Les Contemporains, Quatrième Série: Etudes et Portraits Littéraires
Ils possèdent leur songe incarné sans effort:
C'est aux bras d'Athéné que Phidias s'endort;
Souriante, Aphrodite enlace Praxitèle;
Michel-Ange ose enfin du songe qui la tord
Réveiller sa Nuit triste et sinistrement belle.
Ici le grand Apelle, heureux dès avant nous,
De sa vision même est devenu l'époux;
L'Aube est d'Angelico la sœur chaste et divine;
Raphaël est baisé par la Grâce à genoux,
Léonard la contemple et, pensif, la devine;
Le Corrège ici nage en un matin nacré,
Rubens en un midi qui flamboie à son gré;
Ravi, le Titien parle au soleil qui sombre
Dans un lit somptueux d'or brûlant et pourpré
Que Rembrandt ébloui voit lutter avec l'ombre;
Le Poussin et Ruysdaël se repaissent les yeux
De nobles frondaisons, de ciels délicieux,
De cascades d'eau vive aux diamants pareilles;
Et tous goûtent le Beau, seulement soucieux,
Le possédant fixé, d'en sentir les merveilles.
Certes, ce sont là des vers d'une qualité tout à fait rare. Mais il reste ceci que le poète, cherchant la manifestation suprême de la beauté plastique, n'a rien trouvé de mieux que le musée du Louvre ou les Offices de Florence. De même, pour nous donner l'idée des délices parfaites que Faustus et Stella goûtent par les oreilles, le poète fait chanter le rossignol dans le crépuscule, nous décrit les sensations et les sentiments qu'éveille en lui la musique de Beethoven ou de Schumann, et se contente d'ajouter que Stella chante mieux que le rossignol, et que la musique du paradis est encore plus belle que celle des concerts Lamoureux. Même on peut trouver qu'il abuse quelque peu (mais c'est ici franchise et non rhétorique) de l'exclamation, de l'interrogation et de la prétérition:
Elle chante. Ô merveille! ô fête! Hélas! quels mots
Seront jamais d'un chant les fidèles échos?
Quels vers diront du sien l'indicible harmonie?
..............
Car dans l'air d'ici-bas que seul nous connaissons,
Jamais pareils transports n'émurent pareils sons.
Ah! ton art est cruel, misérable poète!
Nul objet n'a vraiment la forme qu'il lui prête;
Ta muse s'évertue en vain à les saisir.
Les mots n'existent pas que poursuit ton désir.
Vous le voyez. Habemus confitentem. Il renonce à décrire une autre musique que celle de la terre: n'est-ce point parce qu'il ne saurait, en effet, en concevoir une autre?
De même, enfin, c'est bien l'amour terrestre que connaissent ses deux bienheureux. Il nous affirme que leur amour est plus épuré. N'en croyez rien. C'est bien le même, puisqu'il n'y en a pas deux. Tout ce qu'il trouve à dire, c'est que, leur âme étant «vêtue d'une chair éthérée», l'amour de Faustus et de Stella est affranchi de la pudeur. Mais cela même est une imagination terrestre: l'amour de Daphnis et de Chloé, celui d'Adam et d'Ève avant la pomme, sont aussi «affranchis de la pudeur» (pour d'autres raisons, il est vrai). L'amour de Faustus et de Stella, c'est bien encore, au fond, l'amour des pastorales et des idylles. Et le dernier vers de Stella semble presque traduit de l'Oaristys:
Je m'abandonne entière, épouse, à mon époux.
Et ici j'ai envie de chercher querelle à M. Sully-Prudhomme. Lui, si pur, si délicat, si tendre! la matérialité de son rêve me déconcerte et me scandalise. Ne trouvez-vous pas que son paradis ressemble fort, jusqu'à présent, au paradis de Mahomet? La seule différence, c'est que Faustus reste monogame. Mais, enfin, Faustus et Stella boivent et mangent, respirent des parfums, regardent de beaux spectacles, entendent de bonne musique, dorment ensemble dans les fleurs, et puis c'est tout.—Trouvez mieux! me dira-t-on.—Eh bien! oui, on pouvait peut-être mieux trouver. Il ne m'eût pas déplu, d'abord, que le poète éliminât de son paradis l'amour charnel, parce que c'est un bien trop douteux, trop rapide, mêlé de trop de maux, précédé de trop de trouble, suivi de trop de dégoût... J'ose presque dire que M. Sully-Prudhomme n'a pas su transporter dans son Éden les meilleurs et les plus doux des sentiments humains. Il y a, même ici-bas, des bonheurs qui me semblent préférables à celui de Faustus et de sa maîtresse. Il y a, par exemple, le désir et la tendresse avant la possession, ce que M. Sully-Prudhomme lui-même appelle ailleurs «le meilleur moment des amours». Il y a la paternité, c'est-à-dire la douceur du plus innocent des égoïsmes dans le plus complet des désintéressements. Il y a aussi de suaves commerces de cœur et d'esprit entre l'homme et la femme; l'amitié amoureuse, qui est plus que l'amour, car elle en a tout le charme, et elle n'en a point les malaises, les grossièretés ni les violences: l'ami jouit paisiblement de la grâce féminine de son amie, il jouit de sa voix et de ses yeux, et il retrouve encore, dans sa sensibilité plus frémissante, dans la façon dont elle accueille, embrasse et transforme les idées qu'il lui confie, dans sa déraison charmante et passionnée, dans le don qu'elle possède de bercer avec des mots, d'apaiser et de consoler, la marque et l'attrait mystérieux de son sexe. Et il y a aussi les songes, les illusions, les superstitions, les manies mêmes, d'où viennent aux hommes leurs moins contestables plaisirs.
Rien de tout cela dans le paradis de Sully-Prudhomme. Et ce n'est point un reproche, car il ne pouvait l'y mettre. Le bonheur de Faustus et de Stella impliquait, par définition, la connaissance de la vérité et excluait l'erreur, si chère aux hommes pourtant, et si bienfaisante quelquefois. Et quant aux autres joies dont je parlais tout à l'heure, songez que ce sont presque toutes des joies spéciales, des aubaines individuelles, et que l'infortuné poète s'était imposé le devoir de décrire le bonheur en général. Faustus et Stella sont des êtres abstraits, qui représentent tous les hommes et qui ne sauraient éprouver des jouissances particulières. Dès lors, le poète ne pouvait faire que ce qu'il a fait; il n'avait d'autre ressource que de nous peindre les plaisirs des sens, et, parmi ces plaisirs, ceux qui sont le plus universellement connus et recherchés. Mais, justement, nul poète peut-être n'était plus impropre à cette tâche que l'auteur des Épreuves et de la Justice. Il avait contre lui la tournure philosophique de son esprit et l'austérité naturelle de sa pensée.
Et ainsi vous voyez le résultat. Il fallait tout au moins, pour nous donner vraiment l'impression du bonheur, réunir comme en un faisceau tous les plaisirs des sens: M. Sully-Prudhomme, trop fidèle à ses habitudes d'analyse, procède méthodiquement, divise ce qu'il faudrait ramasser, étudie successivement les sensations du goût, de l'odorat, de la vue, de l'ouïe et du toucher.—Puis, cette description du bonheur de tous les sens à la fois, il fallait qu'elle fût ardente, caressante, enveloppante, voluptueuse; qu'il y eût de la flamme, et aussi de la langueur, de la mollesse et quelquefois de l'indéterminé dans les mots.—Or, M. Sully-Prudhomme est le moins sensuel et le plus précis des poètes: il pense et définit au lieu de sentir et de chanter. Tandis que dans ses vers serrés, tout craquants d'idées, il décompose le bonheur de Faustus et de Stella, nous nous disons que Faustus et Stella doivent s'ennuyer royalement... Voulez-vous un exemple? C'est au moment où les deux bienheureux vont s'enlacer:
L'âme, vêtue ici d'une chair éthérée,
Sœur des lèvres, s'y pose, en paix désaltérée,
Et goûte une caresse où, né sans déshonneur,
Le plaisir s'attendrit pour se fondre en bonheur.
Ces vers sont nobles et beaux; ils sont remarquables de netteté, de justesse et de concision. Mais ils ne parlent qu'à l'esprit; ils ne «chatouillent» pas, pour parler comme Boileau. Ce vaste poème sur le bonheur est sans volupté et sans joie. Il y a plus de bonheur senti dans tel hémistiche de Ronsard ou de Chénier, dans telle page de Manon Lescaut ou de Paul et Virginie ou même de quelque roman inconnu et sans art, que dans ces cinq mille vers d'un très grand poète.
Mais cela même devient, par un détour, extraordinairement intéressant. J'aime cet effort désespéré d'un poète triste et lucide pour exprimer l'ivresse et la joie. Le poème du bonheur devient le poème du désir impuissant et de la mélancolie incurable. En somme, nous n'y perdons pas.
J'ai dit que, dans la pensée de M. Sully-Prudhomme, la science faisait partie du bonheur idéal. Faustus, après le parfait contentement de ses sens, a la joie plus haute de connaître la vérité. Quelle vérité?—C'est, hélas! la même histoire que dans la première partie du poème. Faustus jouissait comme nous jouissons: il sait ici ce que nous savons, et le poète ne pouvait, en effet, que lui prêter une science humaine. Il sait ce qu'ont pensé et découvert les philosophes anciens et modernes, d'Empédocle à Schopenhauer, et d'Euclide à Claude Bernard. C'est beaucoup, et c'est peu. Pascal, qu'il retrouve dans son froid paradis, a beau lui dire: «Ne cherche pas davantage; l'homme, dans cette vie nouvelle, connaît tout, hormis la cause première:
La cause où la nature entière est contenue
Outrepasse la sphère où l'homme est circonscrit,
Elle est l'inabordable et dernière inconnue
Du problème imposé par le monde à l'esprit.»
Il est bon, là, Pascal! Mais c'est justement cette «dernière inconnue» que nous voudrions saisir. Je dirais presque:—Qu'importe que nous connaissions plus ou moins complètement la série des causes secondes, si la cause première doit nous échapper à jamais? M. Sully-Prudhomme accorde la science parfaite à Faustus, et, dans le même temps, il lui interdit (forcément) la seule notion qui constituerait la science parfaite.
À part cette inconséquence,—d'ailleurs inévitable comme toutes les autres,—les trois grands morceaux sur la Philosophie antique, sur la Philosophie moderne et sur les Sciences, sont de pures merveilles. Les divers systèmes philosophiques et les principales découvertes de la science y sont formulés avec un éclat et une précision où nous goûtons à la fois la force de la pensée et une extrême adresse à vaincre d'incroyables difficultés. Cela tient du tour de force? Soit. Ce n'est que de la poésie mnémotechnique? Mais cette poésie-là a de nobles origines. Hésiode et Théognis l'ont pratiquée; et l'on demeure stupéfait de tout ce qu'elle contient et résume ici. Au reste, elle n'exclut pas le mouvement ni la vie. L'histoire de la philosophie antique est menée comme un drame; et quelle plus juste et plus expressive image que celle-ci (après la chanson des Épicuriens):
...Soudain, quand la joyeuse et misérable troupe
Ne se soutenait plus pour se passer la coupe,
Une perle y tomba, plus rouge que le vin...
Ils levèrent les yeux: cette sanglante larme
D'un flanc ouvert coulait, et, par un tendre charme,
Allait rouvrir le cœur au sentiment divin.
Et je ne sais rien de plus beau, de plus riche de sens et de poésie, de plus saisissant par la grandeur et l'importance de l'idée exprimée, et en même temps par la simplicité superbe et la rapidité précise et ardente de l'expression, que ces trente vers où nous est rendue présente, comme dans un large éclair, la suprême découverte de la science et la conception la plus récente de l'unité du monde physique.
Combien sur le vrai fond des choses
La forme apparente nous ment!
Le jeu changeant des mêmes causes
Émeut les sens différemment;
Le pinceau des lis et des roses
N'est formé que de mouvement;
Un frisson venu de l'abîme,
Ardent et splendide à la fois,
Avant d'y retourner anime
Les blés, le sang, les fleurs, les bois.
Ce vibrant messager solaire
Dans les forêts couve, s'endort
Et se réveille après leur mort
Dans leur dépouille séculaire,
Noir témoin des printemps défunts,
Qui nous réchauffe, nous éclaire
Et nous rend l'âme des parfums!
Dans l'aile du zéphir qui joue,
Dans l'armature du granit,
Roi des atomes, il les noue,
Les dénoue et les réunit.
La terre mêle à son écorce
Ce Protée en le transformant
Tour à tour, de chaleur en force,
En lumière, en foudre, en aimant.
Soleil! gloire à toi, le vrai père,
Source de joie et de beauté,
D'énergie et de nouveauté,
Par qui tout s'engendre et prospère!
Peut-être ai-je trop querellé Faustus sur son prétendu bonheur. Mais voici qu'il me donne lui-même raison. Tandis qu'il menait, sur les gazons de sa planète paradisiaque, son éternelle et pâle idylle, la plainte de la Terre montait dans les espaces, frôlant les astres, et cherchant partout la justice. Et vraiment, cette plainte, revenant à intervalles réguliers, nous avait semblé plus belle que les froides effusions des deux bienheureux. Un jour, Faustus entend cette voix des hommes et la reconnaît. Et tout de suite, sa félicité lui pèse, parce qu'il ne l'a pas assez méritée. Une chose lui manque: la joie, la fierté de l'effort et du sacrifice accompli.
Car l'homme ne jouit longtemps et sans remords
Que des biens chèrement payés par ses efforts...
Il n'est vraiment heureux qu'autant qu'il se sent digne.
Or, à partir du moment où Faustus redevient un homme et recommence à souffrir, je n'ai plus qu'à admirer. Les magnifiques lamentations de la race humaine, l'éveil de la mémoire et de la pitié de Faustus au bruit de cette plainte qui passe, la scène où, assis près de Stella, il cherche au firmament son ancienne patrie, la terre;
(Je me rappelle cet enfer...
Et cependant je l'aime encore
Pour ses fragiles fleurs dont l'éclat m'était cher,
Pour tes sœurs dont le front en passant le décore.)
les dialogues où il exprime à Stella les inquiétudes de sa conscience et son dessein de redescendre sur la terre pour faire profiter les pauvres hommes de ce qu'il a appris dans un monde meilleur, et même, s'il le faut, pour souffrir encore avec eux... il y a dans tout cela une émotion, une beauté du sentiment moral, et comme un sublime tendre où M. Sully-Prudhomme avait à peine encore atteint dans ses meilleures pages d'autrefois...
Donc la Mort ramène sur la terre Faustus et Stella. Trop tard. La planète humaine voyage depuis si longtemps que l'humanité a disparu du globe terrestre: des strophes colorées (d'une imagination nette, mais peut-être un peu courte) nous le montrent entièrement reconquis par les plantes et par les animaux. Faustus et Stella délibèrent s'ils doivent le repeupler: ils communiqueraient leur omniscience à une humanité neuve et plus heureuse. «Non, dit la Mort: l'humanité défunte refuserait de revivre une vie exempte des tourments qui ont fait sa grandeur.» Et sur son aile, à travers les constellations, elle remporte les deux amants, parfaitement heureux désormais, puisque, s'ils n'ont pu accomplir le sacrifice, ils l'ont du moins tenté.
