leurs effets intrinsèques. Le motif véritablement moral qui détourne du meurtre, ne consiste pas dans une représentation de la pendaison qu'il aura pour conséquence, ou dans une représentation des tortures qui en résulteront dans un autre monde, ou dans une représentation de l'horreur et de la haine qu'il excitera chez nos concitoyens, mais bien dans une représentation des résultats nécessaires et naturels: la mort cruelle infligée à la victime, la destruction de toutes ses chances de bonheur, les souffrances causées à tous les siens. Ni la pensée de l'emprisonnement, ni celle d'une punition divine, ni celle de la défaveur publique, ne constituent la véritable raison morale pour ne pas voler, mais bien la pensée du dommage fait à la personne dépouillée, avec une vague conscience des maux généraux produits par le mépris du droit de propriété. Ceux qui condamnent l'adultère par des considérations morales, ne songent ni à une action en dommages et intérêts, ni à une punition future qui doit suivre la violation d'un commandement, ni à la perte de la réputation; ils pensent au malheur causé ou à la femme ou au mari dont les droits sont méconnus, à l'atteinte portée aux enfants et aux funestes conséquences générales qui accompagnent le mépris du lien du mariage. Réciproquement, celui qui est poussé par un sentiment moral à assister un de ses semblables dans l'embarras, ne se représente pas une récompense actuelle ou future; il se représente seulement la condition meilleure qu'il s'efforce de procurer à celui qu'il oblige. Un homme qui est moralement disposé à lutter contre un mal social, ne songe ni à quelque avantage matériel ni aux applaudissements populaires, mais seulement aux misères qu'il cherche à faire disparaître, à l'accroissement de bien-être qui en résultera. Ainsi le motif moral diffère partout des motifs auxquels il est associé, en ce que, au lieu d'être constitué par des représentations de conséquences accidentelles, collatérales et non nécessaires de nos actes, il est constitué par des représentations de conséquences que ces actes produisent naturellement. Ces représentations ne sont pas toutes distinctes, bien que quelques-unes d'entre elles soient habituellement présentes; mais elles forment un assemblage de représentations indistinctes accumulées par l'expérience des résultats d'actes semblables dans la vie de l'individu, superposé à une conscience encore plus indistincte mais considérable, due aux effets transmis par l'hérédité de semblables expériences faites par les devanciers: le tout forme un sentiment à la fois solide et vague.

Nous voyons maintenant pourquoi les sentiments moraux et les freins corrélatifs ont apparu plus tard que les sentiments et les freins dont l'origine se trouve dans l'autorité politique, religieuse et sociale, et comment ils s'en sont dégagés lentement et encore si incomplètement aujourd'hui. C'est seulement en effet par ces sentiments et ces freins d'un ordre inférieur que pouvaient être maintenues les conditions dans lesquelles les sentiments et les freins plus élevés se développent. Cela est vrai aussi bien pour les sentiments qui regardent l'individu que pour les sentiments dont les autres sont l'objet. Les peines qui résulteront de l'imprévoyance et les plaisirs que l'on s'assure en épargnant ce dont on aura besoin dans l'avenir, et en travaillant pour se le procurer, peuvent être habituellement opposés dans la pensée, mais seulement autant que des arrangements sociaux bien établis rendent l'accumulation possible, et, pour que de pareils arrangements puissent s'établir, il faut que la crainte du législateur visible, ou du législateur invisible, ou de l'opinion publique entre en jeu. C'est seulement après que des freins politiques, religieux et sociaux ont produit une communauté stable, qu'il peut y avoir une expérience assez grande des peines, positives et négatives, sensationnelles et émotionnelles, que causent les agressions criminelles, pour engendrer contre elles l'aversion morale constituée par la conscience de leurs mauvais résultats intrinsèques. Il est encore plus manifeste qu'un sentiment moral comme celui de l'équité abstraite, que ne blessent pas seulement les injustices commises contre des hommes, mais encore les institutions politiques qui leur causent quelque désavantage, peut se développer seulement lorsque le développement social auquel on est parvenu donne une expérience familière à la fois des maux qui résultent directement des injustices, et aussi de ceux qui découlent indirectement des privilèges de certaines classes par lesquels l'injustice est rendue facile.

