Les châteaux d'Athlin et de Dunbayne (1/2), Histoire arrivée dans les Montagnes d'Écosse.
CHAPITRE II.
Fête annuelle du château d'Athlin: son origine.—La tribu désire venger la mort du Comte, et seconde le projet d'Osbert.—Alarmes de Maltida et de Marie au sujet d'Osbert.—Alleyn devient amoureux de Marie.—Osbert et Alleyn attaquent le Château de Dunbayne, résidence de Malcolm.—Ils sont faits prisonniers.—Douleur de Maltida et de Marie; tendre pitié de celle-ci pour Alleyn.
Le jour suivant était destiné à célébrer la fête annuelle que le comte donnait à ses vassaux; il ne voulut pas consentir au départ d'Alleyn. La grande salle du château fut remplie de tables, et la danse et la joie se trouvèrent partout. C'était l'usage que la tribu s'assemblât en armes, parce que, deux siècles auparavant, elle avait été surprise à pareil jour par une tribu ennemie, et l'on voulait ainsi perpétuer le souvenir de cet événement.
Le matin fut consacré aux exercices militaires, dans lesquels d'honorables prix, destinés à ceux qui se distinguaient le plus, excitaient l'émulation. Des remparts du château, la comtesse et son aimable fille regardaient les exploits qui avaient lieu dans la plaine. Leur attention était excitée, et leur curiosité vivement piquée par l'aspect d'un étranger qui maniait l'arc et la lance avec une grande dextérité, et sortait vainqueur de tous les combats. Cet étranger était Alleyn; il reçut des mains du comte, suivant la coutume, la palme de la victoire, et tous les spectateurs furent charmés de son maintien plein d'une dignité modeste.
Le comte assista à la fête. Comme elle finissait, chacun des hôtes, saisissant son verre de la main gauche, tandis que de la droite il tirait son épée, but à la mémoire de son défunt chef. La salle retentit d'un cri général, et ce cri parut à Osbert le tocsin de la guerre. Tous les membres de la tribu se prirent par la main et burent à l'honneur du fils de leur dernier chef. Le jeune Thane comprit ce signal, et bientôt toute espèce de considération eut cedé chez lui au désir de venger son père. Il se leva et adressa à sa tribu un discours rempli du feu de la jeunesse et de l'indignation de la vertu. Pendant qu'il parlait, la contenance de ses vassaux annonçait toute l'impatience de la joie; et dès qu'il eut cessé, un long murmure d'applaudissement se fit entendre dans l'assemblée. Alors chaque homme, croisant son épée avec celle de son voisin, jura, par ce gage sacré, de ne point abandonner la cause dans laquelle il s'engageait, jusqu'à ce que la vie de l'ennemi commun eût acquitté la dette qu'il devait à la justice et à la vengeance.
Le soir, les femmes et les filles des paysans vinrent au château et prirent part à la fête. C'était la coutume que la comtesse et ses femmes observassent d'une galerie les diverses cercles qui se réunissaient pour la danse et le chant, et la fille du château devait exécuter une danse écossaise avec le vainqueur de la matinée. Bientôt Alleyn aperçut la charmante Marie, conduite par le comte, qui la lui venait présenter; elle reçut l'hommage d'Alleyn avec une grace aimable. Son habit était celui que portent les jeunes filles des montagnes, et ses cheveux, tombant en tresses sur son col, avaient, pour tout ornement, une simple guirlande de roses: elle dansa avec la légéreté que les poëtes donnent aux graces. L'admiration des spectateurs était partagée entre elle et l'étranger vainqueur. Marie, après avoir dansé, se retira dans la galerie; et chacun, si l'on en excepte le comte et Alleyn, passa le reste de la soirée dans les transports de la joie. Tous deux avaient des motifs différens d'inquiétude. Osbert rappelait dans son esprit les événemens de ce jour; il brûlait d'accomplir les desseins que la piété filiale lui avait imposés, mais il redoutait l'effet que leur révélation devait avoir sur le tendre cœur de Maltida. Cependant il se décida à les lui apprendre dès le lendemain, et à tenter, sous peu de jours, le sort des armes.