La conclusion est bien celle que j'indiquais au commencement. Faustus lui-même juge le bonheur dont il jouissait avant son sacrifice moins désirable que l'antique destinée humaine... C'était déjà la conclusion des Destins. Le monde, qui est mauvais, est bon néanmoins, puisqu'il ne peut être conçu meilleur sans déchéance. Ce poème du Bonheur, qui se déroule dans les astres, nous enseigne que le bonheur est sur la terre. (Et pourtant!)... C'est donc un avortement en cinq mille vers du rêve d'une félicité supra-terrestre et, si vous voulez, une grandiose, involontaire et douloureuse tautologie... Que serait donc un poème qui aurait pour titre: le Malheur? Le même apparemment, sauf le ton. Cela est très instructif.
Je n'ai prétendu donner, sur l'œuvre nouvelle de M. Sully-Prudhomme, qu'une première impression. Le Bonheur est (avec la Justice) un des plus vastes efforts de création poétique qu'on ait vus chez nous depuis les grands poèmes de Lamartine et de Hugo. Ces livres-là se relisent; et l'impression qu'on en a eue d'abord peut se corriger, se compléter et s'éclaircir. Je n'ai donc pas tout dit, ni même peut-être ce qu'il y avait de plus important à dire.
P.-S. J'ai commis, en vous rendant compte du poème de M. Sully-Prudhomme, quelques erreurs dont je tiens à m'excuser. J'ai remarqué que la béatitude de Faustus et de Stella était purement humaine, et j'ai triomphé là-dessus. Mais le poète nous avertit lui-même que ses héros conservent intégralement, dans leur premier paradis, leur qualité d'hommes. Ainsi, page 113:
Mais, homme, ne crains-tu d'essayer l'impossible?
Et page 146:
Je suis homme!... Tu sais comment me fut rendu
Ce repos que j'avais, en t'oubliant, perdu.
C'est précisément parce qu'ils demeurent hommes que le poète leur donne un premier paradis qui n'est qu'une terre sans intempéries. Il ne pouvait en imaginer un autre et n'en avait nulle envie. Si leur voluptueuse oisiveté finit par les lasser, c'est précisément encore parce qu'ils sont hommes, et qu'à ce titre Faustus se sent tourmenté par la curiosité. Pascal n'entend pas satisfaire en eux cette curiosité tout entière; il leur explique pourquoi ils ne peuvent savoir. Bref, M. Sully-Prudhomme n'a nullement voulu dénaturer et diviniser ses héros dans cette première étape d'outre-tombe. C'est seulement après l'achèvement de leur destinée humaine par le sacrifice qui leur prouve leur valeur morale, qu'ils dépouillent leur matérialité pour entrer dans le dernier paradis, dont le poète se résigne à ne se faire qu'une très vague idée...
—Mais alors, pourquoi l'aventure de Faustus et de Stella ne se passe-t-elle pas tout simplement sur la terre?
Enfin, voyez vous-même dans quelle mesure ces rectifications et ces explications doivent modifier l'impression que m'avait laissée le poème. Si elles ne peuvent en augmenter beaucoup la beauté poétique et plastique, elles lui restituent du moins toute sa beauté logique et de construction, si je puis dire.[Retour à la Table des Matières]
ALPHONSE DAUDET
L'IMMORTEL
(Premier article).
16 juillet 1888.
Je tiens à dire, avant tout, que M. Alphonse Daudet n'a rien fait de plus brillant, de plus crépitant ni de plus amusant; rien où l'observation des choses extérieures soit plus aiguë ni l'expression plus constamment inventée; rien où il ait mieux réussi à mettre sa vision, ses nerfs, son inquiétude, son ironie... Un livre comme celui-là, c'est de la sensibilité accumulée et condensée, une bouteille de Leyde littéraire. Le plaisir qu'il vous fait est presque trop vif; il s'y mêle un peu du malaise qu'on éprouve les jours d'orage; on dirait, en feuilletant cette prose de névropathe, qu'il vous part des étincelles sous les doigts.
Ceci dit, et pour avoir le droit d'admirer tranquillement tout à l'heure, je commencerai par un paquet d'objections. Toutefois, il y en a une que tout le monde a faite et que je ne formule à mon tour que pour l'écarter aussitôt.
L'Immortel est un roman de mœurs parisiennes et en même temps une très violente satire de l'Académie. C'est là-dessus qu'on a réclamé. On a dit, ou à peu près:
—Voilà qui est, en vérité, bien outré et bien peu philosophique; et l'Académie inspire à M. Alphonse Daudet des moqueries, des colères et des indignations singulièrement disproportionnées. Il y a, parmi, les académiciens, des médiocres qui arrivent par le respect et parce qu'ils ne portent ombrage à personne? Il y en a qui arrivent par l'intrigue, la flatterie, ou des influences de salons et des manèges féminins? Mais quoi! Cela se voit partout, même, il paraît, dans la politique.—Il y en a qui gardent le goût des femmes, voire des petites femmes, jusque dans un âge avancé? C'est que les académiciens sont des hommes.—Il y en a qui sont laids? C'est que la nature capricieuse n'a pas donné à tout le monde de noirs cheveux bouclés, un nez d'une fine courbure, de longs yeux, une tête charmante et toujours jeune de roi sarrasin.—Il y en a qui sont infirmes et cacochymes? C'est que l'Académie ne garantit point contre les inconvénients de la vieillesse... Et encore ils sont bien trente sur quarante qui sont à peu près valides, et vingt qui ont un physique présentable, et trois ou quatre qui ont de beaux profils romains.—Il est absurde et scandaleux qu'une compagnie proprement littéraire et qui, par définition, doit compter «dans son sein» les meilleurs écrivains du temps, soit à ce point encombrée de médiocrités, et il y a pas mal de ces bonshommes à qui on aurait envie de fourrer dans les narines les branches de persil qu'ils portent sur leur collet? Mais non: il y en a une bonne moitié qui sont incontestablement des esprits ou des talents supérieurs (ce qui est une jolie proportion!), et les autres sont tout au moins de bons lettrés et, je suppose, d'honnêtes gens. Je ne vous dirai pas que «l'Académie est un salon», parce que je crois que ce mot est une bêtise, et parce qu'il ne nous importe nullement que trente-neuf messieurs très bien élevés se rassemblent de temps en temps pour causer avec politesse au bout du pont des Arts. Mais je pense, avec Anatole France, qu'il est excellent que l'Académie ne soit pas infaillible ou même soit parfois injuste dans ses choix. Car, si les membres de cette vénérable compagnie étaient nécessairement les quarante plus grands esprits de France, ce serait trop triste pour les autres: ils seraient jugés par là même; tandis que, l'Académie se recrutant parfois d'une façon bizarre, on est tout de même content d'en être, et on n'est point humilié de n'en être pas.—L'Académie est, pour ceux qui y entrent, l'éteignoir du talent, la fin des belles et généreuses audaces? Si cela est vrai (et ce ne l'est pas toujours), c'est peut-être que ceux qui se laissent éteindre par elle ne flambaient plus guère; et on ne saura jamais si c'est elle qui leur a coupé leurs élans ou si c'est eux qui ont cessé d'en avoir.—L'institution est ridicule et surannée? Ses rites et ses costumes sont grotesques? L'habit vert est le plus vain des hochets? Eh! laissez-nous celui-là! Il est tout au moins inoffensif, quoi que vous disiez; et nous vivons de vanités. Faites-nous grâce, homme au cœur fort!
Ainsi les esprits, même les plus modérés, refusent d'entrer dans les sentiments de M. Alphonse Daudet. Et même il se passe ici quelque chose de curieux et de touchant. On n'est pas fâché contre M. Daudet, non; mais on est affligé, et très sincèrement, de ses irrévérences et de son injustice. La superstition de l'Académie est si forte dans ce pays que beaucoup sont incapables de comprendre qu'un homme qui pourrait en être ne le veuille point. Et alors ils le plaignent d'être si aveugle et de repousser un si grand bien. Ils en ont la larme à l'œil. Et ils ne croient pas à sa sincérité: «Oui, ce sont de ces choses qu'on dit... Mais vous y viendrez... On finit toujours par y venir.»
Mais enfin, si pourtant M. Alphonse Daudet déteste l'Académie?... Je m'explique. Il reconnaîtrait lui-même, si on le pressait un peu, que les académiciens ne sont pas tous des imbéciles, des intrigants, ni des invalides. Il est, d'ailleurs, personnellement ami de plusieurs d'entre eux. Qu'est-ce que cela prouve? Tout artiste ne retient de la réalité que ce qui est conforme à son dessein; et, en outre, toute satire est forcément injuste. Mais ici l'injustice paraît si grande qu'elle vient peut-être d'un sentiment plus profond et plus réfléchi qu'on ne croit. Et si c'est à l'institution même que M. Daudet en veut? Pensez-vous que les raisons manquent pour cela? Elles ne manquent jamais pour rien, les raisons. Tâchons de pénétrer celles de l'auteur de Sapho.
On conçoit à la rigueur qu'à une époque où tout était chose d'État, où s'achevait l'unité de la France, où toute son histoire aboutissait enfin à la monarchie absolue, où partout, dans les mœurs, dans les manières, dans la religion, dans les lettres, triomphait le même esprit de discipline et d'autorité, un cardinal ait eu l'idée de préposer une compagnie de lettrés à la fixation et à la conservation de la langue. Mais aujourd'hui? dans une société si différente de l'ancienne et quand la notion même de l'État se trouve quasi renversée? Quelle cuistrerie insupportable de vouloir que l'art et la littérature continuent à relever d'une sorte de tribunal revêtu d'un caractère officiel! et quel enfantillage que ces distributions de prix, ce prolongement du collège qui assimile pour toute la vie les littérateurs à des écoliers! Et ne dites pas: «C'est tout ce qui nous reste de l'ancienne France; gardons une institution si vénérable par son antiquité. Il faut que vous soyez, Monsieur, tout à fait dénué du sens de l'histoire, c'est-à-dire de la faculté de trouver bon ce qui est vieux, pour insulter l'Académie!» Eh! la royauté aussi, et les parlements, et les corporations, et la noblesse étaient vénérables par leur grand âge! Ne dites pas non plus: «L'Académie maintient le goût.» Quel goût? Le sien apparemment. Mais peut-elle en avoir un, alors que ses membres en ont nécessairement plusieurs? Et de quel droit, à quel titre définirait-elle «le goût»? Je crois volontiers à la compétence de tel ou tel académicien: je ne puis croire à celle de l'Académie. Au reste, je crois surtout à la mienne; et, comme je sens qu'elle ne vaut que pour moi, je tire de là des conséquences. Ne dites pas davantage que l'Académie conserve une tradition de décence et de politesse. Nous savons fort bien être décents et polis sans elle, quand on ne nous met pas en colère. Enfin, je vois que quatre ou cinq des plus grands génies littéraires de ce siècle, sans compter une douzaine de talents supérieurs, ont été repoussés ou oubliés par l'Académie. Quoi qu'on dise, cela est grave et cela me la gâte. Et j'avais tort de prétendre tout à l'heure qu'elle ne peut avoir un goût collectif et qui soit le goût académique. Seulement, ce goût ne saurait être qu'un goût moyen, entendez un goût médiocre. Et ce goût moyen, ce goût bourgeois et lâche, qui n'est peut-être pas celui de tous les académiciens, mais qui est celui de l'Académie, s'impose plus ou moins à qui veut lui plaire, et peut faire par là beaucoup de mal... S'ils avaient été préoccupés de la coupole, ni MM. Meilhac et Halévy n'auraient fait la Grande Duchesse, ni M. Zola n'aurait fait l'Assommoir, ni M. Daudet n'aurait fait l'Immortel...
Il est certain qu'avec tout cela, on l'aime, cette risible Académie, et que les plus fiers et les plus révoltés finissent souvent par lui faire amende honorable. Pourquoi? Oh! tout simplement parce qu'elle assure ceux qu'elle choisit de leur propre mérite, qu'elle le garantit solennellement, que parfois même elle l'apprend au public qui l'ignorait; parce qu'elle donne de la considération, de l'importance, des galons, un chapeau, une épée. Mais, au fond, cela ne fait guère honneur à l'humanité; cela montre combien nous sommes faibles et vaniteux. Que dis-je? L'Académie est une institution radicalement immorale, puisqu'elle n'ajoute rien au vrai mérite et qu'elle en donne les apparences à l'intrigue ou à la médiocrité. Peuple! elle te trompe, car sa fonction affirme une compétence qu'elle ne peut avoir... (Je songe seulement que la compétence du gouvernement est encore plus contestable sur la même matière... et, comme on m'affirme que M. Alphonse Daudet est officier de la Légion-d'Honneur, pour ses livres, je médite douloureusement sur les inconséquences des âmes les mieux trempées.)
Tout ce que j'ai voulu dire au bout du compte, c'est qu'il y a quelque chose d'aussi outré, pour le moins, dans les reproches amers ou tendres adressés par nombre de bonnes gens à M. Alphonse Daudet que dans les colères de celui-ci contre l'institution des Quarante. Je me hâte d'ajouter que j'ai la modestie de ne point partager les sentiments de M. Daudet. Car, pour les partager, il serait bon d'être aussi fort, aussi austère et aussi évidemment désintéressé que lui. (C'est ce qu'ont oublié quelques chroniqueurs farouches, de ceux qui vont criant: «Ne coupez pas les ailes au génie», comme s'ils étaient personnellement menacés.) Mais je reconnais à M. Daudet (et c'est singulier d'avoir à dire une chose si simple) le droit d'éprouver ces sentiments; je le lui reconnais avec entrain, et je suis enchanté qu'il les ait éprouvés, puisqu'il en a fait ce livre, et qu'il a su répondre si crânement, à travers deux siècles et demi, aux Sentiments de l'Académie sur le Cid par les Sentiments de Tartarin sur l'Académie.
Tartarin, c'est ici Védrine, le bon, le fier, le génial Védrine. Et c'est maintenant que commencent mes objections, à moi. Védrine ne me plaît pas énormément. C'est lui qui éreinte tout le temps l'Académie et qui tire la morale de l'histoire. J'aimerais que l'éreintement se fit uniquement par le récit et les tableaux, et que la morale s'en dégageât d'elle-même. Le livre y gagnerait, à mon sens; et les malveillants auraient moins beau jeu à l'accuser de puérilité et d'injustice. Déjà M. Émile Zola, dans l'Œuvre, nous avait montré un romancier qui était, à n'en pas douter, M. Zola en personne; et ce romancier était fort, était généreux, était magnanime: une manière de bon Dieu! De même le sculpteur Védrine. Il a tout: du génie, des vertus, une femme qui l'adore, des enfants d'une beauté merveilleuse. Il n'aime pas l'argent. Il transperce les hommes de son regard, il sonde les reins et les cœurs. Il morigène, il fustige, il stigmatise. Quelquefois aussi, il bénit. Du bateau où il croque des paysages, pendant que ses beaux enfants «pétris d'amour et de lumière» s'ébattent sur la rive, il tend ses mains de christ aux jeunes générations... Avec tout cela, je crois bien qu'il lui arrive de dire des sottises,—des sottises de rapin échauffé, d'artiste à grande barbe et à grands gestes. Le malheureux a conservé cette illusion, que c'est la faute de l'Université s'il n'y a pas plus d'esprits originaux en France, et qu'un professeur de rhétorique est un homme qui s'est donné pour tâche d'étouffer le génie chez les pauvres potaches confiés à ses soins. Écoutez-le parler du père Astier-Réhu: «Ah! le saligaud, nous a-t-il assez raclés, épluchés, sarclés... Il y en avait qui résistaient au fer et à la bêche, mais le vieux s'acharnait des outils et des ongles, arrivait à nous faire tous propres et plats comme un banc d'école. Aussi regarde-les, ceux qui ont passé par ses mains, à part quelques révoltés comme Herscher qui, dans sa haine du convenu, tombe à l'excessif et à l'ignoble, comme moi qui dois à cette vieille bête mon goût du contourné, de l'exaspéré, ma sculpture en sacs de noix, comme ils disent... tous les autres, abrutis, rasés, vidés...» Bien candide, ce bon Védrine... J'ai eu l'honneur d'être professeur de rhétorique, ce qui est un métier fort amusant; et je jure devant Dieu que je n'ai jamais étouffé le génie et que je n'ai jamais vu personne l'étouffer autour de moi...
