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Les compagnons de Jéhu

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De la sacristie, il avait passé dans le choeur.

Le choeur était vide et paraissait solitaire. Une lune assez brillante, mais qui cependant disparaissait de temps en temps voilée par les nuages, infiltrait son rayon bleuâtre à travers les fenêtres en ogive et les vitraux de couleur à moitié brisés de la chapelle.

Sir John pénétra jusqu'au milieu du choeur, s'arrêta devant le piédestal et s'y tint debout.

Les minutes s'écoulèrent; mais, cette fois, ce ne fut point l'horloge de la chartreuse qui donna la mesure du temps, ce fut l'église de Péronnaz, c'est-à-dire du village le plus proche de la chapelle où sir John attendait.

Tout se passa, jusqu'à minuit, comme tout s'était passé pour Roland, c'est-à-dire que sir John ne fut distrait que par de vagues rumeurs et par des bruits passagers.

Minuit sonna: c'était le moment qu'attendait avec impatience sir John, car c'était celui où l'événement devait se produire, si un événement quelconque se produisait.

Au dernier coup, il lui sembla entendre des pas souterrains et voir une lumière apparaître du côté de la grille qui communiquait aux tombeaux.

Toute son attention se porta donc de ce côté.

Un moine sortit du passage, son capuchon rabattu sur ses yeux et tenant une torche à la main.

Il portait la robe des chartreux.

Un second le suivit, puis un troisième. Sir John en compta douze.

Ils se séparèrent devant l’autel. Il y avait douze stalles dans le choeur; six à la droite de sir John, six à sa gauche.

Les douze moines prirent silencieusement place dans les douze stalles.

Chacun planta sa torche dans un trou pratiqué à cet effet dans les appuis du chêne, et attendit.

Un treizième parut et se plaça devant l’autel.

Aucun de ces moines n'affectait l'allure fantastique des fantômes ou des ombres; tous appartenaient évidemment encore à la Terre, tous étaient des hommes vivants.

Sir John, debout, un pistolet de chaque main, appuyé à son piédestal placé juste au milieu du choeur, regardait avec un grand flegme cette manoeuvre qui tendait à l'envelopper.

Comme lui, les moines étaient debout et muets.

Le moine de l’autel rompit le silence.

— Frères, demanda-t-il, pourquoi les vengeurs sont-ils réunis?

— Pour juger un profane, répondirent les moines.

— Ce profane, reprit l'interrogateur, quel crime a-t-il commis?

— Il a tenté de pénétrer les secrets des compagnons de Jéhu.

— Quelle peine a-t-il méritée?

— La peine de mort.

Le moine de l'autel laissa, pour ainsi dire, à l'arrêt qui venait d'être rendu le temps de pénétrer jusqu'au coeur de celui qu'il atteignait.

Puis, se retournant vers l’Anglais, toujours aussi calme que s'il eût assisté à une comédie:

— Sir John Tanlay, lui dit-il, vous êtes étranger, vous êtes Anglais; c'était une double raison pour laisser tranquillement les compagnons de Jéhu débattre leurs affaires avec le gouvernement dont ils ont juré la perte. Vous n'avez point eu cette sagesse; vous avez cédé à une vaine curiosité; au lieu de vous en écarter, vous avez pénétré dans l’antre du lion, le lion vous déchirera.

Puis, après un instant de silence pendant lequel il sembla attendre la réponse de l'Anglais, voyant que celui-ci demeurait muet:

— Sir John Tanlay, ajouta-t-il, tu es condamné à mort; prépare- toi à mourir.

— Ah! ah! je vois que je suis tombé au milieu d'une bande de voleurs. S'il en est ainsi, on peut se racheter par une rançon.

Puis se tournant vers le moine de l’autel:

— À combien la fixez-vous, capitaine?

Un murmure de menaces accueillit ces insolentes paroles.

Le moine de l’autel étendit la main.

— Tu te trompes, sir John: nous ne sommes pas une bande de voleurs, dit-il d'un ton qui pouvait lutter de calme et de sang- froid avec celui de l’Anglais, et la preuve, c'est que, si tu as quelque somme considérable ou quelques bijoux précieux sur toi, tu n'as qu'à donner tes instructions, et argent et bijoux seront remis, soit à ta famille, soit à la personne que tu désigneras.

— Et quel garant aurais-je que ma dernière volonté sera accomplie?

— Ma parole.

— La parole d'un chef d'assassins! je n'y crois pas.

— Cette fois comme l'autre, tu te trompes, sir John: je ne suis pas plus un chef d'assassins que je n'étais un capitaine de voleurs.

— Et qu'es-tu donc alors?

— Je suis l’élu de la vengeance céleste; je suis l’envoyé de Jéhu, roi d'Israël, qui a été sacré par le prophète Élisée pour exterminer la maison d'Achab.

— Si vous êtes ce que vous dites, pourquoi vous voilez-vous le visage? Pourquoi vous cuirassez-vous sous vos robes? Des élus frappent à découvert et risquent la mort en donnant la mort. Rabattez vos capuchons, montrez-moi vos poitrines nues, et je vous reconnaîtrai pour ce que vous prétendez être.

— Frères, vous avez entendu? dit le moine de l'autel.

Et, dépouillant sa robe, il ouvrit d'un seul coup son habit, son gilet et jusqu'à sa chemise.

Chaque moine en fit autant, et se trouva visage découvert et poitrine nue.

C'étaient tous de beaux jeunes gens dont le plus âgé ne paraissait pas avoir trente-cinq ans.

Leur mise indiquait l’élégance la plus parfaite; seulement, chose étrange, pas un seul n'était armé.

C'étaient bien des juges et pas autre chose.

— Sois content, sir John Tanlay, dit le moine de l’autel, tu vas mourir; mais, en mourant, comme tu en as exprimé le désir tout à l'heure, tu pourras reconnaître et tuer. Sir John, tu as cinq minutes pour recommander ton âme à Dieu.

Sir John, au lieu de profiter de la permission accordée et de songer à son salut spirituel, souleva tranquillement la batterie de ses pistolets pour voir si l’amorce était en bon état, fit jouer les chiens pour s'assurer de la bonté des ressorts, et passa la baguette dans les canons pour être bien certain de l'immobilité des balles.

Puis, sans attendre les cinq minutes qui lui étaient accordées:

— Messieurs, dit-il, je suis prêt; l'êtes-vous?

Les jeunes gens se regardèrent: puis, sur un signe de leur chef, marchèrent droit à sir John, l'enveloppant de tous les côtés.

Le moine de l’autel resta immobile à sa place, dominant du regard la scène qui allait se passer.

Sir John n'avait que deux pistolets, par conséquent que deux hommes à tuer.

Il choisit ses victimes et fit feu.

Deux compagnons de Jéhu roulèrent sur les dalles qu'ils rougirent de leur sang.

Les autres, comme si rien ne s'était passé, s'avancèrent du même pas, étendant la main sur sir John.

Sir John avait pris ses pistolets par le canon et s'en servait comme de deux marteaux. Il était vigoureux, la lutte fut longue.

Pendant près de dix minutes, un groupe confus s'agita au milieu du choeur; puis, enfin, ce mouvement désordonné cessa, et les compagnons de Jéhu s'écartèrent à droite et à gauche, regagnant leurs stalles, et laissant sir John garrotté avec les cordes de leur robes et couché sur le piédestal au milieu du choeur.

— As-tu recommandé ton âme à Dieu? demanda le moine de l'autel.

— Oui, assassin! répondit sir John; tu peux frapper.

Le moine prit sur l'autel un poignard, s'avança le bras haut vers sir John, et suspendant le poignard au-dessus de sa poitrine:

— Sir John Tanlay, lui dit-il, tu es brave, tu dois être loyal; fais serment que pas un mot de ce que tu viens de voir ne sortira de ta bouche; jure que dans quelque circonstance que ce soit, tu ne reconnaîtras aucun de nous, et nous te faisons grâce de la vie.

— Aussitôt sorti d'ici, répondit sir John, ce sera pour vous dénoncer; aussitôt libre, ce sera pour vous poursuivre.

— Jure! répéta une seconde fois le moine.

— Non! dit sir John.

— Jure! répéta une troisième fois le moine.

— Jamais! répéta à son tour sir John.

— Eh bien, meurs donc, puisque tu le veux!

Et il enfonça son poignard jusqu'à la garde dans la poitrine de sir John, qui, soit force de volonté, soit qu'il eût été tué sur le coup, ne poussa pas même un soupir.

Puis, d’une voix pleine, sonore, de la voix d'un homme qui a la conscience d'avoir accompli son devoir:

— Justice est faite! dit le moine.

Alors, remontant à l'autel en laissant le poignard dans la blessure:

— Frères, dit-il, vous savez que vous êtes invités à Paris, rue du Bac, n° 35, au bal des victimes, qui aura lieu le 21 janvier prochain, en mémoire de la mort du roi Louis XVI.

Puis, le premier, il rentra dans le souterrain, où le suivirent les dix moines restés debout, emportant chacun sa torche.

Deux torches restaient pour éclairer les trois cadavres.

Un instant après, à la lueur de ces deux torches, quatre frères servants entrèrent; ils commencèrent par prendre les deux cadavres gisant sur les dalles et les emportèrent dans le caveau.

Puis ils rentrèrent, soulevèrent le corps de sir John, le posèrent sur un brancard, l'emportèrent hors de la chapelle, par la grande porte d'entrée, qu'ils refermèrent derrière eux.

Les deux moines qui marchaient devant le brancard avaient pris les deux dernières torches.

Et maintenant, si nos lecteurs nous demandent pourquoi cette différence entre les événements arrivés à Roland et ceux arrivés à sir John; pourquoi cette mansuétude envers l'un, et pourquoi cette rigueur envers l'autre, nous leur répondrons:

«Souvenez-vous que Morgan avait sauvegardé le frère d'Amélie, et que, sauvegardé ainsi, Roland, dans aucun cas, ne pouvait mourir de la main d'un compagnon de Jéhu.»

XIX: LA PETITE MAISON DE LA RUE DE LA VICTOIRE

Tandis que l'on transporte au château des Noires-Fontaines le corps de sir John Tanlay; tandis que Roland s'élance dans la direction qui lui a été indiquée; tandis que le paysan dépêché par lui court à Bourg prévenir le docteur Milliet de la catastrophe qui rend sa présence nécessaire chez madame de Montrevel, franchissons l'espace qui sépare Bourg de Paris et le temps qui s'est écoulé entre le 16 octobre et le 7 novembre, c'est-à-dire entre le 24 vendémiaire et le 7 brumaire, et pénétrons, vers les quatre heures de l'après-midi, dans cette petite maison de la rue de la Victoire rendue historique par la fameuse conspiration du 18 brumaire, qui en sortit tout armée.

C’est la même qui semble étonnée de présenter encore aujourd'hui, après tant de changements successifs de gouvernements, les faisceaux consulaires sur chaque battant de sa double porte de chêne et qui s'offre — située au côté droit de la rue, sous le numéro 60 — à la curiosité des passants.

Suivons la longue et étroite allée de tilleuls qui conduit de la porte de la rue à la porte de la maison; entrons dans l'antichambre; prenons le couloir à droite, et montons les vingt marches qui conduisent à un cabinet de travail tendu de papier vert et meublé de rideaux, de chaises, de fauteuils et de canapés de la même couleur.

Ses murailles sont couvertes de cartes géographiques et de plans des villes; une double bibliothèque en bois d'érable s'étend aux deux côtés de la cheminée, qu'elle emboîte; les chaises, les fauteuils, les canapés, les tables et les bureaux sont surchargés de livres; à peine y a-t-il place sur les sièges pour s'asseoir, et sur les tables et les bureaux pour écrire.

Au milieu d'un encombrement de rapports, de lettres, de brochures et de livres où il s'est ménagé une place, un homme est assis et essaye, en s'arrachant de temps en temps les cheveux d'impatience, de déchiffrer une page de notes près desquelles les hiéroglyphes de l’obélisque de Louqsor sont intelligibles jusqu'à la transparence.

Au moment où l’impatience du secrétaire approchait du désespoir, la porte s'ouvrit, et un jeune officier entra en costume d'aide de camp.

Le secrétaire leva la tête et une vive expression de joie se réfléchit sur son visage.

— Oh! mon cher Roland, dit-il, c'est vous, enfin! Je suis enchanté de vous voir pour trois raisons: la première, parce que je m'ennuyais de vous à en mourir; la seconde, parce que le général vous attend avec impatience et vous demande à cor et à cri; la troisième parce que vous allez m'aider à lire ce mot-là, sur lequel je pâlis depuis dix minutes… Mais, d'abord, et avant tout, embrassez-moi.

Le secrétaire et l'aide de camp s'embrassèrent.

— Eh bien, voyons, dit ce dernier, quel est ce mot qui vous embarrasse tant, mon cher Bourrienne?

— Ah! mon cher, quelle écriture! il m'en vient un cheveu blanc par page que je déchiffre, et j'en suis à ma troisième page d'aujourd'hui! Tenez, lisez si vous pouvez.

Roland prit la page des mains du secrétaire et, fixant son regard à l'endroit indiqué, il lut assez couramment:

— «Paragraphe XI. Le Nil, depuis Assouan jusqu'à trois lieues au nord du Caire, coule dans une seule branche…» Eh bien, mais, fit-il en s'interrompant, cela va tout seul. Que disiez-vous donc? Le général s'est appliqué au contraire.

— Continuez, continuez, dit Bourrienne.

Le jeune homme reprit:

— «De ce point que l'on appelle…» Ah! ah!

— Nous y sommes, qu'en dites-vous?

Roland répéta:

— «Que l'on appelle…» Diable! «Que l'on appelle…»

— Oui, que l'on appelle, après?

— Que me donnerez-vous, Bourrienne, s'écria Roland, si je le tiens?

— Je vous donnerai le premier brevet de colonel que je trouverai signé en blanc.

— Par ma foi, non, je ne veux pas quitter le général, j'aime mieux avoir un bon père que cinq cents mauvais enfants. Je vais vous donner vos trois mots pour rien.

— Comment! il y a trois mots là?

— Qui n'ont pas l’air d'en faire tout à fait deux, j'en conviens. Écoutez et inclinez-vous: «De ce point que l'on appelle Ventre della Vacca.»

— Ah! «_Ventre de la Vache!…» _Pardieu! c'est déjà illisible en français: s'il va se mettre dans l’imagination d'écrire en italien, et en patois d'Ajaccio encore! je croyais ne courir que le risque de devenir fou, je deviendrai stupide! … C'est cela.

Et il répéta la phrase tout entière:

— «Le Nil, depuis Assouan jusqu'à trois lieues au nord du Caire, coule dans une seule branche; de ce point, que l'on appelle Ventre de la Vache, il forme les branches de Rosette et de Damiette.» Merci, Roland.

Et il se mit en devoir d'écrire la fin du paragraphe dont le commencement était déjà jeté sur le papier.

— Ah çà! demanda Roland, il a donc toujours son dada, notre général: coloniser l'Égypte?

— Oui, oui, et puis, par contrecoup, un petit peu gouverner la
France; nous coloniserons… à distance.

— Eh bien, voyons, mon cher Bourrienne, mettez-moi au courant de l'air du pays, que je n'aie point l'air d'arriver du Monomotapa.

— D'abord, revenez-vous de vous-même, ou êtes-vous rappelé?

— Rappelé, tout ce qu'il y a de plus rappelé!

— Par qui?

— Mais par le général lui-même.

— Dépêche particulière?

— De sa main; voyez!

Le jeune homme tira de sa poche un papier contenant deux lignes non signées, de cette même écriture dont Bourrienne avait tout un cahier sous les yeux.

Ces deux lignes disaient:

«Pars, et sois à Paris le 16 brumaire; j'ai besoin de toi.»

— Oui, fit Bourrienne, je crois que ce sera pour le 18.

— Pour le 18, quoi?

— Ah! par ma foi, vous m'en demandez plus que je n'en sais,
Roland. L'homme, vous ne l'ignorez pas, n'est point communicatif.
Qu'y aura-t-il le 18 brumaire? Je n'en sais rien encore;
cependant, je répondrais qu'il y aura quelque chose.

— Oh! vous avez bien un léger doute?

— Je crois qu'il veut se faire directeur à la place de Sieyès, peut-être président à la place de Gohier.

— Bon! et la constitution de l’an III?

— Comment! la constitution de l’an III? — Eh bien, oui, il faut quarante ans pour être directeur, et il s'en faut juste de dix ans que le général n'en ait quarante.

— Dame, tant pis pour la constitution on la violera.

— Elle est bien jeune encore, Bourrienne; on ne viole guère les enfants de sept ans.

— Entre les mains du citoyen Barras, mon cher, on grandit bien vite: la petite fille de sept ans est déjà une vieille courtisane.

Roland secoua la tête.

— Eh bien, quoi? demanda Bourrienne.

— Eh bien, je ne crois pas que notre général se fasse simple directeur avec quatre collègues; juge donc, mon cher, cinq rois de France, ce n'est plus un dictatoriat, c'est un attelage.

— En tout cas, jusqu'à présent, il n'a laissé apercevoir que cela; mais, vous savez, mon cher ami, avec notre général, quand on veut savoir, il faut deviner.

— Ah! ma foi, je suis trop paresseux pour prendre cette peine, Bourrienne; moi, je suis un véritable janissaire: ce qu'il fera sera bien fait. Pourquoi diable me donnerais-je la peine d'avoir une opinion, de la débattre, de la défendre? C'est déjà bien assez ennuyeux de vivre.

Et le jeune homme appuya cet aphorisme d'un long bâillement; puis il ajouta, avec l'accent d'une profonde insouciance:

— Croyez-vous que l'on se donnera des coups de sabre, Bourrienne?

— C'est probable.

— Eh bien, il y aura une chance de se faire tuer; c'est tout ce qu'il me faut. Où est le général?

— Chez madame Bonaparte; il est descendu il y a un quart d'heure.
Lui avez-vous fait dire que vous étiez arrivé?

— Non, je n'étais point fâché de vous voir d'abord. Mais, tenez, j'entends son pas: le voici.

Au même moment, la porte s'ouvrit brusquement, et le même personnage historique que nous avons vu remplir incognito à Avignon un rôle silencieux, apparut sur le seuil de la porte dans son costume pittoresque de général en chef de l’armée d'Égypte.

Seulement, comme il était chez lui, la tête était nue.

Roland lui trouva les yeux plus caves et le teint plus plombé encore que d'habitude.

Cependant, en apercevant le jeune homme, l'oeil sombre ou plutôt méditatif de Bonaparte lança un éclair de joie.

— Ah! c'est toi, Roland! dit-il; fidèle comme l’acier; on t'appelle, tu accours. Sois le bienvenu.

Et il tendit la main au jeune homme.

Puis, avec un imperceptible sourire:
— Que fais-tu chez Bourrienne?

— Je vous attends, général.

— Et, en attendant, vous bavardez comme deux vieilles femmes.

— Je vous l’avoue, général; je lui montrais mon ordre d'être ici le 16 brumaire.

— J'ai je écrit le 16 ou le 17?

— Oh! le 16 général; le 17, c'eût été trop tard.

— Pourquoi trop tard le 17?

— Dame, s'il y a, comme l’a dit Bourrienne, de grands projets pour le 18.

— Bon! murmura Bourrienne, voilà mon écervelé qui va me faire laver la tête.

— Ah! il t'a dit que j'avais de grands projets pour le 18?

Il alla à Bourrienne, et, le prenant par l'oreille:

— Portière! lui dit-il.

Puis à Roland:

— Eh bien, oui, mon cher, nous avons de grands projets pour le 18: nous dînons, ma femme et moi, chez le président Gohier, un excellent homme, qui a parfaitement reçu Joséphine en mon absence. Tu dîneras avec nous, Roland.

Roland regarda Bonaparte.

— C’est pour cela que vous m'avez fait revenir, général? dit-il en riant.

— Pour cela, oui, et peut-être encore pour autre chose. Écris,
Bourrienne.

Bourrienne reprit vivement la plume.

— Y es-tu?

— Oui, général.

«Mon cher président, je vous préviens que ma femme, moi et un de mes aides de camp, irons vous demander à dîner après-demain 18.

«C'est vous dire que nous nous contenterons du dîner de famille ….»

— Après? fit Bourrienne.

— Comment, après?

— Faut-il mettre: «Liberté, égalité, fraternité?»

— «Ou la mort!» ajouta Roland.

— Non, dit Bonaparte. Donne-moi la plume.
Il prit la plume des mains de Bourrienne et ajouta de la sienne:

«Tout à vous, BONAPARTE.»

Puis, repoussant le papier:

— Tiens, mets l’adresse, Bourrienne, et envoie cela par ordonnance.

Bourrienne mit l’adresse, cacheta, sonna. Un officier de service entra.

— Faites porter cela par ordonnance, dit Bourrienne.

— Il y a réponse, ajouta Bonaparte.

L'officier referma la porte.

— Bourrienne, dit le général en montrant Roland, regarde ton ami.

— Eh bien, général, je le regarde.

