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Les Contemporains, Quatrième Série: Etudes et Portraits Littéraires

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The Project Gutenberg eBook of Les Contemporains, Quatrième Série

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Title: Les Contemporains, Quatrième Série

Author: Jules Lemaître

Release date: September 6, 2009 [eBook #29918]
Most recently updated: January 5, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers, Gallica
- Bibliothèque Nationale de France and the Online
Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CONTEMPORAINS, QUATRIÈME SÉRIE ***



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NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE

JULES LEMAÎTRE

LES CONTEMPORAINS

ÉTUDES ET PORTRAITS LITTÉRAIRES

QUATRIÈME SÉRIE

Stendhal — Baudelaire — Mérimée
Barbey d'Aurevilly — Paul Verlaine
Victor Hugo — Lamartine
G. Sand — Taine et Napoléon
Sully-Prudhomme
Alphonse Daudet — Renan — Zola
Paul Bourget — Jean Lahor
Grosclaude

Deuxième édition

Paris
LIBRAIRIE H. LECÈNE ET H. OUDIN
17, RUE BONAPARTE, 17
1889
Tout droit de reproduction et de traduction réservé.

LES CONTEMPORAINS

STENDHAL

SON JOURNAL, 1801-1814,
publié par MM. Casimir STRYIENSKI et François de NION.

L'excuse de Stendhal, c'est que, bien réellement, il n'écrivait son journal que pour lui et non point, comme ont fait tant d'autres, avec une arrière-pensée de publication. Et si, quelque bonne volonté qu'on apporte à cette lecture, les trois quarts de ces notes sont décidément dénuées d'intérêt, il ne faut pas oublier qu'il n'était qu'un enfant quand il commença à les écrire.

L'excuse des éditeurs, c'est que (pour parler comme M. Ferdinand Brunetière) toute cette «littérature personnelle», journaux, mémoires, souvenirs, impressions, est fort en faveur aujourd'hui. C'est, d'ailleurs, que Stendhal n'est pas seulement un des écrivains les plus originaux de ce siècle, mais qu'un certain nombre de lettrés, sincèrement ou par imitation, les uns pour paraître subtils et les autres parce qu'ils le sont en effet, considèrent Beyle comme un maître unique, comme le psychologue par excellence, et lui rendent un culte où il y a du mystère et un orgueil d'initiation. C'est qu'enfin de ces 480 pages, souvent insignifiantes et souvent ennuyeuses, on en pourrait extraire une centaine qui sont déjà d'un rare observateur, ou qui nous fournissent de précieuses lumières sur la formation du caractère et du talent de Stendhal. J'en sais d'autant plus de gré à MM. Stryienski et de Nion, que je n'ai jamais parfaitement compris, je l'avoue, cet homme singulier, et que j'ai beaucoup de peine, je ne dis pas à l'admirer, mais à me le définir à moi-même d'une façon un peu satisfaisante. Il m'a toujours paru qu'il y avait en lui «du je ne sais quoi», comme dit Retz de La Rochefoucauld.

Ce «je ne sais quoi», c'est peut-être ce que j'y sens de trop éloigné de mes goûts, de mon idéal de vie, des vertus que je préfère et que je souhaiterais le plus être capable de pratiquer,—ou tout simplement, si vous voulez, de mon tempérament. Se regarder vivre est bon; mais, après qu'on s'est regardé, fixer sur le papier ce qu'on a vu, s'expliquer, se commenter (à moins d'y mettre l'adorable bonne grâce et le détachement de Montaigne); se mirer longuement chaque soir, commencer ce travail à dix-huit ans et le continuer toute sa vie... cela suppose une manie de constatation, si je puis dire, un manque de paresse, d'abandon et d'insouciance, un goût de la vie, une énergie de volonté et d'orgueil, qui me dépassent infiniment.

Car,—et c'est la première clarté que ces pages nous donnent sur leur auteur,—le journal de Stendhal n'est pas un épanchement involontaire et nonchalant; c'est un travail utile. C'est pour lui un moyen de se modifier, de se façonner peu à peu en vue d'un but déterminé. Chaque jour, il note ce qu'il a fait dans telle circonstance et ce qu'il aurait dû faire ou éviter, étant donné les desseins qu'il poursuit et que nous verrons tout à l'heure. Pour lui, s'analyser, c'est agir.

Stendhal appartient, en effet, à une génération robuste, violente, brutale, nullement rêveuse; nullement pessimiste. Lui-même est un mâle, un sanguin, un homme d'action. Il est, par son libre choix, lieutenant de dragons à dix-huit ans; il est commissaire des guerres en Allemagne et en Autriche; il fait, sur sa demande, la campagne de Russie. C'est un soldat, un administrateur et un diplomate, et qui a le goût de ces diverses fonctions. Si, à certains moments, il est triste et découragé jusqu'à songer au suicide (du moins il le dit), c'est par accident et pour des motifs précis: un manque d'argent, un espoir déçu; mais ce n'est point par l'effet d'une mélancolie générale; d'une lassitude de lymphatique ou d'une imagination de névropathe. Il n'a rien d'un René. À plus forte raison n'a-t-il rien d'un jeune épuisé d'aujourd'hui. Si vous voulez comprendre quel abîme il peut y avoir à la fois entre deux générations et entre deux âmes, lisez le journal de Stendhal, cette confession d'un jeune homme du premier Empire; puis lisez, par exemple, Sous l'œil des barbares, ce journal d'un jeune homme de la troisième république, et comparez ces deux jeunesses. Vous sentirez clairement ce que je ne puis qu'indiquer.

Stendhal est absolument antichrétien. Il est venu à une époque où il était possible d'être ainsi. Cela est plus malaisé à présent. Ses maîtres de philosophie sont Hobbes, Helvétius et Destutt de Tracy. Il est libre de toute croyance et même de tout préjugé, quel qu'il soit. Il l'est naturellement, et à un degré qui nous étonne et nous scandalise, pauvres ingénus que nous sommes. Nous en conclurions volontiers qu'il y avait en lui une étrange dureté foncière. C'est que, nous avons beau faire effort pour nous affranchir, il est des cas où, en vertu de notre éducation, nous fixons malgré nous des limites à la liberté d'esprit, et nous sommes tout prêts à la nommer autrement quand elle insulte à certains sentiments que nous jugeons sacrés et hors de discussion. Cette dureté se trahit assez souvent chez Beyle. J'en trouve dans le journal un très remarquable exemple. Beyle est malade à Paris, et son père, qui habite Grenoble, vient de lui refuser une avance sur sa pension.

«Je viens de réfléchir deux heures à la conduite de mon père à mon égard, étant tristement miné par un fort accès de la fièvre lente que j'ai depuis plus de sept mois.

«... Qu'on calcule l'influence d'une fièvre lente de huit mois, alimentée par toutes les misères possibles, sur un tempérament déjà attaqué d'obstruction et de faiblesse dans le bas-ventre, et qu'on vienne me dire que mon père n'abrège pas ma vie!

«... Il ne daigne pas répondre depuis plus de trois mois à des lettres où, lui peignant ma misère, je lui demande une légère avance, pour me vêtir, sur une pension de trois mille francs, réduite par lui à deux mille quatre cents francs, avance dont il peut se rembourser par ses mains, aux mois de printemps que je passerai à Grenoble.

«... D'abord tout cela, et vingt pages de détails tous horriblement aggravants; mon père est un vilain scélérat à mon égard, n'ayant ni vertu, ni pitié. Senza virtù nè carità, comme dit Carolino dans le Matrimonio segreto.

«Si quelqu'un s'étonne de ce fragment, il n'a qu'à me le dire, et, partant de la définition de la vertu, qu'il me donnera, je lui prouverai par écrit, aussi clairement que l'on prouve que toutes nos idées arrivent par nos sens, c'est-à-dire aussi évidemment qu'une vérité morale puisse être prouvée, que mon père à mon égard a eu la conduite d'un malhonnête homme et d'un exécrable père, en un mot d'un vilain scélérat

Ce défi est assez bizarre. Voici qui l'est plus encore:

«Je finis cet écrit... en réitérant l'offre de prouver quantum dixi, par écrit, devant un jury composé des six plus grands hommes existants. Si Franklin existait, je le nommerais. Je désigne pour mes trois, Georges Gros, Tracy et Chateaubriand, pour apprécier le malheur moral dans l'âme d'un poète.

«Si, après cela, vous m'accusez d'être fils dénaturé, vous ne raisonnez pas, votre opinion n'est qu'un vain bruit et périra avec vous.»

Et il y revient encore avec un acharnement maladif:

«Ou vous niez la vertu, ou mon père a été un vilain scélérat à mon égard; quelque faiblesse que j'aie encore pour cet homme, voilà la vérité, et je suis prêt à vous le prouver par écrit à la première réquisition.»

Or, il paraît bien que ce père était un homme assez rude et désagréable; mais, si vous songez que ce tyran, n'ayant lui-même que dix mille francs de rente, faisait à son fils, alors âgé de vingt-deux ans, une pension de deux mille quatre cents francs qui en vaudraient plus de cinq mille aujourd'hui; que Stendhal avait, en outre, une rente de mille francs qui lui venait de sa mère et que, si l'argent lui avait manqué pour se soigner, c'est qu'il en dépensait beaucoup pour ses habits et pour le théâtre, vous verrez peut-être autre chose que de l'indépendance d'esprit dans cette furieuse impiété filiale. Et ce n'est point là, comme vous le pourriez croire, un simple accès de fièvre: car, d'abord, il appelle couramment son père dans le reste du journal: «mon bâtard de père»; puis, relisant vingt ans après la page que j'ai citée, il ajoute en marge:

«Ne rougis-tu point, au fond du cœur, en lisant ceci en 1835? Aurais-tu besoin que j'écrivisse la démonstration tout au long?

«Rentre dans toi-même.

«Arrêté

Et voici ce qu'il avait écrit déjà, en 1832, à propos de la mort de son père, dans un de ces articles nécrologiques qu'il se plaisait à composer sur lui-même:

«Pendant le premier mois qui suivit cette nouvelle, je n'y pensai pas trois fois. Cinq ou six ans plus tard, j'ai cherché en vain à m'en affliger. Le lecteur me trouvera mauvais fils, il aura raison.»

En supposant même que tous les griefs de Stendhal aient été fondés, on se dit qu'il y a des sentiments qu'on peut sans doute éprouver malgré soi, mais qu'il est odieux de s'y complaire, de les développer par écrit, parce qu'ils offensent, tout au moins, des conventions trop anciennes, trop nécessaires à la vie des sociétés, et vénérables par là même. Toute âme un peu délicate, ou, si vous voulez, un peu craintive, modeste et religieuse, pensera ainsi. Maintenant, si vous cherchez, sur ce point particulier, un cas analogue à celui de Stendhal, vous serez tout surpris de rencontrer Mirabeau et Jules Vallès... Et, en dépit de son sang froid et de sa sécheresse d'écrivain, vous n'hésiterez plus à classer parmi les «violents» cet abstracteur de quintessences.

Tout cela n'empêche point Stendhal de se croire extraordinairement sensible. «Si je vis, ma conduite démontrera qu'il n'y a pas eu d'homme aussi accessible à la pitié que moi... La moindre chose m'émeut, me fait venir les larmes aux yeux...» Ces déclarations reviennent à chaque instant. Il y a là évidemment un reste de sensiblerie à la façon du dix-huitième siècle. Cela veut dire aussi qu'il ressent vivement le plaisir et la peine, qu'il est de tempérament voluptueux. Et d'autres fois, enfin, c'est simplement sensibilité d'artiste. Il faut commencer par sentir les choses profondément—et brièvement,—pour être capable de les rendre ensuite dans leur vérité.

Il a un immense orgueil, et toutes les formes de l'orgueil, les plus petites comme les plus grandes: l'orgueil de César et celui de Brummel. Il constate çà et là qu'il était bien habillé (et il décrit son costume), qu'il a été beau, brillant, spirituel, profond; qu'il est original et qu'il a du génie. Je cite tout à fait au hasard. Il relit un de ses cahiers, il en est content et il ajoute: «Il y a quelquefois des moments de profondeur dans la peinture de mon caractère.» Il vient de prendre une leçon de déclamation: «J'ai joué la scène du métromane avec un grand nerf, une verve et une beauté d'organe charmantes. J'avais une tenue superbe de fierté et d'enthousiasme.» Et plus loin: «La charmante grâce de ma déclamation a interdit Louason.» Ou bien: «La réflexion profonde (à la Molière) que je fais dans ce moment, etc...» Ou encore: «Je commence à aborder dans le monde le magasin de mes idées de poète sur l'homme. Cela donne à ma conversation une physionomie inimitable,» etc., etc... Cela est continuel. Penser ainsi de soi, passe encore: nous sommes de si plaisants animaux! Mais l'écrire! fût-ce pour son bonnet de nuit! Je n'en reviens pas!

Cet orgueil s'accompagnait, comme il arrive souvent, d'une extrême timidité, qui n'en était que la conséquence,—timidité qu'exaspéraient encore sa sensibilité d'artiste et sa sagacité d'observateur. Orgueilleux, il craignait d'autant plus d'être ridicule; sensible, il souffrait d'autant plus de cette crainte; clairvoyant, il rencontrait partout des occasions d'en souffrir, ou même les faisait naître. Tout ce mécanisme est fort connu, et je vous fais là de la psychologie élémentaire.

J'ai dit qu'il était bien de son temps. À l'origine du moins, sa qualité maîtresse me paraît avoir été une indomptable énergie. Il croit à la toute-puissance de la volonté. Nous le voyons imposer à la sienne deux tâches principales.

Premièrement, il veut se faire aimer d'une petite comédienne, Mélanie Guilbert, qu'il appelle plus souvent Louason. Le travail de roué naïf auquel il se livre, et qu'il nous raconte jour par jour, est impayable. Il est seulement fâcheux que la relation en dure trop longtemps, et qu'il se répète beaucoup. Il se demande sans cesse: «Ai-je été habile aujourd'hui? Non; j'ai fait telle et telle faute. Il faudra que demain je dise ceci, je fasse cela.» Comme il n'a que vingt ans, il a encore des ingénuités. De temps en temps, il se pose cette question: «Mélanie ne serait-elle qu'une coquine?» Un vieux monsieur la traite tout à fait familièrement et vient passer chez elle deux ou trois heures par jour. Beyle écrit: «Ce vieux monsieur serait-il son entreteneur?» Et un peu après: «Non, je m'étais trompé: il vient seulement lui faire répéter ses rôles.» Une phrase qui revient toutes les dix pages, c'est celle-ci: «À tel moment, si j'avais osé, je l'aurais eue.» Cela devient très comique à la longue. Finalement, il fait à Louason sa cour pendant plus d'un an sans arriver à rien. C'est timidité; c'est aussi manque d'argent (l'argent donnant en ces affaires une grande assurance); c'est surtout qu'il s'applique trop, combine trop, se regarde trop faire Et,—chose admirable,—ce qu'il n'a pu conquérir par toute une année de soins assidus et savants,—trop savants,—il l'obtient trois ans après, à l'improviste, quand il n'y songe presque plus. Et, tandis qu'il consacre deux cents pages au récit détaillé de ses manœuvres et de ses stratégies inutiles, il enregistre négligemment, en une ligne, une conquête qu'il n'attendait plus: «Dix heures sonnent. J'ai passé la nuit hier avec Mélanie.» (J'adoucis l'expression.) Dons Juans, instruisez-vous!

En somme, c'est l'histoire d'un premier échec, puisque, s'il arrive à son but, c'est après y avoir renoncé et par d'autres moyens que ceux sur lesquels il comptait.