Tous les autres personnages sont, à des degrés divers, vivants et vrais; mais quelques-uns avec un peu d'inattendu et comme des trous, des solutions de continuité dans leur psychologie.
Voici l'historien Astier-Réhu. Oh! nous savons tout de suite que c'est un imbécile, et «quel pauvre cerveau de paysan laborieux, quelle étroitesse d'intelligence cachent la solennité de ce lauréat académique fabricant d'in-octavos, sa parole à son d'ophicléide faite pour les hauteurs de la chaire». Mais M. Alphonse Daudet le hait d'une haine si féroce, qu'il oublie de nous dire que cet imbécile est un fort honnête homme, et que je le prenais, moi, de la meilleure foi du monde, sinon pour un vieux gredin, du moins pour un fort plat personnage. Or, dans toute la seconde partie du roman, il fait un tas de choses fort au-dessus de la probité moyenne, et qui semblent même partir d'une âme vraiment haute. Et certes on peut être à la fois une vieille bête et un très honnête homme; mais, je ne sais comment cela se fait, je n'étais point préparé du tout aux belles actions d'Astier-Réhu. Quand j'ai vu tout à coup cet Auvergnat éclater d'indignation parce que son fils doit épouser une femme qui a vingt ans de plus que lui et qui a eu un amant, mais qui est duchesse, très belle, influente et prodigieusement riche, ma surprise n'a pas été mince. Je l'aurais cru moins insensible, je ne dis pas à l'argent, mais aux titres, aux marques extérieures de la puissance: je m'étais trompé. C'est sans doute ma faute; et lorsque, ensuite, je l'ai vu si digne dans l'affaire des faux autographes, si décidé à braver le ridicule, à sacrifier sa réputation et toute sa vie à la justice et à la vérité, je n'ai plus eu d'étonnement. Mais il m'en est revenu un peu, je l'avoue, à le voir se jeter à la Seine du haut du pont des Arts... Oui, je sais, le retour chez lui, les propos atroces de sa femme ont achevé de le désespérer et de l'affoler... Mais il m'avait si bien paru jusque-là qu'Astier-Réhu n'était point de ceux qui se suicident! Car enfin, quoi qu'il lui soit arrivé, il reste académicien, secrétaire perpétuel, logé à l'Institut; et les choses s'oublient, et dans huit jours on ne songera plus à son affaire, ou même sa loyauté et son courage lui auront ramené des défenseurs... Vous me direz que, au moment de son suicide, il est revenu de tout, même des vanités académiques... Mais justement il m'avait donné l'idée d'un homme absolument incapable de revenir jamais de certaines vanités. Bref, j'ai des doutes.
Peut-être en aurais-je moins, si M. Daudet avait moins accablé de ses mépris, au commencement, cet excellent cuistre, et s'il l'avait considéré avec moins d'antipathie et plus de sérénité. Moi, les Astier-Réhu ne me sont point si odieux. Il peut y avoir de la bonhomie et il y a toujours de la candeur dans leur pédantisme et dans leur étroitesse d'esprit... Enfin, n'en parlons plus.
De même, quand la sèche et sifflante Mme Astier l'attend à la fin pour lui jeter sa haine à la figure et pour lui apprendre que, s'il est arrivé à l'Académie, c'est qu'elle s'en est mêlée (... Et elle précisait les détails de son élection, lui rappelait son fameux mot sur les voilettes de Mme Astier, qui sentaient le tabac, malgré qu'il ne fumât jamais... «un mot, mon cher, qui vous a rendu plus célèbre que tous vos livres»), je cherche quel intérêt peut avoir une personne si fine à désespérer et à chasser d'auprès d'elle un mari qui ne serait rien sans elle, il est vrai, mais sans qui elle serait moins encore. Et, si vous répondez que la colère l'emporte, je m'étonne donc qu'elle se possède si bien dans tout le reste du livre. Ou bien alors, je demande comment il se fait que cette femme si avisée et qui a tant de pouvoir sur son mari ne l'ait pas empêché, à tout prix et par tous les moyens, d'intenter le risible procès où doit sombrer une considération dont elle a sa part. Là encore j'ai des doutes.
Et j'en ai de plus sérieux encore sur la vraisemblance de l'aventure d'Astier-Réhu et d'Albin Fage. M. Alphonse Daudet m'allèguera celle d'Émile Chasles et de Vrain-Lucas. Mais le maniaque Émile Chasles était un mathématicien qu'aucune étude antérieure n'avait pu prémunir contre les mystifications dont il fut victime. Le cas d'Astier-Réhu n'est point le même. Astier-Réhu a été professeur d'histoire; il est, je suppose, agrégé d'histoire et docteur ès lettres pour une thèse historique. Cela veut dire qu'il sait son métier. Quoiqu'il ne soit qu'un imbécile, il connaît certainement les méthodes de vérification des manuscrits; il n'est point nécessaire d'être un aigle pour les savoir et les appliquer... L'Académie peut bien faire encadrer l'autographe de Rotrou, parce qu'elle n'y regarde pas de très près, parce qu'elle est un corps et que les corps sont toujours bêtes. Mais Astier-Réhu, si simple qu'il soit, ne peut être à ce point la dupe de Fage. D'ailleurs, il a publié des livres d'histoire qui ont été lus, jugés, épluchés par les rédacteurs de la Revue historique, de la Revue critique et du Journal des savants, et ni M. Gabriel Monod, ni M. Fustel de Coulanges, ni M. Paul Meyer, ni M. Ernest Lavisse, ni M. Sorel, ni M. Guiraud ne se seraient laissés prendre aux pièces fabriquées par l'astucieux bossu. L'aventure d'Astier-Réhu me paraît tout bonnement impossible. M. Daudet, parti d'un fait vrai, l'a rendu totalement invraisemblable et faux parce qu'il en a changé toutes les conditions. Il est fâcheux que le principal épisode de son roman repose sur cette impossibilité radicale.
20 août 1888
J'ai attendu, pour vous reparler de l'Immortel, qu'on en parlât un peu moins et que l'on pût enfin s'apercevoir qu'il y a peut-être dans le dernier roman de M. Alphonse Daudet autre chose qu'une satire de l'Académie.
Le spectacle a été des plus divertissants pendant un mois. On a pu voir, au tapage qui s'est produit, à quel point nous avons la superstition académique dans les moelles. Cela est consolant. Il y a donc encore du respect en France, et quelque attache au passé, à la tradition. Il me paraît même que les colères soulevées par l'Immortel ont été aussi disproportionnées que les sentiments de M. Alphonse Daudet sur l'Académie.
Ou plutôt, non; ces colères étaient justifiées. Car, enfin, on avait bien vu des hommes de lettres conspuer l'Académie dans leur jeunesse, quand elle ne songeait pas à eux, et y entrer dans leur âge mûr; mais on n'avait jamais vu, que je sache, un écrivain, n'ayant qu'un signe à faire pour y entrer, déclarer publiquement qu'il ne voulait pas en être, et, l'Académie lui ayant pardonné, renouveler cette impertinente déclaration. On a beau dire, cela est unique. Je ne sais pas si c'est détachement chrétien, ou comble d'orgueil, ou esprit de contradiction, ou crainte de déplaire à des amis envers qui l'on se croit engagé. Je ne prétends même pas que tant de protestations soient d'un goût très distingué. J'irai même plus loin: je crois qu'un pauvre diable médiocre et correct, ou génial et malchanceux, mais académisable à la rigueur, aurait, en dépit des apparences, plus de mérite que M. Alphonse Daudet à conspuer l'Académie; car elle pourrait lui apporter quelque chose à lui, et, la repoussant, il repousserait de réels avantages. Mais M. Alphonse Daudet, renonçant au fauteuil qu'on lui tenait tout prêt, ne renonce à rien, puisqu'il a déjà tout, «la gloire et la fortune», comme dans la chanson. Il lui est trop commode de mépriser ce que tous les autres désirent. Ce qu'il en fait, c'est pour nous ennuyer. C'est malice pure, plaisir d'insulter au plus innocent de nos préjugés et à la plus durable de nos institutions nationales. Cela est mal; cela n'est point charitable.
Mais, je le répète, c'est unique: à tel point que beaucoup refusent obstinément de croire à la sincérité de M. Daudet, ou prétendent qu'il a des regrets, tout au fond. Moi, la nouveauté de cette conduite m'intéresserait plutôt, et me rangerait du parti de l'impie. Mais voilà! je crains qu'il ne soit trop profondément satisfait de sa manifestation et de tout ce qui s'en est suivi. «Eh bien, c'est une assez bonne pierre dans la mare aux grenouilles! Ils en crient encore au bout d'un mois», a-t-il dit à l'un de ses compatriotes. Je songe là-dessus: «Croit-il donc avoir fait quelque chose de si héroïque, de si terrible et de si original?» Et alors je ne suis pas fâché du bon tour que lui joue ce gros malin de M. Zola en rendant hommage à la tradition, juste au moment où ce méchant tsigane la piétine.
—Tsigane, lui? cet homme dont le premier roman a été précisément couronné par l'Académie, cet écrivain de vie si bourgeoise et qui est notoirement un si bon père de famille?—Tsigane, oui. D'abord, parce qu'il le dit. Ensuite, parce que je le crois. Tsigane à Nîmes, à Lyon; tsigane à Paris, dans sa prime jeunesse.
Ainsi tout s'arrange, dès qu'on reconnaît au Romanichel qui vit toujours secrètement dans la peau de l'ancien Petit Chose le droit d'être un Romanichel. Ce qui m'embarrassait dans cette affaire, c'est que, sans rien perdre d'ailleurs de son grand talent, M. Alphonse Daudet avait été amené à nous révéler, dans l'Immortel, des sentiments, ou plutôt une disposition d'esprit, une philosophie générale, dont je me sens, pour ma part, fort éloigné.—Oui, ce qu'il y a au fond, dans ce roman anti-académique, c'est, comme l'a fait remarquer M. Ferdinand Brunetière, le mépris, la haine et peut-être l'inintelligence du passé et des traditions qui en maintiennent le respect.
M. Alphonse Daudet juge la besogne d'un Astier-Réhu inutile et grotesque, et il considère Astier-Réhu comme un odieux imbécile. Or, il est certain que, si un type analogue à cet académicien avait été conçu par Dickens ou Georges Elliot, ils en auraient fait un délicieux bonhomme, et beaucoup plus touchant que ridicule. Moi-même, je ne comprends rien du tout au mépris enragé de M. Daudet pour ce digne et honnête professeur et pour tous ses pareils. Comment un romancier peut-il rétrécir à ce point sa sympathie et ses facultés compréhensives?... L'auteur de l'Immortel est bien le même homme que j'ai entendu traiter Racine de haut en bas, parce que Racine exprime rarement des choses concrètes, et qui disait n'avoir retenu, de tout Tacite, qu'une phrase pittoresque sur les funérailles de Britannicus. Une telle disposition d'esprit est évidemment pour déplaire à ceux qui goûtent et essayent de comprendre les formes de la vie et de l'art dans le passé, qui y séjournent volontiers, qui y trouvent autant d'intérêt qu'au spectacle de la vie contemporaine, qui voient dans l'Académie soit une institution vénérable et salutaire, soit même une absurdité charmante,—et qui ne sont pas pour cela des cuistres ni des snobs, qui ont même quelque chance d'avoir une sagesse plus détachée et plus libérale que cet éternellement jeune Petit Chose.
M. Alphonse Daudet est un artiste hypnotisé par le présent. Les impressions qu'il reçoit des objets sont si vives qu'il n'existe pour ainsi dire pas en dehors d'elles. Il a, de plus, reçu le don de les traduire dans une langue si fébrilement expressive, que tout lui paraît languir à côté de ce mode de traduction. Étant doué de façon si particulière, il est nécessairement étroit et intransigeant (quoiqu'il lui soit arrivé, je le sais, de faire effort pour élargir ses sympathies). Il ne s'aperçoit pas qu'il y a autant de pédants impressionnistes et modernistes que de pédants académiques, et que les premiers ne sont pas toujours les moins bornés ni les moins déplaisants... Qu'est-ce que cela fait si, grâce à sa myopie, qui n'est qu'une vision intense des choses rapprochées, il nous fait, du monde où nous vivons, des peintures, éparses sans doute et fragmentaires, mais dont le relief et la couleur vibrante n'ont jamais, je crois, été égalées? Gardons notre sagesse et laissons-lui la sienne. Il vaut mieux qu'il soit comme il est; car, s'il pensait comme nous, il ne serait, tout au plus, qu'un stérile dilettante, et cela nous est tout à fait égal qu'il méprise les bons et utiles Astiers-Réhus, et qu'il n'aime pas la tragédie, puisqu'il écrit le Nabab et Sapho.
C'est un écrivain infiniment curieux. Intense, outrée, intermittente et comme émiettée, telle est d'ordinaire sa traduction de la vie. Ce qu'il rend toujours, et qu'il communique, c'est l'impression directe, immédiate, des choses. Il est, je crois, l'écrivain le plus sincèrement «réaliste» qui ait été. Le réaliste, c'est lui, et non M. Zola, je l'ai répété maintes fois. Sa façon même de composer, l'absence de liaison continue dans le développement de ses personnages, en est une preuve. Et, par contre, c'est parce que M. Zola observe sommairement, parce qu'il construit ses romans à priori et subordonne à ses conceptions les rares remarques qu'il a pu faire sur le vif, c'est pour cela que ses récits ont une si forte unité, sont d'une si large coulée,—et rappellent les belles œuvres classiques en dépit des ordures qu'il y entasse. Mais les livres de M. Daudet, construits uniquement sur des impressions notées, participent du décousu de ces impressions, en même temps qu'ils en conservent l'incomparable vivacité.
