Les bases de la morale évolutionniste
CHAPITRE VIII
LE POINT DE VUE SOCIOLOGIQUE
48. Ce n'est pas pour la race humaine seulement, mais pour toutes les races, qu'il y a des lois du bien vivre. Étant donnés son milieu et sa structure, il y a pour chaque genre de créatures une série d'actions destinées par leurs genres, leurs degrés et leurs combinaisons, à assurer la plus haute conservation que permette la nature de l'être. L'animal, comme l'homme, a besoin de nourriture, de chaleur, d'activité, de repos, etc.; ces besoins doivent être satisfaits à certains degrés relatifs pour rendre sa vie complète. La conservation de sa race implique la satisfaction d'appétits spéciaux, sexuels et philoprogénitifs, dans des proportions légitimes. Par suite, on peut supposer pour les activités de chaque espèce, une formule qui (on pourrait développer cette idée) constituerait pour cette espèce un système de moralité. Mais un tel système de moralité aurait peu ou point de rapports avec le bien-être d'autres êtres que l'individu lui-même ou sa race. Un être inférieur étant, comme il l'est, indifférent aux individus de sa propre espèce, et ordinairement hostile aux individus des autres espèces, la formule de sa vie ne tiendrait aucun compte de l'existence de ceux avec lesquels il se rencontre, ou plutôt une telle formule impliquerait que la conservation de sa vie est en opposition avec la conservation de celle des autres.
Mais en s'élevant des espèces inférieures à l'être de l'espèce la plus élevée, l'homme, ou, plus strictement, en s'élevant de l'homme de la phase pré-sociale à l'homme de la phase sociale, la formule doit contenir un facteur additionnel. Bien qu'il ne soit pas particulier à la vie humaine sous sa forme développée, la présence de ce facteur est cependant, au plus haut degré, caractéristique de cette vie. Bien qu'il y ait des espèces inférieures qui montrent de la sociabilité dans une très large mesure, et bien que, dans la formule de leurs existences complètes, on ait à tenir compte des relations qui naissent de l'union, cependant notre propre espèce doit, à tout prendre, être distinguée comme ayant pour la vie complète une formule qui reconnaît spécialement les relations de chaque individu avec les autres en présence desquels et en coopération avec lesquels il lui faut vivre.
Ce facteur additionnel, dans le problème de la vie complète, est, en vérité, si important que les modifications de conduite qu'il a rendues nécessaires en sont venues à former une partie capitale du code de la conduite. Comme les inclinations héréditaires, qui se rapportent directement à la conservation de la vie individuelle, sont très exactement ajustées aux besoins, il n'a pas été nécessaire d'insister sur le fait qu'il est bon pour la conservation de soi-même de se conformer à ces inclinations. Réciproquement, comme ces inclinations développent des activités qui sont souvent en conflit avec les activités des autres, et comme les sentiments qui correspondent aux droits d'autrui sont relativement faibles, les codes de morale insistent avec force sur les empêchements d'agir qui résultent de la présence de nos semblables.
Ainsi, au point de vue sociologique, la morale n'est rien autre qu'une explication définie des formes de conduite qui conviennent à l'état de société, de telle sorte que la vie de chacun et de tous puisse être la plus complète possible, à la fois en longueur et en largeur.
49. Mais ici, nous rencontrons un fait qui nous empêche de placer ainsi en première ligne le bien-être des citoyens considérés individuellement, et nous oblige de mettre en première ligne le bien-être de la société considérée comme un tout. La vie de l'organisme social doit, en tant que fin, prendre rang au-dessus des existences de ses unités. Ces deux fins ne sont pas en harmonie à l'origine, et, malgré la tendance à les mettre en harmonie, elles sont encore partiellement en conflit.
A mesure que l'état social se consolide, la conservation de la société devient un moyen de conserver ses unités. La vie en commun s'est établie parce que, en somme, on a reconnu qu'elle était plus avantageuse pour tous que la vie dans l'isolement, et cela implique que maintenir cette combinaison c'est maintenir les conditions d'une existence plus satisfaisante que celle que les personnes unies dans cette combinaison auraient de toute autre manière. Par suite, la conservation de la société par elle-même devient un but prochain qui prend le pas sur le but dernier, la conservation de l'individu.
Cette subordination du bien-être personnel à celui de la société est cependant contingente: elle dépend de la présence de sociétés antagonistes. Tant que l'existence d'une société est mise en péril par les actes de communautés voisines, il reste vrai que les intérêts des individus doivent être sacrifiés à ceux de la communauté, autant que cela est nécessaire au salut de la communauté. Si cette vérité est manifeste, il est manifeste aussi, par voie de conséquence, que, lorsque cesse l'antagonisme social, cette nécessité de sacrifier les droits privés aux droits publics cesse aussi; ou plutôt les droits publics cessent d'être en opposition avec les droits privés. Le but dernier a toujours été de favoriser les existences individuelles, et, si ce but dernier a été subordonné à la fin prochaine de sauver l'existence de la communauté, la seule raison en a été que cette fin prochaine était une condition pour atteindre la fin dernière. Lorsque l'agrégat n'est plus en danger, l'objet final poursuivi, le bien-être des unités, n'ayant plus besoin d'être subordonné, devient l'objet immédiat de la poursuite.
Ainsi, nous avons à donner des conclusions différentes touchant la conduite humaine, suivant que nous avons affaire à un état de guerre habituel ou éventuel, ou à un état de paix permanent et général. Examinons ces deux états et ces deux sortes de conséquences.
50. Actuellement, l'homme individuel doit tenir compte, comme il convient, dans la conduite de sa vie, des existences d'autres êtres qui appartiennent à la même société, et en même temps il est quelquefois appelé à mépriser l'existence de ceux qui appartiennent à d'autres sociétés. La même constitution mentale ayant à satisfaire à ces deux nécessités est fatalement en désaccord avec elle-même, et la conduite corrélative, ajustée d'abord à un besoin, ensuite à l'autre, ne peut pas être soumise à un système moral qui soit bien conséquent.
Tantôt nous devons haïr et détruire nos semblables, tantôt les aimer et les assister. Employez tous les moyens pour tromper, nous dit l'un des deux codes de conduite, et l'autre nous dit en même temps d'être de bonne foi dans nos paroles et dans nos actes. Saisissez-vous de tout ce qui appartient aux autres, et brûlez ce que vous ne pouvez emporter est une des injonctions de la religion de la guerre, tandis que la religion de l'amitié condamne comme des crimes le vol et l'incendie. Tant que la conduite se compose ainsi de deux parts opposées l'une à l'autre, la théorie de la conduite reste confuse.
Il coexiste une incompatibilité analogue entre les sentiments qui correspondent respectivement aux formes de coopérations requises pour la vie militaire et pour la vie industrielle. Tant que les antagonismes sociaux sont habituels, et tant que, pour rendre efficace l'action contre d'autres sociétés, une grande soumission à ceux qui commandent est nécessaire, il faut pratiquer surtout la vertu de la fidélité et le devoir d'une obéissance implicite: le mépris de la volonté du chef est puni de mort. Mais lorsque la guerre cesse d'être chronique, et lorsque les progrès de l'industrie habituent les hommes à défendre leurs propres droits tout en respectant les droits d'autrui, la fidélité devient moins profonde, l'autorité du chef est mise en question ou même niée par rapport à diverses actions, à diverses croyances privées. Les lois de l'Etat sont bravées avec succès dans plusieurs directions, et l'indépendance politique des citoyens est bientôt regardée comme un droit qu'il est vertueux de défendre et honteux d'abandonner. Il arrive nécessairement que, dans la transition, ces sentiments opposés se mêlent d'une manière peu harmonieuse.
Il en est encore de même pour les institutions domestiques sous les deux régimes. Tant que le premier domine, il est honorable de posséder un esclave, et chez un esclave la soumission est digne d'éloges; mais, à mesure que le second se développe, c'est un crime d'avoir des esclaves, et l'obéissance servile excite le mépris. Il n'en est pas autrement dans la famille. La sujétion des femmes par rapport aux hommes, complète tant que la guerre est habituelle, mais adoucie à mesure que les occupations pacifiques en prennent la place, en vient peu à peu à être regardée comme injuste, et l'on proclame enfin l'égalité des sexes devant la loi. En même temps se modifie l'opinion touchant le pouvoir paternel. Le droit autrefois incontesté du père sur la vie de ses enfants est nié, et le devoir d'une soumission absolue à la volonté paternelle, longtemps affirmé sans réserve, se change en celui d'une obéissance renfermée dans des limites raisonnables.
Si la relation entre la vie d'antagonisme avec des sociétés étrangères et la vie de coopération pacifique au dedans de chaque société était une relation constante, on pourrait trouver quelque compromis permanent entre les règles opposées de la conduite appropriée aux deux manières de vivre. Mais, comme cette relation est variable, le compromis ne peut jamais être que temporaire. On tend toujours à une harmonie entre les croyances et les besoins. Ou bien les arrangements sociaux sont graduellement changés, jusqu'à ce qu'ils arrivent à être en harmonie avec les idées et les sentiments dominants; ou bien, si les conditions du milieu s'opposent à un changement des arrangements sociaux, les habitudes de vie qu'elles rendent nécessaires modifient les idées dominantes et les sentiments dans la mesure qu'il faut. De là, pour chaque genre et chaque degré d'évolution sociale déterminé par un conflit au dehors et l'union au dedans, il y a un compromis approprié entre le code moral de l'hostilité et le code moral de l'amitié: non pas, à la vérité, un compromis définitif, durable, mais un compromis de bonne foi.
Ce compromis, bien qu'il puisse être vague, ambigu, illogique, fait cependant autorité pour un temps. Car si, comme on l'a montré plus haut, le bien-être de la société doit prendre le pas sur le bien-être des individus qui la composent, pendant ces phases où les individus pour se sauver eux-mêmes doivent sauver leur société, un tel compromis temporaire entre les deux codes de conduite, par cela même qu'il pourvoit comme il convient à la défense extérieure en même temps qu'il favorise le plus qu'il est possible en pratique la coopération interne, contribue à la conservation de la vie au plus haut degré et obtient ainsi la sanction dernière. Par suite, les morales perplexes et inconséquentes dont chaque société et chaque époque nous montrent des exemples plus ou moins dissemblables, sont justifiées chacune en particulier comme étant approximativement les meilleures possibles dans les circonstances données.
Mais, par leurs définitions mêmes, de telles moralités appartiennent à une conduite incomplète, et non à la conduite entièrement développée. Nous avons vu que les ajustements d'actes à leurs fins qui, tout en constituant les manifestations extérieures de la vie, favorisent la continuation de la vie, tendent vers une certaine forme idéale dont s'approche maintenant l'homme civilisé. Mais cette forme n'est pas atteinte tant que continuent les agressions d'une société contre une autre. Il importe peu que l'obstacle au développement complet de la vie provienne de crimes de compatriotes ou de crimes d'étrangers; si ces crimes se produisent, l'état que nous avons défini n'existe pas encore. On arrive à la limite de l'évolution de la conduite pour les membres de chaque société, seulement lorsque, cette limite ayant été atteinte aussi par les membres d'autres sociétés, les causes d'antagonisme international prennent fin en même temps que les causes d'antagonisme entre individus.
Ayant reconnu ainsi, du point de vue sociologique, le besoin et l'autorité de ces systèmes de morale qui changent en même temps que les rapports entre les activités guerrières et les activités pacifiques, nous avons à considérer, du même point de vue, le système de morale propre à l'état où les activités pacifiques ne sont plus troublées.
51. Si, excluant toute idée de dangers ou d'obstacles provenant de causes extérieures à une société, nous nous appliquons à spécifier les conditions dans lesquelles la vie de chaque personne, et par suite de l'agrégat, peut être la plus grande possible, nous arrivons à certaines propositions simples qui, telles qu'elles sont ici posées, prennent la forme de truismes.
En effet, comme nous l'avons vu, la définition de cette vie, la plus haute qui accompagne la conduite complètement développée, exclut elle-même tout acte d'agression, non seulement le meurtre, l'attaque à main armée, le vol et généralement les offenses les plus graves, mais les moindres offenses, telles que la diffamation, tout dommage causé à la propriété et ainsi de suite. En portant directement atteinte à l'existence individuelle, ces actes causent indirectement une perturbation de la vie sociale. Les crimes contre les autres provoquent un antagonisme en retour, et, s'ils sont nombreux, l'association perd toute cohésion. Par suite, que l'on considère l'intégrité du groupe lui-même comme fin, ou que la fin considérée soit l'avantage définitivement assuré aux unités du groupe par la conservation de son intégrité, ou encore que l'avantage immédiat de ses unités prises séparément soit la fin considérée, la conséquence est la même: de pareils actes sont en opposition avec l'achèvement de la fin. Que ces inférences soient évidentes d'elles-mêmes et familières à tous (comme le sont à la vérité les premières inférences tirées des données de toute science qui arrive à la période déductive), ce n'est pas une raison pour nous de passer légèrement sur ce fait extrêmement important que, du point de vue sociologique, l'on voit les lois morales essentielles découler comme corollaires de la définition d'une vie complète se développant dans des conditions sociales.
Ce n'est cependant pas assez de respecter ces lois fondamentales de la morale. Des hommes associés qui vivraient séparément sans se faire tort les uns aux autres, mais sans s'assister non plus, ne recueilleraient de leur association aucun autre avantage que de vivre en société. Si, alors qu'il n'y a pas coopération pour des projets défensifs (ce qui est ici exclu par hypothèse), il n'y a pas non plus coopération pour la satisfaction des besoins, l'état social perd presque, sinon entièrement, sa raison d'être. Il y a des peuples, il est vrai, qui vivent dans une condition peu éloignée de celle-là, tels que les Esquimaux. Mais bien que ces hommes, n'ayant pas besoin de s'unir pour la guerre qui leur est inconnue, vivent de telle sorte que chaque famille soit essentiellement indépendante des autres, il se présente cependant des occasions d'agir en commun. En réalité, il est à peine possible de concevoir que des familles puissent vivre les unes à côté des autres sans jamais se donner un mutuel secours.
Néanmoins, que cet état existe réellement ou qu'on s'en rapproche seulement dans certains pays, nous devons ici reconnaître comme hypothétiquement possible un état dans lequel ces seules lois morales fondamentales soient suivies, pour observer, sous leurs formes simples, quelles sont les conditions négatives d'une vie sociale harmonique. Que les membres d'un groupe social coopèrent ou non, certaines limitations à leurs activités individuelles sont rendues nécessaires par leur association, et, après les avoir reconnues comme se produisant en l'absence de toute coopération, nous serons mieux préparés à comprendre comment on s'y conforme lorsque la coopération commence.
52. En effet, que les hommes vivent ensemble d'une manière tout à fait indépendante, en évitant seulement avec soin de s'attaquer, ou que, passant de l'association passive à l'association active, ils réunissent leurs efforts, leur conduite doit être telle que l'achèvement des fins par chacun ne soit au moins pas empêché. Il devient évident que, lorsqu'ils agissent en commun, non seulement il ne doit pas en résulter plus de difficulté, mais au contraire plus de facilité, puisque, en l'absence de ce résultat, à savoir de rendre une fin plus facile à atteindre, il ne peut y avoir aucune raison d'agir en commun. Quelle forme doivent donc prendre les empêchements mutuels quand la coopération commence? ou plutôt quels sont, outre les empêchements mutuels primitifs et déjà spécifiés, ces empêchements mutuels secondaires nécessaires pour rendre la coopération possible?
Un homme qui, vivant dans l'isolement, emploie ses efforts à la poursuite d'une fin, est dédommagé de cet effort en atteignant cette fin, et arrive ainsi à avoir satisfaction. S'il dépense ses efforts sans arriver à la fin voulue, il en résulte qu'il n'est pas satisfait. Etre satisfait, ne pas l'être sont la mesure du succès et de l'insuccès dans les actes par lesquels on soutient sa vie, puisque ce que l'on atteint au prix d'un effort est quelque chose qui directement ou indirectement favorise le développement de la vie, et par là compense l'effort; tandis que si l'effort n'aboutit pas, rien ne paye la dépense que l'on a faite, et la vie doit en souffrir en proportion. Que doit-il en résulter lorsque les hommes unissent leurs efforts? La réponse sera plus claire si nous prenons les formes successives de coopération dans l'ordre de leur complexité croissante. Nous pouvons distinguer comme coopération homogène: 1º celle dans laquelle des efforts égaux sont unis pour obtenir des fins semblables dont on jouira simultanément. Comme coopération non complètement homogène, nous pouvons distinguer: 2º celle dans laquelle des efforts égaux sont unis pour obtenir des fins semblables dont on ne jouira pas simultanément. Une coopération dont l'hétérogénéité est plus marquée est: 3º celle dans laquelle des efforts inégaux sont unis pour obtenir des fins semblables. Enfin arrive la coopération qui est décidément hétérogène: 4º celle dans laquelle des efforts différents sont unis pour obtenir des fins différentes.