Que les sentiments appelés moraux aient la nature et l'origine que nous indiquons, on le voit encore par le fait que nous leur donnons ce nom en proportion du degré où ils ont pour caractères, d'abord d'être re-représentatifs, ensuite de se rapporter à des effets indirects plutôt qu'à des effets directs, et généralement à des effets éloignés plutôt qu'à des effets prochains, et enfin de tendre à des effets qui sont ordinairement généraux plutôt que spéciaux. Ainsi, bien que nous condamnions un homme pour ses folies et que nous approuvions l'économie dont un autre fait preuve, nous ne classons pas leurs actes respectivement comme vicieux et vertueux: ces mots sont trop forts; les résultats présents et futurs diffèrent trop peu ici, au point de vue de leur valeur concrète et de leur idéalité, pour rendre ces mots pleinement applicables. Supposons cependant que les folies dont nous parlons entraînent nécessairement la misère pour la femme et les enfants de celui qui les commet, entraînent des suites fâcheuses atteignant aussi bien l'existence des autres que celle de leur auteur, la culpabilité de ces folies devient alors évidente. Supposons encore que, poussé par le désir de retirer sa famille de la misère à laquelle il l'a réduite, le dissipateur fasse un faux ou commette quelque autre fraude. Bien qu'en le considérant à part, nous caractérisions comme moral le sentiment auquel il obéit, et que nous soyons par suite disposés à l'indulgence, cependant nous condamnons comme immorale son action prise comme un tout; nous regardons comme ayant une autorité supérieure les sentiments qui répondent aux droits de propriété, sentiments qui sont re-représentatifs à un plus haut degré, et se rapportent à des conséquences générales plus éloignées. La différence, habituellement reconnue, entre la valeur relative de la justice et de la générosité, sert à bien faire comprendre cette vérité. Le motif qui préside à une action généreuse se rapporte à des effets d'un genre plus concret, plus spécial et plus prochain, que le motif qui préside à la justice; celui-ci, par delà les effets prochains, moins concrets ordinairement eux-mêmes, que ceux que considère la générosité, implique une conscience des effets éloignés, complexes et généraux, du fait de maintenir d'équitables relations. Aussi affirmons-nous que la justice l'emporte sur la générosité.

Je rendrai plus facile l'intelligence de cette longue argumentation en citant ici encore un passage de la lettre à M. Mill dont j'ai déjà parlé, à la suite du passage reproduit plus haut.

«Pour faire comprendre entièrement ce que je veux dire, il me semble nécessaire d'ajouter que, en correspondance avec les propositions fondamentales d'une science morale développée, certaines intuitions morales fondamentales ont été et sont encore développées dans la race, et que, bien que ces intuitions morales soient le résultat d'expériences accumulées d'utilité, devenues graduellement organiques et héréditaires, elles sont devenues complètement indépendantes de l'expérience consciente. Absolument comme je crois que l'intuition de l'espace, qui existe chez tout individu vivant, dérive des expériences organisées et consolidées de tous les individus, ses ancêtres, qui lui ont transmis leur organisation nerveuse lentement développée; comme je crois que cette intuition, qui n'a besoin pour être rendue définitive et complète que d'expériences personnelles, est devenue pratiquement une forme de pensée entièrement indépendante en apparence de l'expérience; je crois aussi que les expériences d'utilité organisées et consolidées à travers toutes les générations passées de la race humaine, ont produit des modifications nerveuses correspondantes, qui, par une transmission et une accumulation continues, sont devenues en nous certaines facultés d'intuition morale, certaines émotions correspondant à la conduite bonne ou mauvaise, qui n'ont aucune base apparente dans les expériences individuelles d'utilité. Je soutiens aussi que de même que l'intuition de l'espace répond aux démonstrations exactes de la géométrie, qui en vérifie et en interprète les grossières conclusions, de même les intuitions morales répondront aux démonstrations de la science morale, qui en interpréteront et vérifieront les grossières conclusions.»