Chacun de ses personnages ne nous est présenté que dans les instants où il agit; et il n'est pas un de ses sentiments qui ne soit accompagné d'un geste, d'un air de visage, commenté par une attitude, une silhouette. C'est à cause de cela qu'ils nous entrent si avant dans l'imagination et qu'ils nous restent dans la mémoire. Entre ces apparitions, rien. C'est à nous de faire ou de supposer les liaisons nécessaires. Jamais de ces analyses de sentiments faites par l'auteur ex professo, et qu'on retrouve même chez Flaubert et les Goncourt; jamais de «morceau psychologique». Ces personnages ne vivent que dans les minutes où nous les voyons. Mais alors comme ils vivent! Cela n'a qu'un inconvénient: nous avons parfois quelque peine à accorder parfaitement entre elles ces apparitions trop espacées. Je croyais, l'autre jour, voir des trous dans le développement du caractère d'Astier-Réhu et de Mme Astier. Je n'avais pas fini et j'oubliais la duchesse. Vous vous rappelez comment ce jeune «struglifeur» de Paul Astier se fait épouser par cette Corse altière et passionnée. Aux chapitres XII et XIII, elle est encore très belle, et l'on nous apprend que ses bras et sa gorge se tiennent fort bien. Elle est, du reste, éperdument amoureuse. Et maintenant tournez quelques feuillets, et voyez au dernier chapitre le récit du mariage:
«Et Védrine disait son saisissement en voyant paraître, dans cette salle de mairie, la duchesse Padovani, pâle comme une morte, navrée, désenchantée, sous une toison de cheveux gris, ses pauvres beaux cheveux qu'elle ne prenait plus la peine de teindre. À côté d'elle, Paul Astier, Monsieur le comte, souriant et froid, toujours joli... On se regarde, personne ne trouve un mot, excepté l'employé, qui, après avoir dévisagé les deux vieilles dames, éprouve le besoin de dire en s'inclinant, la mine gracieuse:
—Nous n'attendons plus que la mariée...
—Elle est là, la mariée, répond la duchesse s'avançant la tête haute.
«... Puis la sortie, de froids saluts échangés entre les arcades du petit cloître, et le soupir soulagé de la duchesse, son: «C'est fini, mon Dieu!» avec l'intonation désespérée de la femme qui a mesuré le gouffre et s'y jette les yeux ouverts, pour tenir un engagement d'honneur.»
Comprenez-vous? Si la fière duchesse n'aime plus son architecte, pourquoi l'épouse-t-elle? Parce qu'elle l'a promis? Allons donc! Ou bien si, tout en le jugeant, elle l'aime encore, il est bien singulier qu'elle ait perdu subitement tout souci de lui plaire... Je ne dis point que tout cela soit inexplicable; je voudrais que tout cela me fût expliqué. Que s'est-il donc passé enfin, soit entre les deux amants, soit dans l'âme de Mari' Anto, depuis le moment où nous l'avons vu sauter à cheval pour rattraper son joli jeune homme à la station?...
Cette horreur de tout développement suivi, de tout éclaircissement qui n'est pas en action, est si forte chez M. Alphonse Daudet que, lorsqu'il est obligé de nous donner, pour établir son «milieu», certaines explications un peu longues, il n'hésite pas à employer l'artifice d'une correspondance ou d'un journal. C'est ainsi qu'il imagine, dans le Nabab, les mémoires de Passajon, et, dans l'Immortel, les lettres du candidat Freydet à sa sœur. Cet artifice détonne étrangement dans des livres où le souci de la vérité est, partout ailleurs, si évident. Car il se trouve que Fraydet et même Passajon ont l'œil et le style de M. Daudet, ce qui nous déconcerte un peu. Mais tout lui paraît préférable à l'exposition liée, unie, discursive. (Croyez-vous cependant que nous ne nous intéresserions pas davantage au candidat Freydet, si l'éducation, la jeunesse, le passé de ce hobereau homme de lettres nous étaient racontés tout tranquillement, tout bellement, à la papa?)
Mêmes intermittences dans la marche de l'action que dans la vie des personnages. Ici, trois actions qui s'entrecoupent: l'histoire des grandeurs et de la chute d'Astier-Réhu; l'histoire de la candidature académique d'Abel de Freydet et des progrès de la maladie verte chez ce brave garçon; l'histoire des manœuvres de Paul Astier à la poursuite d'un grand mariage. Et, sans doute, on voit aisément le lien des deux premières, puisqu'elles se rapportent toutes deux à l'Académie. Il n'est pas non plus difficile de reconnaître que l'histoire du fils se rattache à celle du père par un effet de contraste. Même il y a, dans les rencontres de ce père et de ce fils, qui n'ont pas une idée en commun, un dramatique froid navrant qui serre le cœur (et qui serait peut-être doublé si l'auteur semblait moins persuadé qu'Astier-Réhu n'est qu'une horrible vieille bête)... Mais enfin cette unité secrète, intérieure du livre, M. Alphonse Daudet s'est si peu donné la peine de nous la rendre sensible, que nous pourrions presque affecter de ne pas l'apercevoir. J'ai hâte de dire que cette façon de composer ne me choque point. Elle se rapproche de la réalité des choses, où nulle action, ne se poursuit isolément, où toutes s'enchevêtrent. Je n'ai voulu que constater ce retour de M. Alphonse Daudet aux procédés de Nabab, après l'effort de l'Évangéliste et de Sapho vers la classique unité d'action.
Troisièmement: même absence de liaison apparente dans le style que dans les caractères et dans la composition du livre. Pas une phrase pleine, ronde, de tour oratoire ou didactique. C'est une dislocation ou, pour mieux dire, un émiettement, un poudroiement. Jamais on n'a fait un si prodigieux usage de toutes les «figures de grammaire» abréviatives, de l'anacoluthe, de l'ellipse et de ce qu'on appellerait, s'il s'agissait de latin, l'ablatif absolu. Des notations brèves, rapides, saccadées, toc-toc, comme autant de secousses électriques. Pas un poncif; une attention scrupuleuse, maladive, à traduire la sensation immédiate des objets par le moins de mots possibles et par les mots ou les concours de mots les plus expressifs. C'est une continuelle invention de style, si audacieuse, si frémissante et si sûre que, les meilleures pages de Goncourt mises à part, on n'en a peut-être pas vu de pareilles depuis Saint-Simon. Astier-Réhu oserait dire que c'est une perpétuelle hypotypose.
J'ouvre au hasard (et je vous assure que ce n'est point ici une formule):
«Pour midi, la messe noire (essayez de dire la chose en moins de mots; et encore il y a une image!) et, bien avant l'heure, un monde énorme affluait autour de Saint-Germain-des-Prés, la circulation interdite (ablatif absolu), les seules voitures d'invités ayant droit d'arriver sur la place agrandie (c'est une sensation que vous avez certainement éprouvée: une place vide, mais entourée d'une foule, paraît beaucoup plus grande; la sensation est ici notée par un seul mot), bordée d'un sévère cordon de sergents de ville espacés en tirailleurs (cela encore fait image).» Ne raillez point mes commentaires; ne dites pas que chacune de ces «visions» est assez commune et que vous en auriez été capable. C'est possible. Mais songez qu'en voilà trois ou quatre dans la première phrase venue. C'est leur fourmillement qui est extraordinaire dans cette prose. J'ouvre encore et je lis:
«...Et penchés, soufflant très fort, académiciens et diplomates, la nuque avancée, leurs cordons, leurs grands-croix, ballant comme des sonnailles, montrent des rictus de plaisir qui ouvrent jusqu'au fond des lèvres humides, des bouches démeublées laissant entendre de petits rires semblables à des hennissements. Même le prince d'Athis humanise la courbe méprisante de son profil devant ce miracle de jeunesse et de grâce dansante qui, du bout de ses pointes, décroche tous ces masques mondains; et le Turc Mourad Bey, qui n'a pas dit un mot de la soirée, affalé sur un fauteuil, maintenant gesticule au premier rang, gonfle ses narines, désorbite ses yeux, pousse les cris gutturaux d'un obscène et démesuré Caragouss. Dans ce frénétisme de vivats, de bravos, la fillette volte, bondit, dissimule si harmonieusement le travail musculaire de tout son corps que sa danse paraîtrait facile, la distraction d'une libellule, sans les quelques pointes de sueur sur la chair gracile et pleine du décolletage et le sourire en coin des lèvres, aiguisé, volontaire, presque méchant, où se trahit l'effort, la fatigue du ravissant petit animal.»
Je vous prie de méditer sur cette page. Je ne veux plus citer, car où m'arrêterais-je? Je vous engage seulement à relire le dîner chez la duchesse Padovani, l'enterrement de Loisillon, le duel de Paul Astier, etc... Il y a là-dedans, avec un peu d'outrance tartarinesque, une concision puissante, une ironie à la fois très violente et très fine; et surtout, jamais on n'a mieux su nous enfoncer les choses dans les yeux, rien qu'avec des mots. Et notez que l'effort s'arrête toujours au point extrême par delà lequel il s'en irait tomber dans le précieux ou dans le charabia impressionniste. Dans ses plus grandes audaces, M. Daudet garde un instinct de la tradition latine, un respect spontané du génie de la langue.
(Je ne puis m'empêcher, à ce propos, de vous dire combien la Vie parisienne m'a affligé dernièrement par son commentaire grammatical de l'Immortel, jugeant cette prose d'après la syntaxe du dix-huitième siècle et les principes de l'abbé le Batteux... Savez-vous les phrases que la Vie parisienne aurait dû relever? Il y en a deux, sans plus; mais elles sont atroces. Voici la première: «En cette parfaite association, sans joie... une seule note humaine et naturelle, l'enfant; et cette note troubla l'harmonie.» Et voici l'autre: «...L'évolution toute naturelle de la douleur débordante à ce complet apaisement s'accentuait ici de l'appareil du veuvage inconsolable, etc...).
Donc, pour tout le reste, je ne veux plus qu'aimer et admirer. Et voilà que je ne tiens plus du tout à mes critiques. On a dit que les personnages de l'Immortel n'étaient que des pantins fort expressifs, qu'ils n'avaient pas de «dessous». Ces dessous ne sont pas exprimés, c'est vrai, mais la pantomime de ces véridiques et vivantes marionnettes est si juste que chacun de leurs gestes ou de leurs airs de tête nous révèle leur âme et tout leur passé; et je ne croirai jamais qu'un romancier qui, rien qu'en notant des mouvements extérieurs et de brefs discours, a pu suggérer à M. Brunetière l'idée d'un si beau roman (Revue des Deux-Mondes du 1er août), soit un psychologue si insuffisant. Complétons ce qu'il nous donne, sans en être autrement fiers; car ce qu'il nous donne, c'est ce que nous n'aurions pas trouvé. Au contraire, ce qui manque à son roman, je serais presque capable de l'y mettre, et le père Astier-Réhu lui-même saurait nous le dire et nous le développer... Le seul don de l'expression pittoresque, à un pareil degré, me fait passer aisément sur une psychologie peut-être sommaire et sur un certain manque de renanisme... Et puis, je ne sais plus. Après huit jours de soleil, voilà le froid revenu, un froid dur, brutal, noir. Nos raisins ne mûriront pas. Je n'ai rencontré ce matin, dans la campagne, que des figures tristes. Brr... je vais me chauffer à la cuisine,—aujourd'hui, 17 août.[Retour à la Table des Matières]
ERNEST RENAN
LE «PRÊTRE DE NÉMI»[10].
Le grand magicien nous préparait une dernière surprise: il vient d'écrire une œuvre de foi. Telle a été mon impression dès l'abord, et elle m'est demeurée, bien que le livre ait produit sur d'autres une impression toute contraire. C'est peut-être qu'il y a plusieurs façons de lire et d'entendre M. Renan, et que, cette fois, j'ai choisi la bonne. Le Prêtre de Némi, contre toute attente, m'a édifié.
Sans doute vous y reconnaîtrez quelques-unes des idées que M. Renan a exprimées déjà (dans les Dialogues philosophiques, dans Caliban, dans la Fontaine de Jouvence, dans les Souvenirs, dans l'article sur Amiel); vous y retrouverez son dilettantisme, son attitude en face du monde, son âme hautaine et tendre, caressante et ironique, attirante et fuyante. Et pourtant ce n'est plus la même chose. L'œuvre est d'une beauté moins perverse (je parle ici comme un cœur simple). La préoccupation de la femme y est moins aiguë: ce n'est plus une hantise. Vous y chercherez en vain les anciennes fantaisies de négation voluptueuse, la philosophie du suicide délicieux de Prospero. Puis le doute, s'il n'est pas précisément absent du livre, y est plus austère et plus triste. Il semble enfin que, des opinions confrontées dans le drame, une affirmation se dégage, plus nette qu'on ne l'attendait de M. Renan, et qu'après nous avoir si longtemps troublés autant qu'il nous charmait, il se repose aujourd'hui dans l'espèce de certitude dont il est capable et dans une sérénité moins inquiétante pour nous.
Voilà du moins ce que j'avais cru voir; mais je n'en étais pas absolument sûr. La préface, que j'ai lue, ensuite, m'a prouvé que j'avais bien vu. «J'ai voulu dans cet ouvrage, dit M. Renan, développer une pensée analogue à celle du messianisme hébreu, c'est-à-dire la foi au triomphe définitif du progrès religieux et moral, nonobstant les victoires répétées de la sottise et du mal.» Voyons donc sous quel aspect se présente l'acte de foi de M. Renan.
Qu'il a bien fait de ressusciter cette vieille forme du conte, du dialogue, du drame philosophique, si fort en honneur au siècle dernier, et comme cette forme convient à son esprit! Nulle ne se prête mieux à l'expression complète et nuancée de nos idées sur la vie, sur le monde et l'histoire. Elle fait vivre les abstractions en les traduisant par une fable qui est de l'observation généralisée ou, si on veut, de la réalité réduite à l'essentiel. Elle permet de présenter une idée sous toutes ses faces, de la dépasser et de revenir en deçà, de la corriger à mesure qu'on la développe. Elle permet de s'abandonner librement à sa fantaisie, d'être artiste et poète en même temps que philosophe. Comme la fable choisie n'est point la représentation d'une réalité rigoureusement limitée dans le temps et dans l'espace, on y peut mettre tout ce que le souvenir et l'imagination suggèrent de pittoresque et d'intéressant. Il n'est point de forme littéraire par où nous puissions exprimer avec autant de finesse et de grâce ce que nous avons d'important à dire. Je me figure que le conte ou le drame philosophique serait le genre le plus usité dans cette cité idéale des esprits que M. Renan a quelquefois rêvée. Car les vers sont une musique un peu vaine et qui combine les sons selon des lois trop inflexibles; le théâtre impose des conventions trop étroites, nécessaires et pourtant frivoles; le roman traite de cas trop particuliers, enregistre trop de détails éphémères et négligeables, et où ne sauraient s'attacher que des intelligences enfantines. Au contraire, le conte ou le drame philosophique est le plus libre des genres, et ne vaut, d'autre part, qu'à la condition de ne rien exprimer d'insignifiant. C'est pour cela que M. Renan l'a adopté. L'Histoire des origines du christianisme elle-même tient beaucoup du conte philosophique.