La plus simple et la première de ces formes, dans laquelle des facultés humaines, de même nature et de même degré, sont unies pour la poursuite d'un bien auquel, lorsqu'il est obtenu, tous participent, est représentée par un exemple très familier dans la poursuite d'une proie par les hommes primitifs; cette forme la plus simple et la plus ancienne d'une coopération industrielle est aussi celle qui diffère le moins de la coopération guerrière; car les coopérateurs sont les mêmes, et les procédés, également destructifs de la vie, sont analogues de part et d'autre. La condition pour qu'une telle coopération puisse être continuée avec succès est que les coopérateurs partagent également les produits. Chacun pouvant ainsi se payer lui-même en nourriture pour l'effort dépensé, et en outre atteindre certaines fins désirées, comme d'entretenir sa famille, se trouve satisfait; il n'y a pas là d'agression de l'un contre l'autre, et la coopération est harmonique. Naturellement, le produit partagé ne peut être grossièrement proportionné aux efforts particuliers unis pour l'obtenir; mais les sauvages, comme cela doit être pour que la coopération soit harmonique, reconnaissent en principe que les efforts combinés doivent séparément rapporter des avantages équivalents, comme ils l'auraient fait s'ils avaient été séparés. Bien plus, au delà du fait de recevoir des parts égales en retour de travaux qui sont approximativement égaux, on s'efforce ordinairement de proportionner l'avantage au mérite, en assignant quelque chose de plus, sous la forme de la meilleure part ou du trophée, à celui qui a tué le gibier. Evidemment, si l'on s'éloigne trop de ce système de partager les avantages quand il y a eu partage d'efforts, la coopération cesse. Chaque chasseur préférera faire le mieux qu'il pourra pour son propre compte.
Passant de ce cas le plus simple de coopération à un cas qui n'est pas tout à fait aussi simple,--cas dans lequel l'homogénéité est incomplète--demandons-nous comment un membre d'un groupe peut être conduit, sans cesser d'être satisfait, à prendre de la peine pour atteindre un avantage dont, lorsqu'il sera atteint, un autre profitera seul? Il est clair qu'il peut le faire, à la condition que l'autre prendra dans la suite tout autant de peine pour qu'il puisse de même à son tour profiter de l'avantage qui en résultera. Cet échange d'efforts équivalents est la forme que prend la coopération sociale quand il n'y a encore que peu ou point de division du travail, excepté entre les deux sexes. Par exemple, les Bodos et les Dhimals «s'assistent mutuellement l'un l'autre, à l'occasion, soit pour construire leurs maisons, soit pour cultiver leurs champs.» Ce principe: Je vous aiderai si vous m'aidez, ordinaire dans les peuplades simples où les occupations sont de genre semblable et dont on se sert aussi à l'occasion dans des peuples plus avancés, est un principe par lequel le rapport entre l'effort et l'avantage n'est pas maintenu directement, mais bien indirectement. Car, tandis que les activités humaines, lorsqu'elles s'exercent séparément, ou s'unissent comme dans l'exemple donné plus haut, sont immédiatement payées de leur effort par un avantage, dans cette dernière forme de coopération, l'avantage obtenu par un effort s'échange contre un avantage semblable que l'on recevra plus tard, lorsqu'on le demandera. Dans ce cas comme dans le précédent, la coopération ne peut être maintenue que si les conventions que l'on a tacitement faites sont observées. Car si elles n'étaient pas habituellement observées, on refuserait ordinairement de rendre le service demandé, et chacun s'arrangerait de manière à agir pour son compte le mieux possible. Tous les avantages que peut donner l'union des efforts pour faire ce qui dépasse le pouvoir d'individus isolés, ne pourraient être obtenus. Ainsi, à l'origine, l'observation des contrats qui sont implicitement sinon expressément conclus devient une condition de la coopération sociale, et par suite du développement social.
De ces formes simples de coopération dans lesquelles les travaux que les hommes entreprennent sont du même genre, passons aux formes plus complexes dans lesquelles ces travaux sont de genres différents. Lorsque des hommes s'entr'aident pour bâtir des huttes ou pour abattre des arbres, le nombre des jours de travail donnés maintenant par l'un à l'autre est facilement balancé par un égal nombre de jours de travail donnés par l'autre au premier. Mais lorsque la division du travail commence, lorsqu'il vient à se faire des transactions entre l'un qui fabrique des armes et l'autre qui prépare des peaux pour servir de vêtements, ou entre celui qui cultive et celui qui pêche du poisson, il n'est facile de mesurer leurs travaux ni au point de vue de leurs quantités ni au point de vue de leurs qualités relatives; avec la multiplication des occupations qui implique les variétés nombreuses d'habileté et de puissance, il cesse d'y avoir quoi que ce soit qui ressemble à une équivalence manifeste entre des efforts intellectuels et des efforts physiques comparés les uns aux autres, ou entre leurs produits. Il en résulte que la convention ne peut pas être considérée comme toute faite, comme lorsqu'il s'agit d'échanger des choses de même genre: il faut l'établir expressément. Si A consent à ce que B s'approprie un produit de son habileté spéciale, à la condition qu'il lui soit permis de s'approprier un produit différent de l'habileté spéciale de B, il en résulte que, comme l'équivalence des deux produits ne peut pas être déterminée par une comparaison directe de leurs quantités et de leurs qualités, on doit bien s'entendre sur la quantité de l'un de ces produits, qui peut être prise en échange d'une certaine quantité de l'autre.
C'est donc par suite d'une convention volontaire, non plus tacite et vague, mais déclarée et définie, que la coopération peut se continuer harmonieusement, lorsque la division du travail s'est établie. Comme dans la coopération la plus simple, où des efforts semblables étaient unis pour assurer un bien commun, le mécontentement causé chez ceux qui, après avoir dépensé leurs peines, n'obtiennent pas leur part du bien, les porte à cesser toute coopération; comme dans une coopération plus avancée, qui consiste dans l'échange de travaux égaux de même genre fournis en différents temps, on se dégoûte de coopérer si l'on n'obtient pas l'équivalent de travail que l'on était en droit d'attendre; de même, dans cette coopération développée, si l'un manque de fournir à l'autre ce qui avait été ouvertement reconnu comme étant d'une valeur égale au travail ou au produit fourni, il en résulte que la coopération est entravée par le mécontentement. Evidemment, lorsque les antagonismes ainsi causés empêchent le développement des unités, la vie de l'agrégat est mise en danger par l'amoindrissement de la cohésion.
53. Outre ces dommages relativement directs, spéciaux et généraux, il faut noter des dommages indirects. Comme cela résulte déjà du raisonnement du précédent paragraphe, non seulement l'intégration sociale, mais encore la différenciation sociale est empêchée par la rupture du contrat.
Dans la deuxième partie des Principes de sociologie, on a montré que les principes fondamentaux de l'organisation sont les mêmes pour un organisme individuel et pour un organisme social, parce qu'ils sont composés l'un et l'autre de parties mutuellement dépendantes. Dans un cas comme dans l'autre, l'hypothèse d'activités différentes exercées par les membres composants est possible, à la condition seulement qu'ils profitent séparément à des degrés convenables des activités les uns des autres. Pour mieux voir ce qui en résulte par rapport aux structures sociales, notons d'abord ce qui en résulte par rapport aux structures individuelles.
Le bien-être d'un corps vivant implique un équilibre approximatif entre la perte et la réparation. Si les activités entraînent une dépense qui n'est pas compensée par la nutrition, le dépérissement s'ensuit. Si les tissus peuvent emprunter au sang enrichi par la nourriture des substances suffisantes pour remplacer celles que le travail a usées, la vigueur peut se maintenir, et, si le gain excède la perte, il en résulte un accroissement.
Ce qui est vrai du tout dans ses relations avec le monde extérieur n'est pas moins vrai des parties dans leurs relations entre elles. Chaque organe, comme l'organisme entier, se détériore par l'accomplissement de sa fonction, et doit se restaurer avec les matériaux qui lui sont apportés. Si la quantité des matériaux qui lui sont fournis par le concours des autres organes est insuffisante, cet organe particulier dépérit. S'ils sont en assez grande quantité, il peut conserver son intégrité. S'ils sont en excès, il peut s'accroître. Dire que cet arrangement constitue le contrat physiologique, c'est user d'une métaphore qui ne semble pas juste et qui est essentiellement exacte. Car les relations de structure sont réellement telles que, grâce à un système régulateur central, chaque organe est approvisionné de sang en proportion du travail qu'il fait. Comme on l'a marqué (Principes de sociologie, § 254), les animaux bien développés sont constitués de telle sorte que chaque muscle ou chaque viscère, quand il est appelé à agir, envoie aux centres vaso-moteurs, à travers certaines fibres nerveuses, une impulsion causée par son action; et alors, par d'autres fibres nerveuses, se produit une impulsion qui cause une dilatation de ses vaisseaux sanguins. C'est dire que toutes les autres parties de l'organisme, lorsqu'elles exigent conjointement un travail d'un organe, commencent aussitôt par le payer en sang. Dans l'état ordinaire d'équilibre physiologique, la perte et le gain se balancent, et l'organe ne change pas sensiblement. Si la somme de sa fonction est accrue dans des limites assez modérées pour que les vaisseaux sanguins de cette région puissent apporter une quantité de sang accrue dans la même proportion, l'organe se développe; outre qu'il répare sa perte par son gain, il fait un profit par le surplus de son activité; il est ainsi en état, grâce au développement de sa structure, de faire face à des demandes supplémentaires. Mais, si les demandes qui lui sont faites deviennent si grandes que les matériaux fournis ne puissent suffire à la dépense, soit parce que les vaisseaux sanguins de la région ne sont pas assez larges, soit pour une autre cause, l'organe commence à décroître par suite de l'excès de la perte par rapport à la réparation: il se produit alors ce que l'on appelle une atrophie. Or, puisque chacun des organes doit ainsi être payé en nourriture pour ses services par les autres, il s'ensuit que le balancement d'un équilibre convenable entre leurs demandes et leurs recettes respectives est requis, directement pour le bien-être de chaque organe et indirectement pour le bien-être de l'organisme. Car, dans un tout formé de parties mutuellement dépendantes, ce qui empêche l'accomplissement légitime du devoir d'une partie réagit d'une manière funeste sur toutes les parties.
Avec un changement convenable des termes, ces propositions et ces inférences sont vraies pour une société. La division sociale du travail, qui est parallèle à tant d'autres égards à la division physiologique du travail, lui est parallèle aussi à cet égard. Comme on l'a montré tout au long dans les Principes de sociologie (deuxième partie) chaque ordre de fonctionnaires et chaque ordre de producteurs, accomplissant séparément quelque action ou fabriquant quelque article non pour satisfaire directement à leurs besoins, mais pour satisfaire à ceux de leurs concitoyens en général qui sont occupés autrement, ne peuvent continuer à le faire qu'autant que les efforts dépensés et le profit qu'ils en retirent sont approximativement équivalents. Les organes sociaux, comme les organes individuels, restent stationnaires s'ils jouissent en des proportions normales des avantages produits par la société considérée comme un tout. Si les demandes faites à une industrie ou à une profession s'accroissent d'une manière inusitée, et si ceux qui y sont engagés font des profits excessifs, un plus grand nombre de citoyens s'adonnent à cette industrie ou à cette profession, et la structure sociale que leurs membres constituent se développe; au contraire, la diminution des demandes, et par suite des profits, ou conduit leurs membres à chercher d'autres carrières, ou arrête les accessions nécessaires pour remplacer ceux qui meurent, et la structure dépérit. Ainsi se maintient entre les forces des parties composantes la proportion qui peut le mieux produire le bien-être du tout.
Remarquez maintenant que la condition première pour arriver à ce résultat est d'observer le contrat. Si les membres d'une partie manquent souvent de payer ou ne payent pas la somme convenue, alors, comme les uns sont ruinés et que les autres renoncent à leur occupation, la partie diminue, et, si auparavant elle était simplement capable de remplir son devoir, elle en est incapable maintenant, et la société souffre. Ou bien si les besoins sociaux donnent un grand accroissement à une fonction, et que les membres qui la remplissent soient mis en état d'obtenir pour leurs services des prix extraordinairement élevés, la fidélité aux engagements pris de leur payer ces prix élevés est le seul moyen d'attirer à cette partie un nombre de membres supplémentaires assez considérable pour la rendre capable de suffire à l'augmentation des demandes. Car les citoyens ne viendront pas à cette partie s'ils s'aperçoivent que les hauts prix dont on est convenu ne sont pas payés.
Ainsi, en un mot, la base de toute coopération est la proportion établie entre les bénéfices reçus et les services rendus. Sans cela, il ne peut y avoir de division physiologique du travail; sans cela, il ne peut y avoir de division sociologique du travail. Et puisque la division du travail, physiologique ou sociologique, profite au tout et à chaque partie, il en résulte que le bien-être à la fois spécial et général dépend du maintien des arrangements qui lui sont nécessaires. Dans une société, de pareils arrangements sont maintenus seulement si les marchés, exprès ou tacites, sont observés. De telle sorte qu'outre cette première condition pour la coexistence harmonique des membres d'une société, à savoir que les unités qui la composent ne doivent pas s'attaquer directement les unes les autres, il y a cette seconde condition qu'elles ne doivent pas s'attaquer indirectement en violant les conventions.
54. Mais nous avons maintenant à reconnaître que l'observation complète de ces conditions, primitives et dérivées, ne suffit pas. La coopération sociale peut être telle que personne ne soit empêché d'obtenir la récompense normale de ses efforts, que chacun, au contraire, soit aidé par un échange équitable de services, et cependant il peut encore rester beaucoup à faire. Il y a une forme théoriquement possible de société, purement industrielle dans ses activités, qui, tout en s'approchant de l'idéal moral dans son code de conduite plus qu'aucune autre société non purement industrielle, n'atteint pas pleinement cet idéal.
Car si l'industrialisme veut que la vie de chaque citoyen soit telle qu'elle puisse se passer sans agressions directes ou indirectes contre les autres citoyens, il n'exige pas que la vie de chacun soit telle qu'elle favorise directement le développement de celle des autres. Ce n'est pas une conséquence nécessaire de l'industrialisme, en tant qu'il est ainsi défini, que chacun, outre les avantages procurés et reçus par l'échange des services, procure ou reçoive d'autres avantages. On peut concevoir une société formée d'hommes dont la vie soit parfaitement inoffensive, qui observent scrupuleusement leurs contrats, qui élèvent avec soin leurs enfants, et qui cependant, en ne se procurant aucun avantage au delà de ceux dont ils sont convenus, n'atteignent pas à ce degré le plus élevé de la vie qui n'est possible qu'autant que l'on rend des services gratuits. Des expériences journalières prouvent que chacun de nous s'exposerait à des maux nombreux et perdrait beaucoup de biens, si personne ne nous donnait une assistance sans retour. La vie de chacun de nous serait plus ou moins compromise s'il nous fallait sans secours et par nous seuls affronter tous les hasards. En outre, si personne ne faisait rien de plus pour ses concitoyens que ce qui est exigé pour la stricte observation d'un contrat, les intérêts privés souffriraient de cette absence de tout souci pour les intérêts publics. La limite de l'évolution de la conduite n'est donc pas atteinte, jusqu'à ce que, non content d'éviter toute injustice directe ou indirecte à l'égard des autres, on soit capable d'efforts spontanés pour contribuer au bien-être des autres.
On peut montrer que la forme de nature qui ajoute ainsi la bienfaisance à la justice est une forme que produit l'adaptation à l'état social. L'homme social n'a pas encore mis sa constitution en harmonie avec les conditions qui forment la limite de l'évolution, tant qu'il reste de la place pour l'accroissement de facultés qui, par leur exercice, causent aux autres un avantage positif et à l'individu lui-même une satisfaction. Si la présence d'autres hommes, en mettant certaines limites à la sphère d'activité de chacun, ouvre certaines autres sphères d'activité dans lesquelles les sentiments, tout en arrivant à leur propre fin, n'ôtent rien, mais ajoutent aux fins des autres, de semblables sphères seront fatalement occupées. La reconnaissance de cette vérité cependant ne nous oblige pas à modifier beaucoup la conception de l'état industriel exposée plus haut, puisque la sympathie est la racine à la fois de la justice et de la bienfaisance.
55. Ainsi le point de vue sociologique de la morale complète les points de vue physique, biologique et psychologique, en permettant de découvrir les seules conditions dans lesquelles des activités associées peuvent s'exercer de telle sorte que la vie complète de chacun s'accorde avec la vie complète de tous et la favorise.
A l'origine, le bien-être de groupes sociaux, ordinairement en antagonisme avec d'autres groupes semblables, prend le pas sur le bien-être individuel, et les règles de conduite, auxquelles on doit alors se conformer, empêchent le complet développement de la vie individuelle, pour que la vie générale puisse être conservée. En même temps, les règles doivent satisfaire autant que possible aux droits de la vie individuelle, puisque le bien-être de l'agrégat dépend, dans une large proportion, du bien-être des unités.
A mesure que les sociétés deviennent moins dangereuses les unes pour les autres, le besoin de subordonner les existences individuelles à la vie générale décroît, et, quand on approche d'un état pacifique, la vie générale, dont le but éloigné a été dès le commencement de favoriser les existences individuelles, fait de ce but son but prochain.
Pendant la transition, des compromis successifs sont rendus nécessaires entre le code moral qui affirme les droits de la société contre ceux des individus et le code moral qui affirme les droits de l'individu contre ceux de la société. Evidemment, aucun de ces compromis, bien qu'ils aient de l'autorité pour un temps, n'a d'expression durable ou définitive.
Par degrés, à mesure que la guerre diminue; par degrés, à mesure que la coopération imposée par la force, indispensable pour lutter avec les ennemis du dehors, perd de sa nécessité et fait place à la coopération volontaire qui contribue efficacement à assurer la conservation intérieure, le code de conduite qui implique une coopération volontaire devient de plus en plus clair. Et ce code final, permanent, peut seul être formulé en termes définitifs; il constitue ainsi la science de la morale, par opposition à la morale empirique.