Alleyn, dont le cœur jusqu'à ce moment n'avait été touché que des peines des autres, commença à en ressentir qui lui étaient propres. Son esprit agité lui offrait l'image de Marie: il tentait de la bannir; mais ses efforts étaient si faibles qu'elle se représentait sans cesse. Tout à-la-fois satisfait et triste, il ne voulait pas s'avouer à lui-même qu'il aimait (tant nous sommes quelquefois ingénieux à nous tromper nous-mêmes.) Il se leva à la pointe du jour et quitta le château plein d'une vive reconnaissance et d'un amour secret, pour aller exciter ses amis à la guerre qui s'approchait.
Le comte eut un sommeil fort agité. Aussitôt après son réveil, il lui fallut songer à aller braver la tendre résistance de sa mère; il entra chez elle d'un pas incertain, et montrant dans sa contenance l'émotion de son ame. Maltida apprit bientôt de lui ce que son cœur avait présagé; accablée par ce coup terrible, elle tomba sur sa chaise sans connaissance. Osbert courut chercher des secours, et Marie et les domestiques la rappelèrent à la vie et à la douleur.
L'esprit d'Osbert était livré au plus cruel combat: le devoir d'un fils, l'honneur, la vengeance lui commandaient de marcher; la tendresse filiale, le regret, la pitié lui prescrivaient le contraire. Marie était à ses pieds, et serrant ses genoux avec toute l'énergie de la douleur, elle le suppliait d'abandonner son fatal dessein et de sauver ainsi la vie à celui des auteurs de ses jours qui avait survécu. Ses pleurs, ses soupirs et le touchant abandon de son maintien parlaient plus énergiquement que sa langue. La douleur silencieuse de la comtesse était encore plus éloquente. Osbert, en jetant les yeux sur elle, fut une fois prêt de céder, lorsque l'image de son père mourant vint se présenter à son esprit, et le rendre à son projet. La tendre Maltida, livrée à toute l'inquiétude maternelle, voyait déjà son fils au milieu de la mêlée, et la mort de son lord retracée en ce moment à sa mémoire, réveillait les sensations de douleur excitées par ce cruel événement, que le tems consolateur avait à peine affaiblies. La pitié est si aimable dans tous ses développemens, que nous nous persuadons qu'elle ne peut jamais aller trop loin; mais elle devient un vice lorsqu'elle détruit les résolutions d'une vertu plus forte. D'austères principes prémunirent le cœur d'Osbert contre son influence et le poussèrent à prendre les armes. Il appela autour de lui ceux de sa tribu qui lui semblaient les plus prudens, et tint un conseil de guerre. Il fut décidé que Malcolm serait attaqué avec toutes les forces qu'on pourrait rassembler et toute la promptitude que l'importance d'une expédition de cette nature permettait. Afin de prévenir les soupçons et les alarmes du baron, on arrêta de répandre que ces préparatifs avaient pour but d'assister un chef éloigné, et qu'au moment où la tribu se mettrait en marche, elle prendrait une route contraire et se dirigerait ensuite, à la faveur de la nuit, sur le château de Dunbayne.
Dans le même tems Alleyn s'occupait avec ardeur à joindre ses amis à Osbert; en peu de jours il en eut rassemblé un nombre considérable. Un autre motif se confondait dans son cœur avec l'enthousiasme de la vertu. Ce n'était plus le simple attachement à la cause de la justice qui le portait à agir; l'espoir de se distinguer aux yeux de sa maîtresse, d'obtenir son estime par ses services empressés, ajoutait une force nouvelle à l'impression donnée par la bienveillance. La douce idée de mériter la reconnaissance de Marie enflammait secrètement son ame; car il ignorait encore l'impression qu'il avait faite sur son cœur. Ce fut dans cet état qu'il revint au château apprendre au comte que ses amis étaient disposés à le suivre toutes les fois qu'il en donnerait le signal. Son offre fut acceptée avec les égards qu'elle méritait, et il retourna tout préparer pour le moment de l'attaque.
Quelques jours suffirent à toutes les dispositions: Alleyn et ses amis furent avertis, et la tribu en armes, ayant le jeune comte à sa tête, se mit en marche.
