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Les compagnons de Jéhu

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— Ah! fit le jeune homme, il paraît qu'il est question de moi dans cette lettre.

Bonaparte ne répondit point et acheva sa lecture.

La lecture achevée, il plia la lettre et la mit dans la poche de côté de son habit; puis, se tournant vers Bourrienne:

— C'est bien, dit-il, nous allons rentrer; probablement expédierai-je un courrier. Allez m'attendre en me taillant des plumes.

Bourrienne salua et reprit le chemin de Chivasso.

Bonaparte alors s'approcha de Roland, et, lui posant la main sur l’épaule:

— Je n'ai pas de bonheur avec les mariages que je désire, dit-il.

— Pourquoi cela? demanda Roland.

— Le mariage de ta soeur est manqué.

— Elle a refusé?

— Non, pas elle.

— Comment! pas elle? Serait-ce lord Tanlay, par hasard?

— Oui.

— Il a refusé ma soeur après avoir demandée à moi, à ma mère, à vous, à elle-même?

— Voyons, ne commence point par t'emporter, et tâche de comprendre qu'il y a quelque mystère là-dessous.

— Je ne vois pas de mystère, je vois une insulte.

— Ah! voilà bien mon homme! cela m'explique pourquoi ni ta mère ni ta soeur n'ont voulu t'écrire; mais Joséphine a pensé que, l'affaire étant grave, tu devais en être instruit. Elle m'annonce donc cette nouvelle en m'invitant à te la transmettre si je le crois convenable. Tu vois que je n'ai pas hésité.

— Je vous remercie sincèrement, général… Et lord Tanlay donne- t-il une raison à ce refus?

— Une raison qui n'en est pas une.

— Laquelle?

— Cela ne peut pas être la véritable cause.

— Mais encore?

— Il ne faut que voir l'homme et causer cinq minutes avec lui pour le juger sous ce rapport.

— Mais, enfin, général, que dit-il pour dégager sa parole?

— Que ta soeur est moins riche qu'il ne le croyait.

Roland éclata de ce rire nerveux qui décelait chez lui la plus violente agitation.

— Ah! fit-il, justement, c'est la première chose que je lui ai dite.

— Laquelle?

— Que ma soeur n'avait pas le sou. Est-ce que nous sommes riches, nous autres enfants de généraux républicains?

— Et que t'a-t-il répondu?

— Qu'il était assez riche pour deux.

— Tu vois donc que ce ne peut être là le motif de son refus.

— Et vous êtes d'avis qu'un de vos aides de camp ne peut pas recevoir une insulte dans la personne de sa soeur, sans en demander raison?

— Dans ces sortes de situations, mon cher Roland, c'est à la personne qui se croit offensée à peser elle-même le pour et le contre.

— Général, dans combien de jours croyez-vous que nous ayons une affaire décisive?

Bonaparte calcula.

— Pas avant quinze jours ou trois semaines, répondit-il.

— Général, je vous demande un congé de quinze jours.

— À une condition.

— Laquelle?

— C'est que tu passeras par Bourg et que tu interrogeras ta soeur pour savoir d'elle de quel côté vient le refus.

— C'était bien mon intention.

— En ce cas, il n'y a pas un instant à perdre.

— Vous voyez bien que je ne perds pas un instant, dit le jeune homme en faisant quelques pas pour rentrer dans le village.

— Une minute encore: tu te chargeras de mes dépêches pour Paris, n'est-ce pas?

— Je comprends: je suis le courrier dont vous parliez tout à l'heure à Bourrienne.

— Justement.

— Alors, venez.

— Attends encore. Les jeunes gens que tu as arrêtés…

— Les compagnons de Jéhu?

— Oui… Et bien, il paraît que tout cela appartient à des familles nobles; ce sont des fanatiques plutôt que des coupables. Il paraît que ta mère, victime de je ne sais quelle surprise judiciaire, a témoigné dans leur procès et a été cause de leur condamnation.

— C'est possible. Ma mère, comme vous le savez, avait été arrêtée par eux et avait vu la figure de leur chef.

— Eh bien, ta mère me supplie, par l'intermédiaire de Joséphine, de faire grâce à ces pauvres fous: c'est le terme dont elle se sert. Ils se sont pourvus en cassation. Tu arriveras avant que le pourvoi soit rejeté, et, si tu juges la chose convenable, tu diras de ma part au ministre de la justice de surseoir. À ton retour, nous verrons ce qu'il y aura à faire définitivement.

— Merci, général. N'avez-vous rien autre chose à me dire?

— Non, si ce n'est de penser à la conversation que nous venons d'avoir.

— À propos?

— À propos de mariage.

LII — LE JUGEMENT

— Eh bien, je vous dirai comme vous disiez vous-même tout à l'heure: nous parlerons de cela à mon retour, si je reviens.

— Oh! pardieu! fit Bonaparte, tu tueras encore celui-là comme tu as tué les autres, je suis bien tranquille; cependant, je te l'avoue, si tu le tues, je le regretterai.

— Si vous devez le regretter tant que cela, général, il est bien facile que ce soit moi qui sois tué à sa place.

— Ne vas pas faire une bêtise comme celle-là, niais! fit vivement le premier consul; je te regretterais encore bien davantage.

— En vérité, mon général, fit Roland avec son rire saccadé, vous êtes l'homme le plus difficile à contenter que je connaisse.

Et, cette fois, il reprit le chemin de Chivasso sans que le général le retînt.

Une demi-heure après Roland galopait sur la route d'Ivrée dans une voiture de poste; il devait voyager ainsi jusqu'à Aoste; à Aoste prendre un mulet, traverser le Saint-Bernard, descendre à Martigny, et, par Genève, gagner Bourg, et, de Bourg, Paris.

Pendant que Roland galope, voyons ce qui s'était passé en France, et éclaircissons les points qui peuvent être restés obscurs pour nos lecteurs dans la conversation que nous venons de rapporter entre Bonaparte et son aide de camp.

Les prisonniers faits par Roland dans la grotte de Ceyzeriat n'avaient passé qu'une nuit seulement dans la prison de Bourg, et avaient été immédiatement transférés dans celle de Besançon, où ils devaient comparaître devant un conseil de guerre.

On se rappelle que deux de ces prisonniers avaient été si grièvement blessés, qu'on avait été obligé de les transporter sur des brancards; l'un était mort le même soir, l'autre trois jours après son arrivée à Besançon.

Le nombre des prisonniers était donc réduit à quatre: Morgan, qui s'était rendu volontairement et qui était sain et sauf, et Montbar, Adler et d'Assas, qui avaient été plus ou moins blessés pendant le combat, mais dont aucun n'avait reçu de blessures dangereuses.

Ces quatre pseudonymes cachaient, on se le rappellera, les noms du baron de Sainte-Hermine, du comte de Jahiat, du vicomte de Valensolle et du marquis de Ribier.

Pendant que l'on instruisait, devant la commission militaire de Besançon, le procès des quatre prisonniers, arriva l'expiration de la loi qui soumettait aux tribunaux militaires les délits d'arrestation de diligences sur les grands chemins.

Les prisonniers se trouvaient dès lors passibles des tribunaux civils.

C'était une grande différence pour eux, non point relativement à la peine, mais quant au mode d'exécution de la peine.

Condamnés par les tribunaux militaires, ils étaient fusillés; condamnés par les tribunaux civils, ils étaient guillotinés.

La fusillade n'était point infamante, la guillotine l'était.

Du moment où ils devaient être jugés par un jury, leur procès relevait du jury de Bourg.

Vers la fin de mars, les accusés avaient donc été transférés des prisons de Besançon dans celle de Bourg, et l'instruction avait commencé.

Mais les quatre accusés avaient adopté un système qui ne laissait pas que d'embarrasser le juge d'instruction.

Ils déclarèrent s'appeler le baron de Sainte-Hermine, le comte de Jahiat, le vicomte de Valensolle et le marquis de Rihier, mais n'avoir jamais eu aucune relation avec les détrousseurs de diligences qui s'étaient fait appeler Morgan, Montbar, Adler et d'Assas.

Ils avouaient bien avoir fait partie d'un rassemblement à main armée; mais ce rassemblement appartenait aux bandes de M. de Teyssonnet, et était une ramification de l'armée de Bretagne destinée à opérer dans le Midi ou dans l'Est, tandis que l'armée de Bretagne, qui venait de signer la paix, était destinée à opérer dans l'Ouest.

Ils n'attendaient eux-mêmes que la soumission de Cadoudal pour faire la leur, et l'avis de leur chef allait sans doute leur arriver, quand ils avaient été attaqués et pris.

La preuve contraire était difficile à fournir; la spoliation des diligences avait toujours été faite par des hommes masqués, et, à part madame de Montrevel et sir John, personne n'avait vu le visage d'un de nos aventuriers.

On se rappelle dans quelles circonstances: sir John, dans la nuit où il avait été jugé, condamné, frappé par eux; madame de Montrevel, lors de l'arrestation de la diligence, et quand, en se débattant contre une crise nerveuse, elle avait fait tomber le masque de Morgan.

Tous deux avaient été appelés devant le juge d'instruction, tous deux avaient été confrontés avec les quatre accusés; mais sir John et madame de Montrevel avaient déclaré ne reconnaître aucun de ces derniers.

D'où venait cette réserve?

De la part de madame de Montrevel, elle était compréhensible: madame de Montrevel avait gardé une double reconnaissance à l’homme qui avait sauvegardé son fils Édouard, et qui lui avait porté secours à elle.

De la part de sir John, le silence était plus difficile à expliquer; car, bien certainement, parmi les quatre prisonniers, sir John reconnaissait au moins deux ses assassins.

Eux l’avaient reconnu, et un certain frissonnement avait passé dans leurs veines à sa vue, mais ils n'en avaient pas moins résolument fixé leurs regards sur lui, lorsque, à leur grand étonnement, sir John, malgré l'insistance du juge, avait obstinément répondu:

Je n'ai pas l'honneur de reconnaître ces messieurs. Amélie — nous n'avons point parlé d'elle: il y a des douleurs que la plume ne doit pas même essayer de peindre — Amélie, pâle, fiévreuse, mourante depuis la nuit fatale où Morgan avait été arrêté, Amélie attendait avec anxiété le retour de sa mère et de lord Tanlay de chez le juge d'instruction.

Ce fut lord Tanlay qui rentra le premier; madame de Montrevel était restée un peu en arrière pour donner des ordres à Michel.

Dès qu'elle aperçut sir John, Amélie s'élança vers lui en s'écriant:

— Eh bien?

Sir John regarda autour de lui pour s'assurer que madame de
Montrevel ne pouvait ni le voir ni l'entendre.

— Ni votre mère ni moi n'avons reconnu personne, répondit-il.

— Ah! que vous êtes noble! que vous êtes généreux! que vous êtes bon, milord! s'écria la jeune fille en essayant de baiser la main de sir John.

Mais lui, retirant sa main:

— Je n'ai fait que tenir ce que je vous avais promis, dit-il; mais silence! voici votre mère.

Amélie fit un pas en arrière.

— Ainsi, madame, dit-elle, vous n'avez pas contribué à compromettre ces malheureux?

— Comment, répondit madame de Montrevel, voulais-tu que j'envoyasse à l’échafaud un homme qui m'avait porté secours, et qui, au lieu de frapper Édouard, l'avait embrassé?

— Et cependant, madame, demanda Amélie toute tremblante, vous l’aviez reconnu?

— Parfaitement, répondit madame de Montrevel; c’est le blond avec des sourcils et des yeux noirs, celui qui se fait appeler Charles de Sainte-Hermine.

Amélie jeta un cri étouffé; puis, faisant un effort sur elle-même:

— Alors, dit-elle, tout est fini pour vous et pour milord, et vous ne serez plus appelés?

— Il est probable que non, répondit madame de Montrevel.

— En tout cas, répondit sir John, je crois que, comme moi qui n'ai effectivement reconnu personne, madame de Montrevel persisterait dans sa déposition.

— Oh! bien certainement, fit madame de Montrevel; Dieu me garde de causer la mort de ce malheureux jeune homme, je ne me le pardonnerais jamais; c'est bien assez que lui et ses compagnons aient été arrêtés par Roland.

Amélie poussa un soupir; cependant, un peu de calme se répandit sur son visage.

Elle jeta un regard de reconnaissance à sir John et remonta dans son appartement, où l'attendait Charlotte.

Charlotte était devenue pour Amélie plus qu'une femme de chambre, elle était devenue presque une amie.

Tous les jours, depuis que les accusés avaient été ramenés à la prison de Bourg, Charlotte allait passer une heure près de son père.

Pendant cette heure, il n'était question que des prisonniers, que le digne geôlier, en sa qualité de royaliste, plaignait de tout son coeur.

Charlotte se faisait renseigner sur les moindres paroles, et, chaque jour, elle rapportait à Amélie des nouvelles des accusés.

C'était sur ces entrefaites qu'étaient arrivés aux Noires-
Fontaines madame de Montrevel et sir John.

Avant de quitter Paris, le premier consul avait fait dire par Roland, et redire par Joséphine, à madame de Montrevel qu'il désirait que le mariage eût lieu en son absence et le plus promptement possible.

Sir John, en partant avec madame de Montrevel pour les Noires- Fontaines, avait déclaré que ses désirs les plus ardents seraient accomplis par cette union, et qu'il n'attendait que les ordres d'Amélie pour devenir le plus heureux des hommes.

Les choses étant arrivées à ce point, madame de Montrevel — le matin même du jour où sir John et elle devaient déposer comme témoins — avait autorisé un tête-à-tête entre sir John et sa fille.

L'entrevue avait duré plus d'une heure, et sir John n'avait quitté Amélie que pour monter en voiture avec madame de Montrevel et aller faire sa déposition.

Nous avons vu que cette déposition avait été tout à la décharge des accusés; nous avons vu encore comment, à son retour, sir John avait été reçu par Amélie.

Le soir, madame de Montrevel avait eu à son tour une conférence avec sa fille.

Aux instances pressantes de sa mère, Amélie s'était contentée de répondre que son état de souffrance lui faisait désirer l’ajournement de son mariage, mais qu'elle s'en rapportait sur ce point à la délicatesse de lord Tanlay.

Le lendemain, madame de Montrevel avait été forcée de quitter Bourg pour revenir à Paris, sa position auprès de madame Bonaparte ne lui permettant pas une longue absence.

Le matin du départ, elle avait fortement insisté pour qu'Amélie l’accompagnât à Paris; mais Amélie s'était, sur ce point encore, appuyée de la faiblesse de sa santé. On allait entrer dans les mois doux et vivifiants de l’année, dans les mois d'avril et de mai; elle demandait à passer ces deux mois à la campagne, certaine, disait-elle, que ces deux mois lui feraient du bien.

Madame de Montrevel ne savait rien refuser à Amélie, surtout lorsqu'il s'agissait de sa santé.

Ce nouveau délai fut accordé à la malade.

Comme, pour venir à Bourg, madame de Montrevel avait voyagé avec lord Tanlay, pour retourner à Paris, elle voyagea avec lui; à son grand étonnement, pendant les deux jours que dura le voyage, sir John ne lui avait pas dit un mot de son mariage avec Amélie.

Mais madame Bonaparte, en revoyant son amie, lui avait fait sa question accoutumée:

— Eh bien, quand marions-nous Amélie avec sir John? Vous savez que ce mariage est un des désirs du premier consul!

Ce à quoi madame de Montrevel avait répondu:

— La chose dépend entièrement de lord Tanlay.

Cette réponse avait longuement fait réfléchir madame Bonaparte. Comment, après avoir paru d'abord si empressé, lord Tanlay était- il devenu si froid?

Le temps seul pouvait expliquer un pareil mystère.

Le temps s'écoulait et le procès des prisonniers s'instruisait.

On les avait confrontés avec tous les voyageurs qui avaient signé les différents procès-verbaux que nous avons vus entre les mains du ministre de la police; mais aucun des voyageurs n'avait pu les reconnaître, aucun ne les ayant vus à visage découvert.

Les voyageurs avaient, en outre, attesté qu'aucun objet leur appartenant, argent ou bijoux, ne leur avait été pris.

Jean Picot avait attesté qu'on lui avait rapporté les deux cents louis qui lui avaient été enlevés par mégarde.

L'instruction avait pris deux mois, et, au bout de ces deux mois, les accusés, dont nul n'avait pu constater l'identité, restaient sous le seul poids de leurs propres aveux: c'est-à-dire qu'affiliés à la révolte bretonne et vendéenne, ils faisaient simplement partie des bandes armées qui parcouraient le Jura sous les ordres de M. de Teyssonnet.

Les juges avaient, autant que possible, retardé l'ouverture des débats, espérant toujours que quelque témoin à charge se produirait; leur espérance avait été trompée.

Personne, en réalité, n'avait souffert des faits imputés aux quatre jeunes gens, à l'exception du Trésor, dont le malheur n'intéressait personne.

Il fallait bien ouvrir les débats.

De leur côté, les accusés avaient mis le temps à profit.

On a vu qu'au moyen d'un habile échange de passeports, Morgan voyageait sous le nom de Ribier, Ribier sous celui de Sainte- Hermine, et ainsi des autres; il en était résulté dans les témoignages des aubergistes une confusion que leurs livres étaient encore venus augmenter.

L'arrivée des voyageurs, consignée sur les registres une heure plus tôt ou une heure plus tard, appuyait des alibis irrécusables.

Il y avait conviction morale chez les juges; seulement, cette conviction était impuissante devant les témoignages.

Puis, il faut le dire, d'un autre côté, il y avait pour les accusés sympathie complète dans le public.

Les débats s'ouvrirent.

La prison de Bourg est attenante au prétoire; par les corridors intérieurs, on pouvait conduire les prisonniers à la salle d'audience.

Si grande que fût cette salle d'audience, elle fut encombrée le jour de l'ouverture des débats; toute la ville de Bourg se pressait aux portes du tribunal, et l'on était venu de Mâcon, de Lons-le-Saulnier, de Besançon et de Nantua, tant les arrestations de diligences avaient fait de bruit, tant les exploits des compagnons de Jéhu étaient devenus populaires.

L'entrée des quatre accusés fut saluée d'un murmure qui n'avait rien de répulsif: on y démêlait en partie presque égale la curiosité et la sympathie.

Et leur présence était bien faite, il faut le dire, pour éveiller ces deux sentiments. Parfaitement beaux, mis à la dernière mode de l'époque, assurés sans impudence, souriants vis-à-vis de l'auditoire, courtois envers leurs juges, quoique railleurs parfois, leur meilleure défense était dans leur propre aspect.

Le plus âgé des quatre avait à peine trente ans.

Interrogés sur leurs noms, prénoms, âge et lieu de naissance, ils répondirent se nommer:

Charles de Sainte-Hermine, né à Tours, département d'Indre-et-
Loire, âgé de vingt-quatre ans;

Louis-André de Jahiat, né à Bagé-le-Château, département de l'Ain, âgé de vingt-neuf ans;

Raoul-Frédéric-Auguste de Valensolle, né à Sainte-Colombe, département du Rhône, âgé de vingt-sept ans;

Pierre-Hector de Ribier, né à Bollène, département de Vaucluse, âgé de vingt-six ans.

Interrogés sur leur condition et leur état, tous quatre déclarèrent être gentilshommes et royalistes.

Ces quatre beaux jeunes gens qui se défendaient contre la guillotine, mais non contre la fusillade, qui demandaient la mort, qui déclaraient l'avoir méritée, mais qui voulaient la mort des soldats, formaient un groupe admirable de jeunesse, de courage et de générosité.

Aussi les juges comprenaient que, sous la simple accusation de rébellion à main armée, la Vendée étant soumise, la Bretagne pacifiée, ils seraient acquittés.

Et ce n'était point cela que voulait le ministre de la police; la mort prononcée par un conseil de guerre ne lui suffisait même pas, il lui fallait la mort déshonorante, la mort des malfaiteurs, la mort des infâmes.

Les débats étaient ouverts depuis trois jours et n'avaient pas fait un seul pas dans le sens du ministère public. Charlotte, qui par la prison pouvait pénétrer la première dans la salle d'audience, assistait chaque jour aux débats, et chaque soir venait rapporter à Amélie une parole d'espérance.

Le quatrième jour, Amélie n'y put tenir; elle avait fait faire un costume exactement pareil à celui de Charlotte; seulement, la dentelle noire qui enveloppait le chapeau était plus longue et plus épaisse qu'aux chapeaux ordinaires.

Il formait un voile et empêchait que l'on ne pût voir le visage.

Charlotte présenta Amélie à son père, comme une de ses jeunes amies curieuse d'assister aux débats; le bonhomme Courtois ne reconnut point mademoiselle de Montrevel, et, pour qu'elles vissent bien les accusés, il les plaça dans le corridor où ceux-ci devaient passer et qui conduisait de la chambre du concierge du présidial à la salle d'audience.