Les traits essentiels d'un code sous lequel le développement complet de la vie est assuré par une coopération volontaire, peuvent être indiqués simplement. Ce qui est essentiellement exigé, c'est que les actes utiles à la vie que chacun peut accomplir lui rapportent séparément les sommes et les sortes d'avantages auxquels ils tendent naturellement; cela suppose d'abord qu'il ne souffrira dans sa personne ou sa propriété aucune agression directe, et, en second lieu, qu'il ne souffrira aucune agression indirecte par violation de contrat. L'observation de ces conditions négatives de toute coopération volontaire ayant facilité la vie au plus haut degré par l'échange de services dont on est convenu, la vie doit être en outre favorisée par l'échange de services qui n'ont été l'objet d'aucune convention, le plus haut développement de la vie étant atteint seulement lorsque, non contents de s'aider mutuellement à rendre leur vie complète par une assistance réciproque spécifiée, les hommes s'aident encore autrement à rendre mutuellement leur vie complète.
CHAPITRE IX
CRITIQUES ET OBSERVATIONS
56. La comparaison des chapitres précédents les uns avec les autres suggère diverses questions auxquelles il faut répondre en partie, sinon complètement, avant d'entreprendre de ramener les principes moraux de leurs formes abstraites à des formes concrètes.
Nous avons vu qu'admettre que la vie consciente est désirable, c'est admettre que la conduite doit être telle qu'elle produise une conscience qui soit désirable, une conscience aussi agréable, aussi peu pénible que possible. Nous avons vu également que cette supposition nécessaire correspond à cette inférence à priori, que l'évolution de la vie a été rendue possible seulement par l'établissement de connexions entre les plaisirs et les actions avantageuses, entre les peines et les actions nuisibles. Mais la conclusion générale atteinte par ces deux voies, bien qu'elle couvre le terrain de nos conclusions spéciales, ne nous aide pas à atteindre ces conclusions spéciales.
Si les plaisirs étaient tous d'un seul genre et différaient seulement en degré; si les peines étaient toutes du même genre et ne différaient que par leur degré; si la comparaison des plaisirs aux peines pouvait donner des résultats précis, les problèmes de la conduite seraient grandement simplifiés. Si les plaisirs et les peines, qui nous portent à certaines actions ou nous en détournent, étaient simultanément présents à la conscience avec la même vivacité, ou s'ils étaient tous également imminents ou également éloignés dans le temps, les problèmes seraient encore simplifiés par là. Ils le seraient plus encore, si les plaisirs et les peines étaient exclusivement ceux de l'agent. Mais les sentiments désirables et ceux qui ne le sont pas sont de différents genres; la comparaison quantitative est par là rendue difficile; quelques-uns sont présents et d'autres futurs; la difficulté de la comparaison quantitative s'accroît d'autant; elle s'augmente encore de ce que les uns concernent l'individu lui-même et les autres d'autres personnes. Il en résulte que la direction donnée par le principe auquel nous arrivons d'abord est peu utile, à moins qu'on ne la complète par la direction de principes secondaires.
Déjà, en reconnaissant la subordination nécessaire des sentiments présentatifs aux sentiments représentatifs, et la nécessité qui en résulte de sacrifier dans un grand nombre de cas le présent à l'avenir, nous nous sommes approchés d'un principe secondaire propre à diriger la conduite. Déjà aussi, en reconnaissant les limitations que l'état d'association impose aux actions humaines, avec le besoin qui en résulte de restreindre des sentiments de certains genres par des sentiments d'autres genres, nous avons aperçu un autre principe secondaire. Il reste encore beaucoup à décider touchant les droits relatifs de ces principes de conduite, généraux et spéciaux.
On obtiendra quelque éclaircissement des questions soulevées, en discutant ici certaines vues et certains arguments proposés par les moralistes passés et contemporains.
57. En se servant du nom d'hédonisme pour désigner la théorie morale qui fait du bonheur la fin de toute action, et en distinguant deux formes d'hédonisme, égoïste et général suivant que le bonheur cherché est celui de l'auteur lui-même ou celui de tous, M. Sidgwick fait observer que pour les partisans de cette théorie les plaisirs et les peines sont commensurables. Dans sa critique de l'hédonisme égoïste empirique, il dit:
«L'hypothèse fondamentale de l'hédonisme, clairement établie, est que tous les sentiments, considérés purement comme sentiments, peuvent être disposés de manière à former une certaine échelle de sentiments désirables, de telle sorte que la mesure dans laquelle chacun est désirable ou agréable soit dans un rapport défini avec celle où tous les autres le sont.» (Méthodes de morale, 2e édit., p. 115.)
En affirmant que c'est là l'hypothèse de l'hédonisme, il entreprend de montrer toutes les difficultés auxquelles ce calcul donne lieu, apparemment pour en conclure que ces difficultés sont autant d'arguments contre la théorie hédonistique.
Mais, bien qu'on puisse montrer qu'en désignant l'intensité, la durée la certitude et la proximité d'un plaisir ou d'une peine comme autant de traits dont on doit tenir compte pour en apprécier la valeur relative, Bentham a lui-même fait l'hypothèse dont il s'agit, et bien qu'on puisse peut-être avec assez de raison prendre pour accordé que l'hédonisme tel qu'il le représente est identique à l'hédonisme en général, il ne me semble pas cependant que l'hédoniste, empirique ou autre, doive nécessairement admettre cette hypothèse. Que le plus grand excès possible des plaisirs sur les peines doive être la fin de l'action, c'est une croyance qu'il peut encore soutenir sans contradiction après avoir reconnu que les évaluations des plaisirs et des peines sont communément vagues et souvent erronées. Il peut dire que, bien que des choses indéfinies ne soient pas susceptibles de mesures définies, on peut cependant apprécier avec assez de vérité leurs valeurs relatives, lorsqu'elles diffèrent considérablement; il peut dire en outre que, même si leurs valeurs relatives sont impossibles à déterminer, il est encore vrai que celle dont la valeur est plus grande doit être choisie. Ecoutons-le.
«Un débiteur qui ne peut me payer m'offre de racheter sa dette en mettant à ma disposition l'un des différents objets qu'il possède, une parure de diamants, un vase d'argent, un tableau, une voiture. Toute autre question écartée, j'affirme que c'est mon intérêt pécuniaire de choisir parmi ces objets celui qui a le plus de valeur, mais je ne puis dire quel est celui qui a la valeur la plus grande. Cette proposition, que c'est mon intérêt pécuniaire de choisir l'objet le plus précieux, devient-elle douteuse par là? Ne dois-je pas faire mon choix le mieux possible, et, si je choisis mal, dois-je renoncer pour cela à mon principe? Dois-je inférer qu'en affaires je ne puis agir selon cette règle que, toutes choses égales, la transaction la plus profitable est celle qu'il faut préférer, parce que dans plusieurs cas je ne puis dire quelle est la plus profitable et que j'ai souvent choisi celle qui l'est le moins? Parce que je crois que de plusieurs manières d'agir différentes je dois prendre la moins dangereuse, est-ce que je fais «l'hypothèse fondamentale» que les manières d'agir peuvent être classées au point de vue du danger qu'elles offrent, et dois-je abandonner ma croyance si je ne puis les classer ainsi? Si je puis sans contradiction ne pas faire cette classification, je puis également sans contradiction ne pas rejeter le principe que le plus grand excès possible des plaisirs sur les peines doit être la fin de la conduite, sous prétexte que l'on ne peut affirmer que «les plaisirs et les peines soient commensurables».
A la fin de ses chapitres sur l'hédonisme empirique, M. Sidgwick lui-même dit qu'il «ne pense pas que l'expérience commune du genre humain, examinée impartialement, prouve réellement que la théorie de l'hédonisme égoïste se détruise nécessairement elle-même;» il ajoute cependant que «l'incertitude du calcul hédonistique, on ne peut le nier, a un grand poids.» Mais, ici encore, l'hypothèse fondamentale de l'hédonisme, à savoir que le bonheur est la fin de l'action, est supposée envelopper l'hypothèse que «les sentiments peuvent être disposés de manière à former une échelle en proportion de leur valeur désirable». Nous avons vu qu'il n'en est rien: l'hypothèse fondamentale de cette doctrine n'est en aucune façon invalidée par ce fait que les sentiments ne peuvent être ainsi classés.
Il y a encore contre l'argument de M. Sidgwick, une objection non moins sérieuse, à savoir que tout ce qu'il dit contre l'hédonisme égoïste vaut, et à plus forte raison, contre l'hédonisme général, ou l'utilitarisme. Il admet que la valeur de cet argument est la même dans les deux cas; «tout le poids, dit-il, que l'on donnera à l'objection faite contre cette hypothèse (que les plaisirs et les peines sont commensurables), retombera nécessairement sur la présente méthode.» Non seulement il en sera ainsi, mais l'objection aura une double valeur. Je n'entends pas seulement par là que, comme il le fait remarquer, l'hypothèse devient singulièrement compliquée si nous tenons compte de tous les êtres sensibles, et si nous considérons la postérité en même temps que la génération actuelle. J'entends que, si l'on prend pour fin à atteindre le plus grand bonheur des individus formant actuellement une seule nation, la série des difficultés que l'on rencontre sur la route de l'hédonisme égoïste se complique d'une autre série de difficultés non moindres, quand nous passons à l'hédonisme général. Car, s'il faut remplir les prescriptions de l'hédonisme général, ce sera sous la direction des jugements individuels, ou des jugements portés par des groupes, ou des uns et des autres à la fois. Or, l'un quelconque de ces jugements, issus d'un seul esprit ou d'un agrégat d'esprits, contient nécessairement des conclusions relatives au bonheur d'autres personnes: de celles-ci, peu sont connues, et l'on n'en a jamais vu le plus grand nombre. Toutes ces personnes ont des natures qui diffèrent de mille manières et à mille degrés des natures de celles qui forment les jugements, et le bonheur dont elles sont capables individuellement diffère de l'une à l'autre, et diffère du bonheur de celles qui forment les jugements. Par conséquent, si à la méthode de l'hédonisme égoïste on peut objecter que les plaisirs et les peines d'un homme en particulier, dissemblables au point de vue du genre, de l'intensité, des circonstances, sont incommensurables, on peut faire valoir contre la méthode de l'hédonisme général qu'à l'impossibilité de mesurer ensemble les plaisirs et les peines de chaque juge en particulier (plaisirs et peines dont il doit se servir comme d'étalons), il faut ajouter maintenant l'impossibilité bien plus manifeste encore de mesurer ensemble les plaisirs et les peines qu'il conçoit comme éprouvés par la foule immense des autres hommes, tous constitués autrement que lui et différemment les uns des autres.
Bien plus, il y a une triple série de difficultés dans la méthode de l'hédonisme général. A la double impossibilité de déterminer la fin s'ajoute celle de déterminer les moyens. Si l'hédonisme, égoïste ou général, doit passer de la théorie morte à la pratique vivante, des actes d'un genre ou d'un autre doivent être résolus pour atteindre les objets qu'on se propose; pour apprécier les deux méthodes, nous avons à considérer jusqu'à quel point peut être jugée l'efficacité des actes respectivement requis. Si, en poursuivant ses propres fins, l'individu est exposé à être conduit par des opinions erronées à mal ajuster ses actes, il est bien plus exposé encore à être conduit par des opinions erronées à mal ajuster des actes plus complexes aux fins plus complexes, qui consistent dans le bien-être d'autres hommes. Il en est ainsi s'il agit isolément pour le bien d'un petit nombre d'autres personnes; et c'est bien pire s'il coopère avec plusieurs pour le bien de tous. Faire du bonheur général l'objet immédiat de ses efforts, implique des instrumentalités gouvernées par des milliers de personnes invisibles et dissemblables, agissant sur des millions d'autres personnes que l'on ne voit pas non plus et qui diffèrent entre elles. Même les facteurs peu nombreux qui sont connus dans cet immense agrégat d'applications et de processus, le sont très imparfaitement; mais la grande majorité est inconnue. De telle sorte que même en supposant l'évaluation des plaisirs et des peines pour la communauté en général plus praticable, ou même aussi praticable que l'évaluation de ses plaisirs ou de ses peines par l'individu, cependant le gouvernement de la conduite, en se proposant la première de ces fins, est bien plus difficile que le gouvernement de la conduite en se proposant l'autre. Par suite, si la méthode de l'hédonisme égoïste n'est pas satisfaisante, bien moins satisfaisante encore pour les mêmes raisons et pour des raisons analogues est la méthode de l'hédonisme général, ou de l'utilitarisme.
Nous découvrons ici la conclusion à laquelle nous nous proposions d'aboutir dans la critique précédente. L'objection faite à la méthode hédonistique contient une vérité; mais elle contient aussi une erreur. Car, tandis que cette proposition, à savoir que le bonheur, individuel ou général, est la fin de l'action, n'est pas affaiblie si l'on démontre que l'on ne peut sous aucune de ces deux formes l'apprécier en mesurant les éléments qui le composent, cependant on peut admettre que la direction dans la poursuite du bonheur donnée par une pure balance des plaisirs et des peines est, si elle est partiellement praticable dans certains cas, futile dans un nombre de cas beaucoup plus considérable. On ne se contredit en aucune manière en affirmant que le bonheur est la fin dernière des actes et en niant, en même temps, qu'on puisse y arriver en faisant du bonheur son but immédiat. Je m'accorde avec M. Sidgwick dans cette conclusion que «nous devons admettre qu'il est désirable de confirmer ou de corriger les résultats de telles comparaisons (des plaisirs et des peines) par une autre méthode à laquelle nous puissions trouver une raison de nous fier;» et je vais plus loin: je dis que dans un grand nombre de cas la direction de la conduite par de semblables comparaisons doit être entièrement mise de côté et remplacée par une autre direction.
58. L'opposition sur laquelle nous insistons ici entre la fin hédonistique considérée d'une manière abstraite, et la méthode que l'hédonisme courant, égoïste ou général, associe à cette fin; l'acceptation de l'une, le rejet de l'autre, nous amènent à une franche discussion de ces deux éléments cardinaux d'une théorie morale. Je puis fort bien commencer cette discussion en critiquant une autre des critiques de M. Sidgwick sur la méthode de l'hédonisme.
Bien que nous ne puissions donner aucune explication des plaisirs simples que les sens nous procurent, parce qu'ils sont indécomposables, nous connaissons distinctement leurs caractères comme états de conscience. D'autre part, les plaisirs complexes, formés par la composition et la recomposition des idées de plaisirs simples, bien qu'on puisse théoriquement les résoudre en leurs éléments, ne sont pas faciles à résoudre, et la difficulté de s'en former des conceptions intelligibles s'accroît en proportion de l'hétérogénéité de leur composition. Tel est spécialement le cas pour les plaisirs qui accompagnent nos jeux. En traitant de ces plaisirs, en même temps que de ceux de la poursuite en général, pour montrer que «pour se les procurer il ne faut pas y penser», M. Sidgwick s'exprime ainsi:
«Un homme qui met toujours en pratique la doctrine épicurienne, ne s'appliquant qu'à rechercher son propre plaisir, n'est pas dans les véritables dispositions d'esprit que demande cette sorte de chasse; son ardeur n'atteint jamais précisément cette âpreté, ce tranchant qui donne au plaisir tout son goût, toute sa saveur. Ici apparaît ce que nous pouvons appeler le paradoxe fondamental de l'hédonisme, à savoir que l'inclination au plaisir, quand elle est trop prédominante, détruit elle-même son objet. Cet effet n'est pas visible, ou il l'est à peine, dans le cas des plaisirs sensuels passifs. Mais dès qu'il s'agit de nos jouissances actives en général, que les activités auxquelles elles se rapportent soient classées comme «corporelles» ou comme «intellectuelles» (et il en est de même d'un grand nombre de plaisirs émotionnels), il est certain que nous ne pouvons nous les procurer, du moins sous leur forme la meilleure, tant que nous concentrons sur elles tous nos efforts.» (Méthodes de morale, 2e édition, p. 41.)
Eh bien, je ne crois pas que nous devions regarder cette vérité comme paradoxale après avoir analysé comme il faut le plaisir de la poursuite. Les principaux éléments de ce plaisir sont: premièrement, une conscience renouvelée du pouvoir personnel (rendue vive par un succès actuel et partiellement excitée par un succès imminent), laquelle conscience du pouvoir personnel, liée dans l'expérience avec des résultats obtenus de chaque genre, éveille une vague, mais solide conscience d'avantages à obtenir; et, secondement, une représentation des applaudissements que la reconnaissance de ce pouvoir par les autres nous a valus auparavant, et nous vaudra encore. Les jeux d'adresse nous le prouvent clairement. Considéré comme une fin en lui-même, le beau carambolage que fait un joueur de billard ne procure aucun plaisir. D'où vient donc le plaisir que l'on a à le faire? En partie de la preuve d'habileté que le joueur se donne à lui-même, en partie de l'admiration supposée chez ceux qui sont témoins de cette démonstration d'habileté; et cette dernière cause est la principale, car on se fatigue bientôt de faire des carambolages s'il n'y a personne pour les regarder. Si des jeux qui, tout en procurant les plaisirs du succès, ne procurent aucun plaisir qui dérive de la fin considérée en elle-même, nous passons aux exercices dans lesquels la fin, comme source de plaisir, a une valeur intrinsèque, nous voyons en substance la même chose. Bien que l'oiseau qu'un chasseur rapporte soit bon à manger, cependant sa satisfaction vient principalement de ce qu'il a bien tiré et de ce qu'il a ajouté aux témoignages qu'il pourra donner de son adresse. Il éprouve immédiatement le plaisir de l'amour-propre, et il éprouve aussi le plaisir des éloges, sinon immédiatement et pleinement, du moins par représentation; car le plaisir idéal n'est pas autre chose qu'un renouvellement affaibli du plaisir réel. Ces deux sortes de stimulants agréables présents à l'esprit du chasseur pendant la chasse, constituent la masse des désirs qui l'excitent à la continuer: car tous les désirs sont des formes naissantes de sentiments à acquérir par les efforts qu'ils provoquent. Et, bien que pendant la recherche d'un plus grand nombre d'oiseaux ces sentiments représentatifs ne soient pas aussi vivement excités que par le succès récemment obtenu, ils le sont encore par l'imagination de nouveaux succès, et ils font ainsi une jouissance des activités qui constituent la poursuite. Ainsi, en reconnaissant comme vrai que les plaisirs de la poursuite sont beaucoup plus des plaisirs dérivés de l'emploi efficace des moyens que des plaisirs dérivés de la fin elle-même, nous voyons disparaître «le paradoxe fondamental de l'hédonisme».