Secondement (je ne suis point ici l'ordre des dates), Beyle s'est juré à lui-même d'être un grand poète, et un grand poète comique. Cela nous surprend un peu, car, si Stendhal fut un inventeur, il n'était nullement poète au sens ordinaire et naturel du mot, et il n'avait à aucun degré le génie comique. Mais, encore une fois, il n'était pas éloigné de croire que l'on fait toujours ce que l'on veut avec énergie. Il procède en poésie, comme il a fait en amour, avec suite et méthode, tout un luxe de réflexions, de préparations et de préméditations. Savourez, je vous prie, la belle candeur de ces confidences (Beyle avait alors vingt ans): «Quel est mon but? d'acquérir la réputation du plus grand poète français, non point par intrigue, comme Voltaire, mais en la méritant véritablement; pour cela, savoir le grec, l'italien, l'anglais. Ne point se former le goût sur l'exemple de mes devanciers, mais à coups d'analyse, en recherchant comment la poésie plaît aux hommes et comment elle peut parvenir à leur plaire autant que possible.» Et alors il s'impose d'énormes lectures. Il lit même des dictionnaires de rimes et de synonymes, et entreprend de se faire «un dictionnaire de style poétique(!) où il mettra toutes les locutions de Rabelais, Amyot, Montaigne, Malherbe, Marot, Corneille, La Fontaine, etc.»

Quelques-unes de ses opinions littéraires sont intéressantes et déjà révélatrices soit de son caractère, soit de son talent futur. Sans doute il est de son temps; il admire encore Crébillon; il déclare, après une représentation de la Suite du Misanthrope, que «d'Églantine est le plus grand génie qu'ait produit le dix-huitième siècle en littérature».—Je comprends d'ailleurs que ce jeune homme de tant d'orgueil et d'énergie place très haut Corneille et même Alfieri: je conçois moins que celui qui doit écrire le livre de l'Amour fasse si peu de cas du théâtre de Racine. Mais il adore La Fontaine, Pascal, et, sans réserve et par-dessus tout, Shakespeare (ce qui était alors un sentiment original). Il a le goût et l'amour de la naïveté et de la vérité. Il fait d'excellentes remarques sur notre tragédie classique: «C'est une fausse délicatesse qui empêche les personnages d'entrer dans les détails, ce qui fait que nous ne sommes jamais saisis de terreur, comme dans les pièces de Shakespeare. Ils n'osent pas nommer leur chambre, ils ne parlent pas assez de ce qui les entoure.»—«Ducis semble avoir oublié qu'il n'est point de sensibilité sans détails. Cet oubli est un des défauts capitaux du théâtre français.» Je n'ai pas le loisir de développer ici mon impression; mais on sent que, plus tard, le romantisme, qu'il défendra, ne sera pas tout à fait la même chose pour lui que pour les romantiques, qu'il ne mettra pas les mêmes idées sous les mêmes mots, que cette révolution littéraire ne sera à ses yeux qu'un développement naturel du génie national dans le sens de la vraie simplicité et de la franchise d'observation...

L'histoire de cette seconde entreprise de Beyle est donc l'histoire d'un second échec. Je me hâte de dire qu'il n'a pas échoué sur tous les points. Il a voulu être un homme du monde, un homme à bonnes fortunes, un «homme fort», comme disait Balzac; il s'y est fort appliqué (vous le verrez en parcourant ses notes), et il l'a été dans une très honorable mesure. Et, enfin, il a été un très subtil psychologue et un romancier à peu près unique dans son espèce. Mais avec tout cela on peut dire qu'il n'a point fait ce qu'il a voulu le plus énergiquement; et il me semble que son journal nous dit pourquoi.

Il voulait le plaisir sous toutes ses formes, mais particulièrement l'action grandiose, la domination sur les femmes et sur les hommes. Son idéal était celui de l'épicurien, non de celui que célèbrent les chansons du Caveau, mais de l'épicurien héroïque de l'antiquité ou de la Renaissance, pour qui l'action même et la «vertu» virile étaient le meilleur des plaisirs. Il dit, en regrettant de n'avoir pas eu de maîtresse à dix-huit ans: «Elle eût trouvé en moi une âme romaine pour les choses étrangères à l'amour.» Or, il passe toute sa vie dans d'assez médiocres emplois. Il écrit ses deux romans à cinquante ans passés, et meurt consul à Civita-Vecchia, sans avoir connu la gloire qu'il avait tant désirée. Il a donc pu croire, en mourant, qu'il n'avait pas rempli sa destinée.

Voici, je crois, tout le mystère. Il avait reçu de la nature, avec une volonté très forte, un don merveilleux d'observation, et, comme on dit aujourd'hui, de dédoublement. Il crut que, en mettant cette faculté d'analyse au service de sa volonté, il augmenterait la puissance de celle-ci. Mais c'est le contraire qui est arrivé. En s'observant toujours pour mieux agir, il n'agissait plus que faiblement. Il faut être très ignorant de soi pour être vraiment fort, et il faut aussi savoir s'arrêter dans la connaissance ou, du moins, dans l'étude des autres. Bonaparte avait sur les hommes des notions nettes, mais sommaires. Beyle nous dit lui-même: «Je m'arrêtais trop à jouir de ce que je sentais... Je connais si fort le jeu des passions... que je ne suis jamais sûr de rien, à force de voir tous les possibles». Ce que nous raconte le journal, c'est peut-être l'aventure d'un grand homme d'action paralysé peu à peu par un incomparable analyste,—lequel a gardé d'ailleurs, dans ses œuvres écrites, le goût le plus décidé pour l'énergie humaine.

À aller au fond des choses, Fabrice del Dongo représente assez exactement ce que Stendhal aurait souhaité d'être, et Julien Sorel (dans la première partie du Rouge et du Noir) ce qu'il a été. C'est l'impression que m'a laissée ce journal—dont je n'ai pu vous donner, par ces quelques lignes, qu'une idée fort imparfaite.[Retour à la Table des Matières]

BAUDELAIRE

Œuvres posthumes et Correspondances inédites, précédées d'une étude biographique, par Eugène Crépet.

Le jeune marquis Wolfgang de Cadolles, fils d'émigré, s'enrôle dans l'armée de l'empereur par besoin d'action, patriotisme, amour de la gloire. Il se distingue à Wagram; l'empereur le décore de sa main, et dès lors le marquis appartient corps et âme à Napoléon. Il devient rapidement colonel. Après l'abdication de l'empereur, Wolfgang retrouve son père rapatrié, et une belle royaliste qu'il aime depuis son adolescence, Mme de Timey. Il est près de faire sa soumission aux Bourbons, quand l'empereur revient de l'île d'Elbe. Comme Ney, comme Labédoyère, Wolfgang se rallie irrésistiblement à son ancien maître. Il se cache après Waterloo; il écrit à Mme de Timey: «Venez et fuyons ensemble.» Elle hésite et répond: «Non.» Seconde lettre de Wolfgang: «Puisque vous ne voulez pas fuir avec moi, vous ne m'aimez plus, et je me constitue prisonnier.» Et, quoique le roi lui ait accordé spontanément sa grâce, il se tue dans sa prison.

Voilà un canevas de drame. Il n'est pas prodigieusement original. Il pourrait être de n'importe qui. Or, il est de l'auteur de Une Martyre, des Litanies de Satan et de Delphine et Hippolyte. C'est M. Crépet qui nous en donne le scénario assez développé dans le volume qu'il vient de publier: Œuvres posthumes et Correspondances inédites de Charles Baudelaire.

Il faut être juste. Deux scènes, dans ce scénario, portent la marque du poète des Fleurs du mal.

Au premier acte, nous avons vu arriver chez le comte de Cadolles un soldat français, le trompette Triton, blessé, sanglant, déguenillé. Triton, guéri, devient chef des piqueurs du comte, et Wolfgang passe sa vie à la chasse avec Triton. «Ce trompette, à son insu, corrompt, séduit le marquis. Il lui explique, dans son langage de trompette, dans un style violent, pittoresque, grossier, naïf, ce que c'est qu'un combat, une charge de cavalerie; ce que c'est que la gloire, les amitiés de régiment, etc. Depuis longtemps, bien longtemps, Triton n'a plus de famille; il n'est pas rentré au village depuis les grandes guerres de la république; il ne sait pas ce qu'est devenue sa mère. Le régiment du 1er houzards est devenu sa famille.—Une nuit, Wolfgang dit au trompette de seller les deux meilleurs chevaux. Et, en route, il lui dit:—Devine où nous allons. Nous allons rejoindre la grande armée. Je ne veux pas qu'on se batte sans moi.»

Cela, c'est d'assez bonne et plausible psychologie.

Au quatrième acte, «Mme de Timey raconte son histoire à Wolfgang. Le comte de Timey, qui était un homme très intelligent et très corrompu, a été l'amant de sa mère, femme d'un autre émigré français, Mme d'Evré. Avant de mourir, après sa confession, M. le comte de Timey a voulu épouser Mlle d'Evré, qui était peut-être, et probablement même, sa fille. Le moribond a employé sa nuit de noces à enseigner à sa femme sa corruption morale et sa corruption politique. Il lui a dit finalement: Ma chère fille, je laisse dans votre âme virginale l'expérience d'un vieux roué. Et puis, il est mort. Ainsi, elle s'est trouvée subitement riche, veuve quoique vierge, et pleine d'expérience quoique innocente

Cela, c'est du bizarre, du surprenant, du diabolique, du satanique, et Baudelaire a dû être particulièrement satisfait de cette invention.

Mais, au reste, je ne vous ai parlé de ce plan de drame que pour avoir le droit de vous parler, à cette place[1], de Baudelaire lui-même. J'ai passé, en parcourant ses Œuvres posthumes, par trois impressions. J'ai senti l'impuissance et la stérilité de cet homme, et il m'a presque irrité par ses prétentions. Puis j'ai senti sa misère, sa souffrance intime, et je l'ai plaint; j'ai reconnu en lui des vertus d'honnête homme; j'ai cru à sa sincérité d'artiste, dont je doutais d'abord.—Enfin, ayant relu les Fleurs du mal, j'y ai pris plus de plaisir que je n'en attendais, et j'ai été contraint de reconnaître, quoi qu'en aient dit d'habiles gens, la réelle, l'irréductible originalité de cet esprit si incomplet.

J'ouvre les deux petits recueils de «Pensées» de Baudelaire, Fusées et Mon cœur mis à nu. Il n'y a pas à dire, cela est terriblement pauvre, avec de grands airs. C'est la recherche la plus puérile des opinions singulières. Et cela aboutit à des paradoxes aussi faciles qu'effroyables. Il y en a qui reposent tout entiers sur un mot détourné de son sens. Exemple: «L'amour, c'est le goût de la prostitution. Il n'est même pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené à la prostitution. Qu'est-ce que l'art? Prostitution... L'être le plus prostitué, c'est l'être par excellence, Dieu.» Ou bien: «L'amour peut dériver d'un sentiment généreux. Le goût de la prostitution; mais il est bientôt corrompu par le goût de la propriété...» Si vous croyez que cela veut dire quelque chose!

Ou bien: «De la féminéité de l'Église, comme raison de son omni-puissance.» Ou bien: «Analyse des contre-religions; exemple: la prostitution sacrée. Qu'est-ce que la prostitution sacrée? Excitation nerveuse.—Mysticité du paganisme. Le mysticisme, trait d'union entre le paganisme et le christianisme. Le paganisme et le christianisme se prouvent réciproquement.» Le pire, c'est que je sens ce malheureux parfaitement incapable de développer ces notes sibyllines. Les «pensées» de Baudelaire ne sont, le plus souvent, qu'une espèce de balbutiement prétentieux et pénible. Une fois, il déclare superbement: «J'ai trouvé la définition du beau, de mon beau à moi.» Et il écrit deux pages pour nous dire qu'il ne conçoit pas la beauté sans mystère ni tristesse; mais il ne l'explique pas, il ne saurait. On n'imagine pas une tête moins philosophique.

Je ne parle pas de ces maximes d'une perversité si aisée qu'il semble qu'on en fabriquerait comme cela à la douzaine: «Moi, je dis: la volupté unique et suprême de l'amour gît dans la certitude de faire le mal. Et l'homme et la femme savent, de naissance, que dans le mal se trouve toute volupté.»—«Je comprends qu'on déserte une cause pour savoir ce qu'on éprouvera à en servir une autre.»—«Être un homme utile m'a toujours paru quelque chose de bien hideux», etc... Et son catholicisme! et son dandysme! et son mépris de la femme! et son culte de l'artificiel! Que tout cela nous paraît aujourd'hui indigent et banal! «La femme est le contraire du dandy. Donc, elle doit faire horreur... La femme est naturelle, c'est-à-dire abominable.—J'ai toujours été étonné qu'on laissât les femmes entrer dans les églises. Quelles conversations peuvent-elles avoir avec Dieu? La jeune fille, ce qu'elle est en réalité. Une petite sotte et une petite salope; la plus grande imbécillité unie à la plus grande dépravation.—Le commerce est, par son essence, satanique... Le commerce est naturel, donc il est infâme», etc... Tout est de cette force. Ces plats paradoxes me feraient presque aimer le plat bon sens de «ce coquin de Franklin».

Pourtant une chose me touche: c'est de voir combien a peiné ce malheureux pour produire ces extravagances. Il y a en lui une détresse, une angoisse, un sentiment atroce de sa stérilité. Son éditeur nous dit très sérieusement: «Nous ne possédons qu'une vingtaine de feuilles volantes qui se rattachent aux conceptions des romans et des nouvelles que Baudelaire porta vingt ans dans sa tête sans en confier rien au papier.» Les chef-d'œuvre qu'on prémédite vingt ans sans en écrire une ligne... je connais cela. Hélas! l'œuvre posthume de Baudelaire se réduit presque à des titres de nouvelles et de romans, tels que: Le Marquis invisible, la Maîtresse de l'idiot, la Négresse aux yeux bleus, la Maîtresse vierge, les Monstres, l'Autel de la volonté, le Portrait fatal... Évidemment ces titres lui semblaient très singuliers et très beaux. Mais était-ce pour lui-même quelque chose de plus que des titres? Sans cesse, dans sa correspondance, il confesse sa paresse, il jure de travailler, et il ne peut pas.

Ce qui me touche encore, c'est son dégoût des hommes et des choses; de «ce qui est». Ce dégoût, bien qu'il l'exprime le plus souvent avec une insupportable affectation, je le crois, je le sens sincère. C'est vraiment une âme née malheureuse, tourmentée de désirs toujours indéterminés, toujours inassouvis, toujours douloureux. Cet homme, si peu simple—en apparence,—si obscur dans ses idées, si préoccupé d'étonner et de mystifier les autres, m'eût immensément déplu, j'imagine, à une première rencontre. Mais j'aurais bientôt découvert que le plus mystifié et le plus étonné de tous, c'était encore lui. Sa personne m'aurait sûrement intéressé, et probablement séduit à la longue. Ce qu'on ne peut certes lui refuser, c'est d'avoir été un Inquiet. Il a eu, au plus haut point, ce qui a manqué à de plus grands que lui: le sentiment, le souci et souvent la terreur du Mystère qui nous entoure...

Chose inattendue: vers la fin de sa vie, de sa pauvre vie si sombre où la débauche morne et appliquée, puis l'opium, le haschich, et, enfin, l'alcool, avaient fait tant de ravages, son catholicisme si peu chrétien, son catholicisme impie et sensuel, celui des Fleurs du mal, semble s'épurer et s'attendrir, et lui descendre,—ou lui remonter,—dans le cœur. Il a honte de lui; il a des idées de conversion, de perfectionnement moral. Il écrit: «À Honfleur! le plus tôt possible, avant de tomber plus bas... Que de pressentiments et de signes envoyés déjà par Dieu, qu'il est grandement temps d'agir!...» Et ses notes intimes se terminent par cette page, où il y a, si vous le voulez, encore un peu d'artifice et de «pose» en face de soi-même, mais où j'ai tout aussi bien le droit de trouver (qui sait?) de la simplicité, de la piété, de l'humilité:

«Je me jure à moi-même de prendre désormais les règles suivantes pour règles éternelles de ma vie:

«Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice, à mon père, à Mariette et à Poë, comme intercesseurs: les prier de me communiquer la force nécessaire pour accomplir tous mes devoirs, et d'octroyer à ma mère une vie assez longue pour jouir de ma transformation; travailler toute la journée, ou du moins tant que mes forces me le permettront; me fier à Dieu, c'est-à-dire à la justice même, pour la réussite de mes projets; faire, tous les soirs, une nouvelle prière, pour demander à Dieu la vie et la force pour ma mère et pour moi; faire, de tout ce que je gagnerai, quatre parts: une pour la vie courante, une pour mes créanciers, une pour mes amis, et une pour ma mère; obéir aux principes de la plus stricte sobriété, dont le premier est la suppression de tous les excitants, quels qu'ils soient.»

