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Les compagnons de Jéhu

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Mais, à Bourg, ville royaliste et surtout religieuse, personne ne risqua de compromettre son âme, en achetant un bien qui avait appartenu à de dignes moines que chacun vénérait. Il en résultait que le couvent, le parc et la forêt étaient devenus, sous le titre de biens de l'État, la propriété de la République, c'est-à-dire n'appartenaient à personne — ou, du moins, restaient délaissés — car la République, depuis sept ans, avait eu bien autre chose à penser que de faire recrépir des murs, entretenir un verger, et mettre en coupe réglée une forêt.

Depuis sept ans donc, la chartreuse était complètement abandonnée, et quand, par hasard, un regard curieux pénétrait par le trou de la serrure, il voyait l'herbe poussant dans les cours comme les ronces dans le verger, comme les broussailles dans la forêt, laquelle, percée à cette époque d'une route et de deux ou trois sentiers seulement, était partout ailleurs, en apparence du moins, devenue impraticable.

Une espèce de pavillon, nommé la Correrie, dépendant de la chartreuse et distant du monastère d'un demi-quart de lieue, verdissait de son côté dans la forêt, laquelle, profitant de la liberté qui lui était laissée de pousser à sa fantaisie, l'avait enveloppé de tout côté d'une ceinture de feuillages, et avait fini par le dérober à la vue.

Au reste, les bruits les plus étranges couraient sur ces deux bâtiments: on les disait hantés par des hôtes invisibles le jour, effrayants la nuit; des bûcherons ou des paysans attardés, qui parfois allaient encore exercer dans la forêt de la République les droits d'usage dont la ville de Bourg jouissait du temps des chartreux, prétendaient avoir vu, à travers les fentes des volets fermés, courir des flammes dans les corridors et dans les escaliers, et avoir distinctement entendu des bruits de chaînes traînant sur les dalles des cloîtres et les pavés des cours. Les esprits forts niaient la chose; mais, en opposition avec les incrédules, deux sortes de gens l’affirmaient et donnaient, selon leurs opinions et leurs croyances, à ces bruits effrayants et à ces lueurs nocturnes, deux causes différentes: les patriotes prétendaient que c'étaient les âmes des pauvres moines que la tyrannie des cloîtres avait ensevelis vivants dans les in-pace, qui revenaient en appelant la vengeance du ciel sur leurs persécuteurs, et qui traînaient après leur mort les fers dont ils avaient été chargés pendant leur vie; les royalistes disaient que c'était le diable en personne qui, trouvant un couvent vide et n'ayant plus à craindre le goupillon des dignes religieux, venait tranquillement prendre ses ébats là où autrefois il n'eût pas osé hasarder le bout de sa griffe; mais il y avait un fait qui laissait toute chose en suspens: c'est que pas un de ceux qui niaient ou qui affirmaient — soit qu'il eût pris parti pour les âmes des moines martyrs ou pour le sabbat tenu par Belzébuth — n'avait eu le courage de se hasarder dans les ténèbres et de venir, aux heures solennelles de la nuit, s'assurer de la vérité, afin de pouvoir dire le lendemain si la chartreuse était solitaire ou hantée, et, si elle était hantée, quelle espèce d'hôtes y revenaient.

Mais sans doute tous ces bruits, fondés on non, n'avaient aucune influence sur le cavalier mystérieux; car, ainsi que nous l'avons dit, quoique neuf heures sonnassent à Bourg, et que, par conséquent, il fît nuit close, il arrêta son cheval à la porte du monastère abandonné, et, sans mettre pied à terre, tirant un pistolet de ses fontes, il frappa du pommeau contre la porte trois coups espacés à la manière des francs-maçons.

Puis il écouta.

Un instant il avait douté qu'il y eût réunion à la chartreuse, car, si fixement qu'il eût regardé, si attentivement qu'il eût prêté l'oreille; il n'avait vu aucune lumière, n'avait entendu aucun bruit.

Cependant, il lui sembla qu'un pas circonspect s'approchait intérieurement de la porte.

Il frappa une seconde fois avec la même arme et de la même façon.

— Qui frappe? demanda une voix.

— Celui qui vient de la part d'Élisée, répondit le voyageur.

— Quel est le roi auquel les fils d'Isaac doivent obéir?

— Jéhu.

— Quelle est la maison qu'ils doivent exterminer?

— Celle d'Achab.

— Êtes-vous prophète ou disciple?

— Je suis prophète.

— Alors, soyez le bienvenu dans la maison du Seigneur, dit la voix.

Aussitôt les barres de fer qui assuraient la massive clôture basculèrent sur elles-mêmes, les verrous grincèrent dans les tenons, un des battants de la porte s'ouvrit silencieusement, et le cheval et le cavalier s'enfoncèrent sous la sombre voûte qui se referma derrière eux.

Celui qui avait ouvert cette porte, si lente à s'ouvrir, si prompte à se refermer, était vêtu de la longue robe blanche des chartreux, dont le capuchon, retombant sur son visage, voilait entièrement ses traits.

VII — LA CHARTREUSE DE SEILLON

Sans doute, de même que le premier affilié rencontré sur la route de Sue par celui qui venait de se donner le titre de prophète, le moine qui avait ouvert la porte n'occupait qu'un rang secondaire dans la confrérie car, saisissant la bride du cheval, il le maintint tandis que le cavalier mettait pied à terre, rendant ainsi au jeune homme le même service que lui eût rendu un palefrenier.

Morgan descendit, détacha la valise, tira les pistolets de leurs fontes, les passa à sa ceinture, près de ceux qui y étaient déjà, et, s'adressant au moine d'un ton de commandement

— Je croyais, dit-il, trouver les frères réunis en conseil.

— Ils sont réunis, en effet, répondit le moine.

— Où cela?

— Dans la Correrie; on a vu, depuis quelques jours, rôder autour de la chartreuse des figures suspectes, et des ordres supérieurs ont ordonné les plus grandes précautions.

Le jeune homme haussa les épaules en signe qu'il regardait ces précautions comme inutiles, et, toujours du même ton de commandement:

— Faites mener ce cheval à l’écurie et conduisez-moi au conseil, dit-il.

Le moine appela un autre frère aux mains duquel il jeta la bride du cheval, prit une torche qu'il alluma à une lampe brûlant dans la petite chapelle que l'on peut, aujourd'hui encore, voir à droite sous la grande porte, et marcha devant le nouvel arrivé.

Il traversa le cloître, fit quelques pas dans le jardin, ouvrit une porte conduisant à une espèce de citerne, fit entrer Morgan, referma aussi soigneusement la porte de la citerne qu'il avait refermé celle de la rue, poussa du pied une pierre qui semblait se trouver là par hasard, démasqua un anneau et souleva une dalle fermant l'entrée d'un souterrain dans lequel on descendait par plusieurs marches.

Ces marches conduisaient à un couloir arrondi en voûte et pouvant donner passage à deux hommes s'avançant de front.

Nos deux personnages marchèrent ainsi pendant cinq à six minutes, après lesquelles ils se trouvèrent en face d'une grille. Le moine tira une clef de dessous sa robe et l'ouvrit. Puis, quand tous deux eurent franchi la grille et que la grille se fut refermée:

— Sous quel nom vous annoncerai-je? demanda le moine.

— Sous le nom de frère Morgan.

— Attendez ici; dans cinq minutes je serai de retour.

Le jeune homme fit de la tête un signe qui annonçait qu'il était familiarisé avec toutes ces défiances et toutes ces précautions. Puis il s'assit sur une tombe — on était dans les caveaux mortuaires du couvent —, et il attendit.

En effet, cinq minutes ne s'étaient point écoulées, que le moine reparut.

— Suivez-moi, dit-il: les frères sont heureux de votre présence; ils craignaient qu'il ne vous fût arrivé malheur.

Quelques secondes plus tard, frère Morgan était introduit dans la salle du conseil.

Douze moines l'attendaient, le capuchon rabattu sur les yeux; mais, dès que la porte se fut refermée derrière lui et que le frère servant eut disparu, en même temps que Morgan lui-même ôtait son masque, tous les capuchons se rabattirent et chaque moine laissa voir son visage.

Jamais communauté n'avait brillé par une semblable réunion de beaux et joyeux jeunes gens.

Deux ou trois seulement, parmi ces étranges moines, avaient atteint l'âge de quarante ans.

Toutes les mains se tendirent vers Morgan; deux ou trois accolades furent données au nouvel arrivant.

— Ah! par ma foi, dit l'un de ceux qui l'avaient embrassé le plus tendrement, tu nous tires une fameuse épine hors du pied: nous te croyions mort ou tout au moins prisonnier.

— Mort, je te le passe, Amiet; mais prisonnier, non, citoyen, comme on dit encore quelquefois — et comme on ne dira bientôt plus, j'espère — il faut même dire que les choses se sont passées de part et d'autre avec une aménité touchante: dès qu'il nous ont aperçus, le conducteur a crié au postillon d'arrêter; je crois même qu'il a ajouté: «Je sais ce que c'est». — Alors, lui ai-je dit, si vous savez ce que c'est, mon cher ami, les explications ne seront pas longues. — L'argent du gouvernement? a-t-il demandé. - - Justement, ai-je répondu. Puis, comme il se faisait un grand remue-ménage dans la voiture: «Attendez, mon ami, ai-je ajouté; avant tout, descendez, et dites à ces messieurs, et surtout à ces dames, que nous sommes des gens comme il faut, qu'on ne les touchera pas — ces dames, bien entendu — et que l'on ne regardera que celles qui passeront la tête par la portière.» Une s'est hasardée, ma foi! il est vrai qu'elle était charmante… Je lui ai envoyé un baiser; elle a poussé un petit cri et s'est réfugiée dans la voiture, ni plus ni moins que Galatée; mais comme il n'y avait pas de saules, je ne l'y ai pas poursuivie. Pendant ce temps, le conducteur fouillait dans sa caisse en toute hâte, et il se hâtait si bien, qu'avec l'argent du gouvernement, il m'a remis, dans sa précipitation, deux cents louis appartenant à un pauvre marchand de vin de Bordeaux.

— Ah! diable! fit celui des frères auquel le narrateur avait donné le nom d'Amiet, qui probablement, comme celui de Morgan, n'était qu'un nom de guerre, voilà qui est fâcheux! Tu sais que le Directoire, qui est plein d'imagination, organise des compagnies de chauffeurs qui opèrent en notre nom, et qui ont pour but de faire croire que nous en voulons aux pieds et aux bourses dès particuliers, c'est-à-dire que nous sommes de simples voleurs.

— Attendez donc, reprit Morgan, voilà justement ce qui m'a retardé; j'avais entendu dire quelque chose de pareil à Lyon, de sorte que j'étais déjà à moitié chemin de Valence quand je me suis aperçu de l'erreur par l'étiquette. Ce n'était pas bien difficile, il y avait sur le sac, comme si le bonhomme eût prévu le cas: Jean Picot, marchand de vin à Fronsac, près Bordeaux.

— Et tu lui as renvoyé son argent?

— J'ai mieux fait, je le lui ai reporté.

— À Fronsac?

— Oh! non, mais à Avignon. Je me suis douté qu'un homme si soigneux devait s'être arrêté à la première ville un peu importante pour prendre des informations sur ses deux cents louis. Je ne me trompais pas: je m'informe à l'hôtel si l'on connaît le citoyen Jean Picot; on me répond que non seulement on le connaît, mais qu'il dîne à table d'hôte. J'entre. Vous devinez de quoi l'on parlait: de l'arrestation de la diligence. Jugez de l'effet de l’apparition! le dieu antique descendant dans la machine ne faisait pas un dénouement plus inattendu. Je demande lequel de tous les convives s'appelle Jean Picot; celui qui porte ce nom distingué et harmonieux se montre. Je dépose devant lui les deux cents louis en lui faisant mes excuses, au nom de la société, de l'inquiétude que lui ont causée les compagnons de Jéhu. J'échange un signe d'amitié avec Barjols, un salut de politesse avec l'abbé de Rians, qui étaient là; je tire ma révérence à la compagnie et je sors. C'est peu de chose; mais cela m'a pris une quinzaine d'heures: de là le retard. J'ai pensé que mieux valait être en retard et ne pas laisser sur nos traces une fausse opinion de nous. Ai-je bien fait, mes maîtres?

La société éclata en bravos.

— Seulement, dit un des assistants, je trouve assez imprudent, à vous, d'avoir tenu à remettre l'argent vous-même au citoyen Jean Picot.

— Mon cher colonel, répondit le jeune homme, il y a un proverbe d'origine italienne qui dit: «Qui veut va, qui ne veut pas envoie.» Je voulais, j'ai été.

— Et voilà un gaillard qui, pour vous remercier, si vous avez un jour la mauvaise chance de tomber entre les mains du Directoire, se hâterait de vous reconnaître; reconnaissance qui aurait pour résultat de vous faire couper le cou.

— Oh! Je l'en défie bien de me reconnaître.
— Qui l'en empêcherait?

— Ah çà! mais vous croyez donc que je fais mes équipées à visage découvert? En vérité, mon cher colonel, vous me prenez pour un autre. Quitter mon masque, c'est bon entre amis; mais avec les étrangers, allons donc. Ne sommes-nous pas en plein carnaval? Je ne vois pas pourquoi je ne me déguiserais pas en Abellino ou en Karl Moor, quand MM. Gohier, Sieyès, Roger Ducos, Moulin et Barras se déguisent en rois de France.

— Et vous êtes entré masqué dans la ville?

— Dans la ville, dans l'hôtel, dans la salle de la table d'hôte. Il est vrai que, si le visage était couvert, la ceinture était découverte, et, comme vous voyez, elle était bien garnie.

Le jeune homme fit un mouvement qui écarta son manteau, et montra sa ceinture, à laquelle étaient passés quatre pistolets et suspendu un court couteau de chasse.

Puis, avec cette gaieté qui semblait un des caractères dominants de cette insoucieuse organisation:

— Je devais avoir l'air féroce, n'est-ce pas? Ils m'auront pris pour feu Mandrin descendant des montagnes de la Savoie. À propos, voilà les soixante mille francs de Son Altesse le Directoire.

Et le jeune homme poussa dédaigneusement du pied la valise qu'il avait déposée à terre et dont les entrailles froissées rendirent ce son métallique qui indique la présence de l'or.

Puis il alla se confondre dans le groupe de ses amis, dont il avait été séparé par cette distance qui se fait naturellement entre le narrateur et ses auditeurs.

Un des moines se baissa et ramassa la valise.

— Méprisez l'or tant que vous voudrez, mon cher Morgan, puisque cela ne vous empêche pas de le recueillir; mais je sais de braves gens qui attendent les soixante mille francs que vous crossez dédaigneusement du pied, avec autant d'impatience et d'anxiété que la caravane égarée au désert attend la goutte d'eau qui l’empêchera de mourir de soif.

— Nos amis de la Vendée, n'est-ce pas? répondit Morgan; grand bien leur fasse! Les égoïstes, ils se battent, eux. Ces messieurs ont choisi les roses et nous laissent les épines. Ah çà! mais ils ne reçoivent donc rien de l'Angleterre?

— Si fait, dit gaiement un des moines; à Quiberon, ils ont reçu des boulets et de la mitraille.

— Je ne dis pas des Anglais, reprit Morgan, je dis de l’Angleterre.

— Pas un sou.

— Il me semble, cependant, dit un des assistants, qui paraissait posséder une tête un peu plus réfléchie que celles de ses compagnons, il me semble que nos princes pourraient bien envoyer un peu d'or à ceux qui versent leur sang pour la cause de la monarchie! Ne craignent-ils pas que la Vendée finisse par se lasser, un jour ou l'autre, d'un dévouement qui, jusqu'au- jourd'hui, ne lui a pas encore valu, que je sache, même un remerciement?

— La Vendée, cher ami, reprit Morgan, est une terre généreuse et qui ne se lassera pas, soyez tranquille; d'ailleurs, quel serait le mérite de la fidélité, si elle n'avait point affaire à l’ingratitude? Du moment où le dévouement rencontre la reconnaissance, ce n'est plus du dévouement: c'est un échange, puisqu'il est récompensé. Soyons fidèles toujours, soyons dévoués tant que nous pourrons, messieurs, et prions le ciel qu'il fasse ingrats ceux auxquels nous nous dévouons, et nous aurons, croyez- moi, la belle part dans l’histoire de nos guerres civiles.

À peine Morgan achevait-il de formuler cet axiome chevaleresque et exprimait-il un souhait qui avait toute chance d'être accompli, que trois coups maçonniques retentirent à la même porte par laquelle il avait été introduit lui-même.

— Messieurs, dit celui des moines qui paraissait remplir le rôle de président, vite les capuchons et les masques; nous ne savons pas qui nous arrive.

VIII — À QUOI SERVAIT L’ARGENT DU DIRECTOIRE

Chacun s'empressa d'obéir, les moines rabattant les capuchons de leurs longues robes sur leurs visages, Morgan remettant son masque.

— Entrez! dit le supérieur.

La porte s'ouvrit et l'on vit reparaître le frère servant.

— Un émissaire du général Georges Cadoudal demande à être introduit, dit-il.

— A-t-il répondu aux trois mots d'ordres?

— Parfaitement.

— Qu'il soit introduit.

Le frère servant rentra dans le souterrain, et, deux secondes après, reparut, conduisant un homme qu'à son costume il était facile de reconnaître pour un paysan, et à sa tête carrée, coiffée de grands cheveux roux, pour un Breton.

Il s'avança jusqu'au milieu du cercle sans paraître intimidé le moins du monde, fixant tour à tour ses yeux sur chacun des moines et attendant que l’une de ces douze statues de granit rompît le silence.

Ce fut le président qui lui adressa la parole:

— De la part de qui viens-tu? lui demanda-t-il.

— Celui qui m'a envoyé, répondit le paysan, m'a commandé, si l'on me faisait une question, de dire que je venais de la part de Jéhu.

— Es-tu porteur d'un message verbal ou écrit?

— Je dois répondre aux questions qui me seront faites par vous et échanger un chiffon de papier contre de l’argent.

— C'est bien; commençons par les questions: où en sont nos frères de Vendée?

— Ils avaient déposé les armes et n'attendaient qu'un mot de vous pour les reprendre.

— Et pourquoi avaient-ils déposé les armes?

— Ils en avaient reçu l'ordre de S. M. Louis XVIII.

— On a parlé d'une proclamation écrite de la main même du roi.

— En voici la copie.

Le paysan présenta le papier au personnage qui l’interrogeait.

Celui-ci l’ouvrit et lut:

«La guerre n'est absolument propre qu'à rendre la royauté odieuse et menaçante. Les monarques qui rentrent par son secours sanglant ne peuvent jamais être aimés: il faut donc abandonner les moyens sanglants et se confier à l'empire de l'opinion, qui revient d'elle-même aux principes sauveurs. Dieu et le roi seront bientôt le cri de ralliement des Français; il faut réunir en un formidable faisceau les éléments épars du royalisme, abandonner la Vendée militante à son malheureux sort, et marcher dans une voie plus pacifique et moins incohérente. Les royalistes de l'Ouest ont fait leur temps, et l'on doit s'appuyer enfin sur ceux de Paris, qui ont tout préparé pour une restauration prochaine…»

Le président releva la tête, et, cherchant Morgan d'un oeil dont son capuchon ne pouvait voiler entièrement l’éclair:

— Eh bien, frère, lui dit-il, j'espère que voilà ton souhait de tout à l'heure accompli, et les royalistes de la Vendée et du Midi auront tout le mérite du dévouement.

Puis, abaissant son regard sur la proclamation, dont restaient quelques lignes à lire, il continua:

«Les Juifs avaient crucifié leur roi, depuis ce temps ils errent par tout le monde: les Français ont guillotiné le leur, ils seront dispersés par toute la terre.

«Datée de Blankenbourg, le 25 août 1799, jour de notre fête, de notre règne le sixième.

«Signé: Louis_._»

Les jeunes gens se regardèrent.

— Q_uos vultperdere Jupiter dementat_! dit Morgan.

— Oui, dit le président; mais, quand ceux que Jupiter veut perdre représentent un principe, il faut les soutenir, non seulement contre Jupiter, mais contre eux-mêmes. Ajax, au milieu de la foudre et des éclairs, se cramponnait à un rocher, et, dressant au ciel son poing fermé, disait: «j’échapperai malgré les dieux…»

Puis, se retournant du côté de l'envoyé de Cadoudal:

— Et à cette proclamation qu'a répondu celui qui t'envoie?

— À peu près ce que vous venez de répondre vous-même. Il m'a dit de venir voir et de m'informer de vous si vous étiez décidés à tenir malgré tout, malgré le roi lui-même.

— Pardieu! dit Morgan.

— Nous sommes décidés, dit le président.

— En ce cas, dit le paysan, tout va bien. Voici les noms réels des nouveaux chefs et leurs noms de guerre; le général vous recommande de ne vous servir le plus possible dans vos correspondances que des noms de guerre: c'est le soin qu'il prend lorsque, de son côté, il parle de vous.

— Vous avez la liste? demanda le président.

— Non; je pouvais être arrêté, et la liste eût été prise.
Écrivez, je vais vous dicter.

Le président s'assit à sa table, prit une plume et écrivit sous la dictée du paysan vendéen les noms suivants:

«Georges Cadoudal, Jéhu ou la Tête-ronde; Joseph Cadoudal, Judas Macchabée; Lahaye Saint-Hilaire, David; Burban Malabry, Brave-la-Mort; Poulpiquez, Royal-Carnage; Bonfils, Brise- Barrière; Dampherné, Piquevers; Duchayla, la Couronne; Duparc, le Terrible; la Roche, Mithridate; Puisage, Jean le Blond

— Voilà les successeurs des Charrette, des Stofflet, des Cathelineau, des Bonchamp, des d'Elbée, des la Rochejacquelein et des Lescure! dit une voix.

Le Breton se retourna vers celui qui venait de parler:

— S'ils se font tuer comme leurs prédécesseurs, dit-il, que leur demanderez-vous?

— Allons, bien répondu, dit Morgan; de sorte…?

— De sorte que, dès que notre général aura votre réponse, reprit le paysan, il reprendra les armes.

— Et si notre réponse eût été négative…? demanda une voix.

— Tant pis pour vous! répondit le paysan; dans tous les cas, l’insurrection était fixée au 20 octobre.

— Eh bien, dit le président, le général aura, grâce à nous, de quoi payer son premier mois de solde. Où est votre reçu?

— Le voici, dit le paysan tirant de sa poche un papier sur lequel étaient écrits ces mots:

«Reçu de nos frères du Midi et de l'Est, pour être employée au bien de la cause, la somme de: «GEORGES CADOUDAL,

«Général en chef de l'armée royaliste de Bretagne.»

La somme, comme on voit, était restée en blanc.

— Savez-vous écrire? demanda le président.

— Assez pour remplir les trois ou quatre mots qui manquent.

— Eh bien, écrivez: «Cent mille francs.»