A cela, en passant, j'ajouterai seulement que l'hypothèse de l'évolution nous rend ainsi capables de concilier les théories morales opposées, comme elle nous permet de concilier les théories opposées de la connaissance. En effet, de même que la doctrine des formes innées de l'intuition intellectuelle s'accorde avec la doctrine expérimentale, du moment où nous reconnaissons la production de facultés intellectuelles par l'hérédité des effets de l'expérience, la doctrine des facultés innées de perception morale s'accorde avec celle de l'utilitarisme dès que l'on voit que les préférences et les aversions sont rendues organiques par l'hérédité des effets des expériences agréables ou pénibles faites par nos ancêtres.

46. Il nous faut répondre encore à une autre question. Comment se produit le sentiment d'obligation morale en général? D'où vient le sentiment du devoir considéré comme distinct des sentiments particuliers qui nous portent à la tempérance, à la prudence, à la bienfaisance, à la justice, à la bonne foi, etc.? La réponse est que c'est un sentiment abstrait engendré d'une manière analogue à celle dont se forment les idées abstraites.

L'idée de la couleur a primitivement un caractère entièrement concret qui lui est donné par un objet qui a une couleur, comme nous le montrent certains noms qui n'ont subi aucune modification, tels que orange et violet (violette). La dissociation de chaque couleur de l'objet dont l'idée était spécialement associée avec elle au début s'est faite à mesure que la couleur a été associée par la pensée à des objets différents du premier et différents entre eux. L'idée d'orange a été conçue d'une manière de plus en plus abstraite à mesure qu'en se rappelant différents objets qui présentaient cette couleur orange on a négligé leurs attributs divers pour ne penser qu'à leur attribut commun.

Il en est de même si nous montons d'un degré et observons comment se forme l'idée abstraite de couleur séparée de celle des couleurs particulières. Si tous les corps étaient rouges, la conception abstraite de couleur n'existerait pas. Supposez que tous les corps soient rouges ou gris; il est évident que l'on prendrait l'habitude mentale de penser à l'une ou à l'autre de ces couleurs en connexion avec n'importe quel objet dont on saurait le nom. Mais multipliez les couleurs de telle sorte que la pensée erre incertaine à travers les idées de toutes ces couleurs à mesure que l'on nomme un objet, et il en résulte la notion de couleur indéterminée, de la propriété commune que les objets possèdent de nous affecter par la lumière réfléchie à leur surface, aussi bien que par leurs formes. En effet, la notion de cette propriété commune est celle qui reste constante, tandis que l'imagination se représente toute la variété possible des couleurs. Elle est dans toutes les choses colorées le trait uniforme, c'est-à-dire la couleur abstraite.

Les termes qui se rapportent à la quantité fournissent des exemples d'une dissociation plus marquée de l'abstrait et du concret. En groupant différentes choses comme petites en comparaison de celles du genre auquel elles appartiennent ou de celles d'autres genres, et de même en groupant quelques objets comme relativement grands, nous obtenons les notions abstraites de petitesse et de grandeur. Appliquées comme elles le sont à d'innombrables choses très diverses, non seulement à des objets, mais à des forces, à des durées, à des nombres, à des valeurs, ces notions sont maintenant si peu liées au concret, que leurs significations abstraites sont extrêmement vagues.

Nous devons noter en outre qu'une idée abstraite ainsi formée acquiert souvent une indépendance illusoire; nous le voyons dans le cas du mouvement qui, dissocié par la pensée de tout corps particulier, de toute vitesse et de toute direction, est quelquefois mentionné comme s'il pouvait être conçu indépendamment de tout mobile.