Plus je me rapproche de l'homme, et plus je reviens de mes préventions contre l'artiste. Dans toute sa correspondance avec son éditeur et ami Poulet-Malassis, il montre de la délicatesse, de la fierté, de la franchise, de la fidélité en amitié. Ses lettres à Sainte-Beuve lui font tout à fait honneur. Sainte-Beuve témoigna toujours beaucoup d'affection à Baudelaire, soit qu'il eût en effet du goût pour sa personne, soit qu'il le sentît très malheureux. En tous cas, l'auteur de Volupté, qui n'était pas précisément un naïf, n'a pas douté un instant de la sincérité du poète des Fleurs du mal. Baudelaire s'épanche avec Sainte-Beuve plus librement qu'avec tout autre; il est simple, affectueux, confiant. Sainte-Beuve avait coutume de l'appeler: «Mon cher enfant»; et Baudelaire (qui blanchit de bonne heure) lui répond de Bruxelles (mars 1865): «Quand vous m'appelez: Mon cher enfant, vous m'attendrissez et vous me faites rire en même temps. Malgré mes grands cheveux blancs qui me donnent l'air d'un académicien (à l'étranger), j'ai grand besoin de quelqu'un qui m'aime assez pour m'appeler son enfant...» Il lui demande, un jour, un article sur les Histoires extraordinaires de Poë; Sainte-Beuve promet l'article, ne l'écrit point, et Baudelaire ne lui en veut pas.

L'affection de Baudelaire pour le grand critique datait de loin; les Poésies de Joseph Delorme étaient déjà, au collège, un de ses livres de prédilection; et à vingt ans, il envoyait des vers (dont quelques uns assez beaux) à son poète favori... Et, en effet, les poésies de Sainte-Beuve,—si curieuses, mais qui ne sont aujourd'hui connues et aimées que d'un petit nombre de lettrés,—ressemblent déjà par endroits, sinon à des «fleurs du mal», du moins à des fleurs assez malades.

M. Crépet a bien raison de dire dans sa Préface: «J'ai la conviction que ces documents ne peuvent que servir la mémoire de Baudelaire, en la dégageant, sous certains aspects, des ombres qui la couvraient.» On constatera, en feuilletant le volume, que Baudelaire fut un bon fils. J'entends par là que jamais il ne contrista sa mère autrement que par ses vices, dont je ne sais à quel point il faut le rendre responsable, et qu'il fut constamment, avec elle, affectueux, attentif et tendre. On verra aussi que ce grand débauché garda pendant vingt ans une mulâtresse, Jeanne Duval, qui le trompa de toutes les façons; que, lorsqu'elle fut, jeune encore, frappée de paralysie, il la fit entrer à ses frais à l'hospice Dubois; que, lorsqu'elle en voulut sortir avant sa guérison, il revint habiter avec elle, et qu'il ne cessa de lui venir en aide, même après qu'il eut fixé sa résidence en Belgique, malgré l'extrême gêne à laquelle il était lui-même réduit.

Cette Jeanne Duval, c'est la maîtresse noire, le «vase de tristesse», la «grande taciturne», la «sorcière», la «nymphe ténébreuse et chaude» des Fleurs du mal. Or, il paraît bien qu'elle n'avait, à part sa race, rien de remarquable. Voici son signalement: «Pas très noire, pas très belle, cheveux noirs peu crépus, poitrine assez plate, de taille assez grande, marchant mal». Une réflexion ne vous vient-elle pas? Toutes les femmes que les poètes ont aimées et dont ils ont chanté l'incomparable beauté; depuis la maîtresse d'Anacréon jusqu'à celle de Baudelaire, en passant par Délie, Cynthie, Béatrix, Laure, Cassandre, Elvire...—si nous les avions sous les yeux telles qu'elles ont été, qui sait? elles ressembleraient peut-être à une bande de trottins, de bonnes et de figurantes, et nous nous dirions:—«N'était-ce que cela?» Ô bienfaisante poésie, fille de l'éternelle illusion!

Enfin, il est certain que Baudelaire n'a pas été gâté par la vie. Il avait sept ans quand sa mère se remaria au colonel Aupick. À vingt ans, pour quelque désordre qu'on ignore, il est embarqué par son beau-père pour Calcutta. À son retour, il entre en possession de son patrimoine, soixante-dix mille francs. En deux ans, il en dépense la moitié; on lui donne un conseil judiciaire. Il se refuse obstinément à faire autre chose que de la littérature. Il vit donc, pendant vingt ans, de la rente des trente-cinq mille francs qui lui restaient, et du produit de sa plume (produit fort mince). Or, il ne fait pas, pendant ces vingt ans, plus de dix mille francs de dettes nouvelles. Vous jugez que, dans ces conditions, il n'a pas dû se livrer souvent à des orgies néroniennes! Il s'est débattu jusqu'à la fin dans les plus cruels embarras d'argent. Sur ce point, sa correspondance fait mal à lire... Joignez à cela sa maladie nerveuse, dont il put bien hâter les progrès par des excès de toute sorte, mais qui était d'ailleurs héréditaire. «Mes ancêtres, écrit-il, idiots ou maniaques, dans des appartements solennels, tous victimes de terribles passions.»... Ah! le pauvre dandy, le pauvre mystificateur, le pauvre buveur d'opium, le pauvre diable de poète «diabolique»! Comme il faut le plaindre!

Eh bien! non, car, tout compte fait, il a trouvé et laissé après lui quelque chose. Son influence, après sa mort, a été très grande sur beaucoup de jeunes gens, et même sur des poètes d'un âge mûr. Le baudelairisme n'est peut-être pas une fantaisie négligeable dans l'histoire de la littérature. Il n'est pas tout entier, quoi qu'on en ait dit, dans l'application de deux ou trois procédés d'une certaine rhétorique. Quand j'ai lu pour la première fois les Fleurs du mal, je n'étais déjà plus un adolescent, et cependant j'en ai senti très vivement le charme particulier. Je les ai relues, et je voudrais vous dire l'espèce de plaisir qu'elles m'ont fait et ce que j'ai cru y voir. Mais le baudelairisme est difficile à définir. Je ne puis qu'indiquer très sommairement ce qu'il est, ou ce qu'il a l'air d'être.

C'est une des formes extrêmes, la moins spontanée et la plus maladive, de la sensibilité poétique. C'est tout un ensemble d'artifices, de contradictions volontaires. Essayons d'en noter quelques-unes.

On y trouve mêlés le réalisme et l'idéalisme. C'est la description outrée et complaisante des plus désolants détails de la réalité physique, et c'est, dans le même moment, la traduction épurée des idées et des croyances qui dépassent le plus l'impression immédiate que font sur nous les corps.—C'est l'union de la sensualité la plus profonde et de l'ascétisme chrétien. «Dégoût de la vie, extase de la vie», écrit quelque part Baudelaire. On raffine sur les sensations; on en crée presque de nouvelles par l'attention et par la volonté; on saisit des rapports subtils entre celles de la vue, celles de l'ouïe, celles de l'odorat (ces dernières surtout ont été recherchées de Baudelaire); on se délecte du monde matériel, et, en même temps, on le juge vain,—ou abominable.—C'est encore, en amour, l'alliance du mépris et de l'adoration de la femme, et aussi de la volupté charnelle et du mysticisme. On considère la femme comme une esclave, comme une bête, ou comme une simple pile électrique, et cependant on lui adresse les mêmes hommages, les mêmes prières qu'à la Vierge immaculée. Ou bien, on la regarde comme le piège universel, comme l'instrument de toute chute, et on l'adore à cause de sa funeste puissance. Et ce n'est pas tout: dans l'instant où l'on prétend exprimer la passion la plus ardente, on s'applique à chercher la forme la plus précieuse, la plus imprévue, la plus contournée, c'est-à-dire celle qui implique le plus de sang-froid et l'absence même de la passion.—Ou bien, pour innover encore dans l'ordre des sentiments, on se pénètre de l'idée du surnaturel, parce que cette idée agrandit les impressions, en prolonge en nous le retentissement; on pressent le mystère derrière toute chose; on croit ou l'on feint de croire au diable; on l'envisage tour à tour ou à la fois comme le père du Mal ou comme le grand Vaincu et la grande Victime; et l'on se réjouit d'exprimer son impiété dans le langage des pieux et des croyants. On maudit le «Progrès»; on déteste la civilisation industrielle de ce siècle, comme hostile au mystère; on la juge écœurante de rationalisme, et, en même temps, on jouit du pittoresque spécial que cette civilisation a mis dans la vie humaine et des ressources qu'elle apporte à l'art de développer la sensibilité...

Le baudelairisme serait donc, en résumé, le suprême effort de l'épicuréisme intellectuel et sentimental. Il dédaigne les sentiments que suggère la simple nature. Car les plus délicieux, ce sont les plus inventés, les plus savamment ourdis. Le fin du fin, ce sera la combinaison de la sensualité païenne et de la mysticité catholique, s'aiguisant l'une par l'autre,—ou de la révolte de l'esprit et des émotions de la piété. Comme rien n'égale en intensité et en profondeur les sentiments religieux (à cause de ce qu'ils peuvent contenir de terreur et d'amour), on les reprend, on les ravive en soi,—et cela, en pleine recherche des sensations les plus directement condamnées par les croyances d'où dérivent ces sentiments. On arrive ainsi à quelque chose de merveilleusement artificiel... Oui, je crois que c'est bien là l'effort essentiel du baudelairisme: unir toujours deux ordres de sentiments contraires et, au premier abord, incompatibles, et, au fond, deux conceptions divergentes du monde et de la vie, la chrétienne et l'autre, ou, si vous voulez, le passé et le présent. C'est le chef-d'œuvre de la Volonté (je mets, comme Baudelaire, une majuscule), le dernier mot de l'invention en fait de sentiments, le plus grand plaisir d'orgueil spirituel... Et l'on comprend qu'en ce temps d'industrie, de science positive et de démocratie, le baudelairisme ait dû naître, chez certaines âmes, du regret du passé et de l'exaspération nerveuse, fréquente chez les vieilles races...

Maintenant il va sans dire que le baudelairisme est antérieur à Baudelaire. Mais les Fleurs du mal en offrent l'expression la plus voulue, la plus ramassée et, somme toute, la plus remarquable jusqu'à présent. Sans doute, le souffle y est court et haletant; les obscurités et les impropriétés d'expression n'y sont pas rares,—ni même les banalités. Avec cela, une douzaine au moins de ces poèmes sont fort beaux. Et vous trouverez dans tout le livre de ces vers qui appartiennent en propre à Baudelaire, des vers qu'on n'avait pas faits avant lui, vers singuliers, «troublants», charmants, mystérieux, douloureux...

Ce qui a fait tort à Baudelaire, ce sont ses imitateurs, dont la plupart sont intolérables. Il leur doit de paraître aujourd'hui faux et suranné à beaucoup d'honnêtes gens. Mais lui-même avait écrit: «Créer un poncif, c'est le génie. Je dois créer un poncif. Il y a parfaitement réussi.

Le baudelairisme est bon à son heure, pour nous consoler de Voltaire, de Béranger, de M. Thiers, et des esprits qui leur ressemblent. Et réciproquement.[Retour à la Table des Matières]

PROSPER MÉRIMÉE[2]

Les Nouvelles de Prosper Mérimée sont toujours bonnes à lire, puisqu'elles sont parfaites, mais, à vingt ans, elles paraissent un peu sèches. C'est plus tard qu'on en goûte entièrement la saveur amère, fine et profonde: car elles expriment, je crois, l'état le plus distingué où se puisse reposer soit notre esprit, soit notre conscience.

On se lasse de bien des choses en littérature. On est frappé et dégoûté un jour de la part énorme de superflu que contiennent même beaucoup de belles œuvres. Oui, la peinture des mouvements de l'âme et des «passions de l'amour» est intéressante; mais c'est bien long, George Sand. Oui, les divers types de l'animal humain vivant en société, et ses rapports cachés ou visibles avec le milieu où il se développe, sont curieux à étudier; mais c'est bien long, Balzac. Oui, «le monde physique existe,» et il y a des arrangements de mots qui peuvent ressusciter dans notre imagination les objets absents; mais c'est bien long, Gautier. Oui, nous sommes enveloppés de mystère, et souvent notre raison côtoie la folie; mais c'est bien long, Edgar Poë. Oui, l'humanité dans son fond est abominable et féroce, et la nature n'a jamais connu la justice; mais c'est bien long, Zola,—et c'est bien gros.—Des artistes abondants nous décrivent le monde ou les hommes avec un luxe de détails dont nous n'avons que faire; car, nous aussi, nous savons regarder. Ils nous étalent leurs sentiments avec une insistance et une indiscrétion qui nous rebutent: car, nous aussi, nous savons sentir. Il nous suffisait d'être avertis, et «tout ça, c'est de la littérature.»

Or, lisez les courts récits de Mérimée. Mécanisme des passions, brutalité des instincts, caractères d'hommes, paysages, tristesse des choses, effroi de l'inexpliqué, jeux de l'amour et de la mort, tout cela s'y trouve noté brièvement et infailliblement, dans un style dont la simplicité et la sobriété sont égales à celles de Voltaire, avec quelque chose de plus serré, de plus prémédité, de plus aigu. Le choix des détails significatifs, le naturel et la propriété de l'expression y sont admirables. Cela ne paraît pas «écrit», et cela est sans défaut. C'est net, direct, un peu hautain. À une époque où le génie français s'épanchait avec une magnifique intempérance, au temps de la poésie romantique, au temps des romans débordés, Mérimée, comme Stendhal (mais avec plus de souci de l'art), restait sobre et mesuré, gardait tout le meilleur de la forme classique,—en y enfermant tout le plus neuf de l'âme et de la philosophie de notre siècle. C'est pourquoi son œuvre demeure. On dirait que sa sécheresse la conserve. «La mort n'y mord.» Et, quand nous relisons ces ouvrages d'une si harmonieuse pureté, nous sommes étonnés de tout ce qu'ils contiennent sans en avoir l'air; nous sommes ravis de cette exacte et précise traduction des choses, où rien d'essentiel n'a été omis, où n'a été admis rien de superflu; nous en développons la richesse secrète; nous nous apercevons que dans ces nouvelles, dont quelques-unes ont été composées voilà cinquante ou soixante ans, se trouvent déjà tous les sentiments, toutes les façons de voir et de concevoir le monde qui ont paru depuis et qui paraissent encore le plus originales. Réalisme, naturalisme, exotisme, pessimisme, toutes les écritures de Mérimée en sont profondément imprégnées. Mais ces sentiments divers sont tous comprimés et dominés chez lui par un autre sentiment, plus général, ou mieux par une manière d'être qui, jointe à la qualité particulière de son style, achève de donner sa marque à ce rare écrivain: car elle nous révèle, après la distinction incomparable de l'artiste, la suprême distinction de l'homme.

Cette exquise attitude de l'esprit, il faut voir comment elle naît et de quoi elle est faite. Elle suppose beaucoup de science et de désenchantement,—et beaucoup de pudeur et d'orgueil.

Au fond de ces contes si alertes, si rapides, d'un ton si détaché, où jamais l'auteur n'exprime directement son opinion sur les hommes ni sur les choses, qu'y a-t-il? La philosophie la plus affranchie d'illusions, la plus libre et la plus âcre sagesse.

C'est d'abord la vue la plus nette de ce qu'il y a de relatif dans la morale, et des différences foncières que les tempéraments, les siècles et les pays mettent entre les hommes.

Mateo abat son fils d'un coup de fusil pour avoir livré son hôte. Jadis, une balle l'a débarrassé d'un rival d'amour. Pour Mateo la trahison est un crime; le meurtre, non. (Mateo Falcone.)—Don Juan de Marana a été pieux, puis sa vie n'est que meurtres et débauches. Un jour, une vision l'épouvante et le convertit, et sa vie n'est que pénitence furieuse. Mais on a l'impression que, dans ces deux états si différents, la valeur morale de don Juan reste pareille: c'est la même créature humaine, ici débridée, là terrorisée. (Les Âmes du Purgatoire.)

