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Les bases de la morale évolutionniste

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CHAPITRE XII

L'ALTRUISME OPPOSÉ A L'ÉGOÏSME

75. Si nous définissons l'altruisme toute action qui, dans le cours régulier des choses, profite aux autres au lieu de profiter à celui qui l'accomplit, alors, depuis le commencement de la vie, l'altruisme n'a pas été moins essentiel que l'égoïsme. Bien que primitivement il dépende de l'égoïsme, secondairement l'égoïsme dépend de lui.

Dans l'altruisme pris dans ce sens large, je fais rentrer les actes par lesquels les enfants sont élevés et l'espèce conservée. Bien plus, parmi ces actes, nous devons ranger non seulement ceux qui sont accompagnés de conscience, mais encore ceux qui contribuent au bien-être des enfants sans représentation mentale de ce bien-être, actes d'altruisme automatique, comme nous pouvons les appeler. Nous ne devons pas non plus laisser en dehors de notre classification ces actes altruistes encore inférieurs qui servent à la conservation de la race sans supposer même des processus nerveux automatiques, actes qui ne sont pas psychiques dans le sens le plus éloigné du mot, mais physiques en un sens littéral. Toute action, inconsciente ou consciente, qui entraîne une dépense de la vie individuelle au profit du développement de la vie chez les autres individus, est incontestablement altruiste en un sens, sinon dans le sens ordinaire du mot, et nous devons ici l'entendre en ce sens pour voir comment l'altruisme conscient procède de l'altruisme inconscient.

Les êtres les plus simples se multiplient habituellement par division spontanée. L'altruisme physique du genre le plus bas, distinct de l'égoïsme physique, peut être considéré dans ce cas-là comme n'en étant pas encore indépendant. En effet, puisque les deux moitiés qui avant la division constituaient l'individu ne disparaissent pas en se divisant, nous devons dire que, bien que l'individualité de l'infusoire ou d'un autre protozoaire qui est comme le parent se perde par la cessation de l'unité, cependant l'ancien individu continue d'exister en chacun des nouveaux individus. Toutefois lorsque, comme il arrive généralement pour les animaux les plus petits, un intervalle de repos aboutit à une rupture du corps entier en un grand nombre de parties minuscules dont chacune est le germe d'un jeune, nous voyons que le parent se sacrifie entièrement à la formation de sa progéniture.

On pourrait raconter ici comment chez des êtres d'un rang plus élevé, par division ou par bourgeonnement, les parents lèguent des parties de leurs corps, plus ou moins organisées, pour former des descendants, au prix de leur propre individualité. On pourrait donner aussi de nombreux exemples des manières dont les oeufs se développent au point que le corps de la mère devient pour eux un simple récipient: il faut en conclure que toute la nourriture qu'elle absorbe est employée au profit de sa postérité. On pourrait enfin parler des cas nombreux où, comme il arrive généralement dans le monde des insectes, la vie finit dès que la maturité est atteinte et le sort d'une nouvelle génération assuré: la mort suit les sacrifices faits pour la race.

Mais, laissant ces types inférieurs, dans lesquels l'altruisme est purement physique, ou dans lesquels il est seulement physique et automatiquement psychique, élevons-nous à l'étude de ceux dans lesquels il est aussi conscient à un haut degré. Bien que chez les oiseaux et les mammifères, de telles activités des parents, guidées comme elles le sont par l'instinct, ne soient accompagnées d'aucune représentation, ou seulement d'une représentation vague des avantages qui en résultent pour les jeunes, elles comportent cependant des actions que nous pouvons regarder comme altruistes dans le sens le plus élevé du mot. L'agitation que ces êtres manifestent lorsque leurs petits sont en danger, jointe souvent à des efforts pour leur venir en aide, aussi bien que la douleur qu'ils laissent paraître s'ils les ont perdus, prouve bien qu'en eux l'altruisme paternel a pour concomitant une émotion.

Ceux qui entendent par altruisme seulement le sacrifice conscient de soi-même dans l'intérêt des autres, tel qu'il se produit parmi les hommes, trouveront étrange et même absurde d'étendre autant que nous le faisons le sens de ce mot. Mais nous avons pour agir ainsi des raisons plus fortes que celles dont on a pu juger déjà. Je ne prétends pas simplement que dans le cours de l'évolution il y a eu un progrès par gradations infinitésimales, depuis les sacrifices purement physiques et inconscients de l'individu pour le bien-être de l'espèce jusqu'aux sacrifices accomplis d'une manière consciente. J'entends que, du commencement à la fin, les sacrifices, lorsqu'on les ramène à leurs termes les plus humbles, ont la même nature essentielle: à la fin comme au commencement, ils impliquent une perte de la substance corporelle. Lorsqu'une partie du corps maternel se détache sous forme de bourgeon, ou d'oeuf, ou de foetus, le sacrifice matériel est manifeste, et lorsque la mère fournit le lait dont l'absorption assure la croissance du jeune, il est hors de doute qu'il y a là aussi un sacrifice matériel. Mais, bien qu'un sacrifice matériel ne soit pas apparent lorsque les jeunes profitent des activités déployées en leur faveur, comme il ne peut se produire aucun effort sans une usure équivalente de quelque tissu, et comme la perte corporelle est en proportion de la dépense qui se fait sans compensation de nourriture consommée, il s'ensuit que les efforts au bénéfice de la race représentent réellement une partie de la substance des parents; elle est seulement donnée indirectement cette fois, au lieu de l'être directement.

Le sacrifice de soi n'est donc pas moins primordial que la conservation de soi. Absolument nécessaire en sa forme simple, physique, pour la continuation de la vie depuis l'origine; étendu sous sa forme automatique, comme indispensable, à la conservation de la race dans les types considérablement avancés; se développant jusqu'à prendre une forme semi-consciente et une forme consciente, à mesure que se continuent et se compliquent les soins par lesquels la progéniture des êtres supérieurs est conduite à la maturité, l'altruisme a eu son évolution parallèle à celle de l'égoïsme. Comme nous l'avons marqué dans un chapitre précédent, les mêmes supériorités qui ont rendu l'individu capable de mieux se préserver lui-même, l'ont rendu capable de mieux préserver les individus dérivés de lui, et chacune des espèces les plus élevées, usant de ses facultés excellentes d'abord pour son avantage égoïste, s'est étendue en proportion de l'usage qu'elle en a fait secondairement pour un avantage altruiste.

La manière dont s'impose l'altruisme tel qu'il est ainsi compris, n'est pas autre, en réalité, que la manière dont s'impose l'égoïsme comme nous l'avons montré dans le dernier chapitre. Car tandis que, d'un côté, en manquant à accomplir des actes d'égoïsme normal, on s'expose à l'affaiblissement ou à la perte de la vie, et par suite à l'incapacité d'accomplir des actes altruistes, d'un autre côté, un pareil défaut d'actes altruistes, de même qu'il cause la mort des descendants ou leur développement incomplet, implique dans les générations futures la disparition de la nature qui n'est pas assez altruiste, par suite la diminution de la moyenne de l'égoïsme. En un mot, chaque espèce se débarrasse continuellement des individus qui ne sont pas égoïstes comme il convient, tandis que les individus qui ne sont pas convenablement altruistes sont perdus pour elle.

76. De même qu'il y a eu un progrès graduel de l'altruisme inconscient des parents à l'altruisme conscient du genre le plus élevé, il y a eu un progrès graduel de l'altruisme dans la famille à l'altruisme social.

Un fait à noter d'abord est que là seulement où les relations altruistes dans le groupe domestique ont atteint des formes très développées, naissent les conditions qui rendent possible un plein développement des relations altruistes dans le groupe politique. Les tribus dans lesquelles règne la promiscuité ou dans lesquelles les relations conjugales sont transitoires, et les tribus où la polyandrie amène d'une autre manière les relations mal définies, ne sont pas capables d'une véritable organisation. Les peuples qui admettent habituellement la polygamie ne se montrent pas non plus capables eux-mêmes d'atteindre à ces formes élevées de coopération sociale qui demandent une légitime subordination de soi-même aux autres. Là seulement où le mariage monogamique est devenu général et éventuellement universel, là seulement où se sont par suite établis le plus étroitement les liens du sang, où l'altruisme familial s'est le plus développé, l'altruisme social est devenu le plus manifeste. Il suffit de se rappeler les formes composées de la famille aryenne, comme les a décrites M. Henry Maine avec d'autres auteurs, pour voir que le sentiment de la famille, s'étendant d'abord à la gens et à la tribu, et ensuite à la société formée par des tribus unies par des liens de parenté, a préparé la voie au sentiment qui unit des citoyens de familles différentes.

En reconnaissant cette transition naturelle, nous avons surtout à considérer ici que dans les dernières phases du progrès, comme dans les premières, l'accroissement des satisfactions égoïstes a dépendu surtout du progrès des égards pour les satisfactions des autres. Si nous considérons une série de parents et de descendants, nous voyons que chacun d'eux, après avoir dû la vie pendant sa jeunesse aux sacrifices accomplis par ses prédécesseurs, fait à son tour, lorsqu'il est adulte, des sacrifices équivalents dans l'intérêt de ses successeurs, et que, sans cette balance d'avantages reçus et d'avantages procurés, la série dont nous parlons prendrait fin. De même, il est manifeste que dans une société chaque génération, redevable aux générations précédentes des avantages d'une organisation sociale qui est le fruit de leurs travaux et de leurs sacrifices, doit faire pour les générations suivantes des sacrifices analogues, tout au moins pour conserver cette organisation si elle ne peut la perfectionner; l'autre alternative amènerait la décadence et peut-être la dissolution de la société, en impliquant une diminution graduelle des satisfactions égoïstes de ses membres.

Nous sommes ainsi préparés à étudier les diverses manières dont le bien-être personnel, dans les conditions sociales, dépend d'une attention convenable au bien-être des autres. Les conclusions à tirer ont été déjà indiquées d'avance. De même que dans le chapitre sur le point de vue biologique étaient esquissées les inférences définitivement établies dans le dernier chapitre, de même dans le chapitre sur le point de vue sociologique ont été esquissées les inférences que nous avons à établir ici définitivement. Plusieurs d'entre elles sont assez connues, mais il faut cependant les spécifier; notre démonstration serait sans cela incomplète.

77. Il faut d'abord parler de l'altruisme négatif que suppose la répression des impulsions égoïstes qui sert à prévenir toute agression directe.

Comme nous l'avons montré plus haut, si les hommes, au lieu de vivre séparément, s'unissent pour la défense ou pour d'autres entreprises, ils doivent individuellement recueillir plus de bien que de mal de leur union. En moyenne, chacun doit perdre moins par suite des antagonismes de ceux avec qui il est associé qu'il ne gagne par l'association. Ainsi, à l'origine, l'accroissement de satisfactions égoïstes que produit l'état social ne peut être obtenu que par un altruisme suffisant pour causer une reconnaissance des droits d'autrui, sinon volontaire, du moins forcée.

Tant que la reconnaissance de ces droits est seulement du genre inférieur dû à la crainte des représailles ou d'un châtiment déterminé par la loi, le gain qui résulte de l'association est petit, et il devient considérable seulement à mesure que la reconnaissance devient volontaire, c'est-à-dire plus altruiste. Lorsque, comme chez certains sauvages d'Australie, il n'y a pas de limite au droit du plus fort, et que les hommes se battent pour s'emparer des femmes, tandis que les femmes d'un même homme se le disputent elles-mêmes en se battant, la poursuite des satisfactions égoïstes est fort empêchée. Outre la peine physique qui pour chacun peut résulter de la lutte, et le plus ou moins d'inaptitude à atteindre les fins personnelles qui en est la conséquence, il y a encore à compter la perte d'énergie produite par la nécessité d'être toujours prêt à se défendre, et les émotions ordinairement pénibles qui en sont la suite. Bien plus, la fin la plus importante, à savoir la sûreté en présence des ennemis du dehors, est d'autant moins atteinte qu'il y a des animosités au dedans; il n'y a rien qui favorise les satisfactions dont une coopération industrielle serait la source, et il y a peu de raisons pour demander au travail un supplément d'avantage, lorsque les produits du travail ne sont pas assurés. De ce premier degré aux degrés relativement récents du progrès, nous pouvons suivre, dans le fait de porter des armes, dans la perpétuation des querelles de familles, dans le fait de prendre chaque jour des précautions pour sa sûreté, les manières dont les satisfactions égoïstes de chacun sont diminuées par le défaut de cet altruisme qui réfrène les attaques ouvertes des autres.

Les intérêts privés de l'individu sont en moyenne mieux défendus, non seulement dans la mesure où il s'abstient lui-même d'attaques directes, mais aussi, en moyenne, dans la mesure où il réussit à diminuer les agressions de ses semblables les uns contre les autres. La prédominance des antagonismes parmi ceux qui nous entourent entrave les activités que chacun développe pour se procurer quelque bien, et le désordre qui en résulte rend plus douteux l'heureux effet de ces activités. Par suite, chacun profite d'une manière égoïste de l'accroissement d'un altruisme qui conduit chacun à prévenir ou à diminuer pour sa part la violence des autres.

Il en est de même quand nous passons à cet altruisme qui réprime l'égoïsme illégitime manifesté dans la violation des contrats. L'acceptation générale de la maxime que l'honnêteté est la meilleure politique implique l'expérience générale que la satisfaction des inclinations personnelles est en définitive favorisée par le fait de les réprimer de manière à assurer l'équité dans les relations commerciales. Ici, comme plus haut, chacun est intéressé personnellement à faire régner de bonnes relations parmi ceux qui l'entourent. Car il ne peut résulter que des maux et de mille manières d'un excès de transactions frauduleuses. Comme tout le monde le sait, plus un marchand a de comptes en souffrance, plus il est obligé de faire payer cher aux autres pratiques. Plus un fabricant perd sur la qualité de la matière première ou par la maladresse des ouvriers, plus il doit faire payer aux acheteurs. Moins les gens sont dignes de confiance, plus s'élève le taux de l'intérêt, plus s'accroît la somme des capitaux accumulés, plus l'industrie est entravée. Enfin si les négociants, et tout le monde en général, dépassent leurs moyens et hypothèquent par spéculation la propriété d'autrui, ces paniques commerciales, qui sont un désastre pour une foule de gens et entraînent une ruine universelle, sont d'autant plus sérieuses en proportion.

Cela nous amène à remarquer une troisième manière dont le bien-être personnel, tel qu'il résulte de la proportion des avantages obtenus au travail accompli, dépend de certains sacrifices faits au bien-être social. Celui qui consacrerait uniquement son énergie à ses propres affaires, et refuserait de s'inquiéter des affaires publiques, confiant dans sa sagesse à combiner ce qui le concerne, ne voit pas que ses propres affaires ne peuvent réussir qu'autant que l'état social est prospère, et qu'il a tout à perdre si le gouvernement est défectueux. Que la majorité pense comme lui, que les fonctions publiques, par suite, soient remplies par des aventuriers politiques et l'opinion gouvernée par des démagogues; que la corruption s'étende à l'administration de la loi, et rende habituelles des transactions politiques frauduleuses; la nation en général, et, entre tous, ceux-là surtout qui n'ont songé qu'à eux sans jamais rien faire pour la société, en subissent lourdement la peine. Pour ces derniers, le recouvrement des dettes est difficile, les opérations commerciales sont incertaines, et la vie même est moins sûre qu'elle ne l'aurait été dans d'autres conditions.

Ainsi, des actions altruistes qui consistent d'abord à pratiquer la justice, en second lieu à faire régner la justice parmi les autres, et troisièmement à favoriser et à développer tout ce qui contribue à l'administration de la justice, dépendent dans une large mesure les satisfactions égoïstes de chacun.

78. Mais l'identification de notre avantage personnel avec l'avantage de nos concitoyens est encore bien plus complète. Il y a bien d'autres manières dont le bien-être de chacun naît et disparaît avec le bien-être de tous.

Un homme faible qu'on laisse pourvoir seul à ses besoins souffre de ce qu'il ne peut se procurer ou la nourriture ou les autres choses nécessaires à la vie comme il le ferait s'il était plus fort. Dans une peuplade formée d'hommes faibles, qui se partagent leurs travaux et en échangent les produits, tous ont à souffrir de la faiblesse de leurs compagnons. La quantité de chaque genre de produit est rendue insuffisante par l'insuffisance des forces, et la part que chacun retire en retour de la part de produit qu'il peut donner est relativement petite. De même que l'entretien des pauvres, des malades dans un hôpital, des malheureux que l'on recueille dans les asiles, de tous ceux enfin qui consomment sans produire, diminue la quantité des choses utiles à partager entre les producteurs, et la rend moindre qu'elle ne serait s'il n'y avait pas d'incapables, plus est grand le nombre des producteurs insuffisants ou plus les forces en moyenne laissent à désirer, moins il y a d'avantages à se partager. Par suite, tout ce qui diminue la force des hommes en général restreint les plaisirs de chacun en augmentant le prix de toute chose.

Un homme est encore plus directement et plus évidemment intéressé au bien-être corporel, à la santé de ses concitoyens; car leurs maladies, quand elles prennent certaines formes, peuvent lui être communiquées. S'il n'est pas lui-même atteint du choléra, ou de la petite vérole, ou du typhus, alors que ces maux attaquent ses voisins, il est souvent exposé à voir frappés ceux qui lui tiennent de près. Dans ces conditions, sa femme peut être malade d'une diphthérie, son domestique d'une fièvre scarlatine, ses enfants sont atteints par telle ou telle épidémie. Ajoutez tous les maux immédiats ou éloignés qui résultent pour lui de ces fléaux d'année en année, et vous verrez manifestement que ses satisfactions égoïstes seront grandement favorisées s'il se montre altruiste, de manière à rendre ces fléaux plus rares.

Ses propres plaisirs dépendent en mille manières des états mentals aussi bien que des états corporels de ses compatriotes. La sottise, comme la faiblesse, fait augmenter le prix des choses utiles à la vie. Si l'on ne fait pas faire de progrès à l'agriculture, les prix des vivres sont plus élevés qu'ils ne le seraient autrement; si l'on suit dans le commerce l'ancienne routine, tout le monde souffre de dépenses inutiles; s'il n'y a pas d'inventions, tout le monde perd le bénéfice des nouvelles applications de la science. Ce ne sont pas seulement des maux économiques qui résultent de l'inintelligence moyenne, périodiquement, dans ces folies et ces paniques où l'on voit tous les négociants comme un troupeau acheter ou vendre tous ensemble, et, habituellement, dans la mauvaise administration de la justice, pour laquelle le peuple et les législateurs montrent un égal mépris en poursuivant leurs caprices. Le rapport de notre propre bien avec les états mentals des autres est plus étroit et plus visible; chacun peut en faire l'expérience pour son compte. Le défaut d'exactitude, de régularité est une cause perpétuelle d'ennuis. L'ignorance du cuisinier produit souvent des malaises et quelquefois une indigestion. Le manque de prévoyance de la servante peut, dans un passage obscur, nous faire tomber sur un seau. Si l'on ne rend pas bien compte d'un message, ou qu'on oublie de le transmettre, il en résulte qu'une importante affaire est manquée. Ainsi tout le monde a à gagner, au point de vue égoïste, à un altruisme qui contribue à élever le niveau moyen de l'intelligence. Je ne veux pas parler de cet altruisme qui consisterait à remplir l'esprit des enfants de dates, de noms, de détails sur l'histoire des rois, de récits de batailles et d'autres sujets inutiles dont tout l'entassement ne fera pas d'eux des travailleurs utiles ou de bons citoyens, mais bien d'un altruisme qui contribue à répandre une connaissance exacte de la nature des choses et à développer le pouvoir d'appliquer cette connaissance.

En outre, chacun de nous a un intérêt particulier à l'existence d'une morale publique, et gagne à ce qu'elle se perfectionne. Ce n'est pas seulement dans les cas importants, par suite des agressions, des violations de contrats, des fraudes et de l'emploi de faux poids, que chacun souffre d'un défaut général de moralité; c'est aussi de mille autres manières moins graves. C'est tantôt par l'indélicatesse d'un homme qui donne un bon certificat à un mauvais serviteur; tantôt par l'insouciance d'une blanchisseuse qui se sert d'agents chimiques pour s'épargner de la peine, et détruit ainsi son linge; tantôt par le mensonge d'un voyageur de chemin de fer, qui disperse ses bagages autour de lui pour faire croire que toutes les places du compartiment sont prises quand elles ne le sont pas. Hier, l'indisposition d'un enfant due à des gaz délétères a fait découvrir qu'un tuyau de dégagement s'était bouché parce qu'il avait été mal fait par un maçon peu scrupuleux, sous la direction d'un entrepreneur négligent ou corrompu. Aujourd'hui, les ouvriers employés à le réparer causent de la dépense et des ennuis, par leur lenteur; ils ne se proposent pas de dépasser le modèle, car l'esprit de corps défend aux meilleurs ouvriers de discréditer les pires en faisant mieux, et ils partagent cette croyance immorale que le moins digne doit être aussi bien traité que le meilleur. Demain, on verra que les dégâts causés par les maçons ont préparé de la besogne au plombier.