Ces remarques concernant la fin et les moyens, et les plaisirs qui accompagnent l'usage des moyens comme ajoutés aux plaisirs dérivés de la fin, je les ai faites pour attirer l'attention sur un fait d'une profonde importance. Pendant l'évolution, il y a eu une superposition de séries nouvelles et plus complexes de moyens sur des séries de moyens plus anciennes et plus simples, et une superposition des plaisirs qui accompagnent l'emploi de ces séries successives de moyens, avec le résultat que chacun de ces plaisirs a fini par devenir lui-même une fin. Nous avons affaire au commencement à un simple animal qui avale tout simplement pour se nourrir ce que le hasard met sur sa route; et ainsi, comme nous pouvons le supposer, il apaise un certain genre de faim. Nous avons ici la fin primitive de la nutrition avec la satisfaction qui l'accompagne, sous leur forme la plus simple. Nous passons à des types plus élevés qui ont des mâchoires pour saisir et déchirer une proie; des mâchoires qui, par leur action, facilitent l'achèvement de la fin primitive. En observant les animaux pourvus de ces organes, nous arrivons à nous convaincre que l'usage que ces animaux en font devient agréable par lui-même indépendamment de la fin; par exemple, un écureuil, toute préoccupation de nourriture mise à part, prend plaisir à ronger tout ce qu'il peut attraper. Passant des mâchoires aux membres, nous voyons que ceux-ci, servant à quelques êtres pour la poursuite, à d'autres pour la fuite, sont également une cause de plaisir par le seul exercice; c'est ainsi que bondissent les agneaux et que les chevaux se cabrent. Comment l'usage combiné des membres et des mâchoires, primitivement destiné à la satisfaction de l'appétit, devient graduellement agréable par lui-même, nous le découvrons tous les jours si nous remarquons les jeux des chiens. En effet, dans leurs simulacres de combats, ils s'amusent à jeter par terre et à déchirer leur proie, quand ils l'ont saisie, avant de la dévorer. Si nous en venons à des moyens encore plus éloignés de la fin, en particulier à ceux par lesquels on capture les animaux auxquels on fait la chasse, nous reconnaissons encore par l'observation des chiens que, même lorsqu'il n'y a aucun animal à prendre, c'est encore un plaisir que de prendre n'importe quoi. L'ardeur avec laquelle un chien se précipite sur les pierres qu'on jette devant lui, ou avec laquelle il saute et aboie avant de se jeter à l'eau pour y saisir le bâton que l'on tient encore à la main, fait bien voir que, abstraction faite de la satisfaction de saisir une proie, il trouve un plaisir à poursuivre avec succès un objet qui se meut. Nous voyons donc, par tous ces exemples, que le plaisir relatif à l'emploi des moyens pour arriver à une fin devient lui-même une fin.
Si maintenant nous considérons ces moyens comme des phénomènes de conduite en général, nous pouvons discuter quelques faits dignes de remarque, faits qui, si nous en apprécions l'importance, nous aideront à développer nos conceptions morales.
L'un d'eux est que, parmi les séries successives de moyens, les dernières sont les plus éloignées de la fin primitive, sont, comme coordonnant des moyens antérieurs et plus simples, les plus complexes, et sont accompagnées de sentiments qui sont plus représentatifs.
Un autre fait est que chaque série de moyens, avec les satisfactions qui l'accompagnent, finit par devenir à son tour dépendante d'une série qui se produit plus tard. Avant que le gosier avale une proie, il faut que les mâchoires la saisissent; avant que les mâchoires déchirent et mettent à la portée du gosier un morceau propre à être avalé, il faut la coopération des membres et des sens nécessaire pour tuer la proie; avant que cette coopération ait à s'exercer, il faut la coopération bien plus longue qui constitue la chasse, et même avant celle-ci, il faut des activités persistantes des membres, des yeux et du nez pour chercher la proie. Le plaisir qui se rapporte à chaque série d'actes, en rendant possible le plaisir qui se rattache à la série d'actes qui suit, est joint à une représentation de cette série subséquente d'actes et du plaisir qu'elle procure, et des autres aussi dans l'ordre de leur succession; de telle sorte que, parallèlement aux sentiments qui accompagnent la recherche de la proie, se développent partiellement les sentiments qui accompagnent la chasse réelle, la destruction réelle, l'acte de dévorer et enfin la satisfaction de l'appétit.
Un troisième fait est que l'usage de chaque série de moyens dans un ordre convenable constitue une obligation. La conservation de sa vie étant regardée comme la fin de sa conduite, l'être vivant est obligé d'employer successivement les moyens de trouver une proie, les moyens de prendre une proie, les moyens de tuer une proie, les moyens de dévorer une proie.
En dernier lieu, il suit que bien que l'apaisement de la faim, directement associé au soutien de la vie, reste au bout du compte la dernière fin, cependant l'emploi heureux de chaque série de moyens est à son tour la fin prochaine, la fin qui prend temporairement le plus d'autorité.
59. Les rapports entre moyens et fins ainsi suivis à travers les premières phases de l'évolution de la conduite peuvent être suivis à travers les dernières, et ils restent vrais de la conduite humaine, même jusque dans ses formes les plus élevées. A mesure que, pour mieux assurer la conservation de la vie, les séries les plus simples de moyens, et les plaisirs qui en accompagnent l'usage, viennent à être complétées par les séries plus complexes de moyens et leurs plaisirs, celles-ci commencent à avoir le premier rang dans le temps et au point de vue de l'autorité. Employer efficacement chaque série plus complexe de moyens devient la fin prochaine, et le sentiment qui s'ensuit devient l'avantage immédiatement cherché, bien qu'il puisse y avoir et qu'il y ait habituellement une conscience associée des fins éloignées et des avantages éloignés à obtenir. Un exemple rendra ce parallélisme évident.
Absorbé par ses affaires, le négociant à qui l'on demande quel est son but principal dira: C'est de gagner de l'argent. Il convient volontiers qu'il désire l'achèvement de cette fin pour rendre plus facile l'accomplissement de fins ultérieures. Il sait qu'en cherchant directement à gagner de l'argent, il cherche indirectement à se procurer des aliments, des habits, un logement et tous les avantages de la vie pour lui et pour sa famille. Mais, en admettant que l'argent n'est qu'un moyen pour arriver à ces fins, il soutient que les actions qui rapportent de l'argent précèdent dans l'ordre du temps et de l'obligation les actions diverses et les plaisirs concomitants auxquels les premières peuvent servir, et il atteste ce fait que gagner de l'argent est devenu une fin en soi, et que le succès de cette opération est une source de plaisir, indépendamment de ces fins plus éloignées.
D'un autre côté, en observant avec plus d'attention les procédés du négociant, nous trouvons que, bien qu'il cherche à gagner de l'argent pour arriver à vivre confortablement, bien que, pour gagner de l'argent, il achète et vende avec des bénéfices qui deviennent ainsi un moyen plus immédiatement poursuivi, cependant il est principalement occupé de moyens encore plus éloignés des fins ultimes, et par rapport auxquels même la vente à profit devient une fin. Car, laissant à des subordonnés le soin de vendre et de recevoir les produits, il est occupé lui-même de ses affaires générales, de recherches concernant les marchés, d'appréciations sur les prix futurs, de calculs, de négociations, de correspondances: il n'a d'autre souci à chaque instant que de bien faire chacune de ces choses, qui servent indirectement à assurer des profits. Ces fins précèdent au point de vue du temps et de l'obligation l'exécution de ventes profitables, tout comme l'exécution de ventes profitables précède le but qui est de gagner de l'argent, tout comme ce gain précède la fin qui est de vivre agréablement.
Sa comptabilité est encore le meilleur exemple du principe en général. Les inscriptions au compte débiteur et au compte créditeur sont faites jour par jour; les articles sont classés et disposés de telle sorte que l'état de chaque compte puisse être relevé et vérifié en un moment; ensuite, de temps en temps, la balance des livres est faite, et il faut que le résultat soit juste à un penny près: on est content si l'exactitude est prouvée, et une erreur est une cause d'ennuis. Si vous demandez pourquoi ces procédés si minutieux, si éloignés du fait de gagner réellement de l'argent, et encore plus éloignés des jouissances de la vie, on vous répondra que cette manière de tenir correctement les comptes est une condition à remplir pour arriver à gagner de l'argent, et devient en elle-même une fin prochaine, un devoir à accomplir pour que l'on puisse accomplir le devoir de gagner des revenus, pour que l'on puisse accomplir le devoir de pourvoir à son entretien, à celui de sa femme et de ses enfants.
En nous approchant, comme nous le faisons ici, de l'obligation morale, n'avons-nous pas montré ses rapports avec la conduite en général? N'est-il pas clair que l'observation des principes moraux est l'accomplissement de certaines conditions générales pour que des activités spéciales puissent s'exercer avec succès? Pour que le négociant puisse prospérer, il doit non seulement tenir ses livres avec exactitude, mais encore payer ceux qu'il emploie selon les conventions faites, et tenir ses engagements avec ses créanciers. Ne pouvons-nous pas dire, par conséquent, que la conformité à la seconde et à la troisième de ces obligations est, comme la conformité à la première, un moyen indirect d'employer le moyen plus direct d'arriver au bien-être? Ne pouvons-nous pas dire, aussi, que comme l'emploi de chaque moyen plus indirect dans un ordre convenable devient lui-même une fin et une source d'avantages, il finit par en être de même de l'emploi de ce moyen le plus indirect? Et ne pouvons-nous pas inférer que, bien que la conformité aux obligations morales l'emporte en autorité sur la conformité aux autres obligations, cependant cette autorité naît du fait que l'accomplissement des autres obligations, par soi-même, par les autres, ou par soi-même et les autres à la fois, est ainsi favorisé?
60. Cette question nous ramène à un autre aspect de la question déjà soulevée. En disant que l'utilitarisme empirique n'est qu'une introduction à l'utilitarisme rationnel, je voulais faire entendre que le dernier ne prend pas le bien-être pour l'objet immédiat à poursuivre, mais considère comme son objet immédiat la conformité à certains principes qui, dans la nature des choses, déterminent d'une manière causale le bien-être. Nous voyons maintenant que cela revient à reconnaître cette loi que l'on peut suivre à travers l'évolution de la conduite en général, à savoir que tout ordre plus nouveau et plus élevé de moyens prend le pas dans le temps et au point de vue de l'autorité sur tout autre ordre de moyens plus ancien et plus simple. Le contraste entre les méthodes morales, ainsi distingué et rendu suffisamment clair par les développements qui précèdent, sera rendu plus clair encore si l'on considère comment ces deux méthodes ont été mises en opposition par le principal représentant de l'utilitarisme empirique. Traitant du but de la législation, Bentham écrit:
«Mais que devons-nous entendre par le mot justice? et pourquoi pas bonheur au lieu de justice? Ce que c'est que le bonheur, tout le monde le sait, parce que tout le monde sait ce que c'est que le plaisir et ce que c'est que la douleur. Mais ce que c'est que la justice, c'est à chaque instant un sujet de discussion. Que l'on entende ce que l'on voudra par ce mot, à quelle considération a-t-il droit autrement que comme moyen d'arriver au bonheur 5.»
Considérons d'abord l'affirmation de Bentham sur l'intelligibilité relative de ces deux fins; nous examinerons ensuite ce qui résulte de la préférence donnée au bonheur sur la justice.
L'affirmation positive de Bentham que «tout le monde sait ce que c'est que le bonheur, parce que tout le monde sait ce que c'est que le plaisir,» est contredite par des affirmations également positives. «Qui peut dire, demande Platon, ce que c'est réellement que le plaisir, ou le connaître dans son essence, excepté le philosophe, qui seul est en relation avec les réalités 6?» Aristote, aussi, après avoir commenté les différentes opinions soutenues par le vulgaire, par le politique, par le contemplatif, dit du bonheur que «aux uns il paraît être la vertu, à d'autres la prudence, et à d'autres encore un certain genre de sagesse; ceux-ci joignent à ces conditions ou à quelqu'une d'elles la volupté, ou du moins exigent qu'elle ne soit pas exclue; ceux-là y comprennent aussi l'abondance des biens extérieurs 7.» Aristote, comme Platon, arrive à cette remarquable conclusion que les plaisirs de l'intelligence, auxquels on parvient par la vie contemplative, constituent le plus haut degré du bonheur 8!
Combien les désaccords sur la nature du bonheur et les valeurs relatives des plaisirs, ainsi manifestés dans l'antiquité, se perpétuent dans les temps modernes, on le voit par la discussion de M. Sidgwick sur l'hédonisme égoïste, dont nous avons cité plus haut un passage. En outre, comme nous l'avons déjà fait remarquer, le défaut de précision dans l'appréciation des plaisirs et des peines, déjà marqué dans la méthode de l'hédonisme égoïste, tel qu'il est conçu d'ordinaire, est immensément accru quand on passe à l'hédonisme universel comme on le conçoit ordinairement; cette dernière théorie implique en effet que les plaisirs et les peines que l'imagination fait attribuer aux autres doivent être appréciés à l'aide de ces mêmes plaisirs et de ces mêmes peines comme on les éprouve soi-même, et qui sont déjà si difficiles à apprécier. Il est surprenant qu'après avoir observé les différentes entreprises où certains hommes s'engagent avec passion et que d'autres évitent, après avoir considéré les différentes opinions touchant la valeur de telle ou telle occupation, de tel ou tel amusement, exprimées à toutes les tables, on affirme que l'on peut s'accorder entièrement sur la nature du bonheur, au point d'en faire utilement la fin directe d'une action législative.
La seconde affirmation de Bentham, que la justice est inintelligible comme fin, n'est pas moins surprenante. Bien que les hommes primitifs n'aient pas de mots pour le bonheur ou la justice, cependant on peut découvrir même chez eux un commencement de conception de la justice. La loi du talion, d'après laquelle le meurtre commis par le membre d'une tribu sur un membre d'une autre tribu doit être compensé par la mort du meurtrier ou celle d'un membre quelconque de sa tribu, nous fait voir sous une forme vague cette notion de l'égalité de traitement qui forme un élément essentiel de l'idée de justice.
Quand nous arrivons à ces races encore primitives qui ont donné à leurs pensées et à leurs sentiments une forme littéraire, nous trouvons que cette conception de la justice, en tant qu'elle implique l'égalité d'action, devient distincte. Chez les Juifs, David exprimait cette association d'idées, lorsque, priant Dieu «d'entendre le droit», il disait: «Que ma sentence sorte de ta présence, que tes yeux s'abaissent sur les choses qui sont égales;» et aussi, parmi les premiers chrétiens, Paul écrivait dans le même sens aux Colossiens: «Maîtres, donnez à vos serviteurs ce qui est juste et égal.» Expliquant les différents sens du mot justice, Aristote conclut en disant: «Le juste sera donc ce qui est légitime et égal; l'injuste, ce qui est illégitime et inégal. Mais puisqu'un homme injuste est aussi un homme qui prend plus que sa part, etc.» Les Romains ont prouvé qu'ils concevaient la justice de la même manière en donnant au mot juste le sens d'exact, de proportionné, d'impartial, chacun de ces mots impliquant l'exactitude d'un partage, et encore mieux en identifiant le terme de justice avec celui d'équité, qui dérive d'æquus, le mot æquus ayant lui-même, entre autres significations, celle de juste ou d'impartial.
Cette coïncidence de vues chez les peuples anciens sur la nature de la justice s'est étendue aux peuples modernes; ceux-ci, par un accord général sur certains principes fondamentaux auxquels leurs systèmes de lois donnent un corps, en défendant les agressions directes, lesquelles sont des formes d'actions inégales, et en défendant les agressions indirectes par violation de contrats, autres formes d'actions inégales, nous font voir que la justice est identifiée à l'égalité. Bentham a donc tort de dire: «Mais qu'est-ce que la justice? C'est un sujet de dispute en toute occasion.» Il a même plus tort qu'il ne le semble jusqu'ici. Car, en premier lieu, il a grand tort de ne pas reconnaître que, dans quatre-vingt-dix-neuf transactions sur cent qui se font chaque jour entre les hommes, il ne s'élève aucune dispute sur la justice; l'affaire faite est reconnue de part et d'autre comme faite conformément à la justice. En second lieu, si par rapport à la centième transaction il y a une dispute, ce n'est pas sur la question de savoir «ce que c'est que la justice», car on admet que c'est l'équité ou l'égalité; mais l'objet de la discussion est toujours de savoir ce qui, dans telles circonstances particulières, constitue l'égalité--question tout à fait différente.