— Sais-tu ce qu'il a fait à Avignon?

— J'espère qu'il n'a pas fait un pape.

— Non; il a jeté une assiette à la tête d'un homme.

— Oh! c'est vif.

— Ce n'est pas le tout

— Je le présume bien.

— Il s'est battu en duel avec cet homme.

— Et tout naturellement il l'a tué, dit Bourrienne.

— Justement; et sais-tu pourquoi?

— Non.

Le général haussa les épaules.

— Parce que cet homme avait dit que j'étais un voleur.

Puis, regardant Roland avec une indéfinissable expression de raillerie et d'amitié:

— Niais! dit-il.

Puis, tout à coup:

— À propos, et l’Anglais?

— Justement, l’Anglais, mon général, j'allais vous en parler.

— Il est toujours en France?

— Oui, et j'ai même cru un instant qu'il y resterait jusqu'au
jour où la trompette du jugement dernier sonnera la diane dans la
vallée de Josaphat.
— As-tu manqué de tuer celui-là aussi?

— Oh! non, pas moi; nous sommes les meilleurs amis du monde; et, mon général, c'est un si excellent homme, et si original en même temps, que je vous demanderai un tout petit brin de bienveillance pour lui.

— Diable! pour un Anglais?

Bonaparte secoua la tête.

— Je n'aime pas les Anglais.

— Bon! comme peuple; mais les individus…

— Eh bien, que lui est-il arrivé, à ton ami?

— Il a été jugé, condamné et exécuté.

— Que diable me comptes-tu là?

— La vérité du bon Dieu, mon général.

— Comment! il a été jugé, condamné et guillotiné?

— Oh! pas tout à fait; jugé, condamné, oui; guillotiné, non; s’il avait été guillotiné, il serait encore plus malade qu'il n'est.

— Voyons, que me rabâches-tu? par quel tribunal a-t-il été jugé et condamné?

— Par le tribunal des compagnons de Jéhu.
— Qu'est-ce que c'est que cela, les compagnons de Jéhu?

— Allons! voilà que vous avez déjà oublié notre ami Morgan, l’homme masqué qui a rapporté au marchand de vin ses deux cents louis.

— Non, fit Bonaparte, je ne l'ai pas oublié. Bourrienne, je t'ai raconté l’audace de ce drôle, n'est-ce pas?

— Oui, général, fit Bourrienne, et je vous ai répondu qu'à votre place j'aurais voulu savoir qui il était.

— Oh! le général le saurait déjà s'il m'avait laissé faire: j'allais lui sauter à la gorge et lui arracher son masque, quand le général m'a dit de ce ton que vous lui connaissez: Ami Roland!

— Voyons, reviens à ton Anglais, bavard! fit le général. Ce
Morgan l’a-t-il assassiné?

— Non, pas lui… ce sont ses compagnons.

— Mais tu parlais tout à l’heure de tribunal, de jugement.

— Mon général, vous êtes toujours le même, dit Roland avec ce reste de familiarité prise à l'École militaire: vous voulez savoir, et vous ne donnez pas le temps de parler.

— Entre aux Cinq-Cents, et tu parleras tant que tu voudras.

— Bon! aux Cinq-Cents, j'aurai quatre cent quatre-vingt-dix-neuf collègues qui auront tout autant envie de parler que moi, et qui me couperont la parole: j'aime encore mieux être interrompu par vous que par un avocat.

— Parleras-tu?

— Je ne demande pas mieux. Imaginez-vous, général, qu'il y a près de Bourg une chartreuse…

— La chartreuse de Seillon: je connais cela.

— Comment! vous connaissez la chartreuse de Seillon? demanda
Roland.

— Est-ce que le général ne connaît pas tout? fit Bourrienne.

— Voyons, ta chartreuse, est-ce qu'il y a encore des chartreux?

— Non; il n'y a plus que des fantômes.

— Aurais-tu, par hasard, une histoire de revenant à me raconter?

— Et des plus belles.

— Diable! Bourrienne sait que je les adore. Va.

— Eh bien, on est venu nous dire chez ma mère qu'il revenait des fantômes à la chartreuse; vous comprenez que nous avons voulu en avoir le coeur net, sir John et moi, ou plutôt moi et sir John; nous y avons donc passé chacun une nuit.

— Où cela?

— À la chartreuse, donc.

Bonaparte pratiqua avec le pouce un imperceptible signe de croix, habitude corse qu'il ne perdit jamais.

— Ah! ah! fit-il; et en as-tu vu des fantômes?

— J'en ai vu un.

— Et qu'en as-tu fait?

— J'ai tiré dessus.

— Alors?

— Alors, il a continué son chemin.

— Et tu t'es tenu pour battu!

— Ah! bon! voilà comme vous me connaissez! Je l’ai poursuivi, et j'ai retiré dessus; mais, comme il connaissait mieux son chemin que moi à travers les ruines, il m'a échappé.

— Diable!

— Le lendemain, c'était le tour de sir John, de notre Anglais.

— Et a-t-il vu ton revenant?

— Il a vu mieux que cela: il a vu douze moines qui sont entrés dans l’église, qui l'ont jugé comme ayant voulu pénétrer leurs secrets, qui l'ont condamné à mort, et qui l'ont, ma foi! poignardé.

— Et il ne s'est pas défendu?
— Comme un lion. Il en a tué deux.

— Et il est mort?

— Il n'en vaut guère mieux; mais j'espère cependant qu'il s'en tirera. Imaginez-vous, général, qu'on l'a retrouvé au bord du chemin et qu'on l'a rapporté chez ma mère avec un poignard planté au milieu de la poitrine, comme un échalas dans une vigne.

— Ah çà! mais c'est une scène de la Sainte-Vehme que tu me racontes là, ni plus ni moins.

— Et sur la lame du poignard, afin qu'on ne doutât point d'où venait, le coup, il y avait gravé en creux: Compagnons de Jéhu.

— Voyons, il n'est pas possible qu'il se passe de pareilles choses en France, pendant la dernière année du dix-huitième siècle! C'était bon en Allemagne, au moyen âge, du temps des Henri et des Othon.

— Pas possible, général? Eh bien, voilà le poignard; que dites vous de la forme? Elle est avenante, n'est-ce pas?

Et le jeune homme tira de dessous son habit un poignard tout en fer, lame et garde.

La garde, ou plutôt la poignée, avait la forme d'une croix, et sur la lame étaient, en effet, gravés ces trois mots: Compagnons de Jéhu.

Bonaparte examina l'arme avec soin.

— Et tu dis qu'ils lui ont planté ce joujou-là dans la poitrine,
à ton Anglais?
— Jusqu'au manche.

— Et il n'est pas mort!

— Pas encore, du moins.

— Tu as entendu, Bourrienne?

— Avec le plus grand intérêt.

— Il faudra me rappeler cela, Roland.

— Quand, général?

— Quand… quand je serai maître. Viens dire bonjour à Joséphine; viens, Bourrienne, tu dîneras avec nous; faites attention à ce que vous direz l'un et l'autre: nous avons Moreau à dîner. Ah! je garde le poignard comme curiosité.

Et il sortit le premier, suivi de Roland, qui bientôt fut suivi lui-même de Bourrienne.

Sur l'escalier, il rencontra l'ordonnance qu'il avait envoyée à
Gohier.

— Eh bien, demanda-t-il?

— Voici la réponse du président.

— Donnez.

Il décacheta la lettre et lut: «Le président Gohier est enchanté de la bonne fortune que lui promet le général Bonaparte; il l'attendra après-demain, 18 brumaire, à dîner avec sa charmante femme et l'aide de camp annoncé, quel qu'il soit.

«On se mettra à table à cinq heures.

«Si cette heure ne convenait pas au général Bonaparte, il est prié de faire connaître celle contre laquelle il désirerait qu'elle fût changée.

«Le président,

«16 brumaire an VII.

«GOHIER.»

Bonaparte mit, avec un indescriptible sourire, la lettre dans sa poche.

Puis, se retournant vers Roland:

— Connais-tu le président Gohier? lui demanda-t-il.

— Non, mon général.

— Ah! tu verras, c'est un bien brave homme.

Et ces paroles furent prononcées avec un accent non moins indescriptible que le sourire.

XX — LES CONVIVES DU GÉNÉRAL BONAPARTE

Joséphine, malgré ses trente-quatre ans, et peut-être même à cause de ses trente-quatre ans — cet âge délicieux de la femme, du sommet duquel elle plane à la fois sur sa jeunesse passée et sur sa vieillesse future — Joséphine, toujours belle, plus que jamais gracieuse, était la femme charmante que vous savez.

Une confidence imprudente de Junot avait, au moment du retour de son mari, jeté un peu de froid entre celui-ci et elle; mais trois jours avaient suffi pour rendre à l’enchanteresse tout son pouvoir sur le vainqueur de Rivoli et des Pyramides.

Elle faisait les honneurs du salon quand Roland y entra.

Toujours incapable, en véritable créole qu'elle était, de maîtriser ses sensations, elle jeta un cri de joie et lui tendit la main en l'apercevant; elle savait Roland profondément dévoué à son mari; elle connaissait sa folle bravoure; elle n'ignorait pas que, si le jeune homme avait eu vingt existences, il les eût données toutes pour le général Bonaparte.

Roland prit avec empressement la main qu'elle lui tendait, et la baisa avec respect.

Joséphine avait connu la mère de Roland à la Martinique; jamais, lorsqu'elle voyait Roland, elle ne manquait de lui parler de son grand-père maternel M. de la Clémencière, dans le magnifique jardin duquel, étant enfant, elle allait cueillir ces fruits splendides inconnus à nos froides régions.

Le texte de la conversation était donc tout trouvé; elle s'informa tendrement de la santé de madame de Montrevel, de celle de sa fille et de celle du petit Édouard.

Puis, ces informations prises:

— Mon cher Roland, lui dit-elle, je me dois à tout le monde; mais tachez donc, ce soir, de rester après les autres ou de vous trouver demain seul avec moi: j'ai à vous parler de lui (elle désignait Bonaparte de l’oeil), et j’ai des millions de choses à raconter.

Puis, avec un soupir et en serrant la main du jeune homme:

— Quoi qu'il arrive, dit-elle, vous ne le quitterez point, n'est- ce pas?

— Comment! quoi qu'il arrive? demanda Roland étonné.

— Je me comprends, dit Joséphine, et je suis sûre que, quand vous aurez causé dix minutes avec Bonaparte, vous me comprendrez aussi. En attendant, regardez, écoutez et taisez-vous.

Roland salua et se retira à l’écart, résolu, ainsi que le conseil venait de lui en être donné par Joséphine, de se borner au rôle d'observateur.

Il y avait de quoi observer.

Trois groupes principaux occupaient le salon.

Un premier, qui était réuni autour de madame Bonaparte, seule femme qu'il y eût dans l’appartement: c'était, au reste, plutôt un flux et un reflux qu'un groupe.

Un second, qui était réuni autour de Talma et qui se composait d'Arnault, de Parseval-Grandmaison, de Monge, de Berthollet et de deux ou trois autres membres de l'Institut.

Un troisième, auquel Bonaparte venait de se mêler et dans lequel on remarquait Talleyrand, Barras, Lucien, l’amiral Bruig, Roederer, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Fouché, Réal et deux ou trois généraux au milieu desquels on remarquait Lefebvre. Dans le premier groupe, on parlait modes, musique, spectacle; dans le second, on parlait littérature, sciences, art dramatique; dans le troisième, on parlait de tout, excepté de la chose dont chacun avait envie de parler.

Sans doute, cette retenue ne correspondait point à la pensée qui animait en ce moment Bonaparte; car, après quelques secondes de cette banale conversation, il prit par le bras l'ancien évêque d'Autun et l’emmena dans l’embrasure d'une fenêtre.

— Eh bien?, lui demanda-t-il.

Talleyrand regarda Bonaparte avec cet oeil qui n'appartenait qu'à lui.

— Eh bien, que vous avais-je dit de Sieyès, général?

— Vous m'avez dit: «Cherchez un appui dans les gens qui traitent de jacobins les amis de la République, et soyez convaincu que Sieyès est à la tête de ces gens-là.»

— Je ne m'étais pas trompé.
— Il se rend donc?

— Il fait mieux, il est rendu…

— L'homme qui voulait me faire fusiller pour avoir débarqué à
Fréjus sans faire quarantaine!

— Oh! non, ce n'était point pour cela.

— Pourquoi donc?

— Pour ne l’avoir point regardé et pour ne lui avoir point adressé la parole à un dîner chez Gohier.

— Je vous avoue que je l’ai fait exprès; je ne puis pas souffrir ce moine défroqué.

Bonaparte s'aperçut, mais un peu tard, que la parole qu'il venait de lâcher était, comme le glaive de l’archange, à double tranchant: si Sieyès était défroqué, Talleyrand était démitré.

Il jeta un coup d'oeil rapide sur le visage de son interlocuteur; l'ex-évêque d'Autun souriait de son plus doux sourire.

— Ainsi je puis compter sur lui?

— J'en répondrais.

— Et Cambacérès, et Lebrun, les avez-vous vus?

— Je m'étais chargé de Sieyès, c'est-à-dire du plus récalcitrant; c'est Bruix qui a vu les deux autres.

L'amiral, du milieu du groupe où il était resté, ne quittait pas des yeux le général et le diplomate; il se doutait que leur conversation avait une certaine importance.

Bonaparte lui fit signe de venir le rejoindre.

Un homme moins habile eût obéi à l’instant même; Bruix s'en garda bien.

Il fit, avec une indifférence affectée, deux ou trois tours dans le salon; puis, comme s'il apercevait tout à coup Talleyrand et Bonaparte causant ensemble, il alla à eux.

— C'est un homme très fort que Bruix, dit Bonaparte, qui jugeait les hommes aussi bien d'après les petites choses que d'après les grandes.

— Et très prudent surtout, général! dit Talleyrand.

— Eh bien, mais il va falloir un tire-bouchon pour lui tirer les paroles du ventre.

— Oh! non; maintenant qu'il nous a rejoints, il va, au contraire, aborder franchement la question.

En effet, à peine Bruix était-il réuni à Bonaparte et à Talleyrand, qu'il entra en matière par ces mots aussi clairs que concis:

— Je les ai vus, ils hésitent!

— Ils hésitent! Cambacérès et Lebrun hésitent? Lebrun, je le comprends encore: une espèce d'homme de lettres, un modéré, un puritain; mais Cambacérès… — C'est comme cela.

— Ne leur avez-vous pas dit que je comptais faire de chacun d'eux un consul?

— Je ne me suis pas avancé jusque-là, répondit Bruix en riant.

— Et pourquoi cela? demanda Bonaparte.

— Mais parce que voilà le premier mot que vous me dites de vos intentions, citoyen général.

— C'est juste, dit Bonaparte en se mordant les lèvres.

— Faut-il réparer cette omission? demanda Bruix.

— Non, non, fit vivement Bonaparte; ils croiraient que j'ai besoin d'eux; je ne veux pas de tergiversations. Qu'ils se décident aujourd'hui sans autres conditions que celles que vous leur avez offertes, sinon, demain, il sera trop tard; je me sens assez fort pour être seul, et j'ai maintenant Sieyès et Barras.

— Barras? répétèrent les deux négociateurs étonnés.

— Oui, Barras, qui me traite de petit caporal et qui ne me renvoie pas en Italie parce que, dit-il, j'y ai fait ma fortune, et qu'il est inutile que j'y retourne… eh bien, Barras…

— Barras?

— Rien…

Puis, se reprenant: —Ah! ma foi, au reste, je puis bien vous le dire! Savez-vous ce que Barras a avoué hier à dîner devant moi? qu'il était impossible de marcher plus longtemps avec la constitution de l'an III; qu'il reconnaissait la nécessité d'une dictature; qu'il était décidé à se retirer, à abandonner les rênes du gouvernement, ajoutant qu'il était usé dans l'opinion et que la République avait besoin d'hommes nouveaux. Or, devinez sur qui il est disposé à déverser son pouvoir — je vous le donne, comme madame de Sévigné, en cent, en mille, en dix mille! — sur le général Hédouville, un brave homme… mais je n'ai eu besoin que de le regarder en face pour lui faire baisser les yeux; il est vrai que mon regard devait être foudroyant! Il en est résulté que, ce matin, à huit heures, Barras était auprès de mon lit, s'excusant comme il pouvait de sa bêtise d'hier, reconnaissant que, seul, je pouvais sauver la République, me déclarant qu'il venait se mettre à ma disposition, faire ce que je voudrais, prendre le rôle que je lui donnerais, et me priant de lui promettre que, si je méditais quelque chose, je compterais sur lui… oui, sur lui, qu'il m'attende sous l'orme!

— Cependant, général, dit M. de Talleyrand ne pouvant résister au désir de faire un mot, du moment où l'orme n'est point un arbre de la liberté.

Bonaparte jeta un regard de côté à l'ex-évêque.

— Oui, je sais que Barras est votre ami, celui de Fouché et de Réal; mais il n'est pas le mien et je le lui prouverai. Vous retournerez chez Lebrun et chez Cambacérès, Bruix, et vous leur mettrez le marché à la main.

Puis, regardant à sa montre et fronçant le sourcil:

— Il me semble que Moreau se fait attendre.

Et il se dirigea vers le groupe où dominait Talma.
Les deux diplomates le regardèrent s'éloigner.

Puis, tout bas:

— Que dites-vous, mon cher Maurice, demanda l'amiral Bruig, de ces sentiments pour l'homme qui l’a distingué au siège de Toulon n'étant que simple officier, qui lui a donné la défense de la Convention au 13 vendémiaire, qui, enfin, l'a fait nommer, à vingt-six ans, général en chef de l'armée d'Italie?

— Je dis, mon cher amiral, répondit M. de Talleyrand avec son sourire pâle et narquois tout ensemble, qu'il existe des services si grands, qu'ils ne peuvent se payer que par l'ingratitude.

En ce moment la porte s'ouvrit et l'on annonça le général Moreau.

À cette annonce, qui était plus qu'une nouvelle, qui était un étonnement pour la plupart des assistants, tous les regards se tournèrent vers la porte.

Moreau parut.

Trois hommes occupaient, à cette époque, les regards de la France, et Moreau était un de ces trois hommes.

Les deux autres étaient Bonaparte et Pichegru.

Chacun d'eux était devenu une espèce de symbole.

Pichegru, depuis le 18 fructidor, était le symbole de la monarchie.

Moreau, depuis qu'on l'avait surnommé Fabius, était le symbole de la république.

Bonaparte, symbole de la guerre, les dominait tous deux par le côté aventureux de son génie.

Moreau était alors dans toute la force de l'âge, nous dirions dans toute la force de son génie, si un des caractères du génie n'était pas la décision. Or, nul n'était plus indécis que le fameux cunctateur.

Il avait alors trente-six ans, était de haute taille, avait à la fois la figure douce, calme et ferme; il devait ressembler à Xénophon.

Bonaparte ne l'avait jamais vu: lui, de son côté, n'avait jamais vu Bonaparte.

Tandis que l'un combattait sur l'Adige et le Mincio, l'autre combattait sur le Danube et sur le Rhin.

Bonaparte, en l'apercevant, alla au-devant de lui.

— Soyez le bienvenu, général! lui dit-il.

Moreau sourit avec une extrême courtoisie:

— Général, répondit-il pendant que chacun faisait cercle autour d'eux pour voir comment cet autre César aborderait cet autre Pompée, vous arrivez d'Égypte victorieux, et moi, j'arrive d'Italie après une grande défaite.

— Qui n'était pas vôtre et dont vous ne devez pas répondre, général. Cette défaite, c'est la faute de Joubert; s'il s'était rendu à l'armée d'Italie aussitôt qu'il en a été nommé général en chef, il est plus que probable que les Russes et les Autrichiens, avec les seules troupes qu'ils avaient alors, n'eussent pas pu lui résister; mais la lune de miel l’a retenu à Paris, ce mois fatal, que le pauvre Joubert a payé de sa vie, leur a donné le temps de réunir toutes leurs forces; la reddition de Mantoue les a accrues de quinze mille hommes arrivés la veille du combat; il était impossible que notre brave armée ne fût pas accablée par tant de forces réunies!

— Hélas! oui, dit Moreau, c'est toujours le plus grand nombre qui bat le plus petit.

— Grande vérité, général! s'écria Bonaparte, vérité incontestable!

— Cependant, dit Arnault se mêlant à la conversation, avec de petites armées, général, vous en avez battu de grandes.

— Si vous étiez Marius, au lieu d'être l’auteur de _Marius, _vous ne diriez pas cela, monsieur le poète. Même quand j'ai battu de grandes armées avec de petites — écoutez bien cela, vous surtout, jeunes gens qui obéissez aujourd'hui et qui commanderez plus tard — c'est toujours le plus petit nombre qui a été battu par le grand.

— Je ne comprends pas? dirent ensemble Arnault et Lefebvre.

Mais Moreau fit un signe de tête indiquant qu'il comprenait, lui.