Revenons au Prêtre de Némi. C'est un étrange composé. Nous sommes à Albe-la-Longue, près du lac Némi, sept cents ans avant l'ère chrétienne. Sur la terrasse du rempart, d'où l'on découvre à l'horizon les murs de Rome naissante, nous rencontrons nos contemporains, des députés de l'extrême droite, des «centre gauche», des opportunistes et des anarchistes. Il est vrai qu'il faut les supposer habillés comme les personnages de Masaccio au Carmine de Florence, et que la sibylle Carmenta porte la robe des Vertus de François d'Assise dans le tableau de Sano di Pietro. Mais cela n'empêche point le grand prêtre Antistius de parler et de penser, vingt-cinq siècles à l'avance, comme M. Ernest Renan, tout en traduisant au passage un vers d'Eschyle et un vers de Lucrèce. Et l'histoire se termine par un verset de Jérémie. Tout cela fait un mélange de haute saveur. On voltige sur les âges; c'est charmant. Ce drame contient, du reste, une douce satire politique, la peinture d'un peuple décadent vaincu par un peuple jeune, des paysages, une idylle, des prières et des effusions mystiques, une philosophie de l'histoire, une conception du monde. Ce drame contient même un drame, qu'il faut raconter brièvement.
II.
Une tradition veut que le grand prêtre de Némi n'arrive au sacerdoce que par le meurtre de son prédécesseur. Antistius a rompu cette tradition en se faisant nommer par le suffrage populaire. C'est un homme de progrès, un rêveur. Il veut épurer le culte, abolir les sacrifices humains; et, quoique Albe-la-Longue ait été vaincue par Rome, il n'a point de haine contre les vainqueurs; il est plus Latin qu'Albin, il prévoit la future grandeur de Rome et son rôle bienfaisant. Mais ce novateur mécontente tout le monde. Les citoyens «modérés et sensés» lui reprochent de hâter la décadence d'une société qui se décomposera si elle ne garde ses vieilles institutions. Les hommes du peuple le haïssent parce qu'ils tiennent à leurs superstitions et «parce qu'il n'a pas l'air d'un prêtre». Métius, qui représente l'aristocratie, tout en reconnaissant l'intelligence et la vertu d'Antistius, le blâme par esprit de conservation et par patriotisme, un noble étant intéressé plus qu'un autre au maintien des coutumes et au salut de la cité. Liberalis, un peu naïf, admire le grand prêtre, mais conserve des craintes. Cethegus, chef des démagogues, le hait par bassesse de nature et «parce qu'un prêtre est un aristocrate comme un autre» et que «la morale, le bien, la vertu sont encore des restes de prêtrise». Le plat Tertius lui-même, «organe d'un bon sens superficiel», est irrité «parce qu'il ne déteste rien tant que l'imagination». «Je vous le dis, conclut Voltinius, une cité est perdue quand elle s'occupe d'autre chose que de la question patriotique. Questions sociales, religieuses, sont autant de saignées faites à la force vive de la patrie.—Titius: Oui, on meurt par le fait de trop vivre, comme par le fait de ne pas vivre assez.—Voltinius; Albe, je crois, mourra par le gâchis.—Titius: On va bien loin avec cette maladie.»
Nous sommes maintenant dans le vestibule du temple de Diane. Antistius distribue aux pauvres la viande des victimes, ce qui fait gronder les employés du temple. Les Herniques amènent cinq esclaves pour être sacrifiés à la déesse: Antistius délivre les prisonniers; mais ses sacristains les immolent à son insu. Une mère dont l'enfant est malade lui offre de l'argent: «Garde tes offrandes... Oses-tu croire que la divinité dérange l'ordre de la nature pour des cadeaux comme ceux que tu peux lui faire?—Quoi! dit la mère, tu ne veux pas sauver mon fils? Méchant homme!» Deux amoureux viennent offrir deux colombes: Antistius délivre les colombes et bénit les amoureux. Arrive une députation des Æquicoles: il s'agit de donner une nouvelle constitution à leur cité. «Toutes les victimes nécessaires pour obtenir l'assistance des dieux, nous les fournirons.—Consultez l'esprit des pères, répond Antistius; pratiquez la justice et respectez les droits des hommes.—Hé! répliquent les Æquicoles, s'il ne s'agit que de raison, nous avons aussi des sages parmi nous... Voilà la première fois que nous voyons un prêtre ne pas pousser aux sacrifices.» Antistius, resté seul, se désespère, et voilà que Carmenta, sa sibylle, sa fille spirituelle, vient à lui, découragée. Elle voudrait bien être épouse et mère. «On ne délie personne du devoir, répond le prêtre.—Au moins, dit la jeune fille, aimez-moi un peu. La femme ne fera jamais le bien que par l'amour d'un homme.—Sœur dans le devoir et le martyre, je t'aime», dit Antistius en la baisant tristement au front.
Cependant tout le monde veut la guerre contre Rome, même les démagogues, parce qu'ils espèrent qu'une révolution en sortira; même les libéraux, parce que «leur retraite, disent-ils, serait le triomphe de l'absurde». Antistius se prête mollement aux cérémonies qui doivent accompagner la déclaration de guerre. Le mécontentement grandit; un scélérat, Casca, égorge le grand prêtre et lui succède, rétablissant ainsi l'antique tradition. Mais Carmenta, surgissant frappe Casca d'un coup de poignard au cœur. Puis elle prophétise vaguement et magnifiquement la religion future et le triomphe du juste et du vrai... À ce moment on apprend que Romulus a tué son frère. «Mauvaise nouvelle! La ville est fondée. La fondation de toute ville doit être consommée par un fratricide; au fond de toutes les substructions solides, il y a le sang de deux frères.» Et à la même heure un prophète d'Israël, captif, qui a tout vu de Babylone, prononce ces paroles:
Ainsi les nations s'exténuent pour le vide;
Et les peuples se fatiguent au profit du feu.
III.
Il est difficile, diriez-vous, d'imaginer un drame plus décourageant et plus sombre, et voilà qui ne ressemble guère à une œuvre de croyant.—Oui, si l'on s'en tient aux faits. Mais il y a le rôle d'Antistius; et, justement, si les faits n'étaient pas ironiques, déconcertants, cruels, ce rôle ne pourrait être ce qu'il est: un long acte de foi. Antistius finit par reconnaître qu'avec ses bonnes intentions il a fait plus de mal que de bien, et qu'il «a porté préjudice à la patrie, laquelle repose en définitive sur des préjugés généralement admis.» Mais, si la réalité ne démentait pas son rêve, il ne croirait pas, il serait sûr, et la certitude abolirait la beauté et la grandeur de son effort. On oublie toujours que, dans l'ordre moral, nous ne pouvons avoir de certitude proprement dite, mais seulement le désir ou plutôt le besoin que ce que nous jugeons le meilleur existe,—besoin dont l'intensité se traduit en affirmation. On peut dire qu'en ce sens M. Renan a toujours eu la foi; mais cela n'a jamais été si évident que dans le rôle du prêtre de Némi.
Il est clair, en effet, qu'Antistius, c'est M. Renan lui-même, ou du moins qu'il est le porte-voix des sentiments dont M. Renan est le plus pénétré. L'accent du rôle suffirait à nous en convaincre; mais nous avons le témoignage de M. Renan lui-même:
«... Laissez ce doux rêveur finir tristement, demander pardon à Dieu et aux hommes de ce qu'il a fait de bien. Un jour, à un point donné du temps et de l'espace, ce qu'il a voulu se réalisera. À travers toutes les déconvenues, le pauvre Liberalis s'obstinera également dans sa simplicité. Métius, l'aristocrate méchant et habile, qui se moque de l'humanité, sera confondu, Ganeo sera pardonné avant lui...»
Ainsi M. Renan répudie nettement les opinions de Métius; et même on peut trouver—chose absolument inattendue—qu'il est un peu dur pour ce sceptique élégant. C'est en cela surtout que consiste, à mon avis, le progrès décisif de M. Renan dans la foi. Car jusqu'à présent les personnages où l'on était autorisé à croire qu'il s'était incarné étaient toujours un composé d'Antistius et de Métius. Toutes les ironies inquiétantes de ce dernier, vous les retrouverez éparses dans les discours de Théophraste, de Théoctiste et de Prospero. M. Renan s'est enfin purifié de Métius, ou, si vous préférez, il ne lui donne plus, dans les dialogues qu'ont entre eux les lobes de son cerveau, qu'un rôle d'avertisseur. Comparez un peu les dénouements de la Fontaine de Jouvence et du Prêtre de Némi. Tandis que Prospero s'éteint voluptueusement entre les bras des sœurs Célestine et Euphrasie, les nonnes douces et jolies élevées pour la distraction des cardinaux, Antistius meurt pour ses chimères d'une mort sanglante. Le vieux magicien s'est sanctifié: il a chassé le démon moqueur qui était en lui.
Or, si Antistius est bien réellement l'interprète des pensées les plus chères à M. Renan, on peut constater que M. Renan croit encore à bien des choses. Car Antistius croit en Dieu, ou plutôt, comme il est impossible que la conception d'un Dieu personnel ne tourne pas à l'anthropomorphisme, il croit au divin. «Les dieux sont une injure à Dieu; Dieu sera, à son tour, une injure au divin.» Il croit à la raison, à un ordre éternel. Il croit au progrès, au futur avènement de la religion pure. «Toujours plus haut! toujours plus haut! Coupe sacrée de Némi, tu auras éternellement des adorateurs. Mais maintenant on te souille par le sang; un jour, l'homme ne mêlera à tes flots sombres que ses larmes. Les larmes, voilà le sacrifice éternel, la libation sainte, l'eau du cœur. Joie infinie! Oh! qu'il est doux de pleurer!» Même après que l'étroitesse d'esprit et la grossièreté de ses compatriotes l'ont dépouillé de ses illusions, il croit encore: «Ne serait-il pas mieux de les laisser suivre leur sort et de les abandonner aux erreurs qu'ils aiment? Mais non. Il y a la raison, et la raison n'existe pas sans les hommes. L'ami de la raison doit aimer l'humanité, puisque la raison ne se réalise que par l'humanité..., Ô univers, ô raison des choses, je sais qu'en cherchant le bien et le vrai je travaille pour toi.» Il croit à l'obligation de se sacrifier pour les fins de l'univers, telles qu'il nous a été donné de les concevoir. Et voici l'un de ses derniers cris: «Impossible de sortir de ce triple postulat de la vie morale: Dieu, justice, immortalité! La vertu n'a pas besoin de la justice des hommes; mais elle ne peut se passer d'un témoin céleste qui lui dise: Courage! courage! Mort que je vois venir, que j'appelle et que j'embrasse, je voudrais au moins que tu fusses utile à quelqu'un, à quelque chose, fût ce à la distance des confins de l'infini...» Il est vrai que lorsqu'il a vu, par le cynique dialogue de Ganeo et de Sacrificulus, ce que deviennent ses doctrines en passant dans des âmes basses qui n'en comprennent que les négations, il recule épouvanté et renie son œuvre involontaire. Mais il y a encore dans son cri de désespoir un acte de foi: «Oui, une vérité n'est bonne que pour celui qui l'a trouvée. Ce qui est nourriture pour l'un est poison pour l'autre. Ô lumière, qui m'as induit à t'aimer, sois maudite! Tu m'as trahi. Je voulais améliorer l'homme; je l'ai perverti. Joie de vivre, principe de noblesse et d'amour, tu deviens pour ces misérables un principe de bassesse. Mon expiation sera qu'ils me tuent. Ah! vous dites qu'on ne meurt que pour des chimères. On verra...»
Je demande s'il est possible, en dehors des religions positives, d'avoir une foi plus complète et plus précise. Je serais curieux de connaître le credo de plusieurs de ceux qui qualifient M. Renan de sceptique. Espérer que le juste et le bien seront un jour réalisés quelque part et, en attendant, y conformer notre vie, que pouvons-nous de plus? Quand le train des choses humaines, à le considérer en philosophes, devrait nous faire conclure au nihilisme absolu, n'est-ce rien de proclamer quand même qu'une œuvre mystérieuse et bonne s'accomplit dans l'univers? Ce sont justement ceux qui ne conforment leur conduite qu'à leur intérêt propre et tout au plus à l'intérêt de la petite collection d'hommes dont ils font partie, ce sont eux,—les Métius et les Liberalis d'aujourd'hui,—qui sont des hommes de peu de foi. Et, tandis qu'ils reprochent à M. Renan son scepticisme dissolvant, c'est en réalité le manque de foi qui les pousse si résolument à l'action.
Maintenant il est certain que la foi de M. Renan a sa couleur et son accent, et qu'elle n'est pas précisément celle du charbonnier. Et notez qu'il y a des charbonniers même en philosophie.
Faisons d'abord une remarque. On s'est habitué à ne donner presque le nom de foi qu'aux croyances imposées par les religions. Et, en effet, cette foi est la plus fixe et la plus solide, étant délimitée par des dogmes; et elle prend, ou peut s'en faut, chez les fidèles, tous les caractères de la certitude, étant enfoncée dans leur cœur par l'éducation et y étant maintenue par la terreur. À côté de celle-là la foi volontaire et acquise, mouvement du cœur qui désire que ce que la raison conçoit comme le bien soit aussi le vrai, n'a plus l'air d'être la foi. Et pourtant les deux sentiments sont au fond identiques. La prière d'Antistius n'est pas moins un acte de foi que la démarche des Æquicoles venant consulter l'oracle. Seulement, à mesure que croissent nos lumières, la foi, tout en s'épurant, participe moins de la certitude, et n'est plus que ce qu'elle peut être: une aspiration passionnée.
C'est bien le cas pour M. Renan. Mais d'autres causes encore ont contribué à obscurcir sa foi aux yeux des gens superficiels.
Il n'est pas d'écrivain qui ait paru plus ondoyant et plus insaisissable, à qui l'on ait prêté plus de dessous et de tréfonds, de plus inextricables ironies et des fantaisies plus diaboliques. J'ai donné moi-même dans ce travers de croire que M. Renan manquait tout à fait de naïveté. J'en fais bien mon mea culpa. Je crois à présent que le meilleur moyen de comprendre M. Renan, c'est de lire d'une âme confiante ce qu'il écrit et de n'y point chercher plus de malice qu'il n'en a mis. Si M. Renan nous semble si compliqué, c'est que, les éléments dont se compose son génie total étant nombreux, divers et quelquefois contradictoires, il les laisse transparaître dans son œuvre avec une parfaite sincérité. En d'autres termes, s'il paraît si peu candide, c'est à force de candeur.