Tout cela est vrai du subjectif aussi bien que de l'objectif, et, parmi les autres états de conscience, c'est vrai des émotions telles que la réflexion nous les fait connaître. En groupant les sentiments re-représentatifs décrits plus haut, qui, différents entre eux à d'autres égards, ont un élément commun, et en effaçant par suite leurs éléments dissemblables, on rend cet élément commun relativement appréciable et l'on en fait un sentiment abstrait. Ainsi se produit le sentiment de l'obligation morale ou du devoir. Etudions-en la genèse.

Nous avons vu que, pendant le progrès de l'existence animée, les sentiments les derniers développés, plus composés et plus représentatifs, servant à ajuster la conduite à des besoins plus éloignés et plus généraux, ont toujours l'autorité de guides supérieurs relativement aux sentiments primitifs et plus simples, sauf les cas où ces derniers sont intenses. Cette autorité supérieure, échappant aux types d'êtres inférieurs qui ne peuvent généraliser, et peu appréciée des hommes primitifs qui n'ont que de faibles pouvoirs de généralisation, a été distinctement reconnue à mesure que la civilisation et le développement mental qui la suit ont augmenté. Des expériences accumulées ont produit la conscience que la direction donnée par des sentiments qui se rapportent à des résultats éloignés et généraux fait mieux parvenir ordinairement au bien-être que la direction donnée par des sentiments dont la satisfaction est immédiate. Quel est en effet le caractère commun des sentiments qui nous portent à l'honnêteté, à la bonne foi, à l'activité, à la prudence, etc., sentiments que les hommes regardent habituellement comme de meilleurs guides que les appétits ou de simples impulsions? Ce sont tous des sentiments complexes, re-représentatifs, qui se rapportent plutôt à l'avenir qu'au présent. L'idée d'une valeur pour la direction de la conduite s'est donc associée à celle des sentiments qui ont ces caractères; il en résulte que les sentiments inférieurs et plus simples sont sans autorité. Cette idée de valeur pour la direction de la conduite est un élément de la conscience abstraite du devoir.

Mais il y a un autre élément, l'élément de coercivité. Celle-ci tire son origine de l'expérience des formes particulières de freins qui, ainsi que nous l'avons montré plus haut, se sont établies dans le cours de la civilisation--frein politique, religieux et social. Le Dr Bain attribue le sentiment de l'obligation morale aux effets des châtiments infligés par la loi et l'opinion publique aux actes d'un certain genre. Je suis d'accord avec lui pour croire que ces châtiments ont produit le sentiment d'incitation à agir qu'enferme la conscience du devoir, et qu'exprime le mot d'obligation. L'existence d'un élément plus ancien et plus profond, produit comme nous l'avons montré plus haut, est cependant impliquée, je crois, par le fait que quelques-uns des sentiments les plus élevés concernant l'individu lui-même, ceux qui nous portent à la prudence et à l'économie, ont une autorité morale par opposition aux sentiments plus simples qui concernent aussi l'individu: cela prouve que, en dehors de toute pensée de peines factices infligées à l'imprévoyance, le sentiment constitué par une représentation des peines naturelles a acquis une supériorité reconnue. Mais, en acceptant en général cette théorie que la crainte des châtiments politiques et sociaux (auxquels il faut, je pense, ajouter les châtiments religieux) ait enfanté ce sentiment de coercivité qui se développe avec la pensée de faire passer le présent après l'avenir et nos désirs personnels après les droits des autres, il nous importe beaucoup de remarquer ici que ce sentiment de coercivité s'est indirectement associé avec les sentiments regardés comme moraux. En effet, puisque les motifs politique, religieux et social de retenue, sont principalement formés de la représentation des résultats futurs, et puisque le motif moral de retenue est principalement formé de la représentation des résultats futurs, il arrive que les représentations, ayant beaucoup de points communs et ayant été souvent excitées ensemble, la crainte jointe à trois d'entre elles se joint, par association, à la quatrième. La pensée des effets extrinsèques d'un acte défendu excite une crainte qui persiste lorsque l'on pense aux effets intrinsèques de cet acte, et la crainte ainsi liée à ces effets intrinsèques produit un vague sentiment d'incitation morale. Le motif moral, émergeant comme il le fait, mais lentement, du milieu des motifs politique, religieux et social, a pendant longtemps sa part de la conscience qui est inhérente à ces motifs, d'une subordination à quelque activité extérieure, et c'est seulement lorsqu'il devient distinct et prédominant qu'il perd cette conscience associée: le sentiment de l'obligation s'affaiblit seulement alors.