Bonaparte continua:

— Suivez bien ma théorie, c'est tout l'art de la guerre. Lorsque avec de moindres forces j'étais en présence d'une grande armée, groupant avec rapidité la mienne, je tombais comme la foudre sur l'une de ses ailes et je la culbutais; je profitais ensuite du désordre que cette manoeuvre ne manquait jamais de mettre dans l'armée ennemie pour l'attaquer dans une autre partie, toujours avec toutes mes forces; je la battais ainsi en détail, et la victoire qui était le résultat était toujours, comme vous le voyez, le triomphe du grand nombre sur le petit.

Au moment où l'habile général venait de donner cette définition de son génie, la porte s'ouvrit et un domestique annonça qu'on était servi.

— Allons, général, dit Bonaparte conduisant Moreau à Joséphine, donnez le bras à ma femme, et à table!

Et, sur cette invitation, chacun passa du salon dans la salle à manger.

Après le dîner, sous le prétexte de lui montrer un sabre magnifique qu'il avait rapporté d'Égypte, Bonaparte emmena Moreau dans son cabinet.

Là, les deux rivaux restèrent plus d'une heure enfermés.

Que se passa-t-il entre eux? quel fut le pacte signé? quelles furent les promesses faites? Nul ne le sut jamais.

Seulement, Bonaparte, en rentrant seul au salon, répondit à
Lucien, qui lui demandait: «Eh bien, Moreau?»

— Comme je l’avais prévu, il préfère le pouvoir militaire au pouvoir politique; je lui ai promis le commandement d’une armée…

En prononçant ces derniers mots, Bonaparte sourit.

— Et, en attendant…, continua-t-il.

— En attendant? demanda Lucien.

— Il aura celui du Luxembourg; je ne suis pas fâché d'en faire le geôlier des directeurs avant d'en faire le vainqueur des Autrichiens.

Le lendemain on lisait dans le Moniteur:

_»Paris, 17 brumaire. — _Bonaparte a fait présent à Moreau d'un damas garni de pierres précieuses qu'il a rapporté d'Égypte, et qui est estimé douze mille francs.»

XXI — LE BILAN DU DIRECTOIRE

Nous avons dit que Moreau, muni sans doute de ses instructions, était sorti de la petite maison de la rue de la Victoire, tandis que Bonaparte était rentré seul au salon.

Tout était objet de contrôle dans une pareille soirée; aussi remarqua-t-on l'absence de Moreau, la rentrée solitaire de Bonaparte, et la visible bonne humeur qui animait la physionomie de ce dernier.

Les regards qui s'étaient fixés le plus ardemment sur lui étaient ceux de Joséphine et de Roland: Moreau pour Bonaparte ajoutait vingt chances de succès au complot; Moreau contre Bonaparte lui en enlevait cinquante.

L'oeil de Joséphine était si suppliant que, en quittant Lucien,
Bonaparte poussa son frère du côté de sa femme.

Lucien comprit; il s'approcha de Joséphine.

— Tout va bien, dit-il.

— Moreau?

— Il est avec nous.

— Je le croyais républicain.

— On lui a prouvé que l'on agissait pour le bien de la
République.

— Moi, je l’eusse cru ambitieux, dit Roland.

Lucien tressaillit et regarda le jeune homme.

— Vous êtes dans le vrai, vous, dit il.

— Eh bien, alors, demanda Joséphine, s'il est ambitieux, il ne laissera pas Bonaparte s'emparer du pouvoir.

— Pourquoi cela?

— Parce qu'il le voudra pour lui-même.

— Oui; mais il attendra qu'on le lui apporte tout fait, vu qu'il ne saura pas le créer et qu'il n'osera pas le prendre.

Pendant ce temps Bonaparte s'approchait du groupe qui s'était formé, comme avant le dîner, autour de Talma; les hommes supérieurs sont toujours au centre.

— Que racontez-vous là, Talma? demanda Bonaparte; il me semble qu'on vous écoute avec bien de l’attention.

— Oui, mais voilà mon règne fini, dit l'artiste.

— Et pourquoi cela?

— Je fais comme le citoyen Barras, j'abdique.

— Le citoyen Barras abdique donc?

— Le bruit en court.

— Et sait-on qui sera nommé à sa place?

— On s'en doute.

— Est-ce un de vos amis, Talma?

— Autrefois, dit Talma en s'inclinant, il m'a fait l’honneur de me dire que j'étais le sien.

— Eh bien, en ce cas, Talma, je vous demande votre protection.

— Elle vous est acquise, dit Talma, en riant; maintenant reste à savoir pourquoi faire.

— Pour m'envoyer en Italie, où le citoyen Barras ne veut pas que je retourne.

— Dame, fit Talma, vous connaissez la, chanson, général?

«Nous n'irons plus au bois, Les lauriers sont coupés

— Ô Roscius! Roscius! dit en souriant Bonaparte, serais-tu devenu flatteur en mon absence?

— Roscius était l'ami de César, général, et, à son retour des
Gaules, il dut lui dire à peu près ce que je vous dis.

Bonaparte posa la main sur l’épaule de Talma.

— Lui eût-il dit les mêmes paroles après le passage du Rubicon?

Talma regarda Bonaparte en face:

— Non, répondit-il; il lui eût dit, comme le devin: «César, prends garde aux ides de mars

Bonaparte fourra sa main dans sa poitrine comme pour y chercher quelque chose, et, y retrouvant le poignard des compagnons de Jéhu, il l'y serra convulsivement.

Avait-il un pressentiment des conspirations d'Aréna, de Saint-
Régent et de Cadoudal?

En ce moment la porte s'ouvrit et l'on annonça:

— Le général Bernadotte.

— Bernadotte! ne put s'empêcher de murmurer Bonaparte, que vient- il faire ici?

En effet, depuis le retour de Bonaparte, Bernadotte s'était tenu à l'écart, se refusant à toutes les instances que le général en chef lui avait faites ou lui avait fait faire par ses amis.

C'est que, dès longtemps, Bernadotte avait deviné l'homme politique sous la capote du soldat, le dictateur sous le général en chef; c'est que Bernadotte, tout roi qu'il fut depuis, était alors bien autrement républicain que Moreau.

D'ailleurs, Bernadotte croyait avoir à se plaindre de Bonaparte.

Sa carrière militaire avait été non moins brillante que celle du jeune général; sa fortune devait égaler la sienne jusqu'au bout; seulement, plus heureux que lui, il devait mourir sur le trône.

Il est vrai que, ce trône, Bernadotte ne l'avait pas conquis: il y avait été appelé.

Fils d'un avocat de Pau, Bernadotte, né en 1764, c'est-à-dire cinq ans avant Bonaparte, s'était engagé comme simple soldat à l'âge de dix-sept ans. En 1789, il n'était encore que sergent-major; mais c'était l'époque des avancements rapides; en 1794, Kléber l'avait proclamé général de brigade sur le champ de bataille même où il venait de décider de la victoire; devenu général de division, il avait pris une part brillante aux journées de Fleurus et de Juliers, fait capituler Maëstricht, pris Altdorf, et protégé, contre une armée une fois plus nombreuse que la sienne, la marche de Jourdan forcé de battre en retraite; en 1797, le Directoire l'avait chargé de conduire dix-sept mille hommes à Bonaparte: ces dix-sept mille hommes, c'étaient ses vieux soldats, les vieux soldats de Kléber, de Marceau, de Hoche, des soldats de Sambre-et- Meuse, et alors, il avait oublié la rivalité et secondé Bonaparte de tout son pouvoir, ayant sa part du passage du Tagliamento, prenant Gradiska, Trieste, Laybach, Idria, venant après la campagne rapporter au Directoire les drapeaux pris à l'ennemi, et acceptant, à contrecoeur peut-être, l’ambassade de Vienne, tandis que Bonaparte se faisait donner le commandement en chef de l'armée d'Égypte.

À Vienne, une émeute suscitée par le drapeau tricolore arboré à la porte de l’ambassade, émeute dont l’ambassadeur ne put obtenir satisfaction, le força de demander ses passeports. De retour à Paris, il avait été nommé par le Directoire ministre de la guerre; une subtilité de Sieyès, que le républicanisme de Bernadotte offusquait, avait amené celui-ci à donner sa démission, la démission avait été acceptée, et, lorsque Bonaparte avait débarqué à Fréjus, le démissionnaire était depuis trois mois remplacé par Dubois-Crancé.

Depuis le retour de Bonaparte, quelques amis de Bernadotte avaient voulu le rappeler au ministère; mais Bonaparte s'y était opposé; il en résultait une hostilité, sinon ouverte, du moins réelle, entre les deux généraux.

La présence de Bernadotte dans le salon de Bonaparte était donc un événement presque aussi extraordinaire que celle de Moreau, et l'entrée du vainqueur de Maëstricht fit retourner au moins autant de têtes que l'entrée du vainqueur de Rastadt.

Seulement, au lieu d'aller à lui comme il avait été au-devant de Moreau, Bonaparte, pour le nouveau venu, se contenta de se retourner et d'attendre.

Bernadotte, du seuil de la porte, jeta un regard rapide sur le salon; il divisa et analysa les groupes, et, quoiqu'il eût, au centre du groupe principal, aperçu Bonaparte, il s'approcha de Joséphine, à demi couchée au coin de la cheminée sur une chaise longue, belle et drapée comme la statue d'Agrippine du musée Pitti, et la salua avec toute la courtoisie d'un chevalier, lui adressa quelques compliments, s'informa de sa santé, et, alors seulement, releva la tête pour voir sur quel point il devait aller chercher Bonaparte.

Toute chose avait trop de signification dans un pareil moment pour que chacun ne remarquât point cette affectation de courtoisie de la part de Bernadotte.

Bonaparte, avec son esprit rapide et compréhensif, n'avait point été le dernier à faire cette remarque; aussi l’impatience le prit- elle, et, au lieu d'attendre Bernadotte au milieu du groupe où il se trouvait, se dirigea-t-il vers l'embrasure d'une fenêtre, comme s'il portait à l'ex-ministre de la guerre le défi de l'y suivre.

Bernadotte salua gracieusement à droite et à gauche, et, commandant le calme à sa physionomie d'ordinaire si mobile, il s'avança vers Bonaparte, qui l'attendait comme un lutteur attend son adversaire, le pied droit en avant et les lèvres serrées.

Les deux hommes se saluèrent; seulement, Bonaparte ne fit aucun mouvement pour tendre la main à Bernadotte; celui-ci, de son côté, ne fit aucun mouvement pour la lui prendre.

— C'est vous, dit Bonaparte; je suis bien aise de vous voir.

— Merci, général, répondit Bernadotte; je viens ici parce que je crois avoir à vous donner quelques explications.

— Je ne vous avais pas reconnu d'abord.

— Mais il me semble cependant, général, que mon nom avait été prononcé, par le domestique qui m'a annoncé, d'une voix assez haute et assez claire pour qu'il n'y eût point de doute sur mon identité.

— Oui: mais il avait annoncé le général Bernadotte.

— Eh bien?

— Eh bien, j'ai vu un homme en bourgeois, et, tout en vous reconnaissant, je doutais que ce fût vous.

Depuis quelque temps, en effet, Bernadotte affectait de porter l’habit bourgeois, de préférence à l'uniforme.

— Vous savez, répondit-il en riant, que je ne suis plus militaire qu'à moitié: je suis mis au traitement de réforme par le citoyen Sieyès.

— Il paraît qu'il n'est point malheureux pour moi que vous n'ayez plus été ministre de la guerre, lors de mon débarquement à Fréjus.

— Pourquoi cela?

— Vous avez dit, à ce que l'on m'assure, que si vous aviez reçu l’ordre de me faire arrêter pour avoir transgressé les lois sanitaires, vous l'eussiez fait.

— Je l'ai dit et je le répète, général; soldat, j'ai toujours été un fidèle observateur de la discipline; ministre, je devenais un esclave de la loi.

Bonaparte se mordit les lèvres.

— Et vous direz après cela que vous n'avez pas une inimitié personnelle contre moi!

— Une inimitié personnelle contre vous, général? répondit Bernadotte; pourquoi cela? nous avons toujours marché à peu près sur le même rang, j'étais même général avant vous; mes campagnes sur le Rhin, pour être moins brillantes que vos campagnes sur l’Adige, n'ont pas été moins profitables à la République, et, quand j'ai eu l’honneur de servir sous vos ordres en Italie, vous avez, je l'espère, trouvé en moi un lieutenant dévoué, sinon à l’homme, du moins à la patrie. Il est vrai que, depuis votre départ, général, j'ai été plus heureux que vous, n'ayant pas la responsabilité d'une grande armée que, s'il faut en croire les dernières dépêches de Kléber, vous avez laissée dans une fâcheuse position.

— Comment! d'après les dernières dépêches de Kléber? Kléber a écrit?

— L'ignorez-vous, général? Le Directoire ne vous aurait-il pas communiqué les plaintes de votre successeur? Ce serait une grande faiblesse de sa part, et je me félicite alors doublement d'être venu redresser dans votre esprit ce que l'on dit de moi, et vous apprendre ce que l'on dit de vous.

Bonaparte fixa sur Bernadotte un oeil sombre comme celui de l'aigle.

— Et que dit-on de moi? demanda-t-il.

— Un dit que, puisque vous reveniez, vous auriez du ramener l'armée avec vous.

— Avais-je une flotte? et ignorez-vous que Brueys a laissé brûler la sienne?

— Alors, on dit, général, que, n'ayant pu ramener l'armée, il eût peut-être été meilleur pour votre renommée de rester avec elle.

— C'est ce que j'eusse fait, monsieur, si les événements ne m'eussent pas rappelé en France.

— Quels événements, général?

— Vos défaites.

— Pardon, général, vous voulez dire les défaites de Scherer?

— Ce sont toujours vos défaites.

— Je ne réponds des généraux qui ont commandé nos armées du Rhin et d'Italie que depuis que je suis ministre de la guerre. Or, depuis ce temps-là, énumérons défaites et victoires, général, et nous verrons de quel côté penchera la balance.

— Ne viendrez-vous pas me dire que vos affaires sont en bon état?

— Non; mais je vous dirai qu'elles ne sont pas dans un état aussi désespéré que vous affectez de le croire.

— Que j'affecte!… En vérité, général, à vous entendre, il semblerait que j'eusse intérêt à ce que la France soit abaissée aux yeux de l'étranger…

— Je ne dis pas cela: je dis que je suis venu pour établir avec vous la balance de nos victoires et de nos défaites depuis trois mois, et, comme je suis venu pour cela, que je suis chez vous, que j'y viens en accusé…

— Ou en accusateur!

— En accusé d'abord… je commence.

— Et, moi, dit Bonaparte visiblement sur les charbons, j'écoute.

— Mon ministère date du 30 prairial, du 8 juin, si vous l'aimez mieux; nous n'aurons jamais de querelle pour les mots.

— Ce qui veut dire que nous en aurons pour les choses.

Bernadotte continua sans répondre:

— J'entrai donc, comme je vous le disais, au ministère le 8 juin, c'est-à-dire quelques jours après la levée du siège de Saint-Jean d'Acre.

Bonaparte se mordit les lèvres.

— Je n'ai levé le siège de Saint-Jean d'Acre qu'après avoir ruiné les fortifications, répliqua-t-il.

— Ce n'est pas ce qu'écrit Kléber; mais cela ne me regarde point…

Et, en souriant, il ajouta:

— C'était du temps du ministère de Clarke.

Il y eut un instant de silence pendant lequel Bonaparte essaya de faire baisser les yeux à Bernadotte; mais, voyant qu'il n'y réussissait pas:

— Continuez, lui dit-il.

Bernadotte s'inclina et reprit:

— Jamais ministre de la guerre peut-être — et les archives du ministère sont là pour en faire foi — jamais ministre de la guerre ne reçut son portefeuille dans des circonstances plus critiques: la guerre civile à l'intérieur, l'étranger à nos portes, le découragement dans nos vieilles armées, le dénuement le plus absolu de moyens pour en mettre sur pied de nouvelles; voilà où j'en étais le 8 juin au soir; mais j'étais déjà entré en fonctions… À partir du 8 juin, une correspondance active, établie avec les autorités civiles et militaires, ranimait leur courage et leurs espérances; mes adresses aux armées — c'est un tort peut-être — sont celles, non pas d'un ministre à des soldats, mais d'un camarade à des camarades, de même que mes adresses aux administrateurs sont celles d'un citoyen à ses concitoyens. Je m'adressais au courage de l'armée et au coeur des Français, j'obtins tout ce que je demandais: la garde nationale s'organisa avec un nouveau zèle, des légions se formèrent sur le Rhin, sur la Moselle, des bataillons de vétérans prirent la place d'anciens régiments pour aller renforcer ceux qui défendent nos frontières; aujourd'hui, notre cavalerie se recrute d'une remonte de quarante mille chevaux, cent mille conscrits habillés, armés et équipés, reçoivent au cri de «Vive la République!» les drapeaux sous lesquels ils vont combattre et vaincre…

— Mais, interrompit amèrement Bonaparte, c'est toute une apologie que vous faites là de vous-même!

— Soit; je diviserai mon discours en deux parties: la première sera une apologie contestable; la seconde sera une exposition de faits incontestés; laissons de côté l'apologie, je passe aux faits.

«Les 17 et 18 juin, bataille de la Trebbia: Mac Donald veut combattre sans Moreau; il franchit la Trebbia, attaque l'ennemi, est battu par lui et se retire sur Modène. Le 20 juin, combat de Tortona: Moreau bat l’Autrichien Bellegarde. Le 22 juillet, reddition de la citadelle d'Alexandrie aux Austro-Russes. La balance penche pour la défaite. Le 30, reddition de Mantoue: encore un échec! Le 15 août, bataille de Novi: cette fois, c'est plus qu'un échec, c'est une défaite; enregistrez-la, général, c'est la dernière.

«En même temps que nous nous faisons battre à Novi, Masséna se maintient dans ses positions de Zug et de Lucerne, et s'affermit sur l'Aar et sur le Rhin, tandis que Lecourbe, les 14 et 15 août, prend le Saint-Gothard. Le 19, bataille de Bergen: Brune défait l’armée anglo-russe, forte de quarante-quatre mille hommes et fait prisonnier le général russe Hermann. Les 25, 26 et 27 du même mois, combats de Zurich: Masséna bat les Austro-Russes commandés par Korsakov; Hotze et trois autres généraux autrichiens sont pris, trois sont tués; l’ennemi perd douze mille hommes, cent canons, tous ses bagages! les Autrichiens, séparés des Russes, ne peuvent les rejoindre qu'au-delà du lac de Constance. Là s'arrêtent les progrès que l’ennemi faisait depuis le commencement de la campagne; depuis la reprise de Zurich, le territoire de la France est garanti de toute invasion.

«Le 30 août, Molitor bat les généraux autrichiens Jeilachich et Linken, et les rejette dans les Grisons. Le 1er septembre, Molitor attaque et bat dans la Muttathalle le général Rosemberg. Le 2, Molitor force Souvaroff d'évacuer Glaris, d'abandonner ses blessés, ses canons et seize cents prisonniers. Le 6, le général Brune bat pour la seconde fois les Anglo-Russes, commandés par le duc d'York. Le 7, le général Gazan s'empare de Constance. Le 9, vous abordez près de Fréjus.

«Eh bien, général, continua Bernadotte, puisque la France va probablement passer entre vos mains, il est bon que vous sachiez dans quel état vous la prenez, et qu'à défaut de reçu, un état des lieux fasse foi de la situation dans laquelle nous vous la donnons. Ce que nous faisons à cette heure-ci, général, c'est de l’histoire, et il est important que ceux qui auront intérêt à la falsifier un jour, trouvent sur leur chemin le démenti de Bernadotte!

— Dites-vous cela pour moi, général?

— Je dis cela pour les flatteurs… Vous avez prétendu, assure-t- on, que vous reveniez parce que nos armées étaient détruites, parce que la France était menacée, la République aux abois. Vous pouvez être parti d'Égypte dans cette crainte; mais, une fois arrivé en France, il faut que cette crainte disparaisse et fasse place à une croyance contraire.

— Je ne demande pas mieux que de me ranger à votre avis, général, répondit Bonaparte avec une suprême dignité, et plus vous me montrerez la France grande et puissante, plus j'en serai reconnaissant à ceux à qui elle devra sa puissance et sa grandeur.

— Oh! le résultat est clair, général! Trois armées battues et disparues, les Russes exterminés, les Autrichiens vaincus et mis en déroute; vingt mille prisonniers, cent pièces de canon; quinze drapeaux, tous les bagages de l'ennemi en notre pouvoir; neuf généraux pris ou tués, la Suisse libre, nos frontières assurées, le Rhin fier de leur servir de limite; voilà le contingent de Masséna et la situation de l'Helvétie.

«L'armée anglo-russe deux fois vaincue, entièrement découragée, nous abandonnant son artillerie, ses bagages, ses magasins de guerre et de bouche, et jusqu'aux femmes et aux enfants débarqués avec les Anglais, qui se regardaient déjà comme maîtres de la Hollande; huit mille prisonniers français et bataves rendus à la patrie, la Hollande complètement évacuée: voilà le contingent de Brune et la situation de la Hollande.