Ainsi le perfectionnement des autres, au point de vue physique, au point de vue intellectuel et au point de vue moral, importe personnellement à chacun: en effet, leurs imperfections se traduisent par une élévation du prix de toutes les choses utiles que nous avons à acheter, par un accroissement des taxes et des impôts que nous avons à payer, ou par les pertes de temps et d'argent qui résultent journellement pour nous de la négligence, de la sottise ou de l'immoralité de nos semblables.

79. Certaines connexions plus immédiates entre le bien-être personnel et le souci du bien-être d'autrui sont tout à fait évidentes. On les reconnaît en considérant ce qu'ont à souffrir ceux qui ne savent inspirer aucune sympathie, et les avantages qu'obtiennent ceux qui agissent d'une manière désintéressée.

Qu'un homme ait formulé son expérience en disant que les conditions du succès sont un coeur dur et un bon estomac, on a de la peine à le comprendre si l'on considère combien de faits démontrent que le succès, même d'un genre matériel, dépendant en grande partie comme il le fait des bons offices des autres, est rendu facile par tout ce qui provoque la bonne volonté de nos semblables. Le contraste entre la prospérité de ceux qui joignent à des aptitudes seulement médiocres une nature qui leur gagne des amis par sa douceur, et l'insuccès de ceux qui, malgré des facultés supérieures et de plus grandes connaissances, se font haïr pour leur dureté ou leur indifférence, forcerait avant tout à reconnaître cette vérité que les jouissances égoïstes sont facilitées par des actions altruistes.

Cet accroissement d'avantages personnels obtenus par des services rendus à autrui ne se produit que partiellement, lorsqu'un motif intéressé nous pousse à accomplir une action désintéressée en apparence; il se produit complètement dans le cas seulement où l'acte est réellement désintéressé. Bien que les services rendus avec l'intention de profiter un jour de services réciproques soient utiles dans une certaine mesure, ils ne le sont cependant, d'ordinaire, que dans la mesure où ils sont la cause de services réciproques équivalents. Ceux qui rapportent plus que l'équivalent sont ceux qui ne sont inspirés par aucune pensée d'équivalence. C'est évidemment en effet la manifestation spontanée d'une bonne nature, non seulement dans les principaux actes de la vie, mais dans tous ses détails, qui provoque chez tous ceux qui nous entourent les attachements d'où naît une bienveillance illimitée.

Outre qu'elles favorisent le développement de la prospérité, les actions accomplies dans l'intérêt d'autrui nous procurent des plaisirs personnels par cette raison encore qu'elles font régner la joie autour de nous. Avec une personne sympathique, chacun éprouve plus de sympathie qu'avec les autres. Tous montrent plus d'amabilité qu'ils n'ont l'habitude de le faire, à celui qui laisse paraître à chaque instant un naturel aimable. Ce dernier est en réalité entouré de gens meilleurs que celui qui a moins de qualités attrayantes. Si nous opposons l'état d'un homme qui a tous les moyens matériels d'être heureux, mais qui est isolé par son égoïsme absolu, avec l'état d'un homme altruiste, relativement pauvre d'argent, mais riche d'amis, nous voyons que les divers plaisirs que l'argent ne peut donner viennent en abondance à celui-ci et sont inaccessibles au premier.

Ainsi, tandis qu'il y a un genre d'actions concernant l'intérêt des autres, favorables à la prospérité de nos concitoyens en général, et qu'il faut délibérément accomplir en vertu de motifs tirés indirectement de notre propre intérêt, car nous sommes convaincus que notre propre bien-être dépend dans une large mesure du bien-être de la société, il y a un autre genre d'actions concernant l'intérêt des autres, auxquelles ne se mêle aucune conscience de notre propre intérêt, et qui contribuent grandement néanmoins à nous procurer des satisfactions égoïstes.

80. Il y a d'autres manières encore de montrer que l'égoïsme pèche habituellement quand il n'est pas modéré par l'altruisme. Il diminue la totalité du plaisir égoïste en diminuant dans plusieurs directions la capacité d'éprouver le plaisir.

Les plaisirs personnels, considérés ensemble ou séparément, perdent de leur intensité si l'on y insiste trop, c'est-à-dire si l'on en fait l'objet exclusif de ses recherches. La loi que la fonction entraîne une déperdition, et que les facultés dont l'exercice est une cause de plaisir ne peuvent agir continuellement sans qu'il s'ensuive un épuisement et la satiété, a pour conséquence que les intervalles pendant lesquels les actions altruistes absorbent les énergies sont des intervalles pendant lesquels la capacité d'éprouver des plaisirs égoïstes recouvre toute sa vigueur. La sensibilité pour les jouissances purement personnelles se conserve à un plus haut degré chez ceux qui s'emploient aux plaisirs des autres, que chez ceux qui se dévouent entièrement à leurs propres plaisirs.

Cette vérité, manifeste même lorsque le niveau de la vie est élevé, est encore plus frappante lorsqu'il s'abaisse. C'est dans la maturité et dans la vieillesse que nous voyons d'une manière spéciale comment, à mesure que les plaisirs égoïstes deviennent plus faibles, les actions altruistes servent à les reproduire en leur donnant des formes nouvelles. Le contraste entre le plaisir qu'un enfant prend aux nouveautés qui lui sont chaque jour révélées, et l'indifférence qui s'accroît à mesure que le monde nous est plus connu, jusqu'à ce que dans l'âge adulte il reste relativement peu de choses dont nous jouissions véritablement, fait comprendre à tout le monde que les plaisirs diminuent à mesure que les années passent. Pour ceux qui réfléchissent, il est clair que la sympathie seule nous fait trouver indirectement du plaisir dans les choses qui ont cessé de nous en procurer directement. On le voit avec évidence pour les plaisirs que les parents retirent des plaisirs de leurs enfants. Quelle que soit la banalité de cette remarque que les hommes revivent dans leurs enfants, nous avons besoin de la répéter ici pour nous rappeler la manière dont l'altruisme, alors que les satisfactions égoïstes s'affaiblissent dans le cours de la vie, renouvelle ces satisfactions en les transfigurant.

Nous sommes amenés ainsi à une considération plus générale, celle de l'aspect égoïste du plaisir altruiste. Ce n'est pas que ce soit le moment de discuter la question de savoir si l'élément égoïste peut être exclu de l'altruisme, ou de distinguer entre l'altruisme que l'on poursuit avec la prévision d'un plaisir à en retirer, et l'altruisme qui, tout en procurant ce plaisir, n'en fait pas son objet. Nous considérons seulement le fait que l'état qui accompagne une action altruiste étant un état agréable, qu'on y parvienne sciemment ou non, doit être compté dans la somme des plaisirs que l'individu peut recevoir, et, en ce sens, ne peut pas ne pas être un plaisir égoïste. Nous devons évidemment le considérer ainsi, car ce plaisir, comme les plaisirs en général, a pour résultat la prospérité physique du moi. Comme toute autre émotion agréable élève le niveau de la vie, ainsi fait l'émotion agréable qui accompagne un acte de bienveillance. On ne peut nier que la peine causée par la vue d'une souffrance déprime les fonctions vitales, quelquefois même au point de suspendre l'action du coeur, comme chez ceux qui s'évanouissent en assistant à une opération chirurgicale; de même, on ne peut nier que la joie ressentie en présence de la joie d'autrui n'exalte les fonctions vitales. Par suite, bien que nous devions hésiter à classer le plaisir altruiste comme une espèce plus élevée de plaisir égoïste, nous sommes obligés de reconnaître le fait que ses effets immédiats, en augmentant la vie et en favorisant ainsi le bien-être personnel, ressemblent à ceux des plaisirs qui sont directement égoïstes. Le corollaire à en déduire est que le pur égoïsme, même dans ses résultats immédiats, est moins avantageusement égoïste que ne l'est l'égoïsme convenablement tempéré par l'altruisme, lequel, outre les plaisirs additionnels qu'il nous procure, nous donne aussi, par l'accroissement de la vitalité, une plus grande capacité pour éprouver des plaisirs en général.

C'est aussi une vérité à ne pas négliger que la somme des plaisirs esthétiques est plus considérable pour une nature altruiste que pour une nature égoïste. Les joies et les douleurs humaines forment un élément principal de la matière de l'art, et il est évident que les plaisirs dont l'art est la source s'accroissent à mesure que se développe la sympathie pour ces joies et ces douleurs. Si nous opposons la poésie primitive, principalement occupée de la guerre et se prêtant aux instincts sauvages par des descriptions de victoires sanglantes, à la poésie des temps modernes, dans laquelle les appétits cruels ne tiennent qu'une petite place, tandis qu'elle est inspirée le plus souvent par des sentiments plus doux, et consacrée à exciter chez les lecteurs la compassion pour les faibles, nous voyons qu'avec le développement d'une nature plus altruiste s'est ouverte une sphère de jouissances inaccessible à l'égoïsme farouche des temps barbares. Il y a de même une différence entre les fictions du passé et celles du présent. Dans les premières, on s'occupait exclusivement des actions des classes dirigeantes, dont les antagonismes et les crimes fournissaient le sujet et l'intrigue; les autres, prenant de préférence pour sujets des histoires pacifiques, et le plus souvent la vie des classes les plus humbles, découvrent un monde nouveau de faits intéressants dans les joies et les douleurs journalières de la foule. On rencontre un contraste pareil entre les formes anciennes et les formes modernes de l'art plastique. Lorsqu'ils ne représentent pas des cérémonies du culte, les bas-reliefs et les peintures murales des Assyriens et des Égyptiens, ou les décorations des temples chez les Grecs rappellent les exploits des conquérants; dans les temples modernes, au contraire, les oeuvres destinées à glorifier des actes de destruction sont moins nombreuses, et les oeuvres qui répondent aux sentiments les plus doux des spectateurs sont plus nombreuses. Pour voir que ceux qui ne s'inquiètent en aucune façon des sentiments de leurs semblables se privent par là d'un grand nombre de plaisirs esthétiques, il suffit de se demander si les hommes qui se plaisent aux combats de chiens sont capables d'apprécier l'Adélaïde de Beethoven, ou si le poème de Tennyson In memoriam pourrait beaucoup émouvoir une troupe de galériens.

81. Ainsi, depuis l'origine de la vie, l'égoïsme a dépendu de l'altruisme, comme l'altruisme a dépendu de l'égoïsme, et dans le cours de l'évolution les services réciproques de l'un et de l'autre se sont accrus.

Le sacrifice physique et inconscient des parents pour donner naissance à des descendants, sacrifice que les êtres vivants les plus humbles accomplissent sans cesse, nous montre dans sa forme primitive l'altruisme qui rend possible l'égoïsme de la vie et de la croissance individuelles. A mesure que nous montons à des degrés supérieurs dans l'échelle des êtres, cet altruisme des parents se manifeste par la cession directe seulement d'une partie du corps, alors que le reste du corps contribue par une usure plus active des tissus au développement de la progéniture. Ce sacrifice indirect de substance, remplaçant de plus en plus le sacrifice direct à mesure que l'altruisme des parents devient plus élevé, continue jusqu'à la fin à représenter aussi un autre altruisme que celui des parents, puisque cet autre altruisme se traduit également en une perte de substance pour des efforts qui n'aboutissent pas à un agrandissement personnel.

Après avoir observé comment dans le genre humain l'altruisme des parents et celui de la famille se transforment en un altruisme social, nous avons fait remarquer qu'une société, comme une espèce, subsiste à la condition seulement que chaque génération de ses membres transmette à la suivante des avantages équivalents à ceux qu'elle a reçus de la précédente. Cela suppose que le soin de la famille doit être complété par le soin de la société.

La plénitude des satisfactions égoïstes dans un état social dépendant d'abord du maintien d'une relation normale entre les efforts dépensés et les bénéfices obtenus, qui est le fondement de toute vie, implique un altruisme qui à la fois inspire une conduite équitable et impose l'obligation de l'équité. Le bien-être de chacun est enveloppé dans le bien-être de tous de plusieurs autres manières. Tout ce qui contribue à augmenter la vigueur des autres nous intéresse, car celle-ci diminue le prix de tout ce que nous achetons. Tout ce qui contribue à les affranchir des maladies nous intéresse, car nous sommes par là moins exposés nous-mêmes aux maladies. Tout ce qui élève leur intelligence nous intéresse, car nous sommes exposés chaque jour à mille inconvénients par suite de leur ignorance ou de leur folie. Tout ce qui élève leur caractère moral nous intéresse, car en toute occasion nous avons à souffrir du défaut de conscience dans la société en général.

Les satisfactions égoïstes dépendent bien plus directement encore des activités altruistes qui nous gagnent les sympathies d'autrui. En s'aliénant ceux qui l'entourent, l'homme intéressé perd les services gratuits qu'ils peuvent lui rendre; il se prive d'un grand nombre de jouissances sociales, et il manque de ces accroissements du plaisir et de ces adoucissements de la douleur que nous procurent ceux qui nous aiment en partageant nos sentiments.

Enfin un égoïsme illégitime se nuit à lui-même en produisant une incapacité d'éprouver le bonheur. Les plaisirs purement égoïstes sont rendus moins vifs par la satiété, même dans la première partie de la vie, et dans la seconde ils disparaissent presque entièrement; les plaisirs de l'altruisme, dont on se lasse moins vite, manquent à la vie, et surtout à cette dernière partie de la vie où ils remplaceraient largement les plaisirs égoïstes; par suite, on est incapable de ressentir les plaisirs esthétiques de l'ordre le plus élevé.

Nous devons indiquer en outre une vérité à peine reconnue, à savoir que cette dépendance de l'égoïsme par rapport à l'altruisme s'étend au delà des limites de chaque société et tend toujours à l'universalité. Il n'est pas nécessaire de montrer qu'au dedans de chaque société elle s'accroît avec l'évolution sociale, celle-ci impliquant une augmentation de dépendance mutuelle, et il en résulte que, si la dépendance des sociétés entre elles devient plus grande grâce à des relations commerciales, la prospérité intérieure de chacune intéresse toutes les autres. C'est un lieu commun d'économie politique que l'appauvrissement d'un pays, la diminution de ses forces de production et de consommation, est nuisible aux pays qui sont en rapports avec lui. Bien plus, nous avons éprouvé souvent dans ces dernières années des crises industrielles entraînant de grandes souffrances pour des nations qui n'étaient pas directement en jeu, par suite de guerres entre d'autres nations. Si chaque peuple voit les satisfactions égoïstes de ses membres diminuées par les luttes entre les peuples voisins, à plus forte raison doit-il les voir diminuées par les luttes où il intervient lui-même. On peut remarquer combien, dans différentes parties du monde, l'esprit de conquête, dépourvu de tout scrupule et inspiré par la prétention spécieuse de répandre les bienfaits du gouvernement et de la religion britanniques, produit de maux en retour aux classes industrielles de l'Angleterre et en augmentant les charges publiques et en paralysant le commerce, et l'on verra que ces classes industrielles, absorbées par des questions de capital et de salaire, et se croyant elles-mêmes désintéressées de nos affaires extérieures, souffrent du défaut de cet altruisme universel, qui aurait pour effet de nous inspirer la justice dans nos rapports avec tous les peuples, civilisés ou sauvages. On comprendra aussi qu'en dehors de ces maux immédiats, elles auront à souffrir, pendant toute une génération, des maux qui découlent d'une résurrection du type d'organisation sociale produit par les activités agressives, et de l'abaissement du niveau moral qui l'accompagne.



CHAPITRE XIII

JUGEMENT ET COMPROMIS

82. Dans les deux précédents chapitres, nous avons plaidé successivement pour l'égoïsme et pour l'altruisme. Ils sont en conflit; nous avons maintenant à considérer quel verdict il faut prononcer.

Si les plaidoyers opposés sont vrais séparément ou même si chacun d'eux est vrai en partie, nous devons en conclure que le pur égoïsme et le pur altruisme sont l'un et l'autre illégitimes. Si la maxime: «Vivre pour soi,» est fausse, la maxime: «Vivre pour les autres,» l'est aussi. Par suite, un compromis est seul possible.

Je ne donne pas comme prouvée cette conclusion, bien qu'elle paraisse inévitable. L'objet de ce chapitre est de la justifier pleinement, et je la formule dès le commencement, parce que les arguments employés seront mieux compris si le lecteur a sous les yeux la conclusion vers laquelle ils convergent.

Comment conduire la discussion pour faire ressortir plus clairement cette nécessité d'un compromis? Le meilleur moyen sera peut-être de donner à l'une des deux thèses sa forme extrême, et d'observer les absurdités qui en seront la conséquence. Traiter ainsi le principe du pur égoïsme, ce serait perdre son temps. Tout le monde voit que si chacun poursuivait sans contrainte à chaque instant son propre intérêt, sans s'occuper le moins du monde des autres hommes, il en résulterait une guerre universelle et la dissolution de la société. Nous choisirons donc de préférence le principe du pur désintéressement, dont les mauvais effets sont moins évidents.

Il y a deux aspects sous lesquels se présente la doctrine qui fait du bonheur des autres le but moral. Les autres peuvent être conçus personnellement, comme des individus avec lesquels nous avons des relations directes; ou bien ils peuvent être conçus impersonnellement, comme constituant la communauté. Tant qu'il s'agit de l'abnégation de soi-même impliquée par un pur altruisme, il importe peu de savoir dans quel sens on emploie ce mot «les autres». Mais la critique sera rendue plus facile par la distinction de ces deux significations. Nous considérerons d'abord la seconde.

83. Nous avons donc à examiner le «principe du plus grand bonheur», tel qu'il a été formulé par Bentham et ses disciples. La doctrine que «le bonheur général» doit être l'objet de nos recherches n'est pas, à la vérité, présentée comme identique avec le pur altruisme. Mais comme, si le bonheur général est la fin propre de l'action, l'agent individuel doit regarder sa propre part de ce bonheur comme une unité du tout, à laquelle il ne doit pas attribuer plus de valeur qu'à aucune autre, il en résulte que, puisque cette unité est en quelque sorte infinitésimale en comparaison du tout, son action, si elle a exclusivement pour but l'achèvement du bonheur général, est, sinon absolument, du moins aussi complètement altruiste que possible. Par suite, la théorie qui fait du bonheur général l'objet immédiat de la poursuite peut à bon droit être prise comme une forme du pur altruisme que nous avons à critiquer ici.

Pour justifier cette interprétation et à la fois pour donner une proposition définie que nous puissions discuter, voici un passage de l'Utilitarianisme de M. Mill:

«Le principe du plus grand bonheur, dit-il, est une simple expression sans signification rationnelle, à moins que le bonheur d'une personne, supposé égal en degré (avec la réserve spéciale à faire sur son espèce), ne soit compté comme ayant exactement la même valeur que celui d'une autre personne. Ces conditions remplies, le mot de Bentham: «compter chacun pour un, ne compter personne pour plus qu'un,» peut être écrit au dessous du principe de l'utilité, comme commentaire explicatif.» (P. 91.)

Toutefois, bien que le sens du «plus grand bonheur», comme fin, soit par là défini jusqu'à un certain point, nous éprouvons cependant le besoin d'une définition plus complète, du moment où nous voulons décider de quelle manière il faut régler sa conduite pour atteindre cette fin. La première question qui se présente est: Devons-nous regarder «ce principe du plus grand bonheur» comme un principe de direction pour la communauté considérée dans sa capacité collective, ou comme un principe de direction pour ses membres considérés séparément, ou pour la communauté et ses membres à la fois? Si l'on répond que le principe doit être pris comme guide pour l'action gouvernementale plutôt que pour l'action individuelle, nous avons alors à demander: Quel sera le guide de l'action individuelle? Si l'action individuelle ne doit pas être réglée seulement pour procurer «le plus grand bonheur du plus grand nombre», il faut quelque autre principe pour régler l'action individuelle; et «le principe du plus grand bonheur» ne donne pas la règle morale dont nous avons besoin. Réplique-t-on que l'individu dans sa capacité d'unité politique doit prendre pour fin de favoriser le développement du bonheur général, en votant ou en agissant de quelque autre manière sur la législature avec cette fin en vue, et qu'en cela il a une règle de conduite, nous avons encore à demander: D'où viendra une direction pour le reste de la conduite individuelle, reste qui en constitue de beaucoup la plus grande partie? Si cette partie privée de la conduite individuelle ne doit pas avoir directement pour but le bonheur général, il nous faut encore trouver une autre règle morale que celle qu'on nous offre.