Ainsi s'explique tout ce qui, dans ses livres, nous étonne et nous met en défiance, même en nous séduisant.—Après avoir affirmé quelque grande vérité morale, insinue-t-il que le contraire serait possible, que cette affirmation n'est en somme qu'une espérance? C'est qu'il a cru, autrefois, d'une foi entière et absolue à des dogmes dont il s'est détaché depuis, et que cette aventure l'a rendu prudent.—Au milieu d'une effusion mystique et lyrique, s'arrête-t-il tout à coup pour nous jeter quelque impitoyable réflexion sur le train brutal et fatal des choses humaines? C'est qu'il les connaît pour les avoir étudiées dans le passé et dans le présent et que, s'il est poète, il est historien.—Ou bien parmi de magnifiques paroles sur la vertu, il nous avertit subitement qu'elle n'est que duperie, et cela nous scandalise; mais ce n'est pourtant qu'une façon de dire que la vertu est à elle-même sa très réelle récompense. S'il ne le dit pas, c'est scrupule de Breton héroïque, à qui nul sacrifice ne parait assez entier, ou, si vous voulez, illusion d'une conscience infiniment délicate qui veut nous surfaire la vertu.—S'il garde parfois dans l'expression des sentiments les plus éloignés du christianisme, l'onction chrétienne et le ton du mysticisme chrétien, nous croyons ces combinaisons préméditées et nous y goûtons comme le ragoût d'un très élégant sacrilège. Point: c'est l'ancien clerc de Saint-Sulpice qui a conservé l'imagination catholique.—S'il témoigne de son respect et de sa sympathie pour les choses religieuses, pour les mensonges sacrés qui aident les hommes à vivre, qui leur présentent un idéal accommodé à la faiblesse de leur esprit, nous y voulons voir une raillerie secrète. Mais c'est nous qui manquons de respect: pourquoi le sien ne serait-il pas sincère?—Si telle pensée nous scandalise, prenons garde: c'est que nous ne lisons pas bien. C'est que, voulant exprimer quelque opinion singulière dont il n'est pas lui-même bien sûr, il a cherché exprès, pour la traduire, une forme hardie et inattendue dont l'excès nous fasse sourire et nous avertisse. Ne nous a-t-il pas prévenu qu'il écrivait souvent cum grano salis? Ce grain de sel, il est toujours facile de voir où il l'a mis.—Si la femme le préoccupe, s'il parle d'elle avec un mélange de dédain et d'adoration qui n'est qu'à lui, ces deux sentiments s'expliquent par son passé ecclésiastique et par la longue austérité de sa jeunesse: voudriez-vous qu'il abordât la femme avec la belle tranquillité de M. Armand Silvestre?—S'il rêve, c'est le Breton qui rêve en lui; s'il raille, c'est le Gascon qui prend la parole; s'il prie, c'est l'ancien lévite; s'il se défie, c'est l'historien. On ne peut vraiment pas attendre des livres simples d'un poète qui est un savant, d'un Breton qui est un Gascon, d'un philosophe qui a été séminariste. S'il est divers jusqu'à la contradiction, c'est qu'il a l'esprit merveilleusement riche. Remarquez ce qu'a de singulier et d'unique le cas de cet hébraïsant, de cet érudit, de ce philologue qui se trouve être un des plus grands poètes qu'on ait vus, et jugez de tout ce qu'il faut pour remplir, comme dit Pascal, l'entre-deux.
Il est candide puisque, étant compliqué, il s'est toujours montré tel qu'il était. Il est candide, et je n'en veux, pour dernière preuve, que la simplicité avec laquelle, dans sa préface, il se compare tour à tour à Platon, à Shakespeare et à Edgar Poë. Mais—et je retourne ici ma proposition,—s'il est candide, il reste complexe, et j'avoue que cette complexité ne permet pas de voir toujours très clairement l'homme de foi que j'ai découvert dans le Prêtre de Némi, et qui s'y trouve.
Au siècle dernier, le Prêtre de Némi eût été, avec toutes les différences que vous devinez sans peine, un conte philosophique de vingt pages intitulé: Antistius, ou Toute vérité n'est pas bonne à dire. Relisez quelques contes de Voltaire ou de Diderot; puis relisez Caliban, la Fontaine de Jouvence et le Prêtre de Némi: vous pourrez mesurer de combien de notions et de sentiments s'est enrichie, en cent ans, l'âme humaine; et vous déborderez de reconnaissance et d'amour pour le plus suggestif et le plus ensorcelant de nos grands écrivains.[Retour à la Table des Matières]
M. ÉMILE ZOLA
«L'ŒUVRE».
J'ai essayé de définir[11] il y a un an, l'impression que faisaient sur moi, pris dans leur ensemble, les romans de M. Émile Zola. Or, bien que nous soyons, nous et le monde, dans un flux perpétuel, et qu'il y ait d'ailleurs quelque plaisir à changer (d'abord on jouit ainsi des choses en un plus grand nombre de façons, et puis cette faculté de recevoir du même objet des impressions diverses peut aussi bien passer pour souplesse que pour légèreté d'esprit), toutefois, et je le dis à ma honte, je n'ai pas assez changé dans cet espace d'une année pour avoir rien d'essentiel à ajouter à ce que j'ai dit déjà. Mais du moins le nouveau livre du poète des Rougon-Macquart m'a donné la joie d'assister au développement prévu de ce génie robuste et triste, de retrouver sa vision particulière, ses habitudes d'esprit et de plume, ses manies et ses procédés, d'autant plus faciles à saisir cette fois que le sujet où ils s'appliquent appelait peut-être une autre manière et se présentait plutôt comme un sujet d'étude psychologique (je risque le mot, quoiqu'il soit de ceux que M. Zola ne peut entendre sans colère).
Et le livre présente encore un autre intérêt, et des plus rares. M. Zola s'y est peint en personne. À côté de Claude Lantier, l'artiste impuissant tué par son œuvre, il nous montre Sandoz, l'artiste triomphant qui vit d'elle parce qu'il a su la faire vivre. Le vertueux romancier naturaliste qu'on entrevoyait dans Pot-Bouille, le monsieur du second, le seul locataire propre de la maison de la rue Choiseul, traverse l'Œuvre à la façon d'un bon Dieu, faisant le bien et prononçant des discours. Nous savons donc sous quels traits M. Zola se voit comme homme et, ce qui nous touche davantage, comme romancier; nous savons ce qu'il est ou ce qu'il croit être. L'auteur lui-même, dans ce précieux roman, nous enseigne comment il conçoit le roman; et nous avons à la fois sous les yeux ce qu'il a fait et ce qu'il a voulu faire.
I.
Voici le plus complet des discours où Sandoz expose ses théories:
«Hein? étudier l'homme tel qu'il est, non plus leur pantin métaphysique, mais l'homme physiologique, déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes... N'est-ce pas une farce que cette étude continue et exclusive de la fonction du cerveau, sous prétexte que le cerveau est l'organe noble?... La pensée, la pensée, eh! tonnerre de Dieu! la pensée est le produit du corps entier. Faites donc penser un cerveau tout seul, voyez donc ce que devient la noblesse du cerveau quand le ventre est malade!... Non! c'est imbécile; la philosophie n'y est plus, la science n'y est plus; nous sommes des positivistes, des évolutionnistes, et nous garderions le mannequin littéraire des temps classiques, et nous continuerions à dévider les cheveux emmêlés de la raison pure! Qui dit psychologue dit traître à la vérité. D'ailleurs, physiologie, psychologie, cela ne signifie rien: l'une a pénétré l'autre, toutes deux ne sont qu'une aujourd'hui, le mécanisme de l'homme aboutissant à la somme totale de ses fonctions... Ah! la formule est là; notre révolution moderne n'a pas d'autre base; c'est la mort fatale de l'antique société, c'est la naissance d'une société nouvelle, et c'est nécessairement la poussée d'un nouvel art, dans ce nouveau terrain... Oui, on verra la littérature qui va germer pour le prochain siècle de science et de démocratie!»
Si vous voulez mon sincère avis, je trouve que ces propos sentent à plein la secte et l'école. Il y a du pédantisme dans ce débraillé, et de la naïveté dans ces affirmations méprisantes et superbes, il est difficile de rien imaginer de plus intolérant, de plus vague et de plus faux. Le bon Sandoz se grise de grands mots (positivistes, évolutionnistes), comme un illettré dans une réunion publique. Saisissez-vous clairement la relation entre l'avènement de la démocratie et celui du naturalisme, qui est une littérature d'aristocrates et de mandarins?—«Qui dit psychologue dit traître à la vérité», voilà une opinion d'une singulière candeur. Il suffit de dire que la psychologie n'est pas toute la vérité. Mais la physiologie seule l'est encore moins. Il est tout à fait puéril de diviser les romanciers en psychologues, tous idiots ou charlatans, et en physiologistes, seuls peintres du vrai. Au fond, il y a de bons et de mauvais romanciers; et, parmi les bons, il y en a qui expriment surtout le monde extérieur et les sensations, et d'autres qui analysent de préférence les sentiments et les pensées; et ceux-ci ne sortent pas plus de la réalité que ceux-là. Me pardonnera-t-on de répéter des choses aussi banales? Mais c'est que pour ce brave Sandoz, la psychologie est je ne sais quoi d'absurde, de suranné, de ridicule, de gothique, de tout à fait en dehors du monde réel. Or la psychologie est tout uniment, pour les philosophes, l'étude expérimentale des facultés de l'esprit, et, pour le romancier, la description des sentiments que doit éprouver une créature humaine, étant donnés son caractère, son tempérament s'il y a lieu, et une situation particulière. Est-ce donc quelque chose de si chinois et de si scolastique? Il y a, pour le moins, autant de psychologie que de physiologie dans Balzac; il y en a plus dans Stendhal: et je ne pense pas pourtant que ni l'un ni l'autre se soient amusés à «dévider les cheveux emmêlés de la raison pure». Au fait, qu'est-ce que cela veut dire? Adolphe est aussi vrai que Germinal, et même Indiana que Nana. Ce ne sont pas les mêmes personnages ni le même point de vue, voilà tout. Il est très juste de dire que «physiologie, psychologie, cela ne signifie rien», qu'on ne saurait les séparer absolument, et que celle-ci est le prolongement de celle-là (le caractère dépendant du tempérament et quelquefois du milieu, et tout sentiment ayant son point de départ dans une sensation). Seulement il y a des êtres primitifs chez qui ce prolongement n'est presque rien, et d'autres plus raffinés chez qui ce prolongement est presque toute la vie. Dans ce dernier cas, je ne vois pas pourquoi il serait interdit de sous-entendre une partie des origines physiologiques de l'état d'âme et d'esprit qu'on veut analyser, et de faire de cette analyse son objet principal. M. Paul Bourget, en écrivant Un crime d'amour, est resté en pleine réalité. Et on est tenté parfois de trouver cette étude du réel invisible aussi attachante que celle du visible réel. Sandoz rapetisse étrangement le domaine de l'art, et, ce qu'il y a de curieux, c'est que cet enragé croit l'agrandir! Ah! que le monde est donc plus vaste, plus profond, plus varié et plus amusant qu'il ne le voit! Et que les états de certaines âmes sont plus intéressants en eux-mêmes que les événements extérieurs qui les «conditionnent»! J'ai peur que le bon Sandoz n'ait jamais vu que la surface grossière de la vie et son écorce. Je suis charmé que le naturalisme soit venu: il a fait une besogne utile et peut-être nécessaire; mais quelle horreur et quel ennui, Dieu juste! s'il n'y avait plus au monde que des romanciers naturalistes! Déjà même le naturalisme paraît «dater», est presque aussi vieux que le romantisme: tout va si vite aujourd'hui! Et parmi les naturalistes il n'y a guère que M. Zola qui m'attire encore; mais ce qui est vivant en lui, ce n'est pas son naturalisme, c'est lui-même.
II.
Ce que je vois de plus clair dans la déclaration de principes un peu trouble de Zola-Sandoz, c'est qu'il aspire à mettre dans ses romans plus de vérité qu'on n'avait fait avant lui. Or, à chaque livre nouveau du puissant romancier, je doute davantage qu'il y ait réussi. N'est-ce pas M. Zola lui-même qui, bien inspiré ce jour-là, a dit que l'art était «la réalité vue à travers un tempérament»? Eh bien, son œuvre est assurément de celles où la réalité se trouve le plus profondément transformée par le tempérament de l'artiste. Son observation est souvent vision; son réalisme, poésie sensuelle et sombre. Notez que ce sont là des constatations et non point des reproches. Si M. Zola ne fait pas toujours ce qu'il croit faire, je m'en réjouis, car ce qu'il fait est magnifique et surprenant. Voyez comment, dans son dernier roman, un drame tout moral et tout intime se tourne peu à peu en un poème symbolique, grandiose et tout matériel.
L'histoire, la voici en deux mots. Le peintre Claude Lantier, génie novateur et incomplet, rencontre sur son chemin une fille charmante, Christine, qui l'adore et lui est passionnément dévouée. Il l'aime un temps, puis est repris par la peinture, se détache de sa compagne, la fait horriblement souffrir sans le savoir, et, après des années d'efforts douloureux et d'essais avortés, convaincu enfin et désespéré de son impuissance, se pend devant son grand tableau inachevé.—Le milieu où se déroule le drame, c'est le monde des artistes (peintres, sculpteurs, hommes de lettres).—L'époque, c'est la fin du second empire.
La date même de l'action nous fait déjà soupçonner que les théories de Sandoz ne seront pas aussi rigoureusement appliquées ici que se l'imagine M. Zola. C'est bien loin, le second empire. Et M. Zola s'est enlevé le droit d'en sortir. Il n'y a pas d'exemple qu'un écrivain se soit chargé de plus de chaînes et enfermé dans une prison plus étroite que ce superbe romancier. Balzac, du moins, ne s'est jamais interdit les sujets immédiatement contemporains et n'a découvert qu'après coup et sur le tard le plan de la Comédie humaine. Mais M. Zola est captif d'une doctrine, captif d'une époque, captif d'une famille, captif d'un plan. Il semble que la meilleure condition pour écrire des romans vrais, ce soit de vivre en pleine réalité actuelle et de laisser les sujets vous venir d'eux-mêmes: M. Zola vit depuis des années loin de Paris, en ermite, dans une solitude farouche. Il ne voit plus rien, n'entend plus rien. Le monde a changé en seize ans: lui ne bouge; il ne lève plus de dessus son papier à copie sa face congestionnée. Il ne songe même plus à regarder par-dessus la haie que font autour de lui les Rougon-Macquart. Il a sa tâche, qu'il accomplira. Il faut qu'il mène jusqu'au bout «l'histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire». Il faut qu'il épuise toutes les classes, toutes les conditions, toutes les professions. Après les artistes, il «fera» les paysans; après les paysans, les soldats, et ainsi de suite. Pour documents il n'a (car il s'agit toujours, ne l'oubliez pas, du second empire) que les souvenirs et les impressions de sa jeunesse, des impressions nécessairement incomplètes et effacées ou déformées par le temps. Et ce reclus, cet homme de cabinet qui s'impose des «matières» à mettre en romans, c'est lui qui vient nous parler d'observation directe, scientifique, de vérité intégrale, implacable, et autres rengaines! Je sais bien que, grâce à Dieu, sa puissante imagination vivifie ses vieilles notes et ses souvenirs défraîchis et qu'il invente terriblement! Alors, qu'il avoue donc enfin que ses romans, s'ils sont aussi «vrais» que tant d'autres, ne le sont guère plus, et que le naturalisme est une bonne plaisanterie; car ou il n'est rien, ou il est à peu près aussi vieux que le monde. Mais M. Zola ne l'avouera jamais; il mourra sans l'avouer.