Le corridor était si étroit au moment où l’on passait de la chambre du concierge à l’endroit que l'on désignait sous le nom de bûcher, que, des quatre gendarmes qui accompagnaient les prisonniers, deux passaient d'abord, puis venaient les prisonniers un à un, puis les deux derniers gendarmes.

Ce fut dans le rentrant de la porte du bûcher que se rangèrent
Charlotte et Amélie.

Lorsqu'elle entendit ouvrir les portes, Amélie fut obligée de s'appuyer sur l'épaule de Charlotte; il lui semblait que la terre manquait sous ses pieds et la muraille derrière elle.

Elle entendit le bruit des pas, les sabres retentissants des gendarmes; enfin, la porte de communication s'ouvrit.

Un gendarme passa.

Puis un second.

Sainte-Hermine marchait le premier, comme s'il se fût encore appelé Morgan.

Au moment où il passait:

— Charles! murmura Amélie.

Le prisonnier reconnut la voix adorée, poussa un faible cri et sentit qu'on lui glissait un billet dans la main.

Il serra cette chère main, murmura le nom d'Amélie et passa.

Les autres vinrent ensuite et ne remarquèrent point ou firent semblant de ne point remarquer les deux jeunes filles.

Quant aux gendarmes, ils n'avaient rien vu ni entendu.

Dès qu'il fut dans un endroit éclairé, Morgan déplia le billet.

Il ne contenait que ces mots:

«Sois tranquille, mon Charles, je suis et serai ta fidèle Amélie dans la vie comme dans la mort. J'ai tout avoué à lord Tanlay; c'est l'homme le plus généreux de la terre: j'ai sa parole qu'il rompra le mariage et prendra sur lui la responsabilité de cette rupture. Je t'aime!»

Morgan baisa le billet et le posa sur son coeur; puis il jeta un regard du côté du corridor; les deux jeunes Bressanes étaient appuyées contre la porte.

Amélie avait tout risqué pour le voir une fois encore.

Il est vrai que l'on espérait que cette séance serait suprême s'il ne se présentait point de nouveaux témoins à charge: il était impossible de condamner les accusés, vu l'absence de preuves.

Les premiers avocats du département, ceux de Lyon, ceux de
Besançon avaient été appelés par les accusés pour les défendre.

Ils avaient parlé, chacun à son tour, détruisant pièce à pièce l'acte d'accusation, comme, dans un tournoi du moyen âge, un champion adroit et fort faisait tomber pièce à pièce l'armure de son adversaire.

De flatteuses interruptions avaient, malgré les avertissements des huissiers et les admonestations du président, accueilli les parties les plus remarquables de ces plaidoyers.

Amélie, les mains jointes, remerciait Dieu, qui se manifestait si visiblement en faveur des accusés; un poids affreux s'écartait de sa poitrine brisée; elle respirait avec délices, et elle regardait, à travers des larmes de reconnaissance, le Christ placé au-dessus de la tête du président.

Les débats allaient être fermés.

Tout à coup, un huissier entra, s'approcha du président et lui dit quelques mots à l'oreille.

— Messieurs, dit le président, la séance est suspendue; que l'on fasse sortir les accusés.

Il y eut un mouvement d'inquiétude fébrile dans l'auditoire.

Qu'était-il arrivé de nouveau? qu'allait-il se passer d'inattendu?

Chacun regarda son voisin avec anxiété. Un pressentiment serra le coeur d'Amélie; elle porta la main à sa poitrine, elle avait senti quelque chose de pareil à un fer glacé, pénétrant jusqu'aux sources de sa vie.

Les gendarmes se levèrent, les accusés les suivirent et reprirent le chemin de leur cachot.

Ils repassèrent les uns après les autres devant Amélie.

Les mains des deux jeunes gens se touchèrent, la main d'Amélie était froide comme celle d'une morte.

— Quoi qu'il arrive, merci, dit Charles en passant.

Amélie voulut lui répondre; les paroles expirèrent sur ses lèvres.

Pendant ce temps, le président s'était levé et avait passé dans la chambre du conseil.

Il y avait trouvé une femme voilée qui venait de descendre de voiture à la porte même du tribunal, et qu'on avait amenée où elle était sans qu'elle eût échangé une seule parole avec qui que ce fût.

— Madame, lui dit-il, je vous présente toutes mes excuses pour la façon un peu brutale dont, en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, je vous ai fait prendre à Paris et conduire ici: mais il y va de la vie d'un homme, et, devant cette considération, toutes les autres ont dû se taire.

— Vous n'avez pas besoin de vous excuser, monsieur, répondit la dame voilée: je sais quelles sont les prérogatives de la justice, et me voici à ses ordres.

— Madame, reprit le président, le tribunal et, moi apprécions le sentiment d'exquise délicatesse qui vous a poussée, au moment de votre confrontation avec les accusés, à ne pas vouloir reconnaître celui qui vous avait porté des secours; alors, les accusés niaient leur identité avec les spoliateurs de diligences; depuis, ils ont tout avoué: seulement, nous avons besoin de connaître celui qui vous a donné cette marque de courtoisie de vous secourir, afin de le recommander à la clémence du premier consul.

— Comment! s'écria la dame voilée, ils ont avoué?

— Oui, madame, mais ils s'obstinent à taire celui d'entre eux qui vous a secourue; sans doute craignent-ils de vous mettre en contradiction avec votre témoignage, et ne veulent-ils pas que l'un d'eux achète sa grâce à ce prix.

— Et que demandez-vous de moi, monsieur?

— Que vous sauviez votre sauveur.

— Oh! bien volontiers, dit la dame en se levant; qu'aurai-je à faire?

— À répondre à la question qui vous sera adressée par moi.

— Je me tiens prête, monsieur.

— Attendez un instant ici; vous serez introduite dans quelques secondes.

Le président rentra.

Un gendarme placé à chaque porte empêchait que personne ne communiquât avec la dame voilée.

Le président reprit sa place.
— Messieurs, dit-il, la séance est rouverte.

Il se fit un grand murmure; les huissiers crièrent silence.

Le silence se rétablit.

— Introduisez le témoin, dit le président.

Un huissier ouvrit la porte du conseil; la dame voilée fut introduite.

Tous les regards se portèrent sur elle.

Quelle était cette dame voilée? que venait-elle faire? à quelle fin était-elle appelée?

Avant ceux de personne, les yeux d'Amélie s'étaient fixés sur elle.

— Oh! mon Dieu, murmura-t-elle, j'espère que je me trompe.

— Madame, dit le président, les accusés vont rentrer dans cette salle; désignez à la justice celui d'entre eux qui, lors de l'arrestation de la diligence de Genève, vous a prodigué des soins si touchants.

Un frissonnement courut dans l'assemblée; on comprit qu'il y avait quelque piège sinistre tendu sous les pas des accusés.

Dix voix allaient s'écrier: «Ne parlez pas!» lorsque, sur un signe du président, l'huissier d'une voix impérative cria:

— Silence! Un froid mortel enveloppa le coeur d'Amélie, une sueur glacée perla son front, ses genoux plièrent et tremblèrent sous elle.

— Faites entrer les accusés, dit le président en imposant silence du regard comme l'huissier l'avait fait de la voix, et vous, madame, avancez et levez votre voile.

La dame voilée obéit à ces deux invitations.

— Ma mère! s'écria Amélie, mais d'une voix assez sourde pour que ceux qui l'entouraient l'entendissent seuls.

— Madame de Montrevel! murmura l'auditoire.

En ce moment, le premier gendarme parut à la porte, puis le second; après lui venaient les accusés, mais dans un autre ordre: Morgan s'était placé le troisième, afin que, séparé qu'il était des gendarmes par Montbar et Adler, qui marchaient devant lui, et par d'Assas, qui marchait derrière, il pût serrer plus facilement la main d'Amélie.

Montbar entra donc d'abord.

Madame de Montrevel secoua la tête.

Puis vint Adler.

Madame de Montrevel fit le même signe de dénégation.

En ce moment, Morgan passait devant Amélie.

— Oh! nous sommes perdus! dit-elle.

Il la regarda avec étonnement; une main convulsive serrait la sienne.

Il entra.

— C'est monsieur, dit madame de Montrevel en apercevant Morgan, ou, si vous le voulez, le baron Charles de Sainte-Hermine, qui ne faisait plus qu'un seul et même homme du moment où madame de Montrevel venait de donner cette preuve d'identité.

Ce fut dans tout l'auditoire un long cri de douleur.

Montbar éclata de rire.

— Oh! par ma foi, dit-il, cela t'apprendra, cher ami, à faire le galant auprès des femmes qui se trouvent mal.

Puis, se retournant vers madame de Montrevel:

— Madame, lui dit-il, avec deux mots vous venez de faire tomber quatre têtes. Il se fit un silence terrible, au milieu duquel un sourd gémissement se fit entendre.

— Huissier, dit le président, n'avez-vous pas prévenu le public que toute marque d'approbation ou d'improbation était défendue?

L'huissier s'informa pour savoir qui avait manqué à la justice en poussant ce gémissement.

C'était une femme portant le costume de Bressane, et que l’on venait d'emporter chez le concierge de la prison.

Dès lors, les accusés n'essayèrent même plus de nier; seulement, de même que Morgan s'était réuni à eux, ils se réunirent à lui.

Leurs quatre têtes devaient être sauvées ou tomber ensemble.

Le même jour, à dix heures du soir, le jury déclara les accusés coupables, et la cour prononça la peine de mort.

Trois jours après, à force de prières, les avocats obtinrent que les accusés se pourvussent en cassation.

Mais ils ne purent obtenir qu'ils se pourvussent en grâce.

LIII — OU AMÉLIE TIENT SA PAROLE

Le verdict rendu par le jury de la ville de Bourg avait produit un effet terrible, non seulement dans l'audience, mais encore dans toute la ville.

Il y avait parmi les quatre accusés un tel accord de fraternité chevaleresque, une telle élégance de manières, une telle conviction dans la foi qu'ils professaient, que leurs ennemis eux- mêmes admiraient cet étrange dévouement qui avait fait des voleurs de grand chemin de gentilshommes de naissance et de nom.

Madame de Montrevel, désespérée de la part qu'elle venait de prendre au procès et du rôle qu'elle avait bien involontairement joué dans ce drame au dénouement mortel, n'avait vu qu'un moyen de réparer le mal qu'elle avait fait: c'était de repartir à l'instant même pour Paris, de se jeter aux pieds du premier consul et de lui demander la grâce des quatre condamnés.

Elle ne prit pas même le temps d'aller embrasser Amélie au château des Noires-Fontaines; elle savait que le départ de Bonaparte était fixé aux premiers jours de mai, et l'on était au 6.

Lorsqu'elle avait quitté Paris, tous les apprêts du départ étaient faits.

Elle écrivit un mot à sa fille, lui expliqua par quelle fatale suggestion elle venait, en essayant de sauver un des quatre accusés, de les faire condamner tous les quatre.

Puis, comme si elle eût eu honte d'avoir manqué à la promesse qu'elle avait faite à Amélie, et surtout qu'elle s'était faite à elle-même, elle envoya chercher des chevaux frais à la poste, remonta en voiture et repartit pour Paris.

Elle y arriva le 8 mai au matin.

Bonaparte en était parti le 6 au soir.

Il avait dit, en partant, qu'il n'allait qu'à Dijon, peut-être à Genève, mais qu'en tout cas il ne serait pas plus de trois semaines absent.

Le pourvoi des condamnés, fût-il rejeté, devait prendre au moins cinq ou six semaines.

Tout espoir n'était donc pas perdu.

Mais il le fut, lorsqu'on apprit que la revue de Dijon n'était qu'un prétexte, que le voyage à Genève n'avait jamais été sérieux, et que Bonaparte, au lieu d'aller en Suisse, allait en Italie.

Alors, madame de Montrevel, ne voulant pas s'adresser à son fils, quand elle savait le serment qu'il avait fait au moment où lord Tanlay avait été assassiné, et la part qu'il avait prise à l'arrestation des compagnons de Jéhu; alors, disons-nous, madame de Montrevel s'adressa à Joséphine: Joséphine promit d'écrire à Bonaparte.

Le même soir, elle tint parole.

Mais le procès avait fait grand bruit; il n'en était point de ces accusés-là comme d'accusés ordinaires, la justice fit diligence, et, le trente-cinquième jour après le jugement, le pourvoi en cassation fut rejeté.

Le rejet fut expédié immédiatement à Bourg, avec ordre d'exécuter les condamnés dans les vingt-quatre heures.

Mais quelque diligence qu'eût faite le ministère de la justice, l'autorité judiciaire ne fut point prévenue la première.

Tandis que les prisonniers se promenaient dans la cour intérieure, une pierre passa par-dessus les murs et vint tomber à leurs pieds.

Une lettre était attachée à cette pierre.

Morgan, qui avait, à l'endroit de ses compagnons, conservé, même en prison, la supériorité d'un chef, ramassa la pierre, ouvrit la lettre et la lut.

Puis, se retournant vers ses compagnons:

— Messieurs, dit-il, notre pourvoi est rejeté, comme nous devions nous y attendre, et, selon toute probabilité, la cérémonie aura lieu demain.

Valensolle et Ribier, qui jouaient au petit palet avec des écus de six livres et des louis, avaient quitté leur jeu pour écouter la nouvelle.

La nouvelle entendue, ils reprirent leur partie sans faire de réflexion.

Jahiat, qui lisait _la Nouvelle Héloïse, _reprit sa lecture en disant:

— Je crois que je n'aurai pas le temps de finir le chef-d'oeuvre de M. Jean-Jacques Rousseau; mais, sur l'honneur, je ne le regrette pas: c'est le livre le plus faux et le plus ennuyeux que j'aie lu de ma vie.

Sainte-Hermine passa la main sur son front en murmurant:

— Pauvre Amélie!

Puis, apercevant Charlotte, qui se tenait à la fenêtre de la geôle donnant dans la cour des prisonniers, il alla à elle:

— Dites à Amélie que c'est cette nuit qu'elle doit tenir la promesse qu'elle m'a faite.

La fille du geôlier referma la fenêtre et embrassa son père, en lui annonçant qu'il la reverrait selon toute probabilité dans la soirée.

Puis elle prit le chemin des Noires-Fontaines, chemin que depuis deux mois elle faisait tous les jours deux fois: une fois vers le milieu du jour pour aller à la prison, une fois le soir pour revenir au château.

Chaque soir, en rentrant, elle trouvait Amélie à la même place, c'est-à-dire assise à cette fenêtre qui, dans des jours plus heureux, s'ouvrait pour donner passage à son bien-aimé Charles.

Depuis le jour de son évanouissement, à la suite du verdict du jury, Amélie n'avait pas versé une larme, et nous pourrions presque ajouter n'avait pas prononcé une parole.

Au lieu d'être le marbre de l'antiquité s'animant pour devenir femme, on eût pu croire que c'était l'être animé qui peu à peu se pétrifiait.

Chaque jour, il semblait qu'elle fût devenue un peu plus pâle, un peu plus glacée.

Charlotte la regardait avec étonnement: les esprits vulgaires, très impressionnables aux bruyantes démonstrations, c'est-à-dire aux cris et aux pleurs, ne comprennent rien aux douleurs muettes.

Il semble que, pour eux, le mutisme, c'est l'indifférence.

Elle fut donc étonnée du calme avec lequel Amélie reçut le message qu'elle était chargée de transmettre.

Elle ne vit pas que son visage, plongé dans la demi-teinte du crépuscule, passait de la pâleur à la lividité; elle ne sentit point l'étreinte mortelle qui, comme une tenaille de fer, lui broya le coeur; elle ne comprit point, lorsqu'elle s'achemina vers la porte, qu'une roideur plus automatique encore que de coutume accompagnait ses mouvements.

Seulement, elle s'apprêta à la suivre.

Mais, arrivée à la porte, Amélie étendit la main:

— Attends-moi là, dit-elle.

Charlotte obéit.

Amélie referma la porte derrière elle et monta à la chambre de
Roland.

La chambre de Roland était une véritable chambre de soldat et de chasseur, dont le principal ornement étaient des panoplies et des trophées. Il y avait là des armes de toute espèce, indigènes et étrangères, depuis les pistolets aux canons azurés de Versailles jusqu'aux pistolets à pommeau d'argent du Caire, depuis le couteau catalan jusqu'au cangiar turc.

Elle détacha des trophées quatre poignards aux lames tranchantes et aiguës; elle enleva aux panoplies huit pistolets de différentes formes.

Elle prit des balles dans un sac, de la poudre dans une corne.

Puis elle descendit rejoindre Charlotte.

Dix minutes après, aidée de sa femme de chambre, elle avait revêtu son costume de Bressane.

On attendit la nuit; la nuit vient tard au mois de juin.

Amélie resta debout, immobile, muette, appuyée à sa cheminée éteinte, regardant par la fenêtre ouverte le village de Ceyzeriat, qui disparaissait peu à peu dans les ombres crépusculaires.

Lorsque Amélie ne vit plus rien que les lumières s'allumant de place en place:

— Allons, dit-elle, il est temps.

Les deux jeunes filles sortirent; Michel ne fit point attention à Amélie qu'il prit pour une amie de Charlotte qui était venue voir celle-ci et que celle-ci allait reconduire.

Dix heures sonnaient, comme les jeunes filles passaient devant l'église de Brou.

Il était dix heures un quart à peu près lorsque Charlotte frappa à la porte de la prison.

Le père Courtois vint ouvrir.

Nous avons dit quelles étaient les opinions politiques du digne geôlier.

Le père Courtois était royaliste.

Il avait donc été pris d'une profonde sympathie pour les quatre condamnés; il espérait, comme tout le monde, que madame de Montrevel, dont on connaissait le désespoir, obtiendrait leur grâce du premier consul, et, autant qu'il avait pu le faire sans manquer à ses devoirs, il avait adouci la captivité de ses prisonniers en écartant d'eux toute rigueur inutile.

Il est vrai que, d'un autre côté, malgré cette sympathie, il avait refusé soixante mille francs en or — somme qui, à cette époque, valait le triple de ce qu'elle vaut aujourd'hui — pour les sauver.

Mais, nous l'avons vu, mis dans la confidence par sa fille Charlotte, il avait autorisé Amélie, déguisée en Bressane, à assister au jugement.

On se rappelle les soins et les égards que le digne homme avait eus pour Amélie, lorsque elle-même avait été prisonnière avec madame de Montrevel.

Cette fois encore, et comme il ignorait le rejet du pourvoi, il se laissa facilement attendrir.

Charlotte lui dit que sa jeune maîtresse allait dans la nuit même partir pour Paris, afin de hâter la grâce, et qu'avant de partir elle venait prendre congé du baron de Sainte-Hermine et lui demander ses instructions pour agir.

Il y avait cinq portes à forcer pour gagner celle de la rue: un corps de garde dans la cour, une sentinelle intérieure et une extérieure; par conséquent, le père Courtois n'avait point à craindre que les prisonniers s'évadassent.

Il permit donc qu'Amélie vît Morgan.

Qu'on nous excuse de dire tantôt Morgan, tantôt Charles, tantôt le baron de Sainte-Hermine; nos lecteurs savent bien que, par cette triple appellation, nous désignons le même homme.

Le père Courtois prit une lumière et marcha devant Amélie.

La jeune fille, comme si, sortant de la prison, elle devait partir par la malle-poste, tenait à la main un sac de nuit.

Charlotte suivait sa maîtresse.

— Vous reconnaîtrez le cachot, mademoiselle de Montrevel; c'est celui où vous avez été enfermée avec madame votre mère. Le chef de ces malheureux jeunes gens, le baron Charles de Sainte-Hermine, m'a demandé comme une faveur la cage n° 4. Vous savez que c'est le nom que nous donnons à nos cellules. Je n'ai pas cru devoir lui refuser cette consolation, sachant que le pauvre garçon vous aimait. Oh! soyez tranquille, mademoiselle Amélie: ce secret ne sortira jamais de ma bouche. Puis il m'a fait des questions, m'a demandé où était le lit de votre mère, où était le vôtre; je le lui ai dit. Alors, il a désiré que sa couchette fût placée juste au même endroit où la vôtre se trouvait; ce n'était pas difficile: non seulement elle était au même endroit, mais encore c'était la même: De sorte que, depuis le jour de son entrée dans votre prison, le pauvre jeune homme est resté presque constamment couché.

Amélie poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement; elle sentit, chose qu'elle n'avait pas éprouvée depuis longtemps, une larme prête à mouiller sa paupière.

Elle était donc aimée comme elle aimait, et c'était une bouche étrangère et désintéressée qui lui en donnait la preuve.