«L'arrière-garde du général Klenau forcée de mettre bas les armes à Villanova; mille prisonniers, trois pièces de canon tombées entre nos mains et les Autrichiens rejetés derrière la Bormida; en tout, avec les combats de la Stura, de Pignerol, quatre mille prisonniers, seize bouches à feu, la place de Mondovi, l'occupation de tout le pays situé entre la Stura et le Tanaso; voilà le contingent de Championnet et la situation de l'Italie.

«Deux cent mille soldats sous les armes, quarante mille cavaliers montés, voilà mon contingent à moi, et la situation de la France.

— Mais, demanda Bonaparte d'un air railleur, si vous avez, comme vous le dites, deux cent quarante mille soldats sous les armes, qu'aviez-vous affaire que je vous ramenasse les quinze ou vingt mille hommes que j'avais en Égypte et qui sont utiles là-bas pour coloniser?

— Si je vous les réclame, général, ce n'est pas pour le besoin que nous avons d'eux, c'est dans la crainte qu'il ne leur arrive malheur.

— Et quel malheur voulez-vous qu'il leur arrive, commandés par
Kléber?

— Kléber peut être tué, général, et, derrière Kléber, que reste- t-il? Menou… Kléber et vos vingt mille hommes sont perdus, général!

— Comment, perdus?

— Oui, le sultan enverra des troupes _; _il a la terre. Les Anglais enverront des flottes; ils ont la mer. Nous, nous n'avons ni la terre ni la mer, et nous serons obligés d’assister d'ici à l'évacuation de l'Égypte et à la capitulation de notre armée.

— Vous voyez les choses en noir, général!

— L'avenir dira qui de nous deux les a vues comme elles étaient. Qu’eussiez-vous donc fait à ma place?

— Je ne sais pas; mais, quand j’aurais dû les ramener par Constantinople, je n’eusse pas abandonné ceux que la France m’avait confiés. Xénophon, sur les rives du Tigre, était dans une situation plus désespérée que vous sur les bords du Nil: il ramena les dix mille jusqu’en Ionie, et ces dix mille, ce n’étaient point des enfants d’Athènes, ce n’étaient pas ses concitoyens, c’étaient des mercenaires!

Depuis que Bernadotte avait prononcé le mot de Constantinople, Bonaparte n’écoutait plus; on eût dit que ce nom avait éveillé en lui une source d’idées nouvelles et qu’il suivait sa propre pensée.

Il posa sa main sur le bras de Bernadotte étonné, et les yeux perdus comme un homme qui suit, dans l'espace, le fantôme d'un grand projet évanoui:

— Oui, dit-il, oui! j'y ai pensé, et voilà pourquoi je m'obstinais à prendre cette bicoque de Saint-Jean d'Acre. Vous n'avez vu d'ici que mon entêtement, vous, une perte d'hommes inutile_, _sacrifice à l'amour-propre d'un général médiocre qui craint qu'on ne lui reproche un échec; que m'eût importé la levée du siège de Saint-Jean d'Acre, si Saint-Jean d'Acre n'avait été une barrière placée au-devant du plus immense projet qui ait jamais été conçu!… Des villes! eh! mon Dieu, j'en prendrai autant qu'en ont pris Alexandre et César; mais c'était Saint-Jean d'Acre qu'il fallait prendre! si j'avais pris Saint-Jean d'Acre, savez-vous ce que je faisais?

Et son regard se fixa, ardent, sur celui de Bernadotte, qui, cette fois, baissa les yeux sous la flamme du génie.

— Ce que je faisais, répéta Bonaparte, et, comme Ajax, il sembla menacer le ciel du poing, si j'avais pris Saint-Jean d'Acre, je trouvais dans la ville les trésors du pacha et des armes pour trois cent mille hommes; je soulevais et j’armais toute la Syrie, qu'avait tant indignée la férocité de Djezzar, qu'à chacun de mes assauts, les populations en prière demandaient sa chute à Dieu; je marchais sur Damas et Alep; je grossissais mon armée de tous les mécontents; à mesure que j’avançais dans le pays, j'annonçais aux peuples l’abolition de la servitude et l’anéantissement du gouvernement tyrannique des pachas. J’arrivais à Constantinople avec des masses armées; je renversais l’empire turc, et je fondais à Constantinople un grand empire qui fixait ma place dans la postérité au-dessus de Constantin et de Mahomet II! Enfin, peut- être revenais-je à Paris par Andrinople ou par Vienne, après avoir anéanti la maison d’Autriche. Eh bien! Mon cher général, voilà le projet que cette bicoque de Saint-Jean d'Acre a fait avorter!

Et il oubliait si bien à qui il parlait, pour se bercer dans les débris de son rêve évanoui, qu'il appelait Bernadotte, mon cher général.

Celui-ci, presque épouvanté de la grandeur du projet que venait de lui développer Bonaparte, avait fait un pas en arrière.

— Oui, dit Bernadotte, je vois ce qu'il vous faut, et vous venez de trahir votre pensée: en Orient et en Occident, un trône! Un trône! soit; pourquoi pas! Comptez sur moi pour le conquérir, mais partout ailleurs qu'en France: je suis républicain et je mourrai républicain.

Bonaparte secoua la tête, comme pour chasser les pensées qui le soutenaient dans les nuages.

— Et moi aussi, je suis républicain, dit-il; mais voyez donc ce qu'est devenue votre République!

— Qu’importe! s'écria Bernadotte, ce n'est ni au mot ni à la forme que je suis fidèle, c'est au principe. Que les directeurs me donnent le pouvoir, et je saurai bien défendre la République de ses ennemis intérieurs comme je l'ai défendue de ses ennemis extérieurs.

Et, en disant ces derniers mots, Bernadotte releva les yeux; son regard se croisa avec celui de Bonaparte.

Deux glaives nus qui se choquent ne jettent pas un éclair plus terrible et plus brûlant.

Depuis longtemps, Joséphine, inquiète, observait les deux hommes avec attention.

Elle vit ce double regard, plein de menaces réciproques.

Elle se leva vivement, et, allant à Bernadotte:

— Général, dit-elle.

Bernadotte s'inclina.

— Vous êtes lié avec Gohier, n'est-ce pas? continua-t-elle.

— C'est un de mes meilleurs amis, madame, dit Bernadotte.

— Eh bien, nous dînons chez lui après-demain, 18 brumaire; venez donc y dîner aussi, et amenez-nous madame Bernadotte; je serais si heureuse de me lier avec elle!

— Madame, dit Bernadotte, du temps des Grecs, vous eussiez été une des trois Grâces; au moyen âge, vous eussiez été une fée; aujourd'hui, vous êtes la femme la plus adorable que je connaisse.

Et, faisant trois pas en arrière, en saluant, il trouva moyen de se retirer sans que Bonaparte eût la moindre part à son salut.

Joséphine suivit des yeux Bernadotte jusqu'à ce qu'il fût sorti.

Alors, se retournant vers son mari:

— Eh bien, lui demanda-t-elle, il paraît que cela n'a pas été avec Bernadotte comme avec Moreau?

— Entreprenant, hardi, désintéressé, républicain sincère, inaccessible à la séduction. C'est un homme obstacle: on le tournera puisqu'on ne peut le renverser.

Et, quittant le salon sans prendre congé de personne, il remonta dans son cabinet, où Roland et Bourrienne le suivirent.

À peine y étaient-ils depuis un quart d'heure, que la clef tourna doucement dans la serrure et que la porte s'ouvrit.

Lucien parut.

XXII — UN PROJET DE DÉCRET

Lucien était évidemment attendu. Pas une seule fois Bonaparte, depuis son entrée dans le cabinet, n'avait prononcé son nom; mais, tout en gardant le silence, il avait, avec une impatience croissante, tourné trois ou quatre fois la tête vers la porte, et, lorsque le jeune homme parut, une exclamation d'attente satisfaite s'échappa de la bouche de Bonaparte.

Lucien, frère du général en chef, était né en 1775, ce qui lui donnait vingt-cinq ans à peine: depuis 1797, c'est-à-dire à l’âge de vingt-deux ans et demi, il était entré au conseil des Cinq- Cents, qui, pour faire honneur à Bonaparte, venait de le nommer son président.

Avec les projets qu'il avait conçus, c'était ce que Bonaparte pouvait désirer de plus heureux.

Franc et loyal au reste, républicain de coeur, Lucien, en secondant les projets de son frère, croyait servir encore plus la République que le futur premier consul.

À ses yeux, nul ne pouvait mieux la sauver une seconde fois que celui qui l’avait déjà sauvée une première.

C'est donc animé de ce sentiment qu'il venait retrouver son frère.

— Te voilà! lui dit Bonaparte; je t'attendais avec impatience.

— Je m'en doutais; mais il me fallait attendre, pour sortir, un moment où personne ne songeait à moi.

— Et tu crois que tu as réussi?

— Oui; Talma racontait je ne sais quelle histoire sur Marat et Dumouriez. Tout intéressante qu'elle paraissait être, je me suis privé de l’histoire et me voilà.

— Je viens d'entendre une voiture qui s'éloignait; la personne qui sortait ne t'a-t-elle pas vu prendre l'escalier de mon cabinet?

— La personne qui sortait, c'était moi-même; la voiture qui s'éloignait, c'était la mienne; ma voiture absente, tout le monde me croira parti.

Bonaparte respira.

— Eh bien, voyons, demanda-t-il; à quoi as-tu employé ta journée?

— Oh! je n'ai pas perdu mon temps, va!

— Aurons-nous le décret du conseil des Anciens?

— Nous l'avons rédigé aujourd'hui, et je te l’apporte — le brouillon du moins — pour que tu voies s'il y a quelque chose à en retrancher ou à y ajouter.

— Voyons! dit Bonaparte.

Et, prenant vivement des mains de Lucien le papier que celui-ci lui présentait, il lut:

«Art. 1er. Le Corps législatif est transféré dans la commune de Saint-Cloud; les deux conseils y siégeront dans les deux ailes du palais…»

— C'était l’article important, dit Lucien; je l'ai fait mettre en tête pour qu'il frappe tout d'abord le peuple.

— Oui, oui, fit Bonaparte.

Et il continua:

«Art. 2. Ils y seront rendus demain 20 brumaire…»

— Non; non, dit Bonaparte: «Demain 19.» Changez la date,
Bourrienne.

Et il passa le papier à son secrétaire.

— Tu crois être en mesure pour le 18?

— Je le serai. Fouché m'a dit avant-hier: «Pressez-vous ou je ne réponds plus de rien

— «19 brumaire» dit Bourrienne en rendant le papier au général.

Bonaparte reprit:

«Art. 2. — Ils seront rendus demain, 19 brumaire, à midi. Toute continuation de délibérations est interdite ailleurs et avant ce terme.»

Bonaparte relut cet article. — C'est bien, dit-il; il n'y a point de double entente. Et il poursuivit:

«Art. 3. Le général Bonaparte est chargé de l’exécution du présent décret: il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale.»

Un sourire railleur passa sur les lèvres de pierre du lecteur; mais, presque aussitôt, continuant:

«Le général commandant la 17e division militaire, la garde du Corps législatif, la garde nationale sédentaire, les troupes de ligne qui se trouvent dans la commune de Paris, dans l’arrondissement constitutionnel et dans toute l’étendue de la 47e division, sont mis immédiatement sous ses ordres et tenus de le reconnaître en cette qualité.»

— Ajoute, Bourrienne: «Tous les citoyens lui porteront main-forte à sa première réquisition.» Les bourgeois adorent se mêler des affaires politiques, et quand ils peuvent nous servir dans nos projets, il faut leur donner cette satisfaction.

Bourrienne obéit; puis il rendit le papier au général, qui continua:

«Art. 4. Le général Bonaparte est appelé dans le sein du conseil pour y recevoir une expédition du présent décret et prêter serment. Il se concertera avec les commissaires inspecteurs des deux Conseils.»

«Art. 5. Le présent décret sera _de suite _transmis par un messager au conseil des Cinq-Cents et au Directoire exécutif.»

«Il sera imprimé, affiché, promulgué dans toutes les communes de la République par des courriers extraordinaires.» «Paris, ce…»

— La date est en blanc, dit Lucien.

— Mets: «18 brumaire» Bourrienne; il faut que le décret surprenne tout le monde. Rendu à sept heures du matin, il faut qu'en même temps qu'il sera rendu, auparavant même, il soit affiché sur tous les murs de Paris.

— Mais, si les Anciens allaient refuser de le rendre…?

— Raison de plus pour qu'il soit affiché, niais! dit Bonaparte; nous agirons comme s'il était rendu.

— Faut-il corriger en même temps une faute de français qui se trouve dans le dernier paragraphe? demanda Bourrienne en riant.

— Laquelle? fit Lucien avec l’accent d'un auteur blessé dans son amour-propre.

— _De suite, _reprit Bourrienne; dans ce cas-là on ne dit pas _de suite, _on dit tout de suite.

— Ce n'est point la peine, dit Bonaparte; j'agirai, soyez tranquille, comme s'il y avait tout de suite.

Puis, après une seconde de réflexion:

— Quant à ce que tu disais tout à l’heure de la crainte que tu avais que le décret ne passât point, il y a un moyen bien simple pour qu'il passe.

— Lequel?

— C'est de convoquer pour six heures du matin les membres dont nous sommes sûrs, et pour huit heures ceux dont nous ne sommes pas sûrs. N'ayant que des hommes à nous, c'est bien le diable si nous manquons la majorité.

— Mais six heures aux uns, et huit heures aux autres…, fit
Lucien.

— Prends deux secrétaires différents; il y en aura un qui se sera trompé.

Puis, se tournant vers Bourrienne:

— Écris, lui dit-il.

Et, tout en se promenant, il dicta sans hésiter, comme un homme qui a songé d'avance et longtemps à ce qu'il dicte, mais en s'arrêtant de temps en temps devant Bourrienne pour voir si la plume du secrétaire suivait sa parole:

«Citoyens!

«Le conseil des Anciens, dépositaire de la sagesse nationale, vient de rendre le décret ci-joint; il y est autorisé par les articles 102 et 103 de l’acte constitutionnel.

«Il me charge de prendre des mesures pour la sûreté de la représentation nationale, sa translation nécessaire et momentanée…»

Bourrienne regarda Bonaparte: c'était _instantanée _que celui-ci avait voulu dire; mais, comme le général ne se reprit point, Bourrienne laissa momentanée.

Bonaparte continua de dicter:

«Le Corps législatif se trouvera à même de tirer la représentation du danger imminent où la désorganisation de toutes les parties de l’administration nous a conduits.

«Il a besoin, dans cette circonstance essentielle, de l'union et de la confiance des patriotes; ralliez-vous autour de lui; c'est le seul moyen d'asseoir la République sur les bases de la liberté civile, du bonheur intérieur, de la victoire et de la paix.»

Bonaparte relut cette espèce de proclamation, et, de la tête, fit signe que c'était bien.

Puis il tira sa montre:

— Onze heures, dit-il; il est temps encore.

Alors, s'asseyant à la place de Bourrienne, il écrivit quelques mots en forme de billet, cacheta et mit sur l'adresse: «Au citoyen Barras.»

— Roland, dit-il quand il eut achevé, tu vas prendre, soit un cheval à l'écurie, soit une voiture sur la place, et tu te rendras chez Barras; je lui demande un rendez-vous pour demain à minuit. Il y a réponse.

Roland sortit.

Un instant après, on entendit dans la cour de l'hôtel le galop d'un cheval qui s'éloignait dans la direction de la rue du Mont- Blanc.

— Maintenant, Bourrienne, dit Bonaparte, après avoir prêté l’oreille au bruit, demain à minuit, que je sois à l'hôtel ou que je n'y sois pas, vous ferez atteler, vous monterez dans ma voiture et vous irez à ma place chez Barras.

— À votre place, général?

— Oui; toute la journée, il comptera sur moi pour le soir, et ne fera rien, croyant que je le mets dans ma partie. À minuit, vous serez chez lui, vous lui direz qu'un grand mal de tête m'a forcé de me coucher, mais que je serai chez lui à sept heures du matin sans faute. Il vous croira ou ne vous croira pas; mais, en tout cas, il sera trop tard pour qu'il agisse contre nous: à sept heures du matin, j'aurai dix mille hommes sous mes ordres.

— Bien, général. Avez-vous d'autres ordres à me donner?

— Non, pas pour ce soir, répondit Bonaparte. Soyez demain ici de bonne heure.

— Et moi? demanda Lucien.

— Vois Sieyès; c'est lui qui a dans sa main le conseil des Anciens; prends toutes tes mesures avec lui. Je ne veux pas qu'on le voie chez moi, ni qu'on me voie chez lui; si par hasard nous échouons, c'est un homme à renier. Je veux après-demain être maître de mes actions et n'avoir d'engagement absolu avec personne.

— Crois-tu avoir besoin de moi demain?

— Viens dans la nuit, et rends-moi compte de tout.

— Rentres-tu au salon?

— Non. Je vais attendre Joséphine chez elle. Bourrienne, vous lui direz un mot à l'oreille en passant, afin qu'elle se débarrasse le plus vite possible de tout son monde.

Et, saluant de la main et presque du même geste son frère et Bourrienne, il passa, par un corridor particulier, de son cabinet dans la chambre de Joséphine.

Là, éclairé par la simple lueur d'une lampe d'albâtre, qui faisait le front du conspirateur plus pâle encore que d'habitude, Bonaparte écouta le bruit des voitures qui s'éloignaient les unes après les autres.

Enfin, un dernier roulement se fit entendre, et, cinq minutes après, la porte de la chambre s'ouvrit pour donner passage à Joséphine.

Elle était seule et tenait à la main un candélabre à deux branches.

Son visage, éclairé par la double lumière, exprimait la plus vive angoisse.

— Eh bien, lui demanda Bonaparte, qu'as-tu donc?

— J'ai peur! dit Joséphine.

— Et de quoi? des niais du Directoire ou des deux Conseils?
Allons donc! aux Anciens, j'ai Sieyès; aux Cinq-Cents, j'ai
Lucien.

— Tout va donc bien?

— À merveille!

— C'est que, comme tu m'avais fait dire que tu m'attendais chez moi, je craignais que tu n'eusses de mauvaises nouvelles à me communiquer.

— Bon! si j'avais de mauvaises nouvelles, est-ce que je te le dirais?

— Comme c'est rassurant!

— Mais, sois tranquille, je n'en ai que de bonnes; seulement, je t'ai donné une part dans la conspiration.

— Laquelle?

— Mets-toi là, et écris à Gohier.

— Que nous n'irons pas dîner chez lui?

— Au contraire: qu’il vienne avec sa femme déjeuner chez nous; entre gens qui s'aiment comme nous nous aimons, on ne saurait trop se voir.

Joséphine se mit à un petit secrétaire en bois de rose.

— Dicte, dit-elle, j'écrirai.

— Bon! pour qu'on reconnaisse mon style! allons donc! tu sais bien mieux que moi comment on écrit un de ces billets charmants auxquels il est impossible de résister.

Joséphine sourit du compliment, tendit son front à. Bonaparte qui l'embrassa amoureusement, et écrivit ce billet que nous copions sur l'original:

«Au citoyen Gohier, président du Directoire exécutif de la
République française…»

— Est-ce cela? demanda-t-elle.

— Parfait! Comme il n'a pas longtemps à garder ce titre de président, ne le lui marchandons pas.

— N'en ferez-vous donc rien?

— J'en ferai tout ce qu'il voudra, s'il fait tout ce que je veux!
Continue, chère amie.

Joséphine reprit la plume et écrivit:

«Venez, mon cher Gohier et votre femme, déjeuner demain avec moi, à huit heures du matin; n'y manquez pas: j'ai à causer avec vous sur des choses très intéressantes.

«Adieu, mon cher Gohier! comptez toujours sur ma sincère amitié!

«LA PAGERIE-BONAPARTE.»

— J'ai mis _demain, _fit Joséphine; il faut que je date ma lettre du 17 brumaire.

— Et tu ne mentiras pas, dit Bonaparte: voilà minuit qui sonne.

En effet, un jour de plus venait de tomber dans l'abîme du temps; la pendule tinta douze coups.

Bonaparte les écouta, grave et rêveur; il n'était plus séparé que par vingt-quatre heures du jour solennel qu'il préparait depuis un mois, qu'il rêvait depuis trois ans!

Faisons ce qu'il eût bien voulu faire, sautons par-dessus les vingt-quatre heures qui nous séparent de ce jour que l'histoire n'a pas encore jugé, et voyons ce qui se passait, à sept heures du matin, sur les différents points de Paris où les événements que nous allons raconter devaient produire une suprême sensation.

XXIII — ALEA JACTA EST

À sept heures du matin, le ministre de la police, Fouché, entrait chez Gohier, président du Directoire.

— Oh! oh! fit Gohier en l'apercevant, qu'y a-t-il donc de nouveau, monsieur le ministre de la justice, que j'aie le plaisir de vous voir si matin?