Il n'est donc pas évident de soi-même, comme le prétend Bentham, que le bonheur est une fin intelligible, tandis qu'il n'en est pas ainsi de la justice; au contraire, l'examen que nous venons de faire montre évidemment que la justice est bien plus intelligible comme fin. L'analyse fait voir pourquoi elle est plus intelligible. Car la justice, ou l'équité, ou l'égalité, se rapporte exclusivement à la quantité dans des conditions déterminées; tandis que le bonheur se rapporte à la fois à la quantité et à la qualité dans des conditions non déterminées. Lorsque, comme dans le cas d'un vol, un bien est pris, sans qu'aucun bien équivalent soit prouvé; lorsque, comme dans le cas où l'on achète des marchandises falsifiées, où l'on est payé en fausse monnaie, ce qu'il était convenu de donner en échange comme ayant une valeur égale n'est pas donné, mais bien quelque chose de moindre valeur; lorsque, comme dans le cas de la violation d'un contrat, l'obligation a été remplie d'un côté, tandis qu'elle ne l'a pas été de l'autre, ou du moins l'a été d'une manière incomplète; nous voyons que, les circonstances étant spécifiées, l'injustice dont on se plaint se rapporte à des sommes relatives d'actions, ou de produits, ou d'avantages, dont les natures ne sont reconnues qu'autant qu'il est nécessaire pour dire s'il a été donné, ou fait, ou attribué autant, par chacun de ceux que cela regarde, qu'il était tacitement ou ouvertement entendu pour que ce fût un équivalent. Mais quand la fin proposée est le bonheur, les circonstances restant non spécifiées, le problème est d'estimer à la fois des quantités et des qualités, sans avoir le secours de mesures définies comme en supposent les actes d'échange, ou les contrats, ou la différence des actions d'un homme qui attaque et d'un homme qui se défend. Le simple fait que Bentham comprend comme éléments d'appréciation de chaque plaisir ou chaque peine, son intensité, sa durée, sa certitude et sa proximité, suffit pour montrer combien le problème est difficile. Si l'on se rappelle que tous les plaisirs et toutes les peines, non pas sentis en des cas particuliers seulement, mais dans l'ensemble des cas, et considérés séparément sous ces quatre aspects, doivent encore être comparés l'un avec l'autre, de telle sorte que l'on puisse déterminer leurs valeurs relatives simplement par introspection, il sera manifeste à la fois que le problème se complique par l'addition de jugements indéfinis de qualités à des mesures indéfinies de quantités, et se complique en outre par la multitude de ces estimations vagues qu'il faut faire et additionner entre elles.
Mais, en laissant maintenant de côté cette assertion de Bentham que le bonheur est une fin plus intelligible que la justice, ce qui est, comme nous l'avons montré, le contraire de la vérité, voyons les conséquences particulières de la doctrine d'après laquelle le corps législatif suprême doit se proposer immédiatement comme but le plus grand bonheur du plus grand nombre.
Elle implique, en premier lieu, que le bonheur peut être atteint par des méthodes faites tout exprès pour arriver à ce but, sans aucune recherche préalable relativement aux conditions à remplir, et cela présuppose une croyance qu'il n'y a pas de conditions. Car, s'il y a des conditions sans l'observation desquelles on ne peut parvenir au bonheur, la première démarche doit être de s'assurer de ces conditions pour se mettre en mesure de les remplir; admettre cela, c'est admettre que le bonheur ne doit pas être lui-même la fin immédiate, et que l'on doit avant tout remplir les conditions nécessaires pour l'atteindre. Le dilemme est simple: ou bien l'achèvement du bonheur n'est pas conditionnel, et dans ce cas un mode d'action est aussi bon qu'un autre; ou bien il est conditionnel, et dans ce cas l'on doit rechercher directement le mode d'action requis pour y atteindre, et non le bonheur auquel il conduit.
Supposant accordé, comme cela doit être, qu'il y a des conditions à remplir avant de pouvoir arriver au bonheur, demandons maintenant ce qui est impliqué par le fait de proposer des modes de contrôler la conduite pour favoriser le bonheur, sans rechercher d'abord si ces modes sont déjà connus. Ce qui est impliqué, c'est que l'intelligence humaine, dans le passé, opérant sur des expériences, n'a pas réussie découvrir ces modes, tandis que l'intelligence humaine peut s'attendre aujourd'hui à les découvrir. A moins d'affirmer cela, il faut admettre que certaines conditions pour arriver au bonheur ont déjà été partiellement, sinon entièrement, reconnues, et s'il en est ainsi, notre premier souci doit être de les chercher. Quand nous les aurons trouvées, la méthode rationnelle que nous avons à suivre est d'appliquer l'intelligence actuelle à ces produits de l'intelligence passée, dans l'attente qu'elle vérifiera ce qu'ils ont d'essentiel en en corrigeant peut-être la forme. Mais supposer que l'on n'a encore établi aucun principe régulateur pour la conduite des hommes associés, et qu'il faut les établir maintenant de novo, c'est supposer que l'homme tel qu'il est diffère à un degré incroyable de l'homme tel qu'il était.
Outre qu'il n'admet pas qu'il est probable, ou plutôt certain que l'expérience passée généralisée par l'intelligence passée doit avoir en ce temps-ci découvert partiellement, sinon entièrement, quelques-unes des conditions essentielles du bonheur, Bentham fait voir par sa proposition qu'il ne tient pas compte des formules qui les représentent aujourd'hui. D'où viennent en effet la conception de la justice et le sentiment qui lui correspond? Il n'osera pas dire que cette conception et ce sentiment ne signifient rien, bien que ce soit le sens de sa proposition, et s'il admet qu'ils signifient quelque chose, il doit choisir entre deux alternatives, fatales l'une et l'autre à son hypothèse. Sont-ce des modes de penser et de sentir produits d'une manière surnaturelle et tendant à faire remplir par les hommes les conditions du bonheur? S'il en est ainsi, leur autorité est péremptoire. Sont-ce des modes de penser et de sentir naturellement produits en l'homme par l'expérience de ces conditions? S'il en est ainsi, leur autorité n'est pas moins péremptoire. Ainsi non seulement Bentham a le tort de ne pas inférer que certains principes de conduite doivent être déjà établis, mais il refuse de reconnaître ces principes comme réellement obtenus et présents devant lui.
Cependant il admet tacitement ce qu'il nie ouvertement, en disant: «Que le mot justice signifie ce qu'il voudra, à quel titre mérite-t-il d'être considéré, si ce n'est comme moyen d'arriver au bonheur?» En effet, si la justice est un moyen dont le bonheur est la fin, la justice doit prendre le pas sur le bonheur comme tout autre moyen précède toute autre fin. Le système si élaboré de Bentham est un moyen qui a le bonheur pour fin, comme la justice, de son propre aveu, est un moyen de tendre au bonheur. Si donc nous pouvons véritablement négliger la justice et aller directement à la fin, au bonheur, nous pouvons aussi bien ne pas tenir compte du système de Bentham et aller directement à la fin, au bonheur. En un mot, nous sommes conduits à cette conclusion remarquable que dans tous les cas nous devons considérer exclusivement la fin et ne pas nous préoccuper des moyens.
61. Ce rapport entre les fins et les moyens, qui est à la base de toute spéculation morale, sera rendu plus clair encore si nous joignons à quelques-unes des conclusions exposées ci-dessus certaines conclusions obtenues dans le dernier chapitre. Nous verrons que, tandis que le plus grand bonheur peut varier beaucoup dans des sociétés qui, bien qu'idéalement constituées, sont soumises à des circonstances physiques différentes, certaines conditions fondamentales, pour atteindre ce plus grand bonheur, sont communes à toutes ces sociétés.
Etant donné un peuple habitant un pays qui rend nécessaires des habitudes nomades, le bonheur de chaque individu sera le plus grand lorsque sa nature sera si bien façonnée aux exigences de sa vie, que toutes ses facultés trouvent leur exercice convenable dans les occupations journalières que donnent la conduite et le soin des troupeaux, les migrations, et ainsi de suite. Les membres d'une semblable peuplade, mais sous d'autres rapports sédentaire, atteindront chacun leur plus grand bonheur, lorsque leur nature sera devenue telle qu'une résidence fixe et les occupations qu'elle rend nécessaires fournissent les sphères dans lesquelles chaque instinct, chaque émotion peut s'exercer et produire le plaisir qui accompagne cet exercice. Les citoyens d'une grande nation, dont l'organisation est industrielle, ont atteint l'idéal de bonheur possible, lorsque la production, la distribution et les autres activités sont telles, dans leurs genres et leurs quantités, que chaque citoyen y trouve une place pour ses forces et ses aptitudes, en même temps qu'il obtient les moyens de satisfaire tous ses désirs. Nous pouvons encore reconnaître non seulement comme possible, mais comme probable l'existence éventuelle d'une société, industrielle également, dont les membres, ayant des natures qui répondent de la même manière à ces exigences, sont aussi caractérisés par des facultés esthétiques dominantes et n'arrivent au bonheur complet que si une grande partie de leur vie est consacrée à des occupations artistiques. Évidemment ces différents types d'hommes, avec leurs différentes idées du bonheur, trouvant chacun le moyen d'arriver à ce bonheur dans leur propre société, ne le trouveraient plus s'ils étaient transportés dans une autre. Evidemment, bien qu'ils puissent avoir en commun les genres de bonheur qui accompagnent la satisfaction des besoins vitaux, ils n'auraient pas en commun d'autres genres particuliers de bonheur.
Mais remarquez maintenant que si, pour arriver au plus grand bonheur dans chacune de ces sociétés, les conditions spéciales à remplir diffèrent de celles qui doivent être remplies dans les autres sociétés, cependant certaines conditions générales doivent être remplies dans toutes les sociétés. Une coopération harmonieuse, par laquelle seule on peut arriver dans n'importe laquelle d'entre elles au plus grand bonheur, est, nous l'avons vu, rendue possible uniquement par le respect des droits des uns par les autres; il ne doit y avoir ni ces agressions directes que nous considérons comme des crimes contre les personnes et les propriétés, ni ces agressions indirectes qui consistent dans la violation des contrats. De telle sorte que le maintien de relations équitables entre les hommes est la condition pour parvenir au plus grand bonheur dans toutes les sociétés, bien que le plus grand bonheur réalisable dans chacune d'elles puisse être très différent de l'une à l'autre en nature ou en quantité, ou à ces deux points de vue à la fois.
On peut fort bien emprunter à la physique une comparaison pour donner la plus grande netteté à cette vérité cardinale. Une masse de matière de n'importe quelle espèce conserve son état d'équilibre interne aussi longtemps que les particules dont elle est composée se tiennent séparément vis-à-vis de leurs voisines dans des positions équidistantes. Si nous acceptons les conclusions des physiciens modernes d'après lesquels chaque molécule a un mouvement rythmique, un état d'équilibre implique que chacune d'elles exécute son mouvement dans un espace borné par les espaces semblables nécessaires aux mouvements de celles qui l'entourent. Si les molécules sont agrégées de telle sorte que les oscillations de quelques-unes soient plus restreintes que les oscillations des autres, il y a une instabilité proportionnée. Si le nombre de celles qui sont ainsi gênées est considérable, l'instabilité est telle que la cohésion d'une certaine partie est exposée à disparaître, et il en résulte une fêlure. Si les excès de ralentissement sont grands et nombreux, la moindre perturbation fait que la masse se brise en petits fragments. Ajoutez à cela que le moyen reconnu de remédier à cet état instable est de soumettre la masse à de telles conditions physiques (ordinairement une haute température) que les molécules puissent changer leurs positions relatives et rendre leurs mouvements égaux de tous côtés. Remarquez maintenant que cela est vrai quelle que soit la nature des molécules. Elles peuvent être simples, elles peuvent être composées, elles peuvent être composées de telle ou telle matière, de telle ou telle manière. En d'autres termes, les activités spéciales de chaque molécule, constituées par les mouvements relatifs de ses unités, peuvent être de genres et de degrés différents; et cependant, quelles qu'elles soient, reste vrai que, pour maintenir l'équilibre interne de la masse de molécules, les limitations mutuelles de leurs activités doivent être partout semblables.
C'est là aussi, comme nous l'avons montré, la condition nécessaire à l'équilibre social, quelles que soient les natures spéciales des personnes associées. En supposant qu'à l'intérieur de chaque société les personnes soient du même type et aient besoin pour remplir leur vie de déployer chacune en particulier des activités analogues, bien que ces activités puissent être d'une sorte dans une société et d'une autre sorte dans une autre, et cela avec une variété indéfinie, du moins cette condition de l'équilibre social n'admet pas de variation. Elle doit être remplie pour que la vie complète, c'est-à-dire le plus grand bonheur, puisse être atteinte dans toute société, quelle que puisse être la qualité de cette vie ou de ce bonheur 9.
62. Après avoir ainsi observé comment les moyens et les fins dans la conduite sont en rapport les uns avec les autres, et comment il en sort certaines conclusions par rapport à leur valeur relative, nous pouvons découvrir un moyen de réconcilier certaines théories morales qui sont opposées entre elles. Elles expriment séparément des portions de la vérité, et il faut simplement les combiner dans un ordre convenable pour avoir la vérité tout entière.
La théorie théologique contient une part de la vérité. Si à la volonté divine que l'on suppose révélée d'une manière surnaturelle, nous substituons la fin révélée d'une manière naturelle vers laquelle tend la puissance qui se manifeste par l'évolution, alors, puisque l'évolution a tendu et tend encore vers la vie la plus élevée, il s'ensuit que se conformer aux principes par lesquels s'achève la vie la plus élevée, c'est favoriser l'accomplissement de cette fin. La doctrine d'après laquelle la perfection ou l'excellence de nature devrait être l'objet de notre poursuite est vraie en un sens, car elle reconnaît tacitement la forme idéale d'existence que la vie la plus haute implique et à laquelle tend l'évolution. Il y a une vérité aussi dans la doctrine que la vertu doit être le but de nos efforts, car cette doctrine est une autre forme de la doctrine d'après laquelle nous devons nous efforcer de remplir les conditions pour arriver à la vie la plus haute. Que les intuitions d'une faculté morale doivent guider notre conduite, c'est une proposition qui contient une vérité; car ces intuitions sont les résultats lentement organisés des expériences reçues par la race vivant en présence de ces conditions. Et il est incontestablement vrai que le bonheur est la fin suprême, il doit accompagner la vie la plus élevée que chaque théorie de direction morale a distinctement ou vaguement en vue.
Si l'on comprend ainsi leurs positions relatives, les systèmes de morale qui font de la vertu, du bien, du devoir le but principal de nos efforts sont, on le voit, complémentaires des systèmes de morale qui font du bien-être, du plaisir, du bonheur le but principal de nos efforts. Bien que les sentiments moraux produits chez les hommes civilisés par un contact journalier avec les conditions sociales et une adaptation graduelle à ces conditions, soient indispensables pour les porter à agir ou les en détourner, et bien que les intuitions correspondant à ces sentiments aient, en vertu de leur origine, une autorité générale qu'il faut reconnaître avec respect, cependant les sympathies et les antipathies qui en sont sorties, en même temps que leurs expressions intellectuelles, sont, sous leurs formes primitives, nécessairement vagues. Pour rendre la direction qu'elles donnent adéquate à tous les besoins, leurs prescriptions ont besoin d'être interprétées et mieux définies par la science; pour arriver à ce résultat, il faut analyser les conditions de vie complète auxquelles elles répondent et dont l'influence persistante les a fait naître. Une telle analyse nécessite la reconnaissance du bonheur pour chacun et pour tous comme la fin à atteindre en remplissant ces conditions.
Par suite, en accordant aux diverses théories morales l'importance qu'elles méritent, la conduite sous sa forme la plus élevée prendra comme guides les perceptions innées du bien convenablement éclairées et rendues précises par une intelligence analytique; cette intelligence aura conscience, en même temps, que ces guides sont approximativement suprêmes seulement parce qu'ils conduisent à la fin suprême par excellence, le bonheur spécial et général.
CHAPITRE X
LA RELATIVITÉ DES PEINES ET DES PLAISIRS
63. Nous devons maintenant exposer avec tous les développements qu'elle comporte une vérité d'importance capitale comme donnée de l'éthique, à laquelle nous avons fait allusion incidemment dans le paragraphe précédent. Je parle de cette vérité que non seulement les hommes de différentes races, mais encore les différents hommes de même race, et même les mêmes hommes aux différentes périodes de la vie, se font du bonheur des idées différentes. Bien qu'il y ait quelque reconnaissance de ce fait chez les moralistes, cependant cette reconnaissance est insuffisante, et c'est à peine s'ils ont soupçonné les conclusions à tirer de cette relativité du bonheur, lorsqu'on l'a pleinement reconnue.
C'est une croyance universelle dans l'enfance, une croyance qui ne se corrige que partiellement plus tard chez beaucoup de gens, et ne disparaît complètement que chez bien peu d'hommes, qu'il y a quelque chose d'intrinsèque dans le caractère agréable de certaines choses, tandis que certaines autres sont désagréables d'une manière intrinsèque. Cette erreur ressemble et tient de près à celle que cause un grossier réalisme. Pour un esprit qui n'est pas cultivé, il semble évident de soi que la douceur du sucre est inhérente au sucre, que le son tel que nous le percevons est le son tel qu'il existe dans le monde extérieur, et que la chaleur qui vient d'un feu est en elle-même ce qu'elle paraît; de même, il paraît évident de soi que la douceur du sucre est nécessairement agréable, qu'il y a dans la beauté des sons quelque chose qui doit être beau pour tous les êtres, et que la sensation agréable produite par la chaleur est une sensation que toute autre conscience doit trouver agréable.