Au moment d'une séparation éternelle, cette conviction était le plus beau diamant qu'elle pût trouver dans l'écrin de la douleur.

Les portes s'ouvrirent les unes après les autres devant le père
Courtois.

Arrivée à la dernière, Amélie mit la main sur l'épaule du geôlier.

Il lui semblait entendre quelque chose comme un chant.

Elle écouta avec plus d'attention: une voix disait des vers.

Mais cette voix n'était point celle de Morgan; cette voix lui était inconnue.

C'était à la fois quelque chose de triste comme une élégie, de religieux comme un psaume.

La voix disait:

J'ai révélé mon coeur au Dieu de l'innocence; Il a vu mes pleurs pénitents; Il guérit mes remords, il m'arme de constance: Les malheureux sont ses enfants, Mes ennemis, riant, ont dit dans leur colère; »Qu'il meure, et sa gloire avec lui!» Mais à mon coeur calmé le Seigneur dit en père: »Leur haine sera ton appui.» À tes plus chers amis ils ont prêté leur rage; Tout trompe ta simplicité: Celui que tu nourris court vendre ton image, Noir de sa méchanceté. Mais Dieu t'entend gémir; Dieu, vers qui te ramène Un vrai remords né de douleurs; Dieu qui pardonne enfin à la nature humaine D'être faible dans les malheurs. J'éveillerai pour toi la pitié, la justice De l'incorruptible avenir: Eux-mêmes épureront, par leur long artifice, Ton honneur qu'ils pensent ternir. Soyez béni, mon Dieu, vous qui daignez me rendre L'innocence et son noble orgueil; Vous qui, pour protéger le repos de ma cendre, Veillerez près de mon cercueil! Au banquet de la vie, infortuné convive, J'apparus un jour, et je meurs; Je meurs, et sur ma tombe, où lentement j'arrive, Nul ne viendra verser des pleurs. Salut, champs que j'aimais, et vous, douce verdure, Et vous, riant exil des bois! Ciel, pavillon de l'homme, admirable nature, Salut pour la dernière fois! Ah! puissent voir longtemps votre beauté sacrée Tant d'amis sourds à mes adieux! Qu'ils meurent pleins de jour! que leur mort soit pleurée Qu'un ami leur ferme les yeux!

La voix se tut; sans doute, la dernière strophe était dite.

Amélie, qui n'avait pas voulu interrompre la méditation suprême des condamnés et qui avait reconnu la belle ode de Gilbert, écrite par lui sur le grabat d'un hôpital, la veille de sa mort, fit signe au geôlier qu'il pouvait ouvrir.

Le père Courtois qui, tout geôlier qu'il était, semblait partager l'émotion de la jeune fille, fit le plus doucement possible qu'il put tourner la clef dans la serrure: la porte s'ouvrit.

Amélie embrassa d'un coup d'oeil l'ensemble du cachot et des personnages qui l'habitaient.

Valensolle, debout, appuyé à la muraille, tenait encore à la main le livre où il venait de lire les vers qu'Amélie avait entendus; Jahiat était assis près d'une table, la tête appuyée sur sa main; Ribier était assis sur la table même; près de lui, au fond, Sainte-Hermine, les yeux fermés, et comme s'il eût été plongé dans le plus profond sommeil, était couché sur le lit.

À la vue de la jeune fille qu'ils reconnurent pour Amélie, Jahiat et Ribier se levèrent.

Morgan resta immobile; il n'avait rien entendu.

Amélie alla droit à lui, et comme si le sentiment qu'elle éprouvait pour son amant était sanctifié par l'approche de la mort, sans s'inquiéter de la présence de ses trois amis, elle s'approcha de Morgan, et, tout en appuyant ses lèvres sur les lèvres du prisonnier, elle murmura:

— Réveille-toi, mon Charles; c'est ton Amélie qui vient tenir sa parole.

Morgan jeta un cri joyeux et enveloppa la jeune fille de ses deux bras.

— Monsieur Courtois, dit Montbar, vous êtes un brave homme; laissez ces deux pauvres jeunes gens ensemble: ce serait une impiété que de troubler par notre présence les quelques minutes qu'ils ont encore à rester ensemble sur cette terre.

Le père Courtois, sans rien dire, ouvrit la porte du cachot voisin. Valensolle, Jahiat et de Ribier y entrèrent: il ferma la porte sur eux.

Puis, faisant signe à Charlotte de le suivre, il sortit à son tour.

Les deux amants se trouvèrent seuls.

Il y a des scènes qu'il ne faut pas tenter de peindre, des paroles qu'il ne faut pas essayer de répéter; Dieu, qui les écoute de son trône immortel, pourrait seul dire ce qu'elles contiennent de sombres joies et de voluptés amères.

Au bout d'une heure, les deux jeunes gens entendirent la clef tourner de nouveau dans la serrure. Ils étaient tristes, mais calmes, et la conviction que leur séparation ne serait pas longue leur donnait cette douce sérénité.

Le digne geôlier avait l'air plus sombre et plus embarrassé encore à cette seconde apparition qu'à la première. Morgan et Amélie le remercièrent en souriant.

Il alla à la porte du cachot où étaient enfermés les trois amis et ouvrit cette porte en murmurant

— Par ma foi, c'est bien le moins qu'ils passent cette nuit ensemble, puisque c'est leur dernière nuit.

Valensolle, Jahiat et Ribier rentrèrent.

Amélie, en tenant Morgan enveloppé dans son bras gauche, leur tendit la main à tous les trois.

Tous les trois baisèrent, l'un après l'autre, sa main froide et humide, puis Morgan la conduisit jusqu'à la porte.

— Au revoir! dit Morgan.

— À bientôt! dit Amélie.

Et ce rendez-vous pris dans la tombe fut scellé d'un long baiser, après lequel ils se séparèrent avec un gémissement si douloureux, qu'on eût dit que leurs deux coeurs venaient de se briser en même temps.

La porte se referma derrière Amélie, les verrous et les clefs grincèrent.

— Eh bien? demandèrent ensemble Valensolle, Jahiat et Ribier.

— Voici, répondit Morgan en vidant sur la table le sac de nuit.

Les trois jeunes gens poussèrent un cri de joie en voyant ces pistolets brillants et ces lames aiguës.

C'était ce qu'ils pouvaient désirer de plus après la liberté; c'était la joie douloureuse et suprême de se sentir maîtres de leur vie, et, à la rigueur, de celle des autres.

Pendant ce temps, le geôlier reconduisait Amélie jusqu'à la porte de la rue.

Arrivé là, il hésita un instant; puis, enfin, l'arrêtant par le bras:

— Mademoiselle de Montrevel, lui dit-il, pardonnez-moi de vous causer une telle douleur, mais il est inutile que vous alliez à Paris…

— Parce que le pourvoi est rejeté et que l'exécution a lieu demain, n'est-ce pas? répondit Amélie.

Le geôlier, dans son étonnement, fit un pas en arrière.

— Je le savais, mon ami, continua Amélie.

Puis, se tournant vers sa femme de chambre:

— Conduis-moi jusqu'à la prochaine église, Charlotte, dit-elle; tu viendras m'y reprendre demain lorsque tout sera fini.

La prochaine église n'était pas bien éloignée: c'était Sainte-
Claire.

Depuis trois mois à peu près, sous les ordres du premier consul, elle venait d'être rendue au culte.

Comme il était tout près de minuit, l'église était fermée; mais Charlotte connaissait la demeure du sacristain et elle se chargea de l'aller éveiller.

Amélie attendit debout, appuyée contre la muraille, aussi immobile que les figures de pierre qui ornent la façade.

Au bout d'une demi-heure, le sacristain arriva.

Pendant cette demi-heure, Amélie avait vu passer une chose qui lui avait paru lugubre.

C'étaient trois hommes vêtus de noir, conduisant une charrette, qu'à la lueur de la lune elle avait reconnue être peinte en rouge.

Cette charrette portait des objets informes: planches démesurées, échelles étranges peintes de la même couleur; elle se dirigeait du côté du bastion Montrevel, c'est-à-dire vers la place des exécutions.

Amélie devina ce que c'était; elle tomba à genoux et poussa un cri.

À ce cri, les hommes vêtus de noir se retournèrent; il leur sembla qu'une des sculptures du porche s'était détachée de sa niche et s'était agenouillée.

Celui qui paraissait être le chef des hommes noirs fit quelques pas vers Amélie.

— Ne m'approchez pas, monsieur! cria celle-ci; ne m'approchez pas!

L'homme reprit humblement sa place et continua son chemin.

La charrette disparut au coin de la rue des Prisons; mais le bruit de ses roues retentit encore longtemps sur le pavé, et dans le coeur d'Amélie.

Lorsque le sacristain et Charlotte revinrent, ils trouvèrent la jeune fille à genoux.

Le sacristain fit quelques difficultés pour ouvrir l'église à une pareille heure; mais une pièce d'or et le nom de mademoiselle de Montrevel levèrent ses scrupules.

Une seconde pièce d'or le détermina à illuminer une petite chapelle.

C'était celle où, tout enfant, Amélie avait fait sa première communion.

Cette chapelle illuminée, Amélie s'agenouilla au pied de l'autel et demanda qu'on la laissât seule.

Vers trois heures du matin, elle vit s'éclairer la fenêtre aux vitraux de couleurs qui surmontait l'autel de la Vierge. Cette fenêtre s'ouvrait par hasard à l'orient, de sorte que le premier rayon du soleil vint droit à la jeune fille comme un messager de Dieu.

Peu à peu, la ville s'éveilla: Amélie remarqua qu'elle était plus bruyante que d'habitude; bientôt même les voûtes de l'église tremblèrent, au bruit des pas d'une troupe de cavaliers; cette troupe se rendait du côté de la prison.

Un peu avant neuf heures, la jeune fille entendit une grande rumeur, et il lui sembla que chacun se précipitait du même côté.

Elle essaya de s'enfoncer plus avant encore dans la prière pour ne plus entendre ces différents bruits, qui parlaient à son coeur une langue inconnue, et dont cependant les angoisses qu'elle éprouvait lui disaient tout bas qu'elle comprenait chaque mot.

C'est que, en effet, il se passait à la prison une chose terrible, et qui méritait bien que tout le monde courût la voir.

Lorsque, vers neuf heures du matin, le père Courtois était entré dans leur cachot, pour annoncer aux condamnés tout à la fois que leur pourvoi était rejeté et qu'ils devaient se préparer à la mort, il les avait trouvés tous les quatre armés jusqu'aux dents.

Le geôlier, pris à l'improviste, fut attiré dans le cachot, la porte fut fermée derrière lui; puis, sans qu'il essayât même de se défendre, tant sa surprise était inouïe, les jeunes gens lui arrachèrent son trousseau de clefs, et, ouvrant puis refermant la porte située en face de celle par laquelle le geôlier était entré, ils le laissèrent enfermé à leur place, et se trouvèrent, eux, dans le cachot voisin, où, la veille, Valensolle, Jahiat et Ribier avaient attendu que l'entrevue entre Morgan et Amélie fût terminée.

Une des clefs du trousseau ouvrait la seconde porte de cet autre cachot; cette porte donnait sur la cour des prisonniers.

La cour des prisonniers était, elle, fermée par trois portes massives qui, toutes trois, donnaient dans une espèce de couloir donnant lui-même dans la loge du concierge du présidial.

De cette loge du concierge du présidial, on descendait par quinze marches dans le préau du parquet, vaste cour fermée par une grille.

D'habitude, cette grille n'était fermée que la nuit.

Si, par hasard, les circonstances ne l’avaient pas fait fermer le jour, il était possible que cette ouverture présentât une issue à leur fuite.

Morgan trouva la clef de la cour des prisonniers, l'ouvrit, se précipita, avec ses compagnons, de cette cour dans la loge du concierge du présidial, et s'élança sur le perron donnant dans le préau du tribunal.

Du haut de cette espèce de plate-forme, les quatre jeunes gens virent que tout espoir était perdu.

La grille du préau était fermée, et quatre-vingts hommes à peu près, tant gendarmes que dragons, étaient rangés devant cette grille.

À la vue des quatre condamnés libres et bondissant de la loge du Concierge sur le perron, un grand cri, cri d'étonnement et de terreur tout à la fois, s'éleva de la foule.

En effet, leur aspect était formidable.

Pour conserver toute la liberté de leurs mouvements, et peut-être aussi pour dissimuler l'épanchement du sang qui se manifeste si vite sur une toile blanche, ils étaient nus jusqu'à la ceinture.

Un mouchoir, noué autour de leur taille, était hérissé d'armes.

Il ne leur fallut qu'un regard pour comprendre qu'ils étaient maîtres de leur vie, mais qu'ils ne l'étaient pas de leur liberté.

Au milieu des clameurs qui s'élevaient de la foule et du cliquetis des sabres qui sortaient des fourreaux, ils conférèrent un instant.

Puis, après leur avoir serré la main, Montbar se détacha de ses compagnons, descendit les quinze marches et s'avança vers la grille.

Arrivé à quatre pas de cette grille, il jeta un dernier regard et un dernier sourire à ses compagnons, salua gracieusement la foule redevenue muette, et, s'adressant aux soldats:

— Très bien, messieurs les gendarmes! Très bien, messieurs les dragons! dit-il.

Et, introduisant dans sa bouche l'extrémité du canon d'un de ses pistolets, il se fit sauter la cervelle.

Des cris confus et presque insensés suivirent l'explosion, mais cessèrent presque aussitôt; Valensolle descendit à son tour: lui tenait simplement à la main un poignard à lame droite, aiguë, tranchante.

Ses pistolets, dont il ne paraissait pas disposé à faire usage, étaient restés à sa ceinture.

Il s'avança vers une espèce de petit hangar supporté par trois colonnes, s'arrêta à la première colonne, y appuya le pommeau du poignard, dirigea la pointe vers son coeur, prit la colonne entre ses bras, salua une dernière fois ses amis, et serra la colonne jusqu'à ce que la lame tout entière eût disparu dans sa poitrine.

Il resta un instant encore debout; mais une pâleur mortelle s'étendit sur son visage, puis ses bras se détachèrent, et il tomba mort au pied de la colonne.

Cette fois la foule resta muette.

Elle était glacée d'effroi.

C'était le tour de Ribier: lui tenait à la main ses deux pistolets.

Il s'avança jusqu'à la grille; puis, arrivé là, il dirigea les canons de ses pistolets sur les gendarmes.

Il ne tira pas, mais les gendarmes tirèrent.

Trois ou quatre coups de feu se firent entendre, et Ribier tomba percé de deux balles.

Une sorte d'admiration venait de faire, parmi les assistants, place aux sentiments divers qui, à la vue de ces trois catastrophes successives, s'étaient succédé dans son coeur.

Elle comprenait que ces jeunes gens voulaient bien mourir, mais qu'ils tenaient à mourir comme ils l'entendraient, et surtout, comme des gladiateurs antiques, à mourir avec grâce.

Elle fit donc silence lorsque Morgan, resté seul, descendit, en souriant, les marches du perron, et fit signe qu'il voulait parler.

D'ailleurs, que lui manquait-il, à cette foule avide de sangs? On lui donnait plus qu'on ne lui avait promis.

On lui avait promis quatre morts, mais quatre morts uniformes, quatre têtes tranchées; et on lui donnait quatre morts différentes, pittoresques, inattendues; il était donc bien naturel qu'elle fît silence lorsqu'elle vit s'avancer Morgan.

Morgan ne tenait à la main ni pistolets, ni poignard; poignard et pistolets reposaient à sa ceinture.

Il passa près du cadavre de Valensolle et vint se placer entre ceux de Jahiat et de Ribier.

— Messieurs, dit-il, transigeons.

Il se fit un silence comme si la respiration de tous les assistants était suspendue.

— Vous avez eu un homme qui s'est brûlé la cervelle (il désigna Jahiat); un autre qui s'est poignardé (il désigna Valensolle); un troisième qui a été fusillé (il désigna Ribier); vous voudriez voir guillotiner le quatrième, je comprends cela.

Il passa un frissonnement terrible dans la foule.

— Eh bien, continua Morgan, je ne demande pas mieux que de vous donner cette satisfaction. Je suis prêt à me laisser faire, mais je désire aller à l'échafaud de mon plein gré et sans que personne me touche; celui qui m'approche, _je le brûle, _si ce n'est monsieur, continua Morgan en montrant le bourreau. C'est une affaire que nous avons ensemble et qui, de part et d'autre, ne demande que des procédés.

Cette demande, sans doute, ne parut pas exorbitante à la foule, car de toute part on entendit crier:

— Oui! oui! oui!

L'officier de gendarmerie vit que ce qu'il y avait de plus court était de passer par où voulait Morgan.

— Promettez-vous, dit-il, si l'on vous laisse les pieds et les mains libres, de ne point chercher à vous échapper?

— J'en donne ma parole d'honneur, reprit Morgan.

— Eh bien, dit l'officier de gendarmerie, éloignez-vous et laissez-nous enlever les cadavres de vos camarades.

— C'est trop juste, dit Morgan.

Et il alla, à dix pas d'où il était, s'appuyer contre la muraille.

La grille s'ouvrit.

Les trois hommes vêtus de noir entrèrent dans la cour, ramassèrent l'un après l’autre les trois corps.

Ribier n'était point tout à fait mort; il rouvrit les yeux et parut chercher Morgan.

— Me voilà, dit celui-ci, sois tranquille, cher ami, j'en suis.

Ribier referma les yeux sans faire entendre une parole.

Quand les trois corps furent emportés:

— Monsieur, demanda l'officier de gendarmerie à Morgan, êtes-vous prêt?

— Oui, monsieur, répondit Morgan en saluant avec une exquise politesse.

— Alors, venez.

— Me voici, dit Morgan.

Et il alla prendre place entre le peloton de gendarmerie et le détachement de dragons.

— Désirez-vous monter dans la charrette ou aller à pied, monsieur? demanda le capitaine.

— À pied, à pied, monsieur: je tiens beaucoup à ce que l'on sache que c'est une fantaisie que je me passe en me laissant guillotiner; mais je n'ai pas peur.

Le cortège sinistre traversa la place des Lices, et longea les murs du jardin de l'hôtel Montbazon.

La charrette traînant les trois cadavre marchait la première; puis venaient les dragons; puis Morgan, marchant seul dans un intervalle libre d'une dizaine de pas; puis les gendarmes, précédés de leur capitaine.

À l'extrémité du mur, le cortège tourna à gauche.

Tout à coup, par l’ouverture qui se trouvait alors entre le jardin et la grande halle, Morgan aperçut l’échafaud qui dressait vers le ciel ses deux poteaux rouges comme deux bras sanglants.

— Pouah! dit-il, je n'avais jamais vu de guillotine, et je ne savais point que ce fût aussi laid que cela.

Et, sans autre explication, tirant son poignard de sa ceinture, il se le plongea jusqu'au manche dans la poitrine.

Le capitaine de gendarmerie vit le mouvement sans pouvoir le prévenir et lança son cheval vers Morgan, resté debout, au grand étonnement de tout le monde et de lui-même.

Mais Morgan, tirant un de ses pistolets de sa ceinture et l’armant:

— Halte-là! dit-il; il est convenu que personne ne me touchera; je mourrai seul ou nous mourrons trois; c'est à choisir.

Le capitaine fit faire à son cheval un pas à reculons.

— Marchons, dit Morgan.

Et, en effet, il se remit en marche.

Arrivé au pied de la guillotine, Morgan tira le poignard de sa blessure et s'en frappa une seconde fois aussi profondément que la première.

Un cri de rage plutôt que de douleur lui échappa.

— Il faut, en vérité, que j'aie l'âme chevillée dans le corps, dit-il.

Puis, comme les aides voulaient l'aider à monter l'escalier au haut duquel l'attendait le bourreau:

— Oh! dit-il, encore une fois, que l'on ne me touche pas!

Et il monta les six degrés sans chanceler.

Arrivé sur la plate-forme, il tira le poignard de sa blessure et s'en donna un troisième coup.

Alors un effroyable éclat de rire sortit de sa bouche, et jetant aux pieds du bourreau le poignard qu'il venait d'arracher de sa troisième blessure, aussi inutile que les deux premières:

— Par ma foi! dit-il, j'en ai assez; à ton tour, et tire-toi de là comme tu pourras.

Une minute après, la tête de l’intrépide jeune homme tombait sur l'échafaud, et, par un phénomène de cette implacable vitalité qui s'était révélée en lui, bondissait et roulait hors de l'appareil du supplice.

Allez à Bourg comme j'y ai été, et l'on vous dira qu'en bondissant, cette tête avait prononcé le nom d'Amélie.

Les morts furent exécutés après le vivant; de sorte que les spectateurs, au lieu de perdre quelque chose aux événements que nous venons de raconter, eurent double spectacle.