— Vous ne connaissez pas encore le décret? dit Fouché.

— Quel décret? demanda l'honnête Gohier.

— Le décret du conseil des Anciens.

— Rendu quand?

— Rendu cette nuit.

— Le conseil des Anciens se réunit donc la nuit maintenant?

— Quand il y a urgence, oui.

— Et que dit le décret?

— Il transfère les séances du corps législatif à Saint-Cloud.

Gohier sentit le coup. Il comprenait tout le parti que le génie entreprenant de Bonaparte pouvait tirer de cet isolement.

— Et depuis quand, demanda-t-il à Fouché, un ministre de la police est-il transformé en messager du conseil des Anciens?

— Voilà ce qui vous trompe, citoyen président, répondit l'ex- conventionnel; je suis ce matin plus ministre de la police que jamais, puisque je viens vous dénoncer un acte qui peut avoir les plus graves conséquences.

Fouché ne savait pas encore comment tournerait la conspiration de la rue de la victoire; il n'était point fâché de se ménager une porte de retraite au Luxembourg.

Mais Gohier, tout honnête qu'il était, connaissait trop bien l'homme pour être sa dupe.

— C'était hier qu'il fallait m'annoncer le décret, citoyen ministre, et non ce matin; car, en me faisant cette communication, vous ne devancez que de quelques instants l'annonce officielle qui va m'en être faite.

En effet, en ce moment, un huissier ouvrit la porte et prévint le président qu'un envoyé des inspecteurs du palais des Anciens était là et demandait à lui faire une communication.

— Qu'il entre! dit Gohier.

Le messager entra, et présenta une lettre au président.

Celui-ci la décacheta vivement et lut:

«Citoyen président,

«la commission s'empresse de vous faire part du décret de la translation de la résidence du Corps législatif à Saint-Cloud.

«Le décret va vous être expédié; mais des mesures de sûreté exigent des détails dont nous nous occupons.

«Nous vous invitons à venir à la commission des Anciens; vous y trouverez Sieyès et Ducos.

«Salut fraternel,

«BARILLON — FARGUES — CORNET.»

— C'est bien, dit Gohier au messager en le congédiant d'un signe.

Le messager sortit.

Gohier se retourna vers Fouché:

— Ah! dit-il, le complot est bien mené: on m'annonce le décret, mais on ne me l'envoie pas; par bonheur vous allez me dire dans quels termes il est conçu.

— Mais, dit Fouché, je n'en sais rien.

— Comment! il y a séance au conseil des Anciens, et vous, ministre de la police, vous n'en savez rien, quand cette séance est extraordinaire, quand elle a été arrêtée par lettres?

— Si fait, je savais la séance, mais je n'ai pu y assister.

— Et vous n'y aviez pas un de vos secrétaires, un sténographe, qui pût, paroles pour paroles, vous rendre compte de cette séance, quand, selon toute probabilité, cette séance va disposer du sort de la France?… Ah! citoyen Fouché, vous êtes un ministre de la police bien maladroit ou plutôt bien adroit!

— Avez-vous des ordres à me donner citoyen président? demanda
Fouché.

— Aucun, citoyen ministre, répondit le président. Si le Directoire juge à propos de donner des ordres, il les donnera à des hommes qu'il croira dignes de sa confiance. Vous pouvez retourner vers ceux qui vous envoient, ajouta-t-il en tournant le dos à son interlocuteur.

Fouché sortit. Gohier sonna aussitôt.

Un huissier entra.

— Passez chez Barras, chez Sieyès, chez Ducos et chez Moulin, et invitez-les à se rendre à l'instant même chez moi… Ah! prévenez en même temps, madame Gohier de passer dans mon cabinet et d'apporter la lettre de madame Bonaparte qui nous invite à déjeuner.

Cinq minutes après, madame Gohier entrait, la lettre à la main et tout habillée; l'invitation était pour huit heures du matin; il était plus de sept heures et demie, et il fallait vingt minutes au moins pour aller du Luxembourg à la rue de la Victoire.

— Voici, mon ami, dit madame Gohier en présentant la lettre à son mari; c'est pour huit heures.

— Oui, répondit Gohier, je ne doute pas de l'heure, mais du jour.

Et, prenant la lettre des mains de sa femme, il relut:

«Venez, mon cher Gohier et votre femme, déjeuner demain avec moi, à huit heures du matin… n'y manquez pas… j'ai à causer avec vous sur des choses très intéressantes.»

— Ah! continua-t-il, il n'y a pas à s'y tromper!

— Eh bien, mon ami, y allons-nous? demanda madame Gohier.

— Toi, tu y vas, mais pas moi. Il nous survient un événement auquel le citoyen Bonaparte n'est probablement pas étranger, et qui nous retient, mes collègues et moi au Luxembourg.

— Un événement grave?

— Peut-être.

— Alors, je reste près de toi.

— Non pas: tu ne peux m'être d'aucune utilité. Va chez madame Bonaparte; je me trompe peut-être, mais, s'il s'y passe quelque chose d'extraordinaire et qui te paraisse alarmant, fais-le-moi savoir par un moyen quelconque; tout sera bon, je comprendrai à demi-mot.

— C'est bien, mon ami, j'y vais; l'espoir de t’être utile là-bas me décide.

— Va!

En ce moment l'huissier rentra.

— Le général Moulin me suit, dit-il; le citoyen Barras est au bain et va venir; les citoyens Sieyès et Ducos sont sortis à cinq heures du matin et ne sont point rentrés.

— Voilà les deux traîtres! dit Gohier. Barras n'est que dupe.

Et, embrassant sa femme:

— Va! dit-il, va!

En se retournant, madame Gohier se trouva face à face avec le général Moulin; celui-ci, d'un caractère emporté, paraissait furieux.

— Pardon, citoyenne, dit-il.

Puis, s'élançant dans le cabinet de Gohier:

—Eh bien, dit-il, vous savez ce qui se passe, président?

— Non; mais je m'en doute.

— Le corps législatif est transféré à Saint-Cloud; le général Bonaparte est chargé de l'exécution du décret, et la force armée est mise sous ses ordres.

— Ah! voilà le fond du sac! dit Gohier. Eh bien, il faut nous réunir et lutter.

— Vous avez entendu: Sieyès et Roger Ducos ne sont pas au palais.

— Parbleu! ils sont aux Tuileries! Mais Barras est au bain; courons chez Barras. Le Directoire peut prendre des arrêtés du moment où il est en majorité; nous sommes trois: je le répète, luttons!

— Alors, faisons dire à Barras de venir nous trouver aussitôt qu'il sera sorti du bain.

— Non, allons le trouver avant qu’il en sorte.

Les deux directeurs sortirent et se dirigèrent vivement vers l’appartement de Barras.

Ils le trouvèrent effectivement au bain; ils insistèrent pour entrer.

— Eh bien? demanda Barras en les apercevant.

— Vous savez?

— Rien au monde!

Ils lui racontèrent alors ce qu’ils savaient eux-mêmes.

— Ah! dit Barras, tout m'est expliqué maintenant.

— Comment?

— Oui, voilà pourquoi il n'est pas venu hier au soir.

— Qui

— Eh! Bonaparte!

— Vous l'attendiez hier au soir?

— Il m'avait fait dire par un de ses aides de camp qu'il viendrait de onze heures à minuit.

— Et il n'est pas venu?

— Non; il m'a envoyé Bourrienne avec sa voiture en me faisant dire qu'un violent mal de tête le retenait au lit, mais que ce matin, de bonne heure, il serait ici.

Les directeurs se regardèrent.

— C'est clair! dirent-ils.

— Maintenant, continua Barras, j'ai envoyé Bollot, mon secrétaire, un garçon très intelligent, à la découverte.

Il sonna, un domestique parut.

— Aussitôt que le citoyen Bollot rentrera, dit Barras, vous le prierez de se rendre ici.

— Il descend à l'instant même de voiture dans la cour du palais.

— Qu'il monte! qu'il monte!

Bollot était déjà à la porte.

— Eh bien? firent les trois directeurs.

— Eh bien, le général Bonaparte, en grand uniforme, accompagné des généraux Beurnonville, Mac Donald et Moreau, marche sur les Tuileries, dans la cour desquelles dix mille hommes l'attendent!

— Moreau!… Moreau est avec lui! s'écria Gohier.

— À sa droite!

— Je vous l’ai toujours dit! s'écria Moulin, avec sa rudesse militaire, Moreau, c'est une… salope et pas autre chose!

— Êtes-vous toujours d'avis de résister, Barras? demanda Gohier

— Oui, répondit Barras.

— Eh bien, alors, habillez-vous et venez nous rejoindre dans la salle des séances.

— Allez, dit Barras, je vous suis.

Les deux directeurs se rendirent dans la salle des séances.

Au bout de dix minutes d'attente:

— Nous aurions dû attendre Barras, dit Moulin: si Moreau est une s…, Barras est une p…!

Deux heures après, ils attendaient encore Barras.

Derrière eux, on avait introduit, dans la même salle de bain, Talleyrand et Bruix, et, en causant avec eux, Barras avait oublié qu'il était attendu.

Voyons ce qui s'était passé rue de la Victoire.

À sept heures, contre son habitude, Bonaparte était levé et attendait en grand uniforme dans sa chambre.

Roland entra.

Bonaparte était parfaitement calme; on était à la veille d'une bataille.

— N'est-il venu personne encore, Roland? demanda-t-il.

— Non, mon général, répondit le jeune homme; mais j'ai entendu tout à l'heure le roulement d'une voiture.

— Moi aussi, dit Bonaparte.

En ce moment, on annonça:

— Le citoyen Joseph Bonaparte et le citoyen général Bernadotte.

Roland interrogea Bonaparte de l'oeil.

Devait-il rester ou sortir?

Il devait rester.

Roland resta debout à l'angle d'une bibliothèque, comme une sentinelle à son poste.

— Ah! ah! fit Bonaparte en voyant Bernadotte habillé comme la surveille en simple bourgeois, vous avez donc décidément horreur de l'uniforme, général?

— Ah çà! reprit Bernadotte, pourquoi diable serais-je en uniforme à sept heures du matin, quand je ne suis pas de service?

— Vous y serez bientôt.

— Bon! je suis en non-activité.

— Oui; mais, moi, je vous remets en activité.

— Vous?

— Oui, moi.

— Au nom du Directoire?

— Est-ce qu'il y a encore un Directoire?

— Comment! il n'y a plus de Directoire?

— N'avez-vous pas vu, en venant ici, des soldats échelonnés dans les rues conduisant aux Tuileries?

— Je les ai vus et m'en suis étonné.

— Ces soldats, ce sont les miens.

— Pardon! dit Bernadotte, j'avais cru que c'étaient ceux de la
France.

— Eh! moi ou la France, n'est-ce pas tout un?

— Je l'ignorais, dit froidement Bernadotte.

— Alors, vous vous en doutez maintenant; ce soir, vous en serez sûr. Tenez, Bernadotte, le moment est suprême, décidez-vous!

— Général, dit Bernadotte, j'ai le bonheur d'être en ce moment simple citoyen; laissez-moi rester simple citoyen.

— Bernadotte, prenez garde, qui n'est pas pour moi est contre moi!

— Général, faites attention à vos paroles; vous m’avez dit: «Prenez garde!» si c’est une menace, vous savez que je ne les crains pas.

Bonaparte revint à lui et lui prit les deux mains.

— Eh! oui, je sais cela; voilà pourquoi je veux absolument vous avoir avec moi. Non seulement je vous estime, Bernadotte, mais encore je vous aime. Je vous laisse avec Joseph; vous êtes beaux- frères; que diable! entre parents, on ne se brouille pas.

— Et vous, où allez-vous?

— En votre qualité de Spartiate, vous êtes un rigide observateur des lois, n'est-ce pas? Eh bien, voici un décret rendu cette nuit par le conseil des Cinq-Cents, qui me confère immédiatement le commandement de la force armée de Paris; j'avais donc raison, ajouta-t-il, de vous dire que les soldats que vous avez rencontrés sont mes soldats, puisqu'ils sont sous mes ordres.

Et il remit entre les mains de Bernadotte l'expédition du décret qui avait été rendu à six heures du matin.

Bernadotte lut le décret depuis la première jusqu'à la dernière ligne.

— À ceci, je n'ai rien à ajouter, fit-il: veillez à la sûreté de la représentation nationale, et tous les bons citoyens seront avec vous.

— Eh bien, soyez donc avec moi, alors!

— Permettez-moi, général, d'attendre encore vingt-quatre heures pour voir comment vous remplirez votre mandat.

— Diable d'homme, va! fit Bonaparte.

Alors, le prenant par le bras et l'entraînant à quelques pas de
Joseph:

— Bernadotte, reprit-il, je veux jouer franc jeu avec vous!

— À quoi bon, répondit celui-ci, puisque je ne suis pas de votre partie?

— N'importe! vous êtes à la galerie et je veux que la galerie dise que je n'ai pas triché.

— Me demandez-vous le secret?

— Non…

— Vous faites bien; car dans ce cas j’eusse refusé d'écouter vos confidences.

— Oh! mes confidences, elles ne sont pas longues!… Votre Directoire est détesté, votre Constitution est usée; il faut faire maison nette et donner une autre direction au gouvernement. Vous ne me répondez pas?

— J'attends ce qui vous reste à me dire.

— Ce qui me reste à vous dire, c'est d'aller mettre votre uniforme; je ne puis vous attendre plus longtemps: vous viendrez me rejoindre aux Tuileries au milieu de tous nos camarades.

Bernadotte secoua la tête.

— Vous croyez que vous pouvez compter sur Moreau, sur Beurnonville, sur Lefebvre, reprit Bonaparte; tenez, regardez par la fenêtre, qui voyez-vous là… là! Moreau et Beurnonville! Quant à Lefebvre, je ne le vois pas, mais je suis certain que je ne ferai pas cent pas sans le rencontrer… Eh bien, vous décidez- vous?

— Général, reprit Bernadotte, je suis l'homme qui se laisse le moins entraîner par l’exemple, et surtout par le mauvais exemple. Que Moreau, que Beurnonville, que Lefebvre fassent ce qu'ils veulent; je ferai, moi, ce que je dois.

— Ainsi, vous refusez positivement de m'accompagner aux
Tuileries?

— Je ne veux pas prendre part à une rébellion.

— Une rébellion! une rébellion! et contre qui? Contre un tas d'imbéciles qui avocassent du matin au soir dans leur taudis!

— Ces imbéciles, général, sont en ce moment les représentants de la loi, la Constitution les sauvegarde; ils sont sacrés pour moi.

— Au moins, promettez-moi une chose, barre de fer que vous êtes!

— Laquelle?

— C'est de rester tranquille.

— Je resterai tranquille comme citoyen; mais…

— Mais quoi?… Voyons, je vous ai vidé mon sac, videz le vôtre!

— Mais, si le Directoire me donne l’ordre d'agir, je marcherai contre les perturbateurs, quels qu'ils soient.

— Ah çà! mais vous croyez donc que je suis ambitieux? dit
Bonaparte.

Bernadotte sourit.

— Je le soupçonne, dit-il.

— Ah! par ma foi! dit Bonaparte, vous ne me connaissez guère; j'en ai assez de la politique, et, si je désire une chose, c'est la paix. Ah! mon cher, la Malmaison avec cinquante mille livres de rente, et je donne ma démission de tout le reste. Vous ne voulez pas me croire; je vous invite à venir m'y voir dans trois mois, et, si vous aimez la pastorale, eh bien, nous en ferons ensemble. Allons, au revoir! je vous laisse avec Joseph, et, malgré vos refus, je vous attends aux Tuileries… Tenez, voilà nos amis qui s'impatientent.

On criait: «Vive Bonaparte!»

Bernadotte pâlit légèrement.

Bonaparte vit cette pâleur.

— Ah! ah! murmura-t-il, jaloux… Je me trompais, ce n'est point un Spartiate: c’est un Athénien!

En effet, comme l'avait dit Bonaparte, ses amis s'impatientaient.

Depuis une heure que le décret était affiché, le salon, les antichambres et la cour de l’hôtel étaient encombrés.

La première personne que Bonaparte rencontra au haut de l’escalier fut son compatriote le colonel Sébastiani.

Il commandait le 9e régiment de dragons.

— Ah! c'est vous, Sébastiani! dit Bonaparte. Et vos hommes?

— En bataille dans la rue de la Victoire, général.

— Bien disposés?

— Enthousiastes! Je leur ai fait distribuer dix mille cartouches qui étaient en dépôt chez moi.

— Oui; mais qui n'en devaient sortir que sur un ordre du commandant de Paris. Savez-vous que vous avez brûlé vos vaisseaux, Sébastiani?

— Prenez-moi avec vous dans votre barque, général; j'ai foi en votre fortune.

— Tu me prends pour César, Sébastiani?

— Par ma foi! on se tromperait de plus loin… Il y a, en outre, dans la cour de votre hôtel, une quarantaine d'officiers de toutes armes, sans solde, et que le Directoire laisse depuis un an dans le dénuement le plus complet; ils n'ont d'espoir qu'en vous, général; aussi sont-ils prêts à se faire tuer pour vous.

— C'est bien. Va te mettre à la tête de ton régiment et fais-lui tes adieux!

— Mes adieux! comment cela, général?

— Je te le troque contre une brigade. Va, va!

Sébastiani ne se le fit pas répéter deux fois; Bonaparte continua son chemin.

Au bas de l’escalier, il rencontra Lefebvre.

— C'est moi, général, dit Lefebvre.

— Toi!… Eh bien, et la 17e division militaire, où est-elle?

— J'attends ma nomination, pour la faire agir.

— N'es-tu pas nommé?

— Par le Directoire, oui; mais, comme je ne suis pas un traître, je viens de lui envoyer ma démission, afin qu'il sache qu'il ne doit pas compter sur moi.

— Et tu viens pour que je te nomme, afin que j'y puisse compter, moi?

— Justement!

— Vite, Roland, un brevet en blanc; remplis-le aux noms du général, que je n'aie plus qu'à y mettre mon nom. Je le signerai sur l'arçon de ma selle.

— Ce sont ceux-là qui sont les bons, dit Lefebvre.

— Roland?

Le jeune homme, qui avait déjà fait quelques pas pour obéir, se rapprocha de son général.

— Prends sur ma cheminée, lui dit Bonaparte à voix basse, une paire de pistolets à deux coups, et apporte-les-moi en même temps. On ne sait pas ce qui peut arriver.

— Oui, général, dit Roland; d'ailleurs, je ne vous quitterai pas.

— À moins que je n'aie besoin de te faire tuer ailleurs.

— C'est juste, dit le jeune homme.

Et il courut remplir la double commission qu'il venait de recevoir.

Bonaparte allait continuer son chemin quand il aperçut comme une ombre dans le corridor.

Il reconnut Joséphine et courut à elle.

— Mon Dieu! lui dit celle-ci, y a-t-il donc tant de danger?

— Pourquoi cela?

— Je viens d'entendre l'ordre que tu as donné à Roland.

— C'est bien fait! voilà ce que c'est que d'écouter aux portes…
Et Gohier?

— Il n'est pas venu.

— Ni sa femme?

— Sa femme est là.

Bonaparte écarta Joséphine de la main et entra dans le salon. Il y vit madame Gohier, seule et assez pâle.

— Eh quoi! demanda-t-il sans autre préambule, le président ne vient pas?

— Cela ne lui a pas été possible, général, répondit madame
Gohier.

Bonaparte réprima un mouvement d'impatience.

— Il faut absolument qu'il vienne, dit-il. Écrivez-lui que je l'attends; je vais lui faire porter la lettre.

— Merci, général, répliqua madame Gohier, j'ai mes gens ici: ils s'en chargeront.

— Écrivez, ma bonne amie, écrivez, dit Joséphine.

Et elle présenta une plume, de l’encre et du papier à la femme du président.

Bonaparte était placé de façon à lire par-dessus l’épaule de celle-ci ce qu'elle allait écrire.

Madame Gohier le regarda fixement.

Il recula d'un pas en s'inclinant.

Madame Gohier écrivit.

Puis elle plia la lettre, et chercha de la cire; mais — soit hasard, soit préméditation — il n'y avait sur la table que des pains à cacheter.

Elle mit un pain à cacheter à la lettre et sonna.

Un domestique parut.

— Remettez cette lettre à Comtois, dit madame Gohier, et qu'il la porte à l'instant au Luxembourg.

Bonaparte suivit des yeux le domestique ou plutôt la lettre jusqu'à ce que la porte fût refermée. Puis:

— Je regrette, dit-il à madame Gohier de ne pouvoir déjeuner avec vous; mais si le président a ses affaires, moi aussi, j'ai les miennes. Vous déjeunerez avec ma femme; bon appétit!

Et il sortit.

À la porte, il rencontra Roland.

— Voici le brevet, général, dit le jeune homme, et voilà la plume.

Bonaparte prit la plume, et, sur le revers du chapeau de son aide de camp, signa le brevet.

Roland présenta alors les deux pistolets au général.

— Les as-tu visités? demanda celui-ci.