Le Breton écrivit; puis, tendant le papier au président:

— Voici le reçu, dit-il; où est l'argent?

— Baissez-vous, et ramassez le sac qui est à vos pieds; il contient soixante mille francs.

Puis, s'adressant à un des moines:

— Montbar, où sont les quarante autres mille? demanda-t-il.

Le moine interpellé alla ouvrir une armoire et en tira un sac un peu moins volumineux que celui qu'avait rapporté Morgan, mais qui, cependant, contenait la somme assez ronde de quarante mille francs.

— Voici la somme complète, dit le moine.

— Maintenant, mon ami, dit le président, mangez et reposez-vous;
demain, vous partirez.
— On m'attend là-bas, dit le Vendéen; je mangerai et je dormirai
sur mon cheval. Adieu, messieurs, le ciel vous garde!

Et il s'avança, pour sortir, vers la porte par laquelle il était entré.

— Attendez! dit Morgan.

Le messager de Georges s'arrêta.

— Nouvelle pour nouvelle, fit Morgan; dites au général Cadoudal que le général Bonaparte a quitté l'armée d'Égypte, est débarqué avant-hier à Fréjus et sera dans trois jours à Paris. Ma nouvelle vaut bien les vôtres; qu'en dites-vous?

— Impossible! s'écrièrent tous les moines d'une voix.

— Rien n'est pourtant plus vrai, messieurs; je tiens la chose de notre ami le Prêtre, qui l'a vu relayer une heure avant moi à Lyon et qui l'a reconnu.

— Que vient-il faire en France? demandèrent deux ou trois voix.

— Ma foi, dit Morgan, nous le saurons bien un jour ou l'autre; il est probable qu'il ne revient pas à Paris pour y garder l’incognito.

— Ne perdez pas un instant pour annoncer cette nouvelle à nos frères de l'Ouest, dit le président au paysan vendéen: tout à l’heure je vous retenais; maintenant, c'est moi qui vous dis: «Allez!»

Le paysan salua et sortit; le président attendit que la porte fût refermée:

— Messieurs, dit-il, la nouvelle que vient de nous annoncer frère
Morgan est tellement grave, que je proposerai une mesure spéciale.

— Laquelle? demandèrent d'une seule voix les compagnons de Jéhu.

— C'est que l'un de nous, désigné par le sort, parte pour Paris, et, avec le chiffre convenu, nous tienne au courant de tout ce qui se passera.

— Adopté, répondirent-ils.

— En ce cas, reprit le président, écrivons nos treize noms, chacun le sien, sur un morceau de papier; mettons-les dans un chapeau, et celui dont le nom sortira partira à l'instant même.

Les jeunes gens, d'un mouvement unanime, s'approchèrent de la table, écrivirent leurs noms sur des carrés de papier qu'ils roulèrent, et les mirent dans un chapeau.

Le plus jeune fut appelé pour être le prête-nom du hasard.

Il tira un des petits rouleaux de papier et le présenta au président, qui le déplia.

— Morgan, dit le président.

— Mes instructions, demanda le jeune homme.

— Rappelez-vous, répondit le président, avec une solennité à laquelle les voûtes de ce cloître prêtaient une suprême grandeur, que vous vous appelez le baron de Sainte-Hermine, que votre père a été guillotiné sur la place de la Révolution et votre frère tué à l'armée de Condé. Noblesse oblige! voilà vos instructions.

— Et pour le reste, demanda le jeune homme.

— Pour le reste? dit le président, nous nous en rapportons à votre royalisme et à votre loyauté.

— Alors, mes amis, permettez-moi de prendre congé de vous à l'instant même; je voudrais être sur la route de Paris avant le jour, et j'ai une visite indispensable à faire avant mon départ.

— Va! dit le président en ouvrant ses bras à Morgan; je t'embrasse au nom de tous les frères. À un autre je dirais: «sois brave, persévérant, actif!» à toi je dirai: «Sois prudent!»

Le jeune homme reçut l'accolade fraternelle, salua d'un sourire ses autres amis, échangea une poignée de main avec deux ou trois d'entre eux, s'enveloppa de son manteau, enfonça son chapeau sur sa tête et sortit.

IX — ROMÉO ET JULIETTE

Dans la prévoyance d’un prochain départ, le cheval de Morgan, après avoir été lavé, bouchonné, séché, avait reçu double ration d'avoine et avait été de nouveau sellé et bridé.

Le jeune homme n'eut donc qu'à le demander et à sauter dessus.

À peine fut-il en selle que la porte s'ouvrit comme par enchantement; le cheval s'élança dehors hennissant et rapide, ayant oublié sa première course et prêt à en dévorer une seconde.

À la porte de la chartreuse, Morgan demeura un instant indécis, pour savoir s'il tournerait à droite ou à gauche; enfin, il tourna à droite, suivit un instant le sentier qui conduit de Bourg à Seillon, se jeta une seconde fois à droite, mais à travers plaine, s'enfonça dans un angle de forêt qu'il rencontra sur son chemin, reparut bientôt de l'autre côté du bois, gagna la grande route de Pont-d'Ain, la suivit pendant l'espace d'une demi-lieue à peu près, et ne s'arrêta qu'à un groupe de maisons que l'on appelle aujourd'hui la Maison-des-Gardes.

Une de ces maisons portait pour enseigne un bouquet de houx, qui indiquait une de ces haltes campagnardes où les piétons se désaltèrent et reprennent des forces en se reposant un instant, avant de continuer le long et fatigant voyage de la vie.

Ainsi qu'il avait fait à la porte de la chartreuse, Morgan s'arrêta, tira un pistolet de sa fonte et se servit de sa crosse comme d'un marteau; seulement, comme, selon toute probabilité, les braves gens qui habitaient l'humble auberge ne conspiraient pas, la réponse à l'appel du voyageur se fit plus longtemps attendre qu'à la chartreuse. Enfin, on entendit le pas du garçon d'écurie, alourdi par ses sabots; la porte cria, et le bonhomme qui venait de l'ouvrir, voyant un cavalier tenant un pistolet à la main, s'apprêta instinctivement à la refermer.

— C'est moi, Pataut, dit le jeune homme; n'aie pas peur.

— Ah! de fait, dit le paysan, c'est vous, monsieur Charles. Ah! je n'ai pas peur non plus; mais vous savez, comme disait M. le curé, du temps qu'il y avait un bon Dieu, les précautions, c'est la mère de la sûreté.

— Oui, Pataut, oui, dit le jeune homme en mettant pied à terre et en glissant une pièce d'argent dans la main du garçon d'écurie; mais, sois tranquille, le bon Dieu reviendra, et, par contrecoup, M. le curé aussi.

— Oh! quant à ça, fit le bonhomme, on voit bien qu'il n'y a plus personne là-haut, à la façon dont tout marche. Est-ce que ça durera longtemps encore comme ça, monsieur Charles?

— Pataut, je te promets de faire de mon mieux pour que tu ne t’impatientes pas trop, parole d'honneur! je ne suis pas moins pressé que toi. Aussi te prierai-je de ne pas te coucher, mon bon Pataut.

— Ah! vous savez bien, monsieur, que, quand vous venez, c'est assez mon habitude de ne pas me coucher; et, quant au cheval… Ah çà! vous en changez donc tous les jours, de cheval? L'avant- dernière fois, c'était un alezan; la dernière fois, c'était un pommelé, et, aujourd'hui, c'est un noir.

— Oui, je suis capricieux de ma nature. Quant au cheval, comme tu disais, mon cher Pataut, il n'a besoin de rien, et tu ne t’en occuperas que pour le débrider. Laisse lui la selle sur le dos… Attends: remets donc ce pistolet dans les fontes, et puis garde- moi encore ces deux-là.

Et le jeune homme détacha ceux qui étaient passés à sa ceinture et les donna au garçon d'écurie.

— Bon! fit celui-ci en riant, plus que ça d'aboyeurs!

— Tu sais, Pataut, on dit que les routes ne sont pas sûres.

— Ah! je crois bien qu'elles ne sont pas sûres! nous nageons en plein brigandage, monsieur Charles. Est-ce qu'on n'a pas arrêté et dépouillé, pas plus tard que la semaine dernière, la diligence de Genève à Bourg?

— Bah! fit Morgan; et qui accuse-t-on de ce vol?

— Oh! c'est une farce; imaginez-vous qu'ils disent que c'est les compagnons de Jésus. Je n'en ai pas cru un mot, vous pensez bien; qu'est-ce que c'est que les compagnons de Jésus, sinon les douze apôtres?

— En effet, dit Morgan avec son éternel et joyeux sourire, je n'en vois pas d'autres.

— Bon! continua Pataut, accuser les douze apôtres de dévaliser les diligences, il ne manquerait plus que cela! Oh! je vous le dis, monsieur Charles, nous vivons dans un temps où l'on ne respecte plus rien.

Et, tout en secouant la tête en misanthrope dégoûté, sinon de la vie, du moins des hommes, Pataut conduisit le cheval à l'écurie.

Quant à Morgan, il regarda pendant quelques secondes Pataut s'enfoncer dans les profondeurs de la cour et dans les ténèbres des écuries; puis, tournant la haie qui ceignait le jardin, il descendit vers un grand massif d'arbres dont les hautes cimes se dressaient et se découpaient dans la nuit avec la majesté des choses immobiles, tout en ombrageant une charmante petite campagne qui portait, dans les environs, le titre pompeux de château des Noires-Fontaines.

Comme Morgan atteignait le mur du château, l'heure sonna au clocher du village de Montagnac. Le jeune homme prêta l’oreille au timbre qui passait en vibrant dans l’atmosphère calme et silencieuse d'une nuit d'automne, et compta jusqu'à onze coups.

Bien des choses, comme on le voit, s'étaient passées en deux heures.

Morgan fit encore quelques pas, examina le mur, paraissant chercher un endroit connu, puis, cet endroit trouvé, introduisit la pointe de sa botte dans la jointure de deux pierres, s'élança comme un homme qui monte à cheval, saisit le chaperon du mur de la main gauche, d'un seul élan se trouva à califourchon sur le mur, et, rapide comme l'éclair, se laissa retomber de l’autre côté.

Tout cela s'était fait avec tant de rapidité, d'adresse et de légèreté, que, si quelqu'un eût passé par hasard en ce moment-là, il eût pu croire qu'il était le jouet d'une vision.

Comme il avait fait d'un côté du mur, Morgan s'arrêta et écouta de l'autre, tandis que son oeil sondait, autant que la chose était possible, dans les ténèbres obscurcies par le feuillage des trembles et des peupliers, les profondeurs du petit buis.

Tout était solitaire et silencieux. Morgan se hasarda de continuer son chemin. Nous disons se hasarda, parce qu'il y avait, depuis qu'il s'était approché du château des Noires-Fontaines, dans toutes les allures du jeune homme, une timidité et une hésitation si peu habituelles à son caractère, qu'il était évident que, cette fois, s'il avait des craintes, ces craintes n'étaient pas pour lui seul.

Il gagna la lisière du bois en prenant les mêmes précautions.

Arrivé sur une pelouse, à l'extrémité de laquelle s'élevait le petit château, il s'arrêta et interrogea la façade de la maison.

Une seule fenêtre était éclairée, des douze fenêtres qui, sur trois étages, perçaient cette façade.

Elle était au premier étage, à l'angle de la maison.

Un petit balcon tout couvert de vignes vierges qui grimpaient le long de la muraille, s'enroulaient autour des rinceaux de fer et retombaient en festons, s'avançait au-dessous de cette fenêtre et surplombait le jardin.

Aux deux côtés de la fenêtre, placés sur le balcon même, des arbres à larges feuilles s'élançaient de leurs caisses et formaient au-dessus de la corniche un berceau de verdure.

Une jalousie, montant et descendant à l'aide de cordes, faisait une séparation entre le balcon et la fenêtre, séparation qui disparaissait à volonté.

C'était à travers les interstices de la jalousie que Morgan avait vu la lumière.

Le premier mouvement du jeune homme, fut de traverser la pelouse en droite ligne; mais, cette fois encore, les craintes dont nous avons parlé le retinrent.

Une allée de tilleuls longeait la muraille et conduisait à la maison.

Il fit un détour et s'engagea sous la voûte obscure et feuillue.

Puis, arrivé à l'extrémité de l’allée, il traversa, rapide comme un daim effarouché, l'espace libre, et se trouva au pied de la muraille, dans l’ombre épaisse projetée par la maison.

Il fit quelques pas à reculons, les yeux fixés sur la fenêtre, mais de manière à ne pas sortir de l'ombre.

Puis, arrivé au point calculé par lui, il frappa trois fois dans ses mains.

À cet appel, une ombre s'élança du fond de l'appartement, et vint, gracieuse, flexible, presque transparente, se coller à la fenêtre.

Morgan renouvela le signal.

Aussitôt la fenêtre s'ouvrit, la jalousie se leva, et une ravissante jeune fille, en peignoir de nuit avec sa chevelure blonde ruisselant sur ses épaules, parut dans l’encadrement de verdure.

Le jeune homme tendit les bras à celle dont les bras étaient tendus vers lui, et deux noms, ou plutôt deux cris sortis du coeur, se croisèrent, allant au-devant l'un de l’autre.

— Charles!

— Amélie!

Puis le jeune homme bondit contre la muraille, s'accrocha aux tiges des vigies, aux aspérités de la pierre, aux saillies des corniches, et en une seconde se trouva sur le balcon.

Ce que les deux beaux jeunes gens se dirent alors ne fut qu'un murmure d'amour perdu dans un interminable baiser.

Mais, par un doux effort, le jeune homme entraîna d'un bras la jeune fille dans la chambre, tandis que l'autre lâchait les cordons de la jalousie, qui retombait bruyante derrière eux.

Derrière la jalousie la fenêtre se referma.

Puis la lumière s'éteignit, et toute la façade du château des
Noires-Fontaines se trouva dans l'obscurité.

Cette obscurité durait depuis un quart d'heure à peu près, lorsqu'on entendit le roulement d'une voiture sur le chemin qui conduisait de la grande route de Pont-d'Ain à l'entrée du château.

Puis le bruit cessa; il était évident que la voiture venait de s'arrêter devant la grille.

X — LA FAMILLE DE ROLAND

Cette voiture qui s'arrêtait à la porte était celle qui ramenait à sa famille Roland, accompagné de sir John.

On était si loin de l'attendre, que, nous l'avons dit, toutes les lumières de la maison étaient éteintes, toutes les fenêtres dans l'obscurité, même celle d'Amélie.

Le postillon, depuis cinq cents pas, faisait bien claquer son fouet à outrance; mais le bruit était insuffisant pour réveiller des provinciaux dans leur premier sommeil.

La voiture une fois arrêtée, Roland ouvrit la portière, sauta à terre sans toucher le marchepied, et se pendit à la sonnette.

Cela dura cinq minutes pendant lesquelles, après chaque sonnerie,
Roland se retournait vers la voiture en disant:

— Ne vous impatientez pas, sir John.

Enfin, une fenêtre s'ouvrit et une voix enfantine, mais ferme, cria:

— Qui sonne donc ainsi?

— Ah! c'est toi, petit Édouard, dit Roland; ouvre vite!

L'enfant se rejeta en arrière avec un cri joyeux et disparut.

Mais, en même temps, on entendit sa voix qui criait dans les
corridors:
— Mère! réveille-toi, c'est Roland!… Soeur! réveille-toi, c'est
le grand frère.

Puis, avec sa chemise seulement et ses petites pantoufles, il se précipita par les degrés en criant:

— Ne t'impatiente pas, Roland, me voilà! me voilà!

Un instant après, on entendit la clef qui grinçait dans la serrure, les verrous qui glissaient dans les tenons; puis une forme blanche apparut sur le perron et vola, plutôt qu'elle ne courut, vers la grille, qui, au bout d'un instant, grinça à son tour sur ses gonds et s'ouvrit.

L'enfant sauta au cou de Roland et y resta pendu.

— Ah! frère! ah! frère! criait-il en embrassant le jeune homme et en riant et pleurant tout à la fois; ah! grand frère Roland, que mère va être contente! et Amélie donc! Tout le monde se porte bien, c'est moi le plus malade… ah! excepté Michel, tu sais, le jardinier, qui s'est donné une entorse. Pourquoi donc n'es-tu pas en militaire?… Ah! que tu es laid en bourgeois! Tu viens d'Égypte; m'as-tu rapporté des pistolets montés en argent et un beau sabre recourbé? Non! ah bien, tu n'es pas gentil et je ne veux plus t'embrasser; mais non, non, va, n'aie pas peur, je t'aime toujours!

Et l'enfant couvrait le grand frère de baisers, comme il l'écrasait de questions.

L'Anglais, resté dans la voiture, regardait, la tête inclinée à la portière, et souriait.

Au milieu de ces tendresses fraternelles, une voix de femme
éclata.
Une voix de mère!

— Où est-il, mon Roland, mon fils bien-aimé? demandait madame de Montrevel d'une voix empreinte d'une émotion joyeuse si violente, qu'elle allait presque jusqu'à la douleur; où est-il? Est-ce bien vrai qu'il soit revenu? est-ce bien vrai qu'il ne soit pas prisonnier, qu'il ne soit pas mort? est-ce bien vrai qu'il vive?

L'enfant, à cette voix, glissa comme un serpent dans les bras de son frère, tomba debout sur le gazon, et, comme enlevé par un ressort, bondit vers sa mère.

— Par ici, mère, par ici! dit-il en entraînant sa mère à moitié vêtue vers Roland.

À la vue de sa mère, Roland n'y put tenir; il sentit se fondre cette espèce de glaçon qui semblait pétrifié dans sa poitrine; son coeur battit comme celui d'un autre.

— Ah! s'écria-t-il, j'étais véritablement ingrat envers Dieu quand la vie me garde encore de semblables joies.

Et il se jeta tout sanglotant au cou de madame de Montrevel sans se souvenir de sir John, qui, lui aussi, sentait se fondre son flegme anglican, et qui essuyait silencieusement les larmes qui coulaient sur ses joues et qui venaient mouiller son sourire.

L'enfant, la mère et Roland formaient un groupe adorable de tendresse et d'émotion.

Tout à coup, le petit Édouard, comme une feuille que le vent emporte, se détacha du groupe en criant:

— Et soeur Amélie, où est-elle donc?

Puis il s'élança vers la maison, en répétant:

— Soeur Amélie, réveille-toi! lève-toi accours!

Et l'on entendit les coups de pied et les coups de poing de l'enfant qui retentissaient contre une porte.

Il se fit un grand silence.

Puis presque aussitôt on entendit le petit Édouard qui criait:

— Au secours, mère! au secours, frère Roland! soeur Amélie se trouve mal.

Madame de Montrevel et son fils s'élancèrent dans la maison; sir John, qui, en touriste consommé qu'il était, avait dans une trousse des lancettes et dans sa poche un flacon de sels, descendit de voiture, et, obéissant à un premier mouvement, s'avança jusqu'au perron.

Là, il s'arrêta, réfléchissant qu'il n'était point présenté, formalité toute puissante pour un Anglais.

Mais, d'ailleurs, en ce moment, celle au-devant de laquelle il allait venait au-devant de lui.

Au bruit que son frère faisait à sa porte, Amélie avait enfin paru sur le palier; mais sans doute la commotion qui l'avait frappée en apprenant le retour de Roland était trop forte, et, après avoir descendu quelques degrés d'un pas presque automatique et en faisant un violent effort sur elle-même, elle avait poussé un soupir; et, comme une fleur qui plie, comme une branche qui s'affaisse, comme une écharpe qui flotte, elle était tombée ou plutôt s'était couchée sur l'escalier.

C'était alors que l'enfant avait crié.

Mais, au cri de l'enfant, Amélie avait retrouvé, sinon la force, du moins la volonté; elle s'était redressée et en balbutiant: «Tais-toi, Édouard! tais-toi au nom du ciel! me voilà!» Elle s'était cramponnée d'une main à la rampe, et, appuyée de l'autre sur l'enfant, elle avait continué de descendre les degrés.

À la dernière marche, elle avait rencontré sa mère et son frère; alors d'un mouvement violent, presque désespéré, elle avait jeté ses deux bras au cou de Roland, en criant:

— Mon frère! mon frère!

Puis Roland avait senti que la jeune fille pesait plus lourdement à son épaule, et en disant: «Elle se trouve mal, de l'air! de l'air!» il l'avait entraînée vers le perron.

C'était ce nouveau groupe, si différent du premier, que sir John avait sous les yeux.

Au contact de l'air, Amélie respira et redressa la tête.

En ce moment, la lune, dans toute sa splendeur, se débarrassait d'un nuage qui la voilait, et éclairait le visage d'Amélie, aussi pâle qu'elle.

Sir John poussa un cri d'admiration.

Il n'avait jamais vu statue de marbre si parfaite que ce marbre vivant qu'il avait sous les yeux. Il faut dire qu'Amélie était merveilleusement belle, vue ainsi.

Vêtue d'un long peignoir de batiste, qui dessinait les formes d'un corps moulé sur celui de la Polymnie antique, sa tête pâle, légèrement inclinée sur l'épaule de son frère, ses longs cheveux d'un blond d'or tombant sur des épaules de neige, son bras jeté au cou de sa mère, et qui laissait pendre sur le châle rouge dont madame de Montrevel était enveloppée une main d'albâtre rosé, telle était la soeur de Roland apparaissant aux regards de sir John.

Au cri d'admiration que poussa l’Anglais, Roland se souvint que celui-ci était là, et madame de Montrevel s'aperçut de sa présence.

Quant à l'enfant, étonné de voir cet étranger chez sa mère, il descendit rapidement le perron, et, restant seul sur la troisième marche, non pas qu'il craignît d'aller plus loin, mais pour rester à la hauteur de celui qu'il interpellait:

— Qui êtes-vous, monsieur? demanda-t-il à sir John, et que faites-vous ici?

— Mon petit Édouard, dit sir John, je suis un ami de votre frère, et je viens vous apporter les pistolets montés en argent et le damas qu'il vous a promis.

— Où sont-ils? demanda l'enfant.

— Ah! dit sir John, ils sont en Angleterre, et il faut le temps de les faire venir; mais voilà votre grand frère qui répondra de moi et qui vous dira que je suis un homme de parole.

— Oui, Édouard, oui, dit Roland; si milord te les promet, tu les auras.

Puis, s'adressant à madame de Montrevel et à sa soeur:

— Excusez-moi, ma mère; excuse-moi, Amélie, dit-il, ou plutôt excusez-vous vous-mêmes comme vous pourrez près de milord: vous venez de faire de moi un abominable ingrat.

Puis, allant à sir John et lui prenant la main:

— Ma mère, continua Roland, milord a trouvé moyen, le premier jour qu'il m'a vu, la première fois qu'il m'a rencontré, de me rendre un éminent service; je sais que vous n'oubliez pas ces choses-là: j'espère donc que vous voudrez bien vous souvenir que sir John est un de vos meilleurs amis, et il va vous en donner une preuve en répétant avec moi qu'il consent à s'ennuyer quinze jours ou trois semaines avec nous.