LIV — LA CONFESSION

Trois jours après les événements dont on vient de lire le récit, vers les sept heures du soir, une voiture couverte de poussière et attelée de deux chevaux de poste blancs d'écume, s'arrêtait à la grille du château des Noires-Fontaines.

Au grand étonnement de celui qui paraissait si pressé d'arriver, la grille était toute grande ouverte, des pauvres encombraient la cour, et le perron était couvert d'hommes et de femmes agenouillés.

Puis, le sens de l'ouïe s'éveillant au fur et à mesure que l'étonnement donnait plus d'acuité à celui de la vue, le voyageur crut entendre le tintement d'une sonnette.

Il ouvrit vivement la portière, sauta à bas de la chaise, traversa la cour d'un pas rapide, monta le perron et vit l'escalier qui menait au premier étage couvert de monde.

Il franchit cet escalier comme il avait franchi le perron, et entendit un murmure religieux qui lui parut venir de la chambre d'Amélie.

Il s'avança vers cette chambre; elle était ouverte.

Au chevet étaient agenouillés madame de Montrevel et le petit
Édouard, un peu plus loin Charlotte, Michel et son fils.

Le curé de Sainte-Claire administrait les derniers sacrements à Amélie; cette scène lugubre n'était éclairée que par la lueur des cierges.

On avait reconnu Roland dans le voyageur dont la voiture venait de s'arrêter devant la grille; on s'écarta sur son passage, il entra la tête découverte, et alla s'agenouiller près de sa mère.

La mourante, couchée sur le dos, les mains jointes, la tête soulevée par son oreiller, les yeux fixés au ciel dans une espèce d'extase, ne parut point s'apercevoir de l'arrivée de Roland.

On eût dit que le corps était encore de ce monde, mais que l'âme était déjà flottante entre la terre et le ciel.

La main de madame de Montrevel chercha celle de Roland, et la pauvre mère, l'ayant trouvée, laissa tomber en sanglotant sa tête sur l'épaule de son fils.

Ces sanglots maternels ne furent sans doute pas plus entendus d'Amélie que la présence de Roland n'en avait été remarquée; car la jeune fille garda l'immobilité la plus complète. Seulement, lorsque le viatique lui eut été administré, lorsque la béatitude éternelle lui eut été promise par la bouche consolatrice du prêtre, ses lèvres de marbre parurent s'animer, et elle murmura, d'une voix faible, mais intelligible:

— Ainsi soit-il.

Alors, la sonnette tinta de nouveau; l'enfant de choeur qui la portait sortit le premier, puis les deux clercs qui portaient les cierges, puis celui qui portait la croix, puis enfin le prêtre, qui portait Dieu.

Tous les étrangers suivirent le cortège; les personnes de la maison et les membres de la famille restèrent seuls.

La maison, un instant auparavant pleine de bruit et de monde, resta silencieuse et presque déserte.

La mourante n'avait pas bougé: ses lèvres s'étaient refermées, ses mains étaient restées jointes, ses yeux levés au ciel.

Au bout de quelques minutes, Roland se pencha à l’oreille de madame de Montrevel, et lui dit à voix basse:

— Venez, ma mère, j'ai à vous parler.

Madame de Montrevel se leva; elle poussa le petit Édouard vers le lit de sa soeur; l’enfant se dressa sur la pointe des pieds, et baisa Amélie au front.

Puis madame de Montrevel vint après lui, s'inclina sur sa fille, et, tout en sanglotant, déposa un baiser à la même place.

Roland vint à son tour, le coeur brisé, mais les yeux secs; il eût donné bien des choses pour verser les larmes qui noyaient son coeur.

Il embrassa Amélie comme avaient fait son frère et sa mère.

Amélie parut aussi insensible à ce baiser qu'elle l'avait été aux deux précédents.

L'enfant marchant le premier, madame de Montrevel et Roland, suivant Édouard, s'avancèrent donc vers la porte.

Au moment d'en franchir le seuil, tous trois s'arrêtèrent en tressaillant.

Ils avaient entendu le nom de Roland distinctement prononcé.

Roland se retourna.

Amélie une seconde fois prononça le nom de son frère.

— M'appelles-tu, Amélie? demanda Roland.

— Oui, répondit la voix de la mourante.

— Seul, ou avec ma mère?

— Seul.

Cette voix, sans accentuation, mais cependant parfaitement intelligible, avait quelque chose de glacé; elle semblait un écho d'un autre monde.

— Allez, ma mère, dit Roland; vous voyez que c'est à moi seul que veut parler Amélie.

— Oh! mon Dieu! murmura madame de Montrevel, resterait-il un dernier espoir?

Si bas que ces mots eussent été prononcés, la mourante les entendit.

— Non, ma mère, dit-elle; Dieu a permis que je revisse mon frère; mais, cette nuit, je serai près de Dieu.

Madame de Montrevel poussa un gémissement profond.

— Roland! Roland! fit-elle, ne dirait-on point qu'elle y est déjà?

Roland lui fit signe de le laisser seul; madame de Montrevel s'éloigna avec le petit Édouard.

Roland rentra, referma la porte, et, avec une indicible émotion, revint au chevet du lit d'Amélie.

Tout le corps était déjà en proie à ce qu'on appelle la roideur cadavérique, le souffle eût à peine terni une glace, tant il était faible; les yeux seuls, démesurément ouverts, étaient fixes et brillants, comme si tout ce qui restait d'existence dans ce corps condamné avant l'âge s'était concentré en eux.

Roland avait entendu parler de cet état étrange que l'on nomme l’extase, et qui n'est rien autre chose que la catalepsie.

Il comprit qu'Amélie était en proie à cette mort anticipée.

— Me voilà, ma soeur, dit-il; que me veux-tu?

— Je savais que tu allais arriver, répondit la jeune fille toujours immobile, et j'attendais.

— Comment savais-tu que j'allais arriver? demanda Roland.

— Je te voyais venir.

Roland frissonna.

— Et, demanda-t-il, savais-tu pourquoi je venais?

— Oui; aussi j'ai tant prié Dieu du fond de mon coeur, qu'il a permis que je me levasse et que j'écrivisse.

— Quand cela?

— La nuit dernière.

— Et la lettre?

— Elle est sous mon oreiller, prends-la et lis.

Roland hésita un instant; sa soeur n'était-elle point en proie au délire?

— Pauvre Amélie! murmura Roland.

— Il ne faut pas me plaindre, dit la jeune fille, je vais le rejoindre.

— Qui cela? demanda Roland.

— Celui que j'aimais et que tu as tué.

Roland poussa un cri: c'était bien du délire, de qui sa soeur voulait-elle parler?

— Amélie, dit-il, j'étais venu pour t'interroger.

— Sur lord Tanlay, je le sais, répondit la jeune fille.

— Tu le sais! et comment cela?

— Ne t'ai-je pas dit que je t’avais vu venir et que je savais pourquoi tu venais?

— Alors, réponds-moi.

— Ne me détourne pas de Dieu et de lui, Roland; je t'ai écrit, lis ma lettre.

Roland passa sa main sous l'oreiller, convaincu que sa soeur était en délire.

À son grand étonnement, il sentit un papier qu'il tira à lui.

C'était une lettre sous enveloppe; sur l'enveloppe étaient écrits ces quelques mots:

«Pour Roland, qui arrive demain.»

Il s'approcha de la veilleuse, afin de lire plus facilement.

La lettre était datée de la veille à onze heures du soir.

Roland lut:

«Mon frère, nous avons chacun une chose terrible à nous pardonner…»

Roland regarda sa soeur, elle était toujours immobile.

Il continua:

«J'aimais Charles de Sainte-Hermine; je faisais plus que de l'aimer: il était mon amant…»

— Oh! murmura le jeune homme entre ses dents, il mourra!

— Il est mort, dit Amélie.

Roland jeta un cri d'étonnement; il avait dit si bas les paroles auxquelles répondait Amélie, qu'à peine les avait-il entendues lui-même.

Ses yeux se reportèrent sur la lettre:

«Il n'y avait aucune union possible entre la soeur de Roland de Montrevel et le chef des compagnons de Jéhu; là était le secret terrible que je ne pouvais pas dire et qui me dévorait.

«Une seule personne devait le savoir et l’a su; cette personne, c'est sir John Tanlay.

«Dieu bénisse l’homme au coeur loyal qui m'avait promis de rompre un mariage impossible et qui a tenu parole.

«Que la vie de lord Tanlay te soit sacrée, ô Roland! c'est le seul ami que j'aie eu dans ma douleur, le seul homme dont les larmes se soient mêlées aux miennes.

«J'aimais Charles de Sainte-Hermine, j'étais la maîtresse de
Charles: voilà la chose terrible que tu as à me pardonner.

«Mais en échange, c'est toi qui es cause de sa mort: voilà la chose terrible que je te pardonne.

«Et maintenant arrive vite, ô Roland, puisque je ne dois mourir que quand tu seras arrivé.

«Mourir, c'est le revoir; mourir, c'est le rejoindre pour ne le quitter jamais; je suis heureuse de mourir.»

Tout était clair et précis, il était évident qu'il n'y avait pas dans cette lettre trace de délire.

Roland la relut deux fois et resta un instant immobile, muet, haletant, plein d'anxiété; mais, enfin, la pitié l’emporta sur la colère.

Il s'approcha d'Amélie, étendit la main sur elle, et d'une voix douce:

— Ma soeur, dit-il, je te pardonne.

Un léger tressaillement agita le corps de la mourante.

— Et maintenant, dit-elle, appelle notre mère; c'est dans ses bras que je dois mourir.

Roland alla à la porte et appela madame de Montrevel.

Sa chambre était ouverte; elle attendait évidemment, et accourut.

— Qu'y a-t-il de nouveau? s'informa-t-elle vivement.

— Rien, répondit Roland, sinon qu’Amélie demande à mourir dans vos bras.

Madame de Montrevel entra et alla tomber à genoux devant le lit de sa fille.

Elle, alors, comme si un bras invisible avait détaché les liens qui semblaient la retenir sur sa couche d'agonie, se souleva lentement, détachant les mains de dessus sa poitrine et laissant glisser une de ses mains dans celle de sa mère:

— Ma mère, dit-elle, vous m'avez donné la vie, vous me l’avez ôtée, soyez bénie; c'était ce que vous pouviez faire de plus maternel pour moi, puisqu'il n'y avait plus pour votre fille de bonheur possible en ce monde.

Puis, comme Roland était allé s'agenouiller de l’autre côté du lit; laissant, comme elle avait fait pour sa mère, tomber sa seconde main dans la sienne:

— Nous nous sommes pardonnés tous deux, frère, dit-elle.

— Oui, pauvre Amélie, répondit Roland, et, je l’espère, du plus profond de notre coeur.

— Je n'ai plus qu'une dernière recommandation à te faire.

— Laquelle?

— N'oublie pas que lord Tanlay a été mon meilleur ami.

— Sois tranquille, dit Roland, la vie de lord Tanlay m'est sacrée.

Amélie respira.

Puis, d'une voix dans laquelle il était impossible de reconnaître une autre altération qu'une faiblesse croissante:

— Adieu, Roland! dit-elle, adieu, ma mère! vous embrasserez
Édouard pour moi.

Puis, avec un cri sorti du coeur et dans lequel il y avait plus de joie que de tristesse:

— Me voilà, Charles; dit-elle, me voilà.

Et elle retomba sur son lit, retirant à elle, dans le mouvement qu'elle faisait, ses deux mains, qui allèrent se rejoindre sur sa poitrine.

Roland et madame de Montrevel se relevèrent et s'inclinèrent sur elle chacun de son côté.

Elle avait repris sa position première; seulement, ses paupières s'étaient refermées, et le faible souffle qui sortait de sa poitrine s'était éteint.

Le martyre était consommé, Amélie était morte.

LV — L'INVULNÉRABLE

Amélie était morte dans la nuit du lundi au mardi, c'est-à-dire du 2 au 3 juin 1800.

Dans la soirée du jeudi, c'est-à-dire du 5, il y avait foule au grand Opéra, où l'on donnait la seconde représentation d'Ossian, ou les Bardes.

On savait l'admiration profonde que le premier consul professait pour les chants recueillis par Mac Pherson, et par flatterie autant que par choix littéraire, l’Académie nationale de musique avait commandé un opéra qui, malgré les diligences faites, était arrivé un mois environ après que le général Bonaparte avait quitté Paris pour aller rejoindre l'armée de réserve.

Au balcon de gauche, un amateur de musique se faisait remarquer par la profonde attention qu'il prêtait au spectacle, lorsque, dans l'intervalle du premier au second acte, l'ouvreuse, se glissant entre les deux rangs de fauteuils, s'approcha de lui et demanda à demi-voix:

— Pardon, monsieur, n'êtes-vous point lord Tanlay?

— Oui, répondit l’amateur de musique.

— En ce cas, milord, un jeune homme qui aurait, dit-il, une communication de la plus haute importance à vous faire, vous prie d'être assez bon pour venir le joindre dans le corridor.

— Oh! oh! fit sir John; un officier?

— Il est en bourgeois, milord; mais, en effet, sa tournure indique un militaire.

— Bon! dit sir John, je sais ce que c'est.

Il se leva et suivit l'ouvreuse.

À l'entrée du corridor attendait Roland.

Lord Tanlay ne parut aucunement étonné de le voir; seulement la figure sévère du jeune homme réprima en lui ce premier élan de l'amitié profonde, qui l'eût porté à se jeter au cou de celui qui le faisait demander.

— Me voici, monsieur, dit sir John.

Roland s'inclina.

— Je viens de votre hôtel, milord, dit Roland; vous avez, à ce qu'il paraît, pris depuis quelque temps la précaution de dire au concierge où vous allez, afin que les personnes qui pourraient avoir affaire à vous sachent où vous rencontrer.

— C'est vrai, monsieur.

— La précaution est bonne, surtout pour les gens qui, venant de loin et étant pressés, n'ont, comme moi, pas le loisir de perdre leur temps.

— Alors, demanda sir John, c'est pour me revoir que vous avez quitté l'armée, et que vous êtes venu à Paris?

— Uniquement pour avoir cet honneur, milord; et j'espère que vous devinerez la cause de mon empressement, et m'épargnerez toute explication.

— Monsieur, dit sir John, à partir de ce moment, je me tiens à votre disposition.

— À quelle heure deux de mes amis pourront-ils se présenter chez vous demain, milord?

— Mais depuis sept heures du matin jusqu'à minuit, monsieur; à moins que vous n'aimiez mieux que ce soit tout de suite?

— Non, milord; j'arrive à l'instant même, et il me faut le temps de trouver ces deux amis et de leur donner mes instructions. Ils ne vous dérangeront donc, selon toute probabilité, que demain de onze heures à midi; seulement, je vous serais bien obligé si l'affaire que nous avons à régler par leur intermédiaire pouvait se régler dans la même journée.

— Je crois la chose possible, monsieur, et, du moment où il s'agit de satisfaire votre désir, le retard ne viendra pas de mon côté.

— Voilà tout ce que je désirais savoir, milord; je serais donc désolé de vous déranger plus longtemps.

Et Roland salua.

Sir John lui rendit son salut; et, tandis que le jeune homme s'éloignait, il rentra au balcon et alla reprendre sa place.

Toutes les paroles échangées l’avaient été, de part et d'autre, d'une voix si contenue et avec un visage si impassible, que les personnes les plus proches ne pouvaient pas même se douter qu'il y eût eu la moindre discussion entre deux interlocuteurs qui venaient de se saluer si courtoisement.

C'était le jour de réception du ministre de la guerre; Roland rentra à son hôtel, fit disparaître jusqu'à la dernière trace du voyage qu'il venait de faire, monta en voiture, et, à dix heures moins quelques minutes, put encore se faire annoncer chez le citoyen Carnot.

Deux motifs l'y conduisaient: le premier était une communication verbale qu'il avait à faire au ministre de la guerre de la part du premier consul; le second, l'espoir de trouver dans son salon les deux témoins dont il avait besoin pour régler sa rencontre avec sir John.

Tout se passa comme Roland l'avait espéré; le ministre de la guerre eut par lui les détails les plus précis sur le passage du Saint-Bernard et la situation de l'armée, et il trouva dans les salons ministériels les deux amis qu'il y venait chercher.

Quelques mots suffirent pour les mettre au courant; les militaires, d'ailleurs, sont coulants sur ces sortes de confidences.

Roland parla d'une insulte grave qui demeurerait secrète, même pour ceux qui devaient assister à son expiation. Il déclara être l'offensé et réclama pour lui, dans le choix des armes et le mode de combat, tous les avantages réservés aux offensés.

Les deux jeunes gens avaient mission de se présenter le lendemain, à neuf heures du matin, à l'hôtel Mirabeau, rue de Richelieu, et de s'entendre avec les deux témoins de lord Tanlay; après quoi, ils viendraient rejoindre Roland, hôtel de Paris, même rue. Roland rentra chez lui à onze heures, écrivit pendant une heure à peu près, se coucha et s'endormit.

À neuf heures et demie, ses deux amis se présentèrent chez lui.

Ils quittaient sir John.

Sir John avait reconnu tous les droits de Roland, leur avait déclaré qu'il ne discuterait aucune des conditions du combat, et que, du moment où Roland se prétendait l'offensé, c'était à lui de dicter les conditions.

Sur l'observation faite par eux, qu'ils avaient cru avoir affaire à deux de ses amis et non à lui-même, lord Tanlay avait répondu qu'il ne connaissait aucune personne assez intimement à Paris pour la mettre dans la confidence d'une pareille affaire, qu'il espérait donc qu'arrivé sur le terrain un des deux amis de Roland passerait de son côté et l'assisterait. Enfin, sur tous les points, ils avaient trouvé lord Tanlay un parfait gentleman.

Roland déclara que la demande de son adversaire, à l'endroit d'un de ses témoins, était non seulement juste, mais convenable, et autorisa l'un des deux jeunes gens à assister sir John et à prendre ses intérêts.

Restait, de la part de Roland, à dicter les conditions du combat.

On se battrait au pistolet.

Les deux pistolets chargés, les adversaires se placeraient à cinq pas. Au troisième coup frappé dans les mains des témoins, ils feraient feu.

C'était, comme on le voit, un duel à mort, où celui qui ne tuerait pas ferait évidemment grâce à son adversaire.

Aussi, les deux jeunes gens multiplièrent-ils les observations; mais Roland insista, déclarant que, seul juge de la gravité de l'offense qui lui avait été faite, il la jugeait assez grave pour que la réparation eût lieu ainsi et pas autrement.

Il fallut céder devant cette obstination.

Celui des deux amis de Roland qui devait assister sir John fit toutes ses réserves, déclarant qu'il ne s'engageait nullement pour son client, et qu'à moins d'ordre absolu de sa part, il ne permettrait jamais un pareil égorgement.

— Ne vous échauffez pas, cher ami, lui dit Roland; je connais sir
John, et je crois qu'il sera plus coulant que vous.

Les deux jeunes gens sortirent et se présentèrent de nouveau chez sir John.

Ils le trouvèrent déjeunant à l’anglaise, c'est-à-dire avec un bifteck, des pommes de terre et du thé.

Celui-ci, à leur aspect, se leva, leur offrit de partager son repas, et, sur leur refus, se mit à leur disposition.

Les deux amis de Roland commencèrent par annoncer à lord Tanlay qu'il pouvait compter sur l'un d'eux pour l'assister.

Puis celui qui restait dans les intérêts de Roland établit les conditions de la rencontre.

À chaque exigence de Roland, sir John inclinait la tête en signe d'assentiment, et se contentait de répondre:

— Très bien.

Celui des deux jeunes gens qui était chargé de prendre ses intérêts voulut faire quelques observations sur un mode de combat qui devait, à moins d'un hasard impossible, amener à la fois la mort des deux combattants; mais lord Tanlay le pria de ne pas insister.

— M. de Montrevel est galant homme, dit-il; je désire ne le contrarier en rien; ce qu'il fera sera bien fait.

Restait l’heure à laquelle on se rencontrerait.

Sur ce point comme sur les autres, lord Tanlay se mettait entièrement à la disposition de Roland.

Les deux témoins quittèrent sir John encore plus enchantés de lui à cette seconde entrevue qu'à la première.

Roland les attendait; ils lui racontèrent tout.

— Que vous avais-je dit? fit Roland.

Ils lui demandèrent l'heure et le lieu: Roland fixa sept heures du soir et l’allée de la Muette; c'était l’heure où le bois était à peu près désert et le jour serait encore assez clair — on se rappelle que l'on était au mois de juin — pour que deux adversaires pussent se battre à quelque arme que ce fût.