Mais, comme la critique prouve la fausseté d'une série de ces conclusions, elle doit prouver aussi la fausseté des autres. Non seulement les qualités des choses extérieures telles que les perçoit l'intelligence sont relatives à notre propre organisme, mais les caractères agréables ou désagréables des sensations que nous associons avec ces qualités sont également relatifs à notre propre organisme. Ils le sont en un double sens: ils sont relatifs à ses tissus, et ils sont relatifs aux états de ses tissus.
Nous ne devons pas nous borner à accepter purement et simplement en paroles ces vérités générales; pour les apprécier de manière à en voir toute la portée en morale, nous allons voir comment elles s'appliquent aux êtres vivants en général. Quand nous aurons considéré en effet la grande différence de sensibilité qui accompagne la grande diversité d'organisations produites par l'évolution, nous serons plus capables de voir les divergences de sensibilité qu'il faut attendre des progrès de l'évolution dans l'humanité.
64. Comme nous pouvons être plus brefs sur les peines, commençons par elles; une autre raison pour nous en occuper d'abord est que nous pouvons ainsi reconnaître tout de suite, et ensuite laisser de côté, les états de sensibilité dont les qualités peuvent être regardées comme absolues plutôt que comme relatives.
Les sensations douloureuses produites par des forces qui tendent à détruire les tissus organiques, tout entières ou en partie, sont nécessairement communes à tous les êtres capables de sentir. Il est inévitable, comme nous l'avons vu, que, durant l'évolution, il y ait partout de telles connexions entre les actions externes et les modes de conscience qui en résultent, que les actions nuisibles soient accompagnées de sensations désagréables, et les actions avantageuses de sensations agréables. Par conséquent, les pressions, les violences qui meurtrissent ou déchirent, les chaleurs qui brûlent ou échaudent, étant dans tous les cas partiellement ou totalement destructives, sont dans tous les cas douloureuses.
Mais, même ici, nous pouvons en un sens affirmer la relativité des sensations. Car l'effet d'une force de quantité et d'intensité données varie en partie avec la grandeur et en partie avec la structure de l'être soumis à cette force. Le poids qui est à peine senti par un animal de grande taille écrase un petit animal; le coup qui cassera la patte d'une souris produit peu d'effet sur un cheval; l'arme qui blesse un cheval ne cause aucun dommage à un rhinocéros. Avec ces différences de nocuité se produisent évidemment des différences de sensibilité. Après ce simple coup d'oeil jeté sur les exemples de cette vérité fournis par les êtres sentants en général, considérons les exemples fournis par l'humanité.
Comparons les hommes robustes qui se livrent aux travaux manuels, avec les femmes et les enfants; nous verrons que des degrés d'efforts mécaniques que les premiers supportent impunément produisent chez les autres des dommages et les douleurs qui les accompagnent. On produira des ampoules sur une peau tendre par des frictions dont le même nombre ne ferait pas seulement rougir une peau grossière; un coup qui brisera les vaisseaux sanguins superficiels, et amènera par suite une décoloration chez une personne aux tissus lâches, ne laissera même pas de traces sur des tissus fermes et bien portants: ce sont là des exemples suffisants de ce contraste.
Cependant les peines dues à l'action violente de forces extérieures ne sont pas seulement relatives aux caractères ou aux qualités constitutionnelles des parties directement affectées; elles sont relatives, d'une manière tout aussi marquée ou même plus marquée, aux caractères des structures nerveuses. On croit communément que des dommages corporels égaux produisent des douleurs égales. C'est une méprise. L'extraction d'une dent ou l'amputation d'un membre cause aux différentes personnes des souffrances d'intensité très différente; ce n'est pas la force à supporter la douleur, mais encore la sensation à supporter, qui varie grandement, et cette variation dépend surtout du développement nerveux. On le voit clairement par la grande insensibilité des idiots, qui supportent avec indifférence les coups, les coupures et les plus hauts degrés du chaud ou du froid 10. La relation, ainsi montrée de la manière la plus marquée lorsque le développement du système nerveux central est faible d'une manière anormale, se montre à un moindre degré lorsque le développement est normalement faible, par exemple chez les races humaines inférieures. Beaucoup de voyageurs ont parlé de l'étrange insensibilité qu'ils ont observée chez les sauvages mutilés à la guerre ou par accident, et les chirurgiens de l'Inde disent que les blessures et les opérations sont mieux supportées par les indigènes que par les Européens. Et il arrive réciproquement que, parmi les types humains plus élevés, où le cerveau est plus développé et la sensibilité à la douleur plus grande que dans les types inférieurs, les plus sensibles sont ceux dont le développement nerveux, comme on le voit par leurs facultés mentales, est le plus élevé: on en trouve une preuve Dans l'impossibilité relative où sont la plupart des hommes de génie de supporter des sensations désagréables 11 et l'irritabilité générale qui les caractérise.
La douleur est relative non aux structures seulement, mais à leurs états; c'est également manifeste, plus manifeste encore en réalité. La sensibilité d'une partie externe dépend de sa température. Si elle se refroidit au-dessous d'un certain degré, elle s'engourdit, comme nous disons, et, si elle est rendue très froide par l'évaporation de l'éther, on peut la couper sans faire éprouver aucune sensation. Réciproquement, si l'on échauffe assez cette partie pour dilater les vaisseaux sanguins, la souffrance causée par un dommage ou une irritation est plus grande qu'à l'état ordinaire. Jusqu'à quel point la production de la douleur dépend de la condition de la partie affectée, nous le voyons dans l'extrême sensibilité d'une surface où s'est déclarée une inflammation, sensibilité telle qu'un léger attouchement cause une contraction, telle que le rayonnement du feu, qui serait ordinairement indifférent, devient intolérable.
Il en est de même pour les sens spéciaux. Une clarté que des yeux en bon état supportent sans aucune sensation de peine, ne peut être supportée par des yeux atteints d'inflammation. Outre l'état local, l'état du système dans son ensemble et l'état des centres nerveux sont deux facteurs à considérer. Les hommes affaiblis par une maladie, sont troublés par des bruits qu'ils supporteraient avec indifférence dans l'état de santé; ceux dont le cerveau est fatigué sont irrités d'une façon tout à fait inaccoutumée par les ennuis physiques et moraux.
En outre, la condition temporaire désignée par le nom d'épuisement contribue à cet état de choses. Les membres surmenés par un exercice prolongé ne peuvent sans souffrance accomplir des actes qui, en un autre temps, n'auraient causé aucune sensation appréciable. Après avoir lu plusieurs heures de suite, des yeux même puissants commencent à souffrir. Des bruits auxquels on ne ferait pas attention s'ils ne duraient qu'un moment, deviennent, s'ils ne cessent pas, une cause de fatigue douloureuse.
De telle sorte que bien que la relation entre les peines positives et les actes positivement nuisibles soit absolue, en ce sens qu'elle se rencontre partout où il y a sensibilité, cependant on peut affirmer qu'il y a même là une relativité partielle. Car il n'y a pas de rapport fixe entre la force agissante et la sensation produite. Le degré de la sensation varie avec la grandeur de l'organisme, avec le caractère de ses tissus extérieurs, avec le caractère de son système nerveux, et aussi avec les états temporaires de la partie affectée, du corps en général et des centres nerveux.
65. La relativité des plaisirs est bien plus remarquable, et les exemples qu'on en trouve dans le monde des êtres sentants sont innombrables.
Il suffit de regarder autour de nous la variété des choses que les différents êtres sont portés par leurs appétits à manger, et mangent avec plaisir,--la chair pour les animaux de proie, l'herbe pour les herbivores, les vers pour la taupe, les mouches pour l'hirondelle, les grains pour le bouvreuil, le miel pour l'abeille, les corps en décomposition pour les vers,--pour s'apercevoir que les goûts en matière d'aliments sont relatifs à la structure des êtres. Cette vérité, rendue évidente par un coup d'oeil sur les animaux en général, s'impose aussi à notre attention si nous jetons un coup d'oeil sur les différentes races d'hommes. Ici la chair humaine est un objet d'horreur, et là elle est regardée comme le mets le plus délicat; dans ce pays, l'on prétend qu'il faut laisser pourrir les racines avant de les manger, et là toute apparence de décomposition produit le dégoût; la graisse de baleine, que certaine race dévore avec avidité, donnera à une autre des nausées par sa seule odeur. Certes, sans regarder bien loin, nous voyons, par le proverbe: «Ce qu'un homme mange est un poison pour un autre», qu'il est admis généralement que les hommes d'une même société diffèrent au point que ce qui plaît au goût de l'un déplaît à celui de l'autre. Il en est de même pour les autres sens. L'odeur de l'assa foetida, qui est pour nous le type des odeurs dégoûtantes, est un parfum favori chez les Esthoniens; ceux même qui nous entourent ont des préférences si dissemblables que les senteurs des fleurs qui plaisent à quelques-uns répugnent aux autres. Nous entendons tous les jours exprimer des dissentiments analogues sur les couleurs qui plaisent ou déplaisent. Il en est de même, à un degré plus ou moins élevé, pour toutes les sensations, même pour celles du toucher: la sensation produite sur le toucher par le velours, qui est agréable à la plupart des hommes, agace les dents de certaines personnes.
Il suffit de nommer l'appétit et la satiété pour suggérer l'idée de faits innombrables qui prouvent que les plaisirs sont relatifs non seulement aux structures organiques, mais encore à leurs états. La nourriture, qui procure une pleine satisfaction lorsque la faim est vive, cesse d'être agréable lorsque la faim est apaisée, et, si l'on est alors contraint de manger encore, on la rejette avec dégoût. De même, une sorte particulière de nourriture, qui semble, lorsqu'on en goûte pour la première fois, si délicieuse qu'on entrevoit dans une répétition journalière la source de jouissances infinies, devient en peu de jours non seulement dépourvue de charmes, mais encore répugnante. Des couleurs brillantes, qui ravissent lorsque les yeux n'y sont pas encore accoutumés, fatiguent la vue si elle s'y attache longtemps, et l'on éprouve un soulagement en faisant cesser les impressions qu'elles produisent. Des sons doux en eux-mêmes et doux dans leurs combinaisons, qui procurent un plaisir intense à des oreilles reposées, deviennent, à la fin d'un long concert, non seulement ennuyeux, mais même irritants, si l'on ne peut s'y soustraire. On peut dire la même chose de simples sensations comme celles du froid et du chaud. Le feu, si agréable un jour d'hiver, est accablant dans la saison chaude, et l'on prend alors plaisir à se plonger dans l'eau froide qui ferait frissonner en hiver. En vérité, de courtes expériences suffisent pour montrer combien sont relatives aux états des structures les sensations agréables de ces différents genres; car on peut observer que, si l'on met la main froide dans de l'eau tiède, la sensation agréable diminue graduellement, à mesure que la main s'échauffe.
Ce petit nombre d'exemples suffit pour établir formellement cette vérité, assez manifeste pour tous ceux qui observent, que, pour éprouver toute sensation agréable, il faut d'abord un organe qui entre en exercice, et en second lieu certaines conditions d'activité de cet organe.
66. La vérité que les plaisirs émotionnels sont rendus possibles en partie par l'existence de structures corrélatives et en partie par les états de ces structures est également indéniable.
Observez un animal dont l'existence exige des habitudes solitaires et qui a une organisation adaptée; il ne témoigne aucun besoin de la présence de son semblable. Observez au contraire les animaux qui vivent par troupes; si l'un d'eux est séparé des autres, vous verrez qu'il est malheureux tant que cette séparation continue, tandis qu'il donne des signes de joie dès qu'il a rejoint ses compagnons. Dans le premier cas, il n'y a pas de structure nerveuse qui trouve dans un état de société sa sphère d'action; dans le second cas, il y a une structure de ce genre. Comme cela résultait des exemples donnés dans le dernier chapitre sur un autre sujet, les animaux dont l'existence comporte certains genres d'activités sont constitués maintenant de telle sorte que le déploiement de ces activités, exerçant les structures corrélatives, leur procure les plaisirs associés à cet exercice. Les carnassiers, que l'on enferme dans des cages, nous font voir par leurs mouvements à droite et à gauche qu'ils s'efforcent d'obtenir, comme ils le peuvent, les plaisirs qu'ils éprouvent à rôder dans leurs habitats naturels; et le plaisir de dépenser ainsi leurs énergies locomotrices que les marsouins témoignent en jouant autour d'un navire, un marsouin capturé le témoigne aussi en allant sans fin d'un bout à l'autre du bassin où il est enfermé. Les sautillements perpétuels d'un canari d'un barreau à l'autre de sa cage, la gymnastique incessante d'un perroquet autour de son perchoir en se servant de ses griffes et de son bec, sont d'autres activités qui, rapportées séparément aux besoins de l'espèce, sont devenues séparément elles-mêmes les sources de sensations agréables. Nous voyons plus clairement encore, par les efforts qu'un castor mis dans une cage fait pour construire avec les baguettes et les morceaux de bois qui sont à sa portée, combien l'instinct de bâtir est devenu dominant dans sa nature, et combien, toute utilité mise à part, il prend plaisir à répéter le mieux qu'il peut les procédés de construction que son organisation le rend capable de mettre en oeuvre. Le chat qui, n'ayant rien à déchirer avec ses griffes, les exerce sur une natte, la girafe enfermée qui, à défaut de branches à atteindre, use les angles supérieurs des portes de sa cabane à force de les saisir avec sa langue préhensive, le rhinocéros qui, n'ayant pas d'ennemi à combattre, laboure la terre avec sa corne, nous donnent tous des preuves analogues. Il est clair que ces diverses actions accomplies par des êtres différents ne sont pas agréables par elles-mêmes, car elles diffèrent plus ou moins pour chaque espèce, et sont souvent profondément dissemblables. Elles font plaisir simplement à cause de l'exercice de structures nervo-musculaires adaptées à l'accomplissement de ces actes.
Bien qu'il y ait entre les races humaines beaucoup moins d'opposition qu'entre les genres et les ordres d'animaux, cependant, comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, en même temps que les différences visibles, se produisent des différences invisibles accompagnées de goûts pour différents modes de vie. Chez quelques-uns, comme les Mantras, l'amour de la liberté et le mépris de toute association sont tels qu'à la moindre querelle ils se séparent et vivent désormais dispersés; tandis que chez d'autres, comme les Damaras, il y a fort peu de goût pour la lutte, mais, en revanche, une grande admiration pour quiconque entreprend de les soumettre à son pouvoir. Déjà, en montrant par des exemples combien le bonheur est indéfini considéré comme fin de l'action, j'ai fait voir combien diffèrent l'idéal de vie les peuples nomades et celui des peuples sédentaires, des peuples guerriers et des peuples pacifiques, diversité d'idéal qui implique une diversité de structures nerveuses produite par les effets héréditaires d'habitudes différentes accumulées pendant des générations. Ces contrastes, divers en genres et en degrés dans les différents types du genre humain, chacun peut les observer parmi ceux qui l'entourent. Les occupations dans lesquelles quelques-uns trouvent leur plaisir sont intolérables pour d'autres qui sont autrement constitués, et les manies des hommes, qui leur paraissent à eux-mêmes séparément fort naturelles, semblent souvent à leurs amis ridicules ou insensées: ces faits seuls nous permettent de voir que l'agrément des actions de tel ou tel genre est dû non pas à quelque caractère de la nature des actions, mais à l'existence de facultés dont elles sont l'exercice.
On doit ajouter que chaque émotion agréable, comme chaque sensation agréable, est relative non seulement à une certaine structure, mais aussi à l'état de cette structure. Les parties appelées à agir doivent avoir été reposées, doivent être dans une condition qui leur permette d'agir, et non dans la condition que produit une action prolongée. Quel que soit l'ordre d'émotion dont on parle, si elle se continue sans interruption, elle doit amener la satiété. La conscience du plaisir devient de moins en moins vive, et le besoin se fait sentir d'une cessation temporaire pendant laquelle les parties qui se sont exercées recouvrent leur capacité d'agir de nouveau, et pendant laquelle aussi les activités des autres parties et les émotions qui en sont la suite trouvent à se développer comme il convient.
67. J'ai insisté sur ces vérités générales avec plus de développements qu'il ne fallait peut-être, pour préparer le lecteur à adopter pleinement un corollaire que l'on méconnaît dans la pratique. Quelle que soit ici l'abondance, la clarté des preuves, et bien que chacun soit forcé chaque jour d'y faire attention, les conclusions que l'on devrait en déduire relativement à la conduite de la vie ne sont pas déduites, et ces conclusions sont tellement opposées aux croyances communes qu'il suffit de les énoncer pour provoquer un mouvement de surprise et d'incrédulité. Les penseurs passés, et même encore la plupart des penseurs contemporains, sont tellement pénétrés de l'opinion que la nature de chaque être a été spécialement créée pour lui, et que la nature humaine, spécialement créée elle aussi, est, comme les autres, immuable; ces penseurs sont aussi, même encore aujourd'hui, tellement persuadés que l'agrément de certaines actions dépend de leurs qualités essentielles, tandis que leurs qualités essentielles rendent d'autres actions désagréables, qu'il est difficile même de se faire écouter quand on soutient que les genres d'actions qui sont maintenant agréables cesseront de l'être dans des conditions qui rendent ce changement nécessaire, tandis que d'autres genres d'actions deviendront agréables. Ceux même qui adoptent la doctrine de l'évolution n'admettent qu'avec scepticisme, ou tout au plus avec une foi nominale, les inférences qu'il faut en tirer concernant l'humanité de l'avenir.