Roland sourit.

— Soyez tranquille, dit-il, je vous réponds d'eux.

Bonaparte passa les pistolets à sa ceinture, et, tout en les y passant, murmura:

— Je voudrais bien savoir ce qu'elle a écrit à son mari.

— Ce qu'elle a écrit, mon général, je vais vous le dire mot pour mot.

— Toi, Bourrienne?

— Oui; elle a écrit: «Tu as bien fait de ne pas venir, mon ami: tout ce qui se passe ici m'annonce que l'invitation était un piège. Je ne tarderai à te rejoindre.»

— Tu as décacheté la lettre?…

— Général, Sextus Pompée donnait à dîner sur sa galère à Antoine et à Lépide; son affranchi vint lui dire: «Voulez-vous que je vous fasse empereur du monde? — Comment cela? — C'est bien simple: je coupe le câble de votre galère, et Antoine et Lépide sont vos prisonniers. — Il fallait le faire sans me le dire, répondit Sextus; maintenant, sur ta vie, ne le fais pas!» Je me suis rappelé ces mots, général: Il fallait le faire sans me le dire.

Bonaparte resta un instant pensif; puis, sortant de sa rêverie:

— Tu te trompes, dit-il à Bourrienne: c’était Octave, et non pas
Antoine, qui était avec Lépide sur la galère de Sextus.

Et il descendit dans la cour, bornant ses reproches à rectifier cette faute historique.

À peine le général parut-il sur le perron, que les cris de «Vive Bonaparte» retentirent dans la cour, et, se prolongeant jusqu'à la rue, allèrent éveiller le même cri dans la bouche des dragons qui stationnaient à la porte.

— Voilà qui est de bon augure, général, dit Roland.

— Oui; donne vite à Lefebvre son brevet, et, s'il n'a pas de cheval, qu'il en prenne un des miens. Je lui donne rendez-vous dans la cour des Tuileries.

— Sa division y est déjà.

— Raison de plus.

Alors, regardant autour de lui, Bonaparte vit Beurnonville et Moreau qui l'attendaient; leurs chevaux étaient tenus par des domestiques. Il les salua du geste, mais déjà bien plus en maître qu'en camarade.

Puis, apercevant le général Debel sans uniforme, il descendit deux marches et alla à lui.

— Pourquoi en bourgeois? demanda-t-il.

— Mon général, je n'étais aucunement prévenu; je passais par hasard dans la rue, et, voyant un attroupement devant votre hôtel, je suis entré, craignant que vous ne courussiez quelque danger.

— Allez vite mettre votre uniforme.

— Bon! je demeure à l'autre bout de Paris: ce serait trop long.

Et cependant, il fit un pas pour se retirer.

— Qu'allez-vous faire?

— Soyez tranquille, général.

Debel avait avisé un artilleur à cheval: l'homme était à peu près de sa taille.

— Mon ami, lui dit-il, je suis le général Debel; par ordre du général Bonaparte, donne-moi ton habit et ton cheval: je te dispense de tout service aujourd'hui. Voilà un louis pour boire à la santé du général en chef. Demain, tu reviendras prendre le tout chez moi; uniforme et cheval. Je demeure rue du Cherche-Midi, N° 11.

— Et il ne m'arrivera rien?

— Si fait, tu seras nommé brigadier.

— Bon! fit l’artilleur.

Et il remit son habit et son cheval au général Debel.

Pendant ce temps, Bonaparte avait entendu causer au-dessus de lui; il avait levé la tête et avait vu Joseph et Bernadotte à sa fenêtre.

— Une dernière fois, général, dit-il à Bernadotte, voulez-vous venir avec moi?

— Non, lui répondit fermement celui-ci.

Puis, à voix basse:

— Vous m'avez dit tout à l'heure de prendre garde? dit
Bernadotte.

— Oui.

— Eh bien, je vous le dis à mon tour, prenez garde.

— À quoi?

— Vous allez aux Tuileries?

— Sans doute.

— Les Tuileries sont bien près de la place de la Révolution.

— Bah! dit Bonaparte, la guillotine a été transférée à la barrière du Trône.

— Qu'importe! c'est toujours le brasseur Santerre qui commande au faubourg Saint-Antoine, et Santerre est farci de Moulin.

— Santerre est prévenu qu'au premier mouvement qu'il tente, je le fais fusiller. Venez-vous?

— Non.

— Comme vous voudrez. Vous séparez votre fortune de la mienne; mais je ne sépare pas la mienne de la vôtre.

Puis, s'adressant à son piqueur:

— Mon cheval, dit-il

On lui amena son cheval.

Mais, voyant un simple artilleur près de lui:

— Que fais-tu là, au milieu des grosses épaulettes? dit-il.

L'artilleur se mit à rire.

— Vous ne me reconnaissez pas, général? dit-il.

— Ah! par ma foi, c'est vous, Debel! Et à qui avez-vous pris ce cheval et cet uniforme?

— À cet artilleur que vous voyez là, à pied et en bras de chemise. Il vous en coûtera un brevet de brigadier.

— Vous vous trompez, Debel, dit Bonaparte, il m'en coûtera deux: un de brigadier et un de général de division. En marche, messieurs! nous allons aux Tuileries.

Et, courbé sur son cheval, comme c'était son habitude, sa main gauche tenant les rênes lâches, son poignet droit appuyé sur sa cuisse, la tête inclinée, le front rêveur, le regard perdu, il fit les premiers pas sur cette pente glorieuse et fatale à la fois, qui devait le conduire au trône… et à Sainte-Hélène.

XXIV — LE 18 BRUMAIRE

En débouchant dans la rue de la Victoire, Bonaparte trouva les dragons de Sébastiani rangés en bataille.

Il voulut les haranguer; mais ceux-ci, l'interrompant aux premiers mots:

— Nous n'avons pas besoin d'explications, crièrent-ils; nous savons que vous ne voulez que le bien de la République. Vive Bonaparte!

Et le cortège suivit, aux cris de «Vive Bonaparte!», les rues qui conduisaient de la rue de la Victoire aux Tuileries.

Le général Lefebvre, selon sa promesse, attendait à la porte du palais.

Bonaparte, à son arrivée aux Tuileries, fut salué des mêmes vivats qui l'avaient accompagné jusque-là.

Alors, il releva le front et secoua la tête. Peut-être n'était-ce point assez pour lui que ce cri de «Vive Bonaparte!» et rêvait-il déjà celui de «Vive Napoléon!»

Il s'avança sur le front de la troupe, et, entouré d'un immense état-major, il lut le décret des Cinq-Cents qui transférait les séances du corps législatif à Saint-Cloud et lui donnait le commandement de la force armée.

Puis, de mémoire, ou en improvisant — Bonaparte ne mettait personne dans cette sorte de secret —, au lieu de la proclamation qu'il avait dictée l'avant-veille à Bourrienne, il prononça celle- ci: «Soldats,

«Le conseil extraordinaire des Anciens m'a remis le commandement de la ville et de l'armée.

«Je l'ai accepté pour seconder les mesures qu'il va prendre et qui sont tout entières en faveur du peuple.

«La République est mal gouvernée depuis deux ans; vous avez espéré que mon retour mettrait un terme à tant de maux; vous l'avez célébré avec une union qui m'impose des obligations que je remplis. Vous remplirez les vôtres, et vous seconderez votre général avec l'énergie, la fermeté, la confiance que j'ai toujours vues en vous.

«La liberté, la victoire, la paix, replaceront la République française au rang qu'elle occupait en Europe, et que l’ineptie et la trahison ont pu, seules, lui faire perdre.»

Les soldats applaudirent avec frénésie; c'était une déclaration de guerre au Directoire, et des soldats applaudissent toujours à une déclaration de guerre.

Le général mit pied à terre, au milieu des cris et des bravos.

Il entra aux Tuileries.

C'était la seconde fois qu'il franchissait le seuil du palais des Valois, dont les voûtes avaient si mal abrité la couronne et la tête du dernier Bourbon qui y avait régné.

À ses côtés marchait le citoyen Roederer.

En le reconnaissant, Bonaparte tressaillit. — Ah! dit-il, citoyen Roederer, vous étiez ici dans la matinée du 10 août?

— Oui, général, répondit le futur comte de l’Empire.

— C'est vous qui avez donné à Louis XVI le conseil de se rendre à l'Assemblée nationale?

— Oui.

— Mauvais conseil, citoyen Roederer! je ne l’eusse pas suivi.

— Selon que l'on connaît les hommes on les conseille. Je ne donnerai pas au général Bonaparte le conseil que j'ai donné au roi Louis XVI. Quand un roi a, dans son passé, la fuite à Varennes et le 20 juin, il est difficile à sauver!

Au moment où Roederer prononçait ces paroles, on était arrivé devant une fenêtre qui donnait sur le jardin des Tuileries.

Bonaparte s'arrêta, et, saisissant Roederer par le bras:

— Le 20 juin, dit-il, j'étais là (et il montrait du doigt la terrasse du bord de l’eau), derrière le troisième tilleul; je pouvais voir, à travers la fenêtre ouverte, le pauvre roi avec le bonnet rouge sur la tête; il faisait une piteuse figure, j'en eus pitié.

— Et que fîtes-vous?

— Oh! je ne fis rien, je ne pouvais rien faire: j'étais lieutenant d'artillerie; seulement j'eus envie d'entrer, comme les autres, et de dire tout bas: «Sire! Donnez-moi quatre pièces d'artillerie, et je me charge de vous balayer toute cette canaille!»

Que serait-il arrivé si le lieutenant Bonaparte eût cédé à son envie, et, bien accueilli par Louis XVI, eût, en effet, balayé _cette canaille, _c'est-à-dire le peuple de Paris? En mitraillant, le 20 juin, au profit du roi, n'eût-il plus eu à mitrailler, le 13 vendémiaire, au profit de la Convention?…

Pendant que l'ex-procureur-syndic, demeuré rêveur, esquissait peut-être déjà, dans sa pensée, les premières pages de son _Histoire du Consulat, _Bonaparte se présentait à la barre du conseil des Anciens, suivi de son état-major, suivi lui-même de tous ceux qui avaient voulu le suivre.

Quand le tumulte causé par l’arrivée de cette foule fut apaisé, le président donna lecture au général du décret qui l’investissait du pouvoir militaire. Puis, en l’invitant à prêter serment:

— Celui qui ne promit jamais en vain des victoires à la patrie, ajouta le président, ne peut qu'exécuter religieusement sa nouvelle promesse de la servir et de lui rester fidèle.

Bonaparte étendit la main et dit solennellement: — Je le jure!

Tous les généraux répétèrent après lui, chacun pour soi:

— Je le jure!

Le dernier achevait à peine, quand Bonaparte reconnut le secrétaire de Barras, ce même Bollot, dont le directeur avait parlé le matin à ses deux collègues.

Il était purement et simplement venu là pour pouvoir rendre compte à son patron de ce qui se passait; Bonaparte le crut chargé de quelque mission secrète de la part de Barras.

Il résolut de lui épargner le premier pas, et, marchant droit au jeune homme:

— Vous venez de la part des directeurs? dit-il.

Puis, sans lui donner le temps de répondre:

— Qu'ont-ils fait, continua-t-il, de cette France que j'avais laissée si brillante? J'avais laissé la paix, j'ai retrouvé la guerre; j'avais laissé des victoires, j'ai retrouvé des revers; j'avais laissé les millions de l’Italie, j'ai retrouvé la spoliation et la misère! Que sont devenus cent mille Français que je connaissais tous par leur nom? Ils sont morts!

Ce n'était point précisément au secrétaire de Barras que ces choses devaient être dites; mais Bonaparte voulait les dire, avait besoin de les dire; peu lui importait à qui il les disait.

Peut-être même, à son point de vue, valait-il mieux qu'il les dît à quelqu'un qui ne pouvait lui répondre.

En ce moment, Sieyès se leva.

— Citoyens, dit-il, les directeurs Moulin et Gohier demandent à être introduits.

— Ils ne sont plus directeurs, dit Bonaparte, puisqu'il n'y a plus de Directoire.

— Mais, objecta Sieyès, ils n'ont pas encore donné leur démission.

— Qu'ils entrent donc et qu'ils la donnent, répliqua Bonaparte.

Moulin et Gohier entrèrent.

Ils étaient pâles mais calmes; ils savaient qu'ils venaient chercher la lutte, et que, derrière leur résistance, il y avait peut-être Sinnamari. Les déportés qu'ils avaient faits au 18 fructidor leur en montraient le chemin.

— Je vois avec satisfaction, se hâta de dire Bonaparte, que vous vous rendez à nos voeux et à ceux de vos deux collègues.

Gohier fit un pas en avant, et, d'une voix ferme:

— Nous nous rendons, non pas à vos voeux ni à ceux de nos deux collègues, qui ne sont plus nos collègues, puisqu'ils ont donné leur démission, mais aux voeux de la loi: elle veut que le décret qui transfère à Saint-Cloud le siège du corps législatif soit proclamé sans délai; nous venons remplir le devoir que nous impose la loi, bien déterminés à la défendre contre les factieux, quels qu’ils soient, qui tenteraient à l’attaquer.

— Votre zèle ne nous étonne point, reprit froidement Bonaparte, et c'est parce que vous êtes connu pour un homme aimant votre pays que vous allez vous réunir à nous.

— Nous réunir à vous! et pour quoi faire?

— Pour sauver la République.

— Sauver la République!.. il fut un temps, général, où vous aviez l’honneur d'en être le soutien; mais, aujourd'hui, c'est à nous qu'est réservée la gloire de la sauver.

— La sauver! fit Bonaparte, et avec quoi? avec les moyens que vous donne votre Constitution? Voyez donc! elle croule de toute part, et, quand même je ne la pousserais pas du doigt à cette heure, elle n'aurait pas huit jours à vivre.

— Ah! s'écria Moulin, vous avouez enfin vos projets hostiles!

— Mes projets ne sont pas hostiles! s’écria Bonaparte en frappant le parquet du talon de sa botte; la République est en péril, il faut la sauver, je le veux!

— Vous le voulez dit Gohier, mais il me semble que c'est au
Directoire, et non à vous, de dire: «Je le veux!»

— Il n'y a plus de Directoire!

— En effet, on m'a dit qu'un instant avant notre entrée, vous aviez annoncé cela.

— Il n'y a plus de Directoire du moment où Sieyès et Roger-Ducos ont donné leur démission.

— Vous vous trompez: il y a un Directoire tant qu'il reste trois directeurs, et ni Moulin, ni moi, ni Barras, ne vous avons donné la nôtre.

En ce moment, on glissa un papier dans la main de Bonaparte en disant:

— Lisez!
Bonaparte lut.

— Vous vous trompez vous-même, reprit-il: Barras a donné sa démission, car la voici. La loi veut que vous soyez trois pour exister: vous n'êtes que deux! et qui résiste à la loi, vous l’avez dit tout à l'heure, est un rebelle.

Puis, donnant le papier au président:

— Réunissez, dit-il, la démission du citoyen Barras à celle des citoyens Sieyès et Ducos, et proclamez la déchéance du Directoire. Moi, je vais l’annoncer à mes soldats.

Moulin et Gohier restèrent anéantis; cette démission de Barras détruisait tous leurs projets.

Bonaparte n'avait plus rien à faire au conseil des Anciens, et il lui restait encore beaucoup de choses à faire dans la cour des Tuileries.

Il descendit, suivi de ceux qui l'avaient accompagné pour monter.

À peine les soldats le virent-ils reparaître, que les cris de «Vive Bonaparte!» retentirent plus bruyants et plus pressés qu'à son arrivée.

Il sauta sur son cheval et fit signe qu'il voulait parler.

Dix mille voix qui éclataient en cris se turent à la fois, et le silence se fit comme par enchantement.

— Soldats! dit Bonaparte d'une voix si puissante, que tout le monde l’entendit, vos compagnons d'armes, qui sont aux frontières, sont dénués des choses les plus nécessaires; le peuple est malheureux. Les auteurs de tant de maux sont les factieux contre lesquels je vous rassemble aujourd'hui. J'espère sous peu vous conduire à la victoire; mais, auparavant, il faut réduire à l'impuissance de nuire tous ceux qui voudraient s'opposer au bon ordre public et à la prospérité générale!

Soit lassitude du gouvernement dictatorial, soit fascination exercée par l'homme magique qui en appelait à la victoire, si longtemps oubliée en son absence, des cris d'enthousiasme s'élevèrent, et, comme une traînée de poudre enflammée, se communiquèrent des Tuileries au Carrousel, du Carrousel aux rues adjacentes.

Bonaparte profita de ce mouvement, et, se tournant vers Moreau:

— Général, lui dit-il, je vais vous donner une preuve de l’immense confiance que j'ai en vous. Bernadotte, que j'ai laissé chez moi, et qui refuse de nous suivre, a eu l’audace de me dire que, s'il recevait un ordre du Directoire, il l'exécuterait, quels que fussent les perturbateurs. Général, je vous confie la garde du Luxembourg; la tranquillité de Paris et le salut de la République sont entre vos mains.

Et, sans attendre la réponse de Moreau, il mit son cheval au galop et se porta sur le point opposé de la ligne.

Moreau, par ambition militaire, avait consenti à jouer un rôle dans ce grand drame: il était forcé d'accepter celui que lui distribuait l’auteur.

Gohier et Moulin, en revenant au Luxembourg, ne trouvèrent rien de changé en apparence; toutes les sentinelles étaient à leurs postes. Ils se retirèrent dans un des salons de la présidence afin de se consulter. Mais à peine venaient-ils d'entrer en conférence, que le général Jubé, commandant du Luxembourg, recevait l'ordre de rejoindre Bonaparte aux Tuileries avec la garde directoriale, et que Moreau prenait sa place avec des soldats encore électrisés par le discours de Bonaparte.

Cependant, les deux directeurs rédigeaient un message au conseil des Cinq-Cents, message où ils protestaient énergiquement contre ce qui venait de se faire. Quand il fut terminé, Gohier le remit à son secrétaire, et Moulin, tombant d'inanition, passa chez lui pour prendre quelque nourriture.

Il était près de quatre heures de l’après-midi.

Un instant après, le secrétaire de Gohier rentra tout agité.

— Eh bien! lui demanda Gohier, vous n'êtes pas encore parti?

— Citoyen président, répondit le jeune homme, nous sommes prisonniers au palais!

— Comment! prisonniers?

— La garde est changée, et ce n'est plus le général Jubé qui la commande.

— Qui le remplace donc?

— J'ai cru entendre que c'était le général Moreau.

— Moreau? impossible!… et Barras, le lâche! où est-il?

— Parti pour sa terre de Grosbois. — Ah! il faut que je voie Moulin! s'écria Gohier en s'élançant vers la porte.

Mais, à l'entrée du corridor, il trouva une sentinelle qui lui barra le passage.

Gohier voulut insister.

— On ne passe pas! dit la sentinelle.

— Comment! on ne passe pas?

— Non.

— Mais je suis le président Gohier.

— On ne passe pas! c'est la consigne.

Gohier vit que cette consigne, il ne parviendrait point à la faire lever. L'emploi de la force était impossible. Il rentra chez lui.

Pendant ce temps, le général Moreau se présentait chez Moulin: il venait pour se justifier.

Mais, sans vouloir l’entendre, l'ex-directeur lui tourna le dos; et, comme Moreau insistait:

— Général, lui dit-il, passez dans l’antichambre: c'est la place des geôliers.

Moreau courba la tête et comprit seulement alors dans quel piège, fatal à sa renommée, il venait de tomber.

À cinq heures, Bonaparte reprenait le chemin de la rue de la Victoire; tout ce qu'il y avait de généraux et d'officiers supérieurs à Paris l'accompagnaient.

Les plus aveugles, ceux qui n'avaient pas compris le 13 vendémiaire, ceux qui n'avaient pas compris le retour d'Égypte, venaient de voir rayonner au-dessus des Tuileries l'astre flamboyant de son avenir; et, chacun ne pouvant être planète, c'était à qui se ferait satellite!

Les cris de «Vive Bonaparte!» qui venaient du bas de la rue du
Mont-Blanc, et montaient comme une marée sonore vers la rue de la
Victoire, annoncèrent à Joséphine le retour de son époux.

L'impressionnable créole l’attendait avec anxiété; elle s'élança au-devant de lui, tellement émue qu'elle ne pouvait prononcer une seule parole.

— Voyons, voyons, lui dit Bonaparte redevenant le bonhomme qu'il était dans son intérieur, tranquillise-toi; tout ce que l'on a pu faire aujourd'hui est fait.

— Et tout est-il fait, mon ami?

— Oh! non, répondit Bonaparte.

— Ainsi, ce sera à recommencer demain?

— Oui; mais demain, ce n'est qu'une formalité.

La formalité fut un peu rude; mais chacun sait le résultat des événements de Saint-Cloud: nous nous dispenserons donc de les raconter, nous reportant tout de suite au résultat, pressé que nous sommes de revenir au véritable sujet de notre drame, dont la grande figure historique, que nous y avons introduite, nous a un instant écarté.