Par conséquent, le déterminisme le plus radical.—Il est évident que, lorsque l'adjudant met sa montre sous le nez de Fortunato, l'enfant ne peut pas résister à la tentation. (Mateo Falcone.)—Le lieutenant Roger est loyal, généreux, brave jusqu'à la folie. Et un jour il triche au jeu, non par désespoir, non pour sauver sa maîtresse de la misère, mais pour voler. «Quand j'ai triché ce Hollandais, je ne pensais qu'à gagner vingt-cinq napoléons, voilà tout. Je ne pensais pas à Gabrielle, et voilà pourquoi je me méprise.» (La Partie de Trictrac.)

Puis, c'est la conception la plus tragique et la plus sombre de l'amour, passion fatale, inexplicable et cruelle. L'amour est l'ennemi-né de la raison, le recruteur de la folie et de la mort.—Auguste Saint-Clair a l'intelligence la plus lucide et la plus froide. Pour rien, pour un bibelot d'étagère, il devient jaloux du passé de sa maîtresse, cherche un duel absurde et y est tué. (Le Vase étrusque.)—Dona Teresa aime don Juan, qui a tué son père, continue de l'aimer au cloître, le revoit, consent à l'enlèvement et meurt de ne pas être enlevée, comme elle serait morte de l'avoir été. (Les Âmes du Purgatoire.)—Une statue antique de Vénus va, la nuit, étouffer dans ses bras d'airain un beau garçon qui, par jeu, lui a passé au doigt son anneau de fiançailles. (La Vénus d'Ille.) Ce n'est qu'un conte merveilleusement arrangé pour nous remplir d'inquiétude et d'effroi; mais cette Venus turbulenta, cette Vénus méchante, qui étouffe ceux qu'elle aime, c'est aussi, pour Mérimée, le symbole véridique de l'amour tel qu'il le conçoit d'ordinaire.

Le capitaine Ledoux est «un bon marin», qui, blessé à Trafalgar, a été congédié «avec d'excellents certificats.» Il s'est fait négrier. Un jour il emporte, outre sa marchandise noire, Tamango le marchand, qui a eu l'imprudence de venir réclamer à bord sa femme Ayché. Révolte des noirs soulevés par Tamango, et massacre de tout l'équipage. Après quoi les bons nègres, qui ne savent pas conduire le vaisseau, s'entre-mangent, et les derniers meurent de faim. (Tamango.) Il est impossible ni d'entasser plus d'horreurs, ni de les raconter avec plus de froideur et de précision que ne l'a fait Mérimée dans cette étonnante histoire de bestialité, de tortures et de sang. Et, si je ne devais m'en tenir aux récits rassemblés dans ce volume, combien d'autres où il paraît se complaire dans la peinture ou plutôt dans la notation tranquille de la stupidité, de la férocité et de la misère humaines! Il y a plus de «pessimisme» (puisque le mot est encore à la mode) dans telle nouvelle de Mérimée que dans tous les Rougon-Macquart.

Mais ce sentiment, il ne l'étale jamais, parce que c'est trop facile, et à la portée même des sots. Il ne s'attendrit ni ne s'indigne. Contre la vision du monde mauvais il a l'ironie, et c'est assez. Ironie presque inexprimée, mais continue, et condensée comme un élixir. Celle de Tamango est plus âcre et plus recuite que celle même des plus noirs chapitres de Candide. Je n'y sais de comparable que l'ironie de Gulliver. «...Il faut avoir de l'humanité, et laisser à un nègre au moins cinq pieds en longueur et deux en largeur pour s'ébattre, pendant une traversée de six semaines et plus, car enfin, disait Ledoux à son armateur pour justifier cette mesure libérale, les nègres, après tout, sont des hommes comme les blancs.»—«Cependant le pauvre Tamango perdait tout son sang. Le charitable interprète qui la veille avait sauvé la vie à six esclaves... lui adressa quelques paroles de consolation. Ce qu'il put lui dire, je l'ignore.»—«...Parmi les révoltés, les uns pleuraient; d'autres, levant les mains au ciel, invoquaient leurs fétiches et ceux des blancs.» Voilà le ton.

Donc la destinée n'est ni juste ni douce; le monde n'est point bon, et il est incompréhensible. Mais allons-nous geindre? ou bien allons-nous déclamer? Point; nous ne donnerons pas cette satisfaction à l'obscure puissance qui a fait tout cela. Vigny écrivait dans le Mont des Oliviers: «Si le ciel est muet, aveugle et sourd au cri des créatures...

Le juste opposera le dédain à l'absence,
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.

C'est aussi l'attitude de Mérimée. Mais son silence, à lui, est tout plein de raillerie. C'est un de ses plaisirs de se moquer de la vanité de toutes choses, et de ceux qui ne savent pas que tout est vanité,—mais de s'en moquer sans qu'ils s'en doutent, et sans descendre à la satire ni à la bouffonnerie, lesquelles sont indignes du sage par trop de passion ou d'expansion. Tout ce qu'il se permet, c'est de mystifier les autres, discrètement. Être seul à savoir que l'on raille, c'est le dernier raffinement de la raillerie. Mystifications, le Théâtre de Clara Gazul, la Guzla, la Vénus d'Ille, Lokis, etc.

Autre plaisir. Mérimée aime à voir se développer librement, bonne ou mauvaise, la bête humaine; et quand elle est belle, il n'est pas éloigné de lui croire tout permis. Il goûte par-dessus tout les époques et les pays de vie ardente, de passions fortes et intactes: le XVIe siècle, la Corse des maquis, l'Espagne picaresque.—Et ce sceptique a écrit le plus beau récit de bataille qui soit: L'enlèvement de la redoute.

Il put y avoir, dans la sérénité de ce pessimisme et dans la pudeur avec laquelle il se dissimule, quelque affectation; qui le nie? Cette attitude n'en a que plus de prix. Elle est l'effort d'une volonté très hautaine et d'un très délicat orgueil. Observer (comme fit Mérimée) les règles de la plus élégante honnêteté, et cela sans croire à rien d'absolu en morale, c'est une manière de protestation contre la réalité injuste; et c'est une protestation contre la réalité douloureuse que de ne pas daigner se plaindre devant les autres. Mérimée s'est montré, vis-à-vis de l'univers et de la cause première, quelle qu'elle soit, poli, retenu et dédaigneux, comme il était avec les hommes dans un salon. Sa philosophie toute négative s'est tournée en dandysme moral. C'est peut-être là sa plus essentielle originalité.

A-t-il beaucoup souffert pour en arriver là? Il nous dit, se peignant sous le nom de Saint-Clair: «Il était né avec un cœur tendre et aimant; mais, à un âge où l'on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries de ses camarades. Il était fier, ambitieux; il tenait à l'opinion comme y tiennent les enfants. Dès lors il se fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu'il regardait comme une faiblesse déshonorante. Il atteignit son but, mais sa victoire lui coûta cher. Il put celer aux autres les émotions de son âme trop tendre; mais, les renfermant en lui-même, il se les rendit cent fois plus cruelles. Dans le monde, il obtint la triste réputation d'insensible et d'insouciant; et dans la solitude, son imagination inquiète lui créait des tourments d'autant plus affreux qu'il n'aurait voulu en confier le secret à personne.»

Le croirons-nous? Si nous le croyons, l'œuvre de Mérimée n'en sera pas moins distinguée pour les raisons que j'ai dites, et l'homme en sera plus aimable. Croyons-le donc.[Retour à la Table des Matières]

BARBEY D'AUREVILLY

Vous vous rappelez les propos mélancoliques de Fantasio sur un monsieur qui passe: «.... Je suis sûr que cet homme-là a dans la tête un millier d'idées qui me sont absolument étrangères; son essence lui est particulière. Hélas! tout ce que les hommes se disent entre eux se ressemble: les idées qu'ils échangent sont presque toujours les mêmes dans toutes leurs conversations; mais dans l'intérieur de toutes ces machines isolées quels replis, quels compartiments secrets! C'est tout un monde que chacun porte en lui, un monde ignoré qui naît et qui meurt en silence. Quelles solitudes que ces corps humains!»

Nous avons tous éprouvé cela. L'humanité est comme une mêlée de masques. Pourtant—et vous en avez fait sûrement l'expérience,—parmi ces enveloppes mortelles, il y en a chez qui nous sentons ou croyons sentir une âme, une personne—peut-être parce que cette âme a quelque ressemblance intime avec la nôtre. Mais, par contre, ne vous est-il pas arrivé, en présence de tel homme obscur ou célèbre, de sentir que vous êtes bien réellement devant un masque impénétrable dont l'intérieur ne vous sera jamais révélé? J'ai eu souvent cette impression gênante. Il y a des hommes que j'ai rencontrés et à qui j'ai parlé vingt fois, et qui, j'en suis certain, me resteront toujours incompréhensibles. Il me semble qu'ils n'ont pas de centre, pas de «moi», qu'ils ne sont qu'un «lieu» où se succèdent des phénomènes physiologiques et intellectuels. Je perçois chez eux des séries de pensées, d'attitudes, de gestes; mais, quand ils me parlent, ce n'est point une personne qui me répond, c'est quelque merveilleux automate. Je pourrai les admirer; ils me communiqueront peut-être ou me suggéreront des idées, des sentiments que je n'aurais pas eus sans eux; mais j'ai, du premier coup, la certitude que je ne les aimerai jamais, que je n'aurai jamais avec eux aucune intimité, aucun abandon, et qu'ils seront éternellement pour moi des étrangers.

Ce que je dis là de certains hommes, je le dis aussi de certains écrivains.

M. Barbey d'Aurevilly m'étonne... Et puis... il m'étonne encore. On me cite de lui des mots d'un esprit surprenant, d'un tour héroïque, qui joignent l'éclat de l'image à l'imprévu de l'idée. On me dit qu'il parle toujours comme cela, et qu'il traverse la vie dans des habits spéciaux, redressé, embaumé, pétrifié dans une attitude d'éternelle chevalerie, de dandysme ininterrompu et d'obstinée jeunesse. C'est un maître écrivain, éloquent, abondant, magnifique, précieux, à panaches, à fusées, extraordinairement dénué de simplicité... Avec cela, il m'est plus étranger qu'Homère ou Valmiki. Il m'inspire l'admiration la plus respectueuse, mais la plus embarrassée, la plus effarée, la plus stupéfaite.

Ce n'est pas ma faute. Ces grands airs, ces gestes immenses, ces prédilections farouches, cette superstitieuse vision de l'aristocratie, cette peur et cet amour du diable, ce catholicisme qui ne recouvre aucune vertu chrétienne, cette impertinence travaillée, ces colères, ces indignations, cet orgueil, cette façon emphatique et terrible de prendre les choses..., j'ai une peine infinie à y entrer. Ce qui rend l'âme de M. d'Aurevilly peu accessible à ma bonhomie, ce n'est pas qu'il soit aristocrate dans un siècle bourgeois, absolutiste dans un temps de démocratie, et catholique dans un temps de science athée (je vois très bien comment on peut être tout cela); mais c'est plutôt la manière dont il l'est. Je n'ignore pas qu'en réalité les âmes n'appartiennent point toutes au temps qui les a fait naître, qu'il y a parmi nous des hommes du moyen âge, de la Renaissance et, si vous voulez, du XXe siècle. Je consens donc et même je suis charmé que M. d'Aurevilly soit à la fois un croisé, un mousquetaire, un roué et un chouan. Mais il l'est avec une si hyperbolique furie, une satisfaction si proclamée de n'être pas comme nous, un étalage si bruyant, une mise en scène si exaspérée, qu'une défiance m'envahit, que l'intérêt tendre que je tenais tout prêt pour ce revenant des siècles passés hésite, se trouble, tourne en étonnement, et que je ne crois plus avoir devant moi qu'un acteur fastueux, ivre de son rôle et dupe de son masque. Il est vrai que le labeur, l'excès même et, finalement, la sincérité de cette parade a sa beauté. Si ce n'est donc avec une sympathie spontanée et tranquille, ce sera du moins avec grande curiosité et révérence que je passerai en revue les divers artifices et mensonges M. d'Aurevilly—qui, au surplus, ne sont peut-être pas des artifices, mais de bizarres et grandioses illusions. Auquel cas (cela va sans dire) j'admets aisément que ce ne soient illusions qu'à mes yeux.

La grande illusion et la plus divertissante de M. d'Aurevilly, c'est assurément son catholicisme. Je pense qu'il a la foi. Du moins il professe hautement tous les dogmes et, par surcroît, s'émerveille volontiers, sans que cela en vaille toujours la peine, des «vues profondes de l'Église». Il écrira, par exemple: «Dans l'incertitude où l'on était sur le genre de mort de Jeanne, la charité du bon curé Caillemer n'eut point à s'affliger d'avoir à appliquer cette sévère et profonde loi canonique qui refuse la sépulture à toute personne morte d'un suicide et sans repentance.» Il considère comme «abjecte et perverse» toute autre doctrine que la doctrine catholique. Enfin il a la prétention d'être chaste; il raye courageusement d'un de ses romans un «détail libertin de trois lignes», s'imaginant sans doute qu'il n'y en a point d'autres dans toute son œuvre.

Voilà qui est bien. Mais, j'ai beau faire, rien ne me semble moins chrétien que le catholicisme de M. d'Aurevilly. Il ressemble à un plumet de mousquetaire. Je vois que M. d'Aurevilly porte son Dieu à son chapeau. Dans son cœur? je ne sais. L'impression qui se dégage de ses livres est plus forte que toutes les professions de foi de l'écrivain. «L'homme, lisons-nous dans l'Imitation, s'élève au-dessus de la terre sur deux ailes: la simplicité et la pureté.» Ces deux ailes manquent étrangement à l'auteur d'Une vieille maîtresse. Son œuvre entière respire les sentiments les plus opposés à ceux que doit avoir un enfant de Dieu: elle implique le culte et la superstition de toutes les vanités mondaines, l'orgueil, et la délectation dans l'orgueil, la complaisance la plus décidée et même l'admiration la plus éperdue pour les forts et les superbes, fussent-ils ennemis de Dieu. Les damnés exercent sur M. d'Aurevilly une irrésistible séduction. Il leur prête toujours des facultés mirifiques. Il n'admet pas qu'un damné puisse être un pied-plat ou un pauvre diable. L'abbé Sombreval, le prêtre athée et marié, qui feint de se convertir pour que sa fille ne meure pas; l'orgueilleux, farouche et impassible abbé de la Croix-Jugan, effroyable sous les cicatrices de son suicide manqué; le chevalier de Mesnilgrand, le truculent et flamboyant athée..., il les voit immenses, il les aime, il bouillonne d'admiration autour d'eux. Presque tous les héros des romans écrits par ce chrétien sont des athées, et qui ont du génie—et de grands cœurs. Il les considère avec un effroi plein de tendresses secrètes. Il est délicieusement fasciné par le diable.

Mais, si peut-être un peu de tremblement se mêle à son ingénue et violente sympathie pour les damnés, c'est avec pleine sécurité et c'est d'un amour sans mélange qu'il aime, qu'il glorifie les grands mondains, les illustres dandys, les viveurs profonds, les insondables dons Juans: Ryno de Marigny, le baron de Brassard, Ravila de Raviles, et combien d'autres! Il a un idéal de vie où s'amalgament Benvenuto Cellini, le duc de Richelieu et Georges Brummel. Savez-vous un idéal plus antichrétien?

Et est-ce sa critique, croyez-vous, qui lui vaudra le paradis? Je comprends et il me plaît que la critique d'un écrivain catholique soit intolérante à l'endroit des ennemis de la foi. Mais la critique de M. d'Aurevilly est d'une incroyable férocité. Elle sue le plus implacable orgueil. Quelques classiques, quelques écrivains ecclésiastiques, Balzac et Félicien Mallefille, c'est à peu près tout ce qu'elle épargne. M. d'Aurevilly regarde Lacordaire comme un prêtre insuffisant et douteux, et peu s'en faut qu'il ne taxe d'immoralité la Vie de sainte Marie-Madeleine. Sa critique est aussi étroite pour le moins et aussi impitoyable que celle de Louis Veuillot. Mais Veuillot était, je crois, «humble de cœur» malgré tout, et il y avait chez lui des coins de tendresse. Le catholicisme de M. d'Aurevilly ne contient pas une parcelle de charité—ni peut-être de justice. La religion ne lui est point une règle de vie, mais un costume historique et un habit de théâtre où il se drape en Scapamonte.