Ainsi, à moins que le pur altruisme, comme on l'a formulé, ne confesse son insuffisance, il est tenu de se justifier, comme donnant une règle satisfaisante pour toute conduite, individuelle et sociale. Nous allons d'abord le discuter en tant que prétendu principe légitime de la politique; nous le discuterons ensuite comme prétendu principe légitime des actions privées.

84. Si l'on s'efforce de comprendre d'une manière exacte que, en prenant pour fin le bonheur général, la règle doit être «de compter chacun pour un et de ne compter personne pour plus qu'un», l'idée de distribution se présente à l'esprit. Nous ne pouvons former l'idée de distribution sans penser à quelque chose à distribuer et à des personnes pour recevoir ce quelque chose. Pour pouvoir clairement concevoir la proposition, nous devons clairement en concevoir ces deux éléments. Considérons d'abord les personnes qui reçoivent.

«Compter chacun pour un, ne compter personne pour plus qu'un.» Veut-on dire par là que, par rapport à tout ce qui est partagé, chacun doit en recevoir la même part, quel que soit son caractère, quelle que soit sa conduite? S'il est passif, doit-il avoir autant que s'il est actif? s'il est inutile, autant que s'il est utile? s'il est criminel, autant que s'il est vertueux? Si la distribution doit se faire sans égard aux natures et aux actes de ceux qui reçoivent, il faut alors montrer qu'un système qui égalise, autant que possible, le traitement du bon et du méchant, est avantageux. Si la distribution ne doit pas être aveugle, alors le principe disparaît. Le quelque chose à distribuer doit être partagé autrement que par une égale division. Il doit y avoir proportion des parts aux mérites, et l'on nous laisse dans l'incertitude quant à la manière d'établir cette proportion; nous avons à trouver une autre règle.

Voyons maintenant quel est ce quelque chose à distribuer. La première idée qui se présente est que le bonheur lui-même doit être partagé entre tous. Prises littéralement, les idées que le plus grand bonheur doit être la fin à poursuivre, et qu'en le partageant il faut compter chacun pour un et ne compter personne pour plus qu'un, impliquent que le bonheur est quelque chose qui peut être divisé en parties et distribué à la ronde. C'est là cependant une interprétation impossible. Mais, après en avoir reconnu l'impossibilité, nous avons encore à résoudre la question: Par rapport à quoi faut-il compter chacun pour un et ne compter personne pour plus qu'un?

Faut-il entendre que les moyens concrets d'être heureux doivent être également répartis? Veut-on dire qu'il faut distribuer à tous en parties égales les choses nécessaires à la vie, ce qui sert au bien-être, ce qui rend l'existence agréable? Comme conception simplement, on peut un peu mieux le soutenir. Mais en laissant de côté la question de politique, en laissant la question de savoir si le plus grand bonheur serait en définitive assuré par ce procédé (ce qui évidemment n'arriverait pas), il est facile de voir, si l'on y réfléchit, que le plus grand bonheur ne serait pas même immédiatement assuré de cette manière. Les différences d'âge, de croissance, de constitution, les différences d'activité et les différences de consommation qui en résultent, les différences de désirs et de goûts, amèneraient ce résultat inévitable que les secours matériels que chacun recevrait pour être heureux répondraient plus ou moins aux besoins. En admettant même que le pouvoir d'acquérir fût également réparti, le plus grand bonheur ne serait pas encore atteint en comptant chacun pour un et en ne comptant personne pour plus qu'un; en effet, comme les capacités pour utiliser les moyens acquis de bonheur varieraient à la fois avec la constitution et avec l'âge, les moyens qui suffiraient approximativement pour satisfaire les besoins de l'un seraient extrêmement insuffisants pour satisfaire les besoins de l'autre, et ainsi l'on n'obtiendrait pas la plus grande somme de bonheur; les moyens pourraient être inégalement partagés de manière à en produire une somme plus grande.

Mais si le bonheur lui-même ne peut être partagé et distribué également, si un égal partage des éléments matériels du bonheur ne produit pas le plus grand bonheur, quelle est donc la chose qu'il faut ainsi partager? Par rapport à quoi faut-il compter chacun pour un et ne compter personne pour plus qu'un? Il semble qu'il n'y ait plus qu'une hypothèse possible. Il ne reste rien à distribuer également, si ce n'est les conditions dans lesquelles chacun peut poursuivre le bonheur. Les limitations de l'action, les degrés de liberté et de contrainte, doivent être les mêmes pour tous. Chacun aura autant de liberté pour chercher sa fin qu'il se pourra en sauvegardant de semblables libertés chez les autres pour chercher leurs fins, et chacun aura autant qu'un autre la jouissance de ce que ses efforts, dans ces limites, auront obtenu. Mais dire que par rapport à ces conditions il faut compter chacun pour un et ne compter personne pour plus qu'un, c'est dire tout simplement qu'il faut assurer l'équité.

Ainsi, considéré comme principe de politique, le principe de Bentham se transforme par l'analyse en le principe même que ce moraliste prétend renverser. Ce n'est pas le bonheur général qui donne la règle morale par laquelle l'action législative doit se laisser guider, mais bien la justice universelle. Ainsi s'écroule la doctrine altruiste présentée sous cette forme.

85. Après avoir examiné la doctrine d'après laquelle le bonheur général devrait être la fin de la conduite publique, nous passons à l'examen de la doctrine d'après laquelle elle devrait être la fin de la conduite privée.

On soutient qu'au point de vue de la raison pure le bonheur des autres ne doit pas être un objet moins légitime de notre poursuite à chacun que notre propre bonheur. Considérés comme parties d'un tout, un bonheur éprouvé par nous-mêmes et un bonheur semblable éprouvé par un autre ont des valeurs égales; on en infère que, à l'estimer rationnellement, l'obligation de travailler dans l'intérêt d'autrui est aussi grande que l'obligation de travailler dans notre propre intérêt. En affirmant que le système de morale utilitaire, bien compris, s'accorde avec la maxime chrétienne: «Aimez votre prochain comme vous-même,» M. Mill dit que «l'utilitarisme lui commande d'être aussi strictement impartial qu'un spectateur désintéressé et bienveillant, entre son propre bonheur et celui des autres.» (P. 24.) Considérons les deux interprétations que l'on peut donner de cette proposition.

Supposons d'abord qu'un certain quantum de bonheur puisse se réaliser de quelque manière sans la participation spéciale de A, B, C ou D, qui forment le groupe dont il s'agit. Alors la proposition veut dire que chacun doit être prêt à voir ce quantum de bonheur éprouvé autant par un ou plusieurs des autres que par lui-même. Le spectateur désintéressé et bienveillant déciderait clairement, en pareil cas, que personne ne doit avoir plus de bonheur qu'un autre. Mais ici, si l'on suppose comme nous le faisons que le quantum de bonheur est réalisable sans qu'aucune des personnes du groupe ait rien à faire, la simple équité porte le même jugement. Personne n'ayant en aucune manière plus de droit que les autres, les droits sont égaux, et le respect que l'on doit à la justice ne permet à aucun de nos personnages de monopoliser le bonheur à son profit.

Supposons maintenant un cas différent. Supposons que le quantum de bonheur ait été rendu possible par les efforts d'un des membres du groupe. Supposons que A ait acquis par son travail quelque objet matériel capable de donner du bonheur. Il veut agir comme le prescrirait le spectateur désintéressé et bienveillant. Que décidera-t-il? Que prescrirait le spectateur? Considérons toutes les suppositions possibles, en commençant par la moins raisonnable.

On peut concevoir le spectateur comme prescrivant que le travail fait par A pour acquérir ce qui peut servir au bonheur ne lui donne aucun droit à l'usage spécial de ce qu'il a acquis, qu'il faut le donner à B, à C ou à D, ou qu'il faut le partager également entre B, C et D, ou le partager également entre tous les membres du groupe, y compris A, qui a travaillé pour l'acquérir. Si le spectateur est conçu comme prenant cette décision aujourd'hui, on doit le concevoir comme la prenant tous les jours, avec ce résultat que l'un des membres d'un groupe fait tout le travail, sans obtenir aucun avantage en retour, ou en obtenant seulement sa part numérique, tandis que les autres ont leur part de bénéfice sans rien faire. Que A puisse concevoir une semblable décision du spectateur désintéressé et bienveillant, et se sentir tenu de se conformer à cette décision imaginaire, c'est une supposition un peu forte, et probablement on conviendra qu'une pareille sorte d'impartialité, bien loin de conduire au bonheur général, serait bientôt fatale à tous. Mais ce n'est pas tout. Le principe dont il s'agit s'oppose lui-même en réalité à ce que l'on obéisse à une telle décision. Car non seulement A, mais encore B, C et D doivent agir d'après ce principe. Chacun d'eux doit se comporter selon la décision qu'il attribue à un spectateur impartial. B conçoit-il le spectateur impartial comme lui assignant à lui, B, le produit du travail de A? Il faut alors admettre que B conçoit le spectateur impartial comme le favorisant lui-même, B, plus que A ne conçoit le même spectateur comme le favorisant lui-même, A; ce qui ne s'accorde pas avec l'hypothèse. B, en concevant le spectateur impartial, fait-il abstraction de ses propres intérêts aussi complètement que le fait A? Alors comment peut-il prononcer d'une manière si conforme à ses intérêts, si partiale, qu'il se permette de prendre une part égale des bénéfices du travail de A, alors que ni lui ni les autres n'ont rien fait pour les acquérir?

Nous avons signalé cette décision concevable, quoique peu croyable, du spectateur, pour faire remarquer qu'il serait impossible de s'y conformer habituellement. Il reste à considérer la décision que prendrait un spectateur réellement impartial. Il dirait que le bonheur, ou l'objet matériel qui sert au bonheur, acquis par le travail de A, doit être pris par A. Il dirait que B, C et D n'y ont aucun droit, mais ont droit seulement au bonheur ou aux objets utiles au bonheur, que leurs travaux respectifs leur ont procurés. En conséquence, A, agissant comme le spectateur impartial imaginaire le prescrirait, est justifié, d'après ce témoignage, s'il s'approprie tel bonheur ou tel moyen de bonheur qu'il a gagné par ses efforts.

Ainsi, sous sa forme spéciale comme sous sa forme générale, le principe est vrai seulement en tant qu'il représente une justice déguisée. L'analyse nous conduit encore à ce résultat que faire du «bonheur général» la fin de l'action, signifie en réalité maintenir ce que nous appelons des relations équitables entre les individus. Refusez d'accepter sous sa forme vague «le principe du plus grand bonheur», et insistez pour savoir quelle est la conduite publique ou privée qu'il implique, et vous verrez évidemment que ce principe n'a aucun sens, à moins qu'il ne serve indirectement à affirmer que les droits de chacun doivent scrupuleusement être respectés par tout le monde. L'altruisme utilitaire devient un égoïsme mitigé comme il convient.

86. Nous pouvons maintenant nous placer à un autre point de vue pour juger la théorie altruiste. Si, en supposant que l'objet propre de notre poursuite soit le bonheur général, nous procédons rationnellement, nous devons nous demander de quelles manières l'agrégat, le bonheur général, peut être composé; nous devons nous demander aussi quelle composition de cet agrégat donnera la somme la plus grande.

Supposons que chaque citoyen poursuive son propre bonheur isolément, non pas de manière à nuire aux autres, mais sans s'intéresser aux autres activement; alors la réunion de leurs bonheurs constitue une certaine somme, un certain bonheur général. Supposons maintenant que chacun, au lieu de faire de son propre bonheur l'objet de sa poursuite, poursuive le bonheur des autres; alors encore il en résultera une certaine somme de bonheur. Cette somme doit être moindre, ou aussi grande, ou plus grande que la première. Si l'on admet qu'elle soit moindre ou seulement aussi grande, la méthode altruiste est évidemment pire, ou elle n'est pas meilleure que la méthode égoïste. Il faut supposer que la somme de bonheur obtenue est plus grande. Considérons ce que contient cette hypothèse.

Si chacun poursuit exclusivement le bonheur des autres, et si chacun reçoit aussi du bonheur (ce qui doit être, car il ne peut se former un agrégat de bonheur en dehors des bonheurs individuels), il faut alors conclure que chacun doit exclusivement à une action altruiste le bonheur dont il jouit, et que pour chacun ce bonheur est plus grand en somme que le bonheur égoïste qu'il pourrait se procurer lui-même, s'il s'appliquait lui-même à le poursuivre. Laissant de côté pour un moment ces sommes relatives des deux espèces de bonheur, notons les conditions nécessaires pour que chacun goûte le bonheur altruiste. Les natures sympathiques éprouvent du plaisir à faire plaisir, et, si le bonheur général est l'objet de la poursuite, on dira que chacun sera heureux en présence du bonheur des autres. Mais dans ce cas en quoi consiste le bonheur des autres? Ces autres sont aussi, par hypothèse, des personnes qui poursuivent et éprouvent le plaisir altruiste. La genèse du plaisir altruiste pour chacun dépend du plaisir que témoignent les autres, et ceux-ci à leur tour n'en témoigneront qu'autant que les autres en témoigneront, et ainsi de suite indéfiniment. Où commence donc le plaisir? Evidemment il doit y avoir quelque part un plaisir égoïste, avant que la sympathie qu'il fait éprouver produise un plaisir altruiste. Evidemment, par suite, chacun doit être égoïste à un degré convenable, même si c'est seulement dans l'intention de donner aux autres le moyen d'être altruistes. Ainsi, bien loin de devenir plus grande, si tous font du bonheur le plus grand leur unique fin, la somme du bonheur disparaît entièrement.

Une comparaison empruntée à l'ordre physique nous fera mieux voir encore combien est absurde la supposition que l'on puisse arriver au bonheur universel sans que chacun songe à son propre bonheur. Supposez un amas de corps dont chacun engendre de la chaleur et dont chacun reçoit aussi des autres de la chaleur, parce que chacun d'eux la rayonne sur ceux qui l'entourent. Il est manifeste que chacun aura une certaine chaleur propre indépendamment de celle qui lui vient du dehors, et aussi une certaine chaleur qui lui vient des autres corps indépendamment de celle qu'il a par lui-même. Qu'arrivera-t-il? Tant que chacun de ces corps continuera à être un générateur de chaleur, ils continueront à conserver une certaine température dérivée en partie d'eux-mêmes et en partie des autres. Mais si chacun d'eux cesse de fournir de la chaleur, et en est réduit à celle qui rayonne des autres corps, l'amas tout entier se refroidira. Eh bien, la chaleur directement produite représente le plaisir égoïste, et la disparition de toute chaleur, si chacun cesse d'en donner, correspond à la disparition de tout plaisir si chacun cesse d'en créer d'une manière égoïste.

Nous pouvons tirer une autre conclusion. Outre la conséquence qu'avant l'existence du plaisir altruiste il faut qu'il y ait un plaisir égoïste, et que, si la règle de conduite est la même pour tous, il faut que chacun soit égoïste à un degré convenable, il y a cette conséquence que, pour arriver à la plus grande somme de bonheur, chacun doit être plus égoïste qu'altruiste. Car, pour parler en général, les plaisirs sympathiques seront toujours moins intenses que les plaisirs avec lesquels on sympathise. Toutes choses égales d'ailleurs, les sentiments idéaux ne peuvent être aussi vifs que les sentiments réels. Il est vrai que ceux qui ont une forte imagination peuvent, surtout dans les cas où les affections sont engagées, sentir la douleur morale sinon la douleur physique d'un autre, aussi complètement que celui même qui en souffre en réalité, et peuvent prendre avec une égale intensité leur part du plaisir d'autrui; quelquefois même, on se représente mentalement le plaisir éprouvé comme plus grand qu'il ne l'est en vérité, et l'on jouit alors d'un plaisir réflexe plus vif que le plaisir direct de celui qui est en cause. De pareils cas, cependant, et les cas dans lesquels, même à part l'exaltation de sympathie causée par l'attachement, il y a un ensemble de sentiments produits sympathiquement égal en somme aux sentiments originaux, sinon plus vif, sont nécessairement exceptionnels. Car, en de pareils cas, la conscience totale enferme d'autres éléments que la représentation mentale du plaisir ou de la peine, notamment l'excès de pitié ou l'excès de bonté, et ces éléments ne se présentent que dans de rares occasions: ils ne sauraient être les concomitants habituels des plaisirs sympathiques si tous les recherchaient à chaque moment. En appréciant la totalité possible des plaisirs sympathiques, nous ne devons rien y faire entrer en dehors de la représentation des plaisirs que les autres éprouvent. A moins d'affirmer que les états de conscience de nos semblables se reproduisent toujours en nous plus vivement que les états analogues ne se forment en nous sous l'influence de leurs propres causes personnelles, il faut admettre que la totalité des plaisirs altruistes ne peut pas égaler la totalité des plaisirs égoïstes. Par suite, outre la vérité qu'avant qu'il existe des plaisirs altruistes il doit y avoir des plaisirs égoïstes, de telle sorte que ceux-là naissent de la sympathie pour ceux-ci, il est encore vrai que, pour obtenir la plus grande somme de plaisirs altruistes, il doit y avoir une plus grande somme de plaisirs égoïstes.

87. On peut démontrer encore d'une autre manière que le pur altruisme se détruit lui-même. Une loi parfaitement morale doit être une loi qui devient parfaitement praticable à mesure que la nature humaine fait des progrès, et, si elle est nécessairement impraticable pour une nature humaine idéale, elle ne peut être la loi morale cherchée.

Or les occasions de pratiquer l'altruisme sont nombreuses et grandes en proportion de la faiblesse, de l'incapacité ou de l'imperfection humaine. Si nous dépassons les limites de la famille, dans laquelle il faut laisser subsister une sphère d'activités impliquant le sacrifice de soi-même tant qu'il s'agit d'élever ses enfants, et si nous nous demandons comment il peut y avoir encore une sphère d'activités impliquant le sacrifice de soi-même, il est évident que cela tient à ce qu'il y a toujours des maux sérieux, causés par un excès de défauts naturels. Autant les hommes s'appliqueront eux-mêmes à faire tout ce que demandent les besoins de la vie sociale, autant diminueront les demandes de secours en leur faveur. Si l'on arrive à s'adapter entièrement à ces besoins, si tout le monde est un jour capable de se conserver soi-même et de remplir complètement les obligations imposées par la société, les occasions de faire passer ses intérêts après ceux des autres, auxquelles s'applique le pur altruisme, disparaîtront.

De pareils sacrifices de soi-même deviennent, en effet, doublement impraticables. Vivant avec succès individuellement, les hommes non seulement ne fournissent pas à ceux qui les entourent des occasions de leur venir en aide, mais cette aide ne peut leur être donnée ordinairement sans contrarier leurs activités normales, et par suite sans diminuer leurs plaisirs. Comme toute créature inférieure, conduite par ses instincts innés à faire spontanément tout ce que sa vie demande, l'homme, lorsqu'il est complètement formé à la vie sociale, doit avoir des instincts si bien ajustés à ses besoins qu'il satisfait à ses besoins en satisfaisant ses instincts. Si ses instincts sont séparément satisfaits par l'accomplissement des actes requis, aucun de ces actes ne peut être accompli pour lui sans que ses instincts soient frustrés. On ne peut accepter des autres les résultats de leurs activités qu'à la condition de renoncer aux plaisirs qui dérivent de sa propre activité. Il s'ensuivrait donc une diminution plutôt qu'un accroissement de bonheur, si l'action altruiste pouvait être exercée en pareil cas.

Nous arrivons ici à une autre supposition sans fondement faite par la même théorie.

88. Le postulatum de l'utilitarisme tel qu'il est formulé dans les passages cités plus haut, et du pur altruisme pour employer une autre expression, implique la croyance qu'il est possible de transporter de l'un à l'autre le bonheur, ou les moyens d'être heureux, ou les conditions du bonheur. Sans aucune limitation spécifique, la proposition ainsi admise est que le bonheur en général peut être détaché de l'un et rattaché à l'autre, que l'un peut le céder dans une mesure quelconque, et l'autre se l'approprier de même. Mais il suffit de réfléchir un moment pour voir combien cette proposition est loin de la vérité. D'un côté, cette cession jusqu'à un certain point est extrêmement nuisible et, au delà, elle est fatale, et, de l'autre, la plus grande partie du bonheur dont chacun jouit vient de lui-même et ne peut être ni donnée ni reçue.

