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Les compagnons de Jéhu

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Quant aux hommes qui se trouvaient dans le même cas, ils avaient le collet de leur habit rabattu en arrière, celui de leur chemise flottant, le cou nu et les cheveux coupés.

Mais beaucoup avaient d'autres droits, pour entrer dans ce bal, que d'avoir eu des victimes dans leurs familles: beaucoup avaient fait eux-mêmes des victimes.

Ceux-là cumulaient.

Il y avait là des hommes de quarante à quarante-cinq ans, qui avaient été élevés dans les boudoirs des belles courtisanes du XVIIe siècle, qui avaient connu madame du Barry dans les mansardes de Versailles, la Sophie Arnoult chez M. de Lauraguais, la Duthé chez le comte d'Artois, qui avaient emprunté à la politesse du vice le vernis dont ils recouvraient leur férocité. Ils étaient encore jeunes et beaux; ils entraient dans un salon secouant leurs chevelures odorantes et leurs mouchoirs parfumés, et ce n'était point une précaution inutile, car, s'ils n'eussent senti l’ambre ou la verveine, ils eussent senti le sang.

Il y avait là des hommes de vingt-cinq à trente ans, mis avec une élégance infinie, qui faisaient partie de l’Association des Vengeurs, qui semblaient saisis de la monomanie de l'assassinat, de la folie de l'égorgement; qui avaient la frénésie du sang, et que le sang ne désaltérait pas; qui, lorsque l’ordre leur était venu de tuer, tuaient celui qui leur était désigné, ami ou ennemi; qui portaient la conscience du commerce dans la comptabilité du meurtre; qui recevaient la traite sanglante qui leur demandait la tête de tel ou tel jacobin, et qui la payaient à vue.

Il y avait là des jeunes gens de dix-huit à vingt ans, des enfants presque, mais des enfants nourris comme Achille, de la moelle des bêtes féroces, comme Pyrrhus de la chair des ours; c'étaient des élèves bandits de Schiller, des apprentis francs-juges de la sainte Vehme; c'était cette génération étrange qui arrive après les grandes convulsions politiques, comme vinrent les Titans après le chaos, les hydres après le déluge, comme viennent enfin les vautours et les corbeaux après le carnage.

C'était un spectre de bronze, impassible, implacable, inflexible qu'on appelle le talion.

Et ce spectre se mêlait aux vivants; il entrait dans les salons dorés, il faisait un signe du regard, un geste de la main, un mouvement de la tête, et on le suivait.

On faisait, dit l’auteur auquel nous empruntons ces détails si inconnus et cependant si véridiques, on faisait Charlemagne à la bouillotte pour une partie d'extermination.

La Terreur avait affecté un grand cynisme dans ses vêtements, une austérité lacédémonienne dans ses repas, le plus profond mépris enfin d'un peuple sauvage pour tous les arts et pour tous les spectacles.

La réaction thermidorienne, au contraire, était élégante, parée et opulente; elle épuisait tous les luxes et toutes les voluptés, comme sous la royauté de Louis XV; seulement, elle ajouta le luxe de la vengeance, la volupté du sang.

Fréron donna son nom à toute cette jeunesse que l’on appela la jeunesse de Fréron ou jeunesse dorée.

Pourquoi Fréron, plutôt qu'un autre, eut-il cet étrange et fatal honneur?

Je ne me chargerai pas de vous le dire: mes recherches — et ceux qui me connaissent me rendront cette justice que, quand je veux arriver à un but, les recherches ne me coûtent pas — mes recherches ne m'ont rien appris là-dessus.

Ce fut un caprice de la mode; la mode est la seule déesse plus capricieuse encore que la fortune.

À peine nos lecteurs savent-ils aujourd'hui ce que c'était que Fréron, et celui qui fut le patron de Voltaire est plus connu que celui qui fut le patron de ces élégants assassins.

L'un était le fils de l'autre. Louis Stanislas était le fils d'Élie-Catherine; le père était mort de colère de voir son journal supprimé par le garde des sceaux, Miromesnil.

L'autre, irrité par les injustices dont son père avait été victime, avait d'abord embrassé avec ardeur les principes révolutionnaires, et, à la place de _l'Année littéraire, _morte et étranglée en 1775, il avait, en 1789, créé _l'Orateur du peuple. _Envoyé dans le Midi, comme agent extraordinaire, Marseille et Toulon gardent encore aujourd'hui le souvenir de ses cruautés.

Mais tout fut oublié quand, au 9 thermidor, il se prononça contre Robespierre, et aida à précipiter de l'autel de l'Être suprême le colosse qui, d'apôtre, s'était fait dieu. Fréron, répudié par la Montagne, qui l’abandonna aux lourdes mâchoires de Moïse Bayle; Fréron, repoussé avec dédain par la Gironde, qui le livra aux imprécations d'Isnard; Fréron, comme le disait le terrible et pittoresque orateur du Var, Fréron tout nu et tout couvert de la lèpre du crime, fut recueilli, caressé, choyé par les thermidoriens; puis, du camp de ceux-ci, il passa dans le camp des royalistes, et, sans aucune raison d'obtenir ce fatal honneur, se trouva tout à coup à la tête d'un parti puissant de jeunesse, d'énergie et de vengeance, placé entre les passions du temps, qui menaient à tout, et l'impuissance des lois, qui souffraient tout.

Ce fut au milieu de cette jeunesse dorée, de cette jeunesse de Fréron, grasseyant, zézayant, donnant sa parole d'honneur à tout propos, que Morgan se fraya un passage.

Toute cette jeunesse, il faut le dire, malgré le costume dont elle était revêtue, malgré les souvenirs que rappelaient ces costumes, toute cette jeunesse était d'une gaieté folle.

C'est incompréhensible, mais c'était ainsi.

Expliquez si vous pouvez cette danse macabre qui, au commencement du XVe siècle, avec la furie d'un galop moderne conduit par Musard, déroulant ses anneaux dans le cimetière même des Innocents, laissa choir au milieu des tombes cinquante mille de ses funèbres danseurs.

Morgan cherchait évidemment quelqu'un.

Un jeune élégant qui plongeait, dans une bonbonnière de vermeil que lui tendait une charmante victime, un doigt rouge de sang, seule partie de sa main délicate qui eût été soustraite à la pâte d'amande, voulait l'arrêter pour lui donner des détails sur l'expédition dont il avait rapporté ce sanglant trophée; mais Morgan lui sourit, pressa celle de ses deux mains qui était gantée, et se contenta de lui répondre:

— Je cherche quelqu'un.

— Affaire pressée?

— Compagnie de Jéhu.

Le jeune homme au doigt sanglant le laissa passer.

Une adorable furie, comme eût dit Corneille, qui avait ses cheveux retenus par un poignard à la lame plus pointue que celle d'une aiguille, lui barra le passage en lui disant:

— Morgan, vous êtes le plus beau, le plus brave et le plus digne d'être aimé de tous ceux qui sont ici. Qu'avez-vous à répondre à la femme qui vous dit cela?

— J'ai à lui répondre que j'aime, dit Morgan, et que mon coeur est trop étroit pour une haine et deux amours.

Et il continua sa recherche.

Deux jeunes gens qui discutaient, l'un disant: «C'est un Anglais» l'autre disant: «C'est un Allemand» arrêtèrent Morgan:

— Ah! pardieu! dit l'un, voilà l'homme qui peut nous tirer d'embarras.

— Non, répondit Morgan en essayant de rompre la barrière qu'ils lui opposaient, car je suis pressé.

— Il n'y a qu'un mot à répondre, dit l'autre. Nous venons de parier, Saint-Amand et moi, que l'homme jugé et exécuté dans la chartreuse de Seillon était selon lui un Allemand, selon moi un Anglais.

— Je ne sais, répondit Morgan; je n'y étais pas. Adressez-vous à
Hector; c'est lui qui présidait ce soir-là.

— Dis-nous alors où est Hector?

— Dites-moi plutôt où est Tiffauges; je le cherche.

— Là-bas, au fond, dit le jeune homme en indiquant un point de la salle où la contredanse bondissait plus joyeuse et plus animée. Tu le reconnaîtras à son gilet; son pantalon, non plus, n'est point à dédaigner, et je m'en ferai faire un pareil avec la peau du premier mathévon à qui j'aurai affaire.

Morgan ne prit point le temps de demander ce que le gilet de Tiffauges avait de remarquable, et par quelle coupe bizarre ou quelle étoffe précieuse son pantalon avait pu obtenir l'approbation d'un homme aussi expert en pareille matière que l'était celui qui lui adressait la parole. Il alla droit au point indiqué par le jeune homme, et vit celui qu'il cherchait dansant un pas d'été qui semblait, par son habileté et son tricotage, qu'on me pardonne ce terme technique, sorti des salons de Vestris lui-même.

Morgan fit un signe au danseur.

Tiffauges s'arrêta à l’instant même, salua sa danseuse, la reconduisit à sa place, s'excusa sur l'urgence de l’affaire qui l’appelait, et vint prendre le bras de Morgan.

— L'avez-vous vu? demanda Tiffauges à Morgan.

— Je le quitte, répondit celui-ci.

— Et vous lui avez remis la lettre du roi?

— À lui-même.

— L'a-t-il lue?

— À l'instant.

— Et il a fait une réponse?

— Il en a fait deux, une verbale et une écrite; la seconde dispense de la première.

— Et vous l’avez?

— La voici.

— Et savez-vous le contenu?

— C'est un refus.

— Positif?

— Tout ce qu'il y a de plus positif.

— Sait-il que, du moment où il nous ôte tout espoir, nous le traitons en ennemi?

— Je le lui ai dit.

— Et il a répondu?

— Il n'a pas répondu, il a haussé les épaules.

— Quelle intention lui croyez-vous donc?

— Ce n'est pas difficile à deviner.

— Aurait-il l'idée de garder le pouvoir pour lui?

— Cela m'en a bien l'air.

— Le pouvoir, mais pas le trône!

— Pourquoi pas le trône?

— Il n'oserait se faire roi.

— Oh! je ne puis pas vous répondre si c'est précisément roi qu'il se fera; mais je vous réponds qu'il se fera quelque chose.

— Mais, enfin, c'est un soldat de fortune.

— Mon cher, mieux vaut en ce moment être le fils de ses oeuvres que le petit-fils d'un roi.

Le jeune homme resta pensif.

— Je rapporterai tout cela à Cadoudal, fit-il.

— Et ajoutez que le premier consul a dit ces propres paroles: «Je tiens la Vendée dans ma main, et, si je veux, dans trois mois, il ne s'y brûlera plus une amorce.»

— C'est bon à savoir.

— Vous le savez; que Cadoudal le sache, et faites-en votre profit.

En ce moment, la musique cessa tout à coup; le bourdonnement des danseurs s'éteignit; il se fit un grand silence, et, au milieu de ce silence, quatre noms furent prononcés par une voix sonore et accentuée.

Ces quatre noms étaient ceux de Morgan, de Montbar, d'Adler et de d'Assas.

— Pardon, dit Morgan à Tiffauges, il se prépare probablement quelque expédition dont je suis; force m'est donc, à mon grand regret, de vous dire adieu: seulement, avant de vous quitter, laissez-moi regarder de plus près votre gilet et votre pantalon, dont on m'a parlé; c'est une curiosité d'amateur, j'espère que vous l’excuserez.

— Comment donc! fit le jeune Vendéen, bien volontiers.

XXVII — LA PEAU DES OURS

Et, avec une rapidité et une complaisance qui faisaient honneur à sa courtoisie, il s'approcha des candélabres qui brûlaient sur la cheminée.

Le gilet et le pantalon paraissaient être de la même étoffe; mais quelle était cette étoffe? c'était là que le connaisseur le plus expérimenté se fût trouvé dans l'embarras.

Le pantalon était un pantalon collant ordinaire, de couleur tendre, flottant entre le chamois et la couleur de chair; il n'offrait rien de remarquable que d'être sans couture aucune et de coller exactement sur la chair.

Le gilet avait, au contraire, deux signes caractéristiques qui appelaient plus particulièrement l'attention sur lui: il était troué de trois balles dont on avait laissé les trous béants, en les ravivant avec du carmin qui jouait le sang à s'y méprendre.

En outre, au côté gauche était peint le coeur sanglant qui servait de point de reconnaissance aux Vendéens.

Morgan examina les deux objets avec la plus grande attention, mais l'examen fut infructueux.

— Si je n'étais pas si pressé, dit-il, je voudrais en avoir le coeur net et ne m'en rapporter qu'à mes propres lumières; mais, vous avez entendu, il est probablement arrivé quelques nouvelles au comité; c'est de l'argent que vous pouvez annoncer à Cadoudal: seulement, il faut l'aller prendre. Je commande d'ordinaire ces sortes d'expéditions, et, si je tardais, un autre se présenterait à ma place. Dites-moi donc quel est le tissu dont vous êtes habillé?

— Mon cher Morgan, dit le Vendéen, vous avez peut-être entendu dire que mon frère avait été pris aux environs de Bressuire et fusillé par les bleus?

— Oui, je sais cela.

— Les bleus étaient en retraite; ils laissèrent le corps au coin d'une haie; nous les poursuivions l'épée dans les reins, de sorte que nous arrivâmes derrière eux. Je retrouvai le corps de mon frère encore chaud. Dans une de ses blessures était plantée une branche d'arbre avec cette étiquette: «Fusillé comme brigand, par moi, Claude Flageolet, caporal au 3e bataillon de Paris.» Je recueillis le corps de mon frère; je lui fis enlever la peau de la poitrine, cette peau qui, trouée de trois balles, devait éternellement crier vengeance devant mes yeux, et j'en fis faire mon gilet de bataille.

— Ah! ah! fit Morgan avec un certain étonnement dans lequel, pour la première fois, se mêlait quelque chose qui ressemblait à de la terreur; ah! ce gilet est fait avec la peau de votre frère? Et le pantalon?

— Oh! répondit le Vendéen, le pantalon, c'est autre chose: il est fait avec celle du citoyen Claude Flageolet, caporal au 3e bataillon de Paris.

En ce moment la même voix retentit, appelant pour la seconde fois, et dans le même ordre, les noms de Morgan, de Montbar, d'Adler et de d'Assas.

Morgan s'élança hors du cabinet.

Morgan traversa la salle de danse dans toute sa longueur et se dirigea vers un petit salon situé de l'autre côté du vestiaire.

Ses trois compagnons, Montbar, Adler et d'Assas l'y attendaient déjà.

Avec eux se trouvait un jeune homme portant le costume d'un courrier de cabinet à la livrée du gouvernement, c'est-à-dire l'habit vert et or.

Il avait les grosses bottes poudreuses, la casquette-visière et le sac de dépêches qui constituent le harnachement essentiel d'un courrier de cabinet.

Une carte de Cassini, sur laquelle on pouvait relever jusqu'aux moindres sinuosités de terrain, était étendue sur une table.

Avant de dire ce que faisait là ce courrier et dans quel but était étendue cette carte, jetons un coup d'oeil sur les trois nouveaux personnages dont les noms venaient de retentir dans la salle du bal, et qui sont destinés à jouer un rôle important dans la suite de cette histoire.

Le lecteur connaît déjà Morgan, l'Achille et le Pâris tout à la fois de cette étrange association. Morgan avec ses yeux bleus, ses cheveux noirs, sa taille haute et bien prise, sa tournure gracieuse, vive et svelte, son oeil qu'on n'avait jamais vu sans un regard animé; sa bouche aux lèvres fraîches et aux dents blanches, qu'on n'avait jamais vue sans un sourire; sa physionomie si remarquable, composée d'un mélange d'éléments qui semblaient étrangers les uns aux autres, et sur laquelle on retrouvait tout à la fois la force et la tendresse, la douceur et l'énergie, et tout cela mêlé à l'étourdissante expression d'une gaieté qui devenait effrayante parfois lorsqu'on songeait que cet homme côtoyait éternellement la mort, et la plus effrayante de toutes les morts, celle de l'échafaud.

Quant à d'Assas, c'était un homme de trente-cinq à trente-huit ans, aux cheveux touffus et grisonnants, mais aux sourcils et aux moustaches d'un noir d'ébène; pour ses yeux, ils étaient de cette admirable nuance des yeux indiens tirant sur le marron. C'était un ancien capitaine de dragons, admirablement bâti pour la lutte physique et morale, dont les muscles indiquaient la force, et la physionomie l'entêtement. Au reste, d'une tournure noble, d'une grande élégance de manières, parfumé comme un petit-maître, et respirant par manie ou par manière de volupté, soit un flacon de sel anglais, soit une cassolette de vermeil contenant les parfums les plus subtils.

Montbar et Adler, dont on ne connaissait pas plus les véritables noms que l'on ne connaissait ceux de d'Assas et de Morgan, étaient généralement appelés dans la compagnie les _inséparables. _Figurez-vous Damon et Pythias, Euryale et Nisus, Oreste et Pylade à vingt-deux ans; l'un joyeux, loquace, bruyant; l'autre triste, silencieux, rêveur, partageant tout, dangers, argent, maîtresses; se complétant l'un par l'autre, atteignant à eux deux les limites de tous les extrêmes; chacun dans le péril s'oubliant lui-même pour veiller sur l'autre, comme les jeunes Spartiates du bataillon sacré, et vous aurez une idée de Montbar et d'Adler.

Il va sans dire que tous trois étaient compagnons de Jéhu.

Ils étaient convoqués, comme s'en était douté Morgan, pour affaire de la compagnie.

Morgan, en entrant, alla droit au faux courrier et lui serra la main.

— Ah! ce cher ami! dit celui-ci avec un mouvement de l'arrière- train indiquant qu'on ne fait pas impunément, si bon cavalier que l'on soit, une cinquantaine de lieues à franc étrier sur des bidets de poste; vous vous la passez douce, vous autres Parisiens, et, relativement à vous, Annibal à Capoue était sur des ronces et des épines! Je n'ai fait que jeter un coup d'oeil sur la salle de bal, en passant, comme doit faire un pauvre courrier de cabinet portant les dépêches du général Masséna au citoyen premier consul; mais vous avez là, il me semble, un choix de victimes parfaitement entendu; seulement, mes pauvres amis, il faut pour le moment dire adieu à tout cela; c'est désagréable, c'est malheureux, c'est désespérant, mais la maison de Jéhu avant tout.

— Mon cher Hastier, dit Morgan.

— Holà! dit Hastier, pas de noms propres, s'il vous plaît, messieurs. La famille Hastier est une honnête famille de Lyon faisant négoce, comme on dit, place des Terreaux, de père en fils, et qui serait fort humiliée d'apprendre que son héritier s'est fait courrier de cabinet, et court les grands chemins avec la besace nationale sur le dos. Lecoq, tant que vous voudrez, mais Hastier point; je ne connais pas Hastier. Et vous, messieurs, continua le jeune homme s'adressant à Montbar, à Adler et à d'Assas, le connaissez-vous?

— Non, répondirent les trois jeunes gens, et nous demandons pardon pour Morgan, qui a fait erreur.

— Mon cher Lecoq, fit Morgan.

— À la bonne heure, interrompit Hastier, je réponds à ce nom-là.
Eh bien, voyons, que voulais-tu me dire?

— Je voulais te dire que, si tu n'étais pas l'antipode du dieu Harpocrate, que les Égyptiens représentaient un doigt sur la bouche, au lieu de te jeter dans une foule de divagations plus ou moins fleuries, nous saurions déjà pourquoi ce costume et pourquoi cette carte.

— Eh! pardieu! si tu ne le sais pas encore, reprit le jeune homme, c'est ta faute et non la mienne. S'il n'avait point fallu t'appeler deux fois, perdu que tu étais probablement avec quelque belle Euménide, demandant à un beau jeune homme vivant vengeance pour de vieux parents morts, tu serais aussi avancé que ces messieurs, et je ne serais pas obligé de bisser ma cavatine. Voici ce que c'est: il s'agit tout simplement d'un reste du trésor des ours de Berne, que, par ordre du général Masséna, le général Lecourbe a expédié au citoyen premier consul. Une misère, cent mille francs, qu'on n'ose faire passer par le Jura à cause des partisans de M. Teysonnet, qui seraient, à ce que l'on prétend, gens à s'en emparer, et que l'on expédie par Genève, Bourg, Mâcon, Dijon et Troyes; route bien autrement sûre, comme on s'en apercevra au passage.

— Très bien!