Et cela même, je l'avoue, est fort intéressant.

S'il n'est guère catholique, il n'est pas «diabolique» non plus, quoi qu'on en ait dit et bien qu'il le croie peut-être. On a fort exagéré la corruption de M. d'Aurevilly.

On parle beaucoup, depuis quelques années, de «catholicisme sadique» et de «péché de malice.» Il faut voir ce que c'est. Au fond, c'est quelque chose d'assez simple. C'est un sentiment qui tient tout entier dans le mot de cette Napolitaine qui disait que son sorbet était bon, mais qu'elle l'aurait trouvé meilleur s'il avait été un péché. Il consiste, à l'origine, à faire le mal, non pour les sensations agréables qu'on en retire, mais parce qu'il est le mal, à faire ce que défend Dieu uniquement parce que Dieu le défend. Sous cette forme primitive il est vieux comme le monde; c'est le crime de Satan: Non serviam. Il suppose nécessairement la foi.

Mais notre siècle a inventé une forme nouvelle du péché de malice, quelque chose de bâtard et de contradictoire: le péché de malice sans la foi, le plaisir de la révolte par ressouvenir et par imagination. On ne croit plus, et pourtant certains actes mauvais semblent plus savoureux parce qu'ils vont contre ce qu'on a cru. Par exemple, le ressouvenir des obligations de la pudeur chrétienne, encore qu'on ne se croie plus tenu par elles, nous rend plus exquis les manquements à cette pudeur. Nous concevons plus vivement, en effet, nous nous représentons dans un plus grand détail et nous perpétrons avec plus d'application l'acte qui passe pour péché que celui qui est moralement indifférent. L'idée de la loi violée (même quand nous n'y croyons plus) nous fait plus attentifs aux sensations dont la recherche constitue la violation de cette loi, et par conséquent les avive, les affine et les prolonge. C'est pourquoi, depuis Baudelaire, beaucoup de poètes et de romanciers se sont plu à mêler les choses de la religion à celles de la débauche et à donner à celle-ci une teinte de mysticisme. Il est vrai que ce mysticisme simulé peut quelquefois redevenir sincère; car la conscience de l'incurable inassouvissement du désir et de sa fatalité, le détraquement nerveux qui suit les expériences trop nombreuses et qui dispose aux sombres rêveries, tout cela peut faire naître chez le débauché l'idée d'une puissance mystérieuse à laquelle il serait en proie. Dans l'antique Orient, les cultes mystiques ont été les cultes impurs. Cette alliance de la songerie religieuse et de l'enragement charnel, des jeunes gens l'ont appelée «satanique». Comme il leur plaira! Ce satanisme est, en somme, un divertissement assez misérable, et il ne prête qu'à un nombre d'effets littéraires extrêmement restreint.

Eh bien, il faut le dire à l'honneur de M. d'Aurevilly, s'il y a chez lui du satanisme, ce n'est point celui-là. Son satanisme consiste simplement à voir partout le diable—et, d'abord, à nous raconter, avec complaisance et en s'excitant sur ce qu'ils ont d'extraordinaire, des actes d'impiété ou des cas surprenants de perversion morale.

Mlle Alberte, qui sort du couvent, met, pendant le dîner, son pied sur celui de l'officier qui est en pension chez ses parents, de bons bourgeois de petite ville. Un mois après, sans avoir rien dit, elle entre une nuit dans la chambre de l'officier et se livre, toujours sans dire un mot (le Rideau cramoisi).—Le comte Serlon de Savigny empoisonne sa femme, de complicité avec sa maîtresse Hauteclaire, fille d'un prévôt, avec laquelle il fait des armes toutes les nuits. Puis il épouse Hauteclaire, et tous deux sont et restent parfaitement heureux (le Bonheur dans le crime).—La comtesse de Stasseville, froide, spirituelle et mystérieuse, a pour amant, sans que personne s'en doute, un gentleman très fort au whist, Mermor de Kéroël. Elle empoisonne sa fille par jalousie. Elle a la manie de mâchonner continuellement des tiges de résédas, et, après sa mort, on trouve dans son salon, au fond d'une caisse de résédas, le cadavre d'un enfant (le Dessous des cartes d'une partie de whist).—Pendant la Terreur, l'abbé Reniant, prêtre défroqué, jette aux cochons des hosties consacrées: ces hosties avaient été confiées par des prêtres à une pauvre sainte fille qui les portait «entre ses tétons,»—Le major Ydow, quand il découvre que sa femme Pudica n'était qu'une courtisane, brise l'urne de cristal où il gardait le cœur de l'enfant mort qu'il avait cru son fils, et lui jette à la tête ce cœur qu'elle lui renvoie comme une balle. «C'est la première fois certainement que si hideuse chose se soit vue! un père et une mère se souffletant tour à tour le visage avec le cœur mort de leur enfant!» (À un dîner d'athées.)—Le duc de Sierra-Leone, ayant soupçonné don Esteban d'être l'amant de la duchesse, le fait étrangler par ses nègres, puis lui arrache le cœur et le donne à manger à ses chiens. La duchesse, qui est innocente, se fait fille publique pour se venger. «Je veux mourir, dit-elle à l'un de ses clients d'une nuit, où meurent les filles comme moi... Avec ma vie ignominieuse de tous les soirs, il arrivera bien qu'un jour la putréfaction de la débauche saisira et rongera enfin la prostituée et qu'elle ira tomber par morceaux et s'éteindre dans quelque honteux hôpital. Oh! alors ma vie sera payée, ajouta-t-elle avec l'enthousiasme de la plus affreuse espérance; alors il sera temps que le duc de Sierra-Leone apprenne comment sa femme, la duchesse de Sierra-Leone, aura vécu et comment elle meurt» (la Vengeance d'une femme). Et, c'est ainsi que M. d'Aurevilly nous terrorise. Mais ce satanisme est un peu celui d'un Croque-mitaine.

Ou bien encore M. d'Aurevilly nous montre, dans des faits inexplicables, l'action directe du diable. Jeanne le Hardouey voit un jour à l'église l'abbé de la Croix-Jugan. La face mutilée du prêtre est horrible. Mais Jeanne est prise pour lui d'un effroyable amour; et, comme elle ne peut ni dompter sa passion ni l'assouvir, elle se jette dans une mare. Un berger, qui la haïssait, le lui avait prédit. Peut-être lui a-t-il jeté un sort?... (L'Ensorcelée.) La vieille Malgaigne, qui a eu jadis des rapports avec le diable, prédit à l'abbé Sombreval qu'il finira dans l'étang de Quesnay... Et, en effet, le prêtre athée, après avoir déterré sa fille dont il a causé involontairement la mort, se précipite dans l'étang avec le cadavre... (le Prêtre marié).—Ryno de Marigny épouse par amour l'idéale et liliale Hermengarde de Polastron, avec le consentement de sa vieille maîtresse, l'Espagnole Vellini. «Va! lui dit la Vellini: tu me reviendras!» Et il lui revient, tout en continuant d'aimer Hermengarde. C'est que Ryno et la Vellini ont bu du sang l'un de l'autre; rien à faire contre cela: c'est un «sort», une «possession» (Une vieille maîtresse). Presque tous les héros de M. d'Aurevilly sont des «ensorcelés».

Cette croyance, si triomphalement affichée, à l'action du diable et à son ingérence dans les affaires humaines, peut paraître piquante, surtout quand on se rappelle le caractère si peu chrétien du catholicisme de M. d'Aurevilly. Mais tout cela est au fond, assez innocent. Il me semble même que celui qui, croyant au diable, l'aimerait par enfantillage et romantique bravade, ne serait pas, après tout, un être si diabolique; car il resterait un croyant, il aurait de l'univers une conception très ferme et très décidée: il ne serait qu'un manichéen qui s'amuse à faire un mauvais choix. Le vrai satanisme, c'est la négation de Satan aussi bien que de Dieu, c'est le doute, l'ironie, l'impossibilité de s'arrêter à une conception du monde, la persuasion intime et tranquille que le monde n'a point de sens, est foncièrement inutile et inintelligible... De ce satanisme-là, il y en a plus dans telle page de Sainte-Beuve, de Mérimée ou de M. Renan, que dans ces ingénues Diaboliques.

Le plus fâcheux, c'est que le surnaturel des histoires de M. d'Aurevilly est la suppression de toute psychologie. Le farouche écrivain développe, exprime violemment, abondamment—et longuement—les actes et les sentiments de ses personnages: il ne les explique jamais, et ne saurait en effet les expliquer sans éliminer le diable—auquel il tient plus qu'à tout. Or il semble bien que M. d'Aurevilly prenne pour profondeur cette absence d'explication. Et ce sera là, si vous le voulez bien, sa troisième illusion.

Et voici la quatrième. Elle consiste dans une foi absolue, imperturbable, à la suprématie physique et intellectuelle, à l'esprit, à la beauté, à l'élégance, au «je ne sais quoi» des hommes et des femmes du faubourg Saint-Germain. Le faubourg! M. d'Aurevilly y croit encore plus que Balzac! Toutes ses grandes dames et tous ses gentilshommes sont, sans exception, des créatures quasi surhumaines. Il écrit couramment (et je ne sais si vous sentez comme moi ce qu'il y a d'impayable dans l'intonation à la fois hautaine et familière et, pour ainsi dire, dans le «geste» de ces phrases): «Spirituelles, nobles, du ton le plus faubourg Saint-Germain, mais ce soir-là hardies comme des pages de la maison du roi, quand il y avait une maison du roi et des pages, elles furent d'un étincellement d'esprit, d'un mouvement, d'une verve et d'un brio incomparables.»—«Il fallait qu'il fût trouvé de très bonne compagnie pour ne pas être souvent trouvé de la mauvaise. Mais, quand on en est réellement, vous savez bien qu'on se passe tout, au faubourg Saint-Germain!»—«Elle était jeune, riche, d'un nom superbe, belle, spirituelle, d'une large intelligence d'artiste, et naturelle avec cela, comme on l'est dans votre monde, quand on l'est!...»

Mais cette illusion se rattache à une autre plus générale et qui a été celle de tous les romantiques. M. d'Aurevilly croit qu'il n'y a d'intéressant que l'extraordinaire. Ce n'est chez lui que Laras immenses, dons Juans prodigieux, Rolands surnaturels, femmes fatales, Messalines démesurées, ou saintes de vitrail plus saintes que les anges. Le gonflement est universel. Il y a dans l'Ensorcelée une pauvresse, ancienne fille de joie, Clotilde Mauduit: elle devient sibylline, monumentale de mystère, de dignité et d'orgueil. M. d'Aurevilly a, comme Balzac, des extases et des émerveillements bruyants devant ses personnages. Et c'est, dans les détails comme dans les conceptions d'ensemble, un romantisme effréné et puéril. «... Je me suis piqué la veine où tu as bu, écrit Vellini à Ryno, et je trace ces mots à peine lisibles avec l'épingle de mes cheveux sur cette feuille arrachée d'un vieux missel...» Et dire que c'est tout le temps comme cela! Comprenez-vous qu'au moment même où je cherche à mettre mes impressions en ordre, il m'en reste encore quelque ahurissement?

La dernière illusion (est-ce la dernière?) de M. d'Aurevilly consiste à croire que le dandysme est quelque chose de considérable et qui fait honneur à l'esprit humain. Il a toujours été très préoccupé du dandysme et a consacré un volume à Georges Brummel. Voici, je pense, les raisons de ce goût singulier.

L'œuvre que se propose le dandysme est très paradoxale et très difficile. Généralement on ne domine les hommes que par la puissance matérielle, par le génie des arts ou des sciences, quelquefois par l'ascendant de la vertu. Les agréments extérieurs, l'élégance des habits, la politesse des manières, tout cela passe, non seulement aux yeux des sages, mais même aux yeux des gens du monde quand il s'avisent d'être sérieux, pour des avantages très inférieurs à l'esprit, aux talents et à la valeur morale.

Or le dandy entreprend de modifier du tout au tout cette opinion si profondément enfoncée chez les hommes par une philosophie traditionnelle et banale et de bouleverser la hiérarchie des mérites. Délibérément, il fait son tout de ces avantages prétendus futiles. C'est aux choses qui ont le moins d'importance qu'il se pique d'en attacher le plus. Et cette vue volontairement absurde du monde, il arrive à l'imposer aux autres. Il réussit à faire croire à la partie oisive et riche de la société que d'innover en fait d'usages mondains, de conventions élégantes, d'habits, de manières et d'amusements, c'est aussi rare, aussi méritoire, aussi digne de considération que d'inventer et de créer en politique, en art, en littérature. Il spiritualise la mode. D'un ensemble de pratiques insignifiantes et inutiles il fait un art qui porte sa marque personnelle, qui plaît et qui séduit à la façon d'un ouvrage de l'esprit. Il communique à de menus signes de costume, de tenue et de langage, un sens et une puissance qu'ils n'ont point naturellement. Bref, il fait croire à ce qui n'existe pas. Il «règne par les airs», comme d'autres par les talents, par la force, par la richesse. Il se fait, avec rien, une supériorité mystérieuse que nul ne saurait définir, mais dont les effets sont aussi réels et aussi grands que ceux des supériorités classées et reconnues par les hommes. Le dandy est un révolutionnaire et un illusionniste.

Mais il y a plus: cette royauté des manières, qu'il élève à la hauteur des autres royautés humaines, il l'enlève aux femmes, qui seules semblaient faites pour l'exercer. C'est à la façon et un peu par les moyens des femmes qu'il domine. Et cette usurpation de fonctions, il la fait accepter par les femmes elles-mêmes et, ce qui est encore plus surprenant, par les hommes. Le dandy a quelque chose d'antinaturel, d'androgyne, par où il peut séduire infiniment.

Au reste, le dandy est très réellement un artiste à sa manière. C'est toute sa vie qui est son œuvre d'art à lui. Il plaît et règne par les apparences qu'il donne à sa personne physique, comme l'écrivain par ses livres. Et il plaît tout seul, sans le secours d'autrui. Ce n'est pas, comme le comédien, la pensée d'un autre qu'il interprète avec sa personne et son corps. Aussi le vrai dandy me paraît-il venir, dans l'échelle des mérites, au-dessus du grand comédien.

Enfin, la fonction du dandy est éminemment philosophique. Comme il fait quelque chose avec le néant, comme ses inventions consistent en des riens parfaitement superflus et qui ne valent que par l'opinion qu'il en a su donner, il nous apprend que les choses n'ont de prix que celui que nous leur attachons, et que «l'idéalisme est le vrai». Et comme, ayant pris la mieux reconnue des vanités, il a su l'égaler aux occupations qui passent pour les plus nobles, il nous fait aussi entendre par là que tout est vain.

Seulement, pour que le dandy soit tout ce que j'ai dit, une condition est nécessaire: il ne faut pas qu'il soit dupe de lui-même. Il faut qu'il ait conscience de la profonde ironie et du paradoxe effrayant de son œuvre. M. d'Aurevilly en a-t-il conscience?

C'est la question que je me pose sans cesse en parlant de lui. Et de là mon embarras. Est-il dupe des sentiments extraordinaires qu'il affiche, de son dandysme, de son catholicisme, de son satanisme un peu enfantin, de ses préjugés sur l'aristocratie? Qui distinguera son masque de son visage? Je crois que ce qu'il y a de sincère en lui, c'est le goût de la grandeur, de la force, de l'héroïsme, et la joie de se sentir «différent» de ses contemporains. Il a certes l'imagination puissante et parfois épique (le Chevalier Destouches). Mais l'outrance énorme et continue de son expression donne à tous ses livres un air théâtral, une apparence d'artifice. Il a beau avoir de terribles trompettes dans la voix et faire des gestes tout à fait sublimes, je suis effrayé de voir à combien peu se réduit le noyau substantiel de ces œuvres redondantes. Parmi des affirmations d'idéalisme et de foi catholique ou aristocratique développées avec furie, je vois s'agiter des figures étranges et plus qu'humaines; mais je vous jure que je ne les sens pas vivre. Je trouve des passions singulières et d'une énergie féroce; mais de tous ces drames vous n'extrairez pas, j'en ai peur, une goutte de vraie pitié ni de simple tendresse. Toute cette œuvre où s'épand une imagination si riche, où roule une si vertigineuse rhétorique, je me dis que, si elle est retentissante, c'est peut-être à la façon d'une armure vide, et que si elle est empanachée, c'est peut-être comme un catafalque qui recouvre le néant. Cet écrivain catapultueux n'est-il donc que le dernier et le plus forcené des romantiques? Qu'y a-t-il au juste dans son fait? Histrionisme magnanime ou snobisme majestueux? J'hésite et je m'étonne... Et, tandis que je demeure stupide, je me rappelle cette réplique de Mesnilgrand dans le Dîner d'athées:

«Mon cher, les hommes... comme moi n'ont été faits de toute éternité que pour étonner les hommes... comme toi!»