— Madame, dit sir John, permettez-moi, au contraire, de ne point répéter les paroles de mon ami Roland; ce ne serait point quinze jours, ce ne serait point trois semaines que je voudrais passer au milieu de votre famille, ce serait une vie toute entière..

Madame de Montrevel descendit le perron, et tendit à sir John une main que celui-ci baisa avec une galanterie toute française.

— Milord, dit-elle, cette maison est la vôtre; le jour où vous y êtes entré a été un jour de joie, le jour où vous la quitterez sera un jour de regret et de tristesse.

Sir John se tourna vers Amélie, qui, confuse de paraître ainsi défaite devant un étranger, ramenait autour de son cou les plis de son peignoir:

— Je vous parle en mon nom et au nom de ma fille, trop émue encore du retour inattendu de son frère pour vous accueillir elle- même comme elle le fera dans un instant, continua madame de Montrevel en venant au secours d'Amélie.

— Ma soeur, dit Roland, permettra à mon ami sir John de lui baiser la main, et il acceptera, j'en suis sûr, cette façon de lui souhaiter la bienvenue.

Amélie balbutia quelques mots, souleva lentement le bras, et tendit sa main à sir John avec un sourire presque douloureux.

L'Anglais prit la main d'Amélie; mais, sentant que cette main était glacée et frissonnante, au lieu de la porter à ses lèvres:

— Roland, dit-il, votre soeur est sérieusement indisposée; ne nous occupons ce soir que de sa santé; je suis un peu médecin, et, si elle veut bien convertir la faveur qu'elle daignait m'accorder en celle que je lui tâte le pouls, je lui en aurai une égale reconnaissance.

Mais, comme si elle craignait que l'on ne devinât la cause de son mal, Amélie retira vivement sa main en disant:

— Mais, non, milord se trompe: la joie ne rend pas malade, et la joie seule de revoir mon frère a causé cette indisposition d'un instant qui a déjà disparu.

Puis, se retournant vers madame de Montrevel:

— Ma mère, dit-elle avec un accent rapide, presque fiévreux, nous oublions que ces messieurs arrivent d'un long voyage; que, depuis Lyon ils n'ont probablement rien pris; et que, si Roland a toujours ce bon appétit que nous lui connaissions, il ne m'en voudra pas de vous laisser faire, à lui et à milord, les honneurs de la maison, en songeant que je m'occupe des détails peu poétiques, mais très appréciés par lui du ménage.

Et laissant, en effet, sa mère faire les honneurs de la maison, Amélie rentra pour réveiller les femmes de chambre et le domestique, laissant dans l'esprit de sir John cette espèce de souvenir féerique que laisserait, dans celui d'un touriste descendant les bords du Rhin, l'apparition de la Lorély debout sur son rocher, sa lyre à la main et laissant flotter au vent de la nuit l'or fluide de ses cheveux!

Pendant ce temps, Morgan remontait à cheval, reprenant au grand galop le chemin de la chartreuse, s'arrêtant devant la porte, tirant un carnet de sa poche, et écrivant sur une feuille de ce carnet quelques lignes au crayon, qu'il roulait et faisait passer d'un côté à l'autre de la serrure, sans prendre le temps de descendre de son cheval.

Puis, piquant des deux et se courbant sur la crinière du noble animal, il disparaissait dans la forêt, rapide et mystérieux comme Faust se rendant à la montagne du sabbat.

Les trois lignes qu'il avait écrites étaient celles-ci:

«Louis de Montrevel, aide de camp du général Bonaparte, est arrivé cette nuit au château des Noires-Fontaines.

«Garde à vous, compagnons de Jéhu!»

Mais, tout en prévenant ses amis de se garder de Louis de Montrevel, Morgan avait tracé une croix au-dessus de son nom, ce qui voulait dire que, quelque chose qu'il arrivât, le jeune officier devait leur être sacré.

Chaque compagnon de Jéhu pouvait sauvegarder un ami sans avoir besoin de rendre compte des motifs qui le faisaient agir ainsi.

Morgan usait de son privilège: il sauvegardait le frère d'amitié.

XI — LE CHÂTEAU DES NOIRES—FONTAINES

Le château des Noires-Fontaines, où nous venons de conduire deux des principaux personnages de cette histoire, était situé dans une des plus charmantes situations de la vallée, ou s'élève la ville de Bourg.

Son parc, de cinq ou six arpents, planté d'arbres centenaires, était fermé de trois côtés par des murailles de grès, ouvertes sur le devant de toute la largeur d'une belle grille de fer travaillée au marteau, et façonnée du temps et à la manière de Louis XV, et du quatrième côté par la petite rivière de la Royssouse, charmant ruisseau qui prend sa source à Journaud, c'est-à-dire au bas des premières rampes jurassiques, et qui, coulant du midi au nord d'un cours presque insensible, va se jeter dans la Saône au pont de Fleurville, en face de Pont-de-Vaux, patrie de Joubert, lequel, un mois avant l’époque où nous sommes arrivés, venait d'être tué à la fatale bataille de Novi.

Au-delà de la Reyssouse et sur ses rives s'étendaient, à droite et à gauche du château des Noires-Fontaines, les villages de Montagnat et de Saint-Just, dominés par celui de Ceyzeriat.

Derrière ce dernier bourg se dessinent les gracieuses silhouettes des collines du Jura, au-dessus de la crête desquelles on distingue la cime bleuâtre des montagnes du Bugey, qui semblent se hausser pour regarder curieusement par-dessus l'épaule de leurs soeurs cadettes ce qui se passe dans la vallée de l'Ain.

Ce fut en face de ce ravissant paysage que se réveilla sir John.

Pour la première fois de sa vie peut-être, le morose et taciturne Anglais souriait à la nature; il lui semblait être dans une de ces belles vallées de la Thessalie, célébrées par Virgile, ou près de ces douces rives du Lignon, chantées par d'Urfé, dont la maison natale, quoi qu'en disent les biographes, tombait en ruine à trois quarts de lieue du château des Noires-Fontaines.

Il fut tiré de sa contemplation par trois coups légèrement frappés à sa porte: c'était son hôte, Roland, qui venait s'informer de quelle façon il avait passé la nuit.

Il le trouva radieux comme le soleil qui se jouait sur les feuilles déjà jaunies des marronniers et des tilleuls.

— Oh! oh! sir John, dit-il, permettez-moi de vous féliciter; je m'attendais à voir un homme triste comme ces pauvres chartreux aux longues robes blanches qui m'effrayaient tant dans ma jeunesse, quoique, à vrai dire, je n'aie jamais été facile à la peur; et, pas du tout, je vous trouve, au milieu de notre triste mois d'octobre, souriant comme une matinée de mai.

— Mon cher Roland, répondit sir John, je suis presque orphelin; j'ai perdu ma mère le jour de ma naissance, mon père à douze ans. À l'âge où l'on met les enfants au collège, j'étais maître d'une fortune de plus d'un million de rente; mais j'étais seul en ce monde, sans personne que j'aimasse, sans personne qui m'aimât; les douces joies de la famille me sont donc complètement inconnues. De douze à dix-huit ans, j'ai étudié à l'université de Cambridge; mon caractère taciturne, un peu hautain peut-être, m'isolait au milieu de mes jeunes compagnons. À dix-huit ans, je voyageai. Voyageur armé qui parcourez le monde à l'ombre de votre drapeau, c'est-à- dire à l'ombre de la patrie; qui avez tous les jours les émotions de la lutte et les orgueils de la gloire, vous ne vous doutez point quelle chose lamentable c'est que de traverser les villes, les provinces, les États, les royaumes, pour visiter tout simplement une église ici, un château là; de quitter le lit à quatre heures du matin à la voix du guide impitoyable, pour voir le soleil se lever du haut du Righi ou de l'Etna; de passer, comme un fantôme déjà mort, au milieu de ces ombres vivantes que l'on appelle les hommes; de ne savoir où s'arrêter; de n'avoir pas une terre où prendre racine, pas un bras où s'appuyer, pas un coeur où verser son coeur! Eh bien, hier au soir, mon cher Roland, tout à coup, en un instant, en une seconde, ce vide de ma vie a été comblé; j'ai vécu en vous; les joies que je cherche, je vous les ai vu éprouver; cette famille que j'ignore, je l'ai vue s'épanouir florissante autour de vous; en regardant votre mère, je me suis dit: ma mère était ainsi, j'en suis certain. En regardant votre soeur, je me suis dit: si j'avais eu une soeur, je ne l'aurais pas voulue autrement. En embrassant votre frère, je me suis dit que je pourrais, à la rigueur, avoir un enfant de cet âge-là, et laisser ainsi quelque chose après moi dans ce monde; tandis qu'avec le caractère dont je me connais, je mourrai comme j'ai vécu, triste, maussade aux autres et importun à moi-même. Ah! vous êtes heureux, Roland! vous avez la famille, vous avez la gloire, vous avez la jeunesse, vous avez — ce qui ne gâte rien même chez un homme — vous avez la beauté. Aucune joie ne vous manque, aucun bonheur ne vous fait défaut; je vous le répète, Roland, vous êtes un homme heureux, bien heureux.

— Bon! dit Roland, et vous oubliez mon anévrisme, milord.

Sir John regarda le jeune homme d'un air d'incrédulité. En effet,
Roland paraissait jouir d'une santé formidable.

— Votre anévrisme contre mon million de rente, Roland, dit avec un sentiment de profonde tristesse lord Tanlay, pourvu qu'avec votre anévrisme vous me donniez cette mère qui pleure de joie en vous revoyant, cette soeur qui se trouve mal de bonheur à votre retour, cet enfant qui se pend à votre cou comme un jeune et beau fruit à un arbre jeune et beau; pourvu qu'avec tout cela encore vous me donniez ce château aux frais ombrages, cette rivière aux rives gazonneuses et fleuries, ces lointains bleuâtres, où blanchissent, comme des troupes de cygnes, de jolis villages avec leurs clochers bourdonnants; votre anévrisme, Roland, la mort dans trois ans, dans deux ans, dans un an, dans six mois; mais six mois de votre vie si pleine, si agitée, si douce, si accidentée, si glorieuse! et je me regarderai comme un homme heureux.

Roland éclata de rire, de ce rire nerveux qui lui était particulier.

— Ah! dit-il, que voilà bien le touriste, le voyageur superficiel, le juif errant de la civilisation, qui, ne s'arrêtant nulle part, ne peut rien apprécier, rien approfondir, juge chaque chose par la sensation qu'elle lui apporte, et dit, sans ouvrir la porte de ces cabanes où sont renfermés ces fous qu'on appelle des hommes: derrière cette muraille on est heureux! Eh bien, mon cher, vous voyez bien cette charmante rivière, n'est-ce pas? ces beaux gazons fleuris, ces jolis villages: c'est l'image de la paix, de l'innocence, de la fraternité; c'est le siècle de Saturne, c'est l'âge d'or; c'est l'Éden; c'est le paradis. Eh bien, tout cela est peuplé de gens qui s'égorgent les uns les autres; les jungles de Calcutta, les roseaux du Bengale ne sont pas peuplés de tigres plus féroces et de panthères plus cruelles que ces jolis villages, que ces frais gazons, que les bords de cette charmante rivière. Après avoir fait des fêtes funéraires au bon, au grand, à l'immortel Marat, qu'on a fini, Dieu merci! par jeter à la voirie comme une charogne qu'il était, et même qu'il avait toujours été; après avoir fait des fêtes funéraires dans lesquelles chacun apportait une urne où il versait toutes les larmes de son corps, voilà que nos bons Bressans, nos doux Bressans, nos engraisseurs de poulardes, se sont avisés que les républicains étaient tous des assassins, et qu'ils les ont assassinés par charretées, pour les corriger de ce vilain défaut qu'a l’homme sauvage ou civilisé de tuer son semblable. Vous doutez? Oh! mon cher, sur la route de Lons-le-Saulnier, si vous êtes curieux, on vous montrera la place où, voilà six mois à peine, il s'est organisé une tuerie qui ferait lever le coeur aux plus féroces sabreurs de nos champs de bataille. Imaginez-vous une charrette chargée de prisonniers que l'on conduisait à Lons-le-Saulnier, une charrette à ridelles, une de ces immenses charrettes sur lesquelles on conduit les veaux à la boucherie; dans cette charrette, une trentaine d'hommes dont tout le crime était une folle exaltation de pensées et de paroles menaçantes; tout cela lié, garrotté, la tête pendante et bosselée par les cahots, la poitrine haletante de soif, de désespoir et de terreur; des malheureux qui n'ont pas même, comme au temps de Néron et de Commode, la lutte du cirque, la discussion à main armée avec la mort; que le massacre surprend impuissants et immobiles; qu'on égorge dans leurs liens et qu'on frappe non seulement pendant leur vie, mais jusqu'au fond de la mort; sur le corps desquels — quand, dans ces corps, le coeur a cessé de battre — sur le corps desquels l'assommoir retentit sourd et mat, pliant les chairs, broyant les os, et des femmes regardant ce massacre, paisibles et joyeuses, soulevant au-dessus de leurs têtes leurs enfants battant des mains; des vieillards qui n'auraient plus dû penser qu'à faire une mort chrétienne, et qui contribuaient, par leurs cris et leurs excitations, à faire à ces malheureux une mort désespérée, et, au milieu de ces vieillards, un petit septuagénaire, bien coquet, bien poudré, chiquenaudant son jabot de dentelle pour le moindre grain de poussière, prenant son tabac d'Espagne dans une tabatière d'or avec un chiffre en diamants, mangeant ses pastilles à l’ambre dans une bonbonnière de Sèvres qui lui a été donnée par madame du Barry, bonbonnière ornée du portrait de la donatrice, ce septuagénaire — voyez le tableau, mon cher! — piétinant avec ses escarpins sur ces corps qui ne laissaient plus qu'un matelas de chair humaine, et fatigant son bras, appauvri par l'âge, à frapper avec un jonc à pomme de vermeil ceux de ces cadavres qui ne lui paraissaient pas suffisamment morts, convenablement passés au pilon… Pouah! mon cher, j'ai vu Montebello, j'ai vu Arcole, j'ai vu Rivoli, j'ai vu les Pyramides; je croyais ne pouvoir rien voir de plus terrible. Eh bien, le simple récit de ma mère, hier, quand vous avez été rentré dans votre chambre, m'a fait dresser les cheveux? Ma foi! voilà qui explique les spasmes de ma pauvre soeur aussi clairement que mon anévrisme explique les miens.

Sir John regardait et écoutait Roland avec cet étonnement curieux que lui causaient toujours les sorties misanthropiques de son jeune ami. En effet, Roland semblait embusqué au coin de la conversation pour tomber sur le genre humain à la moindre occasion qui s'en présenterait. Il s'aperçut du sentiment qu'il venait de faire pénétrer dans l'esprit de sir John et changea complètement de ton, substituant la raillerie amère à l'emportement philanthropique.

— Il est vrai, dit-il, qu'après cet excellent aristocrate qui achevait ce que les massacreurs avaient commencé, et qui retrempait dans le sang ses talons rouges déteints, les gens qui font ces sortes d'exécutions sont des gens de bas étage, des bourgeois et des manants, comme disaient nos aïeux en parlant de ceux qui les nourrissaient; les nobles s'y prennent plus élégamment. Vous avez vu, au reste, ce qui s'est passé à Avignon: on vous le raconterait, n'est-ce pas? que vous ne le croiriez pas. Ces messieurs les détrousseurs de diligences se piquent d'une délicatesse infinie; ils ont deux faces sans compter leur masque: ce sont tantôt des Cartouches et des Mandrins, tantôt des Amadis et des Galaors. On raconte des histoires fabuleuses de ces héros de grand chemin. Ma mère me disait hier qu'il y avait un nommé Laurent — vous comprenez bien, mon cher, que Laurent est un nom de guerre qui sert à cacher le nom véritable, comme le masque cache le visage — il y avait un nommé Laurent qui réunissait toutes les qualités d'un héros de roman, tous les accomplissements, comme vous dites, vous autres Anglais, qui, sous le prétexte que vous avez été Normands autrefois, vous permettez de temps en temps d'enrichir notre langue d'une expression pittoresque, d'un mot dont la gueuse demandait l'aumône à nos savants, qui se gardaient bien de la lui faire. Le susdit Laurent était donc beau jusqu'à l'idéalité; il faisait partie d'une bande de soixante et douze compagnons de Jéhu que l'on vient de juger à Yssengeaux: soixante-dix furent acquittés; lui et un de ses compagnons furent seuls condamnés à mort; on renvoya les innocents séance tenante, et l'on garda Laurent et son compagnon pour la guillotine. Mais bast! maître Laurent avait une trop jolie tête pour que cette tête tombât sous l'ignoble couteau d'un exécuteur: les juges qui l'avaient jugé, les curieux qui s'attendaient à le voir exécuter, avaient oublié cette recommandation corporelle de la beauté, comme dit Montaigne. Il y avait une femme chez le geôlier d'Yssengeaux, sa fille, sa soeur, sa nièce; l’histoire — car c'est une histoire que je vous raconte et non un roman — l'histoire n'est pas fixée là-dessus; tant il y a que la femme, quelle qu'elle fût, devint amoureuse du beau condamné; si bien que, deux heures avant l'exécution, au moment ou maître Laurent croyait voir entrer l'exécuteur, et dormait ou faisait semblant de dormir, comme il se pratique toujours en pareil cas, il vit entrer l'ange sauveur.

«Vous dire comment les mesures étaient prises, je n'en sais rien: les deux amants ne sont point entrés dans les détails, et pour cause; mais la vérité est — et je vous rappelle toujours, sir John, que c'est la vérité et non une fable — la vérité est que Laurent se trouva libre avec le regret de ne pouvoir sauver son camarade, qui était dans un autre cachot. Gensonné, en pareille circonstance, refusa de fuir et voulut mourir avec ses compagnons les Girondins; mais Gensonné n'avait pas la tête d'Antinoüs sur le corps d'Apollon: plus la tête est belle, vous comprenez, plus on y tient. Laurent accepta donc l’offre qui lui était faite et s'enfuit; un cheval l'attendait au prochain village; la jeune fille, qui eût pu retarder ou embarrasser sa fuite, devait l'y rejoindre au point du jour. Le jour parut, mais n'amena point l'ange sauveur; il paraît que notre chevalier tenait plus à sa maîtresse qu'à son compagnon: il avait fui sans son compagnon, il ne voulut pas fuir sans sa maîtresse. Il était six heures du matin, l’heure juste de l'exécution; l'impatience, le gagnait. Il avait, depuis quatre heures, tourné trois fois la fête de son cheval vers la ville et chaque fois s'en était approché davantage. Une idée, à cette troisième fois, lui passa par l’esprit: c'est que sa maîtresse est prise et va payer pour lui; il était venu jusqu'aux premières maisons, il pique son cheval, rentre dans la ville, traverse à visage découvert et au milieu de gens qui le nomment par son nom, tout étonnés de le voir libre et à cheval, quand ils s'attendaient à le voir garrotté et en charrette, traverse la place de l’exécution, où le bourreau vient d'apprendre qu'un de ses patients a disparu, aperçoit sa libératrice qui fendait à grand-peine la foule, non pas pour voir l’exécution, elle, mais pour aller le rejoindre. À sa vue, il enlève son cheval, bondit vers elle, renverse trois ou quatre badauds en les heurtant du poitrail de son Bayard, parvient jusqu'à elle, la jette sur l'arçon de sa selle, pousse un cri de joie et disparaît en brandissant son chapeau, comme M. de Condé à la bataille de Lens; et le peuple d'applaudir et les femmes de trouver l'action héroïque et de devenir amoureuses du héros.

Roland s'arrêta et, voyant que sir John gardait le silence, il l'interrogea du regard.

— Allez toujours, répondit l'Anglais, je vous écoute, et, comme je suis sûr que vous ne me dites tout cela que pour arriver à un point qui vous reste à dire, j'attends.

— Eh bien, reprit en riant Roland, vous avez raison, très cher, et vous me connaissez, ma parole, comme si nous étions amis de collège. Eh bien, savez-vous l'idée qui m'a, toute la nuit, trotté dans l'esprit? C'est de voir de près ce que c'est que ces messieurs de Jéhu.

— Ah! oui, je comprends, vous n'avez pas pu vous faire tuer par
M. de Barjols, vous allez essayer de vous faire tuer par
M. Morgan.

— Ou un autre, mon cher sir John, répondit tranquillement le jeune officier; car je vous déclare que je n'ai rien particulièrement contre M. Morgan, au contraire, quoique ma première pensée, quand il est entré dans la salle et a fait son petit speech — n'est-ce pas un _speech _que vous appelez cela?

Sir John fit de la tête un signe affirmatif.

— Bien que ma première pensée, reprit Roland, ait été de lui sauter au cou et de l’étrangler d'une main, tandis que, de l'autre, je lui eusse arraché son masque.

— Maintenant que je vous connais, mon cher Roland, je me demande, en effet, comment vous n'avez pas mis un si beau projet à exécution.

— Ce n'est pas ma faute, je vous le jure! j'étais parti, mon compagnon m’a retenu.

— Il y a donc des gens qui vous retiennent?

— Pas beaucoup, mais celui-là.

— De sorte que vous en êtes aux regrets?

— Non pas, en vérité; ce brave détrousseur de diligences a fait sa petite affaire avec une crânerie qui m'a plu: j'aime instinctivement les gens braves; si je n'avais pas tué M. de Barjols, j'aurais voulu être son ami. Il est vrai que je ne pouvais savoir combien il était brave qu'en le tuant. Mais parlons d'autre chose. C'est un de mes mauvais souvenirs que ce duel. Pourquoi étais-je donc monté? À coup sûr, ce n'était point pour vous parler des compagnons de Jéhu, ni des exploits de M. Laurent… Ah! c'était pour m'entendre avec vous sur ce que vous comptez faire ici. Je me mettrai en quatre pour vous amuser, mon cher hôte, mais j’ai deux chances contre moi: mon pays, qui n'est guère amusant; votre nation, qui n'est guère amusable.

— Je vous ai déjà dit, Roland, répliqua lord Tanlay en tendant la main au jeune homme, que je tenais le château de Noires-Fontaines pour un paradis.