Personne n'avait parlé des pistolets: les deux jeunes gens offrirent à Roland d'en prendre chez un armurier. — Non, dit Roland; lord Tanlay a une paire d'excellents pistolets dont je me suis déjà servi; s'il n'a pas de répugnance à se battre avec ses pistolets, je les préfère à tous les autres.

Celui des deux jeunes gens qui devait servir de témoin à sir John alla retrouver son client et lui posa les trois dernières questions, à savoir: si l'heure et le lieu de la rencontre lui convenaient, et s'il voulait que ses pistolets servissent au combat.

Lord Tanlay répondit en réglant sa montre sur celle de son témoin et en lui remettant la boîte de pistolets.

— Viendrai-je vous prendre, milord? demanda le jeune homme.

Sir John sourit avec mélancolie.

— Inutile, dit-il; vous êtes l'ami de M. de Montrevel, la route vous sera plus agréable avec lui qu'avec moi, allez donc avec lui; j'irai à cheval avec mon domestique, et vous me trouverez au rendez-vous.

Le jeune officier rapporta cette réponse à Roland.

— Que vous avais-je dit? fit celui-ci.

Il était midi; on avait sept heures devant soi; Roland donna à ses deux amis congé d'aller à leurs plaisirs ou à leurs affaires.

À six heures et demie précises, ils devaient être à la porte de
Roland avec trois chevaux et deux domestiques.

Il importait, pour ne point être dérangé, de donner à tous les apprêts du duel les apparences d'une promenade.

À six heures et demie sonnantes, le garçon de l'hôtel prévenait
Roland qu'il était attendu à la porte de la rue.

C'étaient les deux témoins et les deux domestiques; un de ces derniers tenait en bride un cheval de main.

Roland fit un signe affectueux aux deux officiers et sauta en selle.

Puis, par les boulevards, on gagna la place Louis XV et les
Champs-Élysées.

Pendant la route, cet étrange phénomène qui avait tant étonné sir
John lors du duel de Roland avec M. de Barjols se reproduisit.

Roland fut d'une gaieté que l'on eût pu croire exagérée, si, évidemment, elle n'eût été si franche.

Les deux jeunes gens qui se connaissaient en courage, restaient étourdis devant une pareille insouciance. Ils l’eussent comprise dans un duel ordinaire, où le sang-froid et l'adresse donnent l’espoir, à l'homme qui les possède, de l'emporter sur son adversaire; mais, dans un combat comme celui au-devant duquel on allait, il n'y avait ni adresse ni sang-froid qui pussent sauver les combattants, sinon de la mort, du moins de quelque effroyable blessure.

En outre, Roland poussait son cheval en homme qui a hâte d'arriver, de sorte que, cinq minutes avant l'heure fixée, il était à l’une des extrémités de l’allée de la Muette.

Un homme se promenait dans cette allée.

Roland reconnut sir John.

Les deux jeunes gens examinèrent d'un même mouvement la physionomie de Roland à la vue de son adversaire.

À leur grand étonnement, la seule expression qui se manifesta sur le visage du jeune homme fut celle d'une bienveillance presque tendre.

Un temps de galop suffit pour que les quatre principaux acteurs de la scène qui allait se passer se joignissent et se saluassent.

Sir John était parfaitement calme, mais son visage avait une teinte profonde de mélancolie.

Il était évident que cette rencontre lui était aussi douloureuse qu'elle paraissait agréable à Roland.

On mit pied à terre; un des deux témoins prit la boîte aux pistolets des mains d'un des domestiques, auxquels il ordonna de continuer de suivre l'allée comme s'ils promenaient les chevaux de leurs maîtres. Ils ne devaient se rapprocher qu'au bruit des coups de pistolet. Le groom de sir John devait se joindre à eux et faire ainsi qu'eux.

Les deux adversaires et les deux témoins entrèrent dans le bois, s'enfonçant au plus épais du taillis, pour trouver une place convenable.

Au reste, comme l'avait prévu Roland, le bois était désert; l'heure du dîner avait ramené chez eux les promeneurs.

On trouva une espèce de clairière qui semblait faite exprès pour la circonstance.

Les témoins regardèrent Roland et sir John.

Ceux-ci firent de la tête un signe d'assentiment.

— Rien n'est changé? demanda un des témoins s'adressant à lord
Tanlay.

— Demandez à M. de Montrevel, dit lord Tanlay; je suis ici sous son entière dépendance.

— Rien, fit Roland.

On tira les pistolets de la boîte, et on commença à les charger.

Sir John se tenait à l'écart, fouillant les hautes herbes du bout de sa cravache.

Roland le regarda, sembla hésiter un instant; puis, prenant sa résolution, marcha à lui. Sir John releva la tête et attendit avec une espérance visible.

— Milord, lui dit Roland, je puis avoir à me plaindre de vous sous certains rapports, mais je ne vous en crois pas moins homme de parole.

— Et vous avez raison, monsieur, répondit sir John.

— Êtes-vous homme, si vous me survivez, à me tenir ici la promesse que vous m'aviez faite à Avignon?

— Il n'y a pas de probabilité que je vous survive, monsieur, répondit lord Tanlay; mais vous pouvez disposer de moi tant qu'il me restera un souffle de vie.

— Il s'agit des dernières dispositions à prendre à l'endroit de mon corps.

— Seraient-elles les mêmes ici qu'à Avignon?

— Elles seraient les mêmes, milord.

— Bien… Vous pouvez être parfaitement tranquille.

Roland salua sir John et revint à ses deux amis.

— Avez-vous, en cas de malheur, quelque recommandation particulière à nous faire? demanda l'un d'eux.

— Une seule.

— Faites.

— Vous ne vous opposerez en rien à ce que milord Tanlay décidera de mon corps et de mes funérailles. Au reste, voici dans ma main gauche un billet qui lui est destiné au cas où je serais tué sans avoir le temps de prononcer quelques paroles; vous ouvririez ma main et lui remettriez le billet.

— Est-ce tout?

— C'est tout.

— Les pistolets sont chargés.

— Eh bien, prévenez-en lord Tanlay.

Un des jeunes gens se détacha et marcha vers sir John.

L'autre mesura cinq pas.

Roland vit que la distance était plus grande qu'il ne croyait.

— Pardon, fit-il, j'ai dit trois pas.

— Cinq, répondit l'officier qui mesurait la distance.

— Du tout, cher ami, vous êtes dans l’erreur.

Il se retourna vers sir John et son témoin en les interrogeant du regard.

— Trois pas vont très bien, répondit sir John en s'inclinant.

Il n'y avait rien à dire puisque les deux adversaires étaient du même avis.

On réduisit les cinq pas à trois.

Puis on coucha à terre deux sabres pour servir de limite.

Sir John et Roland s'approchèrent chacun de son côté, jusqu'à ce qu'ils eussent la pointe de leur botte sur la lame du sabre.

Alors, on leur mit à chacun un pistolet tout chargé dans la main.

Ils se saluèrent pour dire qu'ils étaient prêts.

Les témoins s'éloignèrent; ils devaient frapper trois coups dans les mains.

Au premier coup, les adversaires armaient leurs pistolets; au second, ils ajustaient; au troisième, ils lâchaient le coup.

Les trois battements de mains retentirent à une distance égale au milieu du plus profond silence; on eût dit que le vent lui-même se taisait, que les feuilles elles-mêmes étaient muettes.

Les adversaires étaient calmes; mais une angoisse visible se peignait sur le visage des deux témoins.

Au troisième coup, les deux détonations retentirent avec une telle simultanéité, qu'elles n'en firent qu'une.

Mais, au grand étonnement des témoins, les deux combattants restèrent debout.

Au moment de tirer, Roland avait détourné son pistolet en l'abaissant vers la terre.

Lord Tanlay avait levé le sien et coupé une branche derrière
Roland, à trois pieds au-dessus de sa tête.

Chacun des combattants était évidemment étonné d'une chose: c'était d'être encore vivant, ayant épargné son adversaire.

Roland fut le premier qui reprit la parole:

— Milord! s'écria-t-il, ma soeur me l'avait bien dit que vous étiez l'homme le plus généreux de la terre.

Et, jetant son pistolet loin de lui, il tendit les bras à sir
John.

Sir John s'y précipita.

— Ah! je comprends, dit-il: cette fois encore, vous vouliez mourir; mais, par bonheur, Dieu n'a pas permis que je fusse votre meurtrier!

Les deux témoins s'approchèrent.

— Qu'y a-t-il donc? demandèrent-ils.

— Rien, fit Roland, sinon que, décidé à mourir, je voulais du moins mourir de la main de l'homme que j'aime le mieux au monde; par malheur, vous l'avez vu, il préférait mourir lui-même plutôt que de me tuer. Allons, ajouta Roland d'une voix sourde, je vois bien que c'est une besogne qu'il faut réserver aux Autrichiens.

Puis, se jetant encore une fois dans les bras de lord Tanlay, et serrant la main de ses deux amis:

— Excusez-moi, messieurs, dit-il; mais le premier consul va livrer une grande bataille en Italie, et je n'ai pas de temps à perdre si je veux en être.

Et, laissant sir John donner aux officiers les explications que ceux-ci jugeaient convenable de lui demander, Roland regagna l'allée, sauta sur son cheval et retourna vers Paris au galop.

Toujours possédé de cette fatale manie de la mort, nous avons dit quel était son dernier espoir.

CONCLUSION

Cependant l'armée française avait continué sa marche, et, le 2 juin, elle était entrée à Milan.

Il y avait eu peu de résistance: le fort de Milan avait été bloqué. Murat, envoyé à Plaisance, s'en était emparé sans coup férir. Enfin, Lannes avait battu le général Ott à Montebello.

Ainsi placé, on se trouvait sur les derrières de l'armée autrichienne, sans que celle-ci s'en doutât.

Dans la nuit du 8 juin était arrivé un courrier de Murat, qui, ainsi que nous venons de le dire, occupait Plaisance; Murat avait intercepté une dépêche du général Mélas et l'envoyait au premier consul.

Cette dépêche annonçait la capitulation de Gênes: Masséna, après avoir mangé les chevaux, les chiens, les chats, les rats, avait été forcé de se rendre.

Mélas, au reste, traitait l'armée de réserve avec le plus profond dédain; il parlait de la présence de Bonaparte en Italie comme d’une fable, et savait de source certaine que le premier consul était toujours à Paris.

C'étaient là des nouvelles qu'il fallait communiquer sans retard à Bonaparte, la reddition de Gênes les rangeant dans la catégorie des mauvaises.

En conséquence, Bourrienne réveilla le général à trois heures du matin et lui traduisit la dépêche.

Le premier mot de Bonaparte fut:

— Bourrienne, vous ne savez pas l’allemand!

Mais Bourrienne recommença la traduction mot à mot.

Après cette seconde lecture, le général se leva, fit réveiller tout le monde, donna ses ordres, puis se recoucha et se rendormit.

Le même jour, il quitta Milan, établit son quartier général à la Stradella, y resta jusqu'au 12 juin, en partit le 13, et marchant sur la Scrivia, traversa Montebello, où il vit le champ de bataille tout saignant et tout déchiré encore de la victoire de Lannes. La trace de la mort était partout; l'église regorgeait de morts et de blessés.

— Diable! fit le premier consul en s'adressant au vainqueur, il paraît qu'il a fait chaud, ici!

— Si chaud, général, que les os craquaient dans ma division comme la grêle qui tombe sur les vitrages.

Le 11 juin, pendant que le général était à la Stradella, Desaix l'y avait rejoint.

Libre en vertu de la capitulation d'El-Arich, il était arrivé à Toulon le 6 mai, c'est-à-dire le jour même où Bonaparte était parti de Paris.

Au pied du Saint-Bernard, le premier consul avait reçu une lettre de Desaix, lui demandant s'il devait partir pour Paris ou rejoindre l'armée.

— Ah bien oui, partir pour Paris! avait répondu Bonaparte; écrivez-lui de nous rejoindre en Italie partout où nous serons, au quartier général.

Bourrienne avait écrit, et, comme nous l’avons dit, Desaix était arrivé le 12 juin à la Stradella.

Le premier consul l’avait reçu avec une double joie: d'abord, il retrouvait un homme sans ambition, un officier intelligent, un ami dévoué; ensuite, Desaix arrivait juste pour remplacer dans le commandement de sa division, Boudet, qui venait d'être tué.

Sur un faux rapport du général Gardanne, le premier consul avait cru que l'ennemi refusait la bataille et se retirait sur Gênes; il envoya Desaix et sa division sur la route de Novi pour lui couper la retraite.

La nuit du 13 au 14 s'était passée le plus tranquillement du monde. Il y avait eu, la veille, malgré un orage terrible, un engagement dans lequel les Autrichiens avaient été battus. On eût dit que la nature et les hommes étaient fatigués et se reposaient.

Bonaparte était tranquille; un seul pont existait sur la Bormida, et on lui avait affirmé que ce pont était coupé.

Des avant-postes avaient été placés aussi loin que possible du côté de la Bormida, et ils étaient éclairés eux-mêmes par des groupes de quatre hommes.

Toute la nuit fut occupée par l’ennemi à passer la rivière.

À deux heures du matin, deux des groupes de quatre hommes furent surpris; sept hommes furent égorgés; le huitième s'échappa et vint, en criant: «Aux armes!» donner dans l'un des avant-postes. À l'instant même un courrier fut expédié au premier consul, qui avait couché à Torre-di-Garofolo.

Mais, en attendant les ordres qui allaient arriver, la générale battit sur toute la ligne.

Il faut avoir assisté à une pareille scène pour se faire une idée de l’effet que produit sur une armée endormie, le tambour appelant le soldat aux armes, à trois heures du matin.

C'est le frisson pour les plus braves.

Les soldats s'étaient couchés tout habillés; chacun se leva, courut aux faisceaux, sauta sur son arme.

Les lignes se formèrent dans la vaste plaine de Marengo; le bruit du tambour s'étendait comme une longue traînée de poudre, et, dans la demi-obscurité, on voyait courir et s'agiter l'avant-garde.

Quand le jour se leva, nos troupes occupaient les positions suivantes:

La division Gardanne et la division Chamberlhac, formant l'extrême avant-garde, étaient campées à la cassine de Petra-Bona, c'est-à- dire dans l'angle que fait, avec la route de Marengo à Tortone, la Bormida traversant cette route pour aller se jeter dans le Tanaro.

Le corps du général Lannes était en avant du village de San- Giuliano, le même que le premier consul avait montré, trois mois auparavant, sur la carte, à Roland, en lui disant que là se déciderait le sort de la prochaine campagne.

La garde des consuls était placée en arrière des troupes du général Lannes, à une distance de cinq cents toises environ.

La brigade de cavalerie aux ordres du général Kellermann et quelques escadrons de hussards et de chasseurs formaient la gauche et remplissaient sur la première ligne les intervalles des divisions Gardanne et Chamberlhac.

Une seconde brigade de cavalerie, commandée par le général Champeaux, formait la droite et remplissait, sur la seconde ligne, les intervalles de la cavalerie du général Lannes.

Enfin, le 12e régiment de hussards et le 21e régiment de chasseurs, détachés par Murat sous les ordres du général Rivaud, occupaient le débouché de Salo situé à l'extrême droite de la position générale.

Tout cela pouvait former vingt-cinq ou vingt-six mille hommes sans compter les divisions Monnier et Boudet, dix mille hommes à peu près, commandées par Desaix et détachées de l'armée pour aller couper la retraite à l'ennemi sur la route de Gênes.

Seulement, au lieu de battre en retraite, l'ennemi attaquait.

En effet, le 13, dans la journée, le général Mélas, général en chef de l'armée autrichienne, avait achevé de réunir les troupes des généraux Haddick, Kaim et Ott, avait passé le Tanaro, et était venu camper en avant d'Alexandrie avec trente-six mille hommes d'infanterie, sept mille de cavalerie et une artillerie nombreuse, bien servie et bien attelée.

À quatre heures du matin, la fusillade s'engageait sur la droite, et le général Victor assignait à chacun sa ligne de bataille.

À cinq heures, Bonaparte fut réveillé par le bruit du canon.

Au moment où il s'habillait à la hâte, un aide de camp de Victor accourut lui annoncer que l'ennemi avait passé la Bormida et que l'on se battait sur toute la ligne.

Le premier consul se fit amener son cheval, sauta dessus, s'élança au galop vers l'endroit où la bataille était engagée.

Du sommet d'un monticule, il vit la position des deux armées.

L'ennemi était formé sur trois colonnes; celle de gauche, composée de toute la cavalerie et de l'infanterie légère, se dirigeait vers Castel-Ceriolo par le chemin de Salo, en même temps que les colonnes du centre et de la droite, appuyées l'une à l'autre, et comprenant les corps d'infanterie des généraux Haddick, Kaim et O'Reilly et la réserve des grenadiers aux ordres du général Ott, s'avançaient par la route de Tortone en remontant la Bormida.

À leurs premiers pas au-delà de la rivière, ces deux dernières colonnes étaient venues se heurter aux troupes du général Gardanne, postées, comme nous l'avons dit, à la ferme et sur le ravin de Petra-Bona; c'était le bruit de l'artillerie marchant devant elles qui attirait Bonaparte sur le champ de bataille.

Il arriva juste au moment où la division Gardanne, écrasée par le feu de cette artillerie, commençait à se replier, et où le général Victor faisait avancer à son secours la division Chamberlhac.

Soutenues par ce mouvement, les troupes de Gardanne opéraient leur retraite en bon ordre et couvraient le village de Marengo.

La situation était grave; toutes les combinaisons du général en chef étaient renversées. Au lieu d'attaquer, selon son habitude, avec des forces savamment massées, il se voyait attaqué lui-même avant d'avoir pu concentrer ses troupes.

Profitant du terrain qui s'élargissait devant eux, les Autrichiens cessaient de marcher en colonnes et se déployaient en lignes parallèles à celles des généraux Gardanne et Chamberlhac; seulement, ils étaient deux contre un.

La première des lignes ennemies était commandée par le général Haddick; la seconde, par le général Mélas; la troisième, par le général Ott.

À une très petite distance en avant de la Bormida, il existe un ruisseau appelé le Fontanone; ce ruisseau coule dans un ravin profond, qui forme un demi-cercle autour du village de Marengo et le défend.

Le général Victor avait déjà vu le parti que l'on pouvait tirer de ce retranchement naturel, et s'en était servi pour rallier les divisions Gardanne et Chamberlhac.

Bonaparte approuvant les dispositions de Victor, lui envoya l'ordre de défendre Marengo jusqu'à la dernière extrémité: il lui fallait à lui le temps de reconnaître son jeu sur ce grand échiquier enfermé entre la Bormida, le Fontanone et Marengo.

La première mesure à prendre était de rappeler le corps de Desaix, en marche, comme nous l'avons dit, pour couper la route de Gènes.

Bonaparte expédia deux ou trois aides de camp en leur ordonnant de ne s'arrêter que lorsqu'ils auraient rejoint ce corps.

Puis il attendit, comprenant qu'il n'y avait rien à faire qu'à battre en retraite le plus régulièrement possible, jusqu'au moment où une masse compacte lui permettrait non seulement d'arrêter le mouvement rétrograde, mais encore de marcher en avant.

Seulement, l'attente était terrible.

Au bout d'un instant, l'action s'était réengagée sur toute la ligne. Les Autrichiens étaient parvenus au bord du Fontanone, dont les Français tenaient l'autre rive; on se fusillait de chaque côté du ravin; on s'envoyait et se renvoyait la mitraille à portée de pistolet.

Protégé par une artillerie terrible, l'ennemi, supérieur en nombre, n'a qu'à s'étendre pour nous déborder.

Le général Rivaud, de la division Gardanne, le voit qui s'apprête à opérer ce mouvement.

Il se porte hors du village de Marengo, place un bataillon en rase campagne, lui ordonne de se faire tuer sans reculer d'un pas; puis, tandis que ce bataillon sert de point de mire à l'artillerie ennemie, il forme sa cavalerie en colonne, tourne le bataillon, tombe sur trois mille Autrichiens qui s'avancent au pas de charge, les repousse, les met en désordre, et tout blessé qu'il est, par un biscaïen, les force à aller se reformer derrière leur ligne.

Après quoi, il vient se replacer à la droite du bataillon qui n'a pas bougé d'un pas.

Mais, pendant ce temps, la division Gardanne, qui depuis le matin lutte contre l'ennemi, est rejetée dans Marengo, où la suit la première ligne des Autrichiens, dont la première ligne force bientôt la division Chamberlhac à se replier en arrière du village.

Là, un aide de camp du général en chef ordonne aux deux divisions de se rallier, et coûte que coûte, de reprendre Marengo.

Le général Victor les reforme, se met à leur tête, pénètre dans les rues que les Autrichiens n'ont pas eu le temps de barricader, reprend le village, le reperd, le reprend encore; puis, enfin, écrasé par le nombre, le reperd une dernière fois.