La séparation d'Osbert et de sa famille est facile à concevoir; mais tout l'orgueil d'une victoire attendue n'empêcha point Alleyn de pousser un soupir, lorsque ses yeux se séparèrent de Marie, qui, sur la terrasse du château avec la comtesse, suivit de l'œil la marche de son frère bien aimé, jusqu'à ce que l'éloignement l'eût dérobé entièrement à sa vue. Marie rentra au château, pleurant, et présageant quelque grande calamité; elle s'efforça cependant de prendre un air tranquille pour tromper les craintes de Maltida et la distraire de sa douleur. La comtesse, dont l'esprit était aussi fort que le cœur était tendre, n'ayant pu empêcher cette périlleuse expédition, avait rassemblé tout son courage pour combattre les impressions d'une douleur sans fruit, et chercher les avantages que l'occasion actuelle offrait. Ses efforts ne furent point vains; elle conçut que cette entreprise devait honorer la mémoire de son lord égorgé et faire tomber le châtiment sur la tête du meurtrier.
Ce fut un après midi que le comte partit du château. D'abord il suivit une route opposée, jusqu'à ce que la nuit étant survenue il marcha vers celui de Dunbayne. La profonde obscurité du tems favorisait son plan qui consistait à escalader les murailles, surprendre les sentinelles et pénétrer dans la cour intérieure, l'épée à la main. Déjà, d'un pas pressé on avait fait plusieurs milles, à travers d'arides bruyères, sans être aidé par le moindre rayon de clarté, lorsque tout-à-coup le lugubre son de la cloche d'un horloge, qui marquait l'heure de la nuit, se fit entendre. Le cœur de tous battit; ils comprirent qu'ils étaient près du séjour du baron. Une halte fut ordonnée pour délibérer, et l'on arrêta que le comte, accompagné d'Alleyn et de quelques hommes de choix, irait reconnaître le château, pendant que le reste de la troupe demeurerait à une légère distance où il attendrait un signal. Le comte et son petit détachement exécutèrent leur marche en silence. Une faible lumière qu'ils aperçurent les guida depuis la tour de l'horloge jusqu'au château; ils arrivèrent ainsi aux pieds de ses murailles, et s'arrêtèrent un moment pour s'assurer qu'ils n'entendaient aucun mouvement. La nuit couvrait tous les objets d'un voile épais, et le silence de la mort régnait partout. La situation du château fut examinée autant que l'obscurité pouvait le permettre. C'était un édifice bâti avec une magnificence gothique sur un roc élevé et dangereux. La hauteur de ses tours, et sa vaste étendue déposaient de la puissance de ses anciens possesseurs. Le roc était environné d'un fossé large, mais peu profond, sur lequel gisaient deux ponts-levis, l'un du côté du nord et l'autre à l'orient; tous deux étaient séparés vers le milieu, et avaient une moitié baissée du côté de la campagne. Le pont placé au nord conduisait à la principale porte du château, et celui de l'orient à la tour de l'horloge. Telles étaient les seules entrées du château. Le roc se trouvait presque perpendiculaire avec les murailles qui étaient hautes et fortes. Après avoir considéré cette situation, Osbert, et sa troupe, montèrent sur un tertre d'où le roc paraissait plus accessible et était contigu à la principale porte: là ils donnèrent le signal au reste de la tribu. Celle-ci s'approcha sans bruit, et jetant dans le fossé des fascines qu'elle avait rassemblées, elle en construisit un pont sur lequel elle passa, et fit ses préparatifs pour gravir le roc. Il avait été résolu qu'un parti, commandé par Alleyn, escaladerait les murailles, surprendrait les sentinelles et ouvrirait la porte à la tribu qui devait attendre dehors avec le comte. Alleyn plaça le premier son échelle et monta: il fut suivi bientôt par ses compagnons qui, avec beaucoup de peine et quelques dangers, parvinrent à gagner le sommet des remparts. Cette troupe traversa une partie de la plate-forme sans entendre le bruit d'aucune voix ou d'aucun pas. Tout semblait enseveli dans un sommeil profond. Une partie s'approcha de plusieurs sentinelles qui étaient endormies et s'en saisit. Alleyn et quelques autres s'avancèrent pour ouvrir la porte la plus proche et abaisser le pont. Cette opération était finie, lorsque tout-à-coup le signal de surprise fut donné; la cloche d'alarmes sonna, et le château retentit du bruit des armes. Ce n'était par-tout que tumulte et confusion. Le comte et une partie des siens avaient franchi la porte, quand