Pour en revenir à l'Œuvre, si les artistes qu'on nous y montre ont peut-être les allures et le langage de ceux du second empire, ils ressemblent assez peu à ceux d'aujourd'hui. Ce sont des animaux disparus, des types reconstitués. Ils sont, dans leur genre, aussi éloignés de nous que les artistes chevelus et romantiques de 1830. Ils ont tous l'air de fous. Ils ont des gestes et des attitudes de maçons et de terrassiers allumés. Ils ne peuvent dire une phrase sans y mettre un «nom de D...». Ils vocifèrent, ils «gueulent» tout le temps. Ils ont une fausse simplicité, une fausse grossièreté, un faux débraillé, une outrance bête, qui nous sont aujourd'hui insupportables. Ils parlent peinture ou littérature avec les mêmes cris, les mêmes tapes sur l'épaule, les mêmes yeux hors de la tête, et presque le même style que les ouvriers zingueurs discutant de leur métier dans la noce à Coupeau, ou qu'un garçon de l'abattoir expliquant les finesses de son art devant le comptoir d'un marchand de vin. «...Bongrand l'arrêtait par un bouton de son paletot en lui répétant que cette sacrée peinture était un métier du tonnerre de Dieu.»—«Ça y est, mon vieux, crève-les tous!... Mais tu vas te faire assommer.»—«Nom de Dieu...! si je ne fiche pas un chef-d'œuvre avec toi, il faut que je sois un cochon.»—«Tiens! le père Ingres, tu sais s'il me tourne sur le cœur, celui-là, avec sa peinture glaireuse? Eh bien, c'est tout de même un sacré bonhomme, et je le trouve très crâne, et je lui tire mon chapeau, car il se fichait de tout, il avait un dessin du tonnerre de Dieu, qu'il a fait avaler de force aux idiots qui croient aujourd'hui le comprendre. Après ça, entends-tu? ils ne sont que deux, Delacroix et Courbet. Le reste, c'est de la fripouille.» Je ramasse ces perles sans les choisir. Le ton de la conversation est, dans l'Œuvre, sensiblement le même que dans l'Assommoir. Et tous ces sauvages qui parlent de conquérir, d'avaler Paris ont, avec leurs façons de rouliers, des trésors inouïs de candeur. D'où sortent-ils? Où M. Zola les a-t-il rencontrés? Je le préviens que ce n'est plus cela du tout, les peintres d'à présent. Son roman est d'un homme qui n'a pas mis les pieds dans un atelier depuis quinze ans. C'était ainsi autrefois? À la bonne heure. M. Zola ressuscite les hommes des anciens temps. Il fait presque des «romans historiques»—tout comme Walter Scott, ô honte!
Ainsi l'observation directe et récente des milieux fait évidemment défaut dans l'Œuvre. Vous pensez bien que vous n'y trouverez pas davantage l'observation des mouvements de l'âme, l'odieuse psychologie. Pourtant la souffrance d'un artiste inégal à son rêve, la souffrance d'une femme intelligente et tendre qui sent que son compagnon lui devient étranger, que quelque chose le lui prend, ce divorce lent de deux êtres qui s'aimaient et qui n'ont rien, du reste, à se reprocher l'un à l'autre..., ce sont là des douleurs d'une espèce rare et délicate, des nuances de sentiments dont la notation eût été des plus intéressantes. Songez un peu à ce que fût devenu un sujet pareil entre les mains de M. Paul Bourget, et vous verrez ce que je veux dire. Tout au moins l'auteur eût-il pu marquer avec plus de finesse les progrès du détachement de Claude et du martyre de Christine. Cette lutte de l'artiste et de la femme, Edmond et Jules de Goncourt nous l'ont racontée, avec un dénouement inverse: chez eux, c'est la femme qui tue son compagnon; mais voyez, dans Manette et dans Charles Demailly, combien les étapes sont nombreuses et comment est graduée l'histoire du supplice de Charles et de l'abrutissement de Coriolis. Rien de tel dans l'Œuvre. Claude aime Christine, puis est ressaisi tout entier par son art: c'est aussi simple que cela. Trois ou quatre signes sensibles de ce détachement: le jour de leur mariage (il y a des années qu'ils sont ensemble), il ne songe pas à la traiter en mariée; il se laisse entraîner chez Irma Bécot; il fait poser Christine pour son grand tableau et oublie de l'embrasser après la pose. Voilà toutes les étapes. Le drame est aussi simple que s'il se passait dans un ménage d'ouvriers et si la cause du mal était le jeu ou la boisson. Christine et Claude sont bien des «bonshommes physiologiques» et ne sont que cela. Ici encore je n'ose pas dire que c'est dommage, et je ne fais que constater.
Car voici éclater le génie particulier de M. Émile Zola, le don de la vision concrète et démesurée, le don de l'outrance expressive et l'abominable tristesse en face des choses. Tout se matérialise et s'exagère. Claude Lantier n'est pas seulement un artiste incomplet: c'est un malade, et qui a tout l'air d'un imbécile. Son impuissance est surtout physique. «Il s'énervait, ne voyait plus, n'exécutait plus, en arrivait à une véritable paralysie de la volonté. Étaient-ce donc ses yeux, étaient-ce ses mains qui cessaient de lui appartenir, dans le progrès des lésions anciennes qui l'avait inquiété déjà?» Au reste, presque tous les artistes et les littérateurs ont, dans ce livre, des attitudes tordues ou écrasées d'athlètes, de cariatides, de damnés de Michel-Ange. L'effort de la production devient une espèce de lutte à main plate, le combat de Jacob avec l'Ange dans une foire de banlieue. C'est un «caleçon» que l'Idéal propose à ces hercules et qu'ils ramassent en faisant des effets de muscles.—Claude Lantier n'est pas seulement un artiste contesté et poursuivi par la malchance: c'est un martyr. Manet, Monet et Pissarro sont des heureux et des vainqueurs à côté de lui. Il n'a pas même un jour de consolation, d'espoir, de demi-réussite. M. Zola l'écrase sous une impuissance absolue et sous un malheur absolu.—Et Claude Lantier n'est pas seulement un artiste amoureux de son art: c'est un possédé de la peinture, un fou, un démoniaque en qui la passion unique a étouffé tout sentiment humain. Il torture sa femme. Ce peintre qui, le pinceau à la main, est hanté de l'image de la chair, renonce à celle de Christine, ce qui est assez peu croyable. Il est mauvais mari. Il est mauvais père. Il a des brutalités atroces. «Ah! ma chère, dit-il à Christine, tu n'es plus comme là-bas, quai de Bourbon. Ah! mais, plus du tout!... C'est drôle, tu as eu la poitrine mûre de bonne heure... Non, décidément, je ne puis rien faire avec ça... Ah! vois-tu, quand on veut poser, il ne faut pas avoir d'enfants.»—Son enfant mort, il n'a rien de plus pressé que de faire le portrait du pauvre petit hydrocéphale, ce qui est bien, et de le présenter au Salon, ce qui est mieux. Claude Lantier est à ce point le Raté, l'Impuissant, le Possédé, le Pas-de-Chance, qu'il en devient monstrueux et que nous sommes enchantés de voir se pendre enfin cet Arpin-Prométhée de la peinture impressionniste.—De même, pour que Christine soit bien complètement la victime de cette victime, pour quelle ne puisse avoir aucun refuge dans sa souffrance, elle sera mauvaise mère, elle ne sera qu'amante, et sa douleur essentielle sera d'être frustrée des embrassements de Claude.
Voyez-vous maintenant pourquoi M. Zola a fait de son héros un peintre? C'est sans doute que la peinture l'a toujours intéressé et que les théories, les vues, les pressentiments des peintres du «plein air» valaient la peine d'être exprimés dans un roman. Mais c'est surtout que le métier de son héros permettait à M. Zola de rendre sensible aux yeux le drame qu'il voulait conter. La cause du commun supplice de Claude et de Christine pouvait ainsi revêtir une forme concrète. La cruelle maîtresse du mari et l'ennemie mortelle de l'épouse, c'est une femme, c'est cette femme nue que Claude s'obstine à dresser au milieu de sa toile, en plein paysage parisien. Double duel à mort entre le peintre et cette image qui résiste, qui ne veut pas se laisser peindre comme il la voit, et qui pourtant l'attire et le retient invinciblement, et, d'autre part, entre cette femme peinte et la femme de chair. C'est vraiment une tragédie à trois personnages, celui qui s'étale sur la toile vivant d'une vie aussi réelle que les deux autres. À un moment, Claude enfonce un couteau dans la gorge de l'image peinte, comme on ferait à une femme méchante. C'est avec sa seule nudité que Christine lutte contre l'ennemie nue. Elle combat cette femelle en femelle. Vous vous rappelez la dernière scène de ce drame charnel. Claude, cette nuit-là, a passé une heure à regarder l'eau du haut du pont des Saints-Pères; il est enfin rentré; mais, à peine couché, il s'est échappé du lit. Christine le trouve dans l'atelier, au haut de son échelle, une bougie au poing s'acharnant comme un aliéné sur son grand tableau. Et, sous sa main fiévreuse, le ventre de la femme devient un astre, éclatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie... Elle semble faite de métaux, de gemmes et de marbres... comme l'idole d'une religion inconnue. «Oh! viens! viens!» dit Christine. Et lui: «Non, je veux peindre, j'appartiens à l'art, au dieu farouche: qu'il fasse de moi ce qu'il voudra!—Mais je suis vivante, moi! et elles sont mortes, les femmes que tu aimes.» Et Christine s'enlace à lui, s'écrase contre lui, l'emporte comme une proie... Elle le force à blasphémer. «Dis que la peinture est imbécile.—La peinture est imbécile.» Mais bientôt, quand Christine est endormie, une voix appelle Claude. C'est elle, la femme mystérieuse et terrible, la sirène au ventre de joyaux. Elle l'appelle trois fois; «Oui, oui, j'y vais.» Et Christine, à l'aube le trouve pendu devant l'idole, devant l'ennemie, comme un amant désespéré qui s'est tué aux pieds de sa maîtresse.
Les dernières pages sont lugubres: l'enterrement de Claude, un jour de pluie, dans le misérable cimetière neuf, pelé, lépreux, avec des terrains vagues et, au-dessus, la ligne du chemin de fer. Tandis qu'on enterre Claude, on brûle, dans un coin, un tas de vieilles bières pourries. Et la lamentation de Sandoz s'élève; car l'artiste triomphant est aussi triste que l'artiste vaincu; il doute de son œuvre, il doute de tout, et le livre finit par un chant de désespoir. Ce roman de l'artiste est aussi funèbre que le roman de la courtisane, de l'ouvrier ou du mineur.
C'est donc toujours la même chose, et je ne m'en plains pas. Vous trouverez là des figures de second plan pétries d'un pouce puissant: Chêne, Mahoudeau, Jory, Bongrand. Vous trouverez les deux personnages qui sont dans presque tous les romans de M. Zola: une créature en qui éclate et s'épanouit la bestialité humaine, une «mouquette»: Mathilde, l'herboriste; et une créature qui représente la souffrance imméritée: le petit Jacques. Vous trouverez même des pages apaisées et presque gracieuses: Christine recueillie, par une nuit d'orage, dans l'atelier de Claude, ou l'idylle parisienne et bourgeoise du ménage de Sandoz. Vous trouverez aussi deux ou trois scènes qui ne sont peut-être que mélancoliques: celle où Dubuche, l'homme qui a fait un riche mariage, passe sa journée, dans le morne château où il est méprisé des valets, à envelopper de couvertures et à suspendre à un petit trapèze ses deux petits enfants rachitiques, et le dîner où le brave Sandoz a le sentiment amer de la dispersion et de la mort des amitiés de jeunesse...
Mais plutôt vous trouverez, presque à chaque page, une tristesse affreuse, une violence de vision hyperbolique qui accable et fait mal. Nul n'a jamais vu plus tragiquement tout l'extérieur du drame humain. Il y a du Michel-Ange dans M. Zola. Ses figures font penser à la fresque du Jugement dernier. J'attends avec impatience son prochain cauchemar. S'il ne sort de Médan, il finira par des livres d'un naturalisme apocalyptique, qui pourront, d'ailleurs, être fort beaux.[Retour à la Table des Matières]
LE RÊVE.
Ce que je vais vous raconter est tiré des Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire.
«Il y avait une fois une petite fille qui était très belle et très bonne et qui à cause de cela s'appelait Angélique.
Angélique n'avait pas de parents. Une nuit qu'il tombait de la neige, elle avait été recueillie par un monsieur et une dame qui s'appelaient Hubert et Hubertine.
Hubert et Hubertine étaient chasubliers, c'est-à-dire qu'ils faisaient des chasubles pour les messieurs prêtres, et aussi des chapes, des étoles et des bannières.
Hubert et Hubertine n'avaient pas d'enfants, et ils ne pouvaient pas s'en consoler, et c'est pour cela qu'ils avaient adopté la petite Angélique.
Hubert et Hubertine habitaient une maison très vieille, tout contre la cathédrale.
Angélique voyait donc la cathédrale de sa fenêtre et cela l'amusait beaucoup. Et elle aimait surtout un vitrail qui représentait saint Georges.
«Il y avait aussi près de la maison un grand champ, qui s'appelait le Clos-Marie, traversé par une petite rivière, qui s'appelait la Chevrotte.
«Et Angélique aimait beaucoup à se promener au bord de la Chevrotte.
«Angélique lisait souvent la Vie des saints, et les miracles la ravissaient, mais ne l'étonnaient point.
«Elle était persuadée qu'elle épouserait un jour un prince.
«Un jour, en faisant sécher du linge au bord de la Chevrotte, elle rencontra un peintre-verrier qui était beau, beau, beau.
«Elle comprit qu'il l'aimait, et elle se mit à l'aimer, car il ressemblait au saint Georges du vitrail.
«Or, ça n'était pas un peintre-verrier, mais le fils de monseigneur l'évêque.
«Parce que monseigneur, avant d'être évêque, avait été marié et avait eu un fils.
«Or, ce beau jeune homme s'appelait Félicien XIV, et il était prince, et il était riche, riche, riche. Il avait peut-être bien cinquante millions.
«Et, comme Angélique l'aimait, elle trouvait tout naturel de l'épouser, quoiqu'elle ne fût qu'une petite fille très pauvre et sans parents.
«Et Félicien aussi aurait bien voulu être le mari d'Angélique; mais monseigneur l'évêque lui dit qu'il ne le lui permettrait jamais.
«Un jour Angélique alla à la cathédrale, et elle se cacha dans un petit coin pour attendre monseigneur, et quand elle le vit, elle se jeta à ses pieds et pleura beaucoup, et elle le supplia de permettre ce mariage.
«Mais monseigneur, qui était très sévère et qui avait un grand nez, répondit: «Jamais!»
«Et Angélique fut très malheureuse.
«Alors Hubert et Hubertine lui dirent que Félicien ne l'aimait plus, et qu'il allait épouser une belle demoiselle des environs.
«Et ils dirent à Félicien qu'Angélique l'avait oublié, et ils le prièrent de ne plus venir la voir.
«Et Angélique fut malade, très malade.
«Si malade qu'on crut qu'elle allait mourir, et que monseigneur eut pitié d'elle et vint lui-même lui donner l'extrême-onction.
«Et monseigneur promit que, si elle guérissait, il lui donnerait son fils.
«Angélique guérit, et elle épousa le prince Félicien XIV.
«Mais le jour même de ses noces, comme elle sortait de la messe, elle mourut, sans s'en apercevoir, en embrassant son mari.»
Ceci est un conte bleu, tout ce qu'il y a de plus bleu. Et certes M. Zola, ayant conté tant de contes noirs, avait bien le droit d'écrire un conte bleu. Seulement il fallait l'écrire comme un conte bleu.