— D'accord; mais, pourtant, dans la crainte que vous ne trouviez bientôt votre paradis monotone, je ferai de mon mieux pour vous distraire. Aimez-vous l'archéologie, Westminster, Cantorbéry? nous avons l'église de Brou, une merveille, de la dentelle sculptée par maître Colomban; il y a une légende là-dessus, je vous la dirai un soir que vous aurez le sommeil difficile. Vous y verrez les tombeaux de Marguerite de Bourbon, de Philippe le Beau et de Marguerite d'Autriche; nous vous poserons le grand problème de sa devise: «Fortune, infortune, fortune» que j'ai la prétention d'avoir résolu par cette version latinisée: «F_ortuna, infortuna, forti una_»_ _Aimez-vous la pêche, mon cher hôte? vous avez la Reyssouse au bout de votre pied; à l'extrémité de votre main une collection de lignes et d'hameçons appartenant à Édouard, une collection de filets appartenant à Michel. Quant aux poissons, vous savez que c'est la dernière chose dont on s'occupe. Aimez- vous la chasse? nous avons la forêt de Seillon à cent pas de nous; pas la chasse à courre, par exemple, il faut y renoncer, mais la chasse à tir. Il paraît que les bois de mes anciens croquemitaines, les chartreux, foisonnent de sangliers, de chevreuils, de lièvres et de renards. Personne n'y chasse par la raison que c'est au gouvernement, et que le gouvernement, dans ce moment-ci, c'est personne. En ma qualité d'aide de camp du général Bonaparte, je remplirai la lacune, et nous verrons si quelqu'un ose trouver mauvais qu'après avoir chassé les Autrichiens sur l'Adige et les mameluks sur le Nil, je chasse les sangliers, les daims, les chevreuils, les renards et les lièvres sur la Reyssouse. Un jour d'archéologie, un jour de pêche et un jour de chasse. Voilà déjà trois jours, vous voyez, mon cher hôte, nous n'avons plus à avoir d'inquiétude que pour quinze ou seize.

— Mon cher Roland, dit sir John avec une profonde tristesse et sans répondre à la verbeuse improvisation du jeune officier, ne me direz-vous jamais quelle fièvre vous brûle, quel chagrin vous mine?

— Ah! par exemple, fit Roland avec un éclat de rire strident et douloureux, je n'ai jamais été si gai que ce matin; c'est vous qui avez le spleen, milord, et qui voyez tout en noir.

— Un jour, je serai réellement votre ami, répondit sérieusement sir John; ce jour-là, vous me ferez vos confidences; ce jour-là, je porterai une part de vos peines. — Et la moitié de mon anévrisme… Avez-vous faim, milord?

— Pourquoi me faites-vous cette question?

— C'est que j'entends dans l'escalier les pas d'Édouard, qui vient nous dire que le déjeuner est servi.

En effet, Roland n'avait pas prononcé le dernier mot, que la porte s'ouvrait et que l'enfant disait:

— Grand frère Roland, mère et soeur Amélie attendent pour déjeuner milord et toi.

Puis, s'attachant à la main droite de l'Anglais, il lui regarda attentivement la première phalange du pouce, de l'index et de l’annulaire.

— Que regardez-vous, mon jeune ami? demanda sir John.

— Je regarde si vous avez de l'encre aux doigts.

— Et si j'avais de l'encre aux doigts, que voudrait dire cette encre?

— Que vous auriez écrit en Angleterre. Vous auriez demandé mes pistolets et mon sabre.

— Non, je n'ai pas écrit, dit sir John; mais j'écrirai aujourd'hui.

— Tu entends, grand frère Roland? j'aurai dans quinze jours mes pistolets et mon sabre!

Et l'enfant, tout joyeux, présenta ses joues roses et fermes au baiser de sir John, qui l’embrassa aussi tendrement que l’eût fait un père.

Puis tous trois descendirent dans la salle à manger, où les attendaient Amélie et madame de Montrevel.

XII — LES PLAISIRS DE LA PROVINCE

Le même jour, Roland mit une partie du projet arrêté à exécution: il emmena sir John voir l'église de Brou.

Ceux qui ont vu la charmante petite chapelle de Brou savent que c'est une des cent merveilles de la Renaissance; ceux qui ne l'ont pas vue l’ont entendu dire.

Roland, qui comptait faire à sir John les honneurs de son bijou historique, et qui ne l'avait pas vu depuis sept ou huit ans, fut fort désappointé quand, en arrivant devant la façade, il trouva les niches des saints vides et les figurines du portail décapitées.

Il demanda le sacristain; on lui rit au nez: il n'y avait plus de sacristain.

Il s'informa à qui il devait s'adresser pour avoir les clefs: on lui répondit que c'était au capitaine de la gendarmerie.

Le capitaine de la gendarmerie n'était pas loin; le cloître attenant à l’église avait été converti en caserne.

Roland monta à la chambre du capitaine, se fit reconnaître pour aide de camp de Bonaparte. Le capitaine, avec l’obéissance passive d'un inférieur pour son supérieur, lui remit les clefs et le suivit par derrière.

Sir John attendait devant le porche, admirant, malgré les mutilations qu'ils avaient subies, les admirables détails de la façade.

Roland ouvrit la porte et recula d'étonnement: l’église était littéralement bourrée de foin, comme un canon chargé jusqu'à la gueule.

— Qu'est-ce que cela? demanda-t-il au capitaine de gendarmerie.

— Mon officier, c'est une précaution de la municipalité.

— Comment! une précaution de la municipalité?

— Oui.

— Dans quel but?

— Celui de sauvegarder l’église. On allait la démolir; mais le maire a décrété qu'en expiation du culte d'erreur auquel elle avait servi, elle serait convertie en magasin à fourrages.

Roland éclata de rire, et, se retournant vers sir John:

— Mon cher lord, dit-il, l'église était curieuse à voir; mais je crois que ce que monsieur nous raconte là est non moins curieux. Vous trouverez toujours, soit à Strasbourg, soit à Cologne, soit à Milan, une chapelle ou un dôme qui vaudront la chapelle de Brou; mais vous ne trouverez pas toujours des administrateurs assez bêtes pour vouloir démolir un chef-d'oeuvre, et un maire assez spirituel pour en faire une église à fourrages. Mille remerciements, capitaine; voilà vos clefs.

— Comme je le disais à Avignon, la première fois que j'eus l'honneur de vous voir, mon cher Roland, répliqua sir John, c'est un peuple bien amusant que le peuple français.

— Cette fois, milord, vous êtes trop poli, répondit Roland: c'est bien idiot qu'il faut dire; écoutez: je comprends les cataclysmes politiques qui ont bouleversé notre société depuis mille ans; je comprends les communes, les pastoureaux, la Jacquerie, les maillotins, la Saint-Barthélemy, la Ligue, la Fronde, les dragonnades, la Révolution; je comprends le 14 juillet, les 5 et 6 octobre, le 20 juin, le 10 août, les 2 et 3 septembre, le 21 janvier, le 31 mai, les 30 octobre et 9 thermidor; je comprends la torche des guerres civiles avec son feu grégeois qui se rallume dans le sang au lieu de s’éteindre; je comprends la marée des révolutions qui monte toujours avec son flux que rien n'arrête, et son reflux qui roule les débris des institutions que son flux a renversées; je comprends tout cela, mais lance contre lance, épée contre épée, hommes contre hommes, peuple contre peuple! Je comprends la colère mortelle des vainqueurs, je comprends les réactions sanglantes des vaincus; je comprends les volcans politiques qui grondent dans les entrailles du globe, qui secouent la terre, qui renversent les trônes, qui culbutent les monarchies, qui font rouler têtes et couronnes sur les échafauds… mais ce que je ne comprends pas, c'est la mutilation du granit, la mise hors la loi des monuments, la destruction de choses inanimées qui n'appartiennent ni à ceux qui les détruisent, ni à l'époque qui les détruit; c'est la mise au pilon de cette bibliothèque gigantesque où l’antiquaire peut lire l'histoire archéologique d'un pays. Oh! les vandales et les barbares! mieux que tout cela, les idiots! qui se vengent sur des pierres des crimes de Borgia et des débauches de Louis XV! Qu'ils connaissaient bien l'homme pour l'animal le plus pervers, le plus destructif, le plus malfaisant de tous, ces Pharaons, ces Ménès, ces Chéops, ces Osymandias qui faisaient bâtir des pyramides, non pas avec des rinceaux de guipure et des jubés de dentelle, mais avec des blocs de granit de cinquante pieds de long! Ils ont bien dû rire au fond de leurs sépulcres quand ils ont vu le temps y user sa faux et les pachas y retourner leurs ongles. Bâtissons des pyramides, mon cher lord: ce n'est pas difficile comme architecture, ce n'est pas beau comme art; mais c'est solide, et cela permet à un général de dire au bout de quatre mille ans: «Soldats, du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent!» Tenez, ma parole d'honneur, mon cher lord, je voudrais rencontrer dans ce moment-ci un moulin à vent pour lui chercher querelle.

Et Roland, éclatant de son rire habituel, entraîna sir John dans la direction du château.

Sir John l'arrêta.

—Oh! dit-il, n'y avait-il donc à voir dans toute la ville que l'église de Brou?

— Autrefois, mon cher lord, répondit Roland, avant qu'elle fût convertie en magasin à fourrages, je vous eusse offert de descendre avec moi dans les caveaux des ducs de Savoie; nous eussions cherché ensemble un passage souterrain qu'on dit exister, qui a près d'une lieue de long, et qui communique, à ce que l'on assure, avec la grotte de Ceyzeriat — remarquez bien que je n'aurais pas proposé une pareille partie de plaisir à un autre qu'un Anglais — c'était rentrer dans les Mystères d'Udolphe, de la célèbre Anne Radcliffe; mais vous voyez que c'est impossible. Allons, il faut en faire notre deuil, venez.

— Et où allons-nous?

— Ma foi, je n'en sais rien; il y a dix ans, je vous eusse mené vers les établissements où l'on engraissait les poulardes. Les poulardes de Bresse, vous le savez, avaient une réputation européenne; Bourg était une succursale de la grande rue de Strasbourg. Mais, pendant la Terreur, vous comprenez bien que les engraisseurs ont fermé boutique; on était réputé aristocrate pour avoir mangé de la poularde, et vous connaissez le refrain fraternel: Ah! ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne!_ _Après la chute de Robespierre, ils ont rouvert; mais, depuis le 18 fructidor, il y a eu en France ordre de maigrir, même pour la volaille. N'importe, venez toujours, à défaut de poulardes, je vous ferai voir autre chose: la place où l'on exécutait ceux qui en mangeaient, par exemple. En outre, depuis que je ne suis venu en ville, nos rues ont changé de nom; je connais toujours les sacs, mais je ne connais plus les étiquettes.

— Ah çà! demanda sir John, vous n'êtes donc pas républicain?

— Moi, pas républicain? allons donc! je me crois un excellent républicain, au contraire, et je suis capable de me laisser brûler le poignet comme Mucius Scévola, ou de me jeter dans un gouffre comme Curtius, pour sauver la république; mais j'ai le malheur d'avoir l'esprit trop bien fait: le ridicule me prend malgré moi aux côtes et me chatouille à me faire crever de rire. J'accepte volontiers la constitution de 1791; mais, quand le pauvre Hérault de Séchelles écrivait au directeur de la bibliothèque nationale de lui envoyer les lois de Minos afin qu'il pût faire une constitution sur le modèle de celle de l'île de Crête, je trouvais que c'était aller chercher un modèle un peu loin et que nous pouvions nous contenter de celle de Lycurgue. Je trouve que janvier, février et mars, tout mythologiques qu'ils étaient, valaient bien nivôse, pluviôse et ventôse. Je ne comprends pas pourquoi, lorsqu'on s'appelait Antoine ou Chrysostome en 1789, on s'appelle Brutus ou Cassius en 1793. Ainsi, tenez, milord, voilà une honnête rue qui s'appelait la rue des Halles; cela n'avait rien d'indécent, ni d'aristocrate, n'est-ce pas? Eh bien, elle s'appelle aujourd'hui… attendez (Roland regarda l'inscription): elle s'appelle aujourd'hui la _rue de la Révolution. _En voilà une autre qui s'appelait la rue Notre-Dame et qui s'appelle la _rue du Temple. _Pourquoi la rue du Temple? Pour éterniser probablement le souvenir de l'endroit où l'infâme Simon a essayé d'apprendre l'état de savetier à l'héritier de soixante-trois rois: je me trompe d'un ou deux, ne me faites pas une querelle pour cela. Enfin, voyez cette troisième: elle s'appelait la rue Crèvecoeur, un nom illustre en Bresse, en Bourgogne et dans les Flandres; elle s'appelle la rue de la Fédération. La Fédération est une belle chose, mais Crèvecoeur était un beau nom. Et puis, voyez-vous, elle conduit tout droit aujourd'hui à la place de la Guillotine; ce qui est un tort, à mon avis. Je voudrais qu'il n'y eût point de rues pour conduire à ces places-là. Celle-ci a un avantage: elle est à cent pas de la prison; ce qui économisait et ce qui économise même encore une charrette et un cheval à _M. de Bourg. _Remarquez que le bourreau est resté noble, lui. Au surplus, la place est admirablement bien disposée pour les spectateurs, et mon aïeul Montrevel, dont elle porte le nom, a, dans la prévoyance sans doute de sa destination, résolu ce grand problème, encore à résoudre dans les théâtres: c'est qu'on voit bien de partout. Si jamais on m'y coupe la tête, ce qui n'aurait rien d'extraordinaire par les temps où nous vivons, je n'aurais qu'un regret: celui d'être moins bien placé et de voir plus mal que les autres. Là, maintenant montons cette petite rampe; nous voilà sur la place _des Lices. _Nos révolutionnaires lui ont laissé son nom, parce que, selon toute probabilité, ils ne savent pas ce que cela veut dire; je ne le sais guère mieux qu'eux, mais je crois me rappeler qu'un sire d'Estavayer a défié je ne sais quel comte flamand, et que le combat a eu lieu sur cette place. Maintenant, mon cher lord, quant à la prison, c'est un bâtiment qui vous donnera une idée des vicissitudes humaines; Gil Blas n'a pas plus souvent changé d'état que ce monument de destination. Avant l'arrivée de César, c'était un temple gaulois; César en fit une forteresse romaine; un architecte inconnu le transforma en un ouvrage militaire du Moyen-Âge; les sires de Baye, à l'exemple de César, le refirent forteresse. Les princes de Savoie y ont eu une résidence; c'était là que demeurait la tante de Charles Quint quand elle visitait son église de Brou, qu'elle ne devait pas avoir la satisfaction de voir terminée. Enfin, après le traité de Lyon, quand la Bresse fit retour à la France, on en tira à la fois une prison et un palais de justice. Attendez-moi là, milord, si vous n'aimez pas le cri des grilles et le grincement des verrous. J'ai une visite à rendre à certain cachot.

— Le grincement des verrous et le cri des grilles ne sont pas un bruit fort récréatif, mais n'importe! puisque vous voulez bien vous charger de mon éducation, conduisez-moi à votre cachot.

— Eh bien, alors, entrons vite; il me semble que je vois une foule de gens qui ont l'air d'avoir envie de me parler.

Et, en effet, peu à peu une espèce de rumeur semblait se répandre dans la ville; on sortait des maisons, on formait des groupes dans la rue, et ces groupes se montraient Roland avec curiosité.

Roland sonna à la grille située, à cette époque, à l'endroit où elle est encore aujourd'hui, mais s'ouvrant sur le préau de la prison.

Un guichetier vint ouvrir.

— Ah! ah! c'est toujours vous, père Courtois? demanda le jeune homme.

Puis, se retournant vers sir John:

— Un beau nom de geôlier, n'est-ce pas, milord?

Le geôlier regarda le jeune homme avec étonnement.

— Comment se fait-il, demanda-t-il à travers la grille, que vous sachiez mon nom et que je ne sache pas le vôtre?

— Bon! je sais non seulement votre nom, mais encore votre opinion; vous êtes un vieux royaliste, père Courtois!

— Monsieur, dit le geôlier tout effrayé, pas de mauvaises plaisanteries, s'il vous plaît, et dites ce que vous désirez.

— Eh bien, mon brave père Courtois, je désirerais visiter le cachot où l'on a mis ma mère et ma soeur, madame et mademoiselle de Montrevel.

— Ah! s'écria le concierge, comment! c'est vous, monsieur Louis?
Ah bien, vous aviez raison de dire que je ne connaissais que vous.
Savez-vous que vous voilà devenu fièrement beau garçon?

— Vous trouvez, père Courtois? Eh bien, je vous rends la pareille, votre fille Charlotte est, par ma foi, une belle fille.

— Charlotte est la femme de chambre de ma soeur, milord. Et elle
en est bien heureuse; elle se trouve mieux qu'ici, monsieur
Roland, Est-ce vrai que vous êtes aide de camp du général
Bonaparte?

— Hélas! Courtois, j'ai cet honneur. Tu aimerais mieux que je fusse aide de camp de M. le comte d'Artois ou de M. le duc d'Angoulême?

— Mais taisez-vous donc, monsieur Louis!

Puis, s'approchant de l’oreille du jeune homme:

— Dites donc, fit-il, est-ce que c'est positif?

— Quoi, père Courtois?

— Que le général Bonaparte soit passé hier à Lyon?

— Il paraît qu'il y a quelque chose de vrai dans cette nouvelle, car voilà deux fois que je l’entends répéter. Ah! je comprends maintenant ces braves gens qui me regardaient avec curiosité et qui avaient l'air de vouloir me faire des questions. Ils sont comme vous, père Courtois, ils désirent savoir à quoi s'en tenir sur cette arrivée du général Bonaparte.

— Vous ne savez pas ce qu'on dit encore, monsieur Louis!

— On dit donc encore autre chose père Courtois?

— Je crois bien qu'on dit encore autre chose, mais tout bas.

— Quoi donc?

— On dit qu'il vient réclamer au Directoire le trône de Sa Majesté Louis XVIII pour le faire monter dessus, et que, si le citoyen Gohier ne veut pas, en sa qualité de président, le lui rendre de bonne volonté, il le lui rendra de force.

— Ah bah! fit le jeune officier avec un air de doute qui allait jusqu'à la raillerie.

Mais le père Courtois insista par un signe de tête affirmatif.

— C'est possible, dit le jeune homme; mais, quant à cela, ce n'est pas la seconde nouvelle, c'est la première; et maintenant que vous me connaissez, voulez-vous m'ouvrir?

— Vous ouvrir! je crois bien; que diable fais-je donc?

Et le geôlier ouvrit la porte avec autant d'empressement qu'il avait paru d'abord y mettre de répugnance.

Le jeune homme entra; sir John le suivit.

Le geôlier referma la grille avec soin et marcha le premier;
Roland le suivit, l’Anglais suivit Roland.

Il commençait à s'habituer au caractère fantasque de son jeune ami.

Le spleen, c'est la misanthropie moins les boutades de Timon et l'esprit d'Alceste.

Le geôlier traversa tout le préau, séparé du palais de justice par une muraille de quinze pieds de hauteur, faisant vers son milieu retour en arrière, de quelques pieds, sur la partie antérieure de laquelle on avait scellé, pour donner passage aux prisonniers sans que ceux-ci eussent besoin de tourner par la rue, une porte de chêne massif. Le geôlier, disons-nous, traversa tout le préau et gagna, dans l'angle gauche de la cour, un escalier tournant qui conduisait à l'intérieur de la prison.

Si nous insistons sur ces détails, c'est que nous aurons à revenir un jour sur ces localités; et que, par conséquent, nous désirons qu'arrivé à ce moment-là de notre récit, elles ne soient point complètement étrangères à nos lecteurs.

L'escalier conduisait d'abord à l'antichambre de la prison, c'est- à-dire à la chambre du concierge du présidial; puis, de cette chambre, par un escalier de dix marches, on descendait dans une première cour, séparée de celle des prisonniers par une muraille dans le genre de celle que nous avons décrite, mais percée de trois portes; à l’extrémité de cette cour, un couloir conduisait à la chambre du geôlier, laquelle donnait de plain-pied, à l'aide d'un second couloir, dans des cachots pittoresquement appelés cages.

Le geôlier s'arrêta à la première de ces cages, et, frappant à la porte:

— C'est ici, dit-il; j'avais mis là madame votre Mère et mademoiselle votre soeur, afin que, si les chères dames avaient besoin de moi ou de Charlotte, elles n'eussent qu'à frapper.

— Est-ce qu'il y a quelqu'un dans le cachot?

— Personne.

— Eh bien, faites-moi la grâce de m'en ouvrir la porte; voici mon ami, lord Tanlay, un Anglais philanthrope, qui voyage pour savoir si l'on est mieux dans les prisons de France que dans celles d'Angleterre. Entrez, milord, entrez.

Et, le père Courtois ayant ouvert la porte, Roland poussa sir John dans un cachot formant un carré parfait de dix à douze pieds sur toutes les faces.

— Oh! oh! fit sir John, l'endroit est lugubre.

— Vous trouvez? Eh bien, mon cher lord, voilà l’endroit où ma mère, la plus digne femme qu'il y ait au monde, et ma soeur, vous la connaissez, ont passé six semaines, avec la perspective de n'en sortir que pour aller faire un tour sur la place du Bastion; remarquez bien qu'il y a cinq ans de cela; ma soeur en avait, par conséquent, douze à peine.

— Mais quel crime avaient-elles donc commis?

— Oh! un crime énorme: dans la fête anniversaire que la ville de Bourg a cru devoir consacrer à la mort de l'Ami du peuple, ma mère a refusé de laisser faire à ma soeur une des vierges qui portaient les urnes contenant les larmes de la France. Que voulez-vous! pauvre femme, elle avait cru avoir assez fait pour la patrie en lui offrant le sang de son fils et de son mari, qui coulait pour l'un, en Italie, pour l'autre, en Allemagne: elle se trompait. La patrie, à ce qu'il paraît, réclamait encore les larmes de sa fille; pour le coup, elle a trouvé que c'était trop, du moment surtout où ses larmes coulaient pour le citoyen Marat. Il en résulta que, le soir même de la fête, au milieu de l'enthousiasme que cette fête avait excité, ma mère fut décrétée d'accusation. Par bonheur, Bourg n'était pas à la hauteur de Paris sous le rapport de la célérité. Un ami que nous avions au greffe fit traîner l'affaire, et, un beau jour, on apprit tout à la fois la chute et la mort de Robespierre. Cela interrompit beaucoup de choses, et, entre autres, les guillotinades; notre ami du greffe fit comprendre au tribunal que le vent qui venait de Paris était à la clémence; on attendit huit jours, on attendit quinze jours, et, le seizième, on vint dire à ma mère et à ma soeur qu'elles étaient libres; de sorte que, mon cher, vous comprenez — et cela fait faire les plus hautes réflexions philosophiques — de sorte que, si mademoiselle Térésa Cabarrus n'était pas venue d'Espagne en France; que si elle n'avait pas épousé M. Fontenay, conseiller au parlement; que si elle n'avait pas été arrêtée et conduite devant le proconsul Tallien, fils du maître d'hôtel du marquis de Bercy, ex-clerc de procureur, ex-prote d'imprimerie, ex-commis expéditionnaire, ex-secrétaire de la commune de Paris, pour le moment en mission à Bordeaux; que si l'ex-proconsul ne fût pas devenu amoureux d'elle, que si elle n'eût pas été emprisonnée, que si, le 9 thermidor, elle ne lui avait pas fait passer un poignard avec ces mots: «si le tyran ne meurt pas aujourd'hui, je meurs demain» que si Saint-Just n'avait pas été arrêté au milieu de son discours, que si Robespierre n'avait pas eu, ce jour là, un chat dans la gorge; que si Garnier (de l'Aube) ne lui avait pas crié: «C'est le sang de Danton qui t’étouffe!» que si Louchet n'avait pas demandé son arrestation; que s'il n'avait pas été arrêté, délivré par la Commune, repris sur elle, eu la mâchoire cassée d'un coup de pistolet, été exécuté le lendemain, ma mère avait, selon toute probabilité, le cou coupé pour n'avoir pas permis que sa fille pleurât le citoyen Marat dans une des douze urnes que la ville de Bourg devait remplir de ces larmes. Adieu, Courtois, tu es un brave, homme; tu as donné à ma mère et à ma soeur un peu de vin pour mettre avec leur eau, un peu de viande pour mettre sur leur pain, un peu d'espérance à mettre sur leur coeur; tu leur as prêté ta fille pour qu'elles ne balayassent pas leur cachot elles- mêmes; cela vaudrait une fortune; malheureusement, je ne suis pas riche: j'ai cinquante louis sur moi, les voilà. Venez milord.