— Nous avons été avisés de la nouvelle par Renard, qui est parti de_ _Gex à franc étrier, et qui l’a transmise à l’Hirondelle, pour le moment en station à Châlons-sur-Saône, lequel ou laquelle l’a transmise à Auxerre, à moi, Lecoq, lequel vient de faire quarante- cinq lieues pour vous la transmettre à son tour. Quant aux détails secondaires, les voici. Le trésor est parti de Berne octodi dernier, 28 nivôse an VIII de la République triple et divisible. Il doit arriver aujourd'hui duodi à Genève; il en partira, demain tridi avec la diligence de Genève à Bourg; de sorte qu'en partant cette nuit même, après-demain quintidi, vous pouvez, mes chers fils d'Israël, rencontrer le trésor de MM. les ours entre Dijon et Troyes, vers Bar-sur-Seine ou Châtillon. Qu'en dites-vous?

— Pardieu! fit Morgan, ce que nous en disons, il me semble qu'il n'y a pas de discussions là-dessus; nous disons que jamais nous ne nous serions permis de toucher à l'argent de messeigneurs les ours de Berne tant qu'il ne serait pas sorti des coffres de Leurs Seigneuries; mais que, du moment où il a changé de destination une première fois, je ne vois aucun inconvénient à ce qu'il en change une seconde. Seulement comment allons-nous partir?

— N'avez-vous donc pas la chaise de poste?

— Si fait, elle est ici, sous la remise.

— N'avez-vous pas des chevaux pour vous conduire jusqu'à la prochaine poste?

— Ils sont à l'écurie.

— N'avez-vous pas chacun votre passeport?

— Nous en avons chacun quatre.

— Eh bien?

— Eh bien, nous ne pouvons pas arrêter la diligence en chaise de poste; nous ne nous gênons guère, mais nous ne prenons pas encore nos aises à ce point-là.

— Bon! pourquoi pas? dit Montbar; ce serait original. Je ne vois pas pourquoi, puisqu'on prend un bâtiment à l'abordage avec une barque, on ne prendrait pas aussi une diligence à l'abordage avec une chaise de poste; cela nous manque comme fantaisie; en essayons-nous, Adler?

— Je ne demanderais pas mieux, répondit celui-ci; mais le postillon, qu'en feras-tu?

— C'est juste, répondit Montbar.

— Le cas est prévu, mes enfants, dit le courrier; on a expédié une estafette à Troyes: vous laisserez votre chaise de poste chez Delbauce; vous y trouverez quatre chevaux tout sellés qui regorgeront d'avoine; vous calculerez votre temps, et, après- demain, ou plutôt demain, car minuit est sonné, demain, entre sept et huit heures du matin, l'argent de MM. Les ours passera un mauvais quart d'heure.

— Allons-nous changer de costumes? demanda d'Assas.

— Pour quoi faire? dit Morgan; il me semble que nous sommes fort présentables comme nous voici; jamais diligence n'aura été soulagée d'un poids incommode par des gens mieux vêtus. Jetons un dernier coup d'oeil sur la carte, faisons apporter du buffet dans les coffres de la voiture un pâté, une volaille froide et une douzaine de bouteilles de vin de Champagne, armons-nous à l'arsenal, enveloppons-nous dans de bons manteaux, et fouette cocher!

— Tiens, dit Montbar, c'est une idée, cela.

— Je crois bien, continua Morgan; nous crèverons les chevaux s'il le faut; nous serons de retour ici à sept heures du soir, et nous nous montrerons à l’Opéra.

— Ce qui établira un alibi, dit d’Assas.

— Justement, continua Morgan avec son inaltérable gaieté; le moyen d'admettre que des gens qui applaudissent mademoiselle Clotilde et M. Vestris à huit heures du soir, étaient occupés le matin, entre Bar et Châtillon, à régler leurs comptes avec le conducteur d'une diligence? Voyons, mes enfants, un coup d'oeil sur la carte, afin de choisir notre endroit.

Les quatre jeunes gens se penchèrent sur l'oeuvre de Cassini. — Si j'avais un conseil topographique à vous donner, dit le courrier, ce serait de vous embusquer un peu en-deçà de Massu; il y a un gué en face des Riceys… tenez, là!

Et le jeune homme indiqua le point précis sur la carte.

— Je gagnerais Chaource, que voilà; de Chaource, vous avez une route départementale, droite comme un I, qui vous conduit à Troyes; à Troyes, vous retrouvez votre voiture, vous prenez la route de Sens au lieu de celle de Coulommiers; les badauds — il y en a en province — qui vous ont vus passer la veille, ne s'étonnent pas de vous voir repasser le lendemain; vous êtes à l’Opéra à dix heures, au lieu d'y être à huit, ce qui est de bien meilleur ton, et ni vu ni connu, je t'embrouille.

— Adopté pour mon compte, dit Morgan.

— Adopté! répétèrent en choeur les trois autres jeunes gens.

Morgan tira une des deux montres dont les chaînes se balançaient à sa ceinture; c'était un chef-d'oeuvre de Petitot comme émail, et sur la double boîte qui protégeait la peinture était un chiffre en diamants. La filiation de ce merveilleux bijou était établie comme celle d'un cheval arabe: elle avait été faite pour Marie- Antoinette, qui l’avait donnée à la duchesse de Polastron, laquelle l’avait donnée à la mère de Morgan.

— Une heure du matin, dit Morgan; allons, messieurs, il faut qu'à trois heures nous relayions à Lagny.

À partir de ce moment, l'expédition était commencée, Morgan devenait le chef; il ne consultait plus, il ordonnait.

D'Assas — qui en son absence commandait — lui présent, obéissait
tout le premier.
Une demi-heure après, une voiture enfermant quatre jeunes gens
enveloppés de leurs manteaux était arrêtée à la barrière
Fontainebleau par le chef de poste, qui demandait les passeports.

— Oh! la bonne plaisanterie! fit l'un d'eux en passant sa tête par la portière et en affectant l'accent à la mode; il faut donc des passeports pour _sasser à Grosbois, chez le citoyen Baas? _Ma _paole _d'honneur _panachée, _vous êtes fou, mon ché ami! Allons, fouette cocher!

Le cocher fouetta et la voiture passa sans difficulté.

XXVIII — EN FAMILLE

Laissons nos quatre _chasseurs _gagner Lagny, où, grâce aux passeports qu'ils doivent à la complaisance des employés du citoyen Fouché, ils troqueront leurs chevaux de maître contre des chevaux de poste, et leur cocher contre un postillon, et voyons pourquoi le premier consul avait fait demander Roland.

Roland s'était empressé, en quittant Morgan, de se rendre aux ordres de son général.

Il avait trouvé celui-ci debout et pensif devant la cheminée.

Au bruit qu'il avait fait en entrant, le général Bonaparte avait levé la tête.

— Que vous êtes-vous dit tous les deux? demanda Bonaparte sans préambule, et se fiant à l'habitude que Roland avait de répondre à sa pensée.

— Mais, dit Roland, nous nous sommes fait toutes sortes de compliments… et nous nous sommes quittés, les meilleurs amis du monde.

— Quel effet te fait-il?

— L'effet d'un homme parfaitement élevé.

— Quel âge lui donnes-tu?

— Mon âge, tout au plus.

— Oui, c'est bien cela; la voix est jeune. Ah çà, Roland, est-ce que je me tromperais? est-ce qu'il y aurait une jeune génération royaliste?

— Eh! mon général, répondit Roland avec un mouvement d'épaules, c'est un reste de la vieille.

— Eh bien, Roland, il faut en faire une autre qui soit dévouée à mon fils, si jamais j'ai un fils.

Roland fit un geste qui pouvait se traduire par ces mots: «Je ne m'y oppose pas.»

Bonaparte comprit parfaitement le geste.

— Ce n'est pas le tout que tu ne t'y opposes pas, dit-il, il faut y contribuer.

Un frissonnement nerveux passa sur le corps de Roland.

— Et comment cela? demanda-t-il.

— En te mariant.

Roland éclata de rire.

— Bon! avec mon anévrisme! dit-il.

Bonaparte le regarda.

— Mon cher Roland, dit-il, ton anévrisme m'a bien l'air d'un prétexte pour rester garçon.

— Vous croyez?

— Oui; et, comme je suis un homme moral, je veux qu'on se marie.

— Avec cela que je suis immoral, moi, répondit Roland, et que je cause du scandale avec mes maîtresses!

— Auguste, reprit Bonaparte, avait rendu des lois contre les célibataires; il les privait de leurs droits de citoyens romains.

— Auguste…

— Eh bien?

— J'attendrai que vous soyez Auguste; vous n'êtes encore que
César.

Bonaparte s'approcha du jeune homme.

— Il y a des noms, mon cher Roland, dit-il en lui posant la main sur l'épaule, que je ne veux pas voir s'éteindre, et le nom de Montrevel est de ceux-là.

— Eh bien! général, est-ce qu'à mon défaut, et en supposant que, par un caprice, une fantaisie, un entêtement, je me refuse à la perpétuer, est-ce qu'il n'y a pas mon frère!

— Comment ton frère? tu as donc un frère?

— Mais oui, j'ai un frère! pourquoi donc n'aurais-je pas un frère?

— Quel âge a-t-il?

— Onze à douze ans.

— Pourquoi ne m'as-tu jamais parlé de lui?

—Parce que j'ai pensé que les faits et gestes d'un gamin de cet âge-là ne vous intéresseraient pas beaucoup.

— Tu te trompes, Roland: je m'intéresse à tout ce qui touche mes amis; il fallait me demander quelque chose pour ce frère.

— Quoi, général?

— Son admission dans un collège de Paris.

— Bah! vous avez assez de solliciteurs autour de vous sans que j'en grossisse le nombre.

— Tu entends, il faut qu'il vienne dans un collège de Paris; quand il aura l'âge, je le ferai entrer à l'École militaire ou à quelque autre école que je fonderai d'ici là.

— Ma foi, général, répondit Roland, à l'heure qu'il est, comme si j'eusse deviné vos bonnes intentions à son égard, il est en route ou bien près de s'y mettre.

— Comment cela?

— J'ai écrit, il y a trois jours, à ma mère d'amener l'enfant à Paris; je comptais lui choisir un collège sans vous en rien dire, et, quand il aurait l'âge, vous en parler… en supposant toutefois que mon anévrisme ne m'ait pas enlevé d'ici là. Mais, dans ce cas…

— Dans ce cas?

— Dans ce cas, je laissais un bout de testament à votre adresse, qui vous recommandait la mère, le fils et la fille, tout le bataclan.

— Comment, la fille?

— Oui, ma soeur.

— Tu as donc aussi une soeur?

— Parfaitement:

— Quel âge?

— Dix-sept ans.

— Jolie?

— Charmante!

— Je me charge de son établissement.

Roland se mit à rire.

— Qu'as-tu? lui demanda le premier consul.

— Je dis, général, que je vais faire mettre un écriteau au-dessus de la grande porte du Luxembourg.

— Et sur cet écriteau?

Bureau de mariages.

— Ah çà! mais, si tu ne veux pas te marier, toi, ce n'est point une raison pour que ta soeur reste fille. Je n'aime pas plus les vieilles filles que les vieux garçons.

— Je ne vous dis pas, mon général, que ma soeur restera vieille fille; c'est bien assez qu'un membre de la famille Montrevel encoure votre mécontentement.

— Eh bien, alors, que me dis-tu?

— Je vous dis que, si vous le voulez bien, comme la chose la regarde, nous la consulterons là-dessus.

— Ah! ah! y aurait-il quelque passion de province?

— Je ne dirais pas non! J'avais quitté la pauvre Amélie fraîche et souriante, je l’ai retrouvée pâle et triste. Je tirerai tout cela au clair avec elle; et, puisque vous voulez que je vous en reparle, eh bien, je vous en reparlerai.

— Oui, à ton retour de la Vendée; c'est cela.

— Ah! je vais donc en Vendée?

— Est-ce comme pour le mariage? as-tu des répugnances?

— Aucunement.

— Eh bien, alors, tu vas en Vendée.

— Quand cela?

— Oh! rien ne presse, et, pourvu que tu partes demain matin…

— À merveille! plus tôt si vous voulez; dites-moi ce que j'y vais faire.

— Une chose de la plus haute importance, Roland.

— Diable! ce n'est pas une mission diplomatique, je présume?

— Si, c'est une mission diplomatique pour laquelle j’ai besoin d’un homme qui ne soit pas diplomate.

— Oh! général, comme je fais votre affaire! Seulement, vous comprenez, moins je suis diplomate, plus il me faut des instructions précises.

— Aussi vais-je te les donner. Tiens, vois-tu cette carte?

Et il montra au jeune homme une grande carte du Piémont étendue à terre et éclairée par une lampe suspendue au plafond.

— Oui, je la vois, répondit Roland, habitué à suivre son général dans tous les bonds inattendus de son génie; seulement, c’est une carte du Piémont.

— Oui, c’est une carte du Piémont.

— Ah! Il est donc question de l’Italie?

— Il est toujours question de l’Italie.

— Je croyais qu’il s’agissait de la Vendée?

— Secondairement.

— Ah çà, général, vous n’allez pas m’envoyer dans la Vendée et vous en aller en Italie, vous?

— Non, sois tranquille.

— À la bonne heure! Je vous préviens que, dans ce cas là, je déserte et vous rejoins.

— Je te le permets; mais revenons à Mélas.

— Pardon, général, c’est la première fois que nous en parlons.

— Oui; mais il y a longtemps que j’y pense. Sais-tu où je bats
Mélas?

— Parbleu!

— Où cela?

— Où vous le rencontrerez.

Bonaparte se mit à rire.

— Niais! dit-il avec la plus intime familiarité.

Puis se couchant sur la carte:

— Viens ici, dit-il à Roland.

Roland se coucha à côté de lui.

— Tiens, reprit Bonaparte, voilà où je le bats.

— Près d’Alexandrie?

— À deux ou trois lieues. Il a à Alexandrie ses magasins, ses hôpitaux, son artillerie, ses réserves; il ne s’en éloignera pas. Il faut que je frappe un grand coup, je n'obtiendrai la paix qu'à cette condition. Je passe les Alpes — il montra le grand Saint- Bernard — je tombe sur Mélas au moment où il s'y attend le moins, et je le bats à plate couture.

— Oh! je m'en rapporte bien à vous pour cela.

— Mais, tu comprends, pour que je m'éloigne tranquille, Roland, pas d'inflammation d'entrailles, c'est-à-dire pas de Vendée derrière moi.

— Ah! voilà votre affaire: pas de Vendée! et vous m'envoyez en
Vendée pour que je supprime la Vendée.

— Ce jeune homme m'a dit de la Vendée des choses très graves. Ce sont de braves soldats que ces Vendéens conduits par un homme de tête; il y a Georges Cadoudal surtout… Je lui ai fait offrir un régiment, qu'il n'acceptera pas.

— Peste! il est bien dégoûté.

— Mais il y a une chose dont il ne se doute point.

— Qui, Cadoudal?

— Cadoudal. C'est que l'abbé Bernier, m’a fait des ouvertures.

— L'abbé Bernier?

— Oui.

— Qu'est-ce que c'est que cela, l’abbé Bernier?

— C'est le fils d’un paysan de l'Anjou, qui peut avoir aujourd'hui de trente-trois à trente-quatre ans, qui était curé à Saint-Laud à Angers lors de l’insurrection, qui a refusé le serment, et qui s'est jeté parmi les Vendéens. Deux ou trois fois la Vendée a été pacifiée, une ou deux fois on l’a crue morte. On se trompait: la Vendée était pacifiée; mais l’abbé Bernier n'avait pas signé la paix; la Vendée était morte, mais l’abbé Bernier était vivant. Un jour, la Vendée fut ingrate envers lui: il voulait être nommé agent général de toutes les armées royalistes de l'intérieur; Stofflet pesa sur la décision et fit nommer le comte Colbert de Maulevrier, son ancien maître. À deux heures du matin, le conseil s'était séparé, l'abbé Bernier avait disparu. Ce qu'il fit, cette nuit-là, Dieu et lui pourraient seuls le dire; mais, à quatre heures du matin, un détachement républicain entourait la métairie où dormait Stofflet désarmé et sans défense. À quatre heures et demie, Stofflet était pris; huit jours après, il était exécuté à Angers… Le lendemain, d'Autichamp prenait le commandement en chef, et, le même jour, afin de ne pas tomber dans la même faute que son prédécesseur Stofflet, il nommait l’abbé Bernier agent général… Y es-tu?

— Parfaitement!

— Eh bien, l'abbé Bernier, agent général des puissances belligérantes, fondé des pleins pouvoirs du comte d'Artois, l'abbé Bernier m'a fait faire des ouvertures.

— À vous, à Bonaparte, premier consul, il daigne…? Savez-vous que c'est très bien de la part de l'abbé Bernier? Et vous acceptez les ouvertures de l'abbé Bernier?

— Oui, Roland; que la Vendée me donne la paix, je lui rouvre ses églises, je lui rends ses prêtres.

— Et s'ils chantent le Domine, salvum fac regem?

— Cela vaut encore mieux que de ne rien chanter du tout. Dieu est tout puissant et décidera. La mission te convient-elle, maintenant que je te l'ai expliquée?

— À merveille!

— Eh bien, voilà une lettre pour le général Rédouville. Il traitera avec l'abbé Bernier, comme général en chef de l’armée de l’Ouest; mais tu assisteras à toutes les conférences: lui, ne sera que ma parole; toi, tu es ma pensée. Maintenant, pars le plus tôt possible; plus tôt tu reviendras, plus tôt Mélas sera battu.

— Général, je vous demande le temps d'écrire à ma mère, voilà tout.

— Où doit-elle descendre?

— Hôtel des Ambassadeurs.

— Quand crois-tu qu'elle arrive?

— Nous sommes dans la nuit du 21 au 22 janvier; elle arrivera le 23 au soir ou le 24 au matin.

— Et elle descend hôtel des Ambassadeurs?

— Oui, général.

— Je me charge de tout.

— Comment! vous vous chargez de tout?

— Certainement! ta mère ne peut pas rester à l'hôtel.

— Où voulez-vous donc qu'elle reste?

— Chez un ami.

— Elle ne connaît personne à Paris.

— Je vous demande bien pardon, monsieur Roland: elle connaît le citoyen Bonaparte, premier consul, et la citoyenne Joséphine, sa femme.

— Vous n'allez pas loger ma mère au Luxembourg, général; je vous préviens que cela la gênerait beaucoup.

— Non, mais je la logerai rue de la Victoire.

— Oh! général!

— Allons! allons! c'est décidé. Pars et reviens le plus vite possible.

Roland prit la main du premier consul pour la baiser; mais
Bonaparte, l'attirant vivement à lui:

— Embrasse-moi, mon cher Roland, lui dit-il, et bonne chance.

Deux heures après, Roland roulait en chaise de poste sur la route d'Orléans.

Le lendemain, à neuf heures du matin, il entrait à Nantes après trente-trois heures de voyage.

XXIX — LA DILIGENCE DE GENÈVE

À l’heure à peu près où Roland entrait à Nantes, une diligence pesamment chargée s'arrêtait à l'auberge de la Croix-d'Or au milieu de la grande rue de Châtillon-sur-Seine.

Les diligences se composaient, à cette époque, de deux compartiments seulement, le coupé et l’intérieur.

La rotonde est une adjonction d’invention moderne.

La diligence à peine arrêtée, le postillon mit pied à terre et ouvrit les portières.

La voiture éventrée donna passage aux voyageurs.

Ces voyageurs, voyageuses comprises, atteignaient en tout au chiffre de sept personnes.

Dans l'intérieur, trois hommes, deux femmes et un enfant à la mamelle.

Dans le coupé, une mère et son fils.

Les trois hommes de l'intérieur étaient, l'un un médecin de Troyes, l'autre un horloger de Genève, le troisième un architecte de Bourg.

Les deux femmes étaient, l'une une femme de chambre qui allait rejoindre sa maîtresse à Paris, l’autre une nourrice. L'enfant était le nourrisson de cette dernière: elle le ramenait à ses parents.

La mère et le fils du coupé étaient, la mère une femme d'une quarantaine d'années, gardant les traces d'une grande beauté, et le fils un enfant de onze à douze ans.

La troisième place du coupé était occupée par le conducteur.

Le déjeuner était préparé, comme d'habitude, dans la grande salle de l'hôtel; un de ces déjeuners que le conducteur, d'accord sans doute avec l’hôte, ne laisse jamais aux voyageurs le temps de manger.

La femme et la nourrice descendirent pour aller chez le boulanger y prendre chacune un petit pain chaud, auquel la nourrice joignit un saucisson à l'ail, et toutes deux remontèrent dans la voiture, où elles s'établirent tranquillement pour déjeuner, s'épargnant ainsi les frais, sans doute trop considérables pour leur budget, du déjeuner de l’hôte.