Je me le tiens pour dit, et je tâche de transformer mon étonnement en admiration. Après tout, l'outrance et l'artifice portés à ce point deviennent des choses rares et qu'il faut ne considérer qu'avec respect. Mettons, pour sortir de peine, que le chef-d'œuvre de M. d'Aurevilly, c'est M. d'Aurevilly lui-même. Quelle que soit dans son personnage la part de la nature et de la volonté, la constance, la sûreté, la maîtrise infaillible avec lesquelles il a soutenu ce rôle ne sont pas d'un médiocre génie. S'est-il contenté d'achever, de pousser à leur maximum d'expression les traits naturels de sa personne physique et morale? Ou bien est-ce un masque qu'il s'est composé de toutes pièces et qu'il s'est appliqué? On ne sait; et sans doute lui-même ne saurait plus le dire. Si c'est un masque, quel prodige de l'art! Ah! comme il tient! et depuis combien d'années! secrètement réparé peut-être, mais toujours intact aux yeux, sans un trou, sans une fêlure. Soyez tranquille, la mort le prendra debout, niant le temps, la tête haute, superbe et redressé, et s'épandant en propos fastueux. Quelle force d'âme, quand on y songe, dans cet acharnement à garder jusqu'au bout, en présence des autres hommes, l'apparence et la forme extérieure du personnage spécial qu'on a rêvé d'être et qu'on a été! C'est de l'héroïsme tout simplement, et, je vous prie de donner au mot tout son sens. Et si c'est de l'héroïsme inutile et incompris, c'est d'autant plus beau.[Retour à la Table des Matières]

M. PAUL VERLAINE[3]
ET
LES POÈTES «SYMBOLISTES» & «DÉCADENTS»

I.

Peut-être, au risque de paraître ingénu, vais-je vous parler des poètes symbolistes et décadents. Pourquoi? D'abord par un scrupule de conscience. Qui sait s'ils sont, autant qu'ils en ont l'air, en dehors de la littérature, et si j'ai le droit de les ignorer?—Puis par un scrupule d'amour-propre. Je veux faire comme Paul Bourget, qui se croirait perdu d'honneur si une seule manifestation d'art lui était restée incomprise.—Enfin, par un scrupule de curiosité. Il se peut que ces poètes soient intéressants à étudier et à définir, et que leur personne ou leur œuvre me communique quelque impression non encore éprouvée. Mais, comme j'ai au fond l'esprit timide, j'ai besoin, avant de tenter l'aventure, de m'entourer de quelques précautions. Je m'abrite derrière deux hypothèses, invérifiables l'une et l'autre, et que je n'ai qu'à donner comme telles pour n'être point accusé soit de témérité, soit de snobisme.

Premièrement, je suppose que les poètes dits décadents ne sont point de simples mystificateurs. À dire vrai, je suis tenté de les croire à peu près sincères—non point parce qu'ils sont terriblement sérieux, solennels et pontifiants, mais parce que voilà déjà longtemps que cela dure, sans un oubli, sans une défaillance. Il ne leur est jamais échappé un sourire. Une mystification si soutenue, qui réclamerait un tel effort, et un effort si disproportionné avec le plaisir ou le profit qu'on en retire, serait, il me semble, au-dessus des forces humaines. Puis j'ai coudoyé quelques-uns de ces initiés, et j'ai eu, sur d'autres, des renseignements que j'ai lieu de croire exacts. Il m'a paru que la plupart étaient de bons jeunes gens, d'autant de candeur que de prétention, assez ignorants, et qui n'avaient point assez d'esprit pour machiner la farce énorme dont on les accuse et pour écrire par jeu la prose et les vers qu'ils écrivent. Enfin, leur ignorance même et la date de leur venue au monde (qui fait d'eux des esprits très jeunes lâchés dans une littérature très vieille, des sortes de barbares sensuels et précieux), leur vie de noctambules, l'abus des veilles et des boissons excitantes, leur désir d'être singuliers, la mystérieuse névrose (soit qu'ils l'aient, qu'ils croient l'avoir ou qu'ils se la donnent), il me semble que tout cela suffirait presque à expliquer leur cas et qu'il n'est point nécessaire de suspecter leur bonne foi.

Secondement, je suppose que le «symbolisme» ou le «décadisme» n'est pas un accident totalement négligeable dans l'histoire de la littérature. Mais j'ai sur ce point des doutes plus sérieux que sur le premier. Certes on avait déjà vu des maladies littéraires: le «précieux» sous diverses formes (à la Renaissance, dans la première moitié du XVIIe siècle, au commencement du XVIIIe), puis les «excès» du romantisme, de la poésie parnassienne et du naturalisme. Mais il y avait encore beaucoup de santé dans ces maladies; même la littérature en était parfois sortie renouvelée. Et surtout la langue avait toujours été respectée dans ces tentatives. Les «précieux» et les «grotesques» du temps de Louis XIII, les romantiques et les parnassiens avaient continué de donner aux mots leur sens consacré, et se laissaient aisément comprendre. Il y a plus: les jeux d'un Voiture ou ceux d'un Cyrano de Bergerac exigeaient, pour être agréables, une grande précision et une grande propriété dans les termes. C'est la première fois, je pense, que des écrivains semblent ignorer le sens traditionnel des mots et, dans leurs combinaisons, le génie même de la langue française et composent des grimoires parfaitement inintelligibles, je ne dis pas à la foule, mais aux lettrés les plus perspicaces. Or je pourrais sans doute accorder quelque attention à ces logogriphes, croire qu'ils méritent d'être déchiffrés, et qu'ils impliquent, chez leurs auteurs, un état d'esprit intéressant, s'il m'était seulement prouvé que ces jeunes gens sont capables d'écrire proprement une page dans la langue de tout le monde; mais c'est ce qu'ils n'ont jamais fait. Cependant, puisqu'une curiosité puérile m'entraîne à les étudier, je suis bien obligé de présumer qu'ils en valent la peine, et je maintiens ma seconde hypothèse.

II.

... En bien, non! je ne parlerai pas d'eux, parce que je n'y comprends rien et que cela m'ennuie. Ce n'est pas ma faute. Simple Tourangeau, fils d'une race sensée, modérée et railleuse, avec le pli de vingt années d'habitudes classiques et un incurable besoin de clarté dans le discours, je suis trop mal préparé pour entendre leur évangile. J'ai lu leurs vers, et je n'y ai même pas vu ce que voyait le dindon de la fable enfantine, lequel, s'il ne distinguait pas très bien, voyait du moins quelque chose. Je n'ai pu prendre mon parti de ces séries de vocables qui, étant enchaînés selon les lois d'une syntaxe, semblent avoir un sens, et qui n'en ont point, et qui vous retiennent malicieusement l'esprit tendu dans le vide, comme un rébus fallacieux ou comme une charade dont le mot n'existerait pas...

En ta dentelle où n'est notoire
Mon doux évanouissement,
Taisons pour l'âtre sans histoire
Tel vœu de lèvres résumant.

Toute ombre hors d'un territoire
Se teinte itérativement
À la lueur exhalatoire
Des pétales de remuement...

J'ai pris ces vers absolument au hasard dans l'un des petits recueils symbolistes, et j'ai eu la naïveté de chercher, un quart d'heure durant, ce qu'ils pouvaient bien vouloir dire. J'aurais mieux fait de passer ce temps à regarder les signes gravés sur l'obélisque de Louqsor; car du moins l'obélisque est proche d'un fort beau jardin, et il est rose, d'un rose adorable, au soleil couchant... Si les vers que j'ai cités n'ont pas plus de sens que le bruit du vent dans les feuilles ou de l'eau sur le sable, fort bien. Mais alors j'aime mieux écouler l'onde ou le vent.

L'un d'eux, pourtant, nous a exposé ce qu'ils prétendaient faire dans une brochure modestement intitulée Traité du verbe, avec Avant-dire de Stéphane Mallarmé. On y voit qu'ils ont inventé (paraît-il) deux choses: le symbole et l'instrumentation poétique.

L'auteur du Traité du verbe nous explique ce que c'est que le symbole:

«Agitons que pour le repos vespéral de l'amante le poète voudrait le site digne qui exhalât vaporeusement le mot aimer.

«Or, en quête sous les ramures, il s'est lassé, et la nuit est venue sur la vanité de son espoir présomptueux: parmi l'air le plus pur de désastre, en le plus plaisant lieu une voix disparate, un pin sévèrement noir ou quelque rouvre de trop d'ans s'opposait à l'intégral salut d'amour, et la velléité dès lors inerte demeurait muette, sans même la conscience mélancolique de son mutisme.

«Voudras-tu, poète, te résigner?

«Non, et les lieux inutiles reverront sa visite: les pierres nuées qui lui plurent, il les ordonnera négligemment en un parterre de mousse dont il garde le puéril souvenir: par son unique vouloir esseulées, hors de mille s'étrangeront là quelques ramures vertes virginalement sur de droits rêves, et perplexes quand sous elles il laissera qui prévalaient d'oiseaux tels rameaux morts gésir, et devinée mieux que vue aux dentelles des verdures amènera large et molle une rivière où des lis gigantesques: un torse nu de vierge en l'eau s'ornera d'une toison mêlée à l'heure d'un soleil saignant son or mourant.

«Alors pourra venir celle-là: et l'amante au seuil très noblement s'alanguira, comprenant, sa rougeur d'ange exquisement éparse parmi le doux soir, l'Hymen immortel mêlé d'oubli et d'appréhension qui de son murmure visible emplira le site créé.»

Cela veut dire, sauf erreur:

—Supposons que le poète veuille, pour que l'amante y dorme le soir, un paysage digne d'elle et qui fasse rêver d'amour. Ce paysage idéal, il le demandera vainement à la nature: toujours quelque détail disparate y rompra l'harmonie rêvée. Alors il fera son choix dans les matériaux que lui offre le monde réel. Il disposera à son gré les pierres nuancées; il arrangera les ramures droites sur les troncs élancés ou pliants et chargés d'oiseaux; il sèmera le gazon de branches mortes et laissera entrevoir, parmi la feuillée, une large rivière, avec de grands lis et un torse de vierge, etc.

Et plus loin:

«L'heure n'est étrange, désormais, de resserrer d'un nœud solide les preuves sans ire émises, violettes faveurs de mon songe.»

Cela veut dire: «Résumons-nous.»

«L'idée, qui seule importe, en la vie est éparse.

«Aux ordinaires et mille visions (pour elles-mêmes à négliger) où l'Immortelle se dissémine, le logique et méditant poète les lignes saintes ravisse, desquelles il composera la vision seule digne: le réel et suggestif SYMBOLE d'où, palpitante pour le rêve, en son intégrité nue se lèvera l'Idée première et dernière ou vérité.»

Cela signifie, je crois, en langage humain, que certaines formes, certains aspects du monde physique font naître en nous certains sentiments, et que, réciproquement, ces sentiments évoquent ces visions et peuvent s'exprimer par elles. Cela signifie aussi, par suite, que le poète ne copie pas exactement la réalité, mais ne lui emprunte que ce qui correspond, en elle, à l'impression qu'il veut traduire... Mais est-ce qu'il ne vous semble pas que nous nous doutions un peu de ces choses?

L'invention des symbolistes consiste peut-être à ne pas dire quels sentiments, quelles pensées ou quels états d'esprit ils expriment par des images. Mais cela même n'est pas neuf. Un SYMBOLE est, en somme, une comparaison prolongée dont on ne nous donne que le second terme, un système de métaphores suivies. Bref, le symbole, c'est la vieille «allégorie» de nos pères. Horreur! la pièce de Mme Deshoulières: «Dans ces prés fleuris...» est un symbole! Et c'est un symbole que le Vase brisé, si vous rayez les deux dernières strophes.

Seulement, prenez garde: si vous les rayez, celles qui resteront seront toujours charmantes; mais vous verrez qu'elles n'exprimeront plus rien de bien précis, qu'elles ne vous suggéreront plus que l'idée vague d'une brisure, d'une blessure secrète. Les symboles précis et clairs par eux-mêmes sont assez peu nombreux. Il est très vrai que la plus belle poésie est faite d'images, mais d'images expliquées. Si vous ôtez l'explication, vous ne pourrez plus exprimer que des idées ou des sentiments très généraux et très simples: naissance ou déclin d'amour, joie, mélancolie, abandon, désespoir... Et ainsi (c'est où je voulais en venir) le symbolisme devient extrêmement commode pour les poètes qui n'ont pas beaucoup d'idées.

Et voici la seconde découverte des symbolistes hagards.

On soupçonnait, depuis Homère, qu'il y a des rapports, des correspondances, des affinités entre certains sons, certaines formes, certaines couleurs et certains états d'âme. Par exemple, on sentait que les a multipliés étaient pour quelque chose dans l'impression de fraîcheur et de paix que donne ce vers de Virgile:

Pascitur in silva magna formosa juvenca.

On sentait que la douceur des u et la tristesse des é prolongés par des muettes contribuaient au charme de ces vers de Racine:

Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée!

On n'ignorait pas que les sons peuvent être éclatants ou effacés comme les couleurs, tristes ou joyeux comme les sentiments. Mais on pensait que ces ressemblances et ces rapports sont un peu fuyants, n'ont rien de constant ni de rigoureux, et qu'ils nous sont pour le moins indiqués par le sens des mots qui composent la phrase musicale. Si les u et les é du distique de Racine nous semblent correspondre à des sons de flûte ou à des teintes de crépuscule, c'est bien un peu parce que ce distique exprime en effet une idée des plus mélancoliques.

Mais si l'on vous demandait à quels instruments de musique, à quelles couleurs, à quels sentiments correspondent exactement les voyelles et les diphtongues et leurs combinaisons avec les consonnes, vous seriez, j'imagine, fort empêché. Et si l'on vous disait que ce misérable Arthur Rimbaud a cru, par la plus lourde des erreurs, que la voyelle u était verte, vous n'auriez peut-être pas le courage de vous indigner; car il vous paraît également possible qu'elle soit verte, bleue, blanche, violette et même couleur de hanneton, de cuisse de nymphe émue, ou de fraise écrasée.

Or écoutez bien! A est noir, e blanc, i bleu, o rouge, u jaune.

Et le noir, c'est l'orgue; le blanc, la harpe; le bleu, le violon; le rouge, la trompette; le jaune, la flûte.

Et l'orgue exprime la monotonie, le doute et la simplesse (sic); la harpe, la sérénité; le violon, la passion et la prière; la trompette, la gloire et l'ovation; la flûte, l'ingénuité et le sourire.

Et vous pourrez voir dans le Traité du verbe, déterminées avec la même précision et pour l'éternité, les nuances de son, de timbre, de couleur et de sentiment qui résultent des diverses combinaisons des voyelles entre elles ou avec les consonnes.

Faisons un acte de foi.

Le bon Sully-Prudhomme ne demandait pas mieux que de le faire. Il disait humblement à un jeune «instrumentiste» qui était venu lui rendre visite:

—Pardonnez-moi. J'essaye de comprendre ce que vous voulez faire. Vous ne considérez, n'est-ce pas, que la valeur musicale des mots, sans tenir compte de leur sens?

Le bon jeune homme répondit:

—Nous en tenons compte dans une certaine mesure.

—Mais alors, dit Sully, prenez garde: vous allez être obscurs.