Et cependant, comme le prouvent des myriades d'exemples indiqués par le petit nombre de ceux que nous avons donnés plus haut, les actions naturelles, qui ont produit des formes innombrables de structures adaptées à des formes innombrables d'activité, ont en même temps rendu ces formes d'activité agréables. L'inévitable conséquence à en tirer est que, dans les limites imposées par les lois physiques, il se développera, par adaptation à telles nouvelles séries de conditions qui peuvent s'établir, des structures appropriées dont les fonctions apporteront avec elles leurs plaisirs spéciaux.
Quand nous nous serons débarrassés de la tendance à croire que certains modes d'activité sont nécessairement agréables parce qu'ils nous procurent du plaisir, et que d'autres modes qui ne nous plaisent pas sont nécessairement déplaisants, nous verrons que la nature humaine, en se transformant pour s'accommoder à toutes les exigences de la vie sociale, doit fatalement rendre agréables toutes les actions nécessaires, et désagréables au contraire toutes les actions opposées à ces exigences. Quand nous en serons venus à comprendre pleinement cette vérité qu'il n'y a rien de plus satisfaisant, d'une manière intrinsèque, dans les efforts par lesquels on s'empare des animaux sauvages, que dans les efforts dépensés pour élever des plantes, et que les actions combinées des muscles et des sens nécessaires pour conduire un bateau à la rame ne sont pas par leurs natures essentielles plus productives de sensations agréables que celles qui sont nécessaires à la récolte des moissons, mais que chaque chose dépend des émotions coopératives qui à présent s'accordent mieux avec l'une qu'avec l'autre, nous devrons inférer qu'à mesure que diminueront ces émotions auxquelles l'état social ne donne que peu ou pas de raison d'être, et à mesure que croîtront ces émotions que ce même état développe continuellement, les choses faites maintenant avec déplaisir et seulement parce qu'on y est obligé se feront avec un plaisir immédiat, et les choses dont on s'abstient par devoir seront abandonnées, parce qu'elles répugneront.
Cette conclusion, contraire aux croyances populaires et ordinairement méconnue dans la spéculation morale, ou tout au plus reconnue partiellement et de temps en temps, sera regardée comme si improbable par la majorité, que je dois en donner une justification plus développée, fortifier l'argument à priori par un argument à posteriori. Quelque petite que soit l'attention donnée à ce fait, cependant c'est un fait remarquable que le corollaire déduit ci-dessus de la doctrine de l'évolution en général coïncide avec le corollaire que nous imposent les changements passés et présents de la nature humaine. Les principaux contrastes de caractère constatés entre le sauvage et l'homme civilisé sont précisément ceux que le procédé d'adaptation doit donner.
La vie de l'homme primitif est consacrée presque tout entière à la poursuite des bêtes, des oiseaux, des poissons, qui lui procure une excitation agréable; mais, bien que la chasse procure du plaisir à l'homme civilisé, il n'est ni si persistant ni si général. Nous avons chez nous des sportsmen pleins d'ardeur; mais il y a beaucoup d'hommes que la chasse et la pèche ennuient bientôt, et il y en a assez à qui l'une et l'autre sont tout à fait indifférentes ou même répugnantes.
Au contraire, le pouvoir d'appliquer d'une manière continue son attention, qui est très faible chez l'homme primitif, est devenu chez nous très considérable. Il est vrai que le plus grand nombre est forcé de travailler par la nécessité; mais il y a çà et là dans la société des hommes pour lesquels une occupation active est un besoin, des hommes qui sont inquiets quand ils n'ont rien à faire et sont malheureux si par hasard ils doivent renoncer au travail; des hommes pour lesquels tel ou tel sujet d'investigation est si plein d'attrait, qu'ils s'y adonnent tout entiers pendant des jours et des années; des hommes qui s'intéressent si profondément aux affaires publiques qu'ils emploient toute leur vie à poursuivre ce qui leur paraît le plus utile à leur pays, presque sans prendre le repos nécessaire à leur santé.
Le changement est encore plus manifeste quand nous comparons l'humanité non développée à l'humanité développée par rapport à la conduite inspirée par les inclinations sociales. La cruauté plutôt que la tendresse caractérise le sauvage, et devient dans beaucoup de cas pour lui la source d'un plaisir marqué; mais, bien qu'il y ait parmi les hommes civilisés des individus chez lesquels ce trait du caractère sauvage a survécu, cependant l'amour de faire souffrir n'est pas général, et, outre le grand nombre de ceux qui montrent de la bienveillance, il y a ceux qui emploient tout leur temps et une grande partie de leur fortune à des oeuvres de philanthropie sans penser à une récompense actuelle ou future.
Evidemment, ces changements importants, avec beaucoup d'autres moindres, sont conformes à la loi exposée plus haut. Des activités appropriées à leurs besoins et qui donnent du plaisir aux sauvages ont cessé d'être agréables à la plupart des hommes civilisés, tandis que ceux-ci sont devenus capables d'autres activités appropriées et des plaisirs qui les suivent, qui manquaient aux sauvages.
Or, non seulement il est rationnel d'inférer que des changements comme ceux qui se sont produits pendant la civilisation continueront à se produire, mais il est irrationnel de faire autrement. Ce n'est pas celui qui croit que l'adaptation s'augmentera qui se trompe, mais celui qui doute de cette augmentation. Manquer de foi dans une évolution continuée de l'humanité d'où sorte l'harmonie finale de sa nature et de ses conditions, c'est donner une preuve de plus, entre mille autres, d'une conscience inadéquate de la causation. Celui qui, en abandonnant à la fois les dogmes primitifs et l'ancienne manière d'envisager les faits, a, en acceptant les conclusions scientifiques, acquis les habitudes de penser que la science donne, regardera comme inévitable la conclusion que nous venons de déduire. Il lui sera impossible de croire que les processus qui ont jusqu'à présent si bien modelé tous les êtres d'après les exigences de leurs vies qu'ils trouvent plaisir à s'y conformer, ne doivent pas continuer à les modeler de la même manière; il inférera que le type de nature auquel la plus haute vie sociale apporte une sphère telle que chaque faculté ait son compte légitime, et pas plus que son compte légitime, de fonction et de plaisir à la suite, est le type de nature vers lequel le progrès doit tendre sans relâche jusqu'à ce qu'il soit atteint. Le plaisir naissant de l'adaptation d'une structure à sa fin spéciale, il verra qu'il en résulte nécessairement que, en supposant qu'il s'accorde avec la conservation de la vie, il n'y a aucun genre d'activité qui ne puisse devenir à la longue une source de plaisir, et que par suite le plaisir accompagnera fatalement tout mode d'action réclamé par les conditions sociales.
J'insiste ici sur ce corollaire, parce qu'il jouera bientôt un rôle important dans ma démonstration.
CHAPITRE XI
L'ÉGOÏSME OPPOSÉ À L'ALTRUISME
68. Si l'insistance sur les vérités évidentes par elles-mêmes tend à ébranler les systèmes de croyance établis, elles sont alors passées sous silence par la plupart des hommes, ou tout au moins il y a refus tacite d'en tirer les inférences les plus claires.
Parmi les vérités évidentes par elles-mêmes ainsi traitées, il en est une qui se rapporte au sujet qui nous occupe, à savoir qu'il faut qu'un être vive avant d'agir. C'est un corollaire de cette vérité que les actes par lesquels chacun travaille à conserver sa propre vie doivent, d'une manière générale, s'imposer avant tous les autres. Car si l'on affirmait que ces autres actes doivent s'imposer avant ceux qui servent au maintien de la vie, et si tout le monde se conformait à cette loi comme à une loi générale de conduite, alors, en subordonnant les actes qui servent au maintien de la vie à ceux que la vie rend possibles, tout le monde devrait perdre la vie. Cela revient à dire que la morale doit reconnaître cette vérité, reconnue indépendamment de toute considération morale, à savoir que l'égoïsme passe avant l'altruisme. Les actes requis pour assurer la conservation, entraînant la jouissance des avantages produits par de tels actes, sont les conditions premières du bien-être universel. Si chacun ne prend pas convenablement soin de lui-même, la mort l'empêche de prendre soin de tous les autres, et, si tout le monde meurt ainsi, il ne reste personne dont on ait à prendre soin.
Cette suprématie permanente de l'égoïsme sur l'altruisme, rendue manifeste si l'on considère la vie actuelle, est rendue plus manifeste encore si l'on considère la vie dans le cours de l'évolution.
69. Ceux qui ont suivi avec faveur le mouvement de pensée qui s'est récemment produit savent que, à travers les âges passés, la vie, si abondante et si variée dans ses formes, qui s'est répandue sur la terre, s'est développée en vertu de la loi que chaque individu doit gagner en proportion de l'aptitude qu'il a à remplir les conditions de son existence. Le principe uniforme a été qu'une meilleure adaptation doit procurer un plus grand avantage; ce plus grand avantage, tout en augmentant la prospérité de l'être le mieux adapté, doit accroître aussi son aptitude à laisser des descendants qui héritent plus ou moins de sa meilleure adaptation. D'où il suit que, en vertu également d'un principe uniforme, celui qui est mal adapté, mal partagé dans la lutte pour l'existence, en supportera les mauvais effets, ou en disparaissant quand ses imperfections sont extrêmes, ou en élevant moins de descendants qui, héritant de ses imperfections, tendent à avoir une postérité moins nombreuse encore.
Il en a été ainsi des supériorités innées; il en a été ainsi également de quelques-unes qui étaient acquises. De tout temps, la loi a été qu'une fonction accrue apporte un accroissement de pouvoir, et que, par suite, des activités supplémentaires propres à favoriser le bien-être d'un membre d'une race produisent dans sa structure une plus grande aptitude à exercer ces activités supplémentaires, les avantages qui en dérivent servant à élever et à prolonger sa vie. Réciproquement, comme une diminution de fonction aboutit à une diminution de structure, l'affaiblissement des facultés non exercées a toujours produit une perte du pouvoir d'atteindre les fins corrélatives; or, si les fins ne sont atteintes qu'imparfaitement, il en résulte une diminution de l'aptitude à conserver la vie. Et par l'hérédité, ces modifications fonctionnelles ont respectivement favorisé ou empêché la perpétuité de l'espèce.
Comme nous l'avons déjà dit, la loi d'après laquelle chaque être doit recueillir les avantages ou les inconvénients de sa propre nature, qu'ils soient hérités des ancêtres ou qu'ils soient dus à des modifications spontanées, est la loi sous laquelle la vie s'est développée jusqu'à ce jour, et elle doit subsister, quel que doive être le terme de l'évolution de la vie. Quelques modifications que ce cours naturel d'action puisse subir maintenant ou dans la suite, ce sont des modifications qui ne peuvent, sous peine d'un résultat fatal, le changer beaucoup. Tous les arrangements qui empêchent à un haut degré la supériorité de profiter des avantages de la supériorité, ou qui protègent l'infériorité contre les maux qu'elle produit; tous les arrangements qui tendent à supprimer toute différence entre le supérieur et l'inférieur, sont des arrangements diamétralement opposés au progrès de l'organisation et à l'avènement d'une vie plus haute.
Mais dire que chaque individu doit recueillir les avantages que lui procurent ses propres facultés héritées ou acquises, c'est proclamer l'égoïsme comme principe suprême de conduite. C'est dire que les prétentions égoïstes doivent prendre le pas sur les prétentions altruistes.
70. Sous son aspect biologique cette proposition ne peut être contestée par ceux qui admettent la doctrine de l'évolution; mais il est douteux qu'ils reconnaissent en même temps la nécessité de l'admettre sous son aspect moral. Si, pour ce qui concerne le développement de la vie, l'efficacité du principe universel dont il s'agit est assez manifeste, son efficacité par rapport à l'accroissement du bonheur peut bien n'être pas aperçue en même temps. Mais ces deux choses ne peuvent se séparer.
Une incapacité de tout genre et de tout degré est une cause de malheur directement et indirectement: directement, par la peine qui résulte de la surcharge d'une faculté insuffisante; indirectement, par le non-accomplissement ou l'accomplissement imparfait de certaines conditions du bien-être. Au contraire, une capacité de tout genre qui suffit au besoin conduit au bonheur immédiatement et dans la suite: immédiatement, par le plaisir qui accompagne toujours l'exercice normal de toute faculté qui vient à bout de son oeuvre, et, dans la suite, par les plaisirs qui sont facilités par les fins atteintes. Un animal qui est faible ou lent dans sa marche, et qui ne peut ainsi se nourrir qu'au prix d'efforts qui l'épuisent, ou qui n'échappe qu'avec peine à ses ennemis, souffre toutes les peines que causent des facultés surmenées, des appétits non satisfaits et des émotions douloureuses; tandis qu'un animal de la même espèce, fort et rapide à la course, jouit de l'efficacité de ses actes, goûte plus complètement les satisfactions que donne la nourriture aussi bien que le renouvellement de forces qu'elle procure, et a bien moins de peines et des peines moins grandes à craindre en se défendant contre ses ennemis ou en leur échappant. Il en est de même selon que les sens sont plus faibles ou plus développés, selon que la sagacité est plus ou moins grande. L'individu intellectuellement inférieur de n'importe quelle race a à subir des misères négatives et positives; celui qui est intellectuellement supérieur au contraire en retire des avantages négatifs et positifs. Nécessairement, cette loi en vertu de laquelle chaque membre d'une espèce recueille les conséquences de sa propre nature; en vertu de laquelle la progéniture de chaque membre, participant à sa nature, recueille aussi de pareilles conséquences, est une loi qui tend toujours à accroître le bonheur général de l'espèce, en favorisant la multiplication des plus heureux, en empêchant celle des moins heureux.
Tout cela est vrai des êtres humains comme des autres êtres. La conclusion qui s'impose à nous est que la poursuite du bonheur individuel dans les limites prescrites par les conditions sociales est ce qui est d'abord exigé pour que l'on parvienne au bonheur général le plus grand. Pour le voir, il suffit de comparer un homme qui par ses soins pour lui-même s'est maintenu dans un bon état physique, avec un autre homme qui par sa négligence de tout soin personnel subit les résultats ordinaires de cette négligence, et de se demander quel doit être le contraste de deux sociétés formées de ces deux sortes d'individus.
Sautant hors du lit après un sommeil ininterrompu, chantant ou sifflant en s'habillant, descendant de chez lui la face rayonnante, tout prêt à rire à la première occasion, l'homme bien portant, dont les facultés sont puissantes, conscient de ses succès passés, et, par son énergie, sa sagacité, ses ressources, confiant dans l'avenir, aborde le travail du jour sans répugnance, avec gaieté au contraire; d'heure en heure, son travail facile et heureux lui apporte de nouvelles satisfactions, et il rentre chez lui avec un surplus abondant d'énergie à dépenser pendant les heures de loisir. Il en est tout autrement de celui qui s'est laissé affaiblir en se négligeant. Déjà insuffisantes, ses forces, sont rendues plus insuffisantes encore par les efforts constants nécessaires pour exécuter une tâche trop lourde et par le découragement qui en résulte. Outre la conscience débilitante de l'avenir immédiat, il a aussi la conscience débilitante de l'avenir plus lointain avec ses probabilités de difficultés accumulées et d'une moindre capacité d'y faire face. Les heures de loisir qui apportent, lorsqu'on les emploie régulièrement, des plaisirs propres à stimuler le cours de la vie et à renouveler la puissance d'agir, ne peuvent être utilisées; il n'y a plus assez de vigueur pour des distractions qui demandent de l'action, et le manque de bonne humeur empêche de se livrer avec goût aux distractions passives. En un mot, la vie devient une charge. Maintenant si, comme on doit l'admettre, dans une société composée d'individus semblables au premier, le bonheur est relativement grand, tandis que dans une société composée d'individus semblables au second il doit y avoir relativement peu de bonheur, ou plutôt beaucoup de misères, on doit admettre que la conduite qui donne le premier résultat est bonne, et que la conduite qui donne l'autre est mauvaise.
Mais les diminutions du bonheur général sont produites de plusieurs autres manières particulières par un égoïsme suffisant. Nous allons les passer successivement en revue.
71. S'il n'y avait aucune preuve de l'hérédité, s'il était de règle que le fort fût habituellement engendré par le faible, tandis que le faible descendrait ordinairement du fort, que des parents mélancoliques eussent des enfants pleins de vie et de santé, tandis que des pères et des mères d'une vigueur exubérante auraient le plus souvent des enfants chétifs, que de paysans grossiers naquissent des fils d'une haute intelligence alors que les fils d'hommes cultivés ne seraient bons à rien, si ce n'est à suivre la charrue; si la goutte, les scrofules, la folie ne se transmettaient pas, si les personnes maladives procréaient d'habitude des enfants bien portants et les personnes bien portantes des enfants maladifs, les auteurs qui s'occupent de morale seraient excusables de ne pas tenir compte des effets de conduite qui se manifestent dans les descendants par les tempéraments dont ils héritent.