Le médecin, l’architecte, l'horloger, la mère et son fils entrèrent à l'auberge, et, après s'être rapidement chauffés en passant à la grande cheminée de la cuisine, entrèrent dans la salle à manger et se mirent à table.

La mère se contenta d'une tasse de café à la crème et de quelques fruits.

L'enfant, enchanté de constater qu'il était un homme, par l’appétit du moins, attaqua bravement le déjeuner à la fourchette.

Le premier moment fut, comme toujours, donné à l'apaisement de la faim.

L'horloger de Genève prit le premier la parole:

— Ma foi! citoyen, dit-il (dans les endroits publics on s'appelait encore citoyen), je vous avouerai franchement que je n'ai été aucunement fâché ce matin quand j'ai vu venir le jour.

— Monsieur ne dort pas en voiture? demanda le médecin.

— Si fait, monsieur, répondit le compatriote de Jean-Jacques; d'habitude, au contraire, je ne fais qu'un somme; mais l’inquiétude a été plus forte que la fatigue.

— Vous craigniez de verser? demanda l’architecte.

— Non pas, j'ai de la chance, sous ce rapport, et je crois qu'il suffit que je sois dans une voiture pour qu'elle devienne inversable; non, ce n'est point cela encore.

— Qu'était-ce donc? demanda le médecin.

— C'est qu'on dit là-bas, à Genève, que les routes de France ne sont pas sûres.

— C'est selon, dit l’architecte.

— Ah! c'est selon, fit le Genevois.

— Oui, continua l’architecte; ainsi, par exemple, si nous transportions avec nous de l'argent du gouvernement, nous serions bien sûrs d'être arrêtés, ou plutôt nous le serions déjà.

— Vous croyez? dit le Genevois.

— Ça, c'est immanquable; je ne sais comment ces diables de compagnons de Jéhu s'y prennent pour être si bien renseignés; mais ils n'en manquent pas une.

Le médecin fit un signe de tête affirmatif.

— Ah! ainsi, demanda le Genevois au médecin, vous aussi, vous êtes de l'avis de monsieur?

— Entièrement.

— Et, sachant qu'il y a de l’argent du gouvernement sur la diligence, auriez-vous fait l'imprudence de vous y embarquer?

— Je vous avoue, dit le médecin, que j'y eusse regardé à deux fois.

— Et vous, monsieur? demanda le questionneur à l'architecte.

— Oh! moi, répondit celui-ci, étant appelé par une affaire très pressée, je fusse parti tout de même.

— J'ai bien envie, dit le Genevois, de faire descendre ma valise et mes caisses et d'attendre la diligence de demain, parce que j'ai pour une vingtaine de mille francs de montres dans mes caisses; nous avons eu de la chance jusque aujourd'hui, mais il ne faut pas tenter Dieu.

— N'avez-vous pas entendu, monsieur, dit la mère se mêlant à la conversation, que nous ne courions risque d'être arrêtés — ces messieurs le disent du moins — que dans le cas où nous porterions de l’argent du gouvernement?

— Eh bien, c'est justement cela, reprit l’horloger en regardant avec inquiétude tout autour de lui: nous en avons là!

La mère pâlit légèrement en regardant son fils: avant de craindre pour elle, toute mère craint pour son enfant.

— Comment! nous en transportons? reprirent en même temps, et d'une voix émue à des degrés différents, le médecin et l'architecte; êtes-vous bien sûr de ce que vous dites?

— Parfaitement sûr, monsieur.

— Alors, vous auriez dû nous le dire plus tôt, ou, nous le disant maintenant, vous deviez nous le dire tout bas.

— Mais, répéta le médecin, monsieur n'est peut-être pas bien certain de ce qu'il dit?

— Ou monsieur s'amuse peut-être? ajouta l’architecte.

— Dieu m'en garde!

— Les Genevois aiment fort à rire, reprit le médecin.

— Monsieur, dit le Genevois fort blessé que l'on pût penser qu'il aimât à rire, monsieur, je l'ai vu charger devant moi.

— Quoi?

— L'argent.

— Et y en a-t-il beaucoup?

— J'ai vu passer bon nombre de sacs.

— Mais d'où vient cet argent-là?

— Il vient du trésor des ours de Berne. Vous n'êtes pas sans savoir, messieurs, que les ours de Berne ont eu jusqu'à cinquante et même soixante mille livres de rente.

Le médecin éclata de rire.

— Décidément, dit-il, monsieur nous fait peur.

— Messieurs, dit l’horloger, je vous donne ma parole d'honneur…

— En voiture, messieurs! cria le conducteur ouvrant la porte; en voiture! nous sommes en retard de trois quarts d'heure.

— Un instant, conducteur, un instant, dit l'architecte, nous nous consultons.

— Sur quoi?

— Fermez donc la porte, conducteur, et venez ici.

— Buvez donc un verre de vin avec nous, conducteur.

— Avec plaisir, messieurs, dit le conducteur; un verre de vin, cela ne se refuse pas.

Le conducteur tendit son verre; les trois voyageurs trinquèrent avec lui.

Au moment où il allait porter le verre à sa bouche, le médecin lui arrêta le bras.

— Voyons, conducteur, franchement, est-ce que c'est vrai?

— Quoi?

— Ce que nous dit monsieur.

Et il montra le Genevois.

— Monsieur Féraud?

— Je ne sais pas si monsieur s'appelle M. Féraud.

— Oui, monsieur, c'est mon nom, pour vous servir, dit le Genevois en s'inclinant, Féraud et compagnie, horlogers, rue du Rempart, n° 6, à Genève.

— Messieurs, dit le conducteur, en voiture!

— Mais vous ne nous répondez pas.

— Que diable voulez-vous que je vous réponde? vous ne me demandez rien.

— Si fait, nous vous demandons s'il est vrai que vous transportez dans votre diligence une somme considérable appartenant au gouvernement français?

— Bavard! dit le conducteur à l'horloger; c'est vous qui avez dit cela?

— Dame, mon cher monsieur…

— Allons, messieurs, en voiture.

— Mais c'est qu'avant de remonter, nous voudrions savoir…

— Quoi? si j'ai de l’argent au gouvernement? Oui, j'en ai; maintenant, si nous sommes arrêtés, ne soufflez pas un mot, et tout se passera à merveille.

— Vous êtes sûr?

— Laissez-moi arranger l’affaire avec ces messieurs.

— Que ferez-vous si l'on nous arrête? demanda le médecin à l'architecte.

— Ma foi! je suivrai le conseil du conducteur.

— C'est ce que vous avez de mieux à faire, reprit celui-ci.

— Alors, je me tiendrai tranquille, dit l’architecte.

— Et moi aussi, dit l'horloger.

— Allons, messieurs, en voiture, dépêchons-nous.

L'enfant avait écouté toute cette conversation le sourcil contracté, les dents serrées.

— Eh bien, moi, dit-il à sa mère, si nous sommes arrêtés, je sais
bien ce que je ferai.
— Et que feras-tu? demanda celle-ci.

— Tu verras.

— Que dit ce jeune enfant? demanda l'horloger.

— Je dis que vous êtes tous des poltrons, répondit l'enfant sans hésiter.

— Eh bien, Édouard! fit la mère, qu'est-ce que cela?

— Je voudrais qu'on arrêtât la diligence, moi, dit l’enfant, l'oeil étincelant de volonté.

— Allons, allons, messieurs, au nom du ciel! en diligence, s'écria pour la dernière fois le conducteur.

— Conducteur, dit le médecin, je présume que vous n'avez pas d'armes.

— Si fait, j'ai des pistolets.

— Malheureux!

Le conducteur se pencha à son oreille, et, tout bas:

— Soyez tranquille, docteur; ils ne sont chargés qu'à poudre.

— À la bonne heure.

Et il ferma la portière de l'intérieur.

— Allons, postillon, en route!

Et tandis que le postillon fouettait ses chevaux et que la lourde machine s'ébranlait, il referma la portière du coupé.

— Ne montez-vous pas avec nous, conducteur? demanda la mère.

— Merci, madame de Montrevel, répondit le conducteur, j'ai affaire sur l'impériale.

Puis, en passant devant l'ouverture du carreau:

— Prenez garde, dit-il, que M. Édouard ne touche aux pistolets qui sont dans la poche, il pourrait se blesser.

— Bon! dit l'enfant, comme si l'on ne savait pas ce que c'est que des pistolets: j'en ai de plus beaux que les vôtres, allez, que mon ami sir John m'a fait venir d'Angleterre; n'est-ce pas, maman?

— N'importe, dit madame de Montrevel; je t'en prie, Édouard, ne touche à rien.

— Oh! sois tranquille, petite mère.

Seulement, il répéta à demi-voix:

— C'est égal, si les compagnons de Jéhu nous arrêtent, je sais bien ce que je ferai, moi.

La diligence avait repris sa marche pesante et roulait vers Paris. Il faisait une de ces belles journées d’hiver qui font comprendre, à ceux qui croient la nature morte, que la nature ne meurt pas, mais dort seulement. L'homme qui vit soixante et dix ou quatre- vingts ans, dans ses longues années a des nuits de dix à douze heures, et se plaint que la longueur de ses nuits abrège encore la brièveté de ses jours; la nature, qui a une existence infinie, les arbres, qui ont une vie millénaire, ont des sommeils de cinq mois, qui sont des hivers pour nous et qui ne sont que des nuits pour eux. Les poètes chantent, dans leurs vers envieux, l’immortalité de la nature, qui meurt chaque automne et ressuscite chaque printemps; les poètes se trompent: la nature ne meurt pas chaque automne, elle s'endort; la nature ne ressuscite pas chaque printemps, elle se réveille. Le jour où notre globe mourra réellement, il sera bien mort, et alors il roulera dans l'espace ou tombera dans les abymes du chaos, inerte, muet, solitaire, sans arbres, sans fleurs, sans verdure, sans poètes.

Or, par cette belle journée du 23 février 1800, la nature endormie semblait rêver du printemps; un soleil brillant, presque joyeux, faisait étinceler, sur l'herbe du double fossé qui accompagnait la route dans toute sa longueur, ces trompeuses perles de givre qui fondent aux doigts des enfants et qui réjouissent l’oeil du laboureur lorsqu'elles tremblent à la pointe de ses blés, sortant bravement de terre. On avait ouvert les vitres de la diligence, pour donner passage à ce précoce sourire de Dieu, et l'on disait au rayon, depuis si longtemps absent: Sois le bienvenu, voyageur que nous avions cru perdu dans les profonds nuages de l'ouest ou dans les vagues tumultueuses de l'Océan.

Tout à coup, et après avoir roulé une heure à peu près depuis Châtillon, en arrivant à un coude de la rivière, la voiture s'arrêta sans obstacle apparent; seulement, quatre cavaliers s'avançaient tranquillement au pas de leurs chevaux, et l'un d'eux, qui marchait à deux ou à trois pas en avant des autres, avait fait de la main, au postillon, signe de s’arrêter.

Le postillon avait obéi. — Oh! maman, dit le petit Édouard qui, debout malgré les recommandations de madame de Montrevel, regardait par l'ouverture de la vitre baissée; oh! maman, les beaux chevaux! Mais pourquoi donc ces cavaliers ont-ils un masque! Nous ne sommes point en carnaval.

Madame de Montrevel rêvait; une femme rêve toujours un peu: jeune, à l'avenir; vieille, au passé.

Elle sortit de sa rêverie, avança à son tour la tête hors de la diligence, et poussa un cri.

Édouard se retourna vivement.

— Qu'as-tu donc, mère! lui demanda-t-il.

Madame de Montrevel, pâlissant, le prit dans ses bras sans lui répondre.

On entendait des cris de terreur dans l’intérieur de la diligence.

— Mais qu'y a-t-il donc? demandait le petit Édouard en se débattant dans la chaîne passée à son cou par le bras de sa mère.

— Il y a, mon petit ami, dit d'une voix pleine de douceur un des hommes masqués en passant sa tête dans le coupé, que nous avons un compte à régler avec le conducteur, un compte qui ne regarde en rien MM. les voyageurs; dites donc à madame votre mère de vouloir bien agréer l’hommage de nos respects, et de ne pas faire plus d'attention à nous que si nous n'étions pas là.

Puis, passant à l’intérieur:

— Messieurs, votre serviteur, dit-il, ne craignez rien pour votre bourse ou pour vos bijoux, et rassurez la nourrice; nous ne sommes pas venus pour faire tourner son lait.

Puis au conducteur:

— Allons! père Jérôme, nous avons une centaine de mille francs sur l’impériale et dans les coffres, n'est-ce pas?

— Messieurs, je vous assure…

— L'argent est au gouvernement, il appartient au trésor des ours de Berne; soixante et dix mille francs sont en or, le reste en argent; l'argent est sur la voiture, l’or dans le coffre du coupé; est-ce cela, et sommes-nous bien renseignés?

À ces mots dans le coffre du coupé, madame de Montrevel poussa un second cri de terreur; elle allait se trouver en contact immédiat avec ces hommes qui, malgré leur politesse, lui inspiraient une profonde terreur.

— Mais qu'as-tu donc, mère? qu'as-tu donc? demandait l’enfant avec impatience.

— Tais-toi, Édouard, tais-toi.

— Pourquoi me taire?

— Ne comprends-tu pas?

— Non.

— La diligence est arrêtée.
— Pourquoi? mais dis donc pourquoi?… Ah! mère, je comprends.

— Non, non, dit madame de Montrevel, tu ne comprends pas.

— Ces messieurs, ce sont des voleurs.

— Garde-toi bien de dire cela.

— Comment! ce ne sont pas des voleurs? les voilà qui prennent l'argent du conducteur.

En effet, l'un d'eux chargeait, sur la croupe de son cheval, les sacs d'argent que le conducteur lui jetait de dessus l’impériale.

— Non, dit madame de Montrevel, non, ce ne sont pas des voleurs.

Puis, baissant la voix:

— Ce sont des compagnons de Jéhu.

— Ah! dit l’enfant, ce sont donc ceux-là qui ont assassiné mon ami sir John?

Et l’enfant devint très pâle à son tour, et sa respiration commença de siffler entre ses dents serrées.

En ce moment, un des hommes masqués ouvrit la portière du coupé, et, avec la plus exquise politesse:

— Madame la comtesse, dit-il, à notre grand regret, nous sommes forcés de vous déranger; mais nous avons, ou plutôt le conducteur a affaire dans le coffre de son coupé; soyez donc assez bonne pour mettre un instant pied à terre; Jérôme fera la chose aussi vite que possible.

Puis, avec un accent de gaieté qui n'était jamais complètement absent de cette voix rieuse:

— N'est-ce pas, Jérôme? dit-il.

Jérôme répondit du haut de sa diligence, confirmant les paroles de son interlocuteur.

Par un mouvement instinctif, et pour se mettre entre le danger et son fils, s'il y avait danger, madame de Montrevel, tout en obéissant à l’invitation, avait fait passer Édouard derrière elle.

Cet instant avait suffi à l’enfant pour s'emparer des pistolets du conducteur.

Le jeune homme à la voix rieuse aida, avec les plus grands égards, madame de Montrevel à descendre, fit signe à un de ses compagnons de lui offrir le bras, et se retourna vers la voiture.

Mais, en ce moment, une double détonation se fit entendre; Édouard venait de faire feu de ses deux mains sur le compagnon de Jéhu, qui disparut dans un nuage de fumée.

Madame de Montrevel jeta un cri et s'évanouit.

Plusieurs cris, expressions de sentiments divers, répondirent au cri maternel.

Dans l’intérieur, ce fut un cri d'angoisse; on était bien convenu de n'opposer aucune résistance, et voilà que quelqu'un résistait.

Chez les trois autres jeunes gens, ce fut un cri de surprise; c'était la première fois qu'arrivait pareille chose.

Ils se précipitèrent vers leur camarade, qu'ils croyaient pulvérisé.

Ils le trouvèrent debout, sain et sauf, et riant aux éclats, tandis que le conducteur, les mains jointes, s'écriait:

— Monsieur, je vous jure qu'il n'y avait pas de balles; monsieur, je vous proteste qu'ils étaient chargés à poudre seulement.

— Pardieu! fit le jeune homme, je le vois bien qu'ils étaient chargés à poudre seulement: mais la bonne intention y était… n'est-ce pas, mon petit Édouard?

Puis, se retournant vers ses compagnons:

— Avouez, messieurs, dit-il, que voilà un charmant enfant, qui est bien le fils de son père, et le frère de son frère; bravo, Édouard, tu seras un homme un jour!

Et, prenant l'enfant dans ses deux bras, il le baisa malgré lui sur les deux joues.

Édouard se débattait comme un démon, trouvant sans doute qu'il était humiliant d'être embrassé par un homme sur lequel il venait de tirer deux coups de pistolet.

Pendant ce temps, un des trois autres compagnons avait emporté la mère d'Édouard à quelques pas de la diligence, et l’avait couchée sur un manteau au bord d'un fossé.

Celui qui venait d'embrasser Édouard avec tant d'affection et de persistance la chercha un instant des yeux, et l’apercevant:

— Avec tout cela, dit-il, madame de Montrevel ne revient pas à elle; nous ne pouvons abandonner une femme dans cet état, messieurs; conducteur, chargez-vous de M. Édouard.

Il remit l'enfant entre ses bras, et s'adressant à l'un de ses compagnons:

— Voyons, toi, l’homme aux précautions, dit-il, est-ce que tu n'as pas sur toi quelque flacon de sels ou quelque bouteille d'eau de mélisse?

— Tiens, répondit celui auquel il s'adressait.

Et il tira de sa poche un flacon de vinaigre anglais.

— Là! maintenant, dit le jeune homme, qui paraissait le chef de la bande, termine sans moi avec maître Jérôme; moi, je me charge de porter secours à madame de Montrevel.

Il était temps, en effet; l'évanouissement de madame de Montrevel prenait peu à peu le caractère d'une attaque de nerfs: des mouvements saccadés agitaient tout son corps, et des cris sourds s'échappaient de sa poitrine.

Le jeune homme s'inclina vers elle et lui fit respirer les sels.

Madame de Montrevel rouvrit des yeux effarés, et tout en appelant: «Édouard! Édouard!» d'un geste involontaire, elle fit tomber le masque de celui qui lui portait secours.

Le visage du jeune homme se trouva à découvert.

Le jeune homme, courtois et rieur — nos lecteurs l’ont déjà reconnu —, c'était Morgan.

Madame de Montrevel demeura stupéfaite à l’aspect de ces beaux yeux bleus, de ce front élevé, de ces lèvres gracieuses, de ces dents blanches entrouvertes par un sourire.

Elle comprit qu'elle ne courait aucun danger aux mains d'un pareil homme et que rien de mal n'avait pu arriver à Édouard.

Et, traitant Morgan non pas comme le bandit qui est la cause de l’évanouissement, mais comme l'homme du monde qui porte secours à une femme évanouie:

— Oh! monsieur, dit-elle, que vous êtes bon!

Et il y avait, dans ces paroles et dans l’intonation avec laquelle elles avaient été prononcées, tout un monde de remerciements, non seulement pour elle, mais pour son enfant.

Avec une coquetterie étrange et qui était tout entière dans son caractère chevaleresque, Morgan, au lieu de ramasser vivement son masque et de le ramener assez rapidement sur son visage pour que madame de Montrevel n'en gardât qu'un souvenir passager et confus, Morgan répondit par une salutation au compliment, laissa à sa physionomie tout le temps de produire son effet, et, passant le flacon de d'Assas aux mains de madame de Montrevel, renoua seulement alors les cordons de son masque.

Madame de Montrevel comprit cette délicatesse du jeune homme.

— Oh! monsieur, dit-elle, soyez tranquille, en quelque lieu et dans quelque situation que je vous retrouve, vous m'êtes inconnu.

— Alors, madame, dit Morgan, c'est à moi de vous remercier et de vous dire, à mon tour, que vous êtes bonne!

— Allons, messieurs les voyageurs, en voiture! dit le conducteur avec son intonation habituelle et comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé.

— Êtes-vous tout à fait remise, madame, et avez-vous besoin encore de quelques instants? demanda Morgan; la diligence attendrait.

— Non, messieurs, c'est inutile; je vous en rends grâces et me sens parfaitement bien.

Morgan présenta son bras à madame de Montrevel, qui s'y appuya pour traverser tout le revers du chemin et pour remonter dans la diligence.

Le conducteur y avait déjà introduit le petit Édouard.

Lorsque madame de Montrevel eut repris sa place, Morgan, qui avait déjà fait la paix avec la mère, voulut la faire avec le fils.

— Sans rancune, mon jeune héros, dit-il en lui tendant la main.

Mais l’enfant reculait.

Je ne donne pas la main à un voleur de grande route, dit-il.