soudain ils virent tomber la herse; le pont se leva aussitôt, et le comte et ses compagnons se trouvèrent environnés par une multitude armée qui descendait par torrens de tous les lieux retirés du château. Surpris, mais non intimidé, Osbert se précipita, l'épée à la main, et combattit avec une valeur désespérée. L'ame d'Alleyn semblait acquérir une nouvelle vigueur au milieu de ce désordre; il combattait comme un homme respirant la gloire et certain de la victoire: par-tout où il se portait la foule se dispersait devant lui. Réuni avec le comte il était parvenu dans les cours intérieures, où ils cherchaient le baron. Tous deux brûlaient de satisfaire une juste vengeance et de terminer ce combat par la mort de Malcolm. Une fois entrés dans les cours, les portes se fermèrent sur eux; une nombreuse troupe de gardes les pressa de toutes parts, et, après une courte résistance dans laquelle Alleyn reçut une légère blessure, ils furent saisis et faits prisonniers de guerre. Le carnage devint affreux; les vassaux du baron, remplis de furie, étaient insatiables de sang. Beaucoup de ceux qui avaient suivi le comte furent tués dans les cours ou sur la plate-forme; beaucoup, en tentant de s'échapper, se précipitèrent des remparts, et un grand nombre avait péri lors de l'élévation soudaine du pont. Une bien faible partie de cette brave et généreuse troupe, dévouée à la cause de la justice, parvint à s'éloigner des murailles, et survécut pour aller porter ces terribles nouvelles à la comtesse. Le sort du comte était entièrement inconnu à ses amis. Une cause particulière concourrait à augmenter encore leur consternation: c'était l'étonnante manière dont la victoire venait d'être remportée; car on savait que Malcolm, hors les cas de nécessité, n'avait jamais à Dunbayne plus de soldats que n'en exige la pompe féodale: et dans cette circonstance on avait vu sortir des lieux retirés du château, un nombre d'hommes armés capables de résister à une tribu toute entière. Les intelligences secrètes du baron étaient inconnues: une conscience alarmée le tenait en armes pour sa propre sûreté, et depuis quelques années des espions, placés par lui dans les environs du château d'Athlin, observaient ce qui s'y passait et lui rendaient un compte immédiat de tous les préparatifs de guerre dont ils s'apercevaient. Il n'était point probable qu'un événement aussi public que celui qui avait eu lieu le jour de la fête, lorsque tous les vassaux jurèrent de venger la mort de leur chef, pût échapper à l'œil vigilant des hommes aux gages de Malcolm. Ils s'étaient effectivement hâtés de le lui apprendre, en accompagnant leur récit de toutes les exagérations de la peur et de l'étonnement. Cette nouvelle l'avertit de se mettre en défense. Ce qu'on lui rapporta des apprêts militaires du comte, vint le convaincre qu'il devait se hâter; et, souriant à ces faux bruits d'une guerre éloignée, il fit entrer des hommes et des armes dans son château, et se tenait lui-même prêt à recevoir les assaillans. Le plan du baron, conduit avec beaucoup d'art et de secret, consistait à laisser l'ennemi escalader les murailles, pour le passer ensuite au fil de l'épée. Mais peu s'en fallût qu'il n'échouât, par une suite du sommeil auquel s'étaient livrées les sentinelles chargées de donner l'alarme.
Le courage de Maltida céda à une aussi grande calamité; elle fut attaquée par une maladie violente qui faillit terminer ses souffrances et sa vie, et rendre inutiles tous les tendres soins de sa fille. Cependant ces soins ne demeurèrent pas sans effet; Maltida revint à la vie, et ils l'aidèrent à supporter les heures d'affliction qu'elle devait à son incertitude du sort du comte. Marie, pénétrée de tout ce que ces derniers événemens avaient de lamentable, était peu propre au rôle de consolatrice; mais son cœur généreux, souffrant des profondes douleurs de Maltida, s'efforça d'oublier ses propres peines pour ne s'occuper que de celles de sa mère. Souvent néanmoins elle se représentait son frère livré aux horreurs de la prison et de la mort, et cette affreuse image égarait sa raison. Marie éprouvait aussi une forte compassion pour ce jeune montagnard qui, avec un désintéressement si noble, s'était lié à la cause de sa maison: elle souhaitait ardemment d'apprendre la destinée de tous deux, et souvent son ame était brisée par le spectacle de leurs tourmens que son imagination lui offrait.