Dans quelle mesure les jeunes symbolards tiennent encore compte du sens des mots, c'est ce qu'il est difficile de démêler. Mais cette mesure est petite; et, pour moi, je ne distingue pas bien les endroits où ils sont obscurs de ceux où ils ne sont qu'inintelligibles.

Pourtant, dans toute erreur il y a, comme dit Shakespeare, une âme de vérité. Si ces jeunes gens voulaient être raisonnables, s'ils ne gâtaient point par de damnables exagérations l'évangile qu'ils nous apportent, on s'apercevrait qu'ils ont fait deux belles découvertes et bien inattendues (car il n'y a guère plus de six mille ans qu'on les connaissait).

Ils ont découvert la métaphore et l'harmonie imitative[4]!

III.

Est-ce à dire qu'il n'y eût plus rien à découvrir en poésie?

Je ne dis pas cela. Il y avait quelque chose peut-être. Quoi? je ne sais. Quelque chose de moins précis, de moins raisonnable, de moins clair, de plus chantant, de plus rapproché de la musique que la poésie romantique et parnassienne. Notre poésie a toujours trop ressemblé à de la belle prose. Ceux mêmes qui y ont mis le moins de raison en ont encore trop mis. Imaginez quelque chose d'aussi spontané, d'aussi gracieusement incohérent, d'aussi peu oratoire et discursif que certaines rondes enfantines et certaines chansons populaires, des séries d'impressions notées comme en rêve. Mais supposez en même temps que ces impressions soient très fines, très délicates et très poignantes, qu'elles soient celles d'un poète un peu malade, qui a beaucoup exercé ses sens et qui vit à l'ordinaire dans un état d'excitation nerveuse. Bref, une poésie sans pensée, à la fois primitive et subtile, qui n'exprime point des suites d'idées liées entre elles (comme fait la poésie classique), ni le monde physique dans la rigueur de ses contours (comme fait la poésie parnassienne), mais des états d'esprit où nous ne nous distinguons pas bien des choses, où les sensations sont si étroitement unies aux sentiments, où ceux-ci naissent si rapidement et si naturellement de celles-là qu'il nous suffit de noter nos sensations au hasard et comme elles se présentent pour exprimer par là même les émotions qu'elles éveillent successivement dans notre âme...

Comprenez-vous?... Moi non plus. Il faut être ivre pour comprendre. Si vous l'êtes jamais, vous remarquerez ceci. Le monde sensible (toute la rue si vous êtes à Paris, le ciel et les arbres si vous êtes à la campagne) vous entre, si je puis dire, dans les yeux. Le monde sensible cesse de vous être extérieur. Vous perdez subitement le pouvoir de l' «objectiver», de le tenir en dehors de vous. Vous éprouvez réellement qu'un paysage n'est, comme on l'a dit, qu'un état de conscience. Dès lors il vous semble que vous n'avez qu'à dire vos perceptions pour traduire du même coup vos sentiments, que vous n'avez plus besoin de préciser le rapport entre la cause et l'effet, entre le signe et la chose signifiée, puisque les deux se confondent pour vous... Encore une fois, comprenez-vous? Moi je comprends de moins en moins; je ne sais plus, j'en arrive au balbutiement. Je conçois seulement que la poésie que j'essaye de définir serait celle d'un solitaire, d'un névropathe et presque d'un fou, qui serait néanmoins un grand poète. Et cette poésie se jouerait sur les confins de la raison et de la démence.

Quant à l'homme de cette poésie, je veux que ce soit un être exceptionnel et bizarre. Je veux qu'il soit, moralement et socialement, à part des autres hommes. Je me le figure presque illettré. Peut-être a-t-il fait de vagues humanités; mais il ne s'en est pas souvenu. Il connaît peu les Grecs, les Latins et les classiques français: il ne se rattache pas à une tradition. Il ignore souvent le sens étymologique des mots et les significations précises qu'ils ont eues dans le cours des âges; les mots sont donc pour lui des signes plus souples, plus malléables qu'ils ne nous paraissent, à nous. Il a une tête étrange, le profil de Socrate, un front démesuré, un crâne bossué comme un bassin de cuivre mince. Il n'est point civilisé; il ignore les codes et la morale reçue. On a vu dans le cénacle parnassien sa face de faune cornu, fils intact de la nature mystérieuse. Il s'enivrait, avec les autres, de la musique des mots, mais de leur musique seulement; et il est resté un étranger parmi ces Latins sensés et lucides...

Un jour, il disparaît. Qu'est-il devenu? Je vais jusqu'au bout de ma fantaisie. Je veux qu'il ait été publiquement rejeté hors de la société régulière. Je veux le voir derrière les barreaux d'une geôle, comme François Villon, non pour s'être fait, par amour de la libre vie, complice des voleurs et des malandrins, mais plutôt pour une erreur de sensibilité, pour avoir mal gouverné son corps et, si vous voulez, pour avoir vengé, d'un coup de couteau involontaire et donné comme en songe, un amour réprouvé par les lois et coutumes de l'Occident moderne. Mais, socialement avili, il reste candide. Il se repent avec simplicité, comme il a péché—et d'un repentir catholique, fait de terreur et de tendresse, sans raisonnement, sans orgueil de pensée: il demeure, dans sa conversion comme dans sa faute, un être purement sensitif...

Puis une femme, peut-être, a eu pitié de lui, et il s'est laissé conduire comme un petit enfant. Il reparaît, mais continue de vivre à l'écart. Nul ne l'a jamais vu ni sur le boulevard, ni au théâtre, ni dans un salon. Il est quelque part, à un bout de Paris, dans l'arrière-boutique d'un marchand de vin, où il boit du vin bleu. Il est aussi loin de nous que s'il n'était qu'un satyre innocent dans les grands bois. Quand il est malade ou à bout de ressources, quelque médecin, qu'il a connu interne autrefois, le fait entrer à l'hôpital; il s'y attarde, il y écrit des vers; des chansons bizarres et tristes bruissent pour lui dans les plis des froids rideaux de calicot blanc. Il n'est point déclassé: il n'est pas classé du tout. Son cas est rare et singulier. Il trouve moyen de vivre dans une société civilisée comme il vivrait en pleine nature. Les hommes ne sont point pour lui des individus avec qui il entretient des relations de devoir et d'intérêt, mais des formes qui se meuvent et qui passent. Il est le rêveur. Il a gardé une âme aussi neuve que celle d'Adam ouvrant les yeux à la lumière. La réalité a toujours pour lui le décousu et l'inexpliqué d'un songe...

Il a bien pu subir un instant l'influence de quelques poètes contemporains; mais ils n'ont servi qu'à éveiller en lui et à lui révéler l'extrême et douloureuse sensibilité, qui est son tout. Au fond, il est sans maître. La langue, il la pétrit à sa guise, non point, comme les grands écrivains, parce qu'il la sait, mais, comme les enfants, parce qu'il l'ignore. Il donne ingénument aux mots des sens inexacts. Et ainsi il passe auprès de quelques jeunes hommes pour un abstracteur de quintessence, pour l'artiste le plus délicat et le plus savant d'une fin de littérature. Mais il ne passe pour tel que parce qu'il est un barbare, un sauvage, un enfant... Seulement cet enfant a une musique dans l'âme, et, à certains jours, il entend des voix que nul avant lui n'avait entendues...

IV.

Les traits que je viens de rassembler par caprice et pour mon plaisir, je ne prétends pas du tout qu'ils s'appliquent à la personne de M. Paul Verlaine. Mais pourtant il me semble que l'espèce de poésie vague, très naïve et très cherchée, que je m'efforçais de définir tout à l'heure, est un peu celle de l'auteur des Poèmes saturniens et de Sagesse dans ses meilleures pages. La poésie de M. Verlaine représente pour moi le dernier degré soit d'inconscience, soit de raffinement, que mon esprit infirme puisse admettre. Au delà, tout m'échappe: c'est le bégayement de la folie; c'est la nuit noire; c'est, comme dit Baudelaire, le vent de l'imbécillité qui passe sur nos fronts. Parfois ce vent souffle et parfois cette nuit s'épanche à travers l'œuvre de M. Verlaine; mais d'assez grandes parties restent compréhensibles; et, puisque les ahuris du symbolisme le considèrent comme un maître et un initiateur, peut-être qu'en écoutant celles de ses chansons qui offrent encore un sens à l'esprit, nous aurons quelque soupçon de ce que prétendent faire ces adolescents ténébreux et doux.

Dans leur ensemble, les Poèmes saturniens (comme beaucoup d'autres recueils de vers de la même époque) sont tout simplement le premier volume d'un poète qui a fréquenté chez Leconte de Lisle et qui a lu Baudelaire. Mais ce livre offre déjà certains caractères originaux.

On dirait d'abord que ce poète est, peu s'en faut, un ignorant.—Vous me répondrez que vous en connaissez d'autres, et que cela ne suffit pas pour être original.—Mais je suppose ce point admis que, malgré tout et en dépit de ce qui lui manque, M. Verlaine est un vrai poète. Disons donc que ce poète est souvent peu attentif au sens et à la valeur des signes écrits qu'il emploie, et que, d'autres fois, il se laisse prendre aux grands mots ou à ceux qui lui paraissent distingués.

J'ouvre le livre à la première page. Dans les vingt vers qui servent de préface, je lis que les hommes nés sous le signe de Saturne doivent être malheureux,

Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne
Par la logique d'une influence maligne.

Que veut dire ici le mot logique, je vous prie? Je vois au même endroit que le sang de ces hommes

Roule
En grésillant leur triste idéal qui s'écroule.

Voilà des métaphores qui ne se suivent guère. Je tourne la page. J'y lis que, dans l'Inde antique,

Une connexité grandiosement alme
Liait le Kçhatrya serein au chanteur calme.

Je continue à feuilleter. Je trouve des «grils sculptés qu'alternent des couronnes» et «des éclairs distancés avec art», et de très nombreux vers comme celui-ci, qui unit d'une façon si choquante une expression scientifique et des mots de poète:

L'atmosphère ambiante a des baisers de sœur.

Ces bigarrures fâcheuses, ces dissonances baroques, vous les rencontrez à chaque instant chez M. Verlaine, et plus nombreuses d'un volume à l'autre. Chose inattendue, ce poète, que ses disciples regardent comme un artiste si consommé, écrit par moments (osons dire notre pensée) comme un élève des écoles professionnelles, un officier de santé ou un pharmacien de deuxième classe qui aurait des heures de lyrisme. Il y a une énorme lacune dans son éducation littéraire. La mienne, il est vrai, me rend peut-être plus sensible que de raison à ces insuffisances et à ces ridicules.

C'est amusant, après cela, de le voir faire l'artiste impeccable, le sculpteur de strophes, le monsieur qui se méfie de l'inspiration,—et écrire avec béatitude:

À nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement...
Ce qu'il nous faut, à nous, c'est, aux lueurs des lampes,
La science conquise et le sommeil dompté.

Mais cet écrivain si malhabile a pourtant déjà, je ne sais comment, des vers d'une douceur pénétrante, d'une langueur qui n'est qu'à lui et qui vient peut-être de ces trois choses réunies: charme des sons, clarté du sentiment et demi-obscurité des mots. Par exemple, il nous dit qu'il rêve d'une femme inconnue, qui l'aime, qui le comprend, qui pleure avec lui; et il ajoute:

Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la vie exila.

Son regard est pareil aux regards des statues,
Et pour sa voix lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

N'y regardez pas de trop près. «Les aimés que la vie exila», cela veut-il dire «ceux pour qui la vie fut un exil», ou «ceux qui ont été exilés de la vie, ceux qui sont morts»?—«L'inflexion des voix chères qui se sont tues», qu'est-ce que cela? Est-ce l'inflexion qu'avaient ces voix? ou l'inflexion qu'elles ont maintenant quoiqu'elles se taisent, celle qu'elles ont dans le souvenir?—En tous cas, ce que ces vers équivoques nous communiquent clairement, c'est l'impression de quelque chose de lointain, de disparu, et que nous pouvons seulement rêver. Et l'on m'a dit que ces vers étaient délicieux, et je l'ai cru.

De la douceur! de la douceur! de la douceur!

—Qu'est cela? direz-vous. Une phrase de vaudeville, sans doute? Cela rappelle le «bénin, bénin», de M. Fleurant.—Point. C'est un vers plein d'ingénuité par où commence un sonnet très tendre. Et ce sonnet est joli, et j'en aime les deux tercets:

Mais dans ton cher cœur d'or, me dis-tu, mon enfant,
La fauve passion va sonnant l'oliphant.
Laisse-la trompetter à son aise, la gueuse!

Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,
Et fais-moi des serments que tu rompras demain,
Et pleurons jusqu'au jour, ô petite fougueuse.

J'aime aussi la Chanson d'automne, quoique certains mots (blême et suffocant) ne soient peut-être pas d'une entière propriété et s'accordent mal avec la «langueur» exprimée tout de suite avant:

Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon cœur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens,
Et je pleure.

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
De çà, de là,
Pareil à la
Feuille morte.

(Mais, j'y pense, la douceur triste de l'automne comparée aux longs sanglots des violons, c'est bien une de ces assimilations que l'auteur du Traité du verbe croit avoir inventées. Or, me reportant à ce mystérieux traité, j'y vois que les sons o et on correspondent aux «cuivres glorieux», et non pas aux violons: que ceux-ci sont représentés par les voyelles e, é, è, et par les consonnes s et z, et qu'ils traduisent non pas la tristesse, mais la passion et la prière... À qui donc entendre?)

V.

Nous n'avons encore vu, dans M. Verlaine, qu'un poète élégiaque inégal et court, d'un charme très particulier çà et là. Mais déjà dans les Poèmes saturniens se rencontrent des poésies d'une bizarrerie malaisée à définir, qui sont d'un poète un peu fou ou qui peut-être sont d'un poète mal réveillé, le cerveau troublé par la fumée des rêves ou par celle des boissons, en sorte que les objets extérieurs ne lui arrivent qu'à travers un voile et que les mots ne lui viennent qu'à travers des paresses de mémoire.

Écoutez d'abord ceci:

La lune plaquait ses teintes de zinc
Par angles obtus;
Des bouts de fumée en forme de cinq
Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus.

Le ciel était gris. La bise pleurait
Ainsi qu'un basson.
Au loin un matou frileux et discret
Miaulait d'étrange et grêle façon.

Moi, j'allais rêvant du divin Platon
Et de Phidias,
Et de Salamine et de Marathon,
Sous l'œil clignotant des bleus becs de gaz.

Et puis c'est tout.—Qu'est-ce que c'est que ça?—C'est une impression. C'est l'impression d'un monsieur qui se promène dans une rue de Paris la nuit, et qui songe à Platon et à Salamine, et qui trouve drôle de songer à Salamine et à Platon «sous l'œil des becs de gaz».—Pourquoi est-ce drôle?—Je ne sais pas. Peut-être parce que Platon est mort voilà plus de deux mille ans et parce qu'un coin de rue parisienne est extrêmement différent de l'idée que nous nous faisons du Pnyx ou de l'Acropole.—Mais, à ce compte, tout est drôle.—Parfaitement. Un poète selon la plus récente formule est avant tout un être étonné.—Mais ce monsieur qui est si fier de penser à Platon en flânant sur le trottoir, l'a-t-il lu?—À la vérité, je ne crois pas.—Mais le paysage nocturne qu'il nous décrit n'est-il pas difficile à concevoir? «Plaquer des teintes de zinc par angles obtus», cela n'a aucun sens. Voit-on si nettement la fumée des toits, la nuit, surtout quand les becs de gaz sont allumés? Et cette fumée a-t-elle jamais la forme d'un cinq, surtout quand il fait du vent («La bise pleurait»)? Et, si la lune éclaire, comment le ciel peut-il être «gris»? Et, si le matou qu'on entend est «discret», comment peut-il miauler «d'étrange façon»? Il y a dans tout cela bien des mots mis au hasard.—Justement. Ils ont le sens qu'a voulu le poète, et ils ne l'ont que pour lui. Et, de même, lui seul sent le piquant du rapprochement de Platon et des becs de gaz. Mais il ne l'explique pas, il en jouit tout seul. La poésie nouvelle est essentiellement subjective.—Tant mieux pour elle. Mais cette poésie nouvelle n'est alors qu'une sorte d'aphasie.—Il se peut.