Madame de Montrevel fit un mouvement d’effroi.

— Vous avez un charmant enfant, madame, dit Morgan; seulement, il a des préjugés.

Et, saluant avec la plus grande courtoisie:

— Bon voyage, madame! ajouta t-il en fermant, la portière.

— En route! cria le conducteur.

La voiture s'ébranla.

— Oh! pardon, monsieur, s'écria madame de Montrevel, votre flacon! votre flacon!

— Gardez-le, madame, dit Morgan, quoique j'espère que vous soyez assez bien remise pour n'en avoir plus besoin.

Mais l’enfant, l’arrachant des mains de sa mère:

— Maman ne reçoit pas de cadeau d'un voleur, dit-il.

Et il jeta le flacon par la portière.

— Diable! murmura Morgan avec le premier soupir que ses compagnons lui eussent entendu pousser, je crois que je fais bien de ne pas demander ma pauvre Amélie en mariage.

Puis, à ses camarade:

— Allons! messieurs, dit-il, est-ce fini?

— Oui! répondirent ceux-ci d'une seule voix.

— Alors, à cheval et en route! N’oublions pas que nous devons être ce soir à neuf heures à l'opéra.

Et, sautant en selle, il s'élança le premier par-dessus le fossé, gagna le bord de la rivière, et, sans hésiter, s'engagea dans le gué indiqué sur la carte de Cassini par le faux courrier.

Arrivé sur l’autre bord et tandis que les jeunes gens se ralliaient:

— Dis donc, demanda d'Assas à Morgan, est-ce que ton masque n'est pas tombé?

— Oui; mais madame de Montrevel seule a vu mon visage.

— Hum! fit d’Assas, mieux vaudrait que personne ne l’eût vu.

Et tous quatre, mettant leurs chevaux au galop, disparurent à travers champs du côté de Chaource.

XXX — LE RAPPORT DU CITOYEN FOUCHÉ

En arrivant le lendemain, vers onze heures du matin, à l'hôtel des Ambassadeurs, madame de Montrevel fut tout étonnée de trouver, au lieu de Roland, un étranger qui l’attendait.

Cet étranger s'approcha d'elle.

— Vous êtes la veuve du général de Montrevel, madame? lui demanda-t-il

— Oui, monsieur, répondit madame de Montrevel assez étonnée.

— Et vous cherchez votre fils?

— En effet, et je ne comprends pas, après la lettre qu’il m'a écrite…

— L'homme propose et le premier consul dispose, répondit en riant l'étranger; le premier consul a disposé de votre fils pour quelques jours et m'a envoyé pour vous recevoir à sa place.

Madame de Montrevel s'inclina.

— Et j'ai l'honneur de parler…? demanda-t-elle.

— Au citoyen Fauvelet de Bourrienne, son premier secrétaire, répondit l'étranger.

— Vous remercierez pour moi le premier consul, répliqua madame de Montrevel, et vous aurez la bonté de lui exprimer, je l'espère, le profond regret que j'éprouve de ne pouvoir le remercier moi-même.

— Mais rien ne vous sera plus facile, madame.

— Comment cela?

— Le premier consul m'a ordonné de vous conduire au Luxembourg.

— Moi?

— Vous et monsieur votre fils.

— Oh! je vais voir le général Bonaparte, je vais voir le général
Bonaparte, s'écria l'enfant, quel bonheur!

Et il sauta de joie en battant des mains.

— Eh bien, eh bien, Édouard! fit Madame de Montrevel.

Puis, se retournant vers Bourrienne:

— Excusez-le, monsieur, dit-elle, c'est un sauvage des montagnes du Jura.

Bourrienne tendit la main à l'enfant.

— Je suis un ami de votre frère, lui dit-il; voulez-vous m'embrasser?

— Oh! bien volontiers, monsieur, répondit Édouard, vous n'êtes pas un voleur, vous.

— Mais non, je l’espère, repartit en riant le secrétaire.

— Encore une fois, excusez-le, monsieur, mais nous avons été arrêtés en route.

— Comment, arrêtés?

— Oui.

— Par des voleurs?

—Pas précisément.

— Monsieur, demanda Édouard, est-ce que les gens qui prennent l'argent des autres ne sont pas des voleurs?

— En général, mon cher enfant, on les nomme ainsi.

— Là! tu vois, maman.

—Voyons, Édouard, tais-toi, je t'en prie.

Bourrienne jeta un regard sur madame de Montrevel et vit clairement, à l'expression de son visage, que le sujet de la conversation lui était désagréable; il n'insista point.

— Madame, dit-il, oserai-je vous rappeler que j'ai reçu l’ordre de vous conduire au Luxembourg, comme j'ai déjà eu l’honneur de vous le dire, et d'ajouter que madame Bonaparte vous y attend!

— Monsieur, le temps de changer de robe et d'habiller Édouard.

— Et ce temps-là, madame, combien durera-t-il?

— Est-ce trop de vous demander une demi-heure?

— Oh! non, et, si une demi-heure vous suffisait, je trouverais la demande fort raisonnable.

— Soyez tranquille, monsieur, elle me suffira.

— Eh bien, madame, dit le secrétaire en s'inclinant, je fais une course, et, dans une demi-heure, je viens me mettre à vos ordres.

— Je vous remercie, monsieur.

— Ne m'en veuillez pas si je suis ponctuel.

— Je ne vous ferai pas attendre.

Bourrienne partit.

Madame de Montrevel habilla d'abord Édouard puis s'habilla elle- même, et, quand Bourrienne reparut, depuis cinq minutes elle était prête.

— Prenez garde, madame, dit Bourrienne en riant, que je ne fasse part au premier consul de votre ponctualité.

— Et qu'aurais-je à craindre dans ce cas?

— Qu'il ne vous retînt près de lui pour donner des leçons d'exactitude à madame Bonaparte.

— Oh! fit madame de Montrevel, il faut bien passer quelque chose aux créoles.

— Mais vous êtes créole aussi, madame, à ce que je crois.

— Madame Bonaparte, dit en riant madame de Montrevel, voit son mari tous les jours, tandis que, moi, je vais voir le premier consul pour la première fois.

— Partons! partons, mère! dit Édouard.

Le secrétaire s'effaça pour laisser passer madame de Montrevel.

Un quart d'heure après, on était au Luxembourg.

Bonaparte occupait, au petit Luxembourg, l’appartement du rez-de- chaussée à droite; Joséphine avait sa chambre et son boudoir au premier étage; un couloir conduisait du cabinet du premier consul chez elle.

Elle était prévenue, car, en apercevant madame de Montrevel, elle lui ouvrit ses bras comme à une amie.

Madame de Montrevel s'était arrêtée respectueusement à la porte.

— Oh! venez donc! venez, madame dit Joséphine; je ne vous connais pas d'aujourd'hui, mais du jour où j'ai connu votre digne et excellent Roland. Savez-vous une chose qui me rassure quand Bonaparte me quitte? C'est que Roland le suit, et que, quand je sais Roland près de lui, je crois qu'il ne peut plus lui arriver malheur… Eh bien, vous ne voulez pas m'embrasser?

Madame de Montrevel était confuse de tant de bonté.

— Nous sommes compatriotes, n'est-ce pas? continua-t-elle. Oh! je me rappelle parfaitement M. de la Clémencière, qui avait un si beau jardin et des fruits si magnifiques! Je me rappelle avoir entrevu une belle jeune fille qui en paraissait la reine. Vous vous êtes mariée bien jeune, madame?

— À quatorze ans.

— Il faut cela pour que vous ayez un fils de l’âge de Roland; mais asseyez-vous donc!

Elle donna l'exemple en faisant signe à madame de Montrevel de s'asseoir à ses côtés.

— Et ce charmant enfant, continua-t-elle en montrant Édouard, c'est aussi votre fils?…

Elle poussa un soupir.

— Dieu a été prodigue envers vous, madame, reprit-elle, et puisqu'il fait tout ce que vous pouvez désirer, vous devriez bien le prier de m'en envoyer un.

Elle appuya envieusement ses lèvres, sur le front d'Édouard.

— Mon mari sera bien heureux de vous voir, madame. Il aime tant votre fils! Aussi ne serait-ce pas chez moi que l'on vous eût conduite d'abord, s'il n'était pas avec le ministre de la police… Au reste, ajouta-t-elle en riant, vous arrivez dans un assez mauvais moment; il est furieux!

— Oh! s'écria madame de Montrevel presque effrayée, s'il en était ainsi, j'aimerais mieux attendre.

— Non pas! non pas! au contraire, votre vue le calmera; je ne sais ce qui est arrivé: on arrête, à ce qu'il paraît, les diligences comme dans la forêt Noire, au grand jour, en pleine route. Fouché n'a qu'à bien se tenir, si la chose se renouvelle.

Madame de Montrevel allait répondre; mais, en ce moment, la porte s'ouvrit, et un huissier paraissant:

— Le premier consul attend madame de Montrevel, dit-il.

— Allez, allez, dit Joséphine; le temps est si précieux pour Bonaparte, qu'il est presque aussi impatient que Louis XIV, qui n'avait rien à faire. Il n'aime pas à attendre.

Madame de Montrevel se leva vivement et voulut emmener son fils.

— Non, dit Joséphine, laissez-moi ce bel enfant-là; nous vous gardons à dîner: Bonaparte le verra à six heures; d'ailleurs, s'il a envie de le voir, il le fera demander; pour l'instant, je suis sa seconde maman. Voyons, qu'allons-nous faire pour vous amuser?

— Le premier consul doit avoir de bien belles armes, madame? dit l'enfant.

— Oui, très belles. Eh bien, on va vous montrer les armes du premier consul.

Joséphine sortit par une porte, emmenant l’enfant, et madame de
Montrevel par l’autre, suivant l'huissier.

Sur le chemin, la comtesse rencontra un homme blond, au visage pâle et à l'oeil terne, qui la regarda avec une inquiétude qui semblait lui être habituelle.

Elle se rangea vivement pour le laisser passer.

L'huissier vit le mouvement.

— C'est le préfet de police, lui dit-il tout bas.

Madame de Montrevel le regarda s'éloigner avec une certaine curiosité; Fouché, à cette époque, était déjà fatalement célèbre.

En ce moment, la porte du cabinet de Bonaparte s'ouvrit, et l'on vit se dessiner sa tête dans l'entrebâillement.

Il aperçut madame de Montrevel.

— Madame de Montrevel, dit-il, venez, venez!

Madame de Montrevel pressa le pas et entra dans le cabinet.

— Venez, dit Bonaparte en refermant la porte sur lui-même. Je vous ai fait attendre, c'est bien contre mon désir; j'étais en train de laver la tête à Fouché. Vous savez que je suis très content de Roland, et que je compte en faire un général au premier jour. À quelle heure êtes-vous arrivée?

— À l'instant même, général.

— D'où venez-vous? Roland me l'a dit, mais je l'ai oublié.

— De Bourg.

— Par quelle route?

— Par la route de Champagne!

— Alors vous étiez à Châtillon quand…?

— Hier matin, à neuf heures.

— En ce cas, vous avez dû entendre parler de l'arrestation d'une diligence?

— Général…

— Oui, une diligence a été arrêtée à dix heures du matin, entre
Châtillon et Bar-sur-Seine.

— Général, c'était la nôtre.

— Comment, la vôtre?

— Oui.

— Vous étiez dans la diligence qui a été arrêtée?

— J'y étais.

— Ah! je vais donc avoir des détails précis! Excusez-moi, vous comprenez mon désir d'être renseigné, n'est-ce pas? Dans un pays civilisé, qui a le général Bonaparte pour premier magistrat, on n'arrête pas impunément une diligence sur une grande route, en plein jour, ou alors…

— Général, je ne puis rien vous dire, sinon que ceux qui ont arrêté la diligence étaient à cheval et masqués.

— Combien étaient-ils?

— Quatre.

— Combien y avait-il d'hommes dans la diligence?

— Quatre, y compris le conducteur.

— Et l'on ne s'est pas défendu?

— Non, général.

— Le rapport de la police porte cependant que deux coups de pistolet ont été tirés.

— Oui, général; mais ces deux coups de pistolet…

— Eh bien?

— Ont été tirés par mon fils.

— Votre fils! mais votre fils est en Vendée.

— Roland, oui; mais Édouard était avec moi.

— Édouard! qu'est-ce qu'Édouard?

— Le frère de Roland.

— Il m'en a parlé; mais c'est un enfant!

— Il n'a pas encore douze ans, général.

— Et c'est lui qui a tiré les deux coups de pistolet?

— Oui, général.

— Pourquoi ne me l'avez-vous pas amené?

— Il est avec moi.

— Où cela?

— Je l'ai laissé chez madame Bonaparte.

Bonaparte sonna, un huissier parut.

— Dites à Joséphine de venir avec l'enfant.

Puis, se promenant dans son cabinet:

— Quatre hommes, murmura-t-il; et c'est un enfant qui leur donne l'exemple du courage! Et pas un de ces bandits n'a été blessé?

— Il n'y avait pas de balles dans les pistolets.

— Comment, il n'y avait pas de balles?

— Non: c'étaient ceux du conducteur, et le conducteur avait eu la précaution de ne les charger qu'à poudre.

— C'est bien, on saura son nom.

En ce moment, la porte s'ouvrit, et madame Bonaparte parut, tenant l’enfant par la main.

— Viens ici, dit Bonaparte à l'enfant.

Édouard s'approcha sans hésitation et fit le salut militaire.

— C'est donc toi qui tires des coups de pistolet aux voleurs?

— Vois-tu, maman, que ce sont des voleurs? interrompit l'enfant.

— Certainement que ce sont des voleurs; je voudrais bien qu'on me dit le contraire! Enfin, c'est donc toi qui tires des coups de pistolet aux voleurs, quand les hommes ont peur?

— Oui, c'est moi, général; mais, par malheur, ce poltron de conducteur n'avait chargé ses pistolets qu'à poudre; sans cela, je tuais leur chef.

— Tu n'as donc pas eu peur, toi?

— Moi? non, dit l'enfant; je n'ai jamais peur.

— Vous devriez vous appeler Cornélie, madame, fit Bonaparte en se retournant vers madame de Montrevel, appuyée au bras de Joséphine.

Puis, à l'enfant:

— C'est bien, dit-il en l'embrassant, on aura soin de toi; que veux-tu être?

— Soldat d'abord.

— Comment, d'abord?

— Oui; et puis plus tard colonel comme mon frère et général comme mon père.

— Ce ne sera pas de ma faute, si tu ne l'es pas, dit le premier consul.

— Ni la mienne, répliqua l'enfant.

—Édouard! fit madame de Montrevel craintive.

— N'allez-vous pas le gronder pour avoir bien répondu?

Il prit l'enfant, l'amena à la hauteur de son visage et l'embrassa.

— Vous dînez avec nous, dit-il, et, ce soir, Bourrienne, qui a été vous chercher à l'hôtel, vous installera rue de la Victoire; vous resterez là jusqu'au retour de Roland, qui vous cherchera un logement à sa guise. Édouard entrera au Prytanée, et je marie votre fille.

— Général!

— C'est convenu avec Roland.

Puis, se tournant vers Joséphine:

— Emmène madame de Montrevel, et tâche qu'elle ne s'ennuie pas trop. Madame de Montrevel, si _votre amie — _Bonaparte appuya sur ce mot — veut entrer chez une marchande de modes, empêchez-la; elle ne doit pas manquer de chapeaux: elle en a acheté trente-huit le mois dernier.

Et, donnant un petit soufflet d'amitié à Édouard, il congédia les deux femmes du geste.

XXXI — LE FILS DU MEUNIER DE LEGUERNO

Nous avons dit qu'au moment même où Morgan et ses trois compagnons arrêtaient la diligence de Genève, entre Bar-sur-Seine et Châtillon, Roland entrait à Nantes.

Si nous voulons savoir le résultat de sa mission, nous devons, non pas le suivre pas à pas, au milieu des tâtonnements dont l'abbé Bernier enveloppait ses désirs ambitieux, mais le prendre au bourg de Muzillac, situé entre Ambon et le Guernic, à deux lieues au- dessus du petit golfe dans lequel se jette la Vilaine.

Là, nous sommes en plein Morbihan, c'est-à-dire à l’endroit où la Chouannerie a pris naissance; c'est près de Laval, sur la closerie des Poiriers, que sont nés de Pierre Cottereau et de Jeanne Moyné, les quatre frères Chouans. Un de leurs aïeux, bûcheron misanthrope, paysan morose, se tenait éloigné des autres paysans comme le chat-huant se tient éloigné des autres oiseaux: de là, par corruption, le nom de Chouan.

Ce nom devint celui de tout un parti; sur la rive droite de la Loire, on disait les _Chouans _pour dire les Bretons, comme, sur la rive gauche, on disait les brigands pour dire les Vendéens.

Ce n'est pas à nous de raconter la mort, la destruction de cette héroïque famille, de suivre sur l’échafaud les deux soeurs et un frère, sur les champs de bataille, où ils se couchent blessés ou morts, Jean et René, martyrs de leur foi. Depuis les exécutions de Perrine, de René et de Pierre, depuis la mort de Jean, bien des années se sont écoulées, et le supplice des soeurs et les exploits des frères sont passés à l'état de légende.

C'est à leurs successeurs que nous avons affaire.

Il est vrai que ces gars sont fidèles aux traditions: tels on les a vus combattre aux côtés de la Rouërie, de Bois-Hardy et de Bernard de Villeneuve, tels ils combattent aux côtés de Bourmont, de Frotté et de Georges Cadoudal; c'est toujours le même courage et le même dévouement; ce sont toujours les soldats chrétiens et les royalistes exaltés; leur aspect est toujours le même, rude et sauvage; leurs armes sont toujours les mêmes, le fusil ou le simple bâton que, dans le pays, on appelle une ferte; c'est toujours le même costume, c'est-à-dire le bonnet de laine brune ou le chapeau à larges bords, ayant peine à couvrir les longs cheveux plats qui coulent en désordre sur leurs épaules; ce sont encore les vieux _Aulerci Cenomani, _comme au temps de César, _promisso capilto; _ce sont encore les Bretons aux larges braies, dont Martial a dit:

«Tam taxa est

«Quam veteres braccae Britonis pauperis

Pour se protéger contre la pluie et le froid, ils portent la casaque de peau de chèvre garnie de longs poils; et, pour signe de ralliement, sur la poitrine ceux-ci un scapulaire et un chapelet, ceux-là un tueur, le tueur de Jésus, marque distincte d'une confrérie qui s'astreignait chaque jour à une prière commune.

Tels sont les hommes qui, à l’heure où nous traversons la limite qui sépare la Loire-Inférieure du Morbihan, sont éparpillés de la Roche-Bernard à Vannes, et de Quertemberg à Billers, enveloppant, par conséquent, le bourg de Muzillac.

Seulement, il faut l'oeil de l’aigle qui plane du haut des airs, ou du chat-huant qui voit dans les ténèbres, pour les distinguer au milieu des genêts, des bruyères et des buissons où ils sont tapis.

Passons au milieu de ce réseau de sentinelles invisibles, et, après avoir traversé à gué deux ruisseaux affluents du fleuve sans nom qui vient se jeter à la mer près de Billiers, entre Arzal et Damgan, entrons hardiment dans le village de Muzillac. Tout y est sombre et calme; une seule lumière brille à travers les fentes des volets d'une maison ou plutôt d'une chaumière que rien, d'ailleurs, ne distingue des autres.

C'est la quatrième à droite, en entrant.

Approchons notre oeil d'une des fenêtres de ce volet, et regardons.

Nous voyons un homme vêtu du costume des riches paysans du Morbihan; seulement, un galon d'or, large d'un doigt, borde le collet et les boutonnières de son habit et les extrémités de son chapeau.

Le reste de son costume se complète d'un pantalon de peau et de bottes à retroussis.

Sur une chaise son sabre est jeté.

Une paire de pistolets est à la portée de sa main.

Dans la cheminée, les canons de deux ou trois carabines reflètent un feu ardent.

Il est assis devant une table; une lampe éclaire des papiers qu'il lit avec la plus grande attention, et éclaire en même temps son visage.

Ce visage est celui d'un homme de trente ans; quand les soucis d'une guerre de partisans ne l'assombrissent pas, on voit que son expression doit être franche et joyeuse: de beaux cheveux blonds l'encadrent, de grands yeux bleus l’animent; la tête a cette forme particulière aux têtes bretonnes, et qu'ils doivent, si l'on en croit le système de Gall, au développement exagéré des organes de l'entêtement.

Aussi, cet homme a-t-il deux noms:

Son nom familier, le nom sous lequel le désignent ses soldats: la tête ronde.