Cette remarque implique la conclusion tacite, qui ne manquera pas de surprendre, que le sentiment du devoir ou de l'obligation morale est transitoire et doit diminuer à mesure que la moralisation s'accroît. Quelque surprenante qu'elle soit, cette conclusion peut être défendue d'une manière satisfaisante. Dès maintenant, l'on peut suivre le progrès vers ce dernier état que nous supposons. Il n'est pas rare d'observer que la persistance à accomplir un devoir finit par en faire un plaisir, et l'on est amené par là à admettre que, tandis que le motif contient d'abord un élément de coercition, cet élément disparaît à la fin, et l'acte s'accomplit sans que l'on ait aucune conscience d'être obligé à l'accomplir. Le contraste entre le jeune homme auquel on commande d'être actif, et l'homme d'affaires si absorbé par ses occupations qu'on ne peut le décider à prendre du repos, nous fait voir comment le travail, qui est à l'origine conçu comme devant être accompli, peut finir par cesser d'être accompagné de cette idée. Il arrive quelquefois, il est vrai, que cette relation est renversée: l'homme d'affaires persiste à travailler par le seul amour du travail, alors qu'il ne devrait pas le faire. Il n'en est pas ainsi uniquement des sentiments qui concernent l'individu lui-même. Que le soin et la protection de la femme par le mari résultent souvent uniquement de sentiments qui trouvent leur récompense directe dans les actes qu'ils inspirent, sans qu'il soit question de devoir; que l'éducation des enfants devienne souvent une occupation absorbante sans qu'il s'y joigne aucun sentiment coercitif d'obligation, ce sont là des vérités évidentes qui nous prouvent que, dès maintenant, pour quelques-uns de nos devoirs essentiels envers les autres, le sentiment de l'obligation s'est comme retiré tout au fond de l'esprit. Il en est de même jusqu'à un certain point pour les devoirs envers les autres d'un genre plus élevé. La conscience, chez beaucoup d'hommes, a franchi ce degré où le sentiment d'un pouvoir qui commande se joint au jugement de la rectitude d'un acte. Le véritable honnête homme, que l'on rencontre quelquefois, non seulement ne songe pas à une contrainte légale, religieuse ou politique, lorsqu'il s'acquitte d'une dette; il ne pense même pas à une obligation qu'il s'imposerait à lui-même. Il fait le bien avec un simple sentiment de plaisir à le faire, et en vérité il souffrirait avec peine que quoique ce fût l'empêchât de le faire.

Il est donc évident qu'avec une adaptation complète à l'état social, cet élément de la conscience sociale exprimé par le mot d'obligation disparaîtra. Les actions d'ordre élevé nécessaires pour le développement harmonieux de la vie seront aussi ordinaires et faciles que les actes inférieurs auxquels nous portent de simples désirs. Dans le temps, la place et la proportion qui leur sont propres, les sentiments moraux guideront les hommes d'une manière tout aussi spontanée et exacte que le font maintenant les sensations. Bien qu'il doive encore exister des idées latentes des maux qui résulteraient de la non-conformité au bien, jointes à l'influence régulatrice de ces sentiments alors qu'elle s'exercera, ces idées n'occuperont pas plus l'esprit que ne le font les idées des maux de la faim au moment même où un homme en bonne santé satisfait son appétit.

47. Cette exposition laborieuse que l'extrême complexité du sujet a rendue nécessaire, contient des idées essentielles que nous allons mettre en relief.