Un dernier mot.

Le 20 brumaire, à une heure du matin, Bonaparte était nommé premier consul pour dix ans, et se faisait adjoindre Cambacérès et Lebrun, à titre de seconds consuls, bien résolu toutefois à concentrer dans sa personne, non seulement les fonctions de ses deux collègues, mais encore celles des ministres.

Le 20 brumaire au soir, il couchait au Luxembourg, dans le lit du citoyen Gohier, mis en liberté dans la journée; ainsi que son collègue Moulin.

Roland fut nommé gouverneur du château du Luxembourg.

XXV — UNE COMMUNICATION IMPORTANTE

Quelque temps après cette révolution militaire, qui avait eu un immense retentissement dans toute l’Europe, dont elle devait un instant bouleverser la face comme la tempête bouleverse la face de l'Océan; quelque temps après, disons-nous, dans la matinée du 30 nivôse, autrement et plus clairement dit pour nos lecteurs, du 20 janvier 1800, Roland, en décachetant la volumineuse correspondance que lui valait sa charge nouvelle, trouva, au milieu de cinquante autres demandes d'audience, une lettre ainsi conçue:

«Monsieur le gouverneur,

«Je connais votre loyauté, et vous allez voir si j'en fais cas.

«J'ai besoin de causer avec vous pendant cinq minutes; pendant ces cinq minutes, je resterai masqué.

«J'ai une demande à vous faire.

«Cette demande, vous me l'accorderez ou me la refuserez; dans l'un et l’autre cas, n'essayant de pénétrer dans le palais du Luxembourg que pour l’intérêt du premier consul Bonaparte et de la cause royaliste, à laquelle j'appartiens, je vous demande votre parole d'honneur de me laisser sortir librement comme vous m'aurez laissé entrer.

«Si demain, à sept heures du soir, je vois une lumière isolée à la fenêtre située au-dessous de l'horloge, c'est que le colonel Roland de Montrevel m'aura engagé sa parole d'honneur, et je me présenterai hardiment à la petite porte de l'aile gauche du palais, donnant sur le jardin.

«Afin que vous sachiez d'avance à qui vous engagez ou refusez votre parole, je signe d'un nom qui vous est connu, ce nom ayant déjà, dans une circonstance que vous n'avez probablement pas oubliée, été prononcé devant vous «MORGAN, «Chef des compagnons de Jéhu.»

Roland relut deux fois la lettre, resta un instant pensif; puis, tout à coup, il se leva, et, passant dans le cabinet du premier consul, il lui tendit silencieusement la lettre.

Celui-ci la lut sans que son visage trahît la moindre émotion, ni même le moindre étonnement, et, avec un laconisme tout lacédémonien:

— Il faut mettre la lumière, dit-il.

Et il rendit la lettre à Roland.

Le lendemain, à sept heures du soir, la lumière brillait à la fenêtre, et, à sept heures cinq minutes, Roland, en personne, attendait à la petite porte du jardin.

Il y était à peine depuis quelques instants, que trois coups furent frappés à la manière des francs-maçons, c'est-à-dire deux et un.

La porte s'ouvrit aussitôt: un homme enveloppé d'un manteau se dessina en vigueur sur l’atmosphère grisâtre de cette nuit d'hiver; quant à Roland, il était absolument caché dans l’ombre.

Ne voyant personne, l’homme au manteau demeura une seconde immobile.

— Entrez, dit Roland.

— Ah! c'est vous, colonel.

— Comment savez-vous que c'est moi? demanda Roland.

— Je reconnais votre voix.

— Ma voix! mais, pendant les quelques secondes où nous nous sommes trouvés dans la même chambre, à Avignon, je n'ai point prononcé une seule parole.

— En ce cas, j'aurai entendu votre voix ailleurs.

Roland chercha où le chef des compagnons de Jéhu avait pu entendre sa voix.

Mais celui-ci, gaiement:

— Est-ce une raison, colonel, parce que je connais votre voix, pour que nous restions à cette porte?

— Non pas, dit Roland; prenez-moi par le pan de mon habit, et suivez-moi; j'ai défendu à dessein qu'on éclairât l'escalier et le corridor qui conduisent à ma chambre.

— Je vous sais gré de l'intention; mais, avec votre parole, je traverserais le palais d'un bout à l’autre, fût-il éclairé a giorno, comme disent les Italiens.

— Vous l’avez, ma parole, répondit Roland; ainsi, montez hardiment.

Morgan n'avait pas besoin d'être encouragé, il suivit hardiment son guide.

Au haut de l'escalier, celui-ci prit un corridor aussi sombre que l'escalier lui-même, fit une vingtaine de pas, ouvrit une porte et se trouva dans sa chambre.

Morgan l'y suivit.

La chambre était éclairée, mais par deux bougies seulement.

Une fois entré, Morgan rejeta son manteau et déposa ses pistolets sur une table.

— Que faites-vous? demanda Roland.

— Ma foi, avec votre permission, dit gaiement son interlocuteur, je me mets à mon aise.

— Mais ces pistolets dont vous vous dépouillez…?

— Ah çà! croyez-vous que ce soit pour vous que je les ai pris?

— Pour qui donc?

— Mais pour dame Police; vous entendez bien que je ne suis pas disposé à me laisser prendre par le citoyen Fouché, sans brûler quelque peu la moustache au premier de ses sbires qui mettra la main sur moi.

— Alors, une fois ici, vous avez la conviction de n'avoir plus rien à craindre?

— Parbleu! dit le jeune homme, puisque j'ai votre parole.

— Alors, pourquoi n'ôtez-vous pas votre masque?

— Parce que ma figure n'est que moitié à moi; l’autre moitié est à mes compagnons. Qui sait si un seul de nous, reconnu, n'entraîne pas les autres à la guillotine? car vous pensez bien, colonel, que je ne me dissimule pas que c'est là le jeu que nous jouons.

— Alors, pourquoi le jouez-vous?

— Ah! que voilà une bonne question! Pourquoi allez-vous sur le champ de bataille; où une balle peut vous trouer la poitrine ou un boulet vous emporter la tête?

— C'est bien différent, permettez-moi de vous le dire: sur un champ de bataille, je risque une mort honorable.

— Ah çà! vous figurez-vous que, le jour où j'aurai eu le cou tranché par le triangle révolutionnaire, je me croirai déshonoré? Pas le moins du monde: j'ai la prétention d'être un soldat comme vous; seulement, tous ne peuvent pas servir leur cause de la même façon: chaque religion a ses héros et ses martyrs; bienheureux dans ce monde les héros, mais bienheureux dans l'autre les martyrs!

Le jeune homme avait prononcé ces paroles avec une conviction qui n'avait pas laissé que d'émouvoir ou plutôt d'étonner Roland.

— Mais, continua Morgan, abandonnant bien vite l'exaltation, et revenant à la gaieté qui paraissait le trait distinctif de son caractère, je ne suis pas venu pour faire de la philosophie politique; je suis venu pour vous prier de me faire parler au premier consul.

— Comment! au premier consul? s'écria Roland.

— Sans doute; relisez ma lettre: je vous dis que j'ai une demande à vous faire?

— Oui.

— Eh bien, cette demande, c'est de me faire parler au général
Bonaparte.

— Permettez, comme je ne m'attendais point à cette demande…

— Elle vous étonne: elle vous inquiète même. Mon cher colonel, vous pourrez, si vous ne vous en rapportez pas à ma parole, me fouiller des pieds à la tête, et vous verrez que je n'ai d'autres armes que ces pistolets, que je n'ai même plus, puisque les voilà sur votre table. Il y a mieux: prenez-en un de chaque main, placez-vous entre le premier consul et moi, et brûlez-moi la cervelle au premier mouvement suspect que je ferai. La Condition vous va-t-elle?

— Mais si je dérange le premier consul pour qu'il écoute la communication que vous avez à lui faire, vous m'assurez que cette communication en vaut la peine?

— Oh! quant à cela, je vous en réponds!

Puis, avec son joyeux accent:

— Je suis pour le moment, ajouta-t-il, l'ambassadeur d'une tête couronnée, ou plutôt découronnée, ce qui ne la rend pas moins respectable pour les nobles coeurs; d'ailleurs, je prendrai peu de temps à votre général, monsieur Roland, et, du moment où la conversation traînera en longueur, il pourra me congédier; je ne me le ferai pas redire à deux fois, soyez tranquille.

Roland demeura un instant pensif et silencieux.

— Et c'est au premier consul seul que vous pouvez faire cette communication?

— Au premier consul seul, puisque, seul, le premier consul peut me répondre.

— C'est bien, attendez-moi, je vais prendre ses ordres.

Roland fit un pas vers la chambre de son général; mais il s'arrêta, jetant un regard d'inquiétude vers une foule de papiers amoncelés sur sa table.

Morgan surprit ce regard.

— Ah! bon! dit-il, vous avez peur qu'en votre absence je ne lise ces paperasses? Si vous saviez comme je déteste lire! c'est au point que ma condamnation à mort serait sur cette table, que je ne me donnerais pas la peine de la lire; je dirais: C'est l'affaire du greffier, à chacun sa besogne. Monsieur Roland, j'ai froid aux pieds, je vais en votre absence me les chauffer, assis dans votre fauteuil; vous m'y retrouverez à votre retour, et je n'en aurai pas bougé.

— C'est bien, monsieur, dit Roland.

Et il entra chez le premier consul.

Bonaparte causait avec le général Hédouville, commandant en chef des troupes de la Vendée.

En entendant la porte s'ouvrir, il se retourna avec impatience.

— J'avais dit à Bourrienne que je n'y étais pour personne.

— C'est ce qu'il m'a appris en passant, mon général; mais je lui ai répondu que je n'étais pas quelqu'un.

— Tu as raison. Que me veux-tu? dis vite.

— Il est chez moi.

— Qui cela?

— L'homme d'Avignon.

— Ah! ah! et que demande-t-il?

— Il demande à vous voir.

— À me voir, moi?

— Oui; vous, général; cela vous étonne?

— Non; mais que peut-il avoir à me dire.

— Il a obstinément refusé de m'en instruire; mais j'oserais affirmer que ce n'est ni un importun ni un fou.

— Non; mais c'est peut-être un assassin.

Roland secoua la tête.

— En effet, du moment où c'est toi qui l'introduis…

— D'ailleurs, il ne se refuse pas à ce que j'assiste à la conférence: je serai entre vous et lui.

Bonaparte réfléchit un instant.

— Fais-le entrer, dit-il.

— Vous savez, mon général, qu'excepté moi…

— Oui; le général Hédouville aura la complaisance d'attendre une seconde; notre conversation n'est point de celles que l'on épuise en une séance. Va, Roland.

Roland sortit, traversa le cabinet de Bourrienne, rentra dans sa chambre, et retrouva Morgan, qui se chauffait les pieds comme il avait dit.

— Venez! le premier consul vous attend, dit le jeune homme.

Morgan se leva et suivit Roland.

Lorsqu'ils rentrèrent dans le cabinet de Bonaparte, celui-ci était seul.

Il jeta un coup d'oeil rapide sur le chef des compagnons de Jéhu, et ne fit point de doute que ce ne fût le même homme qu'il avait vu à Avignon.

Morgan s'était arrêté à quelques pas de la porte, et, de son côté, regardait curieusement Bonaparte, et s'affermissait dans la conviction que c'était bien lui qu'il avait entrevu à la table d'hôte le jour où il avait tenté cette périlleuse restitution des deux cents louis volés par mégarde à Jean Picot.

— Approchez, dit le premier consul.

Morgan s'inclina et fit trois pas en avant.

Bonaparte répondit à son salut par un léger signe de tête.

— Vous avez dit à mon aide de camp, le colonel Roland, que vous aviez une communication à me faire.

— Oui, citoyen premier consul.

— Cette communication exige-t-elle le tête-à-tête?

— Non, citoyen premier consul, quoiqu'elle soit d'une telle importance…

— Que vous aimeriez mieux que je fusse seul..

— Sans doute, mais la prudence…

— Ce qu'il y a de plus prudent en France, citoyen Morgan, c'est le courage.

— Ma présence chez vous, général, est une preuve que je suis parfaitement de votre avis.

Bonaparte se retourna vers le jeune colonel.

— Laisse-nous seuls, Roland, dit-il.

— Mais, mon général!… insista celui-ci.

Bonaparte s'approcha de lui; puis, tout bas:

— Je vois ce que c'est, reprit-il: tu es curieux de savoir ce que ce mystérieux chevalier de grand chemin peut avoir à me dire, sois tranquille, tu le sauras…

— Ce n'est pas cela; mais, si, comme vous le disiez tout à l'heure, cet homme était un assassin?

— Ne m'as-tu pas répondu que non? Allons, ne fais pas l’enfant, laisse-nous.

Roland sortit.

— Nous voilà seuls, monsieur dit le premier consul; parlez!

Morgan, sans répondre, tira une lettre de sa poche et la présenta au général.

Le général l'examina: elle était à son adresse et fermée d'un cachet aux trois fleurs de lis de France.

— Oh! oh! dit-il, qu'est-ce que cela, monsieur?

— Lisez, citoyen premier consul.

Bonaparte ouvrit la lettre et alla droit à la signature.

— «Louis» dit-il.

— Louis, répéta Morgan.

— Quel Louis?

— Mais Louis de Bourbon, je présume.

— M. le comte de Provence, le frère de Louis XVI?

— Et, par conséquent, Louis XVIII depuis que son neveu le Dauphin est mort.

Bonaparte regarda de nouveau l'inconnu; car il était évident que ce nom de Morgan, qu'il s'était donné, n'était qu'un pseudonyme destiné à cacher son véritable nom.

Après quoi, reportant son regard sur la lettre, il lut:

«3 janvier 1800,

«Quelle que soit leur conduite apparente, monsieur, des hommes tels que vous n'inspirent jamais d'inquiétude; vous avez accepté une place éminente, je vous en sais gré: mieux que personne, vous savez ce qu'il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d'une grande nation: Sauvez la France de ses propres fureurs, et vous aurez rempli le voeu de mon coeur; rendez-lui son roi, et les générations futures béniront votre mémoire. Si vous doutez que je sois susceptible de reconnaissance, marquez votre place, fixez le sort de vos amis. Quant à mes principes, je suis Français; clément par caractère, je le serai encore par raison. Non, le vainqueur de Lodi, de Castiglione et d’Arcole, le conquérant de l’Italie et de l’Égypte ne peut préférer à la gloire une vaine célébrité. Ne perdez pas un temps précieux: nous pouvons assurer la gloire de la France, je dis_ nous _parce que j'ai besoin de Bonaparte pour cela et qu'il ne le pourrait sans moi. Général, l'Europe vous observe, la gloire vous attend, et je suis impatient de rendre le bonheur à mon peuple.

«LOUIS.»

Bonaparte se retourna vers le jeune homme, qui attendait debout, immobile et muet comme une statue.

— Connaissez-vous le contenu de cette lettre? demanda-t-il.

Le jeune homme s'inclina.

— Oui, citoyen premier consul.

— Elle était cachetée, cependant.

— Elle a été envoyée sous cachet volant à celui qui me l'a remise, et, avant même de me la confier, il me l'a fait lire afin que j'en connusse bien toute l'importance.

— Et peut-on savoir le nom de celui qui vous l'a confiée?

— Georges Cadoudal.

Bonaparte, tressaillit légèrement.

— Vous connaissez Georges Cadoudal? demanda-t-il.

— C'est mon ami.

— Et pourquoi vous l'a-t-il confiée, à vous, plutôt qu'à un autre?

— Parce qu'il savait qu'en me disant que cette lettre devait vous être remise en main propre, elle serait remise comme il le désirait.

— En effet, monsieur, vous avez tenu votre promesse.

— Pas encore tout à fait, citoyen premier consul.

— Comment cela? ne me l'avez-vous pas remise?

— Oui; mais j'ai promis, de rapporter une réponse.

— Et si je vous dis que je ne veux pas en faire?

— Vous aurez répondu, pas précisément comme j'eusse désiré que vous le fissiez; mais ce sera toujours une réponse.

Bonaparte demeura quelques instants pensif. Puis, sortant de sa rêverie par un mouvement d'épaules:

— Ils sont fous! dit-il.

— Qui cela, citoyen? demanda Morgan.

— Ceux qui m'écrivent de pareilles lettres; fous, archifous! Croient-ils donc que je suis de ceux qui prennent leurs exemples dans le passé, qui se modèlent sur d'autres hommes? Recommencer Monk! à quoi bon? Pour faire un Charles II! Ce n'est, ma foi, pas la peine. Quand on a derrière soi Toulon, le 13 vendémiaire, Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, les Pyramides, on est un autre homme que Monk, et l'on a le droit d'aspirer à autre chose qu'au duché d'Albemarle et au commandement des armées de terre et de mer de Sa Majesté Louis XVIII.

— Aussi, vous dit-on de faire vos conditions, citoyen premier consul.

Bonaparte tressaillit au son de cette voix comme s'il eût oublié que quelqu'un était là.

— Sans compter, reprit-il, que c'est une famille perdue, un rameau mort d'un tronc pourri; les Bourbons se sont tant mariés entre eux, que c'est une race abâtardie, qui a usé sa sève et toute sa vigueur dans Louis XIV. Vous connaissez l'histoire, monsieur? dit Bonaparte en se tournant vers le jeune homme.

— Oui, général, répondit celui-ci; du moins, comme un ci-devant peut la connaître.

— Eh bien, vous avez dû remarquer dans l'histoire, dans celle de France surtout, que chaque race a son point de départ, son point culminant et sa décadence. Voyez les Capétiens directs: partis de Hugues, ils arrivent à leur apogée avec Philippe-Auguste et Louis IX, et tombent avec Philippe V et Charles IV. Voyez les Valois: partis de Philippe VI, ils ont leur point culminant dans François Ier et tombent avec Charles IX et Henri III. Enfin, voyez les Bourbons: partis de Henri IV, ils ont leur point culminant dans Louis XIV et tombent avec Louis XV et Louis XVI; seulement, ils tombent plus bas que les autres: plus bas dans la débauche avec Louis XV, plus bas dans le malheur avec Louis XVI. Vous me parlez des Stuarts, et vous me montrez l'exemple de Monk. Voulez-vous me dire qui succède à Charles II? Jacques II; et à Jacques II? Guillaume d'Orange, un usurpateur. N'aurait-il pas mieux valu, je vous le demande, que Monk mît tout de suite la couronne sur sa tête? Eh bien, si j'étais assez fou pour rendre le trône à Louis XVIII, comme Charles II, il n'aurait pas d'enfants, comme Jacques II, son frère Charles X lui succéderait, et, comme Jacques II, il se ferait chasser par quelque Guillaume d'Orange. Oh! non, Dieu n'a pas mis la destinée d'un beau et grand pays qu'on appelle la France entre mes mains pour que je la rende à ceux qui l'ont jouée et qui l'ont perdue.

— Remarquez, général, que je ne vous demandais pas tout cela.

— Mais, moi, je vous le demande…

— Je crois que vous me faites l'honneur de me prendre pour la postérité.

Bonaparte tressaillit, se retourna, vit à qui il parlait, et se tut.

— Je n'avais besoin, continua Morgan avec une dignité qui étonna celui auquel il s'adressait, que d'un oui ou d'un non.

— Et pourquoi aviez-vous besoin de cela?

— Pour savoir si nous continuerions de vous faire la guerre comme à un ennemi, ou si nous tomberions à vos genoux comme devant un sauveur.

— La guerre! dit Bonaparte, la guerre! insensés ceux qui me la font; ne voient-ils pas que je suis l'élu de Dieu?

— Attila disait la même chose.

— Oui; mais il était l’élu de la destruction, et moi, je suis celui de l'ère nouvelle; l’herbe séchait où il avait passé: les moissons mûriront partout où j'aurai passé la charrue. La guerre! dites-moi ce que sont devenus ceux qui me l’ont faite Ils sont couchés dans les plaines du Piémont, de la Lombardie ou du Caire.

— Vous oubliez la Vendée. La Vendée est toujours debout.

— Debout, soit; mais ses chefs? mais Cathelineau, mais Lescure, mais La Rochejacquelein, mais d'Elbée, mais Bonchamp, mais Stofflet, mais Charrette?

— Vous ne parlez là que des hommes: les hommes ont été moissonnés, c'est vrai; mais le principe est debout, et tout autour de lui combattent aujourd'hui d'Autichamp, Suzannet, Grignon, Frotté, Châtillon, Cadoudal; les cadets ne valent peut- être pas les aînés; mais pourvu qu'ils meurent à leur tour, c'est tout ce que l'on peut exiger d'eux.

— Qu'ils prennent garde! si je décide une campagne de la Vendée, je n'y enverrai ni des Santerre ni des Rossignol!

— La Convention y a envoyé Kléber, et le Directoire Hoche!…

— Je n'enverrai pas, j'irai moi-même.

— Il ne peut rien leur arriver de pis que d'être tués, comme
Lescure, ou fusillés, comme Charette.

— Il peut leur arriver que je leur fasse grâce.