Et le jeune homme entraîna sir John avant que le geôlier fût revenu de sa surprise et eût le temps de remercier Roland ou de refuser les cinquante louis; ce qui, il faut le dire, eût été une bien grande preuve de désintéressement pour un geôlier, surtout quand ce geôlier était d'une opinion contraire au gouvernement qu'il servait.

En sortant de la prison, Roland et sir John trouvèrent la place des Lices encombrée de gens qui avaient appris le retour du général Bonaparte en France et qui criaient: «Vive Bonaparte!» à tue-tête, les uns parce qu'ils étaient effectivement les admirateurs du vainqueur d'Arcole, de Rivoli et des Pyramides, les autres parce qu'on leur avait dit, comme au père Courtois, que ce même vainqueur n'avait vaincu qu'au profit de Sa Majesté Louis XVIII.

Cette fois, comme Roland et sir John avaient visité tout ce que la ville de Bourg offrait de curieux, ils reprirent le chemin du château des Noires-Fontaines, où ils arrivèrent sans que rien les arrêtât davantage.

Madame de Montrevel et Amélie étaient sorties. Roland installa sir
John dans un fauteuil en le priant d'attendre cinq minutes.

Au bout de cinq minutes, il revint tenant à la main une espèce de brochure en papier gris, assez mal imprimée.

— Mon cher hôte, dit-il, vous m'avez paru élever quelques doutes sur l’authenticité de la fête dont je vous parlais tout à l'heure, et qui a failli coûter la vie à ma mère et à ma soeur; je vous en apporte le programme: lisez-moi cela, et, pendant ce temps, j'irai voir ce que l’on a fait de mes chiens; car je présume que vous me tenez quitte de la journée de pêche et que nous passerons tout de suite à la chasse.

Et il sortit, laissant entre les mains de sir John l’arrêté de la municipalité de la ville de Bourg touchant la fête funèbre à célébrer en l'honneur de Marat, le jour anniversaire de sa mort.

XIII — LE RAGOT

Sir John achevait la lecture de cette pièce intéressante, lorsque madame de Montrevel et sa fille rentrèrent.

Amélie, qui ne savait point qu'il eût été si fort question d'elle entre Roland et sir John, fut étonnée de l'expression avec laquelle le gentleman fixa son regard sur elle.

Amélie semblait à celui-ci plus ravissante que jamais.

Il comprenait bien cette mère qui, au péril de sa vie, n'avait point voulu que cette charmante créature profanât sa jeunesse et sa beauté en servant de comparse à une fête dont Marat était le dieu.

Il se rappelait ce cachot froid et humide qu'il avait visité une heure auparavant, et il frissonnait à l'idée que cette blanche et délicate hermine qu'il avait sous les yeux y était resté six semaines enfermée, sans air et sans soleil.

Il regardait ce cou, un peu trop long peut-être, mais, comme celui du cygne, plein de mollesse et de grâce dans son exagération, et il se rappelait ce mot si mélancolique de la pauvre princesse de Lamballe, passant la main sur le sien: «Il ne donnera pas grand mal au bourreau!»

Les pensées qui se succédaient dans l’esprit de sir John donnaient à sa physionomie une expression si différente de celle qu'il avait habituellement, que madame de Montrevel ne put s'empêcher de lui demander ce qu'il avait.

Sir John alors raconta à madame de Montrevel sa visite à la prison et le pieux pèlerinage de Roland au cachot qui avait enfermé sa mère et sa soeur.

Au moment où sir John terminait son récit, une fanfare de chasse sonnant le _bien aller _se fit entendre, et Roland entra son cor à la bouche.

Mais, le détachant presque aussitôt de ses lèvres:

— Mon cher hôte, dit-il, remerciez ma mère: grâce à elle, nous ferons demain une chasse magnifique.

— Grâce à moi? demanda madame de Montrevel.

— Comment cela? dit sir John.

— Je vous ai quitté pour aller voir ce que l'on avait fait de mes chiens, n'est-ce pas?

— Vous me l’avez dit, du moins.

— J'en avais deux, Barbichon et Ravaude, deux excellentes bêtes, le mâle et la femelle.

— Oh! fit sir John, seraient-elles mortes?

— Ah bien, oui, imaginez-vous que cette excellente mère que voilà (et il prit madame de Montrevel par la tête et l’embrassa sur les deux joues) n'a pas voulu qu'on jetât à l'eau un seul des petits qu'ils ont faits, sous le prétexte que c'étaient les chiens de mes chiens; de sorte, mon cher lord, que les enfants, les petits- enfants et les arrière-petits-enfants de Barbichon et Ravaude sont aussi nombreux aujourd'hui que les descendants d’Ismaël, et que ce n'est plus une paire de chiens que j'ai, mais toute une meute, vingt-cinq bêtes chassant du même pied; tout cela noir comme une bande de taupes, avec les pattes blanches, du feu aux yeux et au poitrail, et un régiment de queues en trompette qui vous fera plaisir à voir.

Et, là-dessus, Roland sonna une nouvelle fanfare qui fit accourir son jeune frère.

— Ah! s'écria celui-ci en entrant, tu vas demain à la chasse, frère Roland; j'y vais aussi, j'y vais aussi, j'y vais aussi!

— Bon! fit Roland, mais sais-tu à quelle chasse nous allons?

— Non; je sais seulement que j'y vais.

— Nous allons à la chasse au sanglier.

— Oh! quel bonheur! fit l'enfant en frappant ses deux petites mains l'une contre l'autre.

— Mais tu es fou! dit madame de Montrevel en pâlissant.

— Pourquoi cela, madame maman, s'il vous plaît?

— Parce que la chasse au sanglier est une chasse fort dangereuse.

— Pas si dangereuse que la chasse aux hommes; tu vois bien que mon frère est revenu de celle-là, je reviendrai bien de l'autre.

— Roland, fit madame de Montrevel tandis qu'Amélie, plongée dans une rêverie profonde, ne prenait aucune part à la discussion, Roland, fais donc entendre raison à Édouard, et dis-lui donc qu'il n'a pas le sens commun.

Mais Roland, qui se revoyait enfant et qui se reconnaissait dans son jeune frère, au lieu de le blâmer, souriait à ce courage enfantin.

— Ce serait bien volontiers que je t'emmènerais, dit-il à l'enfant; mais, pour aller à la chasse, il faut au moins savoir ce que c'est qu'un fusil.

— Oh! monsieur Roland, fit Édouard, venez un peu dans le jardin, et mettez votre chapeau à cent pas, et je vous montrerai ce que c'est qu'un fusil.

— Malheureux enfant! s'écria madame de Montrevel toute tremblante; mais où l'as-tu appris?

— Tiens, chez l’armurier de Montagnat, où sont les fusils de papa et de frère Roland. Tu me demandes quelquefois ce que je fais de mon argent, n'est-ce pas? Eh bien, j'en achète de la poudre et des balles, et j'apprends à tuer les Autrichiens et les Arabes, comme fait mon frère Roland.

Madame de Montrevel leva les mains au ciel.

— Que voulez-vous, ma mère, dit Roland, bon chien chasse de race; il ne se peut pas qu'un Montrevel ait peur de la poudre. Tu viendras avec nous demain, Édouard.

L'enfant sauta au cou de son frère.

— Et moi, dit sir John, je me charge de vous armer aujourd'hui chasseur, comme on armait autrefois chevalier. J'ai une charmante petite carabine que je vous donnerai et qui vous fera prendre patience pour attendre vos pistolets et votre sabre.

— Eh bien, demanda Roland, es-tu content, Édouard?

— Oui; mais quand me la donnerez-vous? S'il faut écrire en
Angleterre, je vous préviens que je n'y crois pas.

— Non, mon jeune ami: il ne faut que monter à ma chambre et ouvrir ma boîte à fusil; vous voyez que cela sera bientôt fait.

— Alors, montons-y tout de suite, à votre chambre.

— Venez, fit sir John.

Et il sortit, suivi d'Édouard.

Un instant après, Amélie, toujours rêveuse, se leva et sortit à son tour.

Ni madame de Montrevel ni Roland ne firent attention à sa sortie; ils étaient engagés dans une grave discussion.

Madame de Montrevel tâchait d'obtenir de Roland qu'il n'emmenât point, le lendemain, son jeune frère à la chasse, et Roland lui expliquait comme quoi Édouard, destiné à être soldat comme son père et son frère, ne pouvait que gagner à faire le plus tôt possible ses premières armes et à se familiariser avec la poudre et le plomb.

La discussion n'était pas encore finie lorsque Édouard rentra avec sa carabine en bandoulière.

— Tiens, frère, dit-il en se tournant vers Roland, vois donc le beau cadeau que milord m'a fait.

Et il remerciait du regard sir John, qui se tenait sur la porte cherchant des yeux, mais inutilement, Amélie.

C'était, en effet, un magnifique cadeau: l'arme, exécutée avec cette sobriété d'ornements et cette simplicité de forme particulière aux armes anglaises, était du plus précieux fini; comme les pistolets, dont Roland avait pu apprécier la justesse, elle sortait des ateliers de Menton et portait une balle du calibre 24. Elle avait dû être faite pour une femme: c'était facile à voir au peu de longueur de la crosse et au coussin de velours dont était garnie la couche; cette destination primitive en faisait une arme parfaitement appropriée à la taille d'un enfant de douze ans.

Roland enleva la carabine des épaules du petit Édouard, la regarda en amateur, en fit jouer les batteries, la mit en joue, la jeta d'une main dans l'autre, et, la rendant à Édouard:

— Remercie encore une fois milord, dit-il: tu as là une carabine qui a été faite pour un fils de roi; allons l’essayer.

Et tous trois sortirent pour essayer la carabine de sir John, laissant madame de Montrevel triste comme Thétis lorsqu'elle vit Achille, sous sa robe de femme, tirer l’épée du fourreau d'Ulysse.

Un quart d'heure après, Édouard rentrait triomphant; il rapportait à sa mère un carton de la grandeur d'un rond de chapeau dans lequel, à cinquante pas, il avait mis dix balles sur douze.

Les deux hommes étaient restés à causer et à se promener dans le parc.

Madame de Montrevel écouta sur ses prouesses le récit légèrement gascon d'Édouard; puis elle le regarda avec cette longue et sainte tristesse des mères pour lesquelles la gloire n'est pas une compensation du sang qu'elle fait répandre.

Oh! bien ingrat l’enfant qui a vu ce regard se fixer sur lui, et qui ne se rappelle pas éternellement ce regard!

Puis, au bout de quelques secondes de cette contemplation douloureuse, serrant son second fils contre son coeur:

— Et toi aussi, murmura-t-elle en éclatant en sanglots, toi aussi, un jour tu abandonneras donc ta mère?

— Oui, ma mère, dit l’enfant, mais pour devenir général comme mon père, ou aide de camp comme mon frère.

— Et pour te faire tuer comme s'est fait tuer ton père, et comme se fera tuer ton frère, peut-être.

Car ce changement étrange qui s'était fait dans le caractère de Roland n'avait point échappé à madame de Montrevel, et c'était une inquiétude de plus à ajouter à ses autres inquiétudes.

Au nombre de ces dernières, il fallait ranger cette rêverie et cette pâleur d'Amélie.

Amélie atteignait dix-sept ans, sa jeunesse avait été celle d'une enfant rieuse, pleine de joie et de santé.

La mort de son père était venue jeter un voile noir sur sa jeunesse et sur sa gaieté; mais ces orages du printemps passent vite: le sourire ce beau soleil de Taube de la vie, était revenu, et, comme celui de la nature, il avait brillé à travers cette rosée du coeur qu'on appelle les larmes.

Puis, un jour — il y avait six mois de cela, à peu près — le front d'Amélie s'était attristé, ses joues avaient pâli, et de même que les oiseaux voyageurs s'éloignent à l’approche des temps brumeux, les rires enfantins qui s'échappent des lèvres entr'ouvertes et des dents blanches, s'étaient envolés de la bouche d'Amélie, mais pour ne pas revenir.

Madame de Montrevel avait interrogé sa fille; mais Amélie avait prétendu être toujours la même: elle avait fait un effort pour sourire; puis comme une pierre jetée dans un lac y crée des cercles mouvants qui s'effacent peu à peu, les cercles créés par les inquiétudes maternelles s'étaient peu à peu effacés du visage d'Amélie.

Avec cet instinct admirable des mères, madame de Montrevel avait songé à l'amour; mais qui pouvait aimer Amélie? On ne recevait personne au château des Noires-Fontaines; les troubles politiques avaient détruit la société, et Amélie ne sortait jamais seule.

Madame de Montrevel avait donc été forcée d'en rester aux conjectures.

Le retour de Roland lui avait un instant rendu l'espoir; mais cet espoir avait bientôt disparu lorsqu'elle avait vu l'impression produite sur Amélie par ce retour.

Ce n'était point une soeur, c'était un spectre, on se le rappelle, qui était venu au-devant de lui.

Depuis l'arrivée de son fils, madame de Montrevel n'avait pas perdu de vue Amélie, et, avec un étonnement douloureux, elle s'était aperçue de l'effet que causait sur sa soeur la présence du jeune officier; c'était presque de l'effroi.

Il n'y avait qu'un instant encore, Amélie n'avait-elle pas profité du premier moment de liberté qui s'était offert à elle pour remonter dans sa chambre, seul endroit du château où elle parût se trouver à peu près bien, et où elle passait, depuis six mois, la plus grande partie de son temps.

La journée s'était passée, pour Roland et pour sir John, à visiter Bourg, comme nous l'avons dit, et à faire les préparatifs de la chasse du lendemain.

Du matin à midi, on devait faire une battue; de midi au soir on devait chasser à courre. Michel, braconnier enragé, retenu sur sa chaise par une entorse, comme l'avait raconté le petit Édouard à son frère, s'était senti soulagé dès qu'il s'était agi de chasse, et s'était hissé sur un petit cheval qui servait à faire les courses de la maison, pour aller retenir les rabatteurs à Saint- Just et à Montagnat.

Lui, qui ne pouvait ni rabattre ni courir, se tiendrait avec la meute, les chevaux de sir John et de Roland et le poney d'Édouard, au centre à peu près de la forêt, percée seulement d'une grande route et de deux sentiers praticables.

Les rabatteurs, qui ne pouvaient suivre une chasse à courre, reviendraient au château avec le gibier tué.

Le lendemain, à six heures du matin, les rabatteurs étaient à la porte.

Michel ne devait partir avec les chiens et les chevaux qu’à onze heures.

Le château des Noires-Fontaines touchait à la forêt même de Seillon; on pouvait donc se mettre en chasse immédiatement après la sortie de la grille.

Comme la battue promettait surtout des daims, des chevreuils et des lièvres, elle devait se faire à plomb. Roland donna à Édouard un fusil simple qui lui avait servi à lui-même quand il était enfant, et avec lequel il avait fait ses premières armes; il n'avait point encore assez de confiance dans la prudence de l'enfant pour lui confier un fusil à deux coups.

Quant à la carabine que sir John lui avait donnée la veille, c'était un canon rayé qui ne pouvait porter que la balle. Elle avait donc été remise aux mains de Michel, et devait, dans le cas où on lancerait un sanglier, être remise à l'enfant pour la seconde partie de la chasse.

Pour cette seconde partie de la chasse, Roland et sir John changeraient aussi de fusils et seraient armés de carabines à deux coups et de couteaux de chasse pointus comme des poignards, affilés comme des rasoirs, qui faisaient partie de l'arsenal de sir John, et qui pouvaient indifféremment se pendre au côté ou se visser au bout du canon, en guise de baïonnette.

Dès la première battue, il fut facile de voir que la chasse serait bonne: on tua un chevreuil et deux lièvres.

À midi, trois daims, sept chevreuils et deux renards avaient été tués: on avait vu deux sangliers; mais, aux coups de gros plomb qu'ils avaient reçus, ils s'étaient contentés de répondre en secouant la peau et avaient disparu.

Édouard était au comble de la joie: il avait tué un chevreuil.

Comme il était convenu, les rabatteurs, bien récompensés de la fatigue qu'ils avaient prise, avaient été envoyés au château avec le gibier.

On sonna d'une espèce de cornet pour savoir où était Michel;
Michel répondit.

En moins de dix minutes, les trois chasseurs furent réunis au jardinier, à la meute et aux chevaux.

Michel avait eu connaissance d'un ragot; il l'avait fait détourner par l'aîné de ses fils: il était dans une enceinte, à cent pas des chasseurs.

Jacques — c'était l'aîné des fils de Michel — fourra l'enceinte avec sa tête de meute, Barbichon et Ravaude; au bout de cinq minutes, le sanglier tenait à la bauge.

On eût pu le tuer tout de suite, ou du moins le tirer, mais la chasse eût été trop tôt finie; on lâcha toute la meute sur l’animal, qui, voyant ce troupeau de pygmées fondre sur lui, partit au petit trot.

Il traversa la route; Roland sonna la vue, et, comme l'animal prenait son parti du côté de la chartreuse de Seillon, les trois cavaliers enfilèrent le sentier qui coupait le bois dans toute sa longueur.

L'animal se fit battre jusqu'à cinq heures du soir, revenant sur ses voies et ne pouvant pas se décider à quitter une forêt si bien fourrée.

Enfin, vers cinq heures, on comprit, à la violence et à l'intensité des abois, que l'animal tenait aux chiens.

C'était à une centaine de pas du pavillon dépendant de la chartreuse, à l'un des endroits les plus difficiles de la forêt. Il était impossible de pénétrer à cheval jusqu'à la bête. On mit pied à terre.

Les abois des chiens guidaient les chasseurs, de manière qu'ils ne pouvaient dévier du chemin qu'autant que les difficultés du terrain les empêchaient de suivre la ligne droite.

De temps en temps, des cris de douleur indiquaient qu'un des assaillants s'était hasardé à attaquer l'animal de trop près et avait reçu le prix de sa témérité.

À vingt pas de l'endroit où se passait le drame cynégétique, on commençait d'apercevoir les personnages qui en composaient faction.

Le ragot s'était acculé à un rocher, de façon à ne pouvoir être attaqué par derrière; arc-bouté sur ses deux pattes de devant, il présentait aux chiens sa tête aux yeux sanglants, armée de deux énormes défenses.

Les chiens flottaient devant lui, autour de lui, sur lui-même, comme un tapis mouvant.

Cinq ou six, blessés plus ou moins grièvement, tachaient de sang le champ de bataille, mais n'en continuaient pas moins à assaillir le sanglier avec un acharnement qui eût pu servir d'exemple de courage aux hommes les plus courageux.

Chacun des chasseurs était arrivé en face de ce spectacle dans la condition de son âge, de son caractère et de sa nation.

Édouard, le plus imprudent et en même temps le plus petit, éprouvant moins d'obstacle à cause de sa taille, y était arrivé le premier.

Roland, insoucieux du danger, quel qu'il fût, le cherchait plutôt qu'il ne le fuyait, et l'y avait suivi.

Enfin, sir John, plus lent, plus grave, plus réfléchi, y était arrivé le troisième.

Au moment où le sanglier avait aperçu les chasseurs, il n'avait plus paru faire aucune attention aux chiens.

Ses yeux s'étaient arrêtés, fixes et sanglants, sur eux, et le seul mouvement qu'il indiquât était un mouvement de ses mâchoires, qui, en se rapprochant violemment l'une contre l’autre, faisaient un bruit menaçant.

Roland regarda un instant ce spectacle, éprouvant évidemment le désir de se jeter, son couteau de chasse à la main, au milieu du groupe et d'égorger le sanglier, comme un boucher fait d'un veau, ou un charcutier d'un cochon ordinaire.

Ce mouvement était si visible, que sir John le retint par le bras, tandis que le petit Édouard disait

— Oh! mon frère, laisse-moi tirer le sanglier.

Roland se retint.

— Eh bien, oui, dit-il en posant son fusil contre un arbre et en restant armé seulement de son couteau de chasse, qu'il tira du fourreau, tire-le: attention!

— Oh! sois tranquille, dit l'enfant les dents serrées, le visage pâle mais résolu, et levant le canon de sa carabine à la hauteur de l'animal.

— S'il le manque ou ne fait que le blesser, fit observer sir John, vous savez que l'animal sera sur nous avant que nous ayons le temps de le voir?

— Je le sais, milord; mais je suis habitué à cette chasse-là, répondit Roland, les narines dilatées, l'oeil ardent, les lèvres entrouvertes. Feu, Édouard.

Le coup partit aussitôt le commandement; mais aussitôt le coup, en même temps que le coup, avant peut-être, l’animal, rapide comme l’éclair, avait foncé sur l'enfant.

On entendit un second coup de fusil; puis, au milieu de la fumée, on vit briller les yeux sanglants de l'animal.

Mais, sur son passage, il rencontra Roland, un genou en terre et le couteau de chasse à la main.

Un instant, un groupe confus et informe roula sur le sol, l'homme lié au sanglier, le sanglier lié à l'homme.

Puis un troisième coup de fusil se fit entendre, suivi d'un éclat de rire de Roland.

— Eh! milord, dit le jeune officier, c'est de la poudre et une balle perdues; ne voyez-vous pas que l’animal est éventré? Seulement débarrassez-moi de son corps; le drôle pèse quatre cents et m'étouffe.

Mais, avant que sir John se fût baissé, Roland, d'un vigoureux mouvement d'épaule, avait fait rouler de côté le cadavre de l'animal, et se relevait, couvert de sang mais sans la moindre égratignure.

Le petit Édouard, soit défaut de temps, soit courage, n'avait pas reculé d'un pas. Il est vrai qu'il était complètement protégé par le corps de son frère, qui s'était jeté devant lui.

Sir John avait fait un saut de côté pour avoir l'animal en travers, et il regardait Roland se secouant après ce second duel, avec le même étonnement qu'il l’avait regardé après le premier.