Il est vrai qu'il est onze heures du matin, et qu'à cette heure, Desaix, rejoint par les aides de camp de Bonaparte, doit marcher au canon.

Cependant, les deux divisions de Lannes sont arrivées au secours des divisions engagées; ce renfort aide Gardanne, et Chamberlhac à reformer leurs lignes parallèlement à l'ennemi, qui débouche à la fois par Marengo et par la droite et la gauche du village.

Les Autrichiens vont nous déborder.

Lannes, formant son centre des divisions ralliées de Victor, s'étend avec ses deux divisions moins fatiguées, afin de les opposer aux deux ailes autrichiennes; les deux corps, l'un exalté par un commencement de victoire, l'autre tout frais de son repos, se heurtent avec rage, et le combat, un instant interrompu par la double manoeuvre de l'armée, recommence sur toute la ligne.

Après une lutte d'une heure, pied à pied, baïonnette à baïonnette, le corps d'armée du général Kaim plie et recule; le général Champeaux, à la tête du 1er et du 8e régiments de dragons, charge sur lui et augmente son désordre. Le général Watrin, avec le 6e léger, les 22e et 44e de ligne, se met à leur poursuite et les rejette à près de mille toises derrière le ruisseau. Mais le mouvement qu'il vient de faire l'a séparé de son corps d'armée; les divisions du centre vont se trouver compromises par la victoire de l'aile droite, et les généraux Champeaux et Watrin sont obligés de revenir prendre le poste qu'ils ont laissé à découvert.

En ce moment, Kellerman faisait à l'aile gauche ce que Watrin et Champeaux venaient de faire à l'aile droite. Deux charges de cavalerie ont percé l'ennemi à jour; mais, derrière la première ligne, il en a trouvé une seconde, et, n'osant s'engager plus avant à cause de la supériorité du nombre, il a perdu le fruit de sa victoire momentanée.

Il est midi.

La ligne française, qui ondulait comme un serpent de flamme sur une longueur de près d'une lieue, est brisée vers son centre. Ce centre, en reculant, abandonnait les ailes: les ailes ont donc été forcées de suivre le mouvement rétrograde. Kellermann à gauche, Watrin à droite, ont donné à leurs hommes l'ordre de reculer.

La retraite s'opéra par échiquier, sous le feu de quatre-vingts pièces d'artillerie qui précédaient la marche des bataillons autrichiens; les rangs se dégarnissaient à vue d'oeil: on ne voyait que blessés apportés à l'ambulance par leurs camarades, qui, pour la plupart, ne revenaient plus.

Une division battait en retraite à travers un champ de blés mûrs; un obus éclata et mit le feu à cette paille déjà sèche, deux ou trois mille hommes se trouvèrent au milieu d'un incendie. Les gibernes prirent feu et sautèrent. Un immense désordre se mit dans les rangs.

Alors, Bonaparte lança la garde consulaire; elle arriva au pas de course, se déploya en bataille et arrêta les progrès de l'ennemi. De leur côté, les grenadiers à cheval se précipitèrent au galop et culbutèrent la cavalerie autrichienne.

Pendant ce temps, la division échappée à l'incendie se reformait, recevait de nouvelles cartouches et rentrait en ligne.

Mais ce mouvement n'avait eu d'autre résultat que d'empêcher la retraite de se changer en déroute.

Il était deux heures.

Bonaparte regardait cette retraite, assis sur la levée du fossé de la grande route d'Alexandrie; il était seul; il avait la bride de son cheval passée au bras et faisait voltiger de petites pierres en les fouettant du bout de sa cravache. Les boulets sillonnaient la terre tout autour de lui.

Il semblait indifférent à ce grand drame, au dénouement duquel cependant étaient suspendues toutes ses espérances.

Jamais il n'avait joué si terrible partie: six ans de victoire contre la couronne de France!

Tout à coup, il parut sortir de sa rêverie; au milieu de l'effroyable bruit de la fusillade et du canon, il lui semblait entendre le bruit d'un galop de cheval. Il leva la tête. En effet, du côté de Novi arrivait un cavalier à toute bride sur un cheval blanc d'écume.

Lorsque le cavalier ne fut plus qu'à cinquante pas, Bonaparte jeta un cri.

— Roland! dit-il.

Celui-ci, de son côté, arrivait en criant:

— Desaix! Desaix! Desaix!

Bonaparte ouvrit les bras; Roland sauta à bas de son cheval, et se précipita au cou du premier consul.

Il y avait pour Bonaparte deux joies dans cette arrivée: celle de revoir un homme qu'il savait lui être dévoué jusqu'à la mort, celle de la nouvelle apportée par lui.

— Ainsi, Desaix?… interrogea le premier consul.

— Desaix est à une lieue à peine; l'un de vos aides de camp l’a rencontré revenant sur ses pas et marchant au canon.

— Allons, dit Bonaparte, peut-être arrivera-t-il encore à temps.

— Comment, à temps?

— Regarde!

Roland jeta un coup d'oeil sur le champ de bataille et comprit la situation.

Pendant les quelques minutes où Bonaparte avait détourné ses yeux de la mêlée, elle s'était encore aggravée.

La première colonne autrichienne, qui s'était dirigée sur Castel-
Ceriolo et qui n'avait pas encore donné, débordait notre droite.

Si elle entrait en ligne, c'était la déroute au lieu de la retraite.

Desaix arriverait trop tard.

— Prends mes deux derniers régiments de grenadiers, dit Bonaparte; rallie la garde consulaire, et porte-toi avec eux à l’extrême droite… tu comprends? en carré, Roland! et arrête cette colonne comme une redoute de granit.

Il n'y avait pas un instant à perdre; Roland sauta à cheval, prit les deux régiments de grenadiers, rallia la garde consulaire et s'élança à l’extrême droite.

Arrivé à cinquante pas de la colonne du général Elsnitz:

— En carré! cria Roland; le premier consul nous regarde.

Le carré se forma; chaque homme sembla prendre racine à sa place.

Au lieu de continuer son chemin pour venir en aide aux généraux Mélas et Kaim, au lieu de mépriser ces neuf cents hommes qui n'étaient point à craindre sur les derrières d'une armée victorieuse, le général Elsnitz s'acharna contre eux.

Ce fut une faute; cette faute sauva l’armée.

Ces neuf cents hommes furent véritablement la redoute de granit qu'avait espérée Bonaparte: artillerie, fusillade, baïonnettes, tout s'usa sur elle.

Elle ne recula point d'un pas.

Bonaparte la regardait avec admiration, quand, en détournant enfin les yeux du côté de la route de Novi, il vit apparaître les premières baïonnettes de Desaix.

Placé au point le plus élevé du plateau, il voyait ce que ne pouvait voir l’ennemi.

Il fit signe à un groupe d'officiers qui se tenait à quelques pas de lui, prêts à porter ses ordres.

Derrière ces officiers étaient deux ou trois domestiques tenant des chevaux de main.

Officiers et domestiques s'avancèrent.

Bonaparte montra à l'un des officiers la forêt de baïonnettes qui reluisaient au soleil.

— Au galop vers ces baïonnettes, dit-il, et qu'elles se hâtent! Quant à Desaix, vous lui direz que je suis ici et que je l’attends.

L'officier partit au galop.

Bonaparte reporta ses yeux sur le champ de bataille.

La retraite continuait; mais le général Elsnitz et sa colonne étaient arrêtés par Roland et ses neuf cents hommes.

La redoute de granit s'était changée en volcan; elle jetait le feu par ses quatre faces.

Alors, s'adressant aux trois autres officiers:

— Un de vous au centre; les deux autres aux ailes! dit Bonaparte; annoncez partout l'arrivée de la réserve et la reprise de l'offensive.

Les trois officiers partirent comme trois flèches lancées par le même arc, s'écartant de leur point de départ au fur et à mesure qu'ils approchaient de leur but respectif.

Au moment où, après les avoir suivis des yeux, Bonaparte se retournait, un cavalier portant l’uniforme d'officier général n'était plus qu'à cinquante pas de lui.

C'était Desaix.

Desaix, qu'il avait quitté sur la terre d'Égypte et qui, le matin même, disait en riant:

— Les boulets d'Europe ne me connaissent plus, il m'arrivera malheur.

Une poignée de mains suffit aux deux amis pour échanger leur coeur.

Puis Bonaparte étendit le bras vers le champ de bataille.

La simple vue en apprenait plus que toutes les paroles du monde.

Des vingt mille hommes qui avaient commencé le combat vers cinq heures du matin, à peine, sur un rayon de deux lieues, restait-il neuf mille hommes d'infanterie, mille chevaux et dix pièces de canon en état de faire feu; un quart de l'armée était hors de combat; l'autre quart, occupé à transporter les blessés que le premier consul avait donné l'ordre de ne pas abandonner. Tout reculait, à l'exception de Roland et de ses neuf cents hommes.

Le vaste espace compris entre la Bormida et le point de retraite où l'on était arrivé, était couvert de cadavres d'hommes et de chevaux, de canons démontés, de caissons brisés.

De place en place montaient des colonnes de flamme et de fumée; c'étaient des champs de blé qui brûlaient.

Desaix embrassa tous ces détails d'un coup d'oeil.

— Que pensez-vous de la bataille? demanda Bonaparte.

— Je pense, dit Desaix, qu'elle est perdue; mais comme il n'est encore que trois heures de l’après-midi, nous avons le temps d'en gagner une autre.

— Seulement, dit une voix, il vous faut du canon.

Cette voix, c'était celle de Marmont, qui commandait en chef l’artillerie.

— Vous avez raison, Marmont; mais où allez vous en prendre, du canon?

— Cinq pièces que je puis retirer du champ de bataille encore intactes, cinq autres que nous avions laissées sur la Scrivia et qui viennent d'arriver.

— Et huit pièces que j'amène, dit Desaix.

— Dix-huit pièces, reprit Marmont, c'est tout ce qu'il me faut.

Un aide de camp partit pour hâter l’arrivée des pièces de Desaix. La réserve approchait toujours et n'était plus qu'à un demi-quart de lieue.

La position, du reste, semblait choisie à l'avance; à la gauche de la route s'élevait une haie gigantesque, perpendiculaire au chemin et protégée par un talus.

On y fit filer l’infanterie au fur et à mesure qu'elle arrivait; la cavalerie elle-même put se dissimuler derrière ce large rideau.

Pendant ce temps, Marmont avait réuni ses dix-huit pièces de canon et les avait mises en batterie sur le front droit de l’armée.

Tout à coup, elles éclatèrent et vomirent sur les étrangers un déluge de mitraille.

Il y eut dans les rangs ennemis un moment d'hésitation.

Bonaparte en profita pour passer sur toute la ligne française.

— Camarades, s'écria-t-il, c'est assez faire de pas en arrière, souvenez-vous que c'est mon habitude de coucher sur le champ de bataille.

En même temps, et comme pour répondre à la canonnade de Marmont, des feux de peloton éclatent à gauche, prenant les Autrichiens en flanc.

C'est Desaix et sa division qui les foudroient à bout portant et en plein travers.

Toute l’armée comprend que c'est la réserve qui donne et qu'il faut l’aider d'un effort suprême.

Le mot «En avant!» retentit de l'extrême gauche à l’extrême droite.

Les tambours battent la charge.

Les Autrichiens, qui n'ont pas vu les renforts qui viennent d'arriver et qui, croyant la journée à eux, marchaient le fusil sur l'épaule comme à une promenade, sentent qu'il vient de se passer dans nos rangs quelque chose d'étrange, et veulent retenir la victoire qu'ils sentent glisser entre leurs mains.

Mais partout les Français ont repris l'offensive, partout le terrible pas de charge et la victorieuse _Marseillaise _se font entendre; la batterie de Marmont vomit le feu; Kellermann s'élance avec ses cuirassiers et traverse les deux lignes ennemies.

Desaix saute les fossés, franchit les haies, arrive sur une petite éminence et tombe au moment où il se retourne pour voir si sa division le suit; mais sa mort, au lieu de diminuer l'ardeur de ses soldats, la redouble: ils s'élancent à la baïonnette sur la colonne du général Zach.

En ce moment, Kellermann, qui a traversé les deux lignes ennemies, voit la division Desaix aux prises avec une masse compacte et immobile, il charge en flanc, pénètre dans un intervalle, l'ouvre, la brise, l'écartèle; en moins d'un quart d'heure, les cinq mille grenadiers autrichiens qui composent cette masse sont enfoncés, culbutés, dispersés, foudroyés, anéantis, ils disparaissent comme une fumée; le général Zach et son état-major sont faits prisonniers; c'est tout ce qu'il en reste.

Alors, à son tour, l'ennemi veut faire donner son immense cavalerie; mais le feu continuel de la mousqueterie, la mitraille dévorante et la terrible baïonnette l'arrêtent court.

Murat manoeuvre sur les flancs avec deux pièces d'artillerie légère et un obusier qui envoient la mort en courant.

Un instant il s'arrête pour dégager Roland et ses neuf cents hommes; un de ses obus tombe dans les rangs des Autrichiens et éclate; une ouverture se fait pareille à un gouffre de flammes: Roland s'y élance, un pistolet d'une main, son sabre de l'autre; toute la garde consulaire le suit, ouvrant les rangs autrichiens comme un coin de fer ouvre un tronc de chêne; il pénètre jusqu'à un caisson brisé qu'entoure la masse ennemie; il introduit son bras armé du pistolet dans l'ouverture du caisson et fait feu.

Une détonation effroyable se fait entendre, un volcan s'est ouvert et a dévoré tout ce qui l'entourait.

Le corps d'armée du général Elsnitz est en pleine déroute.

Alors tout plie, tout recule, tout se débande; les généraux autrichiens, veulent en vain soutenir la retraite, l'armée française franchit en une demi-heure la plaine qu'elle a défendue pied à pied pendant huit heures.

L'ennemi ne s'arrête qu'à Marengo, où il tente en vain de se reformer sous le feu des artilleurs de Carra-Saint-Cyr, oubliés à Castel-Ceriolo, et qu'on retrouve au dénouement de la journée; mais arrivent au pas de course les divisions Desaix, Gardanne et Chamberlhac, qui poursuivent les Autrichiens de rue en rue.

Marengo est emporté; l'ennemi se retire sur la position de Petra-
Bana, qui est emportée comme Marengo.

Les Autrichiens se précipitent vers les ponts de la Bormida, mais Carra-Saint-Cyr y est arrivé avant eux: alors la multitude des fuyards cherche les gués, et s'élance dans la Bormida sous le feu de toute notre ligne, qui ne s'éteint qu'à dix heures du soir… Les débris de l'armée autrichienne regagnèrent leur camp d'Alexandrie; l'armée française bivouaqua devant les têtes de pont.

La journée avait coûté aux Autrichiens quatre mille cinq cents morts, six mille blessés, cinq mille prisonniers, douze drapeaux, trente pièces de canon.

Jamais la fortune ne s'était montrée sous deux faces si opposées.

À deux heures de l'après-midi, c'était pour Bonaparte une défaite et ses désastreuses conséquences; à cinq heures, c'était l'Italie reconquise d'un seul coup et le trône de France en perspective.

Le soir même, le premier consul écrivait cette lettre à madame de
Montrevel:

«Madame,

«J'ai remporté aujourd'hui ma plus belle victoire; mais cette victoire me coûte les deux moitiés de mon coeur, Desaix et Roland.

«Ne pleurez point, madame: depuis longtemps, votre fils voulait mourir et il ne pouvait mourir plus glorieusement.

«BONAPARTE.»

On fit des recherches inutiles pour retrouver le cadavre du jeune aide de camp: comme Romulus, il avait disparu dans une tempête.

Nul ne sut jamais quelle cause lui avait fait poursuivre, avec tant d'acharnement, une mort qu'il avait eu tant de peine à rencontrer.

UN MOT AU LECTEUR

Il y a à peu près un an que mon vieil ami Jules Simon, l'auteur du _Devoir, _vint me demander de lui faire un roman pour le Journal pour Tous.

Je lui racontai un sujet de roman que j'avais dans la tête. Le sujet lui convenait. Nous signâmes le traité séance tenante.

L'action se passait de 1791 à 1793, et le premier chapitre s'ouvrait à Varennes, le soir de l'arrestation du roi.

Seulement, si pressé que fût le Journal pour Tous, je demandai à
Jules Simon une quinzaine de jours avant de me mettre à son roman.

Je voulais aller à Varennes; je ne connaissais pas Varennes.

Il y a une chose que je ne sais pas faire: c'est un livre ou un drame sur des localités que je n'ai pas vues.

Pour faire _Christine, _j'ai été à Fontainebleau; pour faire Henri III, j'ai été à Blois; pour faire les Mousquetaires, j'ai été à Boulogne et à Béthune; pour faire _Monte-Cristo, _je suis retourné aux Catalans et au château d'If; pour faire Isaac Laquedem, je suis retourné à Rome; et j'ai, certes, perdu plus de temps à étudier Jérusalem et Corinthe à distance que si j'y fusse allé.

Cela donne un tel caractère de vérité à ce que je fais, que les personnages que je plante poussent parfois aux endroits où je les ai plantés, de telle façon que quelques-uns finissent par croire qu'ils ont existé.

Il y a même des gens qui les ont connus.

Ainsi je vais vous dire une chose en confidence, chers lecteurs; seulement, ne la répétez point. Je ne veux pas faire tort à d'honnêtes pères de famille qui vivent de cette petite industrie, mais, si vous allez à Marseille, on vous montrera la maison de Morel sur le Cours, la maison de Mercédès aux Catalans, et les cachots de Dantès et de Faria au château d'If.

Lorsque je mis en scène _Monte-Cristo _au Théâtre-Historique, j'écrivis à Marseille pour que l’on me fît un dessin du château d'If, et qu'on me l'envoyât. Ce dessin était destiné au décorateur.

Le peintre auquel je m'étais adressé m'envoya le dessin demandé.
Seulement il fit mieux que je n'eusse osé exiger de lui; il
écrivit sous le dessin: «Vue du château d'If, à l'endroit où
Dantès fut précipité.»

J'ai appris, depuis, qu'un brave homme de cicérone, attaché au château d'If, vendait des plumes en cartilages de poisson, faites par l'abbé Faria lui-même.

Il n'y a qu'un malheur, c'est que Dantès et l'abbé Faria n'ont jamais existé que dans mon imagination, et que, par conséquent, Dantès n'a pu être précipité du haut en bas du château d'If, ni l'abbé Faria faire des plumes.

Mais voilà ce que c'est de visiter les localités.

Je voulais donc visiter Varennes avant de commencer mon roman, dont le premier chapitre s'ouvrait à Varennes.

Puis, historiquement, Varennes me tracassait fort: plus je lisais de relations historiques sur Varennes, moins je comprenais topographiquement l'arrestation du roi.

Je proposai donc à mon jeune ami Paul Bocage de venir avec moi à
Varennes.

J'étais sûr d'avance qu'il accepterait. Proposer un pareil voyage à cet esprit pittoresque et charmant, c'était le faire bondir de sa chaise au chemin de fer.

Nous prîmes le chemin de fer de Châlons.

À Châlons, nous fîmes prix avec un loueur de voitures qui, à raison de dix francs par jour, nous prêta un cheval et une carriole.

Nous fûmes sept jours en chemin: trois jours pour aller de Châlons à Varennes, trois jours de Varennes à Châlons, et un jour pour faire toutes nos recherches locales dans la ville.

Je reconnus, avec une satisfaction que vous comprendrez facilement, que pas un historien n'avait été historique, et, avec une satisfaction plus grande encore, que c'était M. Thiers qui avait été le moins historique de tous les historiens.

Je m'en doutais bien déjà, mais je n'en avais pas la certitude.

Le seul qui eût été exact, mais d'une exactitude absolue, c'était
Victor Hugo, dans son livre intitulé Le Rhin.

Il est vrai que Victor Hugo est un poète, et non pas un historien.

Quels historiens cela ferait, que les poètes, s'ils consentaient à se faire historiens

Un jour, Lamartine me demandait à quoi j'attribuais l'immense succès de son Histoire des Girondins.

— À ce que vous vous êtes élevé à la hauteur du roman, lui répondis-je.

Il réfléchit longtemps, et finit, je crois, par être de mon avis.

Je restai donc un jour à Varennes, et visitai toutes les localités nécessaires à mon roman, qui devait être intitulé René d'Argonne.

Puis je revins.

Mon fils était à la campagne à Sainte-Assise, près Melun; ma chambre m'attendait; je résolus d'y aller faire mon roman.

Je ne sais pas deux caractères plus opposés que celui d’Alexandre et le mien, et qui cependant aillent mieux ensemble.