En symbolisant par a et par b les phénomènes extérieurs associés, qui ont un rapport quelconque avec le bien-être de l'organisme, et en symbolisant par c et par d les impressions simples ou composées que l'organisme reçoit du premier, et les mouvements simples et combinés par lesquels ses actes sont adaptés pour s'approprier le second, nous avons vu que la psychologie en général a à s'occuper de la connexion entre la relation ab et la relation cd. En outre, nous avons vu que par voie de conséquence l'aspect psychologique de la morale est l'aspect sous lequel l'ajustement de cd à ab apparaît non pas simplement comme une coordination intellectuelle, mais comme une coordination dans laquelle les plaisirs et les peines sont également des facteurs et des résultats.

On a montré que dans le cours de l'évolution le motif et l'acte deviennent plus complexes, à mesure que l'adaptation des actions intérieures associées, aux actions extérieures associées, s'accroît en étendue et en variété. D'où a découlé le corollaire que les sentiments les derniers développés, plus représentatifs et re-représentatifs dans leur constitution, et se rapportant à des besoins plus éloignés et plus grands, ont en partage comme guides une autorité plus marquée que les sentiments antérieurement développés et plus simples.

Après avoir ainsi observé qu'un être même inférieur est gouverné par une hiérarchie de sentiments constitués de telle sorte que le bien-être général dépend d'une certaine subordination de l'inférieur au supérieur, nous avons vu que dans l'homme, à mesure qu'il arrive à l'état social, naît le besoin de diverses subordinations additionnelles de l'inférieur au supérieur, la coopération n'étant rendue possible que par elles. Aux freins constitués par les représentations mentales des effets intrinsèques des actions, qui, sous leur forme la plus simple, se sont développées depuis le commencement, s'ajoutent les freins résultant des représentations mentales d'effets extrinsèques, sous la forme de pénalités politiques, religieuses et sociales.

Avec l'évolution de la société, rendue possible par des institutions qui maintiennent l'ordre et qui associent dans l'esprit des hommes le sentiment de l'obligation avec l'idée des actes prescrits et avec celle de la cessation des actes défendus, sont nées des occasions de voir les conséquences mauvaises qui découlent naturellement d'une conduite interdite et les bonnes conséquences qui suivent une conduite commandée. De là ont fini par se développer les aversions et les approbations morales, l'expérience des effets intrinsèques venant nécessairement ici plus tard que l'expérience des effets extrinsèques, et par suite produisant plus tard ses résultats.

Les pensées et les sentiments qui constituent ces aversions et ces approbations morales sont toujours dans une étroite connexion avec les pensées et les sentiments qui constituent la crainte des pénalités politiques, religieuses et morales, et par suite ont été accompagnés aussi du sentiment d'obligation. L'élément coercitif dans la conscience des devoirs en général, développé par un commerce avec les influences externes qui renforcent le devoir, s'est lui-même répandu par association à travers cette conscience du devoir, proprement appelée morale, qui considère les résultats intrinsèques au lieu des résultats extrinsèques.

Mais cette contrainte de soi-même qui, dans une phase relativement élevée, se substitue de plus en plus à la contrainte venue du dehors, doit elle-même, dans une phase encore plus élevée, disparaître dans la pratique. Si quelque action pour laquelle le motif spécial est insuffisant est accomplie par obéissance au sentiment de l'obligation morale, le fait prouve que la faculté spéciale dont il s'agit n'est pas encore égale à sa fonction, n'a pas acquis assez de force pour que l'activité requise soit devenue son activité normale, lui fournissant la somme de plaisir qu'elle doit fournir. Ainsi, avec une évolution complète, le sentiment de l'obligation, n'étant pas ordinairement présent, ne s'éveillera que dans ces occasions extraordinaires qui portent à violer les lois auxquelles autrement on se conforme d'une manière toute spontanée.

Nous sommes ainsi amenés à l'aspect psychologique de la conclusion que nous avons donnée dans le dernier chapitre sous son aspect biologique. Les plaisirs et les peines qui ont leur origine dans le sentiment moral, deviendront, comme les plaisirs et les peines physiques, des causes d'agir ou de ne pas agir si bien adaptées, dans leurs forces, aux besoins, que la conduite morale sera la conduite naturelle.

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