Les chiens — ceux qui restaient, et il en restait une vingtaine - - avaient suivi le sanglier et s'étaient rués sur son cadavre, essayant, mais inutilement, d'entamer cette peau aux soies hérissées, presque aussi impénétrable que le fer.

— Vous allez voir, dit Roland en essuyant, avec un mouchoir de fine batiste, ses mains et son visage, couverts de sang, vous allez voir qu'ils vont le manger et votre couteau avec, milord.

— En effet, demanda sir John, le couteau?

— Il est dans sa gaine, dit Roland.

— Ah! fit l’enfant, il n'y a plus que le manche qui sorte.

Et, s'élançant sur l'animal, il arracha le poignard, enfoncé en effet, comme l'avait dit l'enfant, au défaut de l'épaule, et jusqu'au manche.

La pointe aiguë, dirigée par un oeil calme, maintenue par une main vigoureuse, avait pénétré droit au coeur.

On voyait sur le corps du sanglier trois autres blessures.

La première, qui était causée par la balle de l'enfant, était indiquée par un sillon sanglant tracé au-dessus de l'oeil, la balle étant trop faible pour briser l'os frontal.

La seconde venait du premier coup de sir John; la balle avait pris l'animal en biais et avait glissé sur sa cuirasse.

La troisième, reçue à bout portant, lui traversait le corps, mais lui avait été faite, comme avait dit Roland, lorsqu'il était déjà mort.

XIV — UNE MAUVAISE COMMISSION

La chasse était finie, la nuit tombée; il s'agissait de regagner le château.

Les chevaux n'étaient qu'à cinquante pas, à peu près; on les entendait hennir d'impatience; ils semblaient demander si l'on doutait de leur courage en ne les faisant point participer au drame qui venait de s'accomplir.

Édouard voulait absolument traîner le sanglier jusqu'à eux, le charger en croupe et le rapporter au château; mais Roland lui fit observer qu'il était bien plus simple d'envoyer pour le chercher deux hommes avec un brancard. Ce fut aussi l'avis de sir John, et force fut à Édouard — qui ne cessait de dire, en montrant la blessure de la tête: «Voilà mon coup à moi; je le visais là!» — force fut, disons-nous, à Édouard de se rendre à l’avis de la majorité.

Les trois chasseurs regagnèrent la place où étaient attachés les chevaux, se remirent en selle, et, en moins de dix minutes, furent arrivés au château des Noires-Fontaines.

Madame de Montrevel les attendait sur le perron; il y avait déjà plus d'une heure que la pauvre mère était là, tremblant qu'il ne fût arrivé malheur à l'un ou à l'autre de ses fils.

Du plus loin qu'Édouard la vit, il mit son poney au galop, criant à travers la grille:

— Mère! mère! nous avons tué un sanglier gros comme un baudet; moi, je le visais à la tête: tu verras le trou de ma balle; Roland lui a fourré son couteau de chasse dans le ventre jusqu'à la garde; milord lui a tiré deux coups de fusil. Vite! vite! des hommes pour l’aller chercher. N'ayez pas peur en voyant Roland couvert de sang, mère: c'est le sang de l'animal; mais Roland n'a pas une égratignure.

Tout cela se disait avec la volubilité habituelle à Édouard, tandis que madame de Montrevel franchissait l'espace qui se trouvait entre le perron et la route, et ouvrait la grille.

Elle voulut recevoir Édouard dans ses bras; mais celui-ci sauta à terre, et de terre, se jeta à son cou.

Roland et sir John arrivaient; en ce moment aussi, Amélie paraissait à son tour sur le perron.

Édouard laissa sa mère s'inquiéter auprès de Roland qui, tout couvert de sang, était effrayant à voir, et courut faire à sa soeur le même récit qu'il avait débité à sa mère.

Amélie l'écouta d'une façon distraite qui sans doute blessa l’amour-propre d'Édouard; car celui-ci se précipita dans les cuisines pour raconter l’événement à Michel, par lequel il était bien sûr d'être écouté.

En effet, cela intéressait Michel au plus haut degré; seulement, quand Édouard, après avoir dit l'endroit où gisait le sanglier, lui intima, de la part de Roland, l'ordre de trouver des hommes pour aller chercher l'animal, il secoua la tête.

— Eh bien, quoi! demanda Édouard, vas-tu refuser d'obéir à mon frère?

— Dieu m'en garde, monsieur Édouard, et Jacques va partir à l'instant même pour Montagnat.

— Tu as peur qu'il ne trouve personne?

— Bon! Il trouvera dix hommes pour un; mais c'est à cause de l'heure qu'il est, et de l'endroit de l'hallali. Vous dites que c'est près du pavillon de la chartreuse?

— À vingt pas.

— J'aimerais mieux que c'en fût à une lieue, répondit Michel en se grattant la tête; mais n'importe: on va toujours les envoyer chercher sans leur dire ni pourquoi ni comment. Une fois ici, eh bien, dame, ce sera à votre frère à les décider.

— C'est bien! c'est bien! qu'ils viennent, je les déciderai, moi.

— Oh! fit Michel, si je n'avais pas ma gueuse d'entorse, j'irais moi-même; mais la journée d'aujourd'hui lui a fait drôlement du bien. Jacques! Jacques!

Jacques arriva.

Édouard resta non seulement jusqu'à ce que l'ordre fût donné au jeune homme de partir pour Montagnat, mais jusqu'à ce qu'il fût parti.

Puis il remonta pour faire ce que faisaient sir John et Roland, c'est-à-dire pour faire sa toilette.

Il ne fut, comme on le comprend bien, question à table que des prouesses de la journée. Édouard ne demandait pas mieux que d'en parler, et sir John, émerveillé de ce courage, de cette adresse et de ce bonheur de Roland, renchérissait sur le récit de l'enfant.

Madame de Montrevel frémissait à chaque détail, et cependant elle se faisait redire chaque détail vingt fois.

Ce qui lui parut le plus clair, à la fin de tout cela, c'est que
Roland avait sauvé la vie à Édouard.

— L'as-tu bien remercié, au moins? demanda-t-elle à l’enfant.

— Qui cela?

— Le grand frère.

— Pourquoi donc le remercier? dit Édouard. Est-ce que je n'aurais pas fait comme lui?

— Que voulez-vous, madame! dit sir John, vous êtes une gazelle qui, sans vous en douter, avez mis au jour une race de lions.

Amélie avait, de son côté, accordé une grande attention au récit; mais c'était surtout quand elle avait vu les chasseurs se rapprocher de la chartreuse.

À partir de ce moment, elle avait écouté, l'oeil inquiet, et n'avait paru respirer que lorsque les trois chasseurs, n'ayant, après l’hallali, aucun motif de poursuivre leur course dans le bois, étaient remontés à cheval.

À la fin du dîner, on vint annoncer que Jacques était de retour avec deux paysans de Montagnat; les paysans demandaient des renseignements précis sur l'endroit où les chasseurs avaient laissé l'animal.

Roland se leva pour aller les donner; mais madame de Montrevel, qui ne voyait jamais assez son fils, se tournant vers le messager:

— Faites entrer ces braves gens, dit-elle; il est inutile que
Roland se dérange pour cela.

Cinq minutes après, les deux paysans entrèrent, roulant leurs chapeaux entre leurs doigts.

— Mes enfants, dit Roland, il s'agit d'aller chercher dans la forêt de Seillon un sanglier que nous y avons tué.

— Ça peut se faire, répondit un des paysans.

Et il consulta son compagnon du regard.

— Ça peut se faire tout de même, dit l’autre.

— Soyez tranquilles, continua Roland, vous ne perdrez pas votre peine.

— Oh! nous sommes tranquilles, fit un des paysans; on vous connaît, monsieur de Montrevel.

— Oui, répondit l’autre, on sait que vous n'avez pas plus que votre père, le général, l'habitude de faire travailler les gens pour rien. Oh! si tous les aristocrates avaient été comme vous, il n'y aurait pas eu de révolution, monsieur Louis.

— Mais non, qu'il n'y en aurait pas eu, dit l’autre, qui semblait venu là pour être l'écho affirmatif de ce que disait son compagnon.

— Reste maintenant à savoir où est l’animal, demanda le premier paysan.

— Oui, répéta le second, reste à savoir où il est.

— Oh! il ne sera pas difficile à trouver.

— Tant mieux, fit le paysan.

— Vous connaissez bien le pavillon de la forêt?

— Lequel?

— Oui, lequel?

— Le pavillon qui dépend de la chartreuse de Seillon.

Les deux paysans se regardèrent.

— Eh bien, vous le trouverez à vingt pas de la façade du côté du bois de Genoud.

Les deux paysans se regardèrent encore.

— Hum! fit l’un.

— Hum! répéta l’autre, fidèle écho de son compagnon.

— Eh bien, quoi, hum? demanda Roland.

— Dame…

— Voyons, expliquez-vous; qu'y a-t-il?

— Il y a que nous aimerions mieux que ce fût à l’autre extrémité de la forêt.

— Comment à l'autre extrémité de la forêt?

— Ça est un fait, dit le second paysan.

— Mais pourquoi à l’autre extrémité de la forêt? reprit Roland avec impatience; il y a trois lieues d'ici à l'autre extrémité de la forêt, tandis que vous avez une lieue à peine d'ici à l’endroit où est le sanglier.

— Oui, dit le premier paysan, c'est que l’endroit où est le sanglier…

Et il s'arrêta en se grattant la tête.

— Justement, voilà! dit le second.

— Voilà quoi?

— C'est un peu trop près de la chartreuse.

— Pas de la chartreuse, je vous ai dit du pavillon.

— C'est tout un; vous savez bien, monsieur Louis, qu'on dit qu'il y a un passage souterrain qui va du pavillon à la chartreuse.

— Oh! il y en a un, c'est sûr, dit le second paysan.

— Eh bien, fit Roland, qu'ont de commun la chartreuse, le pavillon et le passage souterrain avec notre sanglier?

— Cela a de commun que l’animal est dans un mauvais endroit; voilà.

— Oh! oui, un mauvais endroit, répéta le second paysan.

— Ah çà! vous expliquerez-vous, drôles? s'écria Roland, qui commençait à se fâcher, tandis que sa mère s'inquiétait et qu'Amélie pâlissait visiblement.

— Pardon, monsieur Louis, dit le paysan, nous ne sommes pas des drôles: nous sommes des gens craignant Dieu, voilà tout.

— Eh! mille tonnerres! dit Roland, moi aussi je crains Dieu!
Après?

— Ce qui fait que nous ne nous soucions pas d'avoir des démêlés avec le diable.

— Non, non, non, dit le second paysan.

— Avec son semblable, continua le premier paysan, un homme vaut un homme.

— Quelquefois même il en vaut deux, dit le second bâti en
Hercule.

— Mais avec des êtres surnaturels, des fantômes, des spectres, non, merci! continua le premier paysan.

— Merci! répéta le second. — Ah çà, ma mère; ah çà, ma soeur, demanda Roland s'adressant aux deux femmes, comprenez-vous, au nom du ciel, quelque chose à ce que disent ces deux imbéciles?

— Imbéciles! fit le premier paysan, c'est possible; mais il n'en est pas moins vrai que Pierre Marey, pour avoir voulu regarder seulement par-dessus le mur de la chartreuse, a eu le cou tordu; il est vrai que c'était un samedi, jour de sabbat.

— Et qu'on n'a jamais pu le lui redresser, affirma le second paysan; de sorte qu'on a été obligé de l’enterrer le visage à l’envers et regardant ce qui se passe derrière lui.

— Oh! oh! fit sir John, voilà qui devient intéressant; j'aime fort les histoires de fantômes.

— Bon! dit Édouard, ce n'est point comme ma soeur Amélie, milord, à ce qu'il paraît.

— Pourquoi cela?

— Regarde donc, frère Roland, comme elle est pâle.

— En effet, dit sir John, mademoiselle semble près de se trouver mal.

— Moi? pas du tout, fit Amélie; seulement ne trouvez-vous pas qu'il fait un peu chaud ici, ma mère?

Et Amélie essuya son front couvert de sueur.

— Non, dit madame de Montrevel.

— Cependant, insista Amélie, si je ne craignais pas de vous incommoder, madame, je vous demanderais la permission d'ouvrir une fenêtre.

— Fais, mon enfant.

Amélie se leva vivement pour mettre à profit la permission reçue, et, tout en chancelant, alla ouvrir une fenêtre donnant sur le jardin.

La fenêtre ouverte, elle resta debout, adossée à la barre d'appui, et à moitié cachée par les rideaux.

— Ah! dit-elle, ici, au moins, on respire.

Sir John se leva pour lui offrir son flacon de sels; mais vivement:

— Non, non, milord, dit Amélie, je vous remercie, cela va tout à fait mieux.

— Voyons, voyons, dit Roland, il ne s'agit pas de cela, mais de notre sanglier.

— Eh bien, votre sanglier, monsieur Louis, on l'ira chercher demain.

— C'est ça, dit le second paysan, demain matin il fera jour.

— De sorte que, pour y aller ce soir?…

— Oh! pour y aller ce soir…

Le paysan regarda son camarade, et, tous deux en même temps, secouant la tête:

— Pour y aller ce soir, ça ne se peut pas.

— Poltrons!

— Monsieur Louis, on n'est pas poltron pour avoir peur, dit le premier paysan.

— Que non, on n'est pas poltron pour ça, répondit le second.

— Ah! fit Roland, je voudrais bien qu'un plus fort que vous me soutînt cette thèse, que l'on n'est pas poltron pour avoir peur.

— Dame, c'est selon la chose dont on a peur, monsieur Louis: qu'on me donne une bonne serpe et un bon gourdin, je n'ai pas peur d'un loup; qu'on me donne un bon fusil, je n'ai pas peur d'un homme, quand bien même je saurais que cet homme m'attend pour m'assassiner…

— Oui, dit Édouard; mais d'un fantôme, fût-ce d'un fantôme de moine, tu as peur?

— Mon petit monsieur Édouard, dit le paysan, laissez parler votre frère, M. Louis; vous n'êtes pas encore assez grand pour plaisanter avec ces choses-là, non.

— Non, ajouta l’autre paysan; attendez que vous ayez de la barbe au menton, mon petit monsieur.

— Je n'ai pas de barbe au menton, répondit Édouard en se redressant; mais cela n'empêche point que, si j'étais assez fort pour porter le sanglier, je l'irais bien chercher tout seul, que ce fût le jour ou la nuit.

— Grand bien vous fasse, mon jeune monsieur; mais voilà mon camarade et moi qui vous disons que, pour un louis, nous n'irions pas.

— Mais pour deux? dit Roland, qui voulait les pousser à bout.

— Ni pour deux, ni pour quatre, ni pour dix, monsieur de Montrevel. C'est bon, dix louis; mais qu'est-ce que je ferais de vos dix louis quand j'aurais le cou tordu?

— Oui, le cou tordu comme Pierre Marey, dit le second paysan.

— Ce n'est pas vos dix louis qui donneront du pain à ma femme et à mes enfants pour le restant de leurs jours, n'est-ce pas?

— Et encore, quand tu dis dix louis, reprit le second paysan, cela ne serait que cinq, puisqu'il y en aurait cinq pour moi.

— Alors, il revient des fantômes dans le pavillon? demanda
Roland.

— Je ne dis pas dans le pavillon — dans le pavillon, je n'en suis pas sûr — mais dans la chartreuse…

— Dans la chartreuse, tu en es sûr?

— Oh! oui, là, bien certainement.

— Tu les as vus?

— Pas moi; mais il y a des gens qui les ont vus.

— Ton camarade? demanda le jeune officier en se tournant vers le second paysan.

— Je ne les ai pas vus; mais j'ai vu des flammes, et Claude
Philippon a entendu des chaînes.

— Ah! il y a des flammes et des chaînes? demanda Roland.

— Oui! et, quant aux flammes, dit le premier paysan, je les ai vues, moi.

— Et Claude Philippon a entendu les chaînes, répéta le premier.

— Très bien, mes amis, très bien, reprit Roland d'un ton goguenard; donc, à aucun prix, vous n'irez ce soir?

— À aucun prix.

— Pas pour tout l’or du monde.

— Et vous irez demain au jour?

— Oh! monsieur Louis, avant que vous soyez levé, le sanglier sera ici.

— Il y sera que vous ne serez pas levé, répondit l’écho.

— Eh bien, fit Roland, venez me revoir après-demain.
— Volontiers, monsieur Louis; pourquoi faire?

— Venez toujours.

— Oh! nous viendrons.

— C'est-à-dire que, du moment où vous nous dites: «Venez!» vous pouvez être sûr que nous n'y manquerons pas, monsieur Louis.

— Eh bien, moi, je vous en donnerai des nouvelles sûres.

— De qui?

— Des fantômes.

Amélie jeta un cri étouffé; madame de Montrevel, seule, entendit ce cri. Louis prenait de la main congé des deux paysans, qui se cognaient à la porte, où ils voulaient passer tous les deux en même temps.

Il ne fut plus question, pendant tout le reste de la soirée, ni de la Chartreuse, ni du pavillon, ni des hôtes surnaturels, spectres ou fantômes, qui les hantaient.

XV — L'ESPRIT FORT

À dix heures sonnantes, tout le monde était couché au château des Noires-Fontaines, ou tout au moins chacun était retiré dans sa chambre.

Deux ou trois fois pendant la soirée, Amélie s'était approchée de Roland, comme si elle eût eu quelque chose à lui dire; mais toujours la parole avait expiré sur ses lèvres.

Quand on avait quitté le salon, elle s'était appuyée à son bras, et, quoique la chambre de Roland fût située un étage au-dessus de la sienne, elle avait accompagné Roland jusqu'à la porte de sa chambre.

Roland l'avait embrassée, avait fermé sa porte, en lui souhaitant une bonne nuit et en se déclarant très fatigué.

Cependant, malgré cette déclaration, Roland, rentré chez lui, n'avait point procédé à sa toilette de nuit; il était allé à son trophée d'armes, en avait tiré une magnifique paire de pistolets d'honneur, de la manufacture de Versailles, donnée à son père par la Convention, en avait fait jouer les chiens, et avait soufflé dans les canons pour voir s'ils n'étaient pas vieux chargés.

Les pistolets étaient en excellent état.

Après quoi, il les avait posés côte à côte sur la table, était allé ouvrir doucement la porte de la chambre, regardant du côté de l'escalier pour savoir si personne ne l’épiait, et, voyant que corridor et escalier étaient solitaires, il était allé frapper à la porte de sir John.

— Entrez, dit l’Anglais. Sir John, lui non plus, n'avait pas encore commencé sa toilette de nuit.

— J'ai compris, à un signe que vous m'avez fait, que vous aviez quelque chose à me dire, fit sir John, et, vous le voyez, je vous attendais.

— Certainement, que j'ai quelque chose à vous dire, répondit
Roland en s'étendant joyeusement dans un fauteuil.

— Mon cher hôte, répondit l’Anglais, je commence à vous connaître; de sorte que, quand je vous vois aussi gai que cela, je suis comme vos paysans, j'ai peur.

— Vous avez entendu ce qu'ils ont dit?

— C'est-à-dire qu'ils ont raconté une magnifique histoire de fantômes. J'ai un château en Angleterre, où il en revient, des fantômes.

— Vous les avez vus, milord?

— Oui, quand j'étais petit; par malheur, depuis que je suis grand, ils ont disparu.

— C'est comme cela, les fantômes, dit gaiement Roland, ça va, ça vient; quelle chance, hein! que je sois revenu justement à l'heure où il y a des fantômes à la chartreuse de Seillon.

— Oui, fit sir John, c'est bien heureux; seulement, êtes-vous sûr qu'il y en ait?

— Non; mais, après-demain, je saurai à quoi m'en tenir là-dessus.
— Comment cela?

— Je compte passer là-bas la nuit de demain.

— Oh! dit l'Anglais, voulez-vous, moi, que j'aille avec vous?

— Ce serait avec plaisir; mais, par malheur, la chose est impossible.

— Impossible, oh!

— C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, mon cher hôte.

— Impossible! Pourquoi?

— Connaissez-vous les moeurs des fantômes, milord? demanda gravement Roland.

— Non.

— Eh bien, je les connais, moi: les fantômes ne se montrent que dans certaines conditions.

— Expliquez-moi cela.

— Ainsi, par exemple, tenez, milord, en Italie, en Espagne, pays des plus superstitieux, eh bien, il n'y a pas de fantômes, ou, s'il y en a, dame, dame, c'est tous les dix ans, c'est tous les vingt ans, c'est tous les siècles.

— Et à quoi attribuez-vous cette absence de fantômes?

— Au défaut de brouillard, milord.
—Ah! ah!

— Sans doute; vous comprenez bien l'atmosphère des fantômes, c'est le brouillard: en Écosse, en Danemark, en Angleterre, pays de brouillards, on regorge de fantômes: on a le spectre du père d'Hamlet, le spectre de Banquo, les ombres des victimes de Richard III. En Italie, vous n'avez qu'un spectre, celui de César; et encore où apparaît-il à Brutus? À Philippes en Macédoine, en Thrace, c'est-à-dire dans le Danemark de la Grèce, dans l'Écosse de l'Orient, où le brouillard a trouvé moyen de rendre Ovide mélancolique à ce point qu'il a intitulé Tristes les vers qu'il y a faits. Pourquoi Virgile fait-il apparaître l'ombre d'Anchise à Énée? Parce que Virgile est de Mantoue. Connaissez-vous Mantoue? un pays de marais, une vraie grenouillère, une fabrique de rhumatismes, une atmosphère de vapeurs, par conséquent, un nid de fantômes!

— Allez toujours, je vous écoute.

— Vous avez vu les bords du Rhin?

— Oui.

— L'Allemagne, n'est-ce pas?

— Oui.

— Encore un pays de fées, d'ondines, de sylphes et, par conséquent, de fantômes (qui peut le plus, peut le moins) tout cela à cause du brouillard toujours; mais, en Italie, en Espagne, où diable voulez-vous que les fantômes se réfugient? Pas la plus petite vapeur… Aussi, si j'étais en Espagne ou en Italie, je ne tenterais même pas l'aventure de demain.

— Tout cela ne me dit point pourquoi vous refusez ma compagnie, insista sir John.

— Attendez donc: je vous ai déjà expliqué comment les fantômes ne se hasardent pas dans certains pays, parce qu'ils n'y trouvent pas certaines conditions atmosphériques; laissez-moi vous expliquer les chances qu'il faut se ménager quand on désire en voir.

— Expliquez! expliquez! dit sir John; en vérité, vous êtes l'homme que j'aime le mieux entendre parler, Roland.

Et sir John s'étendit à son tour dans un fauteuil, s'apprêtant à écouter avec délices les improvisations de cet esprit fantasque, qu'il avait déjà vu sous tant de faces depuis cinq ou six jours à peine qu'il le connaissait.

Roland s'inclina en signe de remerciement.