Puis son nom véritable, celui qu'il a reçu de ses dignes et braves parents, Georges Cadudal, ou plutôt Georges Cadoudal, la tradition ayant changé l'orthographe de ce nom devenu historique.

Georges était le fils d'un cultivateur de la paroisse de Kerléano, dans la paroisse de Brech. La légende veut que ce cultivateur ait été en même temps meunier. Il venait, au collège de Vannes — dont Brech n'est distant que de quelques lieues —, de recevoir une bonne et solide éducation, lorsque les premiers appels de l'insurrection royaliste éclatèrent dans la Vendée: Cadoudal les entendit, réunit quelques-uns de ses compagnons de chasse et de plaisir, traversa la Loire à leur tête, et vint offrir ses services à Stofflet; mais Stofflet exigea de le voir à l'oeuvre avant de l'attacher à lui: c'est ce que demandait Georges. On n'attendait pas longtemps ces sortes d'occasions dans l'armée vendéenne; dès le lendemain, il y eut combat; Georges se mit à la besogne, et s'y acharna si bien, qu'en le voyant charger les bleus, l'ancien garde-chasse de M. de Maulevrier ne put s'empêcher de dire tout haut à Bonchamp, qui était près de lui:

— Si un boulet de canon n'emporte pas cette _grosse tête ronde, _elle ira loin, je vous le prédis.

Le nom en resta à Cadoudal.

C'était ainsi que, cinq siècles auparavant, les sires de Malestroit, de Penhoët, de Beaumanoir et de Rochefort désignaient le grand connétable dont les femmes de la Bretagne filèrent la rançon.

«Voilà la grosse tête ronde, disaient-ils: nous allons échanger de bons coups d'épée avec les Anglais.»

Par malheur, ce n'était plus Bretons contre Anglais que l'on échangeait les coups d'épée; à cette heure: c'était Français contre Français.

Georges resta en Vendée jusqu'à la déroute de Savenay.

L'armée vendéenne tout entière demeura sur le champ de bataille, ou s'évanouit comme une fumée.

Georges avait, pendant près de trois ans, fait des prodiges de courage, d'adresse et de force; il repassa la Loire et rentra dans le Morbihan avec un seul de ceux qui l'avaient suivi.

Celui-là sera à son tour aide de camp, ou plutôt son compagnon de guerre; il ne le quittera plus, et, en échange de la rude campagne qu'ils ont faite ensemble, il changera son nom de Lemercier contre celui de Tiffauges. Nous l’avons vu, au bal des victimes, chargé d'une mission pour Morgan.

Rentré sur sa terre natale, c'est pour son compte que Cadoudal y fomente dès lors l’insurrection; les boulets ont respecté la grosse tête ronde, et la grosse tête ronde, justifiant la prophétie de Stofflet, succédant aux La Rochejacquelein, aux d'Elbée, aux Bonchamp, aux Lescure, à Stofflet lui-même, est devenu leur rival en gloire et leur supérieur en puissance; car il en était arrivé — chose qui donnera la mesure de sa force — à lutter à peu près seul contre le gouvernement de Bonaparte, nommé premier consul depuis trois mois.

Les deux chefs restés fidèles, avec lui, à la dynastie bourbonienne étaient Frotté et Bourmont.

À l’heure où nous sommes arrivés, c'est-à-dire au 26 janvier 1800, Cadoudal commande à trois ou quatre mille hommes avec lesquels il s'apprête à bloquer dans Vannes le général Hatry.

Tout le temps qu'il a attendu la réponse du premier consul à la lettre de Louis XVIII, il a suspendu les hostilités; mais, depuis deux jours, Tiffauges est arrivé et la lui a remise.

Elle est déjà expédiée pour l'Angleterre, d'où elle passera à Mittau; et, puisque le premier consul ne veut point la paix aux conditions dictées par Louis XVIII, Cadoudal, général en chef de Louis XVIII, dans l'Ouest, continuera la guerre contre Bonaparte, dût-il la faire seul avec son ami Tiffauges, en ce moment, au reste, à Pouancé, où se tiennent les conférences entre Châtillon, d'Autichamp, l'abbé Bernier et le général Hédouville.

Il réfléchit, à cette heure, ce dernier survivant des grands lutteurs de la guerre civile, et les nouvelles qu'il vient d'apprendre sont, en effet, matière à réflexion.

Le général Brune, le vainqueur d'Alkmaar et de Castricum, le sauveur de la Hollande, vient d'être nommé général en chef des armées républicaines de l'Ouest, et, depuis trois jours, est arrivé à Nantes; il doit, à tout prix, écraser Cadoudal et ses Chouans.

À tout prix, il faut que les Chouans et Cadoudal prouvent au nouveau général en chef que l'on n'a pas peur et qu'il n'a rien à attendre de l'intimidation.

Dans ce moment, le galop d'un cheval retentit; sans doute, le cavalier a le mot d'ordre, car il passe sans difficulté au milieu des patrouilles échelonnées sur la route de la Roche-Bernard, et, sans difficulté, il est entré dans le bourg de Muzillac.

Il s'arrête devant la porte de la chaumière où est Georges. Celui- ci lève la tête, écoute, et, à tout hasard, met la main sur ses pistolets, quoiqu'il soit probable qu'il va avoir affaire à un ami.

Le cavalier met pied à terre, s'engage dans l’allée, et ouvre la porte de la chambre où se trouve Georges.

— Ah! c'est toi, Coeur-de-Roi! dit Cadoudal; d'où viens-tu?

— De Pouancé, général!

— Quelles nouvelles?

— Une lettre de Tiffauges.

— Donne.

Georges prit vivement la lettre des mains de Coeur-de-Roi, et la lut.

— Ah! fit-il.

Et il la relut une seconde fois.

— As-tu vu celui dont il m'annonce l’arrivée? demanda Cadoudal.

— Oui, général, répondit le courrier.
— Quel homme est-ce?

— Un beau jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans.

— Son air?

— Déterminé!

— C'est bien cela; quand arrive-t-il?

— Probablement cette nuit.

— L'as-tu recommandé tout le long de la route?

— Oui; il passera librement.

— Recommande-le de nouveau; il ne doit rien lui arriver de mal: il est sauvegardé par Morgan.

— C'est convenu, général.

— As-tu autre chose à me dire?

— L’avant-garde des républicains est à la Roche-Bernard.

— Combien d'hommes?

— Un millier d'hommes à peu près; ils ont avec eux une guillotine et le commissaire du pouvoir exécutif Milliére.

— Tu en es sûr?

— Je les ai rencontrés en route; le commissaire était à cheval près du colonel, je l’ai parfaitement reconnu. Il a fait exécuter mon frère, et j'ai juré qu'il ne mourrait que de ma main.

— Et tu risqueras ta vie pour tenir ton serment?

— À la première occasion.

— Peut-être ne se fera-t-elle point attendre.

En ce moment, le galop d'un cheval retentit dans la rue.

— Ah! dit Coeur-de-Roi, voilà probablement celui que vous attendez.

— Non, dit Georges; le cavalier qui nous arrive vient du côté de
Vannes.

En effet, le bruit étant devenu plus distinct, on put reconnaître que Cadoudal avait raison.

Comme le premier, le second cavalier s'arrêta devant la porte; comme le premier, il mit pied à terre; comme le premier il entra.

Le chef royaliste le reconnut tout de suite, malgré le large manteau dont il était enveloppé.

— C'est toi, Bénédicité, dit-il.

— Oui, mon général.

— D'où viens-tu?
— De Vapues, où vous m'aviez envoyé pour surveiller les bleus.

— Eh bien que font-ils les bleus?

— Ils craignent de mourir de faim, si vous bloquez la ville, et, pour se procurer des vivres, le général Harty a le projet d'enlever cette nuit les magasins de Grandchamp; le général commandera en personne l’expédition, et pour qu'elle se fasse plus lestement, la colonne sera de cent hommes seulement.

— Es-tu fatigué, Bénédicité?

— Jamais, général.

— Et ton cheval?

— Il est venu bien vite, mais il peut faire encore quatre ou cinq lieues du même train sans crever.

— Donne-lui deux heures de repos, double ration d’avoine, et qu’il en fasse dix.

— À ces conditions, il les fera.

— Dans deux heures, tu partiras; tu seras à Grandchamp au point du jour; tu donneras en mon nom l’ordre d'évacuer le village: je me charge du général Hatry et de sa colonne. Est-ce tout ce que tu as à me dire?

— Non, j'ai à vous apprendre une nouvelle.

— Laquelle?
— C'est que Vannes a un nouvel évêque.

— Ah! l’on nous rend donc nos évêques?

— Il paraît; mais, s'ils sont tous comme celui-là, ils peuvent bien les garder.

— Et quel est celui-là?

— Audrein!

— Le régicide?

— Audrein le renégat.

— Et quand arrive-t-il?

— Cette nuit ou demain.

— Je n'irai pas au-devant de lui, mais qu'il ne tombe pas entre les mains de mes hommes!

Bénédicité et Coeur-de-Roi firent entendre un éclat de rire qui complétait la pensée de Georges.

— Chut! fit Cadoudal.

Les trois hommes écoutèrent.

— Cette fois, c'est probablement lui, dit Georges.

On entendait le galop d'un cheval venant du côté de la Roche-
Bernard.

— C'est lui, bien certainement, répéta Coeur-de-Roi.

— Alors, mes amis, laissez-moi seul… Toi, Bénédicité, à Grandchamp le plus tôt possible; toi, Coeur-de-Roi, dans la cour avec une trentaine d'hommes: je puis avoir des messagers à expédier sur différentes routes. À propos, arrange-toi pour que l'on m'apporte ce que l'on aura de mieux à souper dans le village.

— Pour combien de personnes, général?

— Oh! pour deux personnes.

— Vous sortez?

— Non, je vais au-devant de celui qui arrive.

Deux ou trois gars avaient déjà fait passer dans la cour les chevaux des deux messagers.

Les messagers s'esquivèrent à leur tour.

Georges arrivait à la porte de la rue, juste au moment où un cavalier, arrêtant son cheval et regardant de tous côtés, paraissait hésiter.

— C'est ici, monsieur, dit Georges.

— Qui est ici? demanda le cavalier.

— Celui que vous cherchez.

— Comment savez-vous quel est celui que je cherche?

— Je présume que c'est Georges Cadoudal, autrement dit la grosse tête ronde.

— Justement.

— Soyez le bienvenu alors, monsieur Roland de Montrevel, car je suis celui que vous cherchez.

— Ah! ah! fit le jeune homme étonné.

Et, mettant pied à terre, il sembla chercher des yeux quelqu'un à qui confier sa monture.

— Jetez la bride sur le cou de votre cheval, et ne vous inquiétez point de lui; vous le retrouverez quand vous en aurez besoin: rien ne se perd en Bretagne, vous êtes sur la terre de la loyauté.

Le jeune homme ne fit aucune observation, jeta la bride sur le cou de son cheval, comme il en avait reçu l'invitation, et suivit Cadoudal, qui marcha devant lui.

— C'est pour vous montrer le chemin, colonel, dit le chef des
Chouans.

Et tous deux entrèrent dans la chaumière dont une main invisible venait de ranimer le feu.

XXXII — BLANC ET BLEU

Roland entra, comme nous l'avons dit, derrière Georges, et, en entrant, jeta autour de lui un regard d'insouciante curiosité.

Ce regard lui suffit pour voir qu'ils étaient parfaitement seuls.

— C'est ici votre quartier général? demanda Roland avec un sourire et en approchant de la flamme le dessous de ses bottes.

— Oui, colonel.

— Il est singulièrement gardé.

Georges sourit à son tour.

— Vous me demandez cela, dit-il, parce que, de la Roche-Bernard à ici, vous avez trouvé la route libre?

— C'est-à-dire que je n'ai point rencontré une âme.

— Cela ne prouve aucunement que la route n'était point gardée.

— À moins qu'elle ne l'ait été par les chouettes et les chats- huants qui semblaient voler d'arbre en arbre pour m'accompagner, général… en ce cas-là, je retire ma proposition.

— Justement, répondit Cadoudal, ce sont ces chats-huants et ces chouettes qui sont mes sentinelles, sentinelles qui ont de bons yeux, puisque ces yeux ont sur ceux des hommes l’avantage d'y voir la nuit. — Il n'en est pas moins vrai que, par bonheur, je m'étais fait renseigner à la Roche-Bernard; sans quoi, je n'eusse pas trouvé un chat pour me dire où je pourrais vous rencontrer.

— À quelque endroit de la route que vous eussiez demandé à haute voix: «Où trouverai-je Georges Cadoudal?» une voix vous eût répondu: «Au bourg de Muzillac, la quatrième maison à droite.» Vous n'avez vu personne, colonel; seulement, à l’heure qu'il est, il y a quinze cents hommes, à peu près, qui savent que le colonel Roland, aide de camp du premier consul, est en conférence avec le fils du meunier de Leguerno.

— Mais, s'ils savent que je suis colonel au service de la République et aide de camp du premier consul, comment m'ont-ils laissé passer?

— Parce qu'ils en avaient reçu l’ordre.

— Vous saviez donc que je venais?

— Je savais non seulement que vous veniez, mais encore pourquoi vous veniez.

Roland regarda fixement son interlocuteur.

— Alors, il est inutile que je vous le dise! et vous me répondriez quand même je garderais le silence?

— Mais à peu près.

— Ah! pardieu! je serais curieux d'avoir la preuve de cette supériorité de votre police sur la nôtre.

— Je m'offre de vous la donner, colonel. — J'écoute, et cela avec d'autant plus de satisfaction, que je serai tout entier à cet excellent feu, qui, lui aussi, semblait m'attendre.

— Vous ne croyez pas si bien dire, colonel, il n'y a pas jusqu'au feu qui ne fasse de son mieux pour vous souhaiter la bienvenue.

— Oui, mais, pas plus que vous, il ne me dit l'objet de ma mission.

— Votre mission, que vous me faites l'honneur d'étendre jusqu'à moi, colonel, était primitivement pour l'abbé Bernier tout seul. Par malheur, l'abbé Bernier, dans la lettre qu'il a fait passer à son ami Martin Duboys, a un peu trop présumé de ses forces; il offrait sa médiation au premier consul.

— Pardon, interrompit Roland, mais vous m'apprenez là une chose que j'ignorais: c'est que l'abbé Bernier eût écrit au général Bonaparte.

— Je dis qu'il a écrit à son ami Martin Duboys, ce qui est bien différent… Mes gens ont intercepté sa lettre et me l'ont apportée: je l'ai fait copier, et j'ai envoyé la lettre qui, j'en suis certain, est parvenue à bon port; votre visite au général Hédouville en fait foi.

— Vous savez que ce n'est plus le général qui commande à Nantes, mais le général Brune.

— Vous pouvez même dire qui commande à la Roche-Bernard; car un millier de soldats républicains ont fait leur entrée dans cette ville ce soir vers six heures, accompagnés de la guillotine et du citoyen commissaire général Thomas Millière. Ayant l'instrument, il fallait le bourreau.

— Vous dites donc, général, que j'étais venu pour l’abbé Bernier?

— Oui: l’abbé Bernier avait offert sa médiation; mais il a oublié qu'aujourd'hui il y a deux Vendées, la Vendée de la rive gauche et la Vendée de la rive droite; que, si l'on peut traiter avec d'Autichamp, Châtillon et Suzannet à Pouancé, reste à traiter avec Frotté, Bourmont et Cadoudal… mais où cela? voilà ce que personne ne peut dire…

— Que vous, général.

— Alors, avec la chevalerie qui fait le fond de votre caractère, vous vous êtes chargé de venir m'apporter le traité signé le 25. L'abbé Bernier, d'Autichamp, Châtillon et Suzannet vous ont signé un laissez-passer, et vous voilà.

— Ma foi! général, je dois dire que vous êtes parfaitement renseigné: le premier consul désire la paix de tout coeur; il sait qu'il a affaire en vous à un brave et loyal adversaire, et, ne pouvant vous voir, attendu que vous ne viendrez probablement point à Paris, il m'a dépêché vers vous.

— C'est-à-dire vers l'abbé Bernier.

— Général, peu vous importe, si je m'engage à faire ratifier par le premier consul ce que nous aurons arrêté entre nous. Quelles sont vos conditions pour la paix?

— Oh! elles sont bien simples, colonel: que le premier consul rende le trône à Sa Majesté Louis XVIII; qu'il devienne son connétable, son lieutenant général, le chef de ses armées de terre et de mer, et je deviens, moi, son premier soldat.

— Le premier consul a déjà répondu à cette demande.

— Et voilà pourquoi je suis décidé à répondre moi-même à cette réponse.

— Quand?

— Cette nuit même, si l'occasion s'en présente.

— De quelle façon?

— En reprenant les hostilités.

— Mais vous savez que Châtillon, d'Autichamp et Suzannet ont déposé les armes?

—Ils sont chefs des Vendéens, et, au nom des Vendéens, ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent; je suis chef des Chouans, et, au nom des Chouans, je ferai ce qui me conviendra.

— Alors, c'est une guerre d'extermination à laquelle vous condamnez ce malheureux pays, général?

— C'est un martyre auquel je convoque des chrétiens et des royalistes.

— Le général Brune est à Nantes avec les huit mille prisonniers que les Anglais viennent de nous rendre, après leurs défaites d'Alkmaar et de Castricum.

— C'est la dernière fois qu'ils auront eu cette chance; les bleus nous ont donné cette mauvaise habitude de ne point faire de prisonniers; quant au nombre de nos ennemis, nous ne nous en soucions pas, c'est une affaire de détail.

— Si le général Brune et ses huit mille prisonniers, joints aux vingt mille soldats qu'il reprend des mains du général Hédouville, ne suffisent point, le premier consul est décidé à marcher contre vous en personne, et avec cent mille hommes.

Cadoudal sourit.

— Nous tâcherons, dit-il, de lui prouver que nous sommes dignes de le combattre.

— Il incendiera vos villes.

— Nous nous retirerons dans nos chaumières.

— Il brûlera vos chaumières.

— Nous vivrons dans nos bois.

— Vous réfléchirez, général.

— Faites-moi l'honneur de rester avec moi quarante-huit heures, colonel, et vous verrez que mes réflexions sont faites.

— J'ai bien envie d'accepter.

— Seulement, colonel, ne me demandez pas plus que je ne puis vous donner: le sommeil sous un toit de chaume ou dans un manteau, sous les branches d'un chêne; un de mes chevaux pour me suivre, un sauf-conduit pour me quitter.

— J'accepte.

— Votre parole, colonel, de ne vous opposer en rien aux ordres que je donnerai, de ne faire échouer en rien les surprises que je tenterai.

— Je suis trop curieux de vous voir faire pour cela; vous avez ma parole, général.

— Quelque chose qui se passe sous vos yeux.

— Quelque chose qui se passe sous mes yeux; je renonce au rôle d'acteur pour m'enfermer dans celui de spectateur; je veux pouvoir dire au premier consul

«J'ai vu.»

Cadoudal sourit.

— Eh bien, vous verrez, dit-il.

En ce moment, la porte s'ouvrit, et deux paysans apportèrent une table toute servie, où fumaient une soupe aux choux et un morceau de lard; un énorme pot de cidre qui venait d'être tiré à la pièce, débordait et moussait entre deux verres.

Quelques galettes de sarrasin étaient destinées à faire le dessert de ce modeste repas.

La table portait deux couverts.

— Vous le voyez, monsieur de Montrevel, dit Cadoudal, mes gars espèrent que vous me ferez l'honneur de souper avec moi.

— Et, sur ma foi, ils n'ont pas tort; je vous le demanderais si vous ne m'invitiez pas, et je tâcherais de vous en prendre de force ma part, si vous me la refusiez.

— Alors à table!

Le jeune colonel s'assit gaiement.

— Pardon pour le repas que je vous offre, dit Cadoudal; je n'ai point comme vos généraux des indemnités de campagne, et ce sont mes soldats qui me nourrissent. Qu'as-tu à nous donner avec cela, Brise-Bleu?

— Une fricassée de poulet, général.

— Voilà le menu de votre dîner monsieur de Montrevel.

— C'est un festin! Maintenant, je n'ai qu'une crainte, général.

— Laquelle?

— Cela ira très bien, tant que nous mangerons; mais quand il s'agira de boire?…

— Vous n'aimez pas le cidre? Ah! diable, vous m'embarrassez. Du cidre ou de l'eau, voilà ma cave.

— Ce n'est point cela: à la santé de qui boirons-nous?

— N'est-ce que cela, monsieur? dit Cadoudal avec une suprême dignité. Nous boirons à la santé de notre mère commune, la France; nous la servons chacun avec un esprit différent, mais, je l'espère, avec un même coeur. À la France! monsieur, dit Cadoudal en remplissant les deux verres.