Supposer que les plaisirs égoïstes peuvent être abandonnés jusqu'à un certain point, c'est tomber dans une de ces nombreuses erreurs de spéculation morale qui résultent de l'ignorance des vérités de la biologie. En nous plaçant au point de vue biologique, nous avons vu que les plaisirs accompagnent des sommes normales de fonctions, tandis que les peines accompagnent des défauts ou des excès de fonctions, et, en outre, que la vie complète dépend de l'exercice complet des fonctions, et par suite de la jouissance des plaisirs corrélatifs. Par suite, renoncer à des plaisirs normaux, c'est renoncer à la vie en proportion, et alors se présente la question: Jusqu'à quel point peut-on le faire? S'il veut continuer à vivre, l'individu doit goûter dans une certaine mesure les plaisirs qui accompagnent l'accomplissement des fonctions corporelles, et doit éviter les peines qui résultent de leur non-accomplissement. Une complète abnégation amène la mort; une abnégation excessive, la maladie; une abnégation moindre, une dégradation physique, et par suite une diminution de la capacité de remplir ses obligations envers soi-même et envers les autres. Aussi, lorsque nous tentons de mettre en pratique cette règle de vivre non pour notre propre satisfaction, mais pour celle des autres, nous rencontrons cette difficulté qu'au delà de certaines limites c'est impossible. Et lorsque nous avons décidé dans quelle mesure l'individu peut perdre de son bien-être physique, en renonçant aux plaisirs et en acceptant les peines, ce fait s'impose à nous que la portion de bonheur ou de moyens d'être heureux, qu'il lui est possible d'abandonner pour cette redistribution, est une portion limitée.

La restriction opposée au transfert du bonheur, ou des moyens d'être heureux, est encore plus rigoureuse d'un autre côté. Le plaisir obtenu par un effort efficace, par une poursuite heureuse des fins, ne peut par aucun procédé être cédé à un autre, et ne peut d'aucune manière être approprié par un autre. L'habitude de raisonner du bonheur général tantôt comme s'il était un produit concret à partager, et tantôt comme s'il était coextensif avec l'usage des choses matérielles qui servent au plaisir et peuvent être données et reçues, a empêché de remarquer cette vérité, que les plaisirs d'action ne sont pas transférables. L'enfant qui a gagné une partie de billes, l'athlète qui a accompli un tour de force, l'homme d'Etat qui a fait triompher son parti, l'inventeur qui a donné le devis d'une nouvelle machine, le savant qui a découvert une vérité, le romancier qui a tracé un caractère, le poète qui a bien rendu une émotion, éprouvent tous également des plaisirs qui doivent être, dans la nature des choses, exclusivement éprouvés par ceux à qui ils arrivent. Si nous considérons toutes les occupations que la nécessité n'impose pas aux hommes, si nous considérons les ambitions diverses qui jouent un si grand rôle dans la vie, nous devons penser que tant que la conscience du pouvoir et du succès restera un plaisir dominant, il restera un plaisir dominant qui ne pourra être poursuivi au point de vue altruiste et devra l'être d'une manière égoïste.

Si maintenant nous retranchons d'un côté les plaisirs qui sont inséparables de la conservation du physique dans son état de santé, et si nous retranchons de l'autre les plaisirs dus au succès, ce qui reste est si restreint qu'on ne peut défendre cette assertion que le bonheur en général comporte une distribution à la façon dont l'entend l'utilitarisme.

89. Il y a encore une autre manière de montrer l'inconséquence de cet utilitarisme transfiguré qui regarde sa doctrine comme le développement de la maxime chrétienne: «Aimez votre prochain comme vous-même,» et de cet altruisme qui, allant plus loin, formule cette maxime: «Vivez pour les autres.»

Une bonne règle de conduite doit pouvoir être adoptée par tout le monde avec avantage. «Agissez seulement d'après une maxime dont vous puissiez souhaiter, en même temps, qu'elle devienne une loi universelle,» dit Kant. Evidemment, sans insister sur les restrictions qu'il faut apporter à cette maxime, nous pouvons l'accepter dans la mesure où nous admettons qu'un mode d'action qui devient impraticable à mesure qu'il s'approche de l'universalité, doit être mauvais. Par suite, si la théorie du pur altruisme, impliquant que l'on doit travailler dans l'intérêt des autres et non dans son propre intérêt, est soutenable, il faut montrer qu'elle produira de bons résultats lorsque tout le monde la mettra en pratique. Voyons les conséquences si tous sont altruistes.

D'abord cela suppose une combinaison impossible d'attributs moraux. On imagine que chacun fait assez peu de cas de soi-même et assez de cas des autres pour sacrifier volontairement ses propres plaisirs, afin de procurer du plaisir aux autres. Mais si c'est là un trait universel, et si les actions s'en ressentent universellement, nous devons concevoir chacun non seulement comme faisant des sacrifices, mais encore comme en acceptant. Tandis qu'il est assez désintéressé pour renoncer volontairement à l'avantage en vue duquel il a travaillé, il est assez intéressé pour laisser les autres renoncer à son profit aux avantages en vue desquels ils ont travaillé. Pour rendre le pur altruisme possible à tous, chacun doit être à la fois extrêmement généreux et extrêmement égoïste. Comme donnant, il ne doit pas penser à lui; comme recevant, il ne doit pas penser aux autres. Evidemment, cela implique une constitution mentale inconcevable. La sympathie qui est assez pleine de sollicitude à l'égard des autres pour se faire volontairement tort à elle-même dans l'intérêt d'autrui ne peut pas, en même temps, mépriser les autres au point d'accepter des avantages qu'ils ne donnent pas sans se faire tort à eux-mêmes.

Les contradictions qui apparaissent, si nous supposons une pratique universelle de l'altruisme, peuvent encore être mises en évidence de cette manière. Supposons que chacun, au lieu de jouir des plaisirs à mesure qu'il les rencontre, ou des choses utiles au plaisir qu'il s'est procurées par son travail, ou des occasions de plaisir pour se reposer de ce travail, les laisse à un autre, ou les ajoute à une masse commune dont tous les autres profitent, qu'en résultera-t-il? Nous avons plusieurs réponses à faire, suivant que nous admettrons qu'il y a ou qu'il n'y a pas en jeu des influences additionnelles.

Supposons qu'il n'y ait pas d'influences additionnelles. Alors, si chacun transfère à un autre son bonheur, ou les moyens, ou les occasions d'être heureux, tandis que quelque autre fait la même chose à son égard, la distribution du bonheur, en moyenne, n'est pas changée; ou si chacun ajoute à une masse commune son bonheur, ou les moyens, ou les occasions d'être heureux, et que de cette masse chacun retire sa part, l'état moyen n'est pas plus changé qu'auparavant. Le seul effet évident est qu'il doit y avoir des transactions pendant la redistribution; il s'ensuit une perte de temps et de peine.

Supposons maintenant quelque influence additionnelle qui rende ce procédé avantageux; quelle doit-elle être? La totalité peut être accrue seulement si les actes de transfert accroissent la quantité de ce qui est transféré. Le bonheur, ou ce qui le produit, doit être plus grand pour celui qui le fait sortir du travail d'un autre, qu'il ne l'aurait été s'il se l'était procuré par ses propres efforts; ou autrement, en supposant qu'un fonds de bonheur, ou de ce qui le produit, ait été formé par les contributions de chacun, alors chacun, en s'appropriant sa part, doit la trouver plus grande qu'elle ne l'aurait été s'il ne s'était fait cette agglomération et cette distribution. Pour justifier la croyance à cette augmentation, on peut faire deux suppositions. L'une est que bien que la somme des plaisirs, ou des choses propres à les procurer, reste la même, cependant le genre des plaisirs, ou des choses propres à les procurer que chacun reçoit en échange de la part d'un autre ou de la réunion des autres, est un genre qu'il préfère à celui en vue duquel il a travaillé. Mais supposer cela, c'est supposer que chacun travaille directement en vue de ce qui lui procure le moins de plaisir, et c'est absurde. L'autre supposition est que, si le plaisir du genre égoïste échangé ou redistribué reste le même en somme pour chacun, il s'y ajoute le plaisir altruiste qui accompagne l'échange. Mais cette hypothèse est clairement inadmissible si, comme elle l'implique, la transaction est universelle, si cette transaction est telle que chacun donne et reçoive dans la même mesure. Car si le transfert des plaisirs, ou des choses qui le procurent, de l'un à l'autre ou aux autres, est toujours accompagné pour chacun de la conscience qu'il y aura un équivalent à recevoir de lui ou d'eux, il en résulte purement et simplement un échange tacite, ou direct ou circulaire. Chacun devient altruiste dans la mesure seulement qu'il faut pour être équitable et pas davantage, et personne n'ayant de quoi augmenter son bonheur, par sympathie ou autrement, personne ne sera pour les autres une cause de bonheur sympathique.

90. Ainsi, lorsque l'on recherche le vrai sens des expressions qu'il emploie, ou lorsqu'on examine les conséquences nécessaires de sa théorie, le pur altruisme, quelle que soit la forme sous laquelle il se présente, condamne ses partisans à des absurdités de plusieurs sortes.

Si «le plus grand bonheur du plus grand nombre», ou, en d'autres termes, «le bonheur général,» est la véritable fin de l'action, alors il doit être la fin non seulement de toute action publique, mais aussi de toute action privée; autrement, la plus grande partie des actions manquerait de règle. Voyons la justesse de ce principe dans les deux cas. Si l'action de la communauté doit être guidée par le principe en question, avec le commentaire qui sert à l'expliquer: «compter chacun pour un, ne compter personne pour plus qu'un,» il faut négliger toutes les différences de caractère et de conduite, de mérite et de démérite, chez les citoyens, puisque le principe ne fait aucune distinction à cet égard; bien plus, puisque ce n'est pas par rapport au bonheur, que l'on ne saurait distribuer, qu'il faut compter également tous les hommes, et puisqu'un partage égal des moyens concrets d'arriver au bonheur, outre qu'il ne servirait pas en définitive, ne sert pas immédiatement à produire le plus grand bonheur; il en résulte que la seule manière d'entendre le principe est de dire que l'on doit répartir également les conditions nécessaires à la poursuite du bonheur: nous n'y découvrons alors rien de plus que le précepte de faire régner partout l'équité. Si, prenant le bonheur en général comme le but de l'action privée, l'individu est requis de juger entre son propre bonheur et celui des autres comme le ferait un spectateur impartial, nous voyons qu'aucune supposition concernant le spectateur, excepté une qui est contradictoire, car elle lui attribue de la partialité, ne peut donner un autre résultat que de prescrire à chacun de jouir du bonheur, ou des moyens de parvenir au bonheur, comme ses efforts le lui permettent; l'équité est encore le seul contenu du principe. Si, adoptant une autre méthode, nous recherchons comment peut être composée la plus grande somme de bonheur, et, reconnaissant le fait qu'un égoïsme équitable produit une certaine somme, si nous demandons comment le pur altruisme en produirait une plus grande, nous avons vu que si tous, poursuivant exclusivement les plaisirs altruistes, doivent produire ainsi une plus grande somme de plaisirs, il faut alors admettre que les plaisirs altruistes, qui naissent de la sympathie, peuvent exister en l'absence de plaisirs égoïstes avec lesquels on puisse sympathiser--chose impossible; il faut encore admettre que si, la nécessité des plaisirs égoïstes étant reconnue, on dit que la plus grande somme de bonheur sera atteinte si tous les individus sont plus altruistes qu'égoïstes, c'est dire indirectement, sous forme de vérité générale, que les sentiments représentatifs sont plus forts que les sentiments présentatifs--autre impossibilité. En outre, la doctrine du pur altruisme suppose que le bonheur peut dans une certaine mesure être transféré et redistribué; tandis que, en réalité, les plaisirs d'un certain ordre ne peuvent être transmis dans une mesure un peu considérable sans qu'il en résulte des effets fatals ou extrêmement funestes, et que les plaisirs d'un autre ordre ne peuvent être transmis à aucun degré. De plus, le pur altruisme présente cette anomalie fâcheuse que, tandis qu'un vrai principe d'action doit être de plus en plus pratiqué à mesure que les hommes font plus de progrès, le principe altruiste devient de moins en moins praticable à mesure que l'humanité se rapproche de l'idéal, parce que la sphère dans laquelle il doit s'appliquer diminue de plus en plus. Enfin, on voit évidemment que cette doctrine se détruit elle-même, en observant que pour l'adopter comme principe d'action, ce que l'on doit faire si elle est bonne, il faut être à la fois extrêmement généreux et extrêmement égoïste, être prêt à se faire tort à soi-même dans l'intérêt d'autrui, et prêt à accepter des avantages au prix du malheur des autres: ces deux traits sont inconciliables.

Il est ainsi manifeste qu'un compromis est nécessaire entre l'égoïsme et l'altruisme. Nous sommes forcés de reconnaître combien chacun a raison de s'inquiéter de son propre bien-être, car, en le méconnaissant, nous arrivons d'un côté à une impasse, de l'autre à des contradictions, de l'autre enfin à des résultats désastreux. Réciproquement, il est impossible de nier que l'indifférence de chacun pour tous, quand elle arrive à un certain degré, est fatale à la société, quand elle est encore plus grande, fatale à la famille et enfin à la race. L'égoïsme et l'altruisme sont donc co-essentiels.

91. Quelle forme donner au compromis entre l'égoïsme et l'altruisme? Comment satisfaire à des degrés convenables leurs prétentions légitimes?

C'est une vérité à la fois affirmée par les moralistes et reconnue dans la vie ordinaire, que la réalisation du bonheur individuel n'est pas proportionnée au degré auquel on fait de ce bonheur individuel l'objet d'une poursuite directe; mais on ne croit pas aussi généralement jusqu'à présent que, de la même manière, la réalisation du bonheur général n'est pas proportionnée au degré auquel on fait de ce bonheur général l'objet d'une poursuite directe. Cependant il est plus raisonnable dans ce dernier cas que dans le premier de s'attendre à ce que la poursuite directe n'aboutisse pas à un bon résultat.

Quand nous avons discuté les rapports entre les moyens et les fins, nous avons vu qu'à mesure que la conduite individuelle se développe, elle doit prendre de plus en plus pour principe de faire de l'obtention des moyens sa fin prochaine, et de laisser la fin dernière, le bien-être ou le bonheur, venir comme résultat. Nous avons vu que lorsque le bien-être de tous ou le bonheur général est la fin dernière, le même principe est encore plus rigoureusement vrai; car la fin dernière sous sa forme impersonnelle est moins déterminée que sous sa forme personnelle, et les difficultés pour y atteindre par une poursuite directe sont encore plus grandes. Reconnaissant donc le fait que le bonheur de la communauté, plus encore que le bonheur individuel, ne doit pas être poursuivi directement, mais bien indirectement, nous avons d'abord à résoudre cette question: Quelle doit être en général la nature des moyens par lesquels nous y parviendrons?

On admet que le bonheur individuel s'obtient, dans une certaine mesure, si l'on travaille au bonheur d'autrui. Ne serait-il pas vrai, réciproquement, que l'on obtiendra le bonheur général en travaillant à son propre bonheur? Si chaque unité assure en partie son bonheur en s'intéressant au bien-être de l'ensemble, le bien-être de l'ensemble ne sera-t-il pas en partie assuré par l'intérêt que chaque unité prendra à son propre bonheur? Evidemment nous devons conclure que l'on réalisera le bonheur général principalement si les individus recherchent d'une manière convenable leur propre bonheur, et réciproquement, que le bonheur des individus sera réalisé en partie s'ils travaillent au bonheur général.

Cette conclusion prend un corps dans les idées progressives et les usages du genre humain. Ce compromis entre l'égoïsme et l'altruisme s'est lentement établi de lui-même, et les croyances réelles des hommes, distinctes de leurs croyances nominales, en ont graduellement reconnu de mieux en mieux la valeur. L'évolution sociale a amené un état dans lequel les droits de l'individu aux produits de ses activités et aux plaisirs qui en résultent sont de plus en plus positivement affirmés; en même temps la reconnaissance des droits d'autrui et le respect habituel de ces droits se sont accrus. Chez les sauvages les plus grossiers les intérêts personnels ne se distinguent que très vaguement des intérêts des autres. Dans les premières phases de la civilisation, les avantages sont encore très mal proportionnés au travail: les esclaves et les serfs n'ont pour leurs peines que dans une mesure tout arbitraire le vivre et le couvert: les échanges étant rares, l'idée d'équivalence ne se développe pas beaucoup. Mais avec le développement de la civilisation on a tous les jours à faire l'expérience de la relation entre les avantages à recueillir et le travail fait; le système industriel maintient, grâce à l'offre et à la demande, une juste adaptation de l'une à l'autre. Ce progrès d'une coopération volontaire, cet échange de services convenus, a été nécessairement suivi d'une diminution des attaques individuelles, d'un accroissement de la sympathie: le terme où nous sommes ainsi conduits est un échange de services indépendamment de toute convention, de services gratuits. C'est dire que les droits des individus sont plus distinctement affirmés et que les jouissances personnelles sont mieux réparties en proportion des efforts dépensés, à mesure que se développent l'altruisme négatif qui se manifeste dans une conduite équitable, et l'altruisme positif qui se manifeste dans une assistance désintéressée.

Une phase plus élevée de ce double changement se remarque de notre temps. Si, d'une part, nous observons les luttes pour la liberté politique, les conflits entre le travail et le capital, les réformes judiciaires accomplies pour mieux garantir les droits, nous voyons que l'on tend encore à assurer à chacun la possession des avantages, quels qu'ils soient, qui lui sont dus, et par suite à exclure ses concitoyens de ces avantages. D'un autre côté, si nous considérons ce que signifient l'abandon du pouvoir aux masses, l'abolition des privilèges de castes, les efforts pour répandre l'instruction, les agitations en faveur de la tempérance, l'établissement de nombreuses sociétés philanthropiques, il nous paraîtra clair que le souci du bien-être d'autrui s'accroît pari passu avec le souci du bien-être personnel et les mesures prises pour l'assurer.

Ce qui est vrai des relations au dedans de chaque société est vrai, dans une certaine mesure, des relations entre les diverses sociétés. Bien que pour maintenir des droits nationaux, réels ou imaginaires, souvent assez insignifiants, les peuples civilisés se fassent encore la guerre, cependant leur indépendance nationale est plus respectée que par le passé. Bien que les vainqueurs s'attribuent des portions de territoire et exigent des indemnités de guerre, cependant la conquête n'est plus suivie comme autrefois de l'expropriation du territoire entier, et les peuples ne sont plus réduits en esclavage. L'individualité des sociétés est sauvegardée dans une plus grande mesure. En même temps les relations altruistes se multiplient; les nations se donnent assistance les unes aux autres dans les cas de désastres, qu'il s'agisse d'inondations, d'incendies, de famines ou de quelque autre fléau. Dans les cas d'arbitrage international, comme nous en avons eu récemment un exemple, qui impliquent la reconnaissance des justes réclamations d'une nation contre une autre, nous constatons un nouveau progrès de cet altruisme plus étendu. Sans doute, il y a encore beaucoup à faire; car dans les rapports de peuples civilisés à peuples sauvages, il y a peu de progrès à noter. On peut dire que la loi primitive: «Vie pour vie,» a été changée par nous en cette loi: «Pour une seule vie plusieurs vies,» comme dans les cas de l'évêque Patteson et de M. Birch; mais il faut au moins reconnaître que nous n'infligeons à nos prisonniers ni tortures, ni mutilations. Si l'on dit qu'à la manière des Hébreux qui se croyaient autorisés à s'emparer des terres que Dieu leur avaient promises, et dans certains cas à en exterminer les habitants, nous aussi, pour répondre à «l'intention manifeste de la Providence,» nous dépossédons les races inférieures toutes les fois que nous avons besoin de leurs territoires, on peut répondre que du moins nous ne massacrons que ceux qu'il est nécessaire de massacrer, et laissons vivre ceux qui se soumettent. Si l'on prétend qu'à la façon d'Attila, qui en conquérant et en détruisant les peuples et les nations, se regardait lui-même comme «le fléau de Dieu,» punissant les hommes de leurs crimes, nous aussi, comme le prétend un ministre à la suite d'un prêtre qu'il cite, nous nous croyons appelés à châtier à coups de fusil et de canon les païens qui pratiquent la polygamie; on répondra que le plus féroce disciple du maître de miséricorde ne voudrait pas lui-même pousser la vengeance au point de dépeupler des territoires entiers et de raser toutes les cités. Et lorsque nous nous rappelons, d'autre part, qu'il y a une Société protectrice des Aborigènes, et que dans certaines colonies il y a des commissaires appointés pour protéger les intérêts des naturels, et que dans certains cas les terres des naturels ont été acquises d'une manière qui, tout injuste qu'elle soit, implique cependant une certaine reconnaissance de leurs droits, nous pouvons dire que si le compromis entre l'égoïsme et l'altruisme a fait encore bien peu de progrès dans les affaires internationales, il en a fait toutefois dans la direction indiquée.