— Eh bien, voici donc l'affaire, et vous allez comprendre cela, milord: j'ai tant entendu parler fantômes dans ma vie, que je connais ces gaillards-là comme si je les avais faits. Pourquoi les fantômes se montrent-ils?

— Vous me demandez cela? fit sir John.

— Oui, je vous le demande.

— Je vous avoue que, n'ayant pas étudié les fantômes comme vous, je ne saurais vous faire une réponse positive.

— Vous voyez bien! Les fantômes se montrent, mon cher lord, pour faire peur à celui auquel ils apparaissent.

— C'est incontestable.

— Parbleu! s'ils ne font pas peur à celui à qui ils apparaissent, c'est celui à qui ils apparaissent qui leur fait peur: témoin M. de Turenne, dont les fantômes se sont trouvés être des faux- monnayeurs. Connaissez-vous cette histoire-là?

— Non.

— Je vous la raconterai un autre jour; ne nous embrouillons pas. Voilà pourquoi, lorsqu'ils se décident à apparaître — ce qui est rare — voilà pourquoi les fantômes choisissent les nuits orageuses, où il fait des éclairs, du tonnerre, du vent: c'est leur mise en scène.

— Je suis forcé d'avouer que tout cela est on ne peut pas plus juste.

— Attendez! il y a certaines secondes où l’homme le plus brave sent un frisson courir dans ses veines; du temps où je n'avais pas un anévrisme, cela m'est arrivé dix fois, quand je voyais briller sur ma tête l’éclair des sabres et que j'entendais gronder à mes oreilles le tonnerre des canons. Il est vrai que, depuis que j'ai un anévrisme, je cours où l'éclair brille, où le tonnerre gronde; mais j'ai une chance: c'est que les fantômes ne sachent pas cela, c'est que les fantômes croient que je puis avoir peur.

— Tandis que c'est impossible, n'est-ce pas? demanda sir John.

— Que voulez-vous? quand, au lieu d'avoir peur de la mort, on croit, à tort ou à raison, avoir un motif de chercher la mort, je ne sais pas de quoi l'on aurait peur; mais, je vous le répète, il est possible que les fantômes, qui savent beaucoup de choses cependant, ne sachent point cela. Seulement, ils savent ceci: c'est que le sentiment de la peur s'augmente ou diminue par la vue et par l'audition des objets extérieurs. Ainsi, par exemple, où les fantômes apparaissent-ils de préférence? dans les lieux obscurs, dans les cimetières, dans les vieux cloîtres, dans les ruines, dans les souterrains parce que déjà l’aspect des localités a disposé l'âme à la peur. Après quoi apparaissent-ils? après des bruits de chaînes, des gémissements, des soupirs, parce que tout cela n'a rien de bien récréatif; ils n'ont garde de venir au milieu d'une grande lumière ou après un air de contredanse; non, la peur est abîme où l'on descend marche à marche, jusqu’à ce que le vertige vous prenne, jusqu'à ce que le pied vous glisse, jusqu'à ce que vous tombiez les yeux fermés jusqu'au fond du précipice. Ainsi, lisez le récit de toutes les apparitions, voici comment les fantômes procèdent: d'abord le ciel s’obscurcit, le tonnerre gronde, le vent siffle, les fenêtres et les portes crient, la lampe, s'il y a une lampe dans la chambre de celui à qui ils tiennent à faire peur, la lampe pétille, pâlit et s'éteint; obscurité complète! alors, dans l’obscurité, on entend des plaintes; des gémissements; des bruits de chaînes, enfin la porte s'ouvre et le fantôme apparaît. Je dois dire que toutes les apparitions que j'ai, non pas vues, mais lues, se sont produites dans des circonstances pareilles. Voyons, est-ce bien cela, sir John?

— Parfaitement.

— Et avez-vous jamais vu qu'un fantôme ait apparu à deux personnes à la fois?

— En effet, je ne l'ai jamais lu, ni entendu dire.

— C'est tout simple, mon cher lord: à deux, vous comprenez, on n'a pas peur; la peur, c'est une chose mystérieuse, étrange, indépendante de la volonté, pour laquelle il faut l’isolement, les ténèbres, la solitude. Un fantôme n'est pas plus dangereux qu'un boulet de canon. Eh bien, est-ce qu'un soldat a peur d'un boulet de canon, le jour, quand il est en compagnie de ses camarades, quand il sent les coudes à gauche? Non, il va droit à la pièce, il est tué ou il tue: c'est ce que ne veulent pas les fantômes; c'est ce qui fait qu'ils n’apparaissent pas à deux personnes à la fois! c'est ce qui fait que je veux aller seul à la chartreuse, milord; votre présence empêcherait le fantôme le plus résolu de paraître. Si je n'ai rien vu, ou si j'ai vu quelque chose qui en vaille la peine, eh bien, ce sera votre tour après demain. Le marché vous convient-il?

— À merveille! Mais pourquoi n’irais-je pas le premier?

— Ah! d'abord, parce que l’idée ne vous en est pas venue, et que c'est bien le moins que j'aie le bénéfice de mon idée; ensuite, parce que je suis du pays, que j’étais lié avec tous ces bons moines de leur vivant, et qu'il y a dans cette liaison une chance de plus qu'ils m'apparaissent après leur mort; enfin, parce que, connaissant les localités, s'il faut fuir ou poursuivre, je me tirerai mieux que vous de l'agression ou de la retraite. Tout cela vous paraît-il juste, mon cher lord?

— On ne peut plus juste, oui; mais, moi, j'irai le lendemain?

— Le lendemain, le surlendemain, tous les jours, toutes les nuits si vous voulez; ce à quoi je tiens, c'est à la primeur. Maintenant, continua Roland en se levant, c'est entre vous et moi, n'est-ce pas? Pas un mot à qui que ce soit au monde; les fantômes pourraient être prévenus et agir en conséquence. Il ne faut pas nous faire rouler par ces gaillards-là, ce serait trop grotesque.

— Soyez tranquille. Vous prendrez des armes, n'est-ce pas?

— Si je croyais n'avoir affaire qu'à des fantômes, j'irais les deux mains dans mes poches, et rien dans les goussets; mais, comme je vous disais tout à l'heure, je me rappelle les faux-monnayeurs de M. de Turenne, et je prendrai des pistolets. — Voulez-vous les miens?

— Non, merci; ceux-là, quoiqu'ils soient bons, j'ai à peu près résolu de ne m’en servir jamais.

Puis, avec un sourire dont il serait impossible de rendre l’amertume:

— Ils me portent malheur, ajouta Roland. Bonne nuit, milord! Il faut que je dorme les poings fermés, cette nuit, pour ne pas avoir envie de dormir demain.

Et, après avoir secoué énergiquement la main de l’Anglais, il sortit de la chambre de celui-ci et rentra dans la sienne.

Seulement, en rentrant dans la sienne, une chose le frappa: c'est qu'il retrouvait ouverte sa porte, qu'il était sûr d'avoir laissée fermée.

Mais il fut à peine entré, que la vue de sa soeur lui expliqua ce changement.

— Tiens! fit-il moitié étonné, moitié inquiet, c'est toi, Amélie?

— Oui, c'est moi, fit la jeune fille.

Puis, s'approchant de son frère et lui donnant son front à baiser.

— Tu n'iras pas, dit-elle d'un ton suppliant, n'est-ce pas, mon ami?

— Où cela? demanda Roland.

— À la chartreuse.

— Bon? et qui t'a dit que j'y allais?

— Oh! lorsqu'on te connaît, comme c'est difficile à deviner!

— Et pourquoi veux-tu que je n'aille pas à la chartreuse?

— Je crains qu'il ne t'arrive un malheur.

— Ah çà! tu crois donc aux fantômes, toi? dit Roland en fixant son regard sur celui d'Amélie.

Amélie baissa les yeux, et Roland sentit la main de sa soeur trembler dans la sienne.

— Voyons, dit Roland, Amélie, celle qu'autrefois j'ai connue, du moins, la fille du général de Montrevel, la soeur de Roland, est trop intelligente pour subir des terreurs vulgaires; il est impossible que tu croies à ces contes d'apparitions, de chaînes, de flammes, de spectres, de fantômes.

— Si j'y croyais, mon ami, mes craintes seraient moins grandes: si les fantômes existent, ce sont des âmes dépouillées de leur corps, et, par conséquent, qui ne peuvent sortir du tombeau avec les haines de la matière; or, pourquoi un fantôme te haïrait-il, toi, Roland, qui n'as jamais fait de mal à personne?

— Bon! tu oublies ceux que j'ai tués à l’armée ou en duel.

Amélie secoua la tête.
— Je ne crains pas ceux-là.

— Que crains-tu donc, alors?

La jeune fille leva sur Roland. ses beaux yeux tout mouillés de larmes, et, se jetant dans les bras de son frère:

— Je ne sais, dit-elle, Roland; mais, que veux-tu! je crains!

Le jeune homme, par une légère violence, releva la tête qu'Amélie cachait dans sa poitrine, et, baisant doucement et tendrement ses longues paupières:

— Tu ne crois pas que ce soient des fantômes que j'aurai demain à combattre, n'est-ce pas? demanda-t-il.

— Mon frère, ne va pas à la chartreuse! insista Amélie d'un ton suppliant, en éludant la question.

— C'est notre mère qui t'a chargée de me demander cela: avoue-le,
Amélie.

— Oh! mon frère, non, ma mère ne m'en a pas dit un mot; c'est moi qui ai deviné que tu voulais y aller.

— Eh bien, si je voulais y aller, Amélie, dit Roland d'un ton ferme, tu dois savoir une chose, c'est que j'irais.

— Même si je t'en prie à mains jointes, mon frère? dit Amélie avec un accent presque douloureux, même si je t'en prie à genoux?

Et elle se laissa glisser aux pieds de son frère. — Oh! femmes! femmes! murmura Roland, inexplicables créatures dont les paroles sont un mystère, dont la bouche ne dit jamais les secrets du coeur, qui pleurent, qui prient, qui tremblent, pourquoi? Dieu le sait! mais nous autres hommes, jamais! J'irai, Amélie, parce que j'ai résolu d'y aller, et que, quand j'ai pris une fois une résolution, nulle puissance au monde n'a le pouvoir de m'en faire changer. Maintenant, embrasse-moi, ne crains rien, et je te dirai tout bas un grand secret.

Amélie releva la tête, fixant sur Roland un regard à la fois interrogateur et désespéré.

— J'ai reconnu depuis plus d'un an, répondit le jeune homme, que j'ai le malheur de ne pouvoir mourir; rassure-toi donc et sois tranquille.

Roland prononça ces paroles d'un ton si douloureux, qu'Amélie, qui jusque-là était parvenue à retenir ses larmes, rentra chez elle en éclatant en sanglots.

Le jeune officier après s'être assuré que sa soeur avait refermé sa porte, referma la sienne en murmurant:

— Nous verrons bien qui se lassera enfin, de moi ou de la destinée.

XVI — LE FANTÔME

Le lendemain, à l’heure à peu près à laquelle nous venons de quitter Roland, le jeune officier, après s'être assuré que tout le monde était couché au château des Noires-Fontaines, entrouvrit doucement sa porte, descendit l’escalier en retenant sa respiration, gagna le vestibule, tira sans bruit les verrous de la porte d'entrée, descendit le perron, se retourna pour s'assurer que tout était bien tranquille, et, rassuré par l’obscurité des fenêtres, il attaqua bravement la grille.

La grille, dont les gonds avaient, selon toute probabilité, été huilés dans la journée, tourna sans faire entendre le moindre grincement, et se referma comme elle s'était ouverte, après avoir donné passage à Roland, qui s'avança rapidement alors dans la direction du chemin de Pont-d'Ain à Bourg.

À peine eut-il fait cent pas que la cloche de Saint-Just tinta un coup: celle de Montagnat lui répondit comme un écho de bronze; dix heures et demie sonnaient.

Au pas dont marchait le jeune homme, il lui fallait à peine vingt minutes pour atteindre la chartreuse de Seillon, surtout si, au lieu de contourner le bois, il prenait le sentier qui conduisait droit au monastère.

Roland était trop familiarisé depuis sa jeunesse avec les moindres laies de la forêt de Seillon pour allonger inutilement son chemin de dix minutes. Il prit donc sans hésiter à travers bois, et, au bout de cinq minutes, il reparut de l'autre côté de la forêt.

Arrivé là, il n'avait plus à traverser qu'un bout de plaine pour être arrivé au mur du verger du cloître. Ce fut l'affaire de cinq autres minutes à peine.

Au pied du mur, il s'arrêta, mais ce fut pour quelques secondes.

Il dégrafa son manteau, le roula en tampon et le jeta par-dessus le mur.

Son manteau ôté, il resta avec une redingote de velours, une culotte de peau blanche et des bottes à retroussis.

La redingote était serrée autour du corps par une ceinture dans laquelle étaient passés deux pistolets.

Un chapeau à larges bords couvrait son visage et le voilait d'ombre.

Avec la même rapidité qu'il s'était débarrassé du vêtement qui pouvait le gêner pour franchir le mur, il se mit à l'escalader.

Son pied chercha une jointure qu'il n'eut pas de peine à trouver; il s'élança, saisit la crête du chaperon, et retomba de l’autre côté sans avoir même touché le faîte de ce mur, par-dessus lequel il avait bondi.

Il ramassa son manteau, le rejeta sur ses épaules, l’agrafa de nouveau, et, à travers le verger, gagna à grands pas une petite porte qui servait de communication entre le verger et le cloître.

Comme il franchissait le seuil de cette petite porte, onze heures sonnaient.

Roland s'arrêta, compta les coups, fit lentement le tour du cloître, regardant et écoutant. Il ne vit rien et n'entendit pas le moindre bruit.

Le monastère offrait l’image de la désolation et de la solitude; toutes les portes étaient ouvertes: celles des cellules, celle de la chapelle, celle du réfectoire.

Dans le réfectoire, immense pièce où les tables étaient encore dressées, Roland vit voleter cinq ou six chauves-souris; une chouette effrayée s'échappa par une fenêtre brisée, se percha sur un arbre à quelques pas de là et fit entendre son cri funèbre.

— Bon! dit tout haut Roland, je crois que c'est ici que je dois établir mon quartier général; chauves-souris et chouettes sont l’avant-garde des fantômes.

Le son de cette voix humaine, s'élevant du milieu de cette solitude, de ces ténèbres et de cette désolation, avait quelque chose d'insolite et de lugubre qui eût fait frissonner celui-là même qui venait de parler, si Roland, comme il l'avait dit lui- même, n'avait pas eu une âme inaccessible à la peur.

Il chercha un point d'où il pût du regard embrasser toute la salle: une table isolée, placée sur une espèce d'estrade, à l’une des extrémités du réfectoire, et qui avait sans doute servi au supérieur du couvent, soit pour faire une lecture pieuse pendant le repas, soit pour prendre son repas séparé des autres frères, lui parut un lieu d'observation réunissant tous les avantages qu'il pouvait désirer.

Appuyé au mur, il ne pouvait être surpris par derrière, et, de là, son regard, lorsqu'il serait habitué aux ténèbres, dominerait tous les points de la salle.

Il chercha un siège quelconque et trouva, renversé à trois pas de la table, l'escabeau qui avait dû être celui du convive ou du lecteur isolé.

Il s'assit devant la table, détacha son manteau pour avoir toute liberté dans ses mouvements, prit ses pistolets à sa ceinture, en disposa un devant lui, et, frappant trois coups sur la table avec la crosse de l’autre:

— La séance est ouverte, dit-il à haute voix, les fantômes peuvent venir.

Ceux qui, la nuit, traversant à deux des cimetières ou des églises, ont quelquefois éprouvé, sans s'en rendre compte, ce suprême besoin de parler bas et religieusement, qui s'attache à certaines localités, ceux-là seuls comprendront quelle étrange impression eût produite, sur celui qui l’eût entendue, cette voix railleuse et saccadée troublant la solitude et les ténèbres.

Elle vibra un instant dans l’obscurité, qu'elle fit en quelque sorte tressaillir; puis elle s'éteignit et mourut sans écho, s'échappant à la fois par toutes ces ouvertures que les ailes du temps avaient faites sur son passage.

Comme il s'y était attendu, les yeux de Roland s'étaient habitués aux ténèbres, et maintenant, grâce à la pâle lumière de la lune, qui venait de se lever, et qui pénétrait dans le réfectoire en longs rayons blanchâtres, par les fenêtres brisées, pouvait voir distinctement d'un bout à l'autre de l’immense chambre.

Quoique évidemment, à l’intérieur comme à l'extérieur, Roland fût sans crainte, il n'était pas sans défiance, et son oreille percevait les moindres bruits.

II entendit sonner la demie. Malgré lui, le timbre le fit tressaillir; il venait de l'église même du couvent.

Comment, dans cette ruine où tout était mort, l’horloge, cette pulsation du temps, était-elle demeurée vivante?

— Oh! oh! dit Roland, voilà qui m'indique que je verrai quelque chose.

Ces paroles furent presque un aparté; la majesté des lieux et du silence agissait sur ce coeur pétri d'un bronze aussi dur que celui qui venait de lui envoyer cet appel du temps contre l'éternité.

Les minutes s'écoulèrent les unes après les autres; sans doute un nuage passait entre la lune et la terre, car il semblait à Roland que les ténèbres s'épaississaient.

Puis il lui semblait, à mesure que minuit s'approchait, entendre mille bruits à peine perceptibles, confus et différents, qui, sans doute, venaient de ce monde nocturne qui s'éveille quand l’autre s'endort.

La nature n'a pas voulu qu'il y eût suspension dans la vie, même pour le repos; elle a fait son univers nocturne comme elle a fait son monde du jour, depuis le moustique bourdonnant au chevet du dormeur, jusqu'au lion rôdant autour du douar de l’Arabe.

Mais, Roland, veilleur des camps, sentinelle perdue dans le désert, Roland chasseur, Roland soldat, connaissait tous ces bruits; ces bruits ne le troublaient donc pas, lorsque, tout à coup, à ces bruits vint se mêler de nouveau le timbre de l'horloge vibrant pour la seconde fois au-dessus de sa tête.

Cette fois, c'était minuit; il compta les douze coups les uns après les autres.

Le dernier se fit entendre, frissonna dans l’air comme un oiseau aux ailes de bronze, puis s'éteignit lentement, tristement, douloureusement.

En même temps, il sembla, au jeune homme qu'il entendait une plainte.

Roland tendit l'oreille du côté d'où venait le bruit.

La plainte se fit entendre plus rapprochée.

Il se leva, mais les mains appuyées sur la table et ayant sous la paume de chacune de ses mains la crosse d’un pistolet. Un frôlement pareil à celui d'un drap ou d’une robe qui traînerait sur l'herbe, se fit entendre à sa gauche, à dix pas de lui.

II se redressa comme mû par un ressort.

Au même moment, une ombre apparut au seuil de la salle immense. Cette ombre ressemblait à une de ces vieilles statues couchées sur les sépulcres; elle était enveloppée d'un immense linceul qui traînait derrière elle.

Roland douta un instant de lui-même. La préoccupation de son esprit lui faisait-elle voir ce qui n'était pas? était-il la dupe de ses sens, le jouet de ces hallucinations que la médecine constate, mais ne peut expliquer?

Une plainte poussée par le fantôme fit évanouir ses doutes.

— Ah! par ma foi! dit-il en éclatant de rire, à nous deux, ami spectre!

Le spectre s'arrêta et étendit la main vers le jeune officier.

— Roland! Roland, dit le spectre d’une voix sourde, ce serait une pitié que de ne pas poursuivre les morts dans le tombeau où tu les as fait descendre.

Et le spectre continua son chemin sans hâter le pas.

Roland, un instant étonné, descendit de son estrade et se mit résolument à la poursuite du fantôme.

Le chemin était difficile, encombré qu'il se présentait de pierres, de bancs mis en travers, de tables renversées.

Et cependant on eût dit qu'à travers tous ces obstacles un sentier invisible était tracé pour le spectre, qui marchait du même pas sans que rien l'arrêtât.

Chaque fois qu'il passait devant une fenêtre, la lumière extérieure, si faible qu'elle fût, se réfléchissait sur ce linceul, et le fantôme dessinait ses contours, qui, la fenêtre franchie, se perdaient dans l’obscurité pour reparaître bientôt et se perdre encore.

Roland, l'oeil fixé sur celui qu'il poursuivait, craignant de le perdre de vue s'il en détachait un instant son regard, ne pouvait interroger du regard ce chemin si facile au spectre et si hérissé d'obstacles pour lui.

À chaque pas, il trébuchait; le fantôme gagnait sur lui.

Le fantôme arriva près de la porte opposée à celle par laquelle il était entré, Roland vit s'ouvrir l’entrée d'un corridor obscur; il comprit que l’ombre allait lui échapper.

— Homme ou spectre, voleur ou moine, dit-il, arrête, ou je fais feu!

— On ne tue pas deux fois le même corps, et la mort, tu le sais bien, continua le fantôme d'une voix sourde, n'a pas de prise sur les âmes.

— Qui es-tu donc? demanda Roland.

— Je suis le spectre de celui que tu as violemment arraché de ce monde.

Le jeune officier éclata de rire, de son rire strident et nerveux rendu plus effrayant encore dans les ténèbres.

— Par ma foi, dit-il, si tu n'as pas d'autre indication à me donner, je ne prendrai pas même la peine de chercher, je t'en préviens.

— Rappelle-toi la fontaine de Vaucluse, dit le fantôme avec un accent si faible, que cette phrase sembla sortir de sa bouche plutôt comme un soupir que comme des paroles articulées.

Un instant, Roland sentit, non pas son coeur faiblir, mais la sueur perler à son front; par une réaction sur lui-même, il reprit sa force, et, d'une voix menaçante:

— Une dernière fois, apparition ou réalité, cria-t-il, je te préviens que, si tu ne m'attends pas, je fais feu.

Le spectre fut sourd et continua son chemin.

Roland s'arrêta une seconde pour viser: le spectre était à dix pas de lui: Roland avait la main sûre, c'était lui-même qui avait glissé la balle dans le pistolet, un instant auparavant; il venait de passer la baguette dans les canons pour s'assurer qu'ils étaient chargés.

Au moment où le spectre se dessinait de toute sa hauteur, blanc, sous la voûte sombre du corridor, Roland fit feu.

La flamme illumina comme un éclair le corridor, dans lequel continua de s'enfoncer le spectre, sans hâter ni ralentir le pas.

Puis tout rentra dans une obscurité d'autant plus profonde que la lumière avait été plus vive.

Le spectre avait disparu sous l’arcade sombre.

Roland s'y élança à sa poursuite, tout en faisant passer son second pistolet dans sa main droite.

Mais, si court qu'eût été le temps d'arrêt, le fantôme avait gagné du chemin; Roland le vit au bout du corridor, se dessinant cette fois en vigueur sur l'atmosphère grise de la nuit.

Il doubla le pas et arriva à l'extrémité du corridor au moment où le spectre disparaissait derrière la porte de la citerne.