— À la France! général, répondit Roland en choquant son verre contre celui de Georges.

Et toux deux se rassirent gaiement, et, la conscience en repos, attaquèrent la soupe, avec des appétits dont le plus âgé n'avait pas trente ans.

XXXIII — LA PEINE DU TALION

— Maintenant, général, dit Roland lorsque le souper fut fini, et que les deux jeunes gens, les coudes sur la table, allongés devant un grand feu; commencèrent d'éprouver ce bien-être, suite ordinaire d'un repas dont l'appétit et la jeunesse ont été l'assaisonnement; maintenant, vous m'avez promis de me faire voir des choses que je puisse reporter au premier consul.

— Et vous avez promis, vous, de ne pas vous y opposer?

— Oui; mais je me réserve, si ce que vous me ferez voir heurtait trop ma conscience, de me retirer.

— On n'aura que la selle à jeter sur le dos de votre cheval, colonel, ou, sur le dos du mien dans le cas où le vôtre serait trop fatigué, et vous êtes libre.

— Très bien.

— Justement, dit Cadoudal, les événements vous servent; je suis ici non seulement général, mais encore haut justicier, et il y a longtemps que j'ai une justice à faire. Vous m'avez dit, colonel, que le général Brune était à Nantes: je le savais; vous m'avez dit que son avant-garde était à quatre lieues d'ici, à la Roche- Bernard, je le savais encore; mais une chose que vous ne savez peut-être pas, c'est que cette avant-garde n'est pas commandée par un soldat comme vous et moi: elle est commandée par le citoyen Millière, commissaire du pouvoir exécutif. Une autre chose, que vous ignorez peut-être, c'est que le citoyen Thomas Millière ne se bat point comme nous, avec des canons, des fusils, des baïonnettes, des pistolets et des sabres, mais avec un instrument inventé par un de vos philanthropes républicains et qu'on appelle la guillotine. — Il est impossible, monsieur, s'écria Roland, que, sous le premier consul, on fasse cette sorte de guerre.

— Ah! entendons-nous bien, colonel; je ne vous dis pas que c'est le premier consul qui la fait, je vous dis qu'elle se fait en son nom.

— Et quel est le misérable qui abuse ainsi de l'autorité qui lui est confiée pour faire la guerre avec un état-major de bourreaux?

— Je vous l'ai dit, il s'appelle le citoyen Thomas Millière; informez-vous, colonel, et, dans toute la Vendée et dans toute la Bretagne, il n'y aura qu'une seule voix sur cet homme. Depuis le jour du premier soulèvement vendéen et breton, c'est-à-dire depuis six ans, ce Millière a été toujours et partout un des agents les plus actifs de la Terreur; pour lui, la Terreur n'a point fini avec Robespierre. Dénonçant aux autorités supérieures ou se faisant dénoncer à lui-même les soldats bretons ou vendéens, leurs parents, leurs amis, leurs frères, leurs soeurs, leurs femmes, leurs filles, jusqu'aux blessés, jusqu'aux mourants, il ordonnait de tout fusiller, de tout guillotiner sans jugement. À Daumeray, par exemple, il a laissé une trace de sang, qui n'est point encore effacée, qui ne s'effacera jamais; plus de quatre-vingts habitants ont été égorgés sous ses yeux; des fils ont été frappés dans les bras de leurs mères, qui jusqu'ici ont vainement, pour demander vengeance, levé leurs bras sanglants au ciel. Les pacifications successives de la Vendée ou de la Bretagne n'ont point calmé cette soif de meurtre qui brûle ses entrailles. En 1800, il est le même qu'en 1793. Eh bien, cet homme…

Roland regarda le général.

— Cet homme, continua Georges avec le plus grand calme, voyant que la société ne le condamnait pas, je l'ai condamné, moi; cet homme va mourir.

— Comment! il va mourir, à la Roche-Bernard, au milieu des républicains, malgré sa garde d'assassins, malgré son escorte de bourreaux?

— Son heure a sonné, il va mourir.

Cadoudal prononça ces paroles avec une telle solennité, que pas un doute ne demeura dans l’esprit de Roland, non seulement sur l’arrêt prononcé, mais encore sur l'exécution de cet arrêt.

Il demeura pensif un instant.

— Et vous vous croyez le droit de juger et de condamner cet homme, tout coupable qu'il est?

— Oui; car cet homme a jugé et condamné, non pas des coupables, mais des innocents.

— Si je vous disais: À mon retour à Paris, je demanderai la mise en accusation et le jugement de cet homme, n'auriez-vous pas foi en ma parole?

— J'aurais foi en votre parole; mais je vous dirais: une bête enragée se sauve de sa cage, un meurtrier se sauve de sa prison; les hommes sont des hommes sujets à l’erreur. Ils ont parfois condamné des innocents, ils peuvent épargner un coupable. Ma justice est plus sûre que la vôtre, colonel, car c’est la justice de Dieu. Cet homme mourra.

— Et de quel droit dites-vous que votre justice, à vous, homme soumis à l'erreur comme les autres hommes, est la justice de Dieu?

— Parce que j'ai mis Dieu de moitié dans mon jugement. Oh! ce n'est pas d'hier qu'il est jugé.

— Comment cela?

— Au milieu d'un orage où la foudre grondait sans interruption, où l'éclair brillait de minute en minute, j'ai levé les bras au ciel et j'ai dit à Dieu: «Mon Dieu! toi dont cet éclair est le regard, toi dont ce tonnerre est la voix, si cet homme doit mourir, éteins pendant dix minutes ton tonnerre et tes éclairs; le silence des airs et l’obscurité du ciel seront ta réponse!» et, ma montre à la main, j'ai compté onze minutes sans éclairs et sans tonnerre… J'ai vu à la pointe du grand mont, par une tempête terrible, une barque montée par un seul homme et qui menaçait à chaque instant d'être submergée; une lame l’enleva comme le souffle d'un enfant enlève une plume, et la laissa retomber sur un rocher. La barque vola en morceaux, l’homme se cramponna au rocher; tout le monde s'écria: «Cet homme est perdu!» Son père était là, ses deux frères étaient là et ni frères ni père n'osaient lui porter secours. Je levai les bras au Seigneur et je dis: «Si Millière est condamné, mon Dieu, par vous comme par moi, je sauverai cet homme, et sans autre secours que vous, je me sauverai moi-même.» Je me déshabillai, je nouai le bout d'une corde autour de mon bras, et je nageai jusqu'au rocher. On eût dit que la mer s'aplanissait sous ma poitrine; j'atteignis l’homme. Son père et ses frères tenaient l'autre bout de la corde. Il gagna le rivage. Je pouvais y revenir comme lui, en fixant ma corde au rocher. Je la jetai loin de moi, et me confiai à Dieu et aux flots; les flots me portèrent au rivage aussi doucement et aussi sûrement que les eaux du Nil portèrent le berceau de Moïse vers la fille de Pharaon. Une sentinelle ennemie était placée en avant du village de Saint-Nolf; j'étais caché dans le bois de Grandchamp avec cinquante hommes. Je sortis seul du bois en recommandant mon âme à Dieu et en disant: «Seigneur, si vous avez décidé la mort de Millière, cette sentinelle tirera sur moi et me manquera, et, moi, je reviendrai vers les miens sans faire de mal à cette sentinelle, car vous aurez été avec elle un instant.» Je marchai au républicain; à vingt pas, il fit feu sur moi et me manqua. Voici le trou de la balle dans mon chapeau, à un pouce de ma tête; la main de Dieu elle-même a levé l’arme. C'est hier que la chose est arrivée. Je croyais Millière à Nantes. Ce soir, on est venu m'annoncer que Millière et sa guillotine étaient à la Roche- Bernard. Alors j'ai dit: «Dieu me l'amène, il va mourir!»

Roland avait écouté avec un certain respect la superstitieuse narration du chef breton. Il ne s'étonnait point de trouver cette croyance et cette poésie dans l'homme habitué à vivre en face de la mer sauvage, au milieu des dolmens de Karnac. Il comprit que Millière était véritablement condamné, et que Dieu, qui semblait trois fois avoir approuvé son jugement, pouvait seul le sauver.

Seulement, une dernière question lui restait à faire.

— Comment le frapperez-vous? demanda-t-il.

— Oh! dit Georges, je ne m'inquiète point de cela; il sera frappé.

Un des deux hommes qui avaient apporté la table du souper entrait en ce moment.

— Brise-Bleu, lui dit Cadoudal, préviens Coeur-de-Roi que j'ai un mot à lui dire.

Deux minutes après, le Breton était en face de son général.

— Coeur-de-Roi, lui demanda Cadoudal, n'est-ce pas toi qui m'as dit que l'assassin Thomas Millière était à la Roche-Bernard?

— Je l'y ai vu entrer côte à côte avec le colonel républicain, qui paraissait même peu flatté du voisinage.

— N'as-tu pas ajouté qu'il était suivi de sa guillotine?

— Je vous ai dit que sa guillotine suivait entre deux canons, et je crois que, si les canons avaient pu s'écarter d'elle, ils l'eussent laissée rouler toute seule.

— Quelles sont les précautions que prend Millière dans les villes qu'il habite?

— Il a autour de lui une garde spéciale; il fait barricader les rues qui conduisent à sa maison; il a toujours une paire de pistolets à portée de sa main.

— Malgré cette garde, malgré cette barricade, malgré ces pistolets, te charges-tu d'arriver jusqu'à lui?

— Je m'en charge, général!

— J'ai, à cause de ses crimes, condamné cet homme; il faut qu'il meure!

— Ah! s'écria Coeur-de-Roi, le jour de la justice est donc venu!

— Te charges-tu d'exécuter mon jugement, Coeur-de-Roi?

— Je m'en charge, général.

— Va, Coeur-de-Roi, prends le nombre d'hommes que tu voudras… imagine le stratagème que tu voudras… mais parviens jusqu'à lui et frappe.

— Si je meurs, général…

— Sois tranquille, le curé de Leguerno dira assez de messes à ton intention pour que ta pauvre âme ne demeure pas en peine; mais tu ne mourras pas, Coeur-de-Roi.

— C'est bien, c'est bien, général! du moment où il y aura des messes, on ne vous en demande pas davantage; j'ai mon plan.

— Quand pars-tu?

— Cette nuit.

— Quand sera-t-il mort?

— Demain.

— Va, et que trois cents hommes soient prêts à me suivre dans une demi-heure.

Coeur-de-Roi sortit aussi simplement qu'il était entré.

— Vous voyez, dit Cadoudal, voilà les hommes auxquels je commande; votre premier consul est-il aussi bien servi que moi, monsieur de Montrevel?

— Par quelques-uns, oui.

— Eh bien, moi, ce n'est point par quelques-uns, c'est par tous.

Bénédicité entra et interrogea Georges du regard.

— Oui, répondit Georges, tout à la fois de la voix et de la tête.

Bénédicité sortit.

— Vous n'avez pas vu un homme en venant ici? dit Georges.

— Pas un.

— J'ai demandé trois cents hommes dans une demi-heure, et, dans une demi-heure, ils seront là; j'en eusse demandé cinq cents, mille, deux mille, qu'ils eussent été prêts aussi promptement.

— Mais, dit Roland, vous avez, comme nombre du moins, des limites que vous ne pouvez franchir.

— Voulez-vous connaître l'effectif de mes forces, c'est bien simple: je ne vous le dirai pas moi-même, vous ne me croiriez pas; mais attendez, je vais vous le faire dire.

Il ouvrit la porte et appela:

— Branche-d'or?

Deux secondes après, Branche-d'or parut.

— C'est mon major général, dit en riant Cadoudal; il remplit près de moi les fonctions que le général Berthier remplit près du premier consul. Branche-d'or?

— Mon général!

— Combien d'hommes échelonnés depuis la Roche-Bernard jusqu'ici, c'est-à-dire sur la route suivie par monsieur pour me venir trouver?

— Six cents dans les landes d'Arzal, six cents dans les bruyères de Marzan, trois cents à Péaule, trois cents à Billiers.

— Total dix-huit cents; combien entre Noyal et Muzillac?

— Quatre cents.

— Deux mille deux cents; combien d'ici à Vannes?

— Cinquante à Theig, trois cents à la Trinité, six cents entre la
Trinité et Muzillac.

— Trois mille deux cents; et d'Ambon à Leguerno?

— Douze cents.

— Quatre mille quatre cents; et dans le bourg même, autour de moi, dans les maisons, dans les jardins, dans les caves?

— Cinq à six cents, général.

— Merci, Bénédicité.

Il fit un signe de tête, Bénédicité sortit.

— Vous le voyez, dit simplement Cadoudal, cinq mille hommes à peu près. Eh bien, avec ces cinq mille hommes, tous du pays, qui connaissent chaque arbre, chaque pierre, chaque buisson, je puis faire la guerre aux cent mille hommes que le premier consul menace d'envoyer contre moi.

Roland sourit.

— Oui, c'est fort, n'est-ce pas?

— Je crois que vous vous vantez un peu, général, ou plutôt que vous vantez vos hommes.

— Non; car j'ai pour auxiliaire toute la population; un de vos généraux ne peut pas faire un mouvement que je ne le sache; il ne peut pas envoyer une ordonnance, que je ne la surprenne; il ne peut pas trouver un refuge, que je ne l'y poursuive; la terre même est royaliste et chrétienne! elle parlerait à défaut d'habitants pour me dire: «Les bleus sont passés ici; les égorgeurs sont cachés là!» Au reste vous allez en juger.

— Comment?

— Nous allons faire une expédition à six lieues d'ici. Quelle heure est-il?

Les jeunes gens tirèrent leurs montres tous deux à la fois.

— Minuit moins un quart, dirent-ils.

— Bon! fit Georges, nos montres marquent la même heure, c'est bon signe; peut-être, un jour, nos coeurs seront-ils d'accord comme nos montres.

— Vous disiez, général?

— Je disais qu'il était minuit moins un quart, colonel, qu'à six heures, avant le jour, nous devions être à sept lieues d'ici; avez-vous besoin de repos?

— Moi!

— Oui, vous pouvez dormir une heure.

— Merci; c'est inutile.

— Alors, nous partirons quand vous voudrez.

— Et vos hommes?

— Oh! mes hommes sont prêts.

— Où cela?

— Partout.

— Je voudrais les voir.

— Vous les verrez.

— Quand?

— Quand cela vous sera agréable; oh! mes hommes sont des hommes fort discrets, et ils ne se montrent que si je leur fais signe de se montrer.

— De sorte que, quand je désirerai les voir…

— Vous me le direz, je ferai un signe, et ils se montreront.

— Partons, général!

— Partons.

Les deux jeunes gens s'enveloppèrent de leurs manteaux et sortirent.

À la porte, Roland se heurta à un petit groupe de cinq hommes.

Ces cinq hommes portaient l’uniforme républicain; l’un deux avait sur ses manches des galons de sergent.

— Qu'est-ce que cela? demanda Roland.

— Rien, répondit Cadoudal en riant.

— Mais, enfin, ces hommes, quels sont-ils?

— Coeur-de-Roi et les siens, qui partent pour l’expédition que vous savez.

— Alors, ils comptent à l’aide de cet uniforme?…

— Oh! vous allez tout savoir, colonel, je n'ai point de secret pour vous.

Et, se tournant du côté du groupe:

— Coeur-de-Roi! dit Cadoudal.

L'homme dont les manches étaient ornées de deux galons se détacha du groupe et vint à Cadoudal.

— Vous m'avez appelé, général? demanda le faux sergent.

— Je veux savoir ton plan.

— Oh! général, il est bien simple.

— Voyons, j'en jugerai.

— Je passe ce papier dans la baguette de mon fusil…

Coeur-de-Roi montra une large enveloppe scellée d'un cachet rouge qui, sans doute, avait renfermé quelque ordre républicain surpris par les Chouans.

— Je me présente aux factionnaires en disant: «Ordonnance du général de division!» J'entre au premier poste, je demande qu'on m'indique la maison du citoyen commissaire; on me l’indique, je remercie: il faut toujours être poli; j'arrive à la maison, j'y trouve un second factionnaire, je lui fais le même conte qu'au premier, je monte ou je descends chez le citoyen Millière, selon qu'il demeure au grenier ou à la cave, j'entre sans difficulté aucune; vous comprenez: Ordre du général de division! je le trouve dans son cabinet ou ailleurs, je lui présente mon papier, et, tandis qu'il le décachette, je le tue avec ce poignard caché dans ma manche.

— Oui, mais toi et tes hommes?

— Ah! ma foi, à la garde de Dieu! nous défendons sa cause, c'est à lui de s'inquiéter de nous.

— Eh bien, vous le voyez, colonel, dit Cadoudal, ce n'est pas plus difficile que cela. À cheval, colonel! Bonne chance, Coeur- de-Roi!

— Lequel des deux chevaux dois-je prendre? demanda Roland.

— Prenez au hasard: ils sont aussi bons l’un que l’autre, et chacun a dans ses fontes une excellente paire de pistolets de fabrique anglaise.

— Tout chargés?

— Et bien chargés, colonel; c'est une besogne pour laquelle je ne me fie à personne.

— Alors à cheval.

Les deux jeunes gens se mirent en selle, et prirent la route qui
conduisait à Vannes, Cadoudal servant de guide à Roland, et
Branche-d'or, le major général de l’armée, comme l’avait appelé
Georges, marchant une vingtaine de pas en arrière.

Arrivé à l'extrémité du village, Roland plongea son regard sur la route qui s'étend sur une ligne presque tirée au cordeau de Muzillac à la Trinité.

La route, entièrement découverte, paraissait parfaitement solitaire.

On fit ainsi une demi-lieue à peu près.

Au bout de cette demi-lieue:

— Mais où diable sont donc vos hommes? demanda Roland.

— À notre droite, à notre gauche, devant nous, derrière nous.

— Ah la bonne plaisanterie! fit Roland.

— Ce n'est point une plaisanterie, colonel; croyez-vous que je suis assez imprudent pour me hasarder ainsi sans éclaireurs?

— Vous m'avez dit, je crois, que, si je désirais voir vos hommes, je n'avais qu'à vous le dire.

— Je vous l'ai dit.

— Eh bien, je désire les voir.

— En totalité ou en partie?

— Combien avez-vous dit que vous en emmeniez avec vous?

— Trois cents.

— Eh bien, je désire en voir cent cinquante.

— Halte! fit Cadoudal.

Et, rapprochant ses deux mains de sa bouche, il fit entendre un houhoulement de chat-huant, suivi d'un cri de chouette; seulement, il jeta le houhoulement à droite, et le cri de chouette à gauche.

Presque instantanément, aux deux côtés de la route, on vit s'agiter des formes humaines, lesquelles, franchissant le fossé qui séparait le chemin du taillis, vinrent se ranger aux deux côtés des chevaux.

— Qui commande à droite? demanda Cadoudal.

— Moi, Moustache, répondit un paysan s'approchant.

— Qui commande, à gauche? répéta le général.

— Moi, Chante-en-hiver, répondit un paysan s'approchant.

— Combien d'hommes avec toi, Moustache?

— Cent.

— Combien d'hommes avec toi, Chante-en-hiver?

— Cinquante.

— En tout cent cinquante, alors? demanda Georges.

— Oui, répondirent les deux chefs bretons.

— Est-ce votre compte, colonel? demanda Cadoudal en riant.

— Vous êtes un magicien, général.

— Eh! non, je suis un pauvre paysan comme eux; seulement, je commande une troupe où chaque cerveau se rend compte de ce qu'il fait, où chaque coeur bat pour les deux grands principes de ce monde: la religion et la royauté.

Puis, se retournant vers ses hommes:

— Qui commande l'avant-garde? demanda Cadoudal.

— Fend-l'air, répondirent les deux Chouans.

— Et l'arrière-garde?

— La Giberne.

La seconde réponse fut faite avec le même ensemble que la première.

— Alors, nous pouvons continuer tranquillement notre route?

— Ah! général, comme si vous alliez à la messe à l'église de votre village.

— Continuons donc notre route, colonel, dit Cadoudal à Roland.

Puis, se retournant vers ses hommes:

— Égayez-vous, mes gars, leur dit-il.

Au même instant chaque homme sauta le fossé et disparut.

On entendit, pendant quelques secondes, le froissement des branches dans le taillis, et le bruit des pas dans les broussailles.

Puis on n'entendit plus rien.

— Eh bien, demanda Cadoudal, croyez-vous qu'avec de pareils hommes j'aie quelque chose à craindre de vos bleus, si braves qu'ils soient?

Roland poussa un soupir; il était parfaitement de l'avis de
Cadoudal.