CHAPITRE XIV

CONCILIATION

92. Tel qu'il a été présenté dans le précédent chapitre, le compromis entre les droits personnels et les droits d'autrui semble impliquer un antagonisme permanent entre les uns et les autres. Si chacun doit rechercher son propre bonheur et en même temps prendre au bonheur de ses semblables un intérêt convenable, nous voyons reparaître cette question: Jusqu'à quel point faut-il se proposer l'une de ces fins, et jusqu'à quel point faut-il se proposer l'autre? Nous supposons ainsi, non un désaccord dans la vie de chacun, mais toutefois l'absence d'une harmonie complète. Cependant ce n'est pas là une induction inévitable.

Lorsque, dans les Principes de sociologie, IIIe partie, nous avons discuté les phénomènes relatifs à la conservation de la race chez les êtres vivants en général, pour mieux faire comprendre le développement des relations domestiques, nous avons démontré que dans le cours de l'évolution il s'est produit une conciliation entre les intérêts de l'espèce, les intérêts des parents, et les intérêts des descendants. Nous l'avons prouvé en faisant voir qu'à mesure que nous montons des formes les plus humbles de la vie aux plus élevées, la conservation de la race est assurée avec un moindre sacrifice d'existences, soit pour les jeunes individus, soit pour les individus adultes, et aussi avec un moindre sacrifice d'existences de parents au profit de la vie des descendants. Nous avons vu qu'avec le progrès de la civilisation, on constate de semblables changements dans le genre humain, et que les relations domestiques les plus élevées sont celles dans lesquelles la conciliation du bien-être des membres de la famille est la plus complète, en même temps que le bien-être de la société est mieux sauvegardé. Il reste à montrer ici qu'une conciliation pareille s'est établie et continue à s'établir entre les intérêts de chaque citoyen et les intérêts des citoyens en général, tendant toujours à un état dans lequel ces deux sortes d'intérêts se fondraient en un seul, et dans lequel les sentiments qui leur correspondent respectivement seraient en complet accord.

Dans le groupe de la famille, même tel que nous l'observons chez plusieurs vertébrés inférieurs, nous voyons que le sacrifice des parents, devenu maintenant assez modéré en somme pour ne pas les empêcher de vivre longtemps, n'est pas accompagné de la conscience du sacrifice; au contraire il résulte d'un désir de l'accomplir: les efforts altruistes en faveur des jeunes servent en même temps à satisfaire les instincts des parents. Si nous suivons ces relations à travers les divers degrés de la race humaine, et si nous observons combien l'amour plus souvent que le devoir porte à prendre soin des enfants, nous voyons la conciliation des intérêts se faire de telle sorte que les parents ne sont heureux en réalité que si le bonheur de leurs enfants est assuré: le désir d'avoir des enfants, chez ceux qui n'en ont pas, et l'adoption d'enfants, dans certains cas, montrent combien ces activités altruistes sont nécessaires pour procurer certaines satisfactions égoïstes. On peut s'attendre à ce qu'un nouveau progrès de l'évolution produisant, à mesure que la nature humaine se développera, une diminution de la fécondité, et par suite des charges des parents, amène un état dans lequel, beaucoup plus encore qu'aujourd'hui, les plaisirs de la vie adulte consisteront à perfectionner la nouvelle génération en même temps qu'on assurera son bonheur immédiat.

Or, bien qu'un altruisme d'un genre social, manquant de certains éléments de l'altruisme des parents, ne puisse jamais atteindre au même niveau, on peut croire cependant qu'il arrivera à un niveau où il sera comme celui des parents un altruisme spontané, à un niveau où le souci du bonheur d'autrui sera un besoin journalier, un niveau tel que les satisfactions égoïstes inférieures seront continuellement subordonnées à cette satisfaction égoïste supérieure, sans aucun effort, mais par une préférence pour cette satisfaction égoïste supérieure toutes les fois qu'on pourra se la procurer.

Considérons comment le développement de la sympathie qui doit progresser aussi vite que les circonstances le permettront, amènera cet état.

93. Nous avons vu que dans le cours de l'évolution de la vie, les plaisirs ont naturellement porté les êtres aux actions que les conditions de la vie demandaient, que les peines les ont détournés de celles qui étaient opposées à ces conditions. Il faut signaler ici la vérité qui en est la conséquence, à savoir que les facultés dont l'exercice, sous certaines conditions, procure en partie de la peine et en partie du plaisir, ne peuvent se développer au delà de la limite à laquelle elles donnent un surplus de plaisir: si, au delà de cette limite, leur exercice cause plus de peine que de plaisir, leur développement doit s'arrêter.

La sympathie excite ces deux formes de sentiments. Tantôt la vue du plaisir fait naître en nous un état de conscience agréable; tantôt nous éprouvons de la douleur à la vue de la douleur. Par suite, si les êtres qui nous entourent manifestent habituellement du plaisir et rarement de la peine, la sympathie donne un surplus de plaisir. Si au contraire on a rarement le spectacle du plaisir et souvent celui de la peine, la sympathie donne un excès de peine. Le développement moyen de la sympathie doit donc être réglé par la moyenne des manifestations de la peine ou du plaisir chez les autres. Si dans des conditions sociales données, ceux qui appartiennent à la même société nous font souffrir tous les jours ou étalent tous les jours sous nos yeux le spectacle de la souffrance, la sympathie ne peut se développer: supposer qu'elle se développera, ce serait supposer que notre constitution se modifierait elle-même de manière à accroître ses peines et par suite à déprimer ses énergies; ce serait méconnaître cette vérité que le fait de souffrir un genre quelconque de peine rend graduellement insensible à cette peine. D'un autre côté, si l'état social est tel que les manifestations du plaisir prédominent, la sympathie augmentera; en effet les plaisirs sympathiques, ajoutant à la totalité des plaisirs qui accroissent la vitalité, ont pour résultat de faire prospérer ceux qui sont le plus doués de sympathie, et les plaisirs de la sympathie excédant partout les peines qu'elle peut causer, ont pour effet de l'exercer et par là de la fortifier.

La première conséquence à en tirer a été déjà indiquée plus d'une fois. Nous avons vu que lorsque l'état de guerre est habituel, avec la forme d'organisation sociale qui correspond à cet état, la sympathie ne peut prendre un grand développement. Les activités destructives dirigées contre les ennemis du dehors la dessèchent; la nature des sentiments généralement éprouvés cause dans la société elle-même des actes fréquents d'agression et de cruauté, et en outre la coopération forcée qui caractérise le régime militaire, réprime nécessairement la sympathie, existe seulement à la condition d'un traitement non sympathique de quelques-uns par les autres.

En supposant même la fin du régime militaire, il y a encore de grands obstacles au développement de la sympathie. Bien que la cessation de la guerre implique une plus complète adaptation de l'homme aux conditions de la vie sociale, et la diminution de certains maux, cette adaptation ne sera pas encore suffisante, et par suite il y aura encore beaucoup de malheurs. En premier lieu, cette forme de nature qui a produit et qui produit encore la guerre, bien que par hypothèse elle se soit changée en une forme plus élevée, ne s'est pas changée cependant en une forme assez élevée pour que toutes les injustices et toutes les peines qu'elle cause disparaissent. Pendant une longue période après que les habitudes de pillage auront pris fin, les défauts de la nature à laquelle tenaient ces habitudes subsisteront, et produiront leurs mauvais effets qui diminuent bien lentement. En second lieu, l'adaptation imparfaite de la constitution humaine aux travaux de la vie industrielle doit persister longtemps, et l'on peut s'attendre à ce qu'elle survive dans une certaine mesure à la cessation des guerres. Les modes d'activité nécessaires doivent rester pendant d'innombrables générations peu satisfaisants à quelque degré. En troisième lieu, les défauts de contrôle par rapport à soi-même comme nous en observons chez l'homme imprévoyant, ainsi que les divers manquements de conduite dus à une prévision peu exacte des conséquences des actes, bien que moins marqués que maintenant, ne pourraient laisser encore de produire des souffrances.

Même une adaptation complète, si elle était limitée à la disparition des non-adaptations que nous venons d'indiquer, ne tarirait pas toutes les sources de ces misères qui, dans la mesure de leur manifestation, entravent le développement de la sympathie. Car tant que le chiffre des naissances l'emporte sur celui des décès au point de rendre très chers les moyens de subsistance, il doit en résulter beaucoup de maux, soit parce qu'il faut résister à ses affections, soit parce qu'il faut se condamner à un excès de travail et se contenter de ressources limitées. C'est seulement lorsque la fécondité diminuera, ce qui arrivera, comme nous l'avons vu, avec un progrès des facultés mentales (Principes de Biologie, §§ 367-377), que se produira une diminution des travaux nécessaires pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, et ils cesseront seulement alors d'être pour l'énergie humaine une charge trop lourde.

Ainsi par degrés, et seulement par degrés, en même temps que s'affaibliront ces causes de malheur, la sympathie deviendra plus grande. La vie serait intolérable si, les causes de souffrances restant ce qu'elles sont, tous les hommes étaient non seulement sensibles à un haut degré aux peines, physiques et mentales, éprouvées par ceux qui les entourent et exprimées par la physionomie de ceux qu'ils rencontrent, mais encore continuellement conscients des misères que tout être vivant doit subir en conséquence de la guerre, du crime, de l'inconduite, de l'infortune, de l'imprévoyance et de l'incapacité. Mais comme l'homme et la société s'accordent de mieux en mieux tous les jours, et comme les peines causées par le désaccord de l'un et de l'autre diminuent, la sympathie peut se développer sous l'influence des plaisirs que cet accord produit. Les deux changements sont en telle relation, il est vrai, que l'un favorise l'autre. Le développement de la sympathie autant que les conditions le permettent sert lui-même à diminuer la peine, à augmenter le plaisir, et l'excès de plaisir qui en résulte rend possible à son tour un nouveau progrès de la sympathie.

94. La mesure dans laquelle la sympathie peut s'accroître quand les obstacles sont écartés, sera plus facile à concevoir si nous observons d'abord les influences qui l'excitent, et si nous exposons les raisons de croire que ces influences deviendront plus efficaces. Il y a deux facteurs à considérer, le langage naturel du sentiment chez celui avec lequel on sympathise, et le pouvoir d'interpréter ce langage chez celui qui éprouve la sympathie. Nous pouvons par induction indiquer quel sera le développement de l'un et de l'autre.

Les mouvements du corps et les changements de la physionomie sont des effets visibles du sentiment qui, lorsque le sentiment est fort, sont irrépressibles. Lorsque le sentiment cependant est moins fort, qu'il soit sensationnel ou émotionnel, ils peuvent être entièrement ou partiellement réprimés; il y a une habitude, plus ou moins constante, de les réprimer, et cette habitude s'observe surtout chez ceux qui ont des raisons de cacher aux autres ce qu'ils éprouvent. Ce genre de dissimulation est si nécessaire aux caractères et aux conditions de notre existence qu'il en est venu à faire partie du devoir moral, et l'on insiste souvent sur cette retenue comme sur un élément des bonnes manières. Tout cela résulte de la prédominance de sentiments qui sont en opposition avec le bien social, de sentiments que l'on ne peut laisser voir sans produire des désaccords et des inimitiés. Mais à mesure que les appétits égoïstes tomberont davantage sous le contrôle des instincts altruistes, et qu'il se produira moins de mouvements, de nature à être blâmés, la nécessité de prendre garde à l'expression de la physionomie ou aux mouvements du corps décroîtra, et ces signes pourront, sans inconvénient, initier plus clairement les spectateurs aux états de l'esprit. Ce n'est pas tout. Avec l'usage restreint que l'on en fait, ce langage des émotions est actuellement dans l'impossibilité de se développer. Mais dès que les émotions deviendront telles que l'on pourra franchement les manifester, les moyens de les manifester se développeront en même temps que l'habitude de s'en servir; de telle sorte qu'outre les émotions les plus fortes, les nuances les plus délicates et les moindres degrés de l'émotion se traduiront eux-mêmes au dehors: le langage émotionnel deviendra à la fois plus abondant, plus varié et plus défini. Evidemment la sympathie sera facilitée dans la même proportion.

Nous devons signaler un progrès d'une nature analogue tout aussi important, si ce n'est davantage. Les signes vocaux des états sensibles se développeront simultanément. La force, la hauteur, la qualité, le changement du son séparément sont des marques du sentiment, et, combinés de différentes manières et en proportions différentes, servent à exprimer différentes sommes et différents genres de sentiments. Comme nous l'avons remarqué ailleurs, les cadences sont les commentaires des émotions sur les propositions de l'intellect 12. Ce n'est pas seulement dans le langage animé, mais aussi dans le langage ordinaire, que nous exprimons en élevant ou en abaissant la voix successivement, en nous éloignant dans un sens ou dans l'autre du ton moyen, aussi bien que par la place et la force des termes les plus saillants, le genre des sentiments qui accompagnent la pensée. Eh bien, la manifestation du sentiment par la cadence, aussi bien que sa manifestation par des signes visibles, est actuellement soumise à une certaine contrainte: les raisons de se contenir sont dans un cas les mêmes que dans l'autre. Il en résulte un double effet. Le langage audible du sentiment n'est pas employé jusqu'à la limite de sa capacité réelle, et bien souvent on l'emploie faussement, c'est-à-dire pour manifester aux autres des sentiments que l'on n'éprouve pas. La conséquence de cet usage imparfait et de cet usage trompeur est d'entraver l'évolution que produirait l'usage normal. Nous devons donc inférer qu'avec le progrès d'une adaptation morale, et la diminution du besoin de cacher ses sentiments, leurs signes vocaux se développeront beaucoup. Bien qu'on ne puisse supposer que les cadences exprimeront toujours les émotions aussi exactement que les mots les idées, il est très possible cependant que le langage émotionnel de nos descendants s'élève autant au-dessus de notre langage émotionnel que notre langage intellectuel s'est déjà élevé au-dessus du langage intellectuel des races les plus primitives.

Note 12: (retour) Voir l'Essai sur l'origine et la fonction de la musique.

Il faut tenir compte d'un accroissement simultané du pouvoir d'interpréter à la fois les signes visibles et les signes audibles du sentiment. Parmi ceux qui nous entourent nous voyons des différences à la fois pour l'aptitude à percevoir ces signes et pour l'aptitude à comprendre les états mentals qu'ils expriment et leurs causes: l'un est stupide au point de ne remarquer ni un léger changement de physionomie ni une altération du son de la voix, ou au point de ne pouvoir en imaginer le sens; l'autre par une rapide observation et une intuition pénétrante comprend instantanément et l'état d'un esprit et la cause de cet état. Si nous supposons que ces deux facultés s'exaltent, et qu'à la fois la perception des signes devienne plus délicate et la faculté de les comprendre plus puissante, nous aurons quelque idée de la sympathie plus profonde et plus large à laquelle elles donneront naissance. Des représentations plus vives des sentiments d'autrui, impliquant des excitations idéales de sentiments fort voisines des excitations réelles, doivent avoir pour conséquence une plus grande ressemblance entre les sentiments de celui qui éprouve la sympathie et ceux de celui qui la cause, ressemblance qui ira presque jusqu'à l'identité.

Par un accroissement simultané de ses facteurs subjectif et objectif, la sympathie peut ainsi, à mesure que les obstacles diminuent, dépasser celle que nous voyons aujourd'hui chez ceux qui sont capables de sympathie, autant que celle-ci dépasse déjà l'indifférence.

95. Quelle doit être, par suite, l'évolution de la conduite? Que doivent devenir les relations de l'égoïsme et de l'altruisme à mesure qu'on se rapprochera de cette forme de la nature.

C'est le moment de rappeler une conclusion déduite dans le chapitre sur la relativité des plaisirs et des peines, et sur laquelle nous avons alors insisté comme sur une vérité importante. Nous avons dit qu'en supposant des activités qui s'accordent avec la continuation de la vie, il n'y en a aucune qui ne puisse devenir une source de plaisirs, si les conditions du milieu exigent que nous persistions à les exercer. Il faut ici ajouter comme corollaire, que si les conditions exigent une certaine classe d'activités relativement grandes, il se produira un plaisir relativement grand à la suite de cette classe d'activités. Quelle est la portée de ces inductions générales à propos de la question spéciale qui nous occupe? Nous avons vu que la sympathie est essentielle pour le bien public comme pour le bien individuel. Nous avons vu que la coopération et les avantages qu'elle procure à chacun et à tous s'élèvent dans la proportion où les intérêts altruistes, c'est-à-dire sympathiques, s'étendent. Les actions auxquelles nous portent les inclinations sociales doivent donc être comptées parmi celles que demandent les conditions sociales. Ce sont des actions que tendent toujours à accroître la conservation et le développement progressif de l'organisation sociale, et ainsi des actions auxquelles doit s'attacher un plaisir croissant. Des lois de la vie on doit conclure que la discipline sociale agissant constamment formera de telle manière la nature humaine que les plaisirs sympathiques finiront par être recherchés spontanément pour le plus grand avantage de tous et de chacun. Le domaine des activités altruistes ne s'étendra pas plus que le désir des satisfactions altruistes.

Dans des natures ainsi constituées, bien que les plaisirs altruistes doivent rester en un certain sens des plaisirs égoïstes, cependant ils ne seront pas poursuivis d'une manière égoïste, ils ne seront pas poursuivis pour des motifs égoïstes. Bien que le fait de faire plaisir procure du plaisir, cependant la pensée du plaisir sympathique à obtenir n'occupera pas la conscience; ce sera seulement la pensée du plaisir donné. Il en est ainsi maintenant dans une large mesure. Dans le cas d'une véritable sympathie, l'attention est tellement absorbée par la fin prochaine, le bonheur d'autrui, qu'il n'en reste pas pour prévoir le bonheur personnel qui peut au bout du compte en résulter. Une comparaison fera bien comprendre cette relation.

Un avare accumule de l'argent, sans se dire délibérément «je vais en agissant ainsi me procurer les plaisirs que donne la possession des richesses». Il pense seulement à l'argent et aux moyens de s'en procurer, et il éprouve incidemment le plaisir que donne la possession. La propriété, voilà ce qu'il se plaît à imaginer et non le sentiment que causera la propriété. De même, celui qui éprouve de la sympathie au plus haut degré, est mentalement disposé à ne se représenter que le plaisir éprouvé par un autre, et ne recherche le plaisir que dans l'intérêt d'autrui, oubliant la part qu'il pourra lui-même en retirer. Ainsi, à la considérer subjectivement, la conciliation de l'égoïsme et de l'altruisme finira par être telle que malgré ce fait que le plaisir altruiste, en tant qu'il est un élément de la conscience de celui qui l'éprouve, ne peut jamais être autre qu'un plaisir égoïste, on n'aura pas conscience de son caractère égoïste.

Voyons ce qui doit arriver dans une société composée de personnes constituées de cette manière.

96. Les occasions de faire passer son intérêt après celui des autres, ce qui constitue l'altruisme comme on le conçoit ordinairement, doivent, de plusieurs manières, être de plus en plus limitées à mesure que l'on s'approche de l'état le plus élevé.

Des appels importants à la bienfaisance supposent beaucoup d'infortunes. Pour que beaucoup d'hommes demandent aux autres de venir à leur secours, il faut qu'il y ait beaucoup d'hommes dans le besoin, dans des conditions relativement misérables. Mais, comme nous l'avons vu plus haut, le développement des sentiments sociaux n'est possible qu'autant que la misère décroît. La sympathie arrive au plus haut degré seulement lorsqu'il n'y a plus de nombreuses occasions de se sacrifier soi-même ou de faire quelque chose d'analogue.

Changeons de point de vue, et cette vérité nous apparaîtra sous un autre aspect. Nous avons déjà vu qu'avec le progrès de l'adaptation, chacun en vient à être constitué de telle sorte qu'il ne peut recevoir de secours sans que son activité, comme cause de plaisir, soit arrêtée de quelque manière. Il ne peut y avoir d'intervention avantageuse entre une faculté et sa fonction quand elles sont bien adaptées l'une à l'autre. Par suite, à mesure que le genre humain approche d'une complète adaptation des natures individuelles aux besoins sociaux, il doit y avoir moins d'occasions et des occasions moindres de secourir les autres.