— Caton nous a appris comment on échappait au pardon de César.

— Ah! faites attention: vous citez un républicain!

— Caton est un de ces hommes dont on peut suivre l'exemple, à quelque parti que l'on appartienne.

— Et si je vous disais que je tiens la Vendée dans ma main?…

— Vous?

— Et que, si je veux, dans trois mois elle sera pacifiée?

Le jeune homme secoua la tête.

— Vous ne me croyez pas?

— J'hésite à vous croire.

— Si je vous affirme que ce que je dis est vrai; si je vous le prouve en vous disant par quel moyen, ou plutôt par quels hommes, j'y arriverai?

— Si un homme comme le général Bonaparte m'affirme une chose, je la croirai, et si cette chose qu'il m'affirme est la pacification de la Vendée, je lui dirai à mon tour: Prenez garde! mieux vaut pour vous la Vendée combattant que la Vendée conspirant: la Vendée combattant, c'est l'épée; la Vendée conspirant c'est le poignard.

— Oh! je le connais, votre poignard, dit Bonaparte; le voilà!

Et il alla prendre dans un tiroir le poignard qu'il avait tiré des mains de Roland et le posa sur une table, à la portée de la main de Morgan.

— Mais, ajouta-t-il, il y a loin de la poitrine de Bonaparte au poignard d'un assassin; essayez plutôt.

Et il s'avança sur le jeune homme en fixant sur lui son regard de flamme.

— Je ne suis pas venu ici pour vous assassiner, dit froidement le jeune homme; plus tard, si je crois votre mort indispensable au triomphe de la cause, je ferai de mon mieux, et, si alors je vous manque, ce n'est point parce que vous serez Marius et que je serai le Cimbre… Vous n'avez pas autre chose à me dire, citoyen premier consul? continua le jeune homme en s'inclinant.

— Si fait; dites à Cadoudal que, lorsqu'il voudra se battre contre l'ennemi au lieu de se battre contre des Français, j'ai dans mon bureau son brevet de colonel tout signé.

— Cadoudal commande, non pas à un régiment, mais à une armée; vous n'avez pas voulu déchoir en devenant, de Bonaparte, Monk; pourquoi voulez-vous qu'il devienne, de général, colonel?… Vous n'avez pas autre chose à me dire, citoyen premier consul?

— Si fait; avez-vous un moyen de faire passer ma réponse au comte de Provence?

— Vous voulez dire au roi Louis XVIII?

— Ne chicanons pas sur les mots; à celui qui m'a écrit.

— Son envoyé est au camp des Aubiers.

— Eh bien! je change d'avis, je lui réponds; ces Bourbons sont si aveugles, que celui-là interpréterait mal mon silence.

Et Bonaparte, s'asseyant à son bureau, écrivit la lettre suivante avec une application indiquant qu'il tenait à ce qu'elle fût lisible.

«J'ai reçu, monsieur, votre lettre; je vous remercie de la bonne opinion que vous y exprimez sur moi. Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France, il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres; sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France, l’histoire vous en tiendra compte. Je ne suis point insensible aux malheurs de votre famille, et j'apprendrai avec plaisir que vous êtes environné de tout ce qui peut contribuer à la tranquillité de votre retraite.

«BONAPARTE.»

Et, pliant et cachetant la lettre, il écrivit l'adresse: _À monsieur le comte de Provence, _la remit à Morgan, puis appela Roland, comme s'il pensait bien que celui-ci n'était pas loin.

— Général?… demanda le jeune officier, paraissant en effet au même instant.

— Reconduisez monsieur jusque dans la rue, dit Bonaparte; jusque- là, vous répondez de lui.

Roland s'inclina en signe d'obéissance, laissa passer le jeune homme, qui se retira sans prononcer une parole, et sortit derrière lui.

Mais, avant de sortir, Morgan jeta un dernier regard sur
Bonaparte.

Celui-ci était debout, immobile, muet et les bras croisés, l'oeil fixé sur ce poignard, qui préoccupait sa pensée plus qu'il ne voulait se l'avouer à lui-même.

En traversant la chambre de Roland, le chef des compagnons de Jéhu reprit son manteau et ses pistolets.

Tandis qu'il les passait à sa ceinture:

— Il paraît, lui dit Roland, que le citoyen premier consul vous a montré le poignard que je lui ai donné.

— Oui, monsieur, répondit Morgan.

— Et vous l’avez reconnu?

— Pas celui-là particulièrement… tous nos poignards se ressemblent.

— Eh bien! fit Roland, je vais vous dire d'où il vient.

— Ah!… Et d'où vient-il?

— De la poitrine d'un de mes amis, où vos compagnons, et peut- être vous-même l’aviez enfoncé.

— C'est possible, répondit insoucieusement le jeune homme; mais votre ami se sera exposé à ce châtiment.

— Mon ami a voulu voir ce qui ce passait la nuit dans la chartreuse de Seillon.

— Il a eu tort.

— Mais, moi, j'avais eu le même tort la veille, pourquoi ne m'est-il rien arrivé?

— Parce que sans doute quelque talisman vous sauvegardait.

— Monsieur, je vous dirai une chose: c'est que je suis un homme de droit chemin et de grand jour; il en résulte que j'ai horreur du mystérieux.

— Heureux ceux qui peuvent marcher au grand jour et suivre le grand chemin, monsieur de Montrevel.

— C'est pour cela que je vais vous dire le serment que j'ai fait, monsieur Morgan. En tirant le poignard que vous avez vu de la poitrine de mon ami, le plus délicatement possible, pour ne pas en tirer son âme en même temps, j'ai fait serment que ce serait désormais entre ses assassins et moi une guerre à mort, et c'est en grande partie pour vous dire cela à vous-même que je vous ai donné la parole qui vous sauvegardait.

— C'est un serment que j'espère vous voir oublier, monsieur de
Montrevel.

— C'est un serment que je tiendrai dans toutes les occasions, monsieur Morgan, et vous serez bien aimable de m'en fournir une le plus tôt possible.

— De quelle façon, monsieur?

— Eh bien! mais, par exemple, en acceptant avec moi une rencontre soit au bois de Boulogne, soit au bois de Vincennes; nous n'avons pas besoin de dire, bien entendu, que nous nous battons parce que vous ou vos amis avez donné un coup de poignard à lord Tanlay. Non, nous dirons ce que vous voudrez, que c'est à propos, par exemple… (Roland chercha) de l’éclipse de lune qui doit avoir lieu le 12 du mois prochain. Le prétexte vous va-t-il?

— Le prétexte m'irait, monsieur, répondit Morgan avec un accent de mélancolie dont on l’eût cru incapable, si le duel lui-même me pouvait aller. Vous avez fait un serment, et vous le tiendrez, dites-vous? Eh bien! tout initié en fait un aussi en entrant dans la compagnie de Jéhu: c'est de n'exposer dans aucune querelle particulière une vie qui appartient à sa cause, et non plus à lui.

— Oui; si bien que vous assassinez, mais ne vous battez pas.

— Vous vous trompez, nous nous battons quelquefois.

— Soyez assez bon pour m'indiquer une occasion d'étudier ce phénomène.

— C'est bien simple: tâchez, monsieur de Montrevel, de vous trouver, avec cinq ou six hommes résolus comme vous, dans quelque diligence portant l'argent du gouvernement; défendez ce que nous attaquerons, et l’occasion que vous cherchez sera venue; mais, croyez-moi, faites mieux que cela: ne vous trouvez pas sur notre chemin.

— C'est une menace, monsieur? dit le jeune homme en relevant la tête.

— Non, monsieur, fit Morgan d'une voix douce, presque suppliante, c'est une prière.

— M'est-elle particulièrement adressée, ou la feriez-vous à un autre?

— Je la fais à vous particulièrement.

Et le chef des compagnons de Jéhu appuya sur ce dernier mot.

— Ah! ah! fit le jeune homme, j'ai donc le bonheur de vous intéresser?

— Comme un frère, répondit Morgan, toujours de sa même voix douce et caressante.

— Allons, dit Roland, décidément c'est une gageure.

En ce moment, Bourrienne entra.

— Roland, dit-il, le premier consul vous demande.

— Le temps de reconduire monsieur jusqu'à la porte de la rue, et je suis à lui.

— Hâtez-vous; vous savez qu'il n'aime point à attendre.

— Voulez-vous me suivre, monsieur? dit Roland à son mystérieux compagnon.

— Il y a longtemps que je suis à vos ordres, monsieur.

— Venez, alors.

Et Roland, reprenant le même chemin par lequel il avait amené Morgan, le reconduisit, non pas jusqu'à la porte donnant dans le jardin — le jardin était fermé — mais jusqu'à celle de la rue.

Arrivé là:

— Monsieur, dit-il à Morgan, je vous ai donné ma parole, je l'ai tenue fidèlement; mais, pour qu'il n'y ait point de malentendu entre nous, dites-moi bien que cette parole était pour une fois et pour aujourd'hui seulement.

— C'est comme cela que je l'ai entendu, monsieur.

— Ainsi, cette parole, vous me la rendez?

— Je voudrais la garder, monsieur; mais je reconnais que vous êtes libre de me la reprendre.

— C'est tout ce que je désirais. Au revoir, monsieur Morgan.

— Permettez-moi de ne pas faire le même souhait, monsieur de
Montrevel.

Les deux jeunes gens se saluèrent avec une courtoisie parfaite, Roland rentrant au Luxembourg, et Morgan prenant, en suivant la ligne d'ombre projetée par la muraille, une des petites rues qui conduisent à la place Saint-Sulpice.

C'est celui-ci que nous allons suivre.

XXVI — LE BAL DES VICTIMES

Au bout de cent pas à peine, Morgan ôta son masque; au milieu des rues de Paris, il courait bien autrement risque d'être remarqué avec un masque que remarqué sans masque.

Arrivé rue Taranne, il frappa à la porte d'un petit hôtel garni qui faisait le coin de cette rue et de la rue du Dragon, entra, prit sur un meuble un chandelier, à un clou la clef du numéro 42, et monta sans éveiller d'autre sensation que celle d'un locataire bien connu qui rentre après être sorti.

Dix heures sonnaient à la pendule au moment même où il refermait sur lui la porte de sa chambre.

Il écouta attentivement les heures, la lumière de la bougie ne se projetant pas jusqu'à la cheminée; puis, ayant compté dix coups:

— Bon! se dit-il à lui-même, je n'arriverai pas trop tard.

Malgré cette probabilité, Morgan parut décidé à ne point perdre de temps; il passa un papier flamboyant sous un grand foyer préparé dans la cheminée, et qui s'enflamma aussitôt, alluma quatre bougies, c'est-à-dire tout ce qu'il y en avait dans la chambre, en disposa deux sur la cheminée, deux sur la commode en face, ouvrit un tiroir de la commode, et étendit sur le lit un costume complet d'incroyable du dernier goût.

Ce costume se composait d'un habit court et carré par devant, long par derrière, d'une couleur tendre, flottant entre le vert d'eau et le gris-perle, d'un gilet de panne chamois à dix-huit boutons de nacre, d'une immense cravate blanche de la plus fine batiste, d'un pantalon collant de casimir blanc, avec un flot de rubans à l’endroit où il se boutonnait, c'est-à-dire au-dessous du mollet; enfin des bas de soie gris-perle, rayés transversalement du même vert que l’habit, et de fins escarpins à boucles de diamants.

Le lorgnon de rigueur n'était pas oublié.

Quant au chapeau, c'était le même que celui dont Carle Vernet a coiffé son élégant du Directoire.

Ces objets préparés, Morgan parut attendre avec impatience.

Au bout de cinq minutes, il sonna; un garçon parut.

— Le perruquier, demanda Morgan, n'est-il point venu?

À cette époque, les perruquiers n'étaient pas encore des coiffeurs.

— Si fait, citoyen, répondit le garçon, il est venu; mais vous n'étiez pas encore rentré, et il a dit qu'il allait revenir. Du reste, comme vous sonniez, on frappait à la porte; c'était probablement…

— Voilà! voilà! dit une voix dans l’escalier.

— Ah! bravo! fit Morgan; arrivez, maître Cadenette! il s'agit de faire de moi quelque chose comme Adonis.

— Ce ne sera pas difficile, monsieur le baron, dit le perruquier.

— Eh bien, eh bien, vous voulez donc absolument me compromettre, citoyen Cadenette?

— Monsieur le baron, je vous en supplie, appelez-moi Cadenette tout court, cela m'honorera, car ce sera une preuve de familiarité; mais ne m'appelez pas citoyen: fi! c'est une dénomination révolutionnaire; et, au plus fort de la Terreur, j'ai toujours appelé mon épouse _madame _cadenette. Maintenant, excusez-moi de ne pas vous avoir attendu; mais il y a ce soir grand bal rue du Bac, bal des victimes (le perruquier appuya sur ce mot); j'aurais cru que monsieur le baron devait en être.

— Ah çà! fit Morgan en riant, vous êtes donc toujours royaliste,
Cadenette?

Le perruquier mit tragiquement la main sur son coeur.

— Monsieur le baron, dit-il, c'est non seulement une affaire de conscience, mais aussi une affaire d'état.

— De conscience! je comprends, maître Cadenette, mais d'état! que diable l'honorable corporation des perruquiers a-t-elle à faire à la politique?

— Comment! monsieur le baron, dit Cadenette tout en s'apprêtant à coiffer son client, vous demandez cela? vous, un aristocrate!

— Chut, Cadenette!

— Monsieur le baron, entre ci-devant, on peut se dire ces choses- là.

— Alors vous êtes un ci-devant?

— Tout ce qu'il y a de plus ci-devant. Quelle coiffure monsieur le baron désire-t-il?

— Les oreilles de chien, et les cheveux retroussés par derrière.

— Avec un oeil de poudre?

— Deux yeux si vous voulez, Cadenette.

— Ah! monsieur, quand on pense que, pendant cinq ans, on n'a trouvé que chez moi de la poudre à la maréchale! monsieur le baron, pour une boîte de poudre, on était guillotiné.

— J'ai connu des gens qui l’ont été pour moins que cela, Cadenette. Mais expliquez-moi comment vous vous trouvez être un ci-devant; j'aime à me rendre compte de tout.

— C'est bien simple, monsieur le baron. Vous admettez, n'est-ce pas, que, parmi les corporations, il y en avait de plus ou moins aristocrates?

— Sans doute, selon qu'elles se rapprochaient des hautes classes de la société.

— C'est cela, monsieur le baron. Eh bien, les hautes classes de la société, nous les tenions par les cheveux; moi, tel que vous me voyez, j'ai coiffé un soir madame de Polignac; mon père a coiffé madame du Barry, mon grand-père madame de Pompadour; nous avions nos privilèges, monsieur: nous portions l'épée. Il est vrai que, pour éviter les accidents qui pouvaient arriver entre têtes chaudes comme les nôtres, la plupart du temps nos épées étaient en bois; mais tout au moins, si ce n'était pas la chose, c'était le simulacre. Oui, monsieur le baron, continua Cadenette avec un soupir, ce temps-là, c'était le beau temps, non seulement des perruquiers, mais aussi de la France. Nous étions de tous les secrets, de toutes les intrigues, on ne se cachait pas de nous: et il n'y a pas d'exemple, monsieur le baron, qu'un secret ait été trahi par un perruquier. Voyez notre pauvre reine, à qui a-t-elle confié ses diamants? au grand, à l’illustre Léonard, au prince de la coiffure. Eh bien, monsieur le baron, deux hommes ont suffi pour renverser l'échafaudage d'une puissance qui reposait sur les perruques de Louis XIV, sur les poufs de la Régence, sur les crêpes de Louis XV et sur les galeries de Marie-Antoinette.

— Et ces deux hommes, ces deux niveleurs, ces deux révolutionnaires, quels sont-ils, Cadenette? que je les voue, autant qu'il sera en mon pouvoir, à l’exécration publique.

— M. Rousseau et le citoyen Talma. M. Rousseau, qui a dit cette absurdité: «Revenez à la nature» et le citoyen Talma, qui a inventé les coiffures à la Titus.

— C'est vrai, Cadenette, c'est vrai.

— Enfin, avec le Directoire, on a eu un instant d'espérance. M. Barras n'a jamais abandonné la poudre, et le citoyen Moulin a conservé la queue; mais, vous comprenez, le 18 brumaire a tout anéanti: le moyen de faire friser les cheveux de M. Bonaparte!… Ah! tenez, continua Cadenette en faisant bouffer les oreilles de chien de sa pratique, à la bonne heure, voilà de véritables cheveux d'aristocrate, doux et fins comme de la soie, et qui tiennent le fer, que c'est à croire que vous portez perruque. Regardez-vous, monsieur le baron; vous vouliez être beau comme Adonis… Ah! si Vénus vous avait vu, ce n'est point d'Adonis que Mars eût été jaloux.

Et Cadenette, arrivé, au bout de son travail, et satisfait de son oeuvre, présenta un miroir à main à Morgan, qui se regarda avec complaisance.

— Allons, allons! dit-il au perruquier, décidément, mon cher, vous êtes un artiste! Retenez bien cette coiffure-là: si jamais on me coupe le cou, comme il y aura probablement des femmes à mon exécution, c'est cette coiffure-là que je me choisis.

— Monsieur le baron veut qu'on le regrette, dit sérieusement le perruquier.

— Oui, et, en attendant, mon cher Cadenette, voici un écu pour la peine que vous avez prise. Ayez la bonté de dire en descendant que l'on m'appelle une voiture.

Cadenette poussa un soupir.

— Monsieur le baron, dit-il, il y a une époque où je vous eusse répondu: Montrez-vous à la cour avec cette coiffure, et je serai payé; mais il n'y a plus de cour, monsieur le baron, et il faut vivre… Vous aurez votre voiture.

Sur quoi, Cadenette poussa un second soupir, mit l'écu de Morgan dans sa poche, fit le salut révérencieux des perruquiers et des maîtres de danse, et laissa le jeune homme parachever sa toilette.

Une fois la coiffure achevée, ce devait être chose bientôt faite; la cravate, seule, prit un peu de temps à cause des brouillards qu'elle nécessitait, mais Morgan se tira de cette tâche difficile en homme expérimenté, et, à onze heures sonnantes, il était prêt à monter en voiture.

Cadenette n'avait point oublié la commission: un fiacre attendait à la porte.

Morgan y sauta en criant:

— Rue du Bac, n° 60.

Le fiacre prit la rue de Grenelle, remonta la rue du Bac et s'arrêta au n° 60.

— Voilà votre course payée double, mon ami, dit Morgan, mais à la condition que vous ne stationnerez pas à la porte.

Le fiacre reçut trois francs et disparut au coin de la rue de
Varennes.

Morgan jeta les yeux sur la façade de la maison; c'était à croire qu'il s'était trompé de porte, tant cette façade était sombre et silencieuse.

Cependant Morgan n'hésita point, il frappa d'une certaine façon.

La porte s'ouvrit.

Au fond de la cour s'étendait un grand bâtiment ardemment éclairé.

Le jeune homme se dirigea vers le bâtiment; à mesure qu'il approchait, le son des instruments venait à lui.

Il monta un étage et se trouva dans le vestiaire.

Il tendit son manteau au contrôleur chargé de veiller sur les pardessus.

— Voici un numéro, lui dit le contrôleur; quant aux armes, déposez-les dans la galerie, de manière que vous puissiez les reconnaître.

Morgan mit le numéro dans la poche de son pantalon, et entra dans une grande galerie transformée en arsenal.

Il y avait là une véritable collection d'armes de toutes les espèces: pistolets, tromblons, carabines, épées, poignards. Comme le bal pouvait être tout à coup interrompu par une descente de la police, il fallait qu'à la seconde chaque danseur pût se transformer en combattant.

Débarrassé de ses armes, Morgan entra dans la salle du bal.

Nous doutons que la plume puisse donner à nos lecteurs une idée de l’aspect qu'offrait ce bal.

En général, comme l'indiquait son nom, bal des victimes, on n'était admis à ce bal qu'en vertu des droits étranges que vous y avaient donnés vos parents envoyés sur l'échafaud par la Convention ou la commune de Paris, mitraillés par Collot- d'Herbois, ou noyés par Carrier; mais comme, à tout prendre, c'étaient les guillotinés qui, pendant les trois années de terreur que l'on venait de traverser, l'avaient emporté en nombre sur les autres victimes, les costumes qui formaient la majorité étaient les costumes des victimes de l’échafaud.

Ainsi, la plus grande partie des jeunes filles, dont les mères et les soeurs aînées étaient tombées sous la main du bourreau, portaient elles-mêmes le costume que leur mère et leur soeur avaient revêtu pour la suprême et lugubre cérémonie, c'est-à-dire la robe blanche, le châle rouge et les cheveux coupés à fleur de cou.

Quelques-unes, pour ajouter à ce costume, déjà si caractéristique, un détail plus significatif encore, quelques-unes avaient noué autour de leur cou un fil de soie rouge, mince comme le tranchant d'un rasoir, lequel, comme chez la Marguerite de Faust au sabbat, indiquait le passage du fer entre les mastoïdes et les clavicules.

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