On continua de marcher.

À une lieue à peu près de la Trinité, on vit sur la route apparaître un point noir qui allait grossissant avec rapidité.

Devenu plus distinct, ce point sembla tout à coup rester fixe.

— Qu'est-ce que cela? demanda Roland.

— Vous le voyez bien, répondit Cadoudal, c'est un homme.

— Sans doute, mais cet homme, qui est-il?

— Vous avez pu deviner, à la rapidité de sa course, que c'est un messager.

— Pourquoi s'arrête-t-il?

— Parce qu'il nous a aperçus de son côté, et qu'il ne sait s'il doit avancer ou reculer.

— Que va-t-il faire?

— Il attend pour se décider.

— Quoi?

— Un signal.

— Et à ce signal, il répondra?

— Non seulement il répondra, mais il obéira. Voulez-vous qu'il avance? Voulez-vous qu'il recule? voulez-vous qu'il se jette de côté?

— Je désire qu'il s'avance: c'est un moyen que nous sachions la nouvelle qu'il porte.

Cadoudal fit entendre le chant du coucou avec une telle perfection, que Roland regarda tout autour de lui.

— C'est moi, dit Cadoudal, ne cherchez pas.

— Alors, le messager va venir?

— Il ne va pas venir, il vient.

En effet, le messager avait repris sa course, et s'avançait rapidement: en quelques secondes il fut près de son général.

— Ah! dit celui-ci, c'est toi, Monte-à-l'assaut!

Le général se pencha; Monte-à-l'assaut lui dit quelques mots à l'oreille.

— J'étais déjà prévenu par Bénédicité, dit Georges.

Puis, se retournant vers Roland:

— Il va, dit-il, se passer, dans un quart d'heure, au village de la Trinité, une chose grave et que vous devez voir; au galop!

Et, donnant l'exemple, il mit son cheval au galop.

Roland le suivit.

En arrivant au village, on put distinguer de loin une multitude s'agitant sur la place, à la lueur des torches résineuses.

Les cris et les mouvements de cette multitude annonçaient, en effet, un grave événement.

— Piquons! piquons! dit Cadoudal.

Roland ne demandait pas mieux: il mit les éperons au ventre de sa monture.

Au bruit du galop des chevaux, les paysans s'écartèrent; ils étaient cinq ou six cents au moins, tous armés.

Cadoudal et Roland se trouvèrent dans le cercle de lumière, au milieu de l’agitation et des rumeurs.

Le tumulte se pressait, surtout à l'entrée de la rue conduisant au village de Tridon.

Une diligence venait par cette rue, escortée de douze Chouans: deux se tenaient à chaque côté du postillon, les dix autres gardaient les portières.

Au milieu de la place, la voiture s'arrêta.

Tout le monde était si préoccupé de la diligence, qu'à peine si l'on avait fait attention à Cadoudal.

— Holà! cria Georges, que se passe-t-il donc?

À cette voix bien connue, chacun se retourna, et les fronts se découvrirent.

— La grosse tête ronde! murmura chaque voix.

— Oui, dit Cadoudal.

Un homme s'approcha de Georges.

— N'étiez-vous pas prévenu, et par Bénédicité et par Monte-à- l’assaut? demanda-t-il.

— Si fait; est-ce donc la diligence de Ploërmel à Vannes que vous ramenez là?

— Oui, mon général; elle a été arrêtée entre Tréfléon et Saint-
Nolf.

— Est-il dedans?

— On le croit.

— Faites selon votre conscience; s'il y a crime vis-à-vis de Dieu, prenez-le sur vous; je ne me charge que de la responsabilité vis-à-vis des hommes; j'assisterai à ce qui va se passer, mais sans y prendre part, ni pour l’empêcher, ni pour y aider.

— Eh bien, demandèrent cent voix, qu'a-t-il dit, Sabre-tout?

— Il a dit que nous pouvions faire selon notre conscience, et qu'il s'en lavait les mains.

— Vive la grosse tête ronde! s'écrièrent tous les assistants en se précipitant vers la diligence.

Cadoudal resta immobile au milieu de ce torrent.

Roland était debout près de lui, immobile comme lui, plein de curiosité; car il ignorait complètement de qui et de quoi il était question.

Celui qui était venu parler à Cadoudal, et que ses compagnons avaient désigné sous le nom de Sabre-tout, ouvrit la portière.

On vit alors les voyageurs se presser, tremblants, dans les profondeurs de la diligence.

— Si vous n'avez rien à vous reprocher contre le roi et la religion, dit Sabre-tout d'une voix pleine et sonore, descendez sans crainte; nous ne sommes pas des brigands, nous sommes des chrétiens et des royalistes.

Sans doute cette déclaration rassura les voyageurs, car un homme se présenta à la portière et descendit, puis deux femmes, puis une mère serrant son enfant entre ses bras, puis un homme encore.

Les Chouans les recevaient au bas du marchepied, les regardaient avec attention, puis, ne reconnaissant pas celui qu'ils cherchaient: «Passez!»

Un seul homme resta dans la voiture.

Un Chouan y introduisit la flamme d'une torche, et l'on vit que cet homme était un prêtre.

— Ministre du Seigneur, dit Sabre-tout, pourquoi ne descends-tu pas avec les autres? n'as-tu pas entendu que j'ai dit que nous étions des royalistes et des chrétiens?

Le prêtre ne bougea pas; seulement ses dents claquèrent.

— Pourquoi cette terreur? continua Sabre-tout; ton habit ne plaide-t-il pas pour toi?… L'homme qui porte une soutane ne peut avoir rien fait contre la royauté ni contre la religion.

Le prêtre se ramassa sur lui-même en murmurant:

— Grâce! grâce!

— Pourquoi grâce? demanda Sabre-tout; tu te sens donc coupable, misérable!

— Oh! oh! fit Roland; messieurs les royalistes et chrétiens, voilà comme vous parlez aux hommes de Dieu!

— Cet homme, répondit Cadoudal, n'est pas l'homme de Dieu, mais l'homme du démon!

— Qui est-ce donc?

— C'est à la fois un athée et un régicide; il a renié son Dieu et voté la mort de son roi: c'est le conventionnel Audrein.

Roland frissonna.

— Que vont-ils lui faire? demanda-t-il.

— Il a donné la mort, il recevra la mort, répondit Cadoudal.

Pendant ce temps, les Chouans avaient tiré Audrein de la diligence.

— Ah! c'est donc bien toi, évêque de Vannes! dit Sabre-tout.

— Grâce! s'écria l’évêque.

— Nous étions prévenus de ton passage, et c'est toi que nous attendions.

— Grâce! répéta l’évêque pour la troisième fois.

— As-tu avec toi tes habits pontificaux?

— Oui, mes amis, je les ai.

— Eh bien, habille-toi en prélat; il y a longtemps que nous n'en avons vu.

On descendit de la diligence une malle au nom du prélat; on l’ouvrit, on en tira un costume complet d'évêque, et on le présenta à Audrein, qui le revêtit.

Puis, lorsque le costume fut entièrement revêtu, les paysans se rangèrent en cercle, chacun tenant son fusil à la main.

La lueur des torches se reflétait sur les canons, qui lançaient de sinistres éclairs.

Deux hommes prirent l'évêque et l’amenèrent dans ce cercle, en le soutenant par-dessous les bras.

Il était pâle comme un mort.

Il se fit un instant de lugubre silence.

Une voix le rompit; c'était celle de Sabre-tout.

— Nous allons, dit le Chouan, procéder à ton jugement; prêtre de Dieu, tu as trahi l’Église; enfant de la France, tu as condamné ton roi.

— Hélas! hélas! balbutia le prêtre.

— Est-ce vrai?

— Je ne le nie pas.

— Parce que c'est impossible à nier. Qu'as-tu à répondre pour ta justification?

— Citoyens…

— Nous ne sommes pas des citoyens, dit Sabre-tout d'une voix de tonnerre, nous sommes des royalistes.

— Messieurs…

— Nous ne sommes pas des messieurs, nous sommes des Chouans.

— Mes amis…

— Nous ne sommes pas tes amis, nous sommes tes juges; tes juges t'interrogent, réponds.

— Je me repens de ce que j'ai fait, et j'en demande pardon à Dieu et aux hommes.

— Les hommes ne peuvent te pardonner, répondit là même voix implacable, car, pardonné aujourd'hui, tu recommencerais demain; tu peux changer de peau, jamais de coeur. Tu n'as plus que la mort à attendre des hommes; quant à Dieu, implore sa miséricorde.

Le régicide courba la tête, le renégat fléchit le genou.

Mais, tout à coup, se redressant:

— J'ai voté la mort du roi, dit-il, c'est vrai, mais avec la réserve…

— Quelle réserve?

— La réserve du temps où l’exécution devait avoir lieu.

— Proche ou éloignée, c'était toujours la mort que tu votais, et le roi était innocent.

— C'est vrai, c'est vrai, dit le prêtre, mais j'avais peur.

— Alors; tu es non seulement un régicide, non seulement un apostat; mais encore, un lâche! Nous ne sommes pas des prêtres, nous; mais nous serons plus justes que toi: tu as voté la mort d'un innocent; nous votons la mort d'un coupable. Tu as dix minutes pour te préparer à paraître devant Dieu.

L'évêque jeta un cri d'épouvante et tomba sur ses deux genoux; les cloches de l’église sonnèrent comme si elles s'ébranlaient toutes seules, et deux de ces hommes, habitués aux chants d'église, commencèrent à répéter les prières des agonisants.

L'évêque fut quelque temps sans trouver les paroles par lesquelles il devait répondre.

Il tournait sur ses juges des regards effarés qui allaient suppliants des uns aux autres; mais sur aucun visage il n'eut la consolation de rencontrer la douce expression de la pitié.

Les torches qui tremblaient au vent donnaient, au contraire, à tous ces visages une expression sauvage et terrible.

Alors, il se décida à mêler sa voix aux voix qui priaient pour lui.

Les juges laissèrent s'épuiser jusqu'au dernier mot de la prière funèbre.

Pendant ce temps, des hommes préparaient un bûcher.

— Oh! s'écria le prêtre, qui voyait ces apprêts avec une terreur croissante, auriez-vous la cruauté de me réserver une pareille mort?

— Non, répondit l’inflexible accusateur, le feu est la mort des martyrs, et tu n'es pas digne d'une pareille mort. Allons, apostat, ton heure est venue.

— Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria le prêtre en levant les bras au ciel.

— Debout! dit le Chouan.

L'évêque essaya d'obéir, mais les forces lui manquèrent et il retomba sur ses genoux.

— Allez-vous donc laisser s'accomplir cet assassinat sous vos yeux? demanda Roland à Cadoudal.

— J'ai dit que je m'en lavais les mains, répondit celui-ci.

— C'est le mot de Pilate et les mains de Pilate sont restées rouges du sang de Jésus-Christ.

— Parce que Jésus-Christ était un juste; mais cet homme, ce n'est pas Jésus-Christ, c'est Barrabas.

— Baise ta croix, baise ta croix! s'écria Sabre-tout.

Le prélat le regarda d'un air effaré, mais sans obéir! il était évident qu'il ne voyait déjà plus, qu'il n'entendait déjà plus.

— Oh! s'écria Roland en faisant un mouvement pour descendre de cheval, il ne sera pas dit que l'on aura assassiné un homme devant moi et que je ne lui aurai pas porté secours.

Un murmure de menaces gronda tout autour de Roland; les paroles qu'il venait de prononcer avaient été entendues.

C'était juste ce qu'il fallait pour exciter l'impétueux jeune homme.

— Ah! c'est ainsi? dit-il.

Et il porta la main droite à une de ses fontes.

Mais, d'un mouvement rapide comme la pensée, Cadoudal lui saisit la main, et, tandis que Roland essayait vainement de la dégager de l'étreinte de fer:

— Feu! dit Cadoudal.

Vingt coups de fusil retentirent à la fois, et, pareil à une masse inerte, l'évêque tomba foudroyé.

— Ah! s'écria Roland, que venez-vous de faire?

— Je vous ai forcé de tenir votre serment, répondit Cadoudal; vous aviez juré de tout voir et de tout entendre sans vous opposer à rien…

— Ainsi périra tout ennemi de Dieu et du roi, dit Sabre-tout d'une voix solennelle. _Amen! _répondirent tous les assistants d'une seule voix et avec un sinistre ensemble.

Puis ils dépouillèrent le cadavre de ses ornements sacerdotaux, qu'ils jetèrent dans la flamme du bûcher, firent remonter les autres voyageurs dans la diligence, remirent le postillon en selle, et s'ouvrant pour les laisser passer:

— Allez avec Dieu! dirent-ils.

La diligence s'éloigna rapidement.

— Allons, allons, en route! dit Cadoudal; nous avons encore quatre lieues à faire, et nous avons perdu une heure ici.

Puis, s'adressant aux exécuteurs:

— Cet homme était coupable, cet homme a été puni; la justice humaine et la justice divine sont satisfaites. Que les prières des morts soient dites sur son cadavre, et qu'il ait une sépulture chrétienne, vous entendez?

Et, sûr d'être obéi, Cadoudal mit son cheval au galop.

Roland sembla hésiter un instant s'il le suivrait, puis, comme s'il se décidait à accomplir un devoir:

— Allons jusqu'au bout, dit-il.

Et, lançant à son tour son cheval dans la direction qu'avait prise
Cadoudal, il le rejoignit en quelques élans.

Tous deux disparurent bientôt dans l'obscurité, qui allait s'épaississant au fur et à mesure que l'on s'éloignait de la place où les torches éclairaient le prélat mort, où le feu dévorait ses vêtements.

XXXIV — LA DIPLOMATIE DE GEORGES CADOUDAL

Le sentiment qu'éprouvait Roland en suivant Georges Cadoudal ressemblait à celui d'un homme à moitié éveillé qui se sent sous l'empire d'un rêve, et qui se rapproche peu à peu des limites qui séparent pour lui la nuit du jour: il cherche à se rendre compte s'il marche sur le terrain de la fiction ou sur celui de la réalité, et plus il creuse les ténèbres de son cerveau, plus il s'enfonce dans le doute.

Un homme existait pour lequel Roland avait un culte presque divin; accoutumé à vivre dans l'atmosphère glorieuse qui enveloppait cet homme, habitué à voir les autres obéir à ses commandements et à y obéir lui-même avec une promptitude et une abnégation presque orientales, il lui semblait étonnant de rencontrer aux deux extrémités de la France deux pouvoirs organisés, ennemis du pouvoir de cet homme, et prêts à lutter contre ce pouvoir. Supposez un de ces Juifs de Judas Macchabée, adorateur de Jéhovah, l'ayant, depuis son enfance, entendu appeler le Roi des rois, le Dieu fort, le Dieu vengeur, le Dieu des armées, l'Éternel, enfin, et se heurtant tout à coup au mystérieux Osiris des Égyptiens ou au foudroyant Jupiter des Grecs.

Ses aventures à Avignon et à Bourg, avec Morgan et les compagnons de Jéhu, ses aventures au bourg de Muzillac et au village de la Trinité, avec Cadoudal et les Chouans, lui semblaient une initiation étrange à quelque religion inconnue; mais, comme ces néophytes courageux qui risquent la mort pour connaître le secret de l'initiation, il était résolu d'aller jusqu'au bout.

D'ailleurs, il n'était pas sans une certaine admiration pour ces caractères exceptionnels; ce n'était pas sans étonnement qu'il mesurait ces Titans révoltés, qui luttaient contre son Dieu, et il sentait bien que ce n'étaient point des hommes vulgaires, ceux-là qui poignardaient sir John à la Chartreuse de Seillon, et qui fusillaient l'évêque de Vannes au village de la Trinité.

Maintenant, qu'allait-il voir encore? C'est ce qu'il ne tarderait pas à savoir; on était en marche depuis cinq heures et demie, et le jour approchait.

Au-dessus du village de Tridon, on avait pris à travers champs; puis, laissant Vannes à gauche, on avait gagné Tréfléon. À Tréfléon, Cadoudal, toujours suivi de son major général Branche- d'or, avait retrouvé Monte-à-l'assaut et Chante-en-hiver, leur avait donné des ordres, et avait continué sa route en appuyant à gauche et en gagnant la lisière du petit bois qui s'étend de Grandchamp à Larré.

Là, Cadoudal fit halte, imita trois fois de suite le houhoulement du hibou, et au bout d'un instant, se trouva entouré de ses trois cents hommes.

Une lueur grisâtre apparaissait du côté de Tréfléon et de Saint- Nolf; c'étaient, non pas les premiers rayons du soleil, mais les premières lueurs du jour.

Une épaisse vapeur sortait de terre, et empêchait que l'on ne vît à cinquante pas devant soi.

Avant de se hasarder plus loin, Cadoudal semblait attendre des nouvelles.

Tout à coup, on entendit, à cinq cents pas à peu près, éclater le chant du coq.

Cadoudal dressa l’oreille; ses hommes se regardèrent en riant.

Le chant retentit une seconde fois, mais plus rapproché.

— C'est lui, dit Cadoudal: répondez.

Le hurlement d'un chien se fit entendre à trois pas de Roland, imité avec une telle perfection, que le jeune homme, quoique prévenu, chercha des yeux l’animal qui poussait la plainte lugubre.

Presque au même instant, on vit se mouvoir au milieu du brouillard un homme qui s'avançait rapidement, et dont la forme se dessinait au fur et à mesure qu'il avançait.

Le survenant aperçut les deux cavaliers et se dirigea vers eux.

Cadoudal fit quelques pas en avant, tout en mettant un doigt sur sa bouche, pour inviter l’homme qui accourait à parler bas.

Celui-ci, en conséquence, ne s'arrêta que lorsqu'il fut près du général.

— Eh bien, Fleur-d'épine, demanda Georges, les tenons-nous?

— Comme la souris dans la souricière, et pas un ne rentrera à
Vannes, si vous le voulez.

— Je ne demande pas mieux. Combien sont-ils?

— Cent hommes, commandés par le général en personne.

— Combien de chariots?

— Dix-sept.

— Quant se mettent-ils en marche?

— Ils doivent être à trois quarts de lieue d'ici.

— Quelle route suivent-ils?

— Celle de Grandchamp à Vannes.

— De sorte qu'en m'étendant de Meucon à Plescop…

— Vous leur barrez le chemin.

— C'est tout ce qu'il faut.

Cadoudal appela à lui ses quatre lieutenants: Chante-en-hiver,
Monte-à-l'assaut, Fend-l’air et la Giberne.

Puis, quand ils furent près de lui, il donna à chacun ses hommes.

Chacun fit entendre à son tour le cri de la chouette et disparut avec cinquante hommes.

Le brouillard continuait d'être si épais, que les cinquante hommes formant chacun de ces groupes, en s'éloignant de cent pas, disparaissaient comme des ombres.

Cadoudal restait avec une centaine d'hommes, Branche-d'or et
Fleur-d'épine.

Il revint près de Roland.

— Eh bien, général, lui demanda celui-ci, tout va-t-il selon vos désirs?

— Mais, oui, à peu près, colonel, répondit le Chouan; et, dans une demi-heure, vous allez en juger par vous-même.

— Il sera difficile de juger quelque chose avec ce brouillard-là.

Cadoudal jeta les yeux autour de lui.

— Dans une demi-heure, dit-il, il sera dissipé. Voulez-vous utiliser cette demi-heure en mangeant un morceau et en buvant un coup?

— Ma foi, dit le jeune homme, j'avoue que la marche m'a creusé.

— Et moi, dit Georges, j'ai l’habitude, avant de me battre, de déjeuner du mieux que je puis.

— Vous allez donc vous battre?

— Je le crois.

— Contre qui?

— Mais contre les républicains, et, comme nous avons affaire au général Natry en personne, je doute qu'il se rende sans faire résistance.

— Et les républicains savent-ils qu'ils vont se battre contre vous?

— Ils ne s'en doutent pas.

— De sorte que c'est une surprise?

— Pas tout à fait, attendu que le brouillard se lèvera et qu'ils nous verront à ce moment comme nous les verrons eux-mêmes.

Alors, se retournant vers celui qui paraissait chargé du département des vivres:

— Brise-Bleu, demanda Cadoudal, as-tu de quoi nous donner, à déjeuner?

Brise-Bleu fit un signe affirmatif, entra dans le bois et en sortit traînant un âne chargé de deux paniers.

En un instant un manteau fut étendu sur une butte de terre, et, sur le manteau, un poulet rôti, un morceau de petit salé froid, du pain et des galettes de sarrasin furent étalés.

Cette fois, Brise-Bleu y avait mis du luxe: il s'était procuré une bouteille de vin et un verre.