Oserai-je dire que ce n'est pas précisément ce qu'a fait M. Émile Zola? Au reste, le pouvait-il faire? Et méritait-il de le pouvoir? Eût-il été d'un bon exemple que Dieu permît à l'auteur de Pot-Bouille et de Nana de raconter innocemment une histoire innocente? Des journaux avaient pris soin de nous avertir que cette fois M. Zola serait chaste. Mais ne l'est pas qui veut. Lisez le Rêve, et vous verrez que ce conte ingénu sue l'impureté (parfaitement!) et que cette histoire irréelle est écrite dans le même style opaque et puissamment matériel et avec, les mêmes procédés de composition et de développement que la Terre ou l'Assommoir. L'effet est ahurissant.
D'abord, par un scrupule admirable, l'auteur a tenu à bien marquer que ce conte bleu est un épisode de l'histoire des Rougon-Macquart. Il s'est cru obligé de rattacher sa petite vierge à cette horrible famille par quelque lien de parenté. Or, devinez, je vous prie, quelle mère il est allé lui choisir? L'immonde Sidonie de la Curée, l'entremetteuse du mariage de Renée et d'Aristide Saccard. Le doux Hubert va à Paris, à la recherche des parents d'Angélique. Il découvre Sidonie dans un petit entresol du faubourg Poissonnière, «où, sous prétexte de vendre des dentelles, elle vendait de tout». Il entrevoit «une femme maigre, blafarde, sans âge et sans sexe, vêtue d'une robe noire élimée, tachée de toutes sortes de trafics louches». Je sais que ce n'est rien, que cela ne tient que trois pages, et qu'on peut les retrancher du livre sans qu'il y paraisse; mais, enfin, évoquer cette Macette dans un conte bleu et qu'on déclare avoir voulu faire tout bleu, n'est-ce pas une singulière aberration d'esprit? Ou, si c'est que M. Zola ne veut pas avoir dressé pour rien l'arbre généalogique de ses Rougon-Macquart, n'est-ce pas un enfantillage un peu saugrenu?
Par suite, ce conte bleu est, au fond, une histoire physiologique! L'auteur ne veut pas nous laisser oublier que, si Angélique est sage, c'est parce qu'elle brode des chasubles et qu'elle vit à l'ombre d'une vieille cathédrale, mais que, dans d'autres conditions, elle eût pu aussi bien être Nana. C'est dans le cloaque Rougon que ce lis plonge ses racines et le mysticisme d'Angélique n'est qu'une forme accidentelle de la névrose Macquart. Il était sans doute très important de nous le rappeler!... Par les nuits chaudes, Angélique, ne sachant ce qu'elle a, saute pieds nus sur le carreau de sa chambre. Ce qui la tourmente, ce sont «les désirs insconcients... (page 93), la fièvre anxieuse de sa puberté». Elle «devine Félicien ignorant de tout, comme elle, avec la passion gourmande de mordre à la vie». Elle «ôte ses bas, devant Félicien, d'une main vive» (page 124). Et elle s'enfuit, «dans sa peur de l'amant.» (Partout ailleurs M. Zola eût dit: «la peur du mâle»; c'est tout ce qu'il y a de changé ici.) Et encore (page 164): «Elle se donnait, dans un don de toute sa personne. («Se donner dans un don», goûtez-vous beaucoup ce pléonasme?) C'était une flamme héréditaire rallumée en elle. Ses mains tâtonnantes étreignaient le vide, sa tête trop lourde pliait sur sa nuque délicate. S'il avait tendu les bras, elle y serait tombée, ignorant tout, cédant à la poussée de ses veines, n'ayant que le besoin de se fondre en lui». Ou bien (243): «Un flot de sang montait, l'étourdissait... elle se retrouvait avec son orgueil et sa passion, toute à l'inconnu violent de son origine». Ou bien (page 261): «Elle triomphait, dans une flambée de tous les feux héréditaires que l'on croyait morts.» Eh oui, c'est un ange, mais un ange de beaucoup de tempérament! Quel drôle de conte bleu!
Ce n'est pas tout. Hubert et Hubertine, vous vous le rappelez, se lamentent de n'avoir pas d'enfant, et, toutes les vingt ou trente pages, l'auteur nous fait entendre délicatement que ça n'est vraiment pas leur faute... «C'était le mois où ils avaient perdu leur enfant; et chaque année, à cette date, ramenait chez eux les mêmes désirs... lui tremblant à ses pieds... elle se donnant toute... Et ce redoublement d'amour sortait du silence de leur chambre, se dégageait de leur personne» (page 143). Ou bien (page 167): «Et Hubertine était très belle encore, vêtue d'un simple peignoir, avec ses cheveux noués à la hâte; et elle semblait très lasse, heureuse et désespérée...» Étrange idée d'avoir entr'ouvert cette alcôve de quadragénaires au fond de cette idylle enfantine!
Et, pendant ce temps-là, monseigneur l'évêque de Beaumont, qui a quelque soixante ans, tourmenté dans sa chair par le souvenir de la femme qu'il a adorée, passe les nuits à se tordre sur son prie-Dieu avec «un râle affreux... dont la violence, étouffée par les tentures, effraye l'évêché.» Et, quand Angélique se jette à genoux devant lui, il est très frappé de la grâce de sa nuque, et de son odeur. «... Ah! cette odeur de jeunesse qui s'exhalait de sa nuque ployée devant lui! Là, il retrouvait les petits cheveux blonds si follement baisés autrefois. Celle dont le souvenir le torturait après vingt ans de pénitence avait cette jeunesse odorante... (page 227).» Et plus loin (page 278): «Sans qu'il se l'avouât, elle l'avait touché dans la cathédrale, la petite brodeuse... avec sa nuque fraîche, sentant bon la jeunesse»... Ah! ce n'est pas pour rien que cet évêque a un grand nez,—pieusement mentionné chaque fois que l'aristocratique prélat apparaît dans cette histoire.
Vous ne vous méprenez point sur ma pensée, n'est-ce pas? Tous les passages que j'ai cités sont fort convenables, et il faut reconnaître que M. Zola s'est appliqué à écrire chastement. Il n'en est pas moins vrai que, malgré ses efforts, la préoccupation de la chair est peut-être, à qui sait lire, aussi sensible dans le Rêve que dans ses autres romans. La caque sent toujours le hareng. À moins que ce ne soit moi qui, hanté par le souvenir de cette immense priapée des Rougon-Macquart, respire, dans le Rêve, des parfums qui n'y sont pas... Mais ils y sont, j'en ai peur, Sentez vous-même.
Ce conte bleu physiologique est par surcroît un conte bleu naturaliste. Il fallait des «documents», il y en a,—par grands tas. Outre un sommaire presque complet de la Légende dorée, que M. Zola a lue tout exprès, il a versé, pêle-mêle, tout au travers du récit des irréelles amours de Félicien et d'Angélique, un Manuel du chasublier. Il y a des énumérations d'outils qui témoignent à la fois d'une érudition et d'un scrupule (pages 54 et 55)!... Et que dites-vous de ce petit morceau: «Hubert avait posé les deux ensubles sur la chanlatte et sur le tréteau, bien en face, de façon à placer de droit fil la soie cramoisie de la chape, qu'Hubertine venait de coudre aux coutisses. Et il introduisait les lattes dans les mortaises des ensubles, etc., etc.» Mais il y a peut-être mieux encore. Lorsque Hubert veut adopter Angélique qui est une enfant trouvée, il va consulter le juge de paix. «M. Grandsire lui suggéra l'expédient de la tutelle officieuse: tout individu, âgé de plus de cinquante ans, peut s'attacher un mineur de moins de quinze ans, etc.. Il fut convenu qu'ils conféreraient ensuite l'adoption à leur pupille par voie testamentaire, etc... M. Grandsire se mit en rapport avec le directeur de l'assistance publique, etc.. Il y eut enquête, etc...» Dans un conte bleu! Dans une histoire à peu près aussi réelle que celle de Peau-d'Âne ou de Cendrillon! N'est-ce pas à hurler?
Enfin ce conte, qui, tout en étant bleu, reste physiologique et documentaire, est aussi romantique et épique. Il est romantique par le style, par l'enflure générale. Joignez ceci qu'Angélique vit de la vie de l'antique cathédrale, un peu comme Quasimodo dans Notre-Dame de Paris. Cette pénétration de l'âme de la jeune fille par la paix, la beauté, la majesté de ces vieilles pierres qui bornent son horizon est d'ailleurs fort bien exprimée. Il y a, là-dessus, toute une série de «morceaux» d'une poésie ou, mieux, d'une rhétorique abondante et robuste. Et le récit est épique, si l'on peut dire (comme tout ce qui sort de la plume de M. Zola) par la lenteur puissante, par l'énormité et la simplicité de la plupart des personnages,—enfin par le retour régulier de sortes de refrains, de leit motiv: descriptions de la cathédrale et du Clos-Marie à toutes les heures du jour et dans les principales circonstances de la vie d'Angélique; énumérations des vierges du portail de Sainte-Agnès, et discours qu'elles tiennent à la jeune fille, selon les cas; énumérations des ancêtres de Félicien de Hautecœur et de ses aïeules, les mortes heureuses; énumérations d'outils de chasublier; douleur secrète d'Hubert et d'Hubertine; longueur du cou d'Angélique; nez de monseigneur, etc.
À signaler l'emploi de plus en plus fréquent des deux adverbes justement et même commençant les phrases, et l'abus de certaines constructions que je définirais si cela en valait la peine. Une expression nouvelle qui revient une centaine de fois: à son entour, pour autour d'elle ou de lui. Je m'explique mal la tendresse de M. Zola pour cet inutile provincialisme.
Vous pensez bien que je ne reproche point à M. Zola ses procédés de composition et d'écriture. Ce sont les mêmes qui contribuent à la beauté de ses meilleurs ouvrages. Mais d'abord ils s'étalent davantage d'un roman à l'autre; et, plus visibles, deviennent plus fatigants. Et surtout ils convenaient aussi mal que possible à un sujet comme celui du Rêve. Toute la grâce de la naïve historiette disparaît. On n'a jamais vu fantaisie massive à ce point. C'est un conte bleu bâti en gros moellons. Il est vrai qu'il redevient intéressant par l'énormité de cette disconvenance du fond et de la forme. Sans cela, il serait mortellement ennuyeux.
La conclusion, c'est que j'aime mieux tout, même la Terre. Au moins la Terre, c'était franc et c'était harmonieux... Il faut que M. Zola en prenne son parti: il ne peut pas être à la fois Zola et autre chose que Zola... Il lui restera toujours d'avoir écrit la Conquête de Plassans, l'Assommoir et Germinal, d'avoir puissamment exprimé les instincts, les misères, les ordures et la vie extérieure de la basse humanité. Qu'il nous abandonne les petits contes, les doux enfantillages, les petites bergères, les petites saintes, les princes charmants, les jolis riens du rêve... Qu'il n'y touche pas avec ses gros doigts. Une petite fille de dix ans eût beaucoup mieux raconté que lui (qui a pourtant du génie) l'histoire d'Angélique. Nous excluons M. Zola du Clos-Marie—et du mois de Marie. Ce monsieur qui a écrit de si vilaines choses, ma chère! fait peur aux vierges innocentes du portail de Sainte-Agnès... Qu'il laisse les vierges tranquilles! Nous le renvoyons aux Trouilles, dans l'intérêt de son talent et peut-être, je suis affreusement sincère, pour notre plaisir.[Retour à la Table des Matières]
PAUL BOURGET
ÉTUDES ET PORTRAITS.
M. Paul Bourget vient de publier deux volumes d'Études et portraits, avec ces sous-titres: Portraits d'écrivains, Notes d'esthétique, Études anglaises, Fantaisies.
Sur Bourget critique, il me faudrait un trop grand effort pour ajouter quelque chose à ce que j'ai dit ici même.[12] Mais j'ai relu avec un plaisir profond les notes sur l'île de Wight, sur l'Irlande et l'Écosse, sur les lacs anglais, sur Oxford et sur Londres, C'est à la fois substantiel et charmant; M. Paul Bourget fait comprendre et il fait sentir. Il a l'esprit d'un philosophe et d'un rêveur. Tout détail extérieur lui est un signe d'une kyrielle de choses cachées. Il va aux idées générales avec aisance et allégresse, ainsi que la chèvre au cytise. Mais comme, dans ce mouvement d'habitude qui le fait remonter continuellement d'un groupe de faits à un autre groupe, il arrive en un rien de temps au fin fond des choses et à des questions comme celle-ci: «L'univers existe-t-il en dehors de nous?» ou bien: «Pourquoi cet univers et non pas un autre?», il s'ensuit que sa philosophie aboutit volontiers au songe. Cela est peut-être inévitable. Quand on a bien raisonné sur les accidents, qu'on a essayé de les rattacher à leurs causes et de parcourir toute la série des phénomènes en les faisant rentrer les uns dans les autres, il se trouve qu'il y a encore plus de mystère et d'inconnu dans la conception générale à laquelle on arrive que dans l'humble sensation de laquelle on était parti; et ainsi la rêverie est à la fin de la contemplation de ce monde, comme elle était au commencement. Et c'est pourquoi les philosophes sont si souvent les vrais poètes.
Résumer les impressions de M. Paul Bourget, ce serait trop long. Les vérifier, cela m'est tout à fait impossible. Je ne sais pas l'anglais, et je ne suis jamais allé en Angleterre. Je n'ai que des impressions sur des impressions. Je les dirai néanmoins. Il me semble que je puis ici parler de moi-même sans manquer à la modestie, puisque mon cas est évidemment celui du plus grand nombre de mes chers concitoyens.
Mais au fait, d'ignorer complètement la langue de Shakespeare et de n'avoir jamais passé le détroit, est-ce bien une raison pour ne point connaître l'Angleterre? J'ai lu—dans des traductions—un peu de leur littérature de tous les temps, de Chaucer à George Elliot. J'ai connu quelques Anglais; j'en ai vu en voyage, où ils se conduisent en «hommes libres» qui usent de tous leurs droits et où leurs façons manquent un peu de grâce et de moelleux. J'ai lu les Notes sur l'Angleterre de M. Taine, les livres de M. Philippe Daryl, enfin les Études anglaises de M. Paul Bourget. Je sais donc quelles images de l'Angleterre se sont imprimées dans des intelligences plus puissantes que la mienne, mais, après tout, de même race et de même culture. Que m'apprendrait de plus, je vous prie, un voyage ou même un séjour à Londres ou au bord des lacs d'Écosse! Ce qui pourrait m'arriver de mieux, ce serait justement de voir ce pays comme M. Daryl, M. Bourget et M. Taine. Je n'ai donc nul besoin d'y aller. Croyez que je vous parle très sérieusement.
La voici en quelques lignes, mon Angleterre.
Axiome essentiel, tout gonflé d'innombrables conséquences:—Tout ce qui se fait en Angleterre est, d'une façon générale, exactement le contraire de ce qui se fait en France. Notez que cela creuse un plus vaste abîme entre les Anglais et nous qu'entre nous et, par exemple, la Chine; car la Chine, c'est seulement autre chose.
Principaux signes caractéristiques: race sanguine, rosbif, gin, thé, orgueil insulaire, sport, canotage, lawn-tennis, la plus puissante aristocratie du monde, keepseakes, home, parlementarisme, loyalisme, politique féroce, respect du passé, esthètes, sentiment religieux, bible