Enfin, voici un exemple de poésie proprement symboliste (je ne dis pas symbolique, car la poésie symbolique, on la connaissait déjà, c'était celle que l'on comprenait):

Le souvenir avec le crépuscule
Rougeoie et tremble à l'ardent horizon
De l'espérance en flamme qui recule
Et s'agrandit ainsi qu'une cloison
Mystérieuse, où mainte floraison
—Dahlia, lis, tulipe et renoncule—
S'élance autour d'un treillis et circule
Parmi la maladive exhalaison
De parfums lourds et chauds, dont le poison
—Dahlia, lis, tulipe et renoncule,—
Noyant mes sens, mon âme et ma raison,
Mêle dans une immense pâmoison
Le souvenir avec le crépuscule.

Saisissez-vous? On conçoit qu'il y ait un rapport, une ressemblance entre le souvenir et le crépuscule, entre la mélancolie du couchant, du jour qui se meurt, et la tristesse qu'on éprouve à se rappeler le passé mort. Mais entre le crépuscule et l'espérance? Comment l'esprit du poète va-t-il de l'un à l'autre? Sans doute le crépuscule peut figurer le souvenir parce qu'il est triste comme lui; et il peut (plus difficilement) figurer aussi l'espérance parce qu'il est encore lumineux et qu'il a quelquefois des couleurs éclatantes et paradisiaques; mais comment peut-il figurer les deux à la fois? Et «le souvenir rougeoyant avec le crépuscule à l'horizon de l'espérance», qu'est-ce que cela signifie, dieux justes? La «maladive exhalaison de parfums lourds» (les parfums du dahlia et de la tulipe?), c'est, si vous voulez, le souvenir; mais «l'immense pâmoison», ce serait plutôt l'espérance... Ô ma tête!...

Jadis, quand on traduisait un état moral par une image empruntée au monde extérieur, chacun des traits de cette image avait sa signification, et le poète aurait pu rendre compte de tous les détails de sa métaphore, de son allégorie, de son symbole. Mais ici le poète exprime par une seule image deux sentiments très distincts; puis il la développe pour elle-même où plutôt la laisse se développer avec une sorte de caprice languissant. En réalité, il note sans dessein, sans nul souci de ce qui les lie, les sensations et les sentiments qui surgissent obscurément en lui, un soir, en regardant le ciel rouge encore du soleil éteint. «... Crépuscule; souvenir... Il rougeoie; espérance... Il fleurit; dahlia, lis, tulipe, renoncule; treillis de serre; parfums chauds... On pâme, on s'endort...; souvenir; crépuscule...» Ni le rapport entre les images et les idées, ni le rapport des images entre elles n'est énoncé. Et avec tout cela (relisez, je vous prie), c'est extrêmement doux à l'oreille. La phrase, avec ses reprises de mots, ses rappels de sons, ses entrelacements et ses ondoiements, est d'une harmonie et d'une mollesse charmantes. L'unité de cette petite pièce n'est donc point dans la signification totale des mots assemblés, mais dans leur musique et dans la mélancolie et la langueur dont ils sont tout imprégnés. C'est la poésie du crépuscule exprimée dans le songe encore, avant la réflexion, avant que les images et les sentiments que le crépuscule éveille n'aient été ordonnés et liés par le jugement. C'est presque de la poésie avant la parole: c'est de la poésie de limbes, du rêve écrit.

VI.

Comme je cherche dans M. Verlaine, non ce qu'il a écrit de moins imparfait, mais ce qu'il a écrit de plus singulier, je ne m'arrêterai pas aux Fêtes galantes ni à la Bonne Chanson,—La Bonne Chanson, ce sont de courtes poésies d'amour, presque toutes très touchantes de simplicité et de sincérité, avec, quelquefois, des obscurités dont on ne sait si ce sont des raffinements de forme ou des maladresses.—Les Fêtes galantes, ce sont de petits vers précieux que l'ingénu rimeur croit être dans le goût du siècle dernier. Vous ne sauriez imaginer quelle chose bizarre et tourmentée est devenu le XVIIIe siècle, en traversant le cerveau troublé du pauvre poète. Je n'en veux qu'un exemple:

Mystiques barcaroles,
Romances sans paroles,
Chère, puisque tes yeux
Couleur des cieux..

Puisque l'arome insigne
De ta candeur de cygne,
Et puisque la candeur
De ton odeur,

Ah! puisque tout ton être,
Musique qui pénètre,
Nimbe d'anges défunts,
Tons et parfums,

À sur d'almes cadences
En ses correspondances
Induit mon cour subtil (?),
Ainsi soit-il!

Ce petit morceau est intitulé: À Climène. Il ne rappelle que de fort loin Bernis ou Dorat.

VII.

Dix ans après... Le poète a péché, il a été puni, il s'est repenti. Dans sa détresse, il s'est tourné vers Dieu. Quel Dieu? Celui de son enfance, celui de sa première communion, tout simplement. Il reparaît donc avec un volume de vers, Sagesse, qu'il publie chez Victor Palmé, l'éditeur des prêtres. C'est un des livres les plus curieux qui soient, et c'est peut-être le seul livre de poésie catholique (non pas seulement chrétienne ou religieuse) que je connaisse.

Il est certain qu'un des phénomènes généraux qui ont marqué ce siècle, c'est la décroissance du catholicisme. La littérature, prise dans son ensemble, n'est même plus chrétienne. Et pourtant—avez-vous remarqué?—les artistes qui passent pour les plus rares et les plus originaux de ce temps, ceux qui ont été vénérés et imités dans les cénacles les plus étroits, ont été catholiques ou se sont donnés pour tels. Rappelez-vous seulement Baudelaire et M. Barbey d'Aurevilly.

Pourquoi ont-ils pris cette attitude (car on sait d'ailleurs qu'ils n'ont point demandé au catholicisme la règle de leurs mœurs et qu'ils n'en ont point observé, sinon par caprice, les pratiques extérieures)?—J'ai essayé de le dire au long et à plusieurs reprises[5]. En deux mots, ils ont sans doute été catholiques par l'imagination et par la sympathie, mais surtout pour s'isoler et en manière de protestation contre l'esprit du siècle qui est entraîné ailleurs,—par dédain orgueilleux de la raison dans un temps de rationalisme,—par un goût de paradoxe,—par sensualité même,—enfin par un artifice et un mensonge où il y a quelque chose d'un peu puéril et à la fois très émouvant: ils ont feint de croire à la loi pour goûter mieux le péché «que la loi a fait», selon le mot de saint Paul: péché de malice et péché d'amour... Catholiques non pas pour rire, mais pour jouir, dilettantes du catholicisme, qui ne se confessent point et auxquels, s'ils se confessaient, un prêtre un peu clairvoyant et sévère hésiterait peut-être à donner l'absolution.

Mais il ne la refuserait point à M. Paul Verlaine. Voilà des vers vraiment pénitents et dévots, des prières, des «actes de contrition», des «actes de bon propos» et des «actes de charité». Le poète pense humblement et docilement, ce qui est le vrai signe du bon catholique. Il est si sincère qu'il raille les libres penseurs et les républicains sur le ton d'un curé de village et conclut son invective contre la science comme ferait un rédacteur de l'Univers:

Le seul savant, c'est encore Moïse.

Il pleure la mort du prince impérial, parce que le prince fut bon chrétien, et il se repent de l'avoir méconnu:

Mon âge d'homme, noir d'orages et de fautes,
Abhorrait ta jeunesse.....
Maintenant j'aime Dieu dont l'amour et la foudre
M'ont fait une âme neuve!...

Il adresse son salut aux Jésuites expulsés:

Proscrits des jours, vainqueurs des temps, non point adieu!
Vous êtes l'espérance!

Il chante la sainte Vierge dans un fort beau cantique:

Je ne veux plus aimer que ma mère Marie,
...............
Car, comme j'étais faible et bien méchant encore,
Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins,
Elle baissa mes yeux et me joignit les mains
Et m'enseigna les mots par lesquels on adore...
...............
Et tous ces bons efforts vers les croix et les plaies,
Comme je l'invoquais, elle en ceignit mes reins.

Ses idées sur l'histoire sont d'une âme pieuse. Il regrette de n'être pas né du temps de Louis Racine et de Rollin, quand les hommes de lettres servaient la messe et chantaient aux offices,

Quand Maintenon jetait sur la France ravie
L'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin.

Puis il se ravise, et, dans une belle horreur de l'hérésie:

Non: il fut gallican, ce siècle, et janséniste!

Il lui préfère «le moyen âge énorme et délicat;» il voudrait y avoir vécu, avoir été un saint, avoir eu

Haute théologie et solide morale.

Bref, la foi la plus naïve, la plus soumise; nous sommes à cent lieues du christianisme littéraire, de la vague religiosité romantique. M. Paul Verlaine a avec Dieu des dialogues comparables (je le dis sérieusement) à ceux du saint auteur de l'Imitation. Il échange avec le Christ des sonnets pieux, des sonnets ardents et qui, si l'on n'était arrêté çà et là par les maladresses et les insuffisances de l'expression, seraient d'une extrême beauté. Dieu lui dit: «Mon fils, il faut m'aimer.» Et le poète répond: «Moi, vous aimer! Je tremble et n'ose. Je suis indigne.» Et Dieu reprend: «Il faut m'aimer.» Mais ici je ne puis me tenir de citer encore; car, à mesure que le dialogue se développe, la forme en devient plus irréprochable, et je crois bien que les derniers sonnets contiennent quelques-uns des vers les plus pénétrants et les plus religieux qu'on ait écrits:

—Aime. Sors de ta nuit. Aime. C'est ma pensée
De toute éternité, pauvre âme délaissée,
Que tu dusses m'aimer, moi seul qui suis resté.

—Seigneur, j'ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.
Je vois, je sens qu'il faut vous aimer. Mais comment,
Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,
Ô justice que la vertu des bons redoute?
..............
Tendez-moi votre main, que je puisse lever
Cette chair accroupie et cet esprit malade.
..............
—Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,
Et voici. Laisse aller l'ignorance indécise
De ton cœur vers les bras ouverts de mon Église
Comme la guêpe vole au lis épanoui.

Approche-toi de mon oreille. Épanches-y
L'humiliation d'une brave franchise.
Dis-moi tout sans un mot d'orgueil ou de reprise
Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi;

Puis franchement et simplement viens à ma table,
Et je t'y bénirai d'un repas délectable
Auquel l'ange n'aura lui-même qu'assisté.
..............
Puis, va! Garde une foi mode en ce mystère
D'amour par quoi je suis ta chair et ta raison...
..............
Qu'il te soit accordé, dans l'exil de la terre.
D'être l'agneau sans cris qui donne sa toison,

D'être l'enfant vêtu de lin et d'innocence,
D'oublier ton pauvre amour-propre et ton essence,
Enfin, de devenir un peu semblable à moi...,
..............
Et, pour récompenser ton zèle en ces devoirs
Si doux qu'ils sont encor d'ineffables délices,
Je te ferai goûter sur terre mes prémices,
La paix du cœur, l'amour d'être pauvre, et mes soirs

Mystiques, quand l'esprit s'ouvre aux calmes espoirs...
..............
—Ah! Seigneur, qu'ai-je? Hélas! me voici tout en larme
D'une joie extraordinaire; votre voix
Me fait comme du bien et du mal à la fois;
Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes...
..............
J'ai l'extase et j'ai la terreur d'être choisi;
Je suis indigne, mais je sais votre clémence.
Ah! quel effort, mais quelle ardeur! Et me voici

Plein d'une humble prière, encor qu'un trouble immense
Brouille l'espoir que votre voix me révéla,
Et j'aspire en tremblant.
—Pauvre âme, c'est cela!

Avez-vous rencontré, fût-ce chez sainte Catherine de Sienne ou chez sainte Thérèse, plus belle effusion mystique? Et pensez-vous qu'un saint ait jamais mieux parlé à Dieu que M. Paul Verlaine? À mon avis, c'est peut-être la première fois que la poésie française a véritablement exprimé l'amour de Dieu.

Sentiment singulier quand on y songe, difficile à comprendre, difficile à éprouver dans sa plénitude. M. Paul Verlaine s'écrie avec saint Augustin: «Mon Dieu! vous si haut, si loin de moi, comment vous aimer?» En réalité, ce qu'il traduit ainsi, ce n'est pas l'impossibilité d'aimer Dieu, mais celle de le concevoir tel qu'il puisse être aimé, ou (ce qui revient au même) l'impuissance à l'imaginer dès qu'on essaye de le concevoir comme il doit être: principe des choses, éternel, omnipotent, infini... Comment donc faire? comment aimer d'amour ce qui n'a pas de limites ni de formes? L'âme croyante n'arrive à se satisfaire là-dessus que par une illusion. Elle croit concevoir un Dieu infini en lui prêtant une bonté, une justice infinies, etc., et elle ne s'aperçoit point qu'elle le limite par là et que ces vertus n'ont un sens que chez des êtres bornés, en rapport les uns avec les autres. Et pourtant je vous défie de trouver mieux, car pensez: il faut que Dieu soit infini pour être Dieu, et il faut qu'il soit fini pour communiquer avec nous. Au fond, on n'aime Dieu que si on se le représente, sans s'en rendre compte, comme la meilleure et la plus belle créature qu'il nous soit donné de rêver et comme une merveilleuse âme humaine qui gouvernerait le monde.

Mais cette illusion est un grand bienfait. Car, en permettant d'aimer Dieu déraisonnablement, comme on aime les créatures, elle résout toutes les difficultés qui naissent dans notre esprit du spectacle de l'univers. Elle répond à tous les «pourquoi.» Pourquoi le monde est-il inintelligible? Pourquoi le partage inégal des biens et des maux? Pourquoi la douleur? On aurait peine à pardonner ces choses à un Dieu que l'on concevrait rationnellement et que, par suite, on n'aimerait point: on en remercie le Dieu que l'on conçoit tout de travers, mais qu'on aime. Tout ce qu'il fait est bon, parce que nous le voulons ainsi. Toute souffrance est bénie, non comme équitable, mais comme venant de lui. Tout est bien, non parce qu'il est juste et bon, mais parce que nous l'aimons et que notre amour le déclare juste et bon quoi qu'il fasse. C'est donc notre amour qui crée sa sainteté. Remarquez que c'est exactement le parti pris héroïque et fou des amoureux romanesques, des chevaliers de la Table ronde ou des bergers de l'Astrée, ce qui les rendait capables d'immoler à leur maîtresse non seulement leur intérêt, mais leur raison, et d'accepter ses plus injustifiables caprices comme des ordres absolus et sacrés. Tant il est vrai qu'il n'y a qu'un amour! Et, de fait, toutes les épithètes que l'auteur de l'Imitation donne à l'amour de Dieu conviennent aussi à l'amour de la femme. Le dévot aime, sous le nom de Dieu, la beauté et la bonté des choses finies d'où il a tiré son idéal,—et le chevalier mystique aimait cet idéal à travers et par delà la forme finie de sa maîtresse. On s'explique maintenant que l'amour divin donne à ceux qui en sont pénétrés la force d'accomplir les plus grands sacrifices apparents, de pratiquer la chasteté, la pauvreté, le détachement; car ces sacrifices d'objets terrestres, nous les faisons à un idéal qu'une expérience terrestre a lentement composé: c'est donc encore à nous-mêmes que nous nous sacrifions.

Aimer Dieu, c'est aimer l'âme humaine agrandie avec la joie de l'agrandir toujours et de mesurer notre propre valeur à cet accroissement—et aussi avec l'angoisse de voir cette création de notre pensée s'évanouir dans le mystère et nous échapper. Nul sentiment ne doit être plus fort. Et cela, surtout dans la religion catholique, où la raison ne garde point, comme dans d'autres religions des sortes de demi-droits honteux, mais se soumet toute à l'amour. On comprend dès lors que, pour une âme purement sensitive et aimante comme celle de M. Paul Verlaine, le catholicisme ait été un jour la seule religion possible, le refuge unique après des misères et des aventures où déjà sa raison avait pris l'habitude d'abdiquer.

Ô les douces choses que sa piété lui inspire!

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