Roland redoubla de vitesse; arrivé sur le seuil de la porte, il lui sembla que le spectre s'enfonçait dans les entrailles de la terre.

Cependant tout le torse était encore visible.

— Fusses-tu le démon, dit Roland, je te rejoindrai.

Et il lâcha son second coup de pistolet, qui emplit de flamme et de fumée le caveau dans lequel s'était englouti le spectre.

Quand la fumée fut dissipée, Roland chercha vainement; il était seul.

Roland se précipita dans le caveau en hurlant de rage; il sonda les murs de la crosse de ses pistolets, il frappa le sol du pied: partout le sol et la pierre rendirent ce son mat des objets solides.

Il essaya de percer l’obscurité du regard; mais c'était chose impossible: le peu de lumière que laissait filtrer la lune s'arrêtait aux premières marches de la citerne.

— Oh! s'écria Roland, une torche! une torche!

Personne ne lui répondit; le seul bruit qui se fît entendre était le murmure de la source coulant à trois pas de lui.

Il vit qu'une plus longue recherche serait inutile, sortit du caveau, tira de sa poche une poire à poudre, deux balles tout enveloppées dans du papier, et rechargea vivement ses pistolets.

Puis il reprit le chemin qu'il venait de suivre, retrouva le couloir sombre, au bout du couloir le réfectoire immense, et alla reprendre, à l’extrémité de la salle muette, la place qu'il avait quittée pour suivre le fantôme.

Là, il attendit.

Mais les heures de la nuit sonnèrent successivement jusqu'à ce qu'elles devinssent les heures matinales et que les premiers rayons du jour teignissent de leurs tons blafards les murailles du cloître.

— Allons, murmura Roland, c'est fini pour cette nuit; peut-être une autre fois serai-je plus heureux.

Vingt minutes après, il rentrait au château des Noires-Fontaines.

XVII — PERQUISITION

Il ne pouvait point se figurer que sa soeur craignit pour un autre que lui.

Amélie s'élança hors de sa chambre, avec son peignoir de nuit.

Il était facile de voir, à la pâleur de son teint, au cercle de bistre s'étendant jusqu'à la moitié de sa joue, qu'elle n’avait pas fermé l’oeil de la nuit.

— Il ne t’est rien arrivé, Roland? s'écria-t-elle en serrant son frère dans ses bras et en le tâtant avec inquiétude.

— Rien.

— Ni à toi ni à personne?

— Ni à moi ni à personne.

— Et tu n'as rien vu?

— Je ne dis pas cela, fit Roland.

— Qu'as-tu vu, mon Dieu?

— Je te raconterai cela plus tard; en attendant, tant tués que blessés, il n'y a personne de mort.

— Ah! je respire.

— Maintenant, si j'ai un conseil à te donner, petite soeur, c'est d'aller te mettre gentiment dans ton lit et de dormir, si tu peux, jusqu'à l’heure du déjeuner. Je vais faire autant, et je te promets que l’on n'aura pas besoin de me bercer pour m'endormir: bonne nuit ou plutôt bon matin!

Roland embrassa tendrement sa soeur, et, en affectant de siffloter insoucieusement un air de chasse, il monta l’escalier du second étage.

Sir John l'attendait franchement dans le corridor.

Il alla droit au jeune homme.

— Eh bien? lui demanda-t-il.

— Eh bien, je n'ai point fait complètement buisson creux.

— Vous avez vu un fantôme?

— J'ai vu quelque chose, du moins, qui y ressemblait beaucoup.

— Vous allez me raconter cela.

— Oui, je comprends, vous ne dormiriez pas ou vous dormiriez mal; voici en deux mots la chose telle qu'elle s'est passée…

Et Roland fit un récit exact et circonstancié de l’aventure de la nuit.

— Bon! dit sir John quand Roland eut achevé, j'espère que vous en avez laissé pour moi?

— J'ai même peur, dit Roland, de vous avoir laissé le plus dur.

Puis, comme sir John insistait, revenant sur chaque détail, se faisant indiquer la disposition des localités:

— Écoutez, dit Roland; aujourd'hui, après déjeuner, nous irons faire à la chartreuse une visite de jour, ce qui ne vous empêchera point d'y faire votre station de nuit; au contraire, la visite de jour vous servira à étudier les localités. Seulement, ne dites rien à personne.

— Oh! fit sir John, ai-je donc l'air d'un bavard?

— Non, c'est vrai, dit Roland en riant; ce n'est pas vous, milord, qui êtes un bavard, c'est moi qui suis un niais.

Et il rentra dans sa chambre.

Après le déjeuner, les deux hommes descendirent les pentes du jardin comme pour aller faire une promenade aux bords de la Reyssouse, puis ils appuyèrent à gauche, remontèrent au bout de quarante pas, gagnèrent la grande route, traversèrent le bois, et se trouvèrent au pied du mur de la chartreuse, à l'endroit même où la veille Roland l'avait escaladé.

— Milord, dit Roland, voici le chemin.

— En bien, fit sir John, prenons-le.

Et lentement, mais avec une admirable force de poignet qui indiquait un homme possédant à fond sa gymnastique, l'Anglais saisit le chaperon du mur, s'assit sur le faîte, et se laissa retomber de l'autre.

Roland le suivit avec la prestesse d'un homme qui n'en était point à son coup d'essai.

Tous deux se trouvèrent de l'autre côté.

L'abandon était encore plus visible de jour que la nuit.

L'herbe avait poussé partout dans les allées et montait jusqu'aux genoux; les escaliers étaient envahis par des vignes devenues si épaisses, que le raisin n’y pouvait mûrir sous l'ombre des feuilles; en plusieurs endroits, le mur était dégradé, et le lierre, ce parasite bien plus que cet ami des ruines, commençait à s'étendre de tous côtés.

Quant aux arbres en plein vent, pruniers, pêchers, abricotiers, ils avaient poussé avec la liberté des hêtres et des chênes de la forêt, dont ils semblaient envier la hauteur et l'épaisseur, et la sève, tout entière absorbée par les branches aux jets multiples et vigoureux, ne donnait que des fruits rares et mal venus.

Deux ou trois fois, au mouvement des longues herbes agitées devant eux, sir John et Roland devinèrent que la couleuvre, cette hôtesse rampante de la solitude, avait établi là son domicile et fuyait tout étonnée qu'on la dérangeât.

Roland conduisit son ami droit à la porte donnant du verger dans le cloître; mais, avant d'entrer dans le cloître, il jeta les yeux sur le cadran de l'horloge; l'horloge, qui marchait la nuit, était arrêtée le jour.

Du cloître, il passa dans le réfectoire: là, le jour lui révéla sous leur véritable aspect les objets que l'obscurité avait revêtus des formes fantastiques de la nuit.

Roland montra à sir John l'escabeau renversé, la table rayée sous les batteries des pistolets, la porte par laquelle était entré le fantôme.

Il suivit, avec l'Anglais, le chemin qu'il avait suivi à la piste du fantôme; il reconnut les obstacles qui l'avaient arrêté, mais qui étaient faciles à franchir pour quelqu'un qui d'avance aurait pris connaissance de la localité.

Arrivé à l'endroit où il avait fait feu, il retrouva les bourres, mais il chercha inutilement la balle.

Par la disposition du corridor, fuyant en biais, il était cependant impossible, si la balle n'avait pas laissé de traces sur la muraille, qu'elle n'eût point atteint le fantôme.

Et cependant, si le fantôme avait été atteint et présentait un corps solide, comment se faisait-il que ce corps fût resté debout? comment, au moins, n'avait-il point été blessé? et comment, ayant été blessé, ne trouvait-on sur le sol aucune trace de sang?

Or, il n'y avait ni trace de sang ni trace de balle.

Lord Tanlay n'était pas loin d'admettre que son ami eût eu affaire à un spectre véritable.

— On est venu depuis moi, dit Roland, et l'on a ramassé la balle.

— Mais, si vous avez tiré sur un homme, comment la balle n'est- elle pas entrée?

— Oh! c'est bien simple, l'homme avait une cotte de mailles sous son linceul.

C'était possible: cependant, sir John secoua la tête en signe de doute; il aimait mieux croire à un événement surnaturel, cela le fatiguait moins.

L'officier et lui continuèrent leur investigation.

On arriva au bout du corridor, et l'on se trouva à l'autre extrémité du verger.

C'était là que Roland avait revu son spectre, un instant disparu sous la voûte sombre.

Il alla droit à la citerne; il semblait suivre encore le fantôme, tant il hésitait peu.

Là, il comprit l'obscurité de la nuit devenue plus intense encore par l'absence de tout reflet extérieur: à peine y voyait-on pendant le jour.

Roland tira de dessous son manteau deux torches d'un pied de long, prit un briquet, y alluma de l'amadou, et à l’amadou une allumette.

Les deux torches flambèrent.

Il s'agissait de découvrir le passage par où le fantôme avait disparu.

Roland et sir John approchèrent les torches du sol.

La citerne était pavée de grandes dalles de liais qui semblaient parfaitement jointes les unes aux autres.

Roland cherchait sa seconde balle avec autant de persistance qu'il avait cherché la première. Une pierre se trouvait sous ses pieds, il repoussa la pierre et aperçut un anneau scellé dans une des dalles.

Sans rien dire, Roland passa sa main dans l’anneau, s'arc-bouta sur ses pieds et tira à lui.

La dalle tourna sur son pivot avec une facilité qui indiquait qu'elle opérait souvent la même manoeuvre.

En tournant, elle découvrit l’entrée du souterrain.

— Ah! fit Roland, voici le passage de mon spectre.

Et il descendit dans l’ouverture béante.

Sir John le suivit.

Ils firent le même trajet qu'avait fait Morgan lorsqu'il était revenu rendre compte de son expédition; au bout du souterrain, ils trouvèrent la grille donnant sur les caveaux funéraires.

Roland secoua la grille; la grille n'était point fermée, elle céda.

Ils traversèrent le cimetière souterrain et atteignirent l'autre grille; comme la première, elle était ouverte.

Roland marchant toujours le premier, ils montèrent quelques marches et se trouvèrent dans le choeur de la chapelle où s'était passée la scène que nous avons racontée entre Morgan et les compagnons de Jéhu.

Seulement, les stalles étaient vides, le choeur était solitaire, et l'autel, dégradé par l'abandon du culte, n'avait plus ni ses cierges flamboyants, ni sa nappe sainte.

Il était évident pour Roland que là avait abouti la course du faux fantôme, que sir John s'obstinait à croire véritable.

Mais, que le fantôme fût vrai ou faux, sir John avouait que c'était là en effet que sa course avait dû aboutir.

Il réfléchit un instant, puis, après cet instant de réflexion:

— Eh bien, dit l’Anglais, puisque c'est à mon tour à veiller ce soir, puisque j'ai le droit de choisir la place où je veillerai, je veillerai là, dit-il.

Et il montra une espèce de table formée au milieu du choeur par le pied de chêne qui supportait autrefois l'aile du lutrin.

— En effet, dit Roland avec la même insouciance que s'il se fût agi de lui-même, vous ne serez pas mal là; seulement, comme ce soir vous pourriez trouver la pierre scellée et les deux grilles fermées, nous allons chercher une issue qui vous conduise, directement ici.

Au bout de cinq minutes, l'issue était trouvée.

La porte d'une ancienne sacristie s'ouvrait sur le choeur, et, de cette sacristie, une fenêtre dégradée donnait passage dans la forêt.

Les deux hommes sortirent par la fenêtre et se trouvèrent dans le plus épais du bois, juste à vingt pas de l'endroit où ils avaient tué le sanglier.

— Voilà notre affaire, dit Roland; seulement, mon cher lord, comme vous ne vous retrouveriez pas de nuit dans cette forêt où l'on a déjà assez de mal à se retrouver de jour, je vous accompagnerai jusqu'ici.

— Oui, mais, moi entré, vous vous retirez aussitôt, dit l'Anglais; je me souviens de ce que vous m'avez dit touchant la susceptibilité des fantômes: vous sachant à quelques pas de moi, ils pourraient hésiter à apparaître, et, puisque vous en avez vu un, je veux aussi en voir un au moins.

— Je me retirerai, répondit Roland, soyez tranquille; seulement, ajouta-t-il en riant, je n'ai qu'une peur.

— Laquelle?

— C'est qu'en votre qualité d'Anglais et d'hérétique; ils ne soient mal à l’aise avec vous.

— Oh! dit sir John gravement, quel malheur que je n'aie pas le temps d'abjurer d'ici à ce soir!

Les deux amis avaient vu tout ce qu'ils avaient à voir: en conséquence, ils revinrent au château.

Personne, pas même Amélie, n'avait paru soupçonner dans leur promenade autre chose qu'une promenade ordinaire.

La journée se passa donc sans questions et même sans inquiétudes apparentes: d'ailleurs, au retour des deux amis, elle était déjà bien avancée.

On se mit à table, et, à la grande joie d'Édouard, on projeta une nouvelle chasse.

Cette chasse fit les frais de la conversation pendant le dîner et pendant une partie de la soirée.

À dix heures, comme d'habitude, chacun était rentré dans sa chambre, seulement Roland était dans celle de sir John.

La différence des caractères éclatait visiblement dans les préparatifs: Roland avait fait les siens joyeusement, comme pour une partie de plaisir; sir John faisait les siens gravement, comme pour un duel.

Les pistolets furent chargés avec le plus grand soin et passés à la ceinture de l'Anglais, et, au lieu d'un manteau qui pouvait gêner ses mouvements, ce fut une grande redingote à collet qu'il endossa par-dessus son habit.

À dix heures et demie, tous deux sortirent avec les mêmes précautions que Roland avait prises pour lui tout seul.

À onze heures moins cinq minutes, ils étaient au pied de la fenêtre dégradée, mais à laquelle des pierres tombées de la voûte pouvaient servir de marchepied.

Là, ils devaient, selon leurs conventions, se séparer.
Sir John rappela ces conditions à Roland:

— Oui, dit le jeune homme, avec moi, milord, une fois pour toutes, ce qui est convenu est convenu; seulement, à mon tour, une recommandation.

— Laquelle?

— Je n'ai pas retrouvé les balles parce que l’on est venu les enlever; on est venu les enlever pour que je ne visse pas l’empreinte qu'elles avaient conservée sans doute.

— Et, dans votre opinion, quelle empreinte eussent-elles conservée?

— Celle des chaînons d'une cotte de mailles; mon fantôme était un homme cuirassé.

— Tant pis, dit sir John, j'aimais fort le fantôme, moi.

Puis, après un moment de silence où un soupir de l’Anglais exprimait son regret profond d'être forcé de renoncer au spectre:

— Et votre recommandation? dit-il.

— Tirez au visage.

L'Anglais fit un signe d'assentiment, serra la main du jeune officier, escalada les pierres, entra dans la sacristie, et disparut.

— Bonne nuit! lui cria Roland.

Et, avec cette insouciance du danger qu'en général un soldat a pour lui-même et pour ses compagnons, Roland, comme il l’avait promis à sir John, reprit le chemin du château des Noires- Fontaines.

XVIII — LE JUGEMENT

Le lendemain, Roland, qui n'était parvenu à s'endormir que vers deux heures du matin, s'éveilla à sept heures.

En s'éveillant, il réunit ses souvenirs épars, se rappela ce qui s'était passé la veille, entre lui et sir John, et s'étonna qu'à son retour l'Anglais ne l’eût point éveillé.

Il s'habilla vivement et alla, au risque de le réveiller au milieu de son premier sommeil, frapper à la porte de la chambre de sir John.

Mais sir John ne répondit point.

Roland frappa plus fort.

Même silence.

Cette fois, un peu d'inquiétude se mêlait à la curiosité de
Roland.

La clef était en dehors; le jeune officier ouvrit la porte et plongea dans la chambre un regard rapide.

Sir John n'était point dans la chambre, sir John n'était point rentré.

Le lit était intact.

Qu'était-il donc arrivé?

Il n'y avait pas un instant à perdre, et, avec la rapidité de résolution que nous connaissons à Roland, on devine qu'il ne perdit pas un instant.

Il s'élança dans sa chambre, acheva de s'habiller, mit son couteau de chasse à sa ceinture, son fusil en bandoulière, et sortit.

Personne n'était encore éveillé, sinon la femme de chambre.

Roland la rencontra sur l’escalier:

— Vous direz à madame de Montrevel, dit-il, que je suis sorti pour faire un tour dans la forêt de Seillon avec mon fusil; qu'on ne soit pas inquiet si milord et moi ne rentrions pas précisément à l’heure du déjeuner.

Et Roland s'élança rapidement hors du château.

Dix minutes après, il était près de la fenêtre où, la veille, à onze heures du soir, il avait quitté lord Tanlay.

Il écouta: on n'entendait aucun bruit à l'intérieur; à l’extérieur seulement, l’oreille d'un chasseur pouvait reconnaître toutes ces rumeurs matinales que fait le gibier dans les bois.

Roland escalada la fenêtre avec son agilité ordinaire et s'élança de la sacristie dans le choeur.

Un regard lui suffit pour s'assurer que non seulement le choeur, mais le vaisseau entier de la petite chapelle, était vide.

Les fantômes avaient-ils fait suivre à l’Anglais le chemin opposé à celui qu'il avait suivi lui-même?

C'était possible.

Roland passa rapidement derrière l’autel, gagna la grille des caveaux: la grille était ouverte.

Il s'engagea dans le cimetière souterrain.

L'obscurité l'empêchait de voir dans ses profondeurs. Il appela à trois reprises sir John; personne ne lui répondit.

Il gagna l’autre grille donnant dans le souterrain; elle était ouverte comme la première.

Il s'engagea dans le passage voûté.

Seulement, là, comme il eût été impossible, au milieu des ténèbres, de se servir de son fusil, il le passa en bandoulière et mit le couteau de chasse à la main.

En tâtonnant, il s'enfonça toujours davantage sans rencontrer personne, et, au fur et à mesure qu'il allait en avant, l’obscurité redoublait, ce qui indiquait que la dalle de la citerne était fermée.

Il arriva ainsi à la première marche de l’escalier, monta jusqu'à ce qu'il touchât la dalle tournante avec sa tête, fit un effort, la dalle tourna.

Roland revit le jour.

Il s'élança dans la citerne.

La porte qui donnait sur le verger était ouverte; Roland sortit par cette porte, traversa la partie du verger qui se trouvait entre la citerne et le corridor, à l’autre extrémité duquel il avait fait feu sur son fantôme.

Il traversa le corridor et se trouva dans le réfectoire.

Le réfectoire était vide.

Comme il avait fait dans le souterrain funèbre, Roland appela trois fois sir John.

L'écho étonné, qui semblait avoir désappris les sons de la parole humaine, lui répondit seul en balbutiant.

Il n'était point probable que sir John fût venu de ce côté; il fallait retourner au point de départ.

Roland repassa par le même chemin et se retrouva dans le choeur de la chapelle.

C'était là que sir John avait dû passer la nuit, c'était là qu'on devait retrouver sa trace.

Roland s'avança dans le choeur.

À peine y fut-il, qu'un cri s'échappa de sa poitrine.

Une large tache de sang s'étendait à ses pieds et tachait les dalles du choeur.

De l'autre côté du choeur, à quatre pas de celle qui rougissait le marbre à ses pieds, il y avait une seconde tache non moins large, non mois rouge, non moins récente, et qui semblait faire le pendant de la première. Une de ces taches était à droite, l'autre à gauche de cette espèce de piédestal devant lequel milord avait dit qu'il établirait son domicile.

Roland s'approcha du piédestal; le piédestal était ruisselant de sang.

C'était là évidement que le drame s'était passé.

Le drame, s'il fallait en croire les traces qu'il avait laissées, le drame avait été terrible.

Roland, en sa double qualité de chasseur et de soldat, devait être un habile chercheur de piste.

Il avait pu calculer ce qu'a répandu de sang un homme mort, ou ce qu'en répand un homme blessé.

Cette nuit avait vu tomber trois hommes morts ou blessés.

Maintenant, quelles étaient les probabilités?

Les deux taches de sang du choeur, celle de droite et celle de gauche, étaient probablement le sang de deux des antagonistes de sir John.

Le sang du piédestal, était probablement le sien.

Attaqué de deux côtés, à droite et à gauche, il avait fait feu des deux mains et avait tué ou blessé un homme de chaque coup.

De là les deux taches de sang qui rougissaient le pavé.

Attaqué à son tour lui-même, il avait été frappé près du piédestal, et sur le piédestal son sang avait rejailli.

Au bout de cinq secondes d'examen, Roland était aussi sûr de ce que nous venons de dire, que s'il avait vu la lutte de ses propres yeux.

Maintenant qu'avait-on fait des deux autres corps et du corps de sir John?

Ce qu'on avait fait des deux autres corps, Roland s'en inquiétait assez peu.

Mais il tenait fort à savoir ce qu'était devenu celui de sir John.

Une trace de sang partait du piédestal et allait jusqu’à la porte.

Le corps de sir John avait été porté dehors.

Roland secoua la porte massive; elle n'était fermée qu'au pêne.

Sous son premier effort elle s'ouvrit: de l'autre côté du seuil, il retrouva les traces de sang.

Puis, à travers les broussailles, le chemin qu'avaient suivi les gens qui emportaient le corps.

Les branches brisées, les herbes foulées conduisirent Roland jusqu'à la lisière de la forêt donnant sur le chemin de Pont-d'Ain à Bourg.

Là, vivant ou mort, le corps semblait avoir été déposé le long du talus du fossé.

Après quoi, plus rien.

Un homme passa, venant du côté du château des Noires-Fontaines;
Roland alla à lui.

— N'avez-vous rien vu sur votre chemin? n'avez-vous rencontré personne? demanda-t-il.

— Si fait, répondit l'homme, j'ai vu deux paysans qui portaient un corps sur une civière.

— Ah! s'écria Roland, et ce corps était celui d'un homme vivant?

— L'homme était pâle et sans mouvement, et il avait bien l'air d'être mort.

— Le sang coulait-il?

— J'en ai vu des gouttes sur le chemin.

— En ce cas, il vit.

Alors, tirant un louis de sa poche:

— Voilà un louis, dit-il; cours chez le docteur Milliet, à Bourg; dis-lui de monter à cheval et de se rendre à franc étrier au château des Noires-Fontaines; ajoute, qu'il y a un homme en danger de mort.

Et, tandis que le paysan, stimulé par la récompense reçue, pressait sa course vers Bourg, Roland, bondissant sur son jarret de fer, pressait la sienne vers le château.

Et maintenant, comme notre lecteur est selon toute probabilité, aussi curieux que Roland de savoir ce qui est arrivé à sir John, nous allons le mettre au courant des événements de la nuit.

Sir John, comme on l’a vu, était entré à onze heures moins quelques minutes dans ce que l'on avait coutume d'appeler la Correrie ou le pavillon de la chartreuse, et qui n'était rien autre chose qu'une chapelle élevée au milieu du bois.

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