Mais en outre, comme nous l'avons remarqué dans le dernier chapitre, la sympathie qui nous porte à agir dans l'intérêt d'autrui doit souffrir du tort que les autres se font et par suite doit détourner d'accepter des avantages qui résultent d'une conduite qui leur est préjudiciable. Que faut-il en conclure? Alors que chacun, dès que l'occasion se présente, est prêt à faire le sacrifice des satisfactions égoïstes et en a même un vif désir; les autres, qui sont dans les mêmes dispositions, ne peuvent que s'opposer à ce sacrifice. Si quelqu'un, proposant qu'on le traite avec plus de dureté que ne le prescrirait un spectateur désintéressé, se refuse à s'approprier ce qui lui est dû, les autres prenant soin de son intérêt s'il ne le fait pas lui-même, doivent nécessairement insister pour qu'il se l'approprie. Ainsi un altruisme général, dans sa forme développée, doit inévitablement résister aux excès individuels de l'altruisme. Le rapport auquel nous sommes aujourd'hui habitués sera changé, et au lieu de voir chacun défendre ses droits, nous verrons les autres défendre à sa place les droits de chacun: non pas, il est vrai, par des efforts actifs, ce qui ne sera pas nécessaire, mais par une résistance passive à l'abandon de ces droits. Il n'y a rien dans un tel état de choses dont on ne puisse même aujourd'hui trouver quelque trace dans notre expérience journalière; ce n'est, il est vrai, qu'un commencement. Dans les transactions d'affaires entre gens honorables, il est ordinaire de voir chacun désirer que l'autre partie ne sacrifie pas ses intérêts. Il n'est pas rare qu'on refuse de prendre quelque chose que l'on regarde comme appartenant à un autre, mais que cet autre s'offre à céder. Dans les relations sociales, les cas sont aussi assez communs où ceux qui voudraient abandonner leur part de plaisir n'y sont pas autorisés par les autres. Un nouveau développement de la sympathie ne peut que servir à rendre cette manière d'être de plus en plus générale et de plus en plus naturelle.

Il y a certains empêchements complexes de l'excès d'altruisme qui, d'une autre manière, forcent l'individu à revenir à un égoïsme normal. Nous pouvons ici en signaler deux.

En premier lieu, des actes d'abnégation souvent répétés impliquent que celui qui les fait impute tacitement un caractère relativement intéressé à ceux qui profitent de ces actes d'abnégation. Même en prenant les hommes comme il sont, ceux pour lesquels on fait souvent des sacrifices finissent à l'occasion par se sentir blessés de la supposition qu'ils sont disposés à les accepter; celui qui se dévoue en vient lui aussi à reconnaître le sentiment que les autres éprouvent, et par là il est amené à mettre un peu plus de réserve dans sa conduite, à se sacrifier un peu moins et un peu plus rarement. Il est évident que sur des natures plus développées, ce genre d'empêchement doit agir plus promptement encore.

En second lieu, lorsque, comme l'implique l'hypothèse, les plaisirs altruistes auront atteint une plus grande intensité que celle qu'ils ont maintenant, chacun sera détourné de les poursuivre d'une manière excessive par la conscience de ce fait que les autres personnes aussi désirent ces plaisirs, et qu'il faut leur laisser l'occasion d'en jouir. Même aujourd'hui on peut observer dans des groupes d'amis, où il y a comme une rivalité d'amabilité, que les uns renoncent, pour les laisser aux autres, à profiter des occasions qu'ils auraient de montrer leur dévouement. «Laissez-la renoncer à cet avantage; vous lui ferez plaisir; Laissez-lui prendre ce souci; il en sera content;» ce sont des conseils qui de temps à autre témoignent de cette disposition d'esprit. La sympathie la plus développée veillera aux plaisirs sympathiques des autres aussi bien qu'à leurs plaisirs intéressés. Ce que l'on peut appeler une équité supérieure empêchera d'empiéter sur le domaine des activités altruistes de nos semblables, comme la sympathie inférieure défend d'empiéter sur le domaine de leurs activités égoïstes, et par la retenue imposée à ce que l'on peut appeler un altruisme égoïste, seront empêchés des sacrifices excessifs de la part de chacun.

Quelles sphères restera-t-il donc à la fin à l'altruisme tel qu'on le conçoit ordinairement? Il y en a trois. L'une doit toujours être très étendue, et les autres doivent progressivement diminuer sans jamais disparaître.

La première est celle de la vie de famille. Il faudra toujours subordonner ses sentiments personnels à ses sentiments sympathiques dans l'éducation des enfants. Bien qu'il doive y avoir à ce point de vue une diminution à mesure que diminuera le nombre des enfants à élever, cette subordination s'accroîtra d'autre part alors que l'élaboration et la prolongation des activités à dépenser en leur faveur deviendront plus grandes. Mais comme nous l'avons vu plus haut, même aujourd'hui il s'est fait une conciliation partielle telle que ces satisfactions égoïstes que procure la paternité sont atteintes au moyen des activités altruistes, et cette conciliation tend toujours à devenir parfaite. Ajoutons à cela une conséquence importante de cet altruisme familial: les soins réciproques que les enfants donnent aux parents dans leur vieillesse, soins toujours plus éclairés et plus complets, à propos desquels on peut prévoir une conciliation analogue.

La poursuite du bien-être social en général doit dans la suite, comme c'est déjà le fait, fournir une nouvelle raison de faire passer l'intérêt personnel après l'intérêt des autres, mais une raison qui s'affaiblit continuellement; car à mesure que l'adaptation à l'état social devient plus parfaite, on a moins besoin de ces actions régulatrices qui rendent la vie sociale harmonieuse. Alors la somme de l'action altruiste que chacun entreprend doit être renfermée par les autres dans des limites étroites; car s'ils sont altruistes eux aussi, ils ne doivent pas souffrir que quelques-uns, au profit du reste de la communauté, mais en s'exposant eux-mêmes à un grand dommage, se dévouent aux intérêts publics.

Dans les relations privées, des occasions de montrer le dévouement auquel porte la sympathie seront toujours fournies à un certain degré, qui ira toujours diminuant, par les accidents, les maladies, les infortunes en général; en effet, bien que l'adaptation de la nature humaine aux conditions d'existence en général, physiques et sociales, puisse se rapprocher beaucoup de la perfection, elle ne pourra jamais complètement l'atteindre. Les inondations, les incendies, les explosions, donneront toujours de temps à autre l'occasion de montrer de l'héroïsme, et parmi les motifs des actes héroïques, l'inquiétude causée par le danger d'autrui sera moins mêlée que maintenant de l'amour de la gloire. Quelle que puisse être cependant l'ardeur avec laquelle on se portera aux actes altruistes dans de pareilles occasions, la part qui incombera à chacun sera, pour les raisons que nous avons données, fort restreinte.

Mais si, dans les incidents de la vie ordinaire, on a très rarement à se dévouer à proprement parler pour les autres, il y aura dans le cours journalier des choses une multitude de petites occasions d'exercer ses sentiments sympathiques. Chacun peut toujours veiller au bien-être des autres en les préservant des maux qu'ils ne voient pas; en les aidant à leur insu dans toutes leurs actions; ou, en prenant la contre-partie, chacun peut avoir, en quelque sorte, des yeux et des oreilles supplémentaires chez les autres, qui percevront à sa place ce qu'il ne perçoit pas lui-même: ainsi la vie deviendra plus parfaite en mille détails, et elle s'adaptera mieux aux circonstances.

97. Doit-il donc en résulter que par la diminution des sphères où il s'exerce, l'altruisme diminue lui-même en somme? Pas du tout; cette conclusion impliquerait une méprise.

Naturellement, dans les circonstances actuelles, alors que la souffrance est si répandue et que les plus fortunés sont obligés à tant d'efforts pour secourir les moins fortunés, le mot altruisme désigne seulement un sacrifice personnel, ou, en quelque manière, un mode d'action qui, s'il apporte quelque plaisir, est aussi suivi d'une abnégation de soi-même qui n'est pas agréable. Mais la sympathie qui porte à se priver soi-même pour plaire à autrui, est une sympathie qui reçoit aussi du plaisir par suite des plaisirs que les autres éprouvent pour d'autres causes encore. Plus est vif le sentiment qui nous porte à rendre nos semblables heureux, plus est vif aussi le sentiment avec lequel nous nous associons à leur bonheur quelle que puisse en être la source.

Ainsi sous sa forme dernière, l'altruisme consistera dans la jouissance d'un plaisir résultant de la sympathie que nous avons pour les plaisirs d'autrui que produit l'exercice heureux de leurs activités de toutes sortes, plaisir sympathique qui ne coûte rien à celui qui l'éprouve, mais qui s'ajoute par surcroît à ses plaisirs égoïstes. Ce pouvoir de se représenter en idée les états mentals des autres, qui a eu pour fonction, pendant le progrès de l'adaptation, d'adoucir la souffrance, doit, lorsque la souffrance se réduit à un minimum, en venir à avoir presque exclusivement la fonction d'exalter mutuellement les jouissances des hommes, en donnant à chacun une vive intuition des jouissances de ses semblables. Tandis que la peine l'emporte de beaucoup sur le bien, il n'est pas désirable que chacun participe beaucoup à la conscience d'autrui; mais à mesure que le plaisir prédomine, la participation à la conscience des autres devient pour tous une cause de plaisir.

Ainsi disparaîtra l'opposition en apparence permanente entre l'égoïsme et l'altruisme, impliquée par le compromis auquel nous sommes arrivés dans le dernier chapitre. A la considérer subjectivement, la conciliation sera telle que l'individu n'aura pas à balancer entre les impulsions qui le concernent et celles qui concernent les autres; mais, au contraire, les satisfactions données aux impulsions concernant les autres, qui impliquent un sacrifice de soi-même, devenant rares et plus appréciées, seront préférées avec si peu d'hésitation, que l'on sentira à peine la concurrence que feront à ces impulsions celles qui concernent l'individu lui-même. La conciliation subjective sera telle, en outre, que, bien que le plaisir altruiste puisse être atteint, cependant on n'aura même pas conscience d'avoir pour motif d'action l'obtention du plaisir altruiste; on songera uniquement à assurer le plaisir d'autrui. En même temps, la conciliation, à la considérer objectivement, sera également complète. Bien que chacun n'ayant plus besoin de défendre ses prétentions égoïstes, doive tendre plutôt, dès que l'occasion s'en présente, à les abandonner, cependant les autres, étant dans de semblables dispositions, ne lui permettront pas de le faire dans une large mesure, et lui assureront ainsi les moyens de satisfaire ses inclinations personnelles comme l'exige le développement de sa vie; ainsi, bien qu'on ne soit plus alors égoïste dans le sens ordinaire du mot, on aura cependant à jouir de tous les effets d'un égoïsme légitime. Ce n'est pas tout; de même qu'au premier moment du progrès, la compétition égoïste, atteignant d'abord un compromis en vertu duquel chacun ne réclame pas plus que la part qui lui revient, s'élève ensuite à une conciliation telle que chacun insiste pour que les autres prennent aussi la part qui leur appartient; avec le progrès le plus avancé, la compétition altruiste, atteignant d'abord un compromis en vertu duquel chacun s'interdit de prendre aucune part illégitime des satisfactions altruistes, peut s'élever ensuite à une conciliation telle que chacun veille à ce que les autres aient toutes les occasions d'éprouver ces plaisirs altruistes: l'altruisme le plus élevé étant celui qui contribue non seulement aux satisfactions égoïstes de nos semblables, mais encore à leurs satisfactions altruistes.

Quelque éloigné que paraisse encore l'état que nous décrivons, cependant on peut suivre et voir déjà à l'oeuvre dans les relations des hommes qui sont le mieux doués chacun des facteurs nécessaires pour le produire. Ce qui ne se présente alors, même chez ces hommes, qu'à certaines occasions et à un faible degré, deviendra avec le progrès de l'évolution, nous pouvons l'espérer, habituel et fort, et ce qui est maintenant la marque d'un caractère exceptionnellement élevé pourra devenir la marque de tous les caractères. En effet ce dont est capable la nature humaine la meilleure est à la portée de la nature humaine en général.

98. Que ces conclusions obtiennent beaucoup d'adhésions, c'est peu probable. Elles ne s'accordent assez ni avec les idées courantes, ni avec les sentiments les plus répandus.

Une pareille théorie ne plaira pas à ceux qui déplorent que de plus en plus l'on cesse de croire à la damnation éternelle; ni à ceux qui suivent l'apôtre de la force brutale en pensant que si la règle de la force a été bonne autrefois elle doit être bonne dans tous les temps; ni à ceux qui témoignent de leur respect pour celui qui a dit de remettre l'épée au fourreau, en répandant l'épée à la main sa doctrine parmi les infidèles. La conception que nous proposons serait traitée avec mépris par ce régiment de la milice du comte de Fife, dont huit cents hommes, au moment de la guerre Franco-allemande, demandèrent à servir au dehors, laissant au gouvernement à décider de quel côté ils combattraient. Des dix mille prêtres d'une religion d'amour, qui se taisent quand le pays est poussé par la religion de la haine, nous n'avons à attendre aucun signe d'assentiment, ni de leurs évêques, qui loin obéir au principe suprême du maître qu'ils prétendent servir: si l'on vous frappe sur une joue, tendez l'autre joue, sont d'avis d'agir selon ce principe: frappez pour n'être pas frappé. Ils ne nous approuveront pas non plus les législateurs qui après avoir demandé dans leur prière qu'on leur pardonne leurs offenses comme ils pardonnent aux autres, décident aussitôt d'attaquer ceux qui ne les ont point offensés, et qui, après un discours de la reine où a été invoquée «la bénédiction du Dieu tout-puissant» pour leurs délibérations, pourvoient immédiatement aux moyens de commettre quelque brigandage politique.

Mais bien que les hommes qui professent le christianisme et pratiquent le paganisme, ne doivent ressentir aucune sympathie pour cette théorie, il y en a d'autres, rangés parmi les antagonistes de la croyance commune, qui peuvent ne pas regarder comme une absurdité d'admettre qu'une version rationaliste des principes moraux de cette croyance sera peut-être un jour mise en pratique.



CHAPITRE XV

LA MORALE ABSOLUE ET LA MORALE RELATIVE

99. Appliqué à la morale, beaucoup de lecteurs supposeront que le mot «absolu» implique des principes de conduite qui existeraient en dehors de tout rapport avec les conditions de la vie telle qu'elle est en ce monde, en dehors de toute relation de temps et de lieu, et indépendants de l'univers tel que nous le connaissons actuellement, des principes «éternels», comme on les appelle. Cependant ceux qui se rappellent la doctrine exposée dans les Premiers Principes, hésiteront à interpréter ce mot de cette manière. Le bien, comme nous pouvons le concevoir, suppose nécessairement l'idée du non-bien, ou du mal, comme corrélatif, et par suite qualifier de bons les actes de la Puissance qui se manifeste dans des phénomènes, c'est supposer que les actes accomplis par cette Puissance pourraient être mauvais. Mais comment peut-il se produire, en dehors de cette Puissance, des conditions telles que la conformité de ses actes à ces conditions les rende bons et leur non-conformité mauvais? Comment l'Etre inconditionné peut-il être soumis à des conditions supérieures à lui-même?

Si, par exemple, on affirme que la Cause des choses, conçue comme douée d'attributs moraux essentiels semblables aux nôtres, a bien fait de produire un univers qui, dans la suite d'un temps incommensurable, a donné naissance à des êtres capables de plaisir, et qu'elle aurait mal fait de s'abstenir de produire un pareil univers; alors, il faut expliquer comment, imposant les idées morales qui se sont formées dans sa conscience finie à l'Existence infinie qui échappe à la conscience, l'homme se met derrière cette Existence infinie et lui prescrit des principes d'action.

Comme cela résulte des chapitres précédents, le bien et le mal tels que nous les concevons ne peuvent exister que par rapport aux actes d'êtres capables de plaisirs et de peines, l'analyse nous ramenant aux plaisirs et aux peines comme éléments qui servent à former ces conceptions.

Mais si le mot «absolu», comme nous l'employons plus haut, ne se rapporte pas à l'Etre inconditionné, si les principes d'action distingués comme absolus et relatifs concernent la conduite d'êtres conditionnés, de quelle manière faut-il entendre ces mots? Le meilleur moyen d'en expliquer le sens est de faire une critique des conceptions courantes sur le bien et le mal.

100. Les conversations qui se rapportent aux affaires de la vie, impliquent habituellement la croyance que chaque fait peut être rangé sous un chef ou sous l'autre. Dans une discussion politique, des deux côtés on prend pour accordé qu'une certaine ligne de conduite qui est bonne doit être choisie, tandis que toutes les autres sont mauvaises. Il en est de même pour les jugements des actes individuels: chacun de ces actes est approuvé ou désapprouvé comme pouvant être classé d'une manière définie comme bon ou mauvais. Même quand on admet certaines restrictions, on les admet avec l'idée qu'il faut reconnaître à ces actes tel ou tel caractère positif.

Nous n'observons pas ce fait seulement dans la manière populaire de penser et de parler. Les moralistes, sinon complètement et d'une façon déterminée, du moins partiellement et par sous-entendus, expriment la même croyance. Dans ses Méthodes de Morale (1re édit., p. 6), M. Sidgwick dit: «Qu'il y ait dans n'importe quelle circonstance donnée une chose qui doit être faite et que l'on peut connaître, c'est là une hypothèse fondamentale qui n'est pas faite par les philosophes seulement, mais par tous les hommes qui sont capables de raisonner en morale 13.» Dans cette phrase, il n'y a de nettement affirmée que la dernière des propositions ci-dessus, à savoir que dans tous les cas, ce qui «doit être fait» «peut être connu.» Mais bien que «ce qui doit être fait» ne soit pas distinctement identifié avec «le bien,» on a le droit d'en inférer, en l'absence de toute indication contraire, que M. Sidgwick regarde les deux expressions comme identiques, et il n'est pas douteux qu'en concevant ainsi les postulats de la science morale, il ne s'accorde avec la plupart, sinon avec l'universalité de ceux qui l'ont étudiée. A première vue, il est vrai, rien ne semble plus évident que la nécessité d'accepter ces postulats, si l'on admet que les actions doivent être jugées. Cependant on peut les mettre en question l'un et l'autre et montrer, je crois, qu'ils ne sont soutenables ni l'un ni l'autre. Au lieu d'admettre qu'il y a dans chaque cas un bien et un mal, on peut prétendre que dans une multitude de cas il n'y a pas de bien, à proprement parler, mais seulement un moindre mal; en outre, on peut prétendre que dans la plupart de ces cas où il n'y a qu'un moindre mal, il n'est pas possible d'affirmer avec quelque précision quel est ce moindre mal.

Note 13: (retour) Je ne trouve pas ce passage dans la seconde édition; mais cette omission ne paraît pas tenir à un changement de doctrine, mais bien à ce que cette phrase ne s'accordait plus aussi naturellement avec la forme nouvelle donnée à l'argumentation dans ce paragraphe.

Une grande partie des incertitudes de la spéculation morale viennent de ce que l'on néglige cette distinction entre le bien et le moindre mal, entre ce qui est absolument bien et ce qui est bien relativement. En outre beaucoup d'incertitudes sont dues à l'hypothèse que l'on peut, en quelque sorte, décider dans chaque cas entre deux manières d'agir celle qui est moralement obligatoire.

101. La loi du bien absolu ne peut tenir aucun compte de la souffrance, si ce n'est celui qu'implique la négation. La souffrance est le corrélatif d'une certaine espèce de mal, d'un certain genre de divergence par rapport à la manière d'agir, qui répond exactement à tous les besoins. Si, comme nous l'avons vu dans un chapitre précédent, la conception d'une bonne conduite se ramène clairement toujours, lorsqu'on l'analyse, à la conception d'une conduite qui produit quelque part un surplus de plaisir, tandis que, réciproquement, la conduite conçue comme mauvaise est toujours celle qui inflige ici ou là un surplus de souffrance positive ou négative; alors ce qui est absolument bon, ce qui est absolument droit, dans la conduite, ne peut être que ce qui produit un pur plaisir, un plaisir qui n'est mélangé d'aucune peine, n'importe où. Par conséquent la conduite qui est suivie de quelque souffrance, aussitôt ou un peu plus tard, est partiellement mauvaise, et tout ce que l'on peut dire de mieux en faveur de cette conduite, c'est qu'elle est la moins mauvaise possible dans les conditions données, qu'elle est relativement bonne.

Le contenu des chapitres précédents nous amène ainsi à cette conclusion que, si l'on se place au point de vue de l'évolution, les actes humains durant l'acheminement au progrès qui s'est fait, se fait et durera longtemps encore, doivent rentrer, dans la plupart des cas, dans cette catégorie du moindre mal. La somme des maux que ces actions attireront à leurs auteurs ou aux autres sera en proportion du désaccord entre le naturel dont les hommes héritent de l'état pré-social et les besoins de la vie sociale. Tant qu'on souffrira, il y aura du mal, et une conduite qui produit du mal dans n'importe quelle mesure ne peut être absolument bonne.

Pour éclaircir la distinction sur laquelle nous insistons ici entre la conduite parfaite qui est l'objet de la morale absolue et la conduite imparfaite qui est l'objet de la morale relative, il faut donner quelques exemples.

102. Parmi les meilleurs exemples à citer des actions absolument bonnes, sont celles qui se produisent dans les cas où la nature et les besoins ont été mis en parfait accord avant que l'évolution sociale eût commencé. Nous n'en citerons que deux ici.