Nous avons certes de bonnes heures parmi celles que nous passons loin l'un de l'autre; mais je crois que nous n'en avons pas de meilleures que celles que nous passons l'un près de l'autre.

Au reste, depuis trois ou quatre jours, j'étais installé, essayant de me mettre à mon _René d’Argonne, _prenant la plume, et la déposant presque aussitôt.

Cela n'allait pas.

Je m'en consolais en racontant des histoires.

Le hasard fit que j'en racontai une qui m'avait été racontée à moi-même par Nodier: c'était celle de quatre jeunes gens affiliés a la compagnie de Jéhu, et qui avaient été exécutés à Bourg en Bresse, avec des circonstances du plus haut dramatique.

L'un de ces quatre jeunes gens, celui qui eut le plus de peine à mourir, ou plutôt celui que l'on eut le plus de peine à tuer, avait dix-neuf ans et demi.

Alexandre écouta mon histoire avec beaucoup d'attention.

Puis, quand j'eus fini:

— Sais-tu, me dit-il, ce que je ferais à ta place?

— Je laisserais là _René d'Argonne, qui _ne rend pas, et je ferais tes Compagnons de Jéhu, à la place.

— Mais pense donc que j'ai l’autre roman dans ma tête depuis un an ou deux, et qu'il est presque fini.

— Il ne le sera jamais, puisqu'il ne l'est pas maintenant.

— Tu pourrais bien avoir raison; mais je vais perdre six mois à me retrouver où j'en suis.

— Bon! dans trois jours, tu auras fait un demi-volume.

— Alors, tu m'aideras.

— Oui, je vais te donner deux personnages.

— Voilà tout?

— Tu es trop exigeant! le reste te regarde; moi, je fais ma Question d'argent.

— Eh bien, quels sont tes deux personnages?

— Un gentleman anglais et un capitaine français.

— Voyons l’Anglais d'abord.

— Soit!

Et Alexandre me fit le portrait de lord Tanlay.

— Ton gentleman anglais me va, lui dis-je; maintenant, voyons ton capitaine français.

— Mon capitaine français est un personnage mystérieux, qui veut se faire tuer à toute force et qui ne peut pas en venir à bout; de sorte que, chaque fois qu'il veut se faire tuer, comme il accomplit une action d'éclat, il monte d'un grade.

— Mais pourquoi veut-il se faire tuer?

— Parce qu'il est dégoûté de la vie.

— Et pourquoi est-il dégoûté de la vie?

— Ah! voilà le secret du livre.

— Il faudra toujours finir par le dire.

— Moi, à ta place, je ne le dirais pas.

— Les lecteurs le demanderont.

— Tu leur répondras qu'ils n'ont qu'à chercher; il faut bien leur laisser quelque chose à faire, aux lecteurs.

— Cher ami, je vais être écrasé de lettres.

— Tu n'y répondras pas.

— Oui, mais, pour ma satisfaction personnelle, faut-il au moins que je sache pourquoi mon héros veut se faire tuer.

— Oh! à toi je ne refuse pas de le dire.

— Voyons.

— Eh bien, je suppose qu'au lieu d'être professeur de dialectique, Abeilard ait été soldat.

— Après?

— Eh bien, suppose qu'une balle…

— Très bien.

— Tu comprends! au lieu de se retirer au Paraclet, il aurait fait tout ce qu'il aurait pu pour se faire tuer.

— Hum!

— Quoi?

— C'est rude!

— Rude, comment?

— À faire avaler au public.

— Puisque tu ne le lui diras pas, au public.

— C’est juste. Par ma foi, je crois que tu as raison… Attends.

— J’attends.

— As-tu les Souvenirs de la Révolution, de Nodier?

— J’ai tout Nodier.

— Va me chercher ses Souvenirs de la révolution. Je crois qu’il a écrit une ou deux pages sur Guyon, Leprêtre, Amiet et Hyvert.

— Alors, on va dire que tu as volé Nodier.

— Oh! il m'aimait assez de son vivant pour me donner ce que je vais lui prendre après sa mort. Va me chercher les Souvenirs de la Révolution.

Alexandre alla me chercher les Souvenirs de la Révolution. J'ouvris le livre, je feuilletai trois ou quatre pages, et enfin je tombai sur ce que je cherchais.

Un peu de Nodier, chers lecteurs, vous n'y perdrez rien. C'est lui qui parle:

«Les voleurs de diligences dont il est question dans l’article
Amiet, que j'ai cité tout à l’heure, s'appelaient Leprêtre,
Hyvert, Guyon et Amiet.

«Leprêtre avait quarante-huit ans; c'était un ancien capitaine de dragons, chevalier de Saint-Louis, doué d'une physionomie noble, d'une tournure avantageuse et d'une grande élégance de manières. Guyon et Amiet n'ont jamais été connus sous leur véritable nom. Ils devaient ceux-là à l'obligeance si commune des marchands de passeports. Qu'on se figure deux étourdis d'entre vingt et trente ans, liés par quelque responsabilité commune qui était peut-être celle d'une mauvaise action, ou par un intérêt plus délicat et plus généreux, la crainte de compromettre leur nom de famille, on connaîtra de Guyon et d'Amiet tout ce que je m'en rappelle. Ce dernier avait la figure sinistre, et c'est peut-être à sa mauvaise apparence qu'il doit la mauvaise réputation dont les biographes l’ont doté. Hyvert était le fils d'un riche négociant de Lyon, qui avait offert, au sous-officier chargé de son transfèrement, soixante mille francs pour le laisser s’évader. C'était à la fois l’Achille de Pâris et de la bande. Sa taille était moyenne, mais bien prise, sa tournure gracieuse, vive et svelte. On n'avait jamais vu son oeil sans un regard animé, ni sa bouche sans un sourire. Il avait une de ces physionomies qu'on ne peut oublier, et qui se composent d'un mélange inexprimable de douceur et de force, de tendresse et d'énergie. Quand il se livrait à l'éloquente pétulance de ses inspirations, il s'élevait jusqu'à l'enthousiasme. Sa conversation annonçait un commencement d'instruction bien faite et beaucoup d'esprit naturel. Ce qu'il y avait d'effrayant en lui, c'était l’expression étourdissante de sa gaieté, qui contrastait d'une manière horrible avec sa position. D'ailleurs, on s'accordait à le trouver bon, généreux, humain, facile à manier pour les faibles; car il aimait à faire parade contre les autres d'une vigueur réellement athlétique, que ses traits efféminés étaient loin d'indiquer. Il se flattait de n'avoir jamais manqué d'argent et de n'avoir jamais eu d'ennemis. Ce fut sa seule réponse à l’imputation de vol et d'assassinat. Il avait vingt-deux ans.

«Ces quatre hommes avaient été chargés de l’attaque d'une diligence qui portait quarante mille francs pour le compte du gouvernement. Cette opération s'exécutait en plein jour, presque à l'amiable, et les voyageurs, désintéressés dans l’affaire, s'en souciaient fort peu. Ce jour-là, un enfant de dix ans, bravement extravagant, s'élança sur le pistolet du conducteur et tira sur les assaillants. Comme l’arme pacifique n'était chargée qu'à poudre, suivant l’usage, personne ne fut blessé; mais il y eut dans la voiture une grande et juste appréhension de représailles. La mère du petit garçon fut saisie d'une crise de nerfs si affreuse, que cette nouvelle inquiétude fit diversion à toutes les autres, et qu'elle occupa tout particulièrement l’attention des brigands. L'un d'eux s'élança près d'elle en la rassurant de la manière la plus affectueuse, en la félicitant sur le courage prématuré de son fils, en lui prodiguant les sels et les parfums dont ces messieurs étaient ordinairement munis pour leur propre usage. Elle revint à elle, et ses compagnons de voyage remarquèrent que, dans ce moment d'émotion, le masque du voleur était tombé, mais ils ne le virent point.

«La police de ce temps-là, retranchée sur une observation impuissante, ne pouvait s'opposer aux opérations des bandits; mais elle ne manquait pas de moyens pour se mettre à leur trace. Le mot d'ordre se donnait au café, et on se rendait compte d'un fait qui emportait la peine de mort d'un bout du billard à l'autre. Telle était l’importance qu'y attachaient les coupables et qu'y attachait l'opinion. Ces hommes de terreur et de sang se retrouvaient le soir dans le monde et parlaient de leurs expéditions nocturnes comme d'une veillée de plaisir. Leprêtre, Hyvert, Guyon et Amiet furent traduits devant le tribunal d'un département voisin. Personne n'avait souffert de leur attentat, que le Trésor, qui n'intéressait qui que ce fût, car on ne savait plus à qui il appartenait. Personne n'en pouvait reconnaître un, si ce n'est la belle dame, qui n'eut garde de le faire. Ils furent acquittés à l'unanimité.

«Cependant la conviction de l’opinion était si manifeste et si prononcée, que le ministère public fut obligé d'en appeler. Le jugement fut cassé; mais telle était alors l'incertitude du pouvoir, qu'il redoutait presque de punir des excès qui pouvaient, le lendemain, être cités comme des titres. Les accusés furent renvoyés devant le tribunal de l’Ain, dans cette ville de Bourg où étaient une partie de leurs amis, de leurs parents, de leurs fauteurs, de leurs complices. On croyait avoir satisfait aux réclamations d'un parti en lui ramenant ses victimes. On croyait être assuré de ne pas déplaire à l’autre en les plaçant sous des garanties presque infaillibles. Leur entrée dans les prisons fut, en effet, une espèce de triomphe.

«L'instruction recommença; elle produisit d'abord les mêmes résultats que la précédente. Les quatre accusés étaient placés sous la faveur d'un alibi très faux, mais revêtu de cent signatures, et pour lequel on en aurait trouvé dix mille. Toutes les convictions morales devaient tomber en présence d'une pareille autorité. L'absolution paraissait infaillible, quand une question du président, peut-être involontairement insidieuse, changea l'aspect du procès.

«— Madame, dit-il à celle qui avait été si aimablement assistée par un des voleurs, quel est celui des accusés qui vous a accordé tant de soins?

«Cette forme inattendue d'interrogation intervertit l'ordre de ses idées. Il est probable que sa pensée admit le fait comme reconnu; et qu'elle ne vit plus dans la manière de l’envisager qu'un moyen de modifier le sort de l'homme qui l’intéressait.

«— C'est monsieur, dit-elle en montrant Leprêtre.

«Les quatre accusés, compris dans un alibi indivisible, tombaient de ce seul fait sous le fer du bourreau. Ils se levèrent et la saluèrent en souriant.

«— Pardieu! dit Hyvert en retombant sur sa banquette avec de grands éclats de rire, voilà, capitaine, qui vous apprendra à être galant.

«J'ai entendu dire que, peu de temps après, cette malheureuse dame était morte de chagrin.

«Il y eut le pourvoi accoutumé; mais, cette fois, il donnait peu d'espérances. Le parti de la révolution, que Napoléon allait écraser un mois plus tard, avait repris l’ascendant. Celui de la contre-révolution s'était compromis par des excès odieux. On voulait des exemples, et on s'était arrangé pour cela, comme on le pratique ordinairement dans les temps difficiles, car il en est des gouvernements comme des hommes; les plus faibles sont les plus cruels. Les compagnies de Jéhu n'avaient d'ailleurs plus d'existence compacte. Les héros de ces bandes farouches, Debeauce, Hastier, Bary, Le Coq, Dabri, Delboulbe, Storkenfeld, étaient tombés sur l'échafaud ou à côté. Il n'y avait plus de ressources pour les condamnés dans le courage entreprenant de ces fous fatigués, qui n'étaient pas même capables, dès lors, de défendre leur propre vie, et qui se l'ôtaient froidement, comme Piard, à la fin d'un joyeux repas, pour en épargner la peine à la justice ou à la vengeance. Nos brigands devaient mourir.

«Leur pourvoi fut rejeté; mais l'autorité judiciaire n'en fut pas prévenue la première. Trois coups de fusil tirés sous les murailles, du cachot avertirent les condamnés. Le commissaire du Directoire exécutif, qui exerçait le ministère public près des tribunaux, épouvanté par ce symptôme de connivence, requit une partie de la force armée, dont mon oncle était alors le chef: À six heures du matin, soixante cavaliers étaient rangés devant la grille du préau.

«Quoique les guichetiers eussent pris toutes les précautions possibles pour pénétrer dans le cachot de ces quatre malheureux, qu'ils avaient laissés la veille si étroitement garrottés et chargés de fers si lourds, ils ne purent pas leur opposer une longue résistance. Les prisonniers étaient libres et armés jusqu'aux dents. Ils sortirent sans difficulté, après avoir enfermé leurs gardiens sous les gonds et sous les verrous; et, munis de toutes les clefs, ils traversèrent aussi aisément l’espace qui les séparait du préau. Leur aspect dut être terrible pour la populace qui les attendait devant les grilles. Pour conserver toute la liberté de leurs mouvements, pour affecter peut-être une sécurité plus menaçante encore que la renommée de force et d'intrépidité qui s'attachait à leur nom, peut-être même pour dissimuler l'épanchement du sang qui se manifeste si vite sous une toile blanche, et qui trahit les derniers efforts d'un homme blessé à mort, ils avaient le buste nu. Leurs bretelles croisées sur la poitrine, leurs larges ceintures rouges hérissées d'armes, leur cri d'attaque et de rage, tout cela devait avoir quelque chose de fantastique. Arrivés au préau ils virent la gendarmerie déployée, immobile, impossible à rompre et à traverser. Ils s'arrêtèrent un moment et parurent conférer entre eux. Leprêtre, qui était, comme je l’ai dit, leur aîné et leur chef, salua de la main le piquet, en disant avec cette noble grâce qui lui était particulière:

«— Très bien, messieurs de la gendarmerie!

«Ensuite il passa devant ses camarades, en leur adressant un vif et dernier adieu, et se brûla la cervelle. Guyon, Amiet et Hyvert se mirent en état de défense, le canon de leurs doubles pistolets tourné sur la force armée. Ils ne tirèrent point; mais elle regarda cette démonstration comme une hostilité déclarée: elle tira. Guyon tomba roide mort sur le corps de Leprêtre, qui n'avait pas bougé. Amiet eut la cuisse cassée près de l'aine. La Biographie des Contemporains dit qu'il fut exécuté. J'ai entendu raconter bien des fois qu'il avait rendu le dernier soupir au pied de l'échafaud. Hyvert restait seul: sa contenance assurée, son oeil terrible, ses pistolets agités par deux mains vives et exercées qui promenaient la mort sur tous les spectateurs, je ne sais quelle admiration peut-être qui s'attache au désespoir d'un beau jeune homme aux cheveux flottants, connu pour n'avoir jamais versé le sang, et auquel la justice demande une expiation de sang, l'aspect de ces trois cadavres sur lesquels il bondissait comme un loup excédé par des chasseurs, l'effroyable nouveauté de ce spectacle, suspendirent un moment la fureur de la troupe. Il s'en aperçut et transigea.

«— Messieurs, dit-il, à la mort! J'y vais! j'y vais de tout mon coeur! mais que personne ne m'approche, ou celui qui m'approche, je le brûle, si ce n'est monsieur, continua-t-il en montrant le bourreau. Cela, c'est une affaire que nous avons ensemble, et qui ne demande de part et d'autre que des procédés.

«La concession était facile, car il n'y avait là personne qui ne souffrît de la durée de cette horrible tragédie, et qui ne fût pressé de la voir finir. Quand il vit que cette concession était faite, il prit un de ses pistolets aux dents, tira de sa ceinture un poignard, et se le plongea dans la poitrine jusqu'au manche. Il resta debout et en parût étonné. On voulut se précipiter sur lui.

«— Tout beau, messieurs! cria-t-il en dirigeant de nouveau sur les hommes qui se disposaient à l'envelopper les pistolets dont il s'était ressaisi pendant que le sang jaillissait à grands flots de la blessure où le poignard était resté. Vous savez nos conventions: je mourrai seul, ou nous mourrons trois. Marchons!

«On le laissa marcher. Il alla droit à la guillotine en tournant le couteau dans son sein.

«— Il faut, ma foi, dit-il, que j'aie l'âme chevillée dans le ventre! je ne peux pas mourir. Tâchez de vous tirer de là.

«Il adressait ceci aux exécuteurs.

«Un instant après, sa tête tomba. Soit par hasard, soit quelque phénomène particulier de la vitalité, elle bondit, elle roula hors de tout l'appareil du supplice, et on vous dirait encore à Bourg que la tête d'Hyvert a parlé.»

La lecture n'était pas achevée, que j'étais décidé à laisser de côté René d’Argonne pour les Compagnons de Jéhu. Le lendemain, je descendais, mon sac de nuit sous le bras.

— Tu pars? me dit Alexandre.

— Oui.

— Où vas-tu?

— À Bourg en Bresse.

— Quoi faire?

— Visiter les localités et consulter les souvenirs des gens qui ont vu exécuter Leprêtre, Amiet, Guyon et Hyvert.

***

Deux chemins conduisent à Bourg, quand on vient de Paris, bien entendu: on peut quitter le chemin de fer à Mâcon, et prendre une diligence qui conduit de Mâcon à Bourg; on peut continuer jusqu'à Lyon, et prendre le chemin de fer de Bourg à Lyon.

J'hésitais entre ces deux voies, lorsque je fus déterminé par un des voyageurs qui habitaient momentanément le même wagon que moi. Il allait à Bourg, où il avait, me dit-il, de fréquentes relations; il y allait par Lyon; donc, la route de Lyon était la meilleure.

Je résolus d'aller par la même route que lui.

Je couchai à Lyon, et, le lendemain, à dix heures du matin, j'étais à Bourg.

Un journal de la seconde capitale du royaume m'y rejoignit. Il contenait un article aigre-doux sur moi.

Lyon n'a pas pu me pardonner depuis 1833, je crois, il y a de cela vingt-quatre ans, d'avoir dit qu'il n'était pas littéraire.

Hélas! j'ai encore sur Lyon, en 1857, la même opinion que j'avais sur lui en 1833. Je ne change pas facilement d'opinion.

Il y a en France une seconde ville qui m'en veut presque autant que Lyon: c'est Rouen.

Rouen a sifflé toutes mes pièces, y compris le Compte Hermann.

Un jour, un Napolitain se vantait à moi d'avoir sifflé Rossini et la Malibran, le _Barbier _et la Desdemona.

— Cela doit être vrai, lui répondis-je, car Rossini et la
Malibran, de leur côté, se vantent d'avoir été sifflés par les
Napolitains.

Je me vante donc d'avoir été sifflé par les Rouennais.

Cependant, un jour que j'avais un Rouennais pur sang sous la main, je résolus de savoir pourquoi on me sifflait à Rouen. Que voulez- vous! j'aime à me rendre compte des plus petites choses.

Le Rouennais me répondit:

— Nous vous sifflons, parce que nous vous en voulons.

Pourquoi pas? Rouen en avait bien voulu à Jeanne d'Arc.

Cependant, ce ne pouvait pas être pour le même motif.

Je demandai au Rouennais pourquoi lui et ses compatriotes m'en voulaient: je n'avais jamais dit de mal du sucre de pomme; j'avais respecté M. Barbet tout le temps qu'il avait été maire, et, délégué par la Société des gens de lettres à l'inauguration de la statue du grand Corneille, j'étais le seul qui eût pensé à saluer avant de prononcer son discours.

Il n'y avait rien dans tout cela qui dût raisonnablement me mériter la haine des Rouennais.

Aussi, à cette fière réponse: «Nous vous sifflons parce que nous vous en voulons» fis-je humblement cette demande:

— Et pourquoi m'en voulez-vous, mon Dieu?

— Oh! vous le savez bien, répondit le Rouennais.

— Moi? fis je.

— Oui, vous.

— N'importe, faites comme si je ne le savais pas.

— Vous vous rappelez le dîner que vous a donné la ville, à propos de la statue de Corneille?

— Parfaitement. M'en voudrait-elle de ne pas le lui avoir rendu?

— Non, ce n'est pas cela.

— Qu'est-ce?

— Eh bien, à ce dîner, on vous a dit «Monsieur Dumas, vous devriez bien faire une pièce pour la ville de Rouen, sur un sujet tiré de son histoire.»

— Ce à quoi j'ai répondu: Rien de plus facile; je viendrai, à votre première sommation, passer quinze jours à Rouen. On me donnera un sujet, et, pendant ces quinze jours, je ferai la pièce, dont les droits d'auteur seront pour les pauvres.

— C'est vrai, vous avez dit cela.

— Je ne vois rien de si blessant là dedans pour les Rouennais, que j'aie encouru leur haine.

— Oui; mais l'on a ajouté: «La ferez-vous en prose?» ce à quoi vous avez répondu… Vous rappelez-vous ce que vous avez répondu?

— Ma foi, non.

— Vous avez répondu: «Je la ferai en vers, ce sera plus tôt fait.»