En fait, cependant, les idées courantes concernant les prétentions relatives de l'égoïsme et de l'altruisme sont viciées par l'omission de ce facteur d'une extrême importance. Car si la santé, la force et la capacité sont habituellement transmises, si la maladie, la faiblesse et la stupidité reparaissent généralement chez les descendants, alors un altruisme rationnel exige que l'on s'applique à cet égoïsme qui consiste à se procurer les satisfactions dont la conservation du corps et de l'esprit dans le meilleur état possible est accompagnée. La conséquence nécessaire est que le bonheur de nos descendants sera le fruit du soin que chacun prendra de sa personne dans des limites légitimes, tandis que l'oubli de ce soin poussé trop loin sera une source de maux. Lorsque nous songeons combien il est ordinaire de remarquer qu'une bonne santé rend tolérable n'importe quelle condition, tandis que des indispositions chroniques rendent la vie pénible dans les positions les plus favorables, il est surprenant en vérité que tout le monde et même les auteurs qui étudient la conduite ignorent les suites terribles pour ceux qui ne sont pas encore nés du mépris que l'on a pour le soin de sa propre personne, et les biens incalculables qui résulteront, pour ceux qui naîtront un jour, de l'attention que l'on donne à ces soins. De tous les avantages que les parents peuvent léguer à leurs enfants, le plus précieux est celui d'une bonne constitution. Bien que le corps d'un homme ne soit pas une propriété dont on puisse hériter, cependant sa constitution peut très exactement se comparer à un bien substitué, et, s'il comprend comme il le doit son devoir envers la postérité, il verra qu'il est tenu de la transmettre sans l'avoir laissé altérer sinon sans l'avoir améliorée. C'est dire qu'il doit être égoïste dans la mesure qu'il faut pour satisfaire tous les désirs qui sont associés au bon exercice des fonctions. C'est même dire plus encore. C'est dire qu'il doit rechercher dans une mesure convenable les divers plaisirs que la vie nous offre. Car, outre l'effet qu'ils ont d'élever le cours de la vie et de maintenir la vigueur constitutive, ils ont pour effet de conserver et de développer la capacité d'éprouver des jouissances. Doués d'énergies abondantes et de goûts divers, quelques-uns peuvent se procurer des satisfactions de différentes sortes en toute occasion; tandis que d'autres sont si indolents et si désintéressés des choses qui les entourent, qu'ils ne peuvent même se donner la peine de s'amuser. A moins de nier l'hérédité, on doit inférer qu'en acceptant comme il convient les plaisirs variés que la vie nous offre, nous développons l'aptitude de nos descendants à goûter les jouissances; si les parents au contraire persistent dans une manière de vivre pesante et monotone, ils diminuent l'aptitude de leurs enfants à profiter le mieux possible des plaisirs qui peuvent leur arriver.
72. Outre la décroissance du bonheur général qui résulte, de cette manière indirecte, d'une subordination illégitime de l'égoïsme, il y a une décroissance du bonheur général qui en résulte directement. Celui qui prend assez de soin de lui-même pour se maintenir en bonne santé et en belle humeur, devient d'abord par là une cause immédiate de bonheur pour ceux qui l'entourent, et en second lieu il conserve la capacité d'accroître leur bonheur par des actions altruistes. Mais celui dont la vigueur corporelle et la santé mentale sont minées par le sacrifice exagéré de soi-même, d'abord, devient pour ceux qui l'entourent une cause de dépression, et en second lieu se rend lui-même incapable ou moins capable de travailler à leur bien-être.
En appréciant la conduite, nous devons nous rappeler qu'il y a ceux qui par leur gaieté répandent la joie autour d'eux, et ceux qui par leur mélancolie assombrissent tous ceux qu'ils fréquentent. Nous devons nous rappeler aussi qu'en faisant rayonner son bonheur autour de lui, un homme de la première espèce peut ajouter au bonheur des autres plus que par des efforts positifs pour leur faire du bien, et qu'un homme de la seconde espèce peut nuire à leur bonheur par sa seule présence plus qu'il ne l'accroît par ses actes. Plein de vivacité, l'un est toujours le bienvenu. Pour sa femme, il n'a que des sourires et de joyeux propos; pour ses enfants, des histoires amusantes; pour ses amis, une conversation plaisante toute mêlée de saillies spirituelles, légèrement amenées. Au contraire, on fuit l'autre. L'irritabilité qui résulte tantôt de ses indispositions, tantôt des échecs causés par sa faiblesse, fait chaque jour souffrir sa famille. Manquant d'une énergie suffisante pour se mêler aux jeux de ses enfants, il n'y porte tout au plus qu'un médiocre intérêt, et ses amis le traitent de rabat-joie. Dans nos raisonnements sur la morale, nous tenons peu de compte de cela; il est évident cependant que, puisque le bonheur et le malheur sont contagieux, le soin de soi-même, en tant qu'il contribue à la santé et à la bonne humeur, est un bienfait pour les autres, tandis que la négligence qui a pour effet la souffrance, corporelle ou mentale, est un bien mauvais service à rendre à autrui.
Le devoir de se rendre agréable en paraissant avoir du plaisir est en vérité souvent recommandé, et l'on applaudit à ceux qui procurent ainsi quelque agrément à leurs amis, autant que cela suppose un sacrifice de la part de ceux qui le font. Mais, bien que l'on contribue beaucoup plus au plaisir de ses amis en montrant un réel bonheur qu'en faisant semblant d'être heureux, et bien qu'alors on évite à la fois toute hypocrisie et toute violence, on ne regarde cependant pas comme un devoir de remplir les conditions qui permettent de montrer un bonheur réel. Néanmoins, si la quantité de bonheur produite doit être la mesure de l'obligation, le bonheur réel est plus obligatoire que le bonheur apparent.
Alors, comme nous l'avons indiqué plus haut, outre cette première série d'effets produits sur les autres, il y en a une seconde. L'individu qui a le degré d'égoïsme voulu, garde les facultés qui rendent possibles les activités altruistes. L'individu qui n'a pas ce degré d'égoïsme perd plus ou moins de son aptitude à être altruiste. La vérité de la première proposition est évidente d'elle-même; des exemples journaliers nous forcent à admettre la vérité de l'autre. En voici quelques-uns.
Voici une mère qui, élevée d'après les modes insensées qui sont adoptées par les gens cultivés, n'a pas une constitution assez forte pour nourrir elle-même son enfant, mais qui, sachant que la nourriture naturelle est la meilleure, dans sa sollicitude pour le bien-être de cet enfant, persiste à lui donner son lait au delà du temps où sa santé le lui permet. Il se produit fatalement une réaction. Alors survient une fatigue qui peut dégénérer en un épuisement maladif, dont la suite est ou la mort ou une faiblesse chronique. Elle devient incapable, pour un temps ou pour toujours, de s'occuper des affaires de son ménage; ses autres enfants souffrent de n'être plus l'objet des soins maternels, et, si la fortune est médiocre, les dépenses à faire pour la garde-malade et le médecin pèsent lourdement sur toute la famille.
Voici maintenant un exemple qu'un père nous donne assez souvent. Egalement poussé par un sentiment élevé du devoir, et trompé par les théories morales courantes d'après lesquelles il est beau de se sacrifier sans réserve, il persiste tous les jours de longues heures dans son travail sans s'inquiéter d'avoir la tête en feu et les pieds froids; il se prive de tous les plaisirs de la société pour lesquels il croit n'avoir ni temps ni argent. Que résulte-t-il d'une manière d'agir si peu égoïste? Nécessairement un affaissement subit, des insomnies, l'incapacité de travailler. Ce repos qu'il ne voulait pas se donner alors que ses sensations le lui demandaient, il lui faut maintenant le prendre pendant bien plus longtemps. Les gains supplémentaires qu'il avait mis de côté dans l'intérêt de sa famille sont complètement employés en coûteux voyages pour le rétablissement de sa santé, et par toutes les dépenses que fait faire une maladie. Au lieu d'être plus capable de remplir son devoir envers ses enfants, il en est devenu plus incapable, et pendant toute la durée de sa vie les maux remplacent les biens qu'il avait espérés.
Il en est de même des effets sociaux d'un manque d'égoïsme. A chaque pas, nous trouvons des exemples des dommages, positifs et négatifs, causés à la société par une négligence excessive de soi-même. Tantôt c'est un laboureur qui, en continuant consciencieusement sa tâche sous un soleil brûlant, en dépit des violentes protestations de sa sensibilité, meurt d'insolation et laisse sa famille à la charge de la paroisse. Tantôt c'est un commis dont les yeux surmenés se perdent, ou qui, écrivant tous les jours de longues heures malgré la crampe douloureuse de ses doigts, est atteint de la «paralysie des écrivains», devient absolument incapable d'écrire, et se trouve avec des parents âgés dans une pauvreté à laquelle ses amis doivent subvenir. Tantôt c'est un homme dévoué aux intérêts publics qui, en épuisant sa santé par une application incessante, se met dans l'impossibilité de faire tout ce qu'il aurait pu mener à bien en partageant mieux son temps entre des travaux entrepris pour le bonheur des autres et la satisfaction de ses propres besoins.
73. La subordination exagérée de l'égoïsme à l'altruisme est encore préjudiciable d'une autre manière. A la fois directement et indirectement, le désintéressement poussé à l'excès engendre l'égoïsme coupable.
Voyons-en d'abord les effets immédiats. Pour qu'un homme puisse céder un avantage à un autre, il est nécessaire que cet autre l'accepte, et, quand il s'agit d'un avantage tel qu'ils puissent y prétendre également tous les deux ou qui n'est pas plus nécessaire à l'un qu'à l'autre, l'acceptation implique une certaine facilité à se procurer un avantage aux dépens d'un autre. Les circonstances et les besoins étant les mêmes pour tous les deux, le fait en question implique autant une culture de l'égoïsme chez le dernier qu'une culture de l'altruisme chez le premier. Il est vrai qu'assez souvent la différence de leurs moyens, ou la différence de leurs appétits pour un plaisir que l'un a éprouvé souvent et l'autre rarement, dépouille l'acceptation de ce caractère, et il est clair que dans d'autres cas le bienfaiteur prend manifestement tant de plaisir à procurer un plaisir que le sacrifice est partiel et que l'acceptation n'en est pas entièrement intéressée. Mais, pour voir l'effet indiqué ci-dessus, nous devons exclure de telles inégalités, et considérer ce qui arrive lorsque les besoins sont approximativement les mêmes, et que les sacrifices, non payés de retour à certains intervalles, sont toujours du même côté. En circonscrivant ainsi la recherche, tout le monde peut donner des exemples propres à vérifier le résultat allégué. Chacun peut se rappeler que, dans certaines réunions, un homme généreux en rendant tous les jours service à un homme avide, n'a fait qu'augmenter cette avidité, jusqu'à ce qu'elle se soit changée en égoïsme dépourvu de tout scrupule et intolérable à tout le monde. Il y a des effets sociaux évidents de même nature. La plupart des personnes qui réfléchissent savent très bien maintenant que la charité, si elle s'exerce sans discernement, est une cause de démoralisation. Ils voient comment chez le mendiant, outre la destruction de toute relation normale entre le travail fourni et l'avantage obtenu, se développe l'attente d'être secouru par d'autres qui subviendront à ses besoins; cette attente se manifeste même quelquefois par des imprécations contre ceux qui refusent d'y répondre.
Considérez maintenant les résultats éloignés. Lorsque les prétentions égoïstes sont subordonnées aux prétentions altruistes au point de produire un dommage physique, il se manifeste une tendance à diminuer le nombre des altruistes et à faire prédominer les égoïstes. Poussé à l'extrême, le sacrifice de soi-même au profit des autres peut faire que l'on meure avant l'époque ordinaire du mariage; il peut quelquefois aussi détourner du mariage, comme cela arrive pour les soeurs de charité; il a pour résultat, d'autres fois, une mauvaise santé ou la perte de l'attrait qui porte au mariage, ou empêche de se procurer les moyens pécuniaires de se marier, et, dans ces différents cas, celui qui s'est montré altruiste de cette manière excessive ne laisse pas de descendants. Lorsque la subordination du bien-être personnel au bien-être des autres n'a pas été portée au point d'empêcher le mariage, il arrive encore assez ordinairement que l'altération physique résultant de plusieurs années de négligence amène la stérilité; d'où suit que l'homme du naturel le plus altruiste ne laisse pas de postérité douée du même naturel. Dans des cas moins frappants et plus nombreux, l'affaiblissement ainsi produit se manifeste par la procréation d'enfants relativement faibles; les uns meurent de bonne heure; les autres sont moins capables que ce n'est l'usage, de transmettre aux générations futures le type paternel. Il en résulte inévitablement que l'adoucissement de l'égoïsme, qui se serait sans cela produit dans la nature humaine, est empêché. Ce mépris de soi-même, en même temps qu'il affaiblit la vigueur corporelle et abaisse le niveau normal, cause nécessairement dans la société un excès du soin de soi-même qui le contrebalance.
74. Nous avons ainsi montré clairement que l'égoïsme a sur l'altruisme le pas au point de vue de la valeur obligatoire. Les actes qui rendent possible la continuation de la vie doivent, tout compte fait, s'imposer avant les autres actes que la vie rend possibles, y compris les actes qui sont à l'avantage des autres. Nous voyons la même chose, si de la vie telle qu'elle est nous passons à la vie en voie d'évolution. Les êtres sentants ont progressé des types inférieurs aux types supérieurs, sous cette loi que le supérieur doit profiter de sa supériorité et l'inférieur souffrir de son infériorité. La conformité à cette loi a été et est encore nécessaire, non seulement pour la continuation de la vie, mais encore pour l'accroissement du bonheur, puisque les supérieurs sont ceux qui ont des facultés mieux adaptées à leurs besoins--facultés dont l'exercice procure par suite un plus grand plaisir et une moindre peine.
Des considérations plus spéciales s'ajoutent à ces considérations générales pour nous prouver cette vérité. Un égoïsme qui sert à conserver un esprit vivace dans un corps vigoureux est favorable au bonheur des descendants, qui, grâce à la constitution dont ils héritent, supportent mieux les travaux de la vie et ont des plaisirs plus vifs; tandis que, réciproquement, ceux qui se négligent eux-mêmes et lèguent à leur postérité une constitution affaiblie assurent par cela même son malheur. En outre, l'individu dont la vie bien conservée se manifeste par la bonne humeur devient, par le fait même qu'il existe, une source de plaisir pour tous ceux qui l'entourent; tandis que l'affaissement qui résulte en général de la mauvaise santé se communique à la famille de celui qui en souffre et à ses amis. Un autre contraste encore est que, tandis que celui qui a pris soin de lui comme il le devait garde le pouvoir d'assister les autres, il résulte d'une abnégation excessive non seulement qu'on est incapable d'aider les autres, mais encore qu'on finit par être positivement un fardeau pour eux. Enfin, nous établissons cette vérité qu'un altruisme qui ne se renferme pas dans des limites convenables accroît l'égoïsme, à la fois directement chez les contemporains et indirectement dans la postérité.
Remarquez maintenant que, si la conclusion générale appuyée sur ces conclusions spéciales est en opposition avec les croyances acceptées en paroles, elle ne l'est pas avec les croyances acceptées en fait. Si elle est opposée à la doctrine d'après laquelle on dit aux hommes qu'ils devraient agir, elle est en harmonie avec celle d'après laquelle ils agissent et d'après laquelle ils voient confusément que l'on doit agir. En laissant de côté les anomalies de conduite que nous avons signalées plus haut, chacun agit et parle à la fois comme si dans les affaires de la vie on devait d'abord tenir compte du bien-être personnel.
L'ouvrier qui attend un salaire en retour du travail qu'il fait, le marchand qui vend avec profit, le médecin qui reçoit des honoraires pour sa consultation, le prêtre qui appelle «bénéfice» le siège de son ministère, reconnaissent également comme étant au-dessus de toute discussion cette vérité que l'intérêt, dans la mesure où il répond aux droits et procure la récompense des efforts accomplis, est non seulement légitime, mais essentiel. Les personnes mêmes qui professent une conviction contraire prouvent par leurs actes combien cette conviction a peu d'effet. Ceux qui répètent avec emphase cette phrase: «Aimez vos semblables comme vous-même,» se gardent bien d'employer leurs biens à satisfaire les désirs des autres comme à satisfaire leurs propres désirs. Ceux enfin dont la maxime suprême est «vivre pour les autres», ne diffèrent pas d'une manière appréciable de ceux qui les entourent, en ce qui concerne la recherche du bien-être personnel, et ne manquent pas de s'assurer leur part de plaisirs personnels. En un mot, ce qui a été établi plus haut comme la croyance à laquelle nous conduit la morale scientifique, est celle que les hommes professent réellement en opposition à celle qu'ils croient professer.
Enfin on peut remarquer qu'un égoïsme rationnel, bien loin d'impliquer une nature humaine plus égoïste, s'accorde au contraire avec une nature humaine moins égoïste. Car les excès en un sens n'empêchent pas les excès dans le sens opposé, mais plutôt d'extrêmes déviations d'un côté conduisent à des déviations extrêmes de l'autre côté. Une société dans laquelle on proclame les principes les plus exaltés de dévouement aux intérêts d'autrui, peut être une société dans laquelle non seulement on tolère, mais encore on loue sans scrupule le sacrifice d'étrangers. Avec l'ambition déclarée de répandre ces principes exaltés chez les infidèles, on est porté à leur chercher querelle de parti pris pour annexer leur territoire. Des hommes qui, chaque dimanche, écoutent en les approuvant les conseils de développer au delà de toute mesure praticable l'amour pour les autres, sont capables de s'engager à tuer au premier commandement, dans n'importe quelle partie du monde, n'importe quelles gens, en restant parfaitement indifférents à la question de savoir si le sujet de la guerre est juste ou non. De même qu'en pareil cas un altruisme transcendant en théorie coexiste avec un égoïsme brutal en pratique, réciproquement un altruisme mieux déterminé peut avoir pour concomitant un égoïsme tout à fait modéré. Car affirmer dans son intérêt de légitimes prétentions, c'est tracer une limite au delà de laquelle les prétentions sont illégitimes, et c'est, par suite, mettre en plus grande lumière les droits d'autrui.