Considérez la relation qui existe entre une mère bien portante et un enfant bien portant. Entre l'une et l'autre il y a une mutuelle dépendance qui est pour tous les deux une source de plaisir. En donnant à l'enfant sa nourriture naturelle, la mère éprouve une jouissance; en même temps l'enfant satisfait son appétit, et cette satisfaction accompagne le développement de la vie, la croissance, l'accroissement du bien-être. Suspendez cette relation, et il y a souffrance de part et d'autre. La mère éprouve à la fois une douleur physique et une douleur morale, et la sensation pénible qui résulte pour l'enfant de cette séparation a pour effet un dommage physique et quelque dommage aussi pour sa nature émotionnelle. Ainsi l'acte dont nous parlons est exclusivement agréable pour tous les deux, tandis que la cessation de cet acte est une cause de souffrance pour tous les deux, c'est donc un acte du genre que nous appelons ici absolument bon.

Dans les relations d'un père avec son fils nous trouvons un exemple analogue. Si celui-là a le corps et l'esprit bien constitués, son fils, ardent au jeu, trouve en lui un écho sympathique, et leurs jeux, en leur donnant un mutuel plaisir, ne servent pas seulement à développer la santé de l'enfant, mais fortifient entre eux ce lien de bonne amitié qui rend plus facile dans la suite la direction du père. Si, répudiant les stupidités de la première éducation telle qu'on la conçoit aujourd'hui, et malheureusement avec l'autorité de l'État, il a des idées rationnelles sur le développement mental, et comprend que les connaissances de seconde main que l'on puise dans les livres, ne doivent s'ajouter aux connaissances de première main obtenues par l'observation directe, que lorsqu'on a acquis une somme suffisante de ces dernières, il secondera avec une active sympathie l'exploration du monde environnant que son fils poursuit avec délices; à chaque instant il procure et il éprouve de nouveaux plaisirs en même temps qu'il contribue au bien-être définitif de son élève. Ce sont là encore des actes purement agréables à la fois dans leurs effets immédiats et dans leurs effets éloignés, des actes absolument bons.

Les rapports des adultes présentent, pour les raisons déjà données, relativement peu de cas qui rentrent complètement dans la même catégorie. Dans leurs transactions quotidiennes, le plaisir diffère plus ou moins du plaisir pur par suite de l'imperfection avec laquelle de part ou d'autre les facultés répondent aux besoins. Les plaisirs que les hommes retirent de leur travail professionnel et de la rémunération de leurs services, reçue sous une forme ou l'autre, sont souvent diminués par l'aversion qu'inspire le travail. Des cas cependant se présentent où l'énergie est si considérable que l'inaction est une fatigue, où le travail de chaque jour, n'ayant pas une trop longue durée, est d'un genre approprié à la nature, et où, par suite, il donne plus de plaisir que de peine. Lorsque les services rendus par un travailleur de cette espèce sont payés par un autre homme également attaché à son propre travail fait, la transaction entière est du genre que nous considérons ici: un échange convenu entre deux personnes ainsi constituées devient un moyen de plaisir pour l'une et pour l'autre, sans aucun mélange de peine. Si nous songeons à la forme de nature que produit la discipline sociale, comme on peut en juger par le contraste entre le sauvage et l'homme civilisé, nous devons en conclure que les activités des hommes en général prendront toutes à la fin ce caractère. Si nous nous rappelons que, dans le cours de l'évolution organique, les moyens du plaisir finissent par devenir eux-mêmes des sources de plaisir, et qu'il n'y a pas de forme d'action qui ne puisse, par le développement de structures appropriées, devenir agréable, nous devons en inférer que les activités industrielles s'exerçant par une coopération volontaire, finiront par acquérir avec le temps le caractère du bien absolu, tel que nous le concevons ici. Déjà même, à vrai dire, ceux qui contribuent à nous procurer des jouissances esthétiques sont arrivés à un état fort semblable à celui dont nous parlons. L'artiste de génie, poète, peintre ou musicien, est un homme qui a le moyen de passer sa vie à accomplir des actes qui lui sont directement agréables, en même temps qu'ils procurent, immédiatement ou dans la suite, du plaisir aux autres.

Nous pouvons en outre nommer parmi les actes absolument bons certains de ceux que l'on range parmi les actes bienveillants. Je dis certains d'entre eux, car les actes de bienfaisance par lesquels on s'attirerait quelque peine, positive ou négative, pour procurer du plaisir aux autres, sont exclus par définition. Mais il y a des actes bienveillants d'une espèce qui ne cause absolument que du plaisir. Un homme glisse, un passant le retient et l'empêche de tomber; un accident est ainsi prévenu et tous les deux sont contents. Un autre qui voyage à pied s'engage dans une mauvaise route; un voyageur se prépare à descendre de wagon à une station qui n'est pas encore celle où il doit s'arrêter; on les avertit de leur erreur, on leur épargne un mal: la conséquence est agréable pour tout le monde. Il y a un malentendu entre amis; quelqu'un qui voit comment la chose s'est faite, le leur explique; tous en sont heureux. Les services rendus à ceux qui nous entourent dans les petites affaires de la vie peuvent être, et sont souvent, de nature à procurer un égal plaisir à celui qui les rend et à celui qui les reçoit. En vérité, comme nous l'avons avancé dans le dernier chapitre, les actes d'un altruisme développé devront avoir habituellement ce caractère. Ainsi, de mille manières dont ces quelques exemples donnent l'idée, les hommes peuvent ajouter mutuellement à leur bonheur sans produire aucun mal; ces manières d'agir sont donc absolument bonnes.

En opposition avec ces manières d'agir considérez les actions diverses que l'on accomplit à chaque instant, et qui tantôt sont suivies de peine pour l'agent, tantôt ont des résultats pénibles en partie pour les autres, et qui n'en sont pas moins obligatoires. Comme l'implique l'antithèse avec les cas mentionnés plus haut, l'ennui d'un travail productif tel qu'on le fait ordinairement, en fait un mal dans la même proportion; mais il en résulterait une bien plus grande souffrance, à la fois pour le travailleur et pour sa famille, et le mal serait par suite d'autant plus grand, si cet ennui n'était pas supporté. Bien que les peines que donne à une mère l'éducation de plusieurs enfants soient largement compensées par les plaisirs que cette éducation assure et à la mère et aux enfants, cependant les misères, immédiates ou éloignées, que la négligence de ces soins entraînerait l'emportent tellement sur ces peines, qu'il devient obligatoire de se soumettre à ces dernières, comme au moindre mal, dans la mesure de ses forces. Un domestique qui manque à une convention relative à son travail, ou qui casse continuellement de la vaisselle, ou qui commet quelques larcins, peut avoir à souffrir en perdant sa place; mais puisque les maux à subir si l'incapacité ou l'inconduite devaient être tolérées, non dans un cas seulement, mais habituellement, seraient beaucoup plus grands, on doit lui infliger cette peine comme un moyen d'en prévenir une plus lourde. Que sa clientèle quitte un marchand dont les prix sont trop élevés, ou les marchandises de qualité inférieure, qui fait mauvais poids ou qui n'est pas exact, son bien-être en souffrira, et il en résultera peut-être quelque dommage pour ses proches; mais comme en lui épargnant ces maux, on supporterait ceux que sa conduite causerait, et comme avoir égard à son intérêt ce serait nuire à celui de quelque marchand plus digne ou plus habile auquel la pratique préfère s'adresser, et surtout comme l'adoption générale de cette manière de voir, dont l'effet serait d'empêcher l'inférieur de souffrir de son infériorité, le supérieur de gagner à sa supériorité, produirait un mal universel, l'abandon de la clientèle est justifié, son acte est relativement bon.

103. Je passe maintenant à la seconde des propositions énoncées plus haut. Après avoir reconnu cette vérité qu'une grande partie de la conduite humaine n'est pas absolument bonne, mais seulement relativement bonne, nous avons à reconnaître cette autre vérité, que dans plusieurs cas où il n'y a pas de manière d'agir absolument bonne, mais seulement des manières d'agir plus ou moins mauvaises, il est impossible de dire quelle est la moins mauvaise. Nous le montrerons en nous servant des exemples que nous avons déjà donnés.

Il y a une certaine mesure dans laquelle il est relativement bien de la part des parents de se sacrifier pour leurs enfants; mais il y a un point au delà duquel ce sacrifice ne saurait s'accomplir sans produire, non-seulement pour le père ou la mère eux-mêmes, mais aussi pour la famille, des maux plus grands que ceux que l'on veut prévenir par ce sacrifice. Qui déterminera ce point? Il dépend de la constitution et des besoins de ceux dont il s'agit; il n'est pas le même dans deux cas différents, et l'on ne peut jamais que l'indiquer approximativement. Les transgressions ou les manquements d'un domestique vont de fautes insignifiantes à des torts graves, et les maux que son renvoi peut produire ont des degrés sans nombre, depuis le plus léger jusqu'au plus sérieux. On peut le punir pour une légère offense, et l'acte est mauvais; ou bien, après de graves offenses on peut ne pas le punir, et c'est encore mal faire. Comment déterminer le degré de culpabilité au delà duquel il est moins mal de le renvoyer que de ne pas le renvoyer? Il en est de même pour les fautes reprochées au marchand. On ne peut calculer exactement la somme de peine positive ou négative à laquelle on s'exposera en les tolérant, ni la somme de peine positive ou négative à laquelle on s'exposera en refusant de les tolérer, et dans les cas moyens personne ne peut dire si l'une surpasse l'autre.

Dans les relations plus générales des hommes, il se présente souvent des occasions dans lesquelles il est obligatoire de se décider d'une manière ou de l'autre, et dans lesquelles cependant la conscience même la plus délicate aidée du jugement le plus clairvoyant ne peut décider laquelle des deux alternatives est relativement bonne. Deux exemples suffiront.

Voici un marchand qui perd par la faillite d'un débiteur. A moins qu'on ne l'aide, il est exposé à faire faillite lui-même; et s'il fait faillite il entraînera dans son désastre non seulement sa famille mais encore tous ceux qui lui ont fait crédit. En supposant même qu'en empruntant il puisse faire face à ses engagements immédiats, il n'est pas sauvé pour cela; car c'est un temps de panique, et d'autres parmi ses débiteurs en se trouvant gênés eux-mêmes peuvent lui susciter de nouvelles difficultés. Demandera-t-il à un de ses amis de lui prêter? D'un côté, n'est-ce pas une faute d'attirer incontinent sur soi-même, sur sa famille et sur ceux avec lesquels on a des relations d'affaires, les maux de sa faillite? De l'autre, n'est-ce pas une faute d'hypothéquer la propriété de son ami et de l'entraîner lui aussi avec ses proches et ceux qui dépendent de lui dans des risques semblables? Le prêt lui permettrait peut-être de revenir sur l'eau; dans ce cas ne commettrait-il pas une injustice envers ses créanciers en hésitant à le demander? Le prêt pourrait au contraire ne pas le sauver de la banqueroute; dans ce cas, en essayant de l'obtenir, ne commet-il pas un acte pratiquement frauduleux? Bien que, dans les cas extrêmes, il soit peut-être aisé de dire quelle est la manière de faire la moins mauvaise, comment est-il possible de le dire dans tous ces cas moyens où l'homme d'affaires même le plus pénétrant ne saurait calculer les événements possibles?

Prenez encore les difficultés qui naissent souvent de l'antagonisme des devoirs de famille et des devoirs sociaux. Voici un fermier que ses principes politiques portent à voter en opposition avec son propriétaire. Si, étant un libéral, il vote pour un conservateur, non seulement il déclare par son acte qu'il vote autrement qu'il ne pense, mais il peut contribuer peut-être à ce qu'il regarde comme une mauvaise politique: il est possible que par hasard son vote change l'élection, et dans une lutte au parlement un seul membre peut décider du sort d'une mesure. Même en négligeant, comme trop improbables, de si sérieuses conséquences, il est évidemment vrai que si tous ceux qui tiennent en eux-mêmes pour les mêmes principes, étaient également détournés de les exprimer en votant, il en résulterait une différence dans l'équilibre du pouvoir et dans la politique nationale: il est donc clair que s'ils restaient tous simplement fidèles à leurs principes politiques, la politique qu'il regarde comme la meilleure pourrait triompher. Mais, d'un autre côté, comment peut-il s'absoudre de la responsabilité des maux qu'il attirera sur ceux qui dépendent de lui s'il accomplit ce qui lui paraît être un devoir social péremptoire? Son devoir envers ses enfants est-il moins péremptoire? La famille n'a-t elle pas le pas sur l'Etat, et le bien-être de l'Etat ne dépend-il pas de celui de la famille? Peut-il donc adopter une manière d'agir qui, si les menaces qu'on lui a faites s'accomplissent, le fera expulser de sa ferme, et le rendra ainsi incapable peut-être pour un temps, peut-être pendant une longue période, de nourrir ses enfants? Les rapports entre les maux contingents peuvent varier à l'infini. Dans un cas, le devoir public s'impose avec force et le mal qui peut en résulter pour les nôtres est léger; dans un autre cas la conduite politique a peu d'importance, et il est possible qu'il en résulte pour notre famille un grand mal, et il y a entre ces extrêmes tous les degrés. En outre, les degrés de probabilité de chaque résultat, public ou privé, vont de la presque certitude à la presque impossibilité. En admettant donc qu'il soit mal d'agir de manière à nuire peut-être à l'état, et en admettant qu'il soit mal d'agir de manière à nuire peut-être à la famille, nous avons à reconnaître le fait que dans un nombre infini de cas, personne ne peut décider laquelle de ces deux manières d'agir est vraisemblablement la moins mauvaise à suivre.

Ces exemples montrent, assez que dans la conduite en général, renfermant les rapports de l'homme avec lui-même, avec sa famille, avec ses amis, avec ses débiteurs et ses créanciers, et avec le public, il est ordinaire de voir n'importe quel parti choisi de préférence, procurer ici ou là quelque peine; c'est autant à retrancher du plaisir complet, et il en résulte que la conduite manque dans la même proportion d'être absolument bonne. En outre, ils font voir que pour une partie considérable de la conduite, aucun principe qui nous guide, aucune méthode d'estimation ne nous rend capables de dire si telle manière d'agir qui s'offre à nous est relativement bonne, c'est-à-dire propre à causer, de près ou de loin, spécialement ou en général, le plus grand excès possible du bien sur le mal.

104. Nous sommes préparés maintenant à traiter d'une manière systématique de la distinction entre la morale absolue et la morale relative.

On arrive aux vérités scientifiques, de quelque ordre qu'elles soient, en éliminant les facteurs qui impliquent les phénomènes et sont en contradiction les uns avec les autres et en ne s'occupant que des facteurs fondamentaux. Lorsque, en traitant de ces facteurs fondamentaux d'une manière abstraite, non comme présentés dans des phénomènes actuels, mais comme présentés dans un isolement idéal, on s'est assuré des lois générales, il devient possible de tirer des inférences dans des cas concrets en tenant compte des facteurs accidentels. Mais c'est uniquement à la condition de négliger d'abord ces derniers et de reconnaître seulement les éléments essentiels, que nous pouvons découvrir les vérités essentielles cherchées. Voyons, par exemple, comment la mécanique passe de la forme empirique à la forme rationnelle.

Tout le monde a pu expérimenter ce fait qu'une personne poussée d'un côté au delà d'une certaine mesure perd son équilibre et tombe. On a observé qu'une pierre jetée ou une flèche lancée ne va pas en ligne droite, mais tombe à terre après un trajet qui dévie de plus en plus de la direction primitive. Lorsqu'on essaie de casser un bâton sur son genou, on s'aperçoit qu'on y parvient plus facilement si l'on prend le bâton de chaque côté à une grande distance du genou que si on le tient tout près du genou. L'usage quotidien d'un épieu attire l'attention sur cette vérité qu'en mettant l'extrémité de l'épieu sous une pierre et en le faisant jouer on soulève la pierre d'autant plus facilement que la main est plus près de l'autre extrémité. Voilà un certain nombre d'expériences, groupées de manière à former des généralisations empiriques, qui servent à guider la conduite dans certains cas simples. Comment la science de la mécanique est-elle sortie de ces expériences? Pour arriver à une formule qui exprime les propriétés du levier, elle suppose un levier qui ne puisse pas plier comme un bâton, mais qui soit absolument rigide; elle suppose aussi un point d'appui qui n'ait pas une large surface comme ceux dont on se sert ordinairement, mais un point d'appui sans largeur; elle suppose enfin que le poids à soulever porte sur un point défini, au lieu de porter sur une partie considérable du levier. Il en est de même pour le corps qui est en équilibre de telle sorte qu'il tombe s'il dépasse une certaine inclinaison. Avant de formuler la vérité relativement aux relations du centre de gravité et de la base, il faut supposer inflexible la surface sur laquelle pose le corps, inflexible aussi le bord du corps lui-même, et invariable dans sa forme la masse du corps tandis qu'on le fait pencher de plus en plus, autant de conditions qui ne sont pas remplies dans les cas ordinairement observés. Il en est encore de même s'il s'agit d'un projectile: pour en déterminer la course par déduction des lois mécaniques, il faut négliger d'abord toutes les déviations causées par sa forme et par la résistance de l'air. La science de la mécanique rationnelle est une science qui consiste ainsi en une suite de vérités idéales, et qui ne peut se former que si l'on imagine des cas idéaux. Elle est impossible tant que l'attention porte seulement sur des cas concrets qui présentent toutes les complications du frottement, de l'élasticité, etc.

Mais, lorsqu'on a dégagé certaines vérités mécaniques fondamentales, on peut grâce à elles mieux diriger ses actes, et on peut les diriger mieux encore lorsque, comme on le fait maintenant, on tient compte même des éléments qui compliquent les phénomènes et dont on avait fait abstraction pour arriver à ces vérités. Avec le progrès, on a reconnu les modifications apportées par le frottement et les inférences sont transformées comme il convient. La théorie de la poulie est corrigée dans son application aux cas réels en tenant compte de la rigidité du cordage, et l'on a donné la formule des effets de cette rigidité. La stabilité des masses, déterminée d'une manière abstraite par rapport aux centres de gravité des masses en relation avec les bases, finit par être également déterminée d'une manière concrète en tenant compte aussi de la cohésion. Après avoir théoriquement calculé la trajectoire d'un projectile comme s'il se mouvait dans le vide, on la calcule d'une manière qui se rapproche plus de la réalité en tenant compte de la résistance de l'air.

Nous voyons par ces exemples la relation qui existe entre certaines vérités absolues de la mécanique et certaines vérités relatives qui enveloppent les premières. Nous reconnaissons qu'on ne peut établir scientifiquement aucune vérité relative, tant que l'on n'a pas formulé à part les vérités absolues. Nous constatons que la mécanique applicable au réel se développe seulement quand la mécanique idéale s'est développée.

Tout ce qui précède est également vrai de la science morale. De même que par d'anciennes et grossières expériences on est arrivé inductivement à des notions vagues mais vraies en partie touchant l'équilibre des corps, les mouvements des projectiles, les actions du levier; de même par d'anciennes et grossières expériences on est arrivé inductivement à des notions vagues mais vraies en partie touchant les effets de la conduite des hommes par rapport à eux-mêmes, à leurs semblables, à la société, et dans le second cas, comme dans le premier, ces notions servent dans une certaine mesure à la direction de la pratique. En outre, de même que cette connaissance rudimentaire de la mécanique, tout en restant encore empirique, devient avec les premiers progrès de la civilisation à la fois plus définie et plus étendue, de même avec les premiers progrès de la civilisation ces idées morales, tout en gardant encore leur caractère empirique, acquièrent plus de précision et deviennent plus nombreuses. Mais, comme nous avons vu que la connaissance empirique de la mécanique peut se transformer en la science de la mécanique, à la condition seulement d'omettre toutes les circonstances qui modifient les faits, et de généraliser d'une manière absolue les lois fondamentales des forces; nous devons voir ici la morale empirique se transformer en morale rationnelle à la condition seulement d'abord de négliger tous les accidents qui compliquent les phénomènes et de formuler les lois de la bonne conduite, abstraction faite des conditions spéciales qui ont pour effet d'obscurcir le problème. Enfin de même que le système des vérités de la mécanique, conçues comme absolues, grâce à une séparation idéale, est applicable aux problèmes positifs de mécanique de telle sorte qu'en tenant compte de toutes les circonstances accidentelles, on puisse arriver à des conclusions beaucoup plus rapprochées de la vérité qu'on ne le ferait autrement; un système de vérités morales idéales, exprimant ce qui est absolument bon, sera applicable à notre état de transition, de telle sorte qu'en tenant compte du frottement d'une vie incomplète et de l'imperfection des êtres actuels, nous puissions affirmer avec quelque exactitude approximative ce qui est relativement bon.