— J'en suis bien capable.

— Eh bien!

— Après?

— Après, c'était une insulte pour Corneille, monsieur Dumas; voilà pourquoi les Rouennais vous en veulent et vous en voudront encore longtemps.

Textuel!

Ô dignes Rouennais! j'espère bien que vous ne me ferez jamais le mauvais tour de me pardonner et de m'applaudir.

Le journal disait que M. Dumas n'était resté qu'une nuit à Lyon, sans doute parce qu'une ville si peu littéraire n'était pas digne de le garder plus longtemps.

M. Dumas n'avait pas songé le moins du monde à cela. Il n'était resté qu'une nuit à Lyon, parce qu'il était pressé d'arriver à Bourg; aussi, à peine arrivé à Bourg, M. Dumas se fit-il conduire au journal du département.

Je savais qu'il était dirigé par un archéologue distingué, éditeur de l'ouvrage de mon ami Baux sur l'église de Brou.

Je demandai M. Milliet. M. Milliet, accourut.

Nous échangeâmes une poignée de main, et je lui exposai le but de mon voyage.

— J'ai votre affaire, me dit-il; je vais vous conduire chez un magistrat de notre pays qui écrit l'histoire de la province.

— Mais où en est-il de votre histoire?

— Il en est à 1822.

— Tout va bien, alors. Comme les événements que j'ai à raconter datent de 1799, et que mes héros ont été exécutés en 1800, il aura passé l'époque et pourra me renseigner. Allons chez votre magistrat.

En route, M. Milliet m'apprit que ce même magistrat était en même temps un gourmet distingué.

Depuis Brillat-Savarin, c'est une mode que les magistrats soient gourmets. Par malheur, beaucoup se contentent d'être gourmands; ce qui n'est pas du tout la même chose.

On nous introduisit dans le cabinet du magistrat.

Je trouvai un homme à la figure luisante et au sourire goguenard.

Il m'accueillit avec cet air protecteur que les historiens daignent avoir pour les poètes.

— Eh bien, monsieur, me demanda-t-il, vous venez donc chercher des sujets de roman dans notre pauvre pays?

Non, monsieur: mon sujet est tout trouvé; je viens seulement consulter les pièces historiques.

— Bon! je ne croyais pas que, pour faire des romans, il fût besoin de se donner tant de peine.

— Vous êtes dans l'erreur, monsieur, à mon endroit du moins. J'ai l'habitude de faire des recherches très sérieuses sur les sujets historiques que je traite.

— Vous auriez pu tout au moins envoyer quelqu'un.

— La personne que j'eusse envoyée, monsieur, n'étant point pénétrée de mon sujet, eût pu passer près de faits très importants sans les voir; puis je m'aide beaucoup des localités, je ne sais pas décrire sans avoir vu.

— Alors, c'est un roman que vous comptez faire vous-même?

— Eh! oui, monsieur. J'avais fait faire le dernier par mon valet de chambre mais, comme il a eu un grand succès, le drôle m'a demandé des gages si exorbitants qu'à mon grand regret je n'ai pu le garder.

Le magistrat se mordit les lèvres. Puis, après un instant de silence:

— Vous voudrez bien m'apprendre, monsieur, me dit-il, à quoi je puis vous être bon dans cet important travail.

— Vous pouvez me diriger dans mes recherches, monsieur. Ayant fait une histoire du département, aucun des événements importants qui se sont passés dans le chef-lieu ne doit vous être inconnu.

— En effet, monsieur, je crois, sous ce rapport, être assez bien renseigné.

— Eh bien, monsieur, d'abord votre département a été le centre des opérations des compagnons de Jéhu.

— Monsieur, j'ai entendu parler des compagnons de Jésus, répondit le magistrat en retrouvant son sourire gouailleur.

— C'est-à-dire des jésuites, n'est-ce pas? Ce n'est pas cela que je cherche, monsieur.

— Ce n'est pas de cela que je parle non plus; je parle des voleurs de diligences qui infestèrent les routes de 1797 à 1800.

— Eh bien, monsieur, permettez-moi de vous dire que ceux-là
justement sur lesquels je viens chercher des renseignements à
Bourg s'appelaient les compagnons de Jéhu et non les compagnons de
Jésus.

— Mais qu'aurait voulu dire ce titre de Compagnons de Jéhu?
J'aime à me rendre compte de tout.

— Moi aussi, monsieur; voilà pourquoi je n'ai pas voulu confondre des voleurs de grand chemin avec les apôtres.

— En effet, ce ne serait pas très orthodoxe.

— C'est ce que vous faisiez cependant, monsieur, si je ne fusse pas venu tout exprès pour rectifier, moi, poète, votre jugement, à vous, historien.

— J'attends l'explication, monsieur, reprit le magistrat en se pinçant les lèvres.

— Elle sera courte et simple. Jéhu était un roi d'Israël sacré par Élisée pour l'extermination de la maison d'Achab. Élisée, c'était Louis XVIII; Jéhu, c'était Cadoudal; la maison d'Achab, c'était la Révolution. Voilà pourquoi les détrousseurs de diligences qui pillaient l'argent du gouvernement pour entretenir la guerre de la Vendée s'appelaient les compagnons de Jéhu.

— Monsieur, je suis heureux d'apprendre quelque chose à mon âge.

— Oh! monsieur, on apprend toujours, en tout temps, à tout âge: pendant la vie, on apprend l'homme; pendant la mort, on apprend Dieu.

— Mais, enfin, me dit mon interlocuteur avec un mouvement d'impatience, puis-je savoir à quoi je puis vous être bon?

— Voici, monsieur. Quatre de ces jeunes gens, les principaux parmi les compagnons de Jéhu, ont été exécutés à Bourg, sur la place du Bastion.

— D'abord, monsieur, à Bourg, on n'exécute pas sur la place du
Bastion; on exécute au champ de foire.

— Maintenant, monsieur… depuis quinze ou vingt ans, c'est vrai… depuis Peytel. Mais, auparavant, et du temps de la Révolution surtout, on exécutait sur la place du Bastion.

— C'est possible.

— C'est ainsi… Ces quatre jeunes gens se nommaient Guyon,
Leprêtre, Amiet et Hyvert.

— C'est la première fois que j'entends prononcer ces noms-là.

— Ils ont pourtant eu un certain retentissement, à Bourg surtout.

— Et vous êtes sûr, monsieur, que ces gens-là ont été exécutés ici?

— J'en suis sûr.

— De qui tenez-vous le renseignement?

— D'un homme dont l'oncle, commandant de gendarmerie, assistait à l'exécution.

— Vous nommez cet homme?

— Charles Nodier.

— Charles Nodier, le romancier, le poète?

— Si c'était un historien, je n'hésiterais pas monsieur. J'ai appris dernièrement, dans un voyage à Varennes, le cas qu'il faut faire des historiens. Mais, justement parce que c'est un poète, un romancier, j'insiste.

— Libre à vous, mais je ne sais rien de ce que vous désirez savoir, et j'ose même dire que, si vous n'êtes venu dire à Bourg que pour avoir des renseignements sur l'exécution de MM… Comment les appelez-vous?

— Guyon, Leprêtre, Amiet et Hyvert.

— Vous avez fait un voyage inutile. Il y a vingt ans, monsieur, que je compulse les archives de la ville, et je n'ai rien vu de pareil à ce que vous me dites là.

— Les archives de la ville ne sont pas celles du greffe, monsieur; peut-être, dans celles du greffe, trouverai-je ce que je cherche.

— Ah! monsieur, si vous trouvez quelque chose dans les archives du greffe, vous serez bien malin! c'est un chaos, monsieur, que les archives du greffe, un vrai chaos; il vous faudrait rester ici un mois, et encore… encore…

— Je compte n'y rester qu'un jour, monsieur; mais, si, dans ce jour, je trouve ce que je cherche, me permettez-vous de vous en faire part?…

— Oui, monsieur, oui, monsieur, oui, et vous me rendrez un très grand service.

— Pas plus grand que celui que je venais vous demander; je vous apprendrai une chose que vous ne saviez pas, voilà tout.

***

Vous devinez qu'en sortant de chez mon magistrat j'étais piqué d'honneur, je voulais, coûte que coûte, avoir mes renseignements sur les compagnons de Jéhu.

Je m'en pris à Milliet et le mis au pied du mur.

— Écoutez, me dit-il, j'ai un beau-frère avocat.

— Voilà mon homme! Allons chez le beau-frère.

— C'est qu'à cette heure, il est au Palais.

— Allons au Palais.

— Votre apparition fera rumeur, je vous en préviens.

— Alors, allez-y tout seul; dites-lui de quoi il est question; qu'il fasse ses recherches. Moi, je vais aller voir les environs de la ville pour établir mon travail sur les localités; nous nous retrouverons à quatre heures sur la place du Bastion, si vous le voulez bien.

— Parfaitement.

— Il me semble que j'ai vu une forêt en venant.

— La forêt de Seillon.

— Bravo!

— Vous avez besoin d'une forêt?

— Elle m'est indispensable.

— Alors permettez…

— Quoi?

— Je vais vous conduire chez un de mes amis, M. Leduc, un poète, qui, dans ses moments perdus, est inspecteur.

— Inspecteur de quoi?

— De la forêt.

— Il n'y a pas quelques ruines dans la forêt?

— Il y a la Chartreuse, qui n'est pas dans la forêt, mais qui en est à cent pas.

— Et dans la forêt?

— Il y a une espèce de fabrique que l'on appelle la Correrie, qui dépend de la Chartreuse, et qui communique avec elle par un passage souterrain.

— Bon! Maintenant, si vous pouvez m'offrir une grotte, vous m'aurez comblé.

— Nous avons la grotte de Ceyzeriat, mais de l’autre côté de la
Reyssouse.

— Peu m'importe. Si la grotte ne vient pas à moi, je ferai comme
Mahomet, j'irai à la grotte. En attendant, allons chez M. Leduc.

Cinq minutes après, nous étions chez M. Leduc, qui, sachant de quoi il était question, se mettait, lui, son cheval et sa voiture, à ma disposition.

J'acceptai le tout. Il y a des hommes qui s'offrent d'une certaine façon qui vous met du premier coup tout à l'aise.

Nous visitâmes d'abord la Chartreuse. Je l’eusse fait bâtir exprès, qu'elle n'eût pas été plus à ma convenance. Cloître désert, jardin dévasté, habitants presque sauvages. Merci, hasard!

De là, nous passâmes à la Correrie; c'était le complément de la Chartreuse. Je ne savais pas encore ce que j'en ferais; mais il était évident que cela pouvait m'être utile.

— Maintenant, monsieur, dis-je à mon obligeant conducteur, j'ai besoin d'un joli site, un peu sombre, sous des grands arbres, près d'une rivière. Tenez-vous cela dans le pays?

— Pour quoi faire?

— Pour y bâtir un château.

— Quel château?

— Un château de cartes, parbleu! J'ai une famille à loger, une mère modèle, une jeune fille mélancolique; un frère espiègle, un jardinier braconnier.

— Nous avons un endroit appelé les Noires-Fontaines.

— Voilà d'abord un nom charmant.

— Mais il n'y a pas de château.

— Tant mieux, car j'aurais été obligé de l’abattre.

— Allons aux Noires-Fontaines.

Nous partîmes; un quart d'heure après, nous descendions à la maison des gardes.

— Prenons ce petit sentier, me dit M. Leduc, il nous conduira où vous voulez aller.

Il nous conduisit, en effet, à un endroit planté de grands arbres, lesquels ombrageaient trois ou quatre sources.

— Voilà ce qu'on appelle les Noires-Fontaines, me dit M. Leduc.

— C'est ici que demeureront madame de Montrevel, Amélie et le petit Édouard. Maintenant quels sont les villages que je vois en face de moi?

— Ici, tout près, Montagnac; là-bas, dans la montagne, Ceyzeriat.

— Est-ce qu'il y a une grotte?

— Oui. Comment savez-vous qu'il y a une grotte à Ceyzeriat?

— Allez toujours. Le nom de ces autres villages, s'il vous plaît.

— Saint-Just, Tréconnasse, Ramasse, Villereversure.

— Très bien.

— Vous en avez assez!

— Oui.

Je pris mon calepin, je fis le plan de la localité et j'inscrivis à peu près à leur place le nom des villages que M. Leduc venait de me faire passer en revue.

— C'est fait, lui dis-je.

— Où allons-nous?

— L'église de Brou doit être sur notre chemin?

— Justement.

— Visitons l'église de Brou.

— En avez-vous aussi besoin dans votre roman?

— Sans doute; vous vous imaginez bien que je ne vais pas faire passer mon action dans un pays qui possède le chef-d'oeuvre de l'architecture du XVIe siècle sans utiliser ce chef-d'oeuvre.

— Allons à l'église de Brou.

Un quart d'heure après, le sacristain nous introduisait dans cet écrin de granit où sont renfermés les trois joyaux de marbre que l'on appelle les tombeaux de Marguerite d'Autriche, de Marguerite de Bourbon et de Philibert le Beau.

— Comment, demandai-je au sacristain, tous ces chefs-d'oeuvre n'ont-ils pas été mis en poussière à l'époque de la Révolution?

— Ah! monsieur, la municipalité avait eu une idée.

— Laquelle?

— C'était de faire de l'église un magasin à fourrage.

— Oui, et le foin a sauvé le marbre; vous avez raison, mon ami, c'est une idée.

— L'idée de la municipalité vous en donne-t-elle une? me demanda
M. Leduc.

— Ma foi, oui, et j'aurai bien du malheur si je n'en fais pas quelque chose.

Je tirai ma montre.

— Trois heures! allons à la prison; j'ai rendez-vous à quatre heures place du Bastion, avec M. Milliet.

— Attendez… une dernière chose.

— Laquelle?

— Avez-vous vu la devise de Marguerite d'Autriche?

— Non; où cela?

— Tenez, partout; d'abord au-dessus de son tombeau.

Fortune, infortune, fortune.

— Justement.

— Eh bien, que veut dire ce jeu de mots?

— Les savants l'expliquent ainsi: Le sort persécute beaucoup une femme.

— Voyons un peu.

— Il faut d'abord supposer la devise latine à sa source.

— Supposons, c'est probable.

— Eh bien: F_ortuna infortunat_…

— Oh! oh! infortunat.

— Dame…

— Cela ressemble fort à un barbarisme.

— Que voulez-vous!

— Je veux une explication.

— Donnez-la!

— La voici: Fortuna, infortuna forti unaFortune et infortune sont égales pour le fort.

— Savez-vous que cela pourrait bien être la vraie traduction?

— Parbleu! voilà ce que c'est que de ne pas être savant, mon cher monsieur; on est sensé, et, avec du sens, on voit plus juste qu'avec de la science. Vous n'avez pas autre chose à me dire?

— Non.

— Allons à la prison, alors.

Nous remontâmes en voiture, rentrâmes dans la ville et ne nous arrêtâmes que devant la porte de la prison.

Je passai la tête par la portière.

— Oh! fis je, on me l'a gâtée.

— Comment! on vous l’a gâtée?

— Certainement, elle n'était pas comme cela du temps de mes prisonniers, à moi. Pouvons-nous parler au geôlier?

— Sans doute.

— Parlons-lui.

Nous frappâmes à la porte. Un homme d'une quarantaine d'années vint nous ouvrir.

Il reconnut M. Leduc.

— Mon cher, lui dit M. Leduc, voici un savant de mes amis.

— Eh! là-bas, fis-je en l’interrompant, pas de mauvaises plaisanteries.

— Qui prétend, continua M. Leduc, que la prison n'est plus telle qu'au dernier siècle?

— C'est vrai, monsieur Leduc, elle a été abattue et rebâtie en 1816.

— Alors, la disposition intérieure n'est plus la même?

— Oh! non, monsieur, tout a été changé.

— Pourrait-on avoir un ancien plan?

— Ah! M. Martin l’architecte pourrait peut-être vous en retrouver un.

— Est-ce un parent de M. Martin l’avocat?

— C'est son frère.

— Très bien, mon ami; j'aurai mon plan.

— Alors, nous n'avons plus besoin ici? demanda M. Leduc.

— Aucunement.

— Je puis rentrer chez moi?

— Cela me fera de la peine de vous quitter, voilà tout.

— Vous n'avez pas besoin de moi pour trouver le Bastion?

— C'est à deux pas.

— Que faites-vous de votre soirée?

— Je la passe chez vous, si vous voulez.

— Très bien! À neuf heures, une tasse de thé vous attendra.

— Je l’irai prendre.

Je remerciai M. Leduc. Nous échangeâmes une poignée de main, et nous nous quittâmes.

Je descendis par la rue des Lisses (lisez Lices, à cause d'un combat qui eut lieu sur la place où elle conduit), et, longeant le jardin Montburon, je me trouvai sur la place du Bastion.

C'est un hémicycle où se tient aujourd'hui le marché de la ville. Au milieu de cet hémicycle s'élève la statue de Bichat, par David (d'Angers). Bichat, en redingote — pourquoi cette exagération de réalisme — pose la main sur le coeur d'un enfant de neuf à dix ans, parfaitement nu — pourquoi cet excès d'idéalité? — tandis qu'aux pieds de Bichat est étendu un cadavre. C'est le livre de Bichat traduit en bronze: De la vie et de la mort!…

J'étais occupé à regarder cette statue, qui résume les défauts et les qualités de David (d'Angers), lorsque je sentis que l'on me touchait l’épaule. Je me retournai: c'était M. Milliet. Il tenait un papier à la main.

— Eh bien? lui demandai-je.

— Eh bien, victoire.

— Qu'est-ce que cela?

— Le procès-verbal d'exécution.

— …?

— De vos hommes.

— De Guyon, de Leprêtre, d'Amiet?…

— Et d'Hyvert.

— Mais donnez-moi donc cela.

— Le voici.

Je pris et je lus:

PROCÈS-VERBAL DE MORT ET EXÉCUTION DE
LAURENT GUYON, ÉTIENNE HYVERT, FRANÇOIS AMIET, ANTOINE LEPRÊTRE,

«Condamnés le 20 thermidor an VIII, et exécutés le 23 Vendémiaire an IX

«Ce jourd'hui, 23 vendémiaire an IX, le commissaire du gouvernement près le Tribunal, qui a reçu, dans la nuit et à onze heures du soir, le paquet du ministre de la justice contenant la procédure et le jugement qui condamne à mort Laurent Guyon, Étienne Hyvert, François Amiet et Antoine Leprêtre; le jugement du Tribunal de cassation du 6 du courant, qui rejette la requête en cassation contre le jugement du 24 thermidor an VIII, a fait avertir, par lettre, entre sept et huit heures du matin, les quatre accusés que leur jugement à mort serait exécuté aujourd'hui à onze heures. Dans l'intervalle qui s'est écoulé jusqu'à onze heures, ces quatre accusés se sont tiré des coups de pistolet et donné des coups de poignard en prison. Leprêtre et Guyon, selon le bruit public, étaient morts; Hyvert blessé à mort et expirant; Amiet blessé à mort, mais conservant sa connaissance. Tous quatre, en cet état, ont été conduits à la guillotine, et, _morts ou vivants, _ils ont été guillotinés; à onze heures et demie, l'huissier Colin a remis le procès-verbal de leur supplice à la Municipalité pour les inscrire sur le livre des morts.

«Le capitaine de gendarmerie a remis au juge de paix le procès- verbal de ce qui s'est passé en prison, où il a été présent; pour moi qui n'y ai point assisté, je certifie ce que la voix publique m'a appris.

«Bourg, 23 vendémiaire au IX.
«Signé: DUBOST, greffier.»

Ah! c'était donc le poète qui avait raison contre l'historien! le capitaine de gendarmerie qui avait remis au juge de paix le procès-verbal de ce qui s'était passé dans la prison — où il était présent — c'était l'oncle de Nodier. Ce procès-verbal remis au juge de paix, c'était le récit gravé dans la tête du jeune homme, récit qui, après quarante ans, s'était fait jour sans altération dans ce chef-d'oeuvre intitulé Souvenirs de la Révolution.

Toute la procédure était aux archives du greffe. M. Martin me faisait offrir de la faire copier: interrogatoire, procès-verbaux, jugement.

J'avais dans ma poche les _Souvenirs de la Révolution _de Nodier. Je tenais à la main le procès-verbal d'exécution qui confirmait les faits avancés par lui.

— Allons chez notre magistrat, dis-je à M. Milliet.

— Allons chez notre magistrat, répéta-t-il.

Le magistrat fut atterré, et je le laissai convaincu que les poètes savent aussi bien l'histoire que les historiens, s'ils ne la savent pas mieux.

Alex. Dumas.

End of Project Gutenberg's Les compagnons de Jéhu, by Alexandre Dumas

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