Cadoudal montra à Roland la table mise et le repas improvisé.

Roland sauta à bas de son cheval et remit la bride à un Chouan.

Cadoudal l'imita.

— Maintenant, dit celui-ci en se tournant vers ses hommes, vous avez une demi-heure pour en faire autant que nous; ceux qui n'auront pas déjeuné dans une demi-heure, sont prévenus qu'ils se battront le ventre vide.

L'invitation semblait équivaloir à un ordre, tant elle fut exécutée avec promptitude et précision. Chacun tira un morceau de pain ou une galette de sarrasin de son sac ou de sa poche, et imita l'exemple de son général, qui avait déjà écartelé le poulet à son profit et à celui de Roland.

Comme il n’avait qu'un verre, tout deux burent dans le même.

Pendant qu'ils déjeunaient côte à côte, pareils à deux amis qui font une halte de chasse, le jour se levait, et, comme l'avait prédit Cadoudal, le brouillard devenait de moins en moins intense.

Bientôt on commença à apercevoir les arbres les plus proches, puis on distingua la ligne du bois s'étendant à droite de Meucon à Grandchamp, tandis qu'à gauche, la plaine de Plescop, coupée par un ruisseau, allait en s'abaissant jusqu'à Vannes.

On y sentait cette déclivité naturelle à la terre au fur et à mesure qu'elle approche de l'Océan.

Sur la route de Grandchamp à Plescop, on distingua bientôt une ligne de chariots dont la queue se perdait dans le bois.

Cette ligne de chariots était immobile; il était facile de comprendre qu'un obstacle imprévu l'arrêtait dans sa course.

En effet, à un demi-quart de lieue en avant du premier chariot, on pouvait distinguer les deux cents hommes de Monte-à-l'assaut, de Chante-en-hiver, de Fend-l'air et de la Giberne qui barraient le chemin.

Les républicains, inférieurs en nombre — nous avons dit qu'ils n'étaient que cent — avaient fait halte, et attendaient l'évaporation entière du brouillard pour s'assurer du nombre de leurs ennemis et des gens à qui ils avaient affaire.

Hommes et chariots étaient dans un triangle dont Cadoudal et ses cent hommes formaient une des extrémités.

À la vue de ce petit nombre d'hommes enveloppés par des forces triples, à l’aspect de cet uniforme dont la couleur avait fait donner le nom de bleus aux républicains, Roland se leva vivement.

Quant à Cadoudal, il resta nonchalamment étendu, achevant son repas.

Des cent hommes qui entouraient le général, pas un ne semblait préoccupé du spectacle qu'il avait sous les yeux; on eût dit qu'ils attendaient l'ordre de Cadoudal pour y faire attention.

Roland n'eut besoin de jeter qu'un seul coup d'oeil sur les républicains pour voir qu'ils étaient perdus.

Cadoudal suivait sur le visage du jeune homme les divers sentiments qui s'y succédaient.

— Eh bien, lui demanda le Chouan après un moment de silence, trouvez-vous mes dispositions bien prises, colonel?

— Vous pourriez même dire vos précautions, général, répondit
Roland avec un sourire railleur.

— N'est-ce point l'habitude du premier consul, demanda Cadoudal, de prendre ses avantages quand il les trouve?

Roland se mordit les lèvres, et, au lieu de répondre à la question du chef royaliste:

— Général, dit-il, j'ai à vous demander une faveur que vous ne me refuserez pas, je l'espère.

— Laquelle?

— C'est la permission d'aller me faire tuer avec mes compagnons.

Cadoudal se leva.

— Je m'attendais à cette demande, dit-il.

— Alors, vous me l'accordez, dit Roland, dont les yeux étincelaient de joie.

— Oui; mais j'ai auparavant un service à réclamer de vous, dit le chef royaliste avec une suprême dignité.

— Dites, monsieur.

— C'est d'être mon parlementaire près du général Hatry.

— Dans quel but?

— J'ai plusieurs propositions à lui faire avant de commencer le combat.

— Je présume que, parmi ces propositions dont vous voulez me faire l'honneur de me charger, vous ne comptez pas celle de mettre bas les armes?

— Vous comprenez, au contraire, colonel, que celle-là vient en tête des autres.

— Le général Hatry refusera.

— C'est probable.

— Et alors?

— Alors, je lui laisserai le choix entre deux autres propositions qu'il pourra accepter, je crois, sans forfaire à l'honneur.

— Lesquelles?

— Je vous les dirai en temps et lieu; commencez par la première.

— Formulez-la.

— Voici. Le général Hatry et ses cent hommes sont entourés par des forces triples: je leur offre la vie sauve; mais ils déposeront leurs armes, et feront serment de ne pas servir à nouveau, de cinq ans, dans la Vendée.

Roland secoua la tête.

— Cela vaudrait mieux cependant que de faire écraser ses hommes?

— Soit; mais il aimera mieux les faire écraser et se faire écraser avec eux.

— Ne croyez-vous point, en tout cas, dit en riant Cadoudal, qu'il serait bon, avant tout, de le lui demander?

— C'est juste, dit Roland.

— Eh bien, colonel, ayez la bonté de monter à cheval, de vous faire reconnaître par le général et de lui transmettre ma proposition.

— Soit, dit Roland.

— Le cheval du colonel, dit Cadoudal en faisant signe au Chouan qui le gardait.

Un amena le cheval à Roland.

Le jeune homme sauta dessus, et on le vit traverser rapidement l'espace qui le séparait du convoi arrêté.

Un groupe s'était formé sur les flancs de ce convoi: il était évident qu'il se composait du général Hatry et de ses officiers.

Roland se dirigea vers ce groupe, éloigné des Chouans de trois portées de fusil à peine.

L'étonnement fut grand, de la part du général Hatry, quand il vit venir à lui un officier portant l’uniforme de colonel républicain.

Il sortit du groupe, et fit trois pas au-devant du messager.

Roland se fit reconnaître, raconta comment il se trouvait parmi les blancs, et transmit la proposition de Cadoudal au général Hatry.

Comme l’avait prévu le jeune homme, celui-ci refusa.

Roland revint vers Cadoudal, le coeur joyeux et fier.

— Il refuse! cria-t-il d'aussi loin que sa voix put se faire entendre.

Cadoudal fit un signe de tête annonçant qu'il n'était aucunement étonné de ce refus.

— Eh bien, dans ce cas, dit-il, portez-lui ma seconde proposition; je ne veux avoir rien à me reprocher, ayant à répondre à un juge d'honneur comme vous.

Roland s'inclina.

— Voyons la seconde proposition? dit-il

— La voici: le général Hatry viendra au-devant de moi, dans l'espace qui est libre entre nos deux troupes; il aura les mêmes armes que moi: c'est-à-dire son sabre et deux pistolets, et la question se décidera entre nous deux; si je le tue, ses hommes se soumettront aux conditions que j'ai dites, car, des prisonniers, nous n'en pouvons pas faire; s'il me tue, ses hommes passeront librement et gagneront Vannes sans être inquiétés. Ah! j'espère que voilà une proposition que vous accepteriez, colonel!

— Aussi, je l'accepte pour moi, dit Roland.

— Oui, fit Cadoudal; mais vous n'êtes pas le général Hatry; contentez-vous donc, pour le moment, d'être son parlementaire, et, si cette proposition, qu'à sa place je ne laisserais pas échapper, ne lui agrée pas encore, eh bien, je suis bon prince! vous reviendrez, et je lui en ferai une troisième.

Roland s'éloigna une seconde fois; il était attendu du côté des républicains avec une visible impatience.

Il transmit son message au général Hatry.

— Citoyen, répondit le général, je dois compte de ma conduite au premier consul, vous êtes son aide de camp, et c'est vous que je charge, à votre retour à Paris, de témoigner pour moi auprès de lui. Que feriez-vous à ma place? Ce que vous feriez, je le ferai.

Roland tressaillit; sa figure prit l'expression grave de l'homme qui discute avec lui-même une question d'honneur.

Puis, au bout de quelques secondes:

— Général, dit-il, je refuserais.

— Vos raisons, citoyen? demanda le général.

— C'est que les chances d'un duel sont aléatoires: c'est que vous ne pouvez soumettre la destinée de cent braves à ces chances; c'est que, dans une affaire comme celle-ci, où chacun est engagé pour son compte, c'est à chacun à défendre sa peau de son mieux.

— C'est votre avis, colonel?

— Sur mon honneur!

— C'est aussi le mien; portez ma réponse au général royaliste.

Roland revint au galop vers Cadoudal, et lui transmit la réponse du général Hatry.

Cadoudal sourit.

— Je m'en doutais, dit-il.

— Vous ne pouviez pas vous en douter, puisque ce conseil, c'est moi qui le lui ai donné.

— Vous étiez cependant d'un avis contraire; tout à l'heure?

— Oui; mais vous-même m'avez fait observer que je n'étais pas le général Hatry… Voyons donc votre troisième proposition? demanda Roland avec impatience; car il commençait à s'apercevoir, ou plutôt il s'apercevait depuis le commencement, que le général royaliste avait le beau rôle.

— Ma troisième proposition, dit Cadoudal, n'est point une proposition; c'est un ordre: l'ordre que je donne à deux cents de mes hommes de se retirer. Le général Hatry a cent hommes, j'en garde cent; mes aïeux les Bretons ont été habitués à se battre pied contre pied, poitrine contre poitrine, homme contre homme, et plutôt un contre trois que trois contre un; si le général Hatry est vainqueur, il passera sur nos corps et rentrera tranquillement à Vannes; s'il est vaincu, il ne dira point qu'il l'a été par le nombre… Allez, monsieur de Montrevel, et restez avec vos amis; je leur donne l'avantage du nombre à leur tour: vous valez dix hommes à vous seul.

Roland leva son chapeau.

— Que faites-vous, monsieur? demanda Cadoudal.

— J'ai l'habitude de saluer tout ce qui me paraît grand, monsieur, et je vous salue…

— Allons, colonel, dit Cadoudal, un dernier verre de vin! chacun de nous le boira à ce qu'il aime, à ce qu'il regrette de quitter sur la terre, à ce qu'il espère revoir au ciel.

Puis, prenant la bouteille et le verre unique, il l'emplit à moitié et le présenta à Roland.

— Nous n'avons qu'un verre, monsieur de Montrevel, buvez le premier.

— Pourquoi le premier?

— Parce que, d'abord, vous êtes mon hôte; ensuite, parce qu'il y a un proverbe qui dit que quiconque boit après un autre sait sa pensée.

Puis, il ajouta en riant:

— Je veux savoir votre pensée, monsieur de Montrevel.

Roland vida le verre, et rendit le verre vide à Cadoudal.

Cadoudal, comme il l'avait fait pour Roland, l'emplit à moitié, et le vida à son tour.

— Eh bien, maintenant, demanda Roland, savez-vous ma pensée, général?

— Non, répondit celui-ci, le proverbe est faux.

— Eh bien, dit Roland avec sa franchise habituelle, ma pensée est que vous êtes un brave général, et je serai honoré qu'au moment de combattre l'un contre l'autre, vous vouliez bien me donner la main.

Les deux jeunes gens se tendirent et se serrèrent la main plutôt comme deux amis qui se quittent pour une longue absence, que comme deux ennemis qui vont se retrouver sur un champ de bataille.

Il y avait une grandeur simple et cependant pleine de majesté dans ce qui venait de se passer.

Chacun d'eux leva son chapeau.

— Bonne chance! dit Roland à Cadoudal; mais permettez-moi de douter que mon souhait se réalise. Je dois vous avouer, il est vrai, que je le fais des lèvres et non du coeur.

— Dieu vous garde, monsieur! dit Cadoudal à Roland, et j'espère que mon souhait, à moi, se réalisera, car il est l'expression complète de ma pensée.

— Quel sera le signal annonçant que vous êtes prêt? demanda
Roland.

— Un coup de fusil tiré en l'air et auquel vous répondrez par un coup de fusil de votre côté.

— C'est bien, général, répondit Roland.

Et, mettant son cheval au galop, il franchit, pour la troisième fois, l'espace qui se trouvait entre le général royaliste et le général républicain.

Alors, étendant la main vers Roland:

— Mes amis, dit Cadoudal, vous voyez ce jeune homme?

Tous les regards se dirigèrent vers Roland, toutes les bouches murmurèrent le mot oui.

— Eh bien, il nous est recommandé par nos frères du midi; que sa vie vous soit sacrée; on peut le prendre, mais vivant et sans qu'il tombe un cheveu de sa tête.

— C'est bien, général, répondirent les Chouans.

— Et, maintenant, mes amis, souvenez-vous que vous êtes les fils de ces trente Bretons qui combattirent trente Anglais entre Ploermel et Josselin, à dix lieues d'ici, et qui furent vainqueurs.

Puis, avec un soupir et à demi-voix:

— Par malheur, ajouta-t-il, nous n'avons point, cette fois, affaire à des Anglais.

Le brouillard s'était dissipé tout à fait, et, comme il arrive presque toujours en ce cas, quelques rayons d'un soleil d'hiver marbraient d'une teinte jaunâtre la plaine de Plescop.

On pouvait donc distinguer tous les mouvements qui se faisaient dans les deux troupes.

En même temps que Roland retournait vers les républicains, Branche-d'or partait au galop, se dirigeant vers ses deux cents hommes qui leur coupaient la route.

À peine Branche-d'or eut-il parlé aux quatre lieutenants de Cadoudal, que l'on vit cent hommes se séparer et faire demi-tour à droite, et cent autres nommés, par un mouvement opposé, faire demi-tour à gauche.

Les deux troupes s'éloignèrent chacune dans sa direction: l'une marchant sur Plumergat, l’autre marchant sur Saint-Avé, et laissant la route libre.

Chacune fit halte à un quart de lieue de la route, mit la crosse du fusil à terre et se tint immobile.

Branche-d'or revint vers Cadoudal.

— Avez-vous des ordres particuliers à me donner, général? dit-il.

— Un seul, répondit Cadoudal; prends huit hommes et suis-moi; quand tu verras le jeune républicain avec lequel j'ai déjeuné tomber sous son cheval, tu te jetteras sur lui, toi et tes huit hommes, avant qu'il ait eu le temps de se dégager, et tu le feras prisonnier.

— Oui, général.

— Tu sais que je veux le retrouver sain et sauf.

— C'est convenu, général.

— Choisis tes huit hommes; M. de Montrevel prisonnier et sa parole donnée, vous pouvez agir à votre volonté.

— Et s'il ne veut pas donner sa parole?

— Vous l’envelopperez de manière à ce qu'il ne puisse fuir, et vous le garderez jusqu'à la fin du combat.

— Soit! dit Branche-d'or en poussant un soupir; seulement, ce sera un peu triste de se tenir les bras croisés tandis que les autres s'égayeront.

— Bah! qui sait? dit Cadoudal, il y en aura probablement pour tout le monde.

Puis, jetant un regard sur la plaine, voyant ses hommes à l'écart et les républicains massés en bataille:

— Un fusil! dit-il.

On lui apporta un fusil.

Cadoudal le leva au-dessus de sa tête et lâcha le coup en l'air.

Presque au même instant, un coup de feu lâché dans les mêmes conditions, au milieu des républicains, répondit comme un écho au coup de Cadoudal.

On entendit, deux tambours qui battaient la charge; un clairon les accompagnait.

Cadoudal se dressa sur ses étriers.

— Enfants! demanda-t-il, tout le monde a-t-il fait sa prière du matin?

— Oui! oui! répondit la presque totalité des voix.

— Si quelqu'un d'entre vous avait oublié ou n'avait pas eu le temps de la faire, qu'il la fasse.

Cinq ou six paysans se mirent aussitôt à genoux et prièrent.

On entendit les tambours et le clairon qui se rapprochaient.

— Général! général! dirent plusieurs voix avec impatience, vous voyez qu'ils approchent.

Le général montra d'un geste les Chouans agenouillés.

— C'est juste, dirent les impatients.

Ceux qui priaient se relevèrent tour à tour, selon que leur prière avait été plus ou moins longue.

Lorsque le dernier fut debout, les républicains avaient déjà franchi à peu près le tiers de la distance.

Ils marchaient, la baïonnette en avant, sur trois rangs, chaque rang ayant trois hommes d'épaisseur.

Roland marchait en tête du premier rang; le général Hatry entre le premier et le second.

Ils étaient tous deux faciles à reconnaître, étant les seuls qui fussent à cheval.

Parmi les Chouans, Cadoudal était le seul cavalier.

Branche-d'or avait mis pied à terre en prenant le commandement des huit hommes qui devaient suivre Georges.

— Général, dit une voix, la prière est faite et tout le monde est
debout.
Cadoudal s'assura que la chose était vraie.

Puis, d'une voix forte:

— Allons! cria-t-il, égayez-vous, mes gars!

Cette permission, qui, pour les Chouans et les Vendéens, équivalait à la charge battue ou sonnée, était à peine donnée, que les Chouans se répandirent dans la plaine aux cris de «Vive le roi!» en agitant leur chapeau d'une main et leur fusil de l’autre.

Seulement, au lieu de rester serrés comme les républicains, ils s'éparpillèrent en tirailleurs, prenant la forme d'un immense croissant dont Georges et son cheval étaient le centre.

En un instant les républicains furent débordés, et la fusillade commença à pétiller.

Presque tous les hommes de Cadoudal étaient des braconniers, c'est-à-dire d'excellents tireurs armés de carabines anglaises d'une portée double des fusils de munition.

Quoique ceux qui avaient tiré les premiers coups eussent paru être hors de portée, quelques messagers de mort n'en pénétrèrent pas moins dans les rangs des républicains, et trois ou quatre hommes tombèrent.

— En avant! cria le général.

Les soldats continuèrent de marcher à la baïonnette.

Mais, en quelques secondes, ils n'eurent plus rien devant eux.

Les cent hommes de Cadoudal étaient devenus des tirailleurs, et avaient disparu comme troupe.

Cinquante hommes s'étaient répandus sur chaque aile.

Le général Hatry ordonna face à droite et face à gauche.

Puis, on entendit retentir le commandement:

— Feu!

Deux décharges s'accomplirent avec l’ensemble et la régularité d'une troupe parfaitement exercée; mais elles furent presque sans résultat, les républicains tirant sur des hommes isolés.

Il n'en était point ainsi des Chouans qui tiraient sur une masse; de leur part, chaque coup portait.

Roland vit le désavantage de la position.

Il regarda tout autour de lui, et, au milieu de la fumée, distingua Cadoudal, debout et immobile comme une statue équestre.

Il comprit que le chef royaliste l’attendait.

Il jeta un cri et piqua droit à lui.

De son côté, pour lui épargner une partie du chemin, Cadoudal mit son cheval au galop.

Mais, à cent pas de Roland, il s'arrêta.

— Attention! dit-il à Branche-d'or et à ses hommes.

— Soyez tranquille, général; on est là, dit Branche-d'or.

Cadoudal tira un pistolet de ses fontes et l'arma.

Roland avait mis le sabre à la main et chargeait couché sur le cou de son cheval.

Lorsqu'il ne fut plus qu’à vingt pas de lui, Cadoudal leva lentement la main dans la direction de Roland.

À dix pas, il fit feu.

Le cheval que montait Roland avait une étoile blanche au milieu du front.

La balle frappa au milieu de l'étoile.

Le cheval, mortellement blessé, vint rouler avec son cavalier aux pieds de Cadoudal.

Cadoudal mit les éperons au ventre de sa propre monture, et sauta par-dessus cheval et cavalier.

Branche-d'or et ses hommes se tenaient prêts. Ils bondirent comme une troupe de jaguars sur Roland, engagé sous le corps de son cheval.

Le jeune homme lâcha son sabre et voulut saisir ses pistolets; mais, avant qu'il eût mis la main à ses fontes, deux hommes s'étaient emparés de chacun de ses bras, tandis que les quatre autres lui tiraient le cheval d'entre les jambes.

La chose s'était faite avec un tel ensemble, qu'il était facile de voir que c'était une manoeuvre combinée d'avance.

Roland rugissait de rage.

Branche-d'or s'approcha de lui et mit le chapeau à la main.

— Je ne me rends pas! cria Roland.

— Il est inutile que vous vous rendiez, monsieur de Montrevel, répondit Branche-d'or avec la plus grande politesse.

— Et pourquoi cela? demanda Roland épuisant ses forces dans une lutte aussi désespérée qu'inutile.

— Parce que vous êtes pris, monsieur.

La chose était si parfaitement vraie, qu'il n'y avait rien à répondre.

— Eh bien, alors, tuez-moi! s'écria Roland.

— Nous ne voulons pas vous tuer, monsieur, répliqua Branche-d'or.

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