105. Dans un chapitre de la Statique sociale, intitulé: «Définition de la moralité,» j'ai affirmé que la loi morale proprement dite est la loi de l'homme parfait, est la formule de la conduite idéale, est l'exposé dans tous les cas de ce qui devrait être, et qu'elle ne peut examiner dans ses propositions aucun élément qui implique l'existence de ce qui ne devrait pas être. Prenant pour exemple des questions concernant la bonne conduite à suivre dans des cas où du mal a déjà été fait, je soutenais que l'on ne peut répondre à de pareilles questions «d'après des principes purement moraux.» Voici le raisonnement que je faisais:

«Aucune conclusion ne peut prétendre à la vérité absolue, si elle ne dépend de vérités qui soient absolues elles-mêmes. Avant qu'une inférence soit exacte, il faut que les propositions qui servent de point de départ aient elles-mêmes ce caractère. Un géomètre exige que les lignes droites dont il s'occupe soient véritablement droites, que ses cercles, ses ellipses, ses paraboles, s'accordent avec des définitions précises, répondent d'une manière parfaite et invariable à des équations spécifiées. Si vous lui posez une question où ces conditions ne soient pas remplies, il vous dit qu'il ne peut vous répondre. Il en est de même du moraliste. Il traite seulement de l'homme droit. Il détermine les propriétés de l'homme droit, décrit la conduite de l'homme droit, montre ses relations avec les autres hommes droits et comment une société d'hommes droits est constituée. Il est obligé de négliger toute déviation de cette rectitude stricte; il ne peut en admettre aucune dans ses prémisses sans vicier toutes ses conclusions, et pour lui un problème dont un homme tortu serait une donnée est insoluble.»

Faisant allusion à cette théorie, spécialement dans la première édition des Méthodes de la morale, mais d'une manière plus générale dans la seconde édition, M. Sidgwick dit:

«Ceux qui adoptent cette théorie se servent de l'analogie de la géométrie pour montrer que la morale doit traiter des relations humaines idéalement parfaites, comme la géométrie traite des lignes et des cercles idéalement parfaits. Mais la ligne la plus irrégulière a des relations spatiales définies dont la géométrie ne refuse pas de s'occuper, bien qu'elles soient ordinairement plus complexes que celles de la ligne droite. Ainsi, en astronomie, il serait plus commode pour l'étude que les astres décrivissent des cercles, comme on l'a cru autrefois; mais le fait qu'ils se meuvent non suivant des cercles, mais suivant des ellipses, et même des ellipses imparfaites et irrégulières, ne les fait pas sortir de la sphère de l'investigation scientifique; avec de la patience et de l'habileté, nous avons appris à ramener à des principes et à calculer même ces mouvements plus compliqués. C'est assurément un artifice fort propre à rendre l'enseignement plus facile que de supposer que les planètes se meuvent suivant des ellipses parfaites (ou même, comme à une période scientifique moins avancée, suivant des cercles): nous permettons ainsi à la connaissance individuelle de passer par les mêmes degrés d'exactitude croissante que l'a fait la connaissance de la race. Mais ce que nous voulons en astronomie, c'est connaître le mouvement réel des étoiles et ses causes, et de même en morale nous cherchons naturellement ce qui doit être fait dans le monde réel où nous vivons.» (P. 19, 2e éd.)

En commençant par le premier des deux points, celui qui se rapporte à la géométrie, j'avoue que je suis surpris de voir mes propositions mises en doute, et, après une mûre réflexion, il m'est impossible de comprendre la manière de voir de M. Sidgwick sur ce sujet. Lorsque, dans une phrase qui précédait celles que j'ai citées ci-dessus, j'ai signalé l'impossibilité de résoudre «mathématiquement une série de problèmes touchant des lignes tortues et des courbes brisées en tout sens», il ne m'est pas venu à l'esprit que je me heurterais à l'affirmation directe que «la géométrie ne refuse pas de s'occuper des lignes les plus irrégulières». M. Sidgwick affirme qu'une ligne irrégulière, comme celle qu'un enfant trace en griffonnant, a «des relations spatiales définies». Quel sens donne-t-il ici au mot «défini?» S'il entend que ses relations à l'espace en général sont définies en ce sens qu'une intelligence infinie pourrait les déterminer, je réponds que pour une intelligence infinie toutes les relations spatiales pourraient être définies: il n'y aurait plus alors de relations spatiales indéfinies, le mot «défini» cessant ainsi de marquer aucune distinction. Si d'un autre côté, en disant qu'une ligne irrégulière a «des relations spatiales définies», il entend des relations qu'une intelligence humaine peut connaître d'une manière définie, alors se présente encore la question: Comment faut-il comprendre le mot «défini»? Assurément quelque chose que l'on distingue comme défini peut être défini; mais comment pouvons-nous définir une ligne irrégulière? Et, si nous ne pouvons définir la ligne irrégulière elle-même, comment pouvons-nous connaître ses «relations spatiales» d'une manière définie? Comment en l'absence de toute définition la géométrie peut-elle s'occuper de cette ligne? Si M. Sidgwick entend par là qu'elle peut s'en occuper d'après «la méthode des limites», alors je réponds qu'en pareil cas ce n'est pas de la ligne elle-même que traite la géométrie, mais de certaines lignes définies mises artificiellement en rapports quasi définis avec elle: l'indéfini devient connaissable par l'intermédiaire seulement de l'hypothétiquement défini.

Passant au second exemple, la réponse à faire est que, en tant qu'elle concerne les rapports entre l'idéal et le réel, la comparaison proposée n'ébranle pas, mais fortifie au contraire mon argument. Considérée en effet sous son aspect géométrique ou sous son aspect dynamique, dans l'ordre nécessaire de son développement ou dans l'ordre que l'histoire nous révèle, l'astronomie nous montre partout que des vérités touchant des relations simples, théoriquement exactes, doivent être reconnues avant que les vérités concernant les relations complexes et pratiquement inexactes qui existent réellement puissent être constatées. Appliquée à l'interprétation des mouvements planétaires, nous voyons que la théorie des cycles et des épicycles était fondée sur une connaissance préexistante du cercle; les propriétés d'une courbe idéale étant connues, on était en mesure d'exprimer d'une certaine manière les mouvements célestes. Nous voyons que l'interprétation copernicienne exprimait les faits en fonctions de mouvements circulaires autrement distribués et combinés. Nous voyons que le progrès fait par Képler de la conception de mouvements circulaires à celle de mouvements elliptiques fut rendu possible par une comparaison des faits tels qu'ils se passent avec les faits tels qu'ils se passeraient si les mouvements étaient circulaires. Nous voyons que les déviations de ces mouvements elliptiques, reconnues dans la suite, n'ont pu être reconnues que grâce a la supposition déjà faite que ces mouvements étaient elliptiques. Nous voyons enfin que même aujourd'hui les prédictions concernant les positions exactes des planètes, quand on a tenu compte des perturbations, impliquent qu'on se reporte constamment aux ellipses qui sont regardées comme leurs orbites normales ou moyennes pour le moment. Ainsi, l'affirmation des vérités actuellement connues n'a été rendue possible que par l'affirmation antérieure de certaines vérités idéales. Pour se convaincre que les faits réels n'auraient pu être établis d'aucune autre manière, il suffit de supposer un astronome capable de dire qu'il lui importe peu de connaître les propriétés du cercle ou de l'ellipse, qu'il a affaire au système solaire tel qu'il existe, et que pour cela il n'a qu'à observer et à relever les positions successives et à se laisser guider par les faits tels qu'il les a trouvés.

Il en est de même si nous considérons le développement de l'astronomie dynamique. La première proposition des Principes de Newton traite du mouvement d'un seul corps autour d'un seul centre de force, et les phénomènes de mouvement central sont d'abord formulés pour un cas qui n'est pas seulement idéal, mais dans lequel la force dont il s'agit n'est pas spécifiée: l'auteur s'éloigne ainsi le plus possible de la réalité. Ensuite, supposant un principe d'action conforme à une loi idéale, la théorie de la gravitation traite les différents problèmes du système solaire en le séparant par l'imagination de tout le reste; elle fait aussi plusieurs hypothèses imaginaires, comme celle d'après laquelle la masse de chacun des corps dont il s'agit serait concentrée en son centre de gravité. Plus tard seulement, après avoir établi les vérités principales par cet artifice de dégager les facteurs les plus importants des moins importants, la théorie est employée aux problèmes réels dans l'ordre de leurs degrés ascendants de complexité, et fait rentrer un nombre de plus en plus grand des facteurs d'abord négligés. Si nous nous demandons comment on aurait pu établir autrement la dynamique du système solaire, nous voyons que là aussi des vérités simples exactes pour des conditions idéales, ont dû être établies avant qu'on pût établir les vérités réelles qui répondent à des conditions complexes.

La nécessité dont nous avions parlé de faire précéder la morale relative de la morale absolue est ainsi, je pense, rendue plus claire. Celui qui a suivi jusqu'ici l'argumentation générale ne niera pas qu'un être social idéal ne puisse être conçu constitué de telle sorte que ses activités spontanées s'accordent avec les conditions imposées par le milieu social formé d'autres êtres identiques. En plusieurs endroits et de plusieurs manières, j'ai soutenu que, conformément aux lois de l'évolution en général, et conformément aux lois de l'organisation en particulier, il y a eu et il y a une adaptation progressive de l'humanité à l'état social qui la transforme dans le sens de cet accord idéal. Le corollaire déjà déduit et qu'il faut répéter ici, est que l'homme ultime est un homme dans lequel ce progrès s'est assez développé pour produire une correspondance entre toutes les inclinations de sa nature et tous les besoins de sa vie telle qu'elle s'accomplit dans la société. S'il en est ainsi, la conséquence nécessaire à admettre est qu'il existe un code idéal de conduite donnant la formule de la manière d'être de l'homme complètement adapté dans la société complètement développée. Nous donnons à ce code le nom de morale absolue, pour le distinguer de la morale relative, à ce code dont les prescriptions doivent seules être considérées comme absolument bonnes par opposition à celles qui sont relativement bonnes ou les moins mauvaises, et qui, en tant que système de conduite idéale, doit servir comme de règle pour nous aider à résoudre, autant que nous le pourrons, les problèmes de la conduite réelle.

105. Il est si important de bien comprendre ce sujet qu'on m'excusera de recourir encore à un exemple; il servira mieux à la démonstration, car je l'emprunte non à une science inorganique, mais à une science organique. Le rapport entre la moralité propre et la moralité comme on la conçoit communément est analogue au rapport entre la physiologie et la pathologie, et la marche habituellement suivie par les moralistes ressemble beaucoup à celle d'un homme qui étudierait la pathologie sans avoir étudié d'abord la physiologie.

La physiologie décrit les diverses fonctions qui constituent et conservent la vie par leurs combinaisons; en traitant de ces fonctions, elle suppose qu'elles s'accomplissent séparément comme il faut, dans une mesure convenable et dans l'ordre qui leur est propre; elle ne s'occupe que des fonctions à l'état de santé. Si elle explique la digestion, elle suppose que le coeur fournit le sang et que le système nerveux des viscères stimule les organes directement intéressés. Si elle donne une théorie de la circulation, elle suppose que le sang a été produit par les actions combinées des appareils destinés à le produire, et qu'il est aéré comme il doit l'être. S'il s'agit des relations entre la respiration et les actions vitales en général, c'est avec la supposition antérieurement faite que le coeur continue à envoyer du sang, non seulement aux poumons et à certains centres nerveux, mais encore au diaphragme et aux muscles intercostaux. La physiologie néglige les défaillances dans l'action de ces différents organes. Elle ne tient pas compte des imperfections, elle néglige les dérangements, elle ne reconnaît pas la douleur, elle ne sait rien du mal vital. Elle donne simplement la formule de ce qui résulte d'une adaptation complète de toutes les parties du corps à tous les besoins. C'est dire que, par rapport aux actions internes qui constituent la vie du corps, la théorie physiologique a une position semblable à celle que la théorie éthique, sous sa forme absolue, dont nous avons donné plus haut la conception, a par rapport aux actions extérieures qui constituent la conduite. Dès qu'elle traite d'un excès de fonction, ou d'un arrêt de fonction, ou d'un défaut de fonction et du mal qui en résulte, la physiologie se change en pathologie. Nous commençons alors à tenir compte des actions mauvaises dans la vie intérieure analogues aux mauvaises actions de la vie extérieure dont s'occupent les théories ordinaires de morale.

Mais l'antithèse ainsi présentée n'est encore que préliminaire. Après avoir observé le fait qu'il y a une science des actions vitales en tant qu'elles s'accomplissent d'une manière normale, qui ne tient pas compte des actions anomales, nous avons plus spécialement à observer que la science des actions anomales peut atteindre une précision aussi grande que possible, à la condition seulement que la science des actions normales aura d'abord été bien déterminée; ou plutôt disons que la science pathologique dépend pour ses progrès des progrès que la science physiologique aura faits d'abord. La conception même des actions désordonnées implique auparavant la conception des actions bien ordonnées. Avant de pouvoir déterminer si le coeur bat trop vite ou trop lentement, il faut savoir quel est le nombre de ses battements dans la bonne santé; avant de dire si le pouls est trop faible ou trop fort, il faut connaître sa force normale, et ainsi du reste. Les idées de maladie les plus grossières et les plus empiriques présupposent des notions sur l'état de bonne santé dont la maladie est un dérangement, et il est évident que le diagnostic des maladies devient scientifique seulement lorsqu'on a une connaissance scientifique des actions organiques à l'état sain.

Il y a la même relation entre la moralité absolue, ou la loi du bien parfait dans la conduite humaine, et la moralité relative qui, reconnaissant du mal dans la conduite, a à décider de quelle manière on peut se rapprocher le plus possible du bien. Lorsque, en donnant la formule de la conduite normale dans une société idéale, nous avons atteint une connaissance scientifique de la morale absolue, nous avons en même temps atteint une connaissance scientifique qui, lorsque nous l'employons à interpréter les phénomènes des sociétés réelles dans leurs états de transition pleins de misères par suite d'une adaptation imparfaite (états que nous pouvons appeler pathologiques), nous rend capables d'arriver approximativement à des conclusions vraies touchant la nature des anomalies et les manières d'agir qui tendent le mieux à ramener une conduite normale.

106. Il faut observer maintenant que cette conception de la morale, qui paraîtra étrange à beaucoup de lecteurs, est en réalité au fond des croyances des moralistes en général. Sans doute elle n'est pas expressément reconnue, mais elle est vaguement impliquée dans plusieurs de leurs propositions.

Depuis les temps les plus reculés, nous trouvons dans les spéculations morales des allusions à l'homme idéal, à ses actes, à ses sentiments, à ses jugements. Le bien agir est conçu par Socrate comme l'agir de «l'homme le meilleur», qui «comme agriculteur fait bien tout ce qu'exige l'agriculture; comme médecin, remplit les devoirs de l'art médical; comme citoyen, fait son devoir envers l'Etat.» Platon, dans le Minos, comme règle à laquelle doit se conformer la loi de l'Etat, «suppose la décision de quelque sage idéal;» dans le Lachès, la connaissance du bien et du mal, telle que la possède l'homme sage, est supposée fournir la règle: méprisant «les maximes de la société existante» comme non scientifiques, Platon regarde comme le véritable guide cette «idée du bien, à laquelle un philosophe seul peut atteindre.» Aristote (Eth., liv. III, chap. IV), prenant pour règle les décisions de l'homme de bien, dit: «L'homme de bien juge en effet toute chose avec droiture, et reconnaît la vérité en toute occasion... La principale différence entre l'homme de bien et le méchant est peut-être que l'homme de bien voit le vrai en toute occasion, puisqu'il est, en quelque sorte, la règle et la mesure du vrai.» Les Stoïciens aussi concevaient la «complète rectitude d'action» comme «ce que personne ne pouvait réaliser si ce n'est le sage»,--l'homme idéal. Epicure aussi avait une règle idéale. Pour lui, l'état vertueux consiste en «une jouissance tranquille, exempte de trouble, qui ne cause de tort à personne, n'excite aucune rivalité et s'approche le plus près possible du bonheur des dieux,» qui «ne souffrent eux-mêmes aucun mal et ne causent pas de mal aux autres 14

Note 14: (retour) J'emprunte la plupart de ces citations au livre du Dr Bain, Science mentale et morale.

Si dans les temps modernes, influencés par des dogmes religieux sur la chute et la corruption de l'homme, et par une théorie du devoir dérivée du symbole ordinairement admis, les moralistes se sont moins souvent reportés à un idéal, cependant ils y font encore quelquefois allusion. Nous en voyons une dans le mot de Kant: «Agissez seulement d'après une maxime telle que vous puissiez souhaiter de la voir devenir en même temps une loi universelle.» Ce mot implique en effet la pensée d'une société dans laquelle tous se conforment à une maxime dont l'effet serait le bien de tous: il y a là la conception d'une conduite idéale dans des conditions idéales. Bien que M. Sidgwick, dans le passage cité plus haut, suppose que la morale se rapporte à l'homme tel qu'il est plutôt qu'à l'homme comme il devrait être, cependant, parlant ailleurs de la morale comme si elle traitait de la conduite telle qu'elle doit être plutôt que de la conduite telle qu'elle est, il suppose une conduite idéale et indirectement l'homme idéal. A la première page, comparant l'éthique, la jurisprudence et la politique, il dit qu'elles se distinguent «par ce caractère qu'elles se proposent de déterminer non le réel, mais l'idéal; ce qui doit être, non ce qui est.»

Il suffit seulement d'accorder et de rendre précises ces diverses conceptions d'une conduite idéale et d'une humanité idéale, pour les concilier avec la conception exposée plus haut. Jusqu'à présent, de pareilles conceptions sont ordinairement vagues. L'homme idéal ayant été conçu d'après les notions courantes en morale, on en fait ensuite un modèle pour juger d'après lui de la bonté des actes; mais on tombe ainsi dans un cercle vicieux. Pour que l'homme idéal serve de modèle, il faut le définir d'après les conditions que sa nature remplit, d'après ces exigences objectives auxquelles il faut satisfaire pour que la nature soit bonne, et le défaut commun de ces conceptions idéales est de le supposer en dehors de toute relation avec ces conditions.

Toutes les allusions à l'homme idéal que nous avons reproduites plus haut, impliquent l'hypothèse que l'homme idéal vit et agit dans les conditions sociales actuelles. Ce que l'on recherche sans le dire, ce n'est pas ce qu'il ferait dans des circonstances absolument différentes, mais bien ce qu'il ferait dans les circonstances présentes. Or c'est là pour deux raisons une recherche futile. La coexistence d'un homme parfait et d'une société imparfaite est impossible, et, alors même qu'il n'en serait pas ainsi, la conduite qui en résulterait ne donnerait pas la règle cherchée.

En premier lieu, étant données les lois de la vie telles qu'elles sont, un homme d'une nature idéale ne peut être produit dans une société formée d'hommes dont la nature est éloignée de l'idéal. Nous pourrions avec tout autant de raison nous attendre à voir un enfant naître chez les nègres avec le type britannique, qu'à voir naître dans un monde organiquement immoral un homme organiquement moral. A moins de nier que le caractère résulte de la constitution dont on hérite, il faut admettre que, puisque dans toute société chaque individu descend d'une souche que l'on peut suivre en remontant de quelques générations, et qui se ramifie à travers toute la société et participe de sa nature moyenne, il doit, malgré des diversités individuelles marquées, subsister de tels caractères communs, qu'il soit impossible à qui que ce soit d'atteindre une forme idéale bien loin de laquelle resteraient tous les autres.

En second lieu, une conduite idéale, comme celle à laquelle se rapporte la théorie morale, n'est pas possible à l'homme idéal au milieu d'hommes constitués autrement. Une personne absolument juste et parfaitement sympathique ne pourrait vivre et agir conformément à sa nature dans une tribu de cannibales. Chez des gens perfides et tout à fait dépourvus de scrupules, on se perdrait en montrant une entière sincérité et une complète franchise. Si tous ceux qui nous entourent ne reconnaissent que la loi du plus fort, celui dont la bonne nature se refuserait à jamais faire de la peine aux autres serait réduit à la plus triste condition. Il faut une certaine harmonie entre la conduite de chaque membre d'une société et la conduite des autres. Un mode d'action entièrement différent des modes d'action prédominants ne peut être soutenu longtemps sans amener la mort ou de celui qui l'a adopté, ou de ses enfants, ou la mort de l'un et des autres à la fois.

Il est donc évident que nous devons considérer l'homme idéal comme existant dans l'état social idéal. D'après l'hypothèse de l'évolution, ces deux termes se supposent l'un l'autre, et c'est seulement quand ils coexistent qu'il peut y avoir une conduite idéale, dont la morale absolue doit trouver la formule, et que la morale relative doit prendre comme règle pour estimer combien en est éloigné du bien, et quels sont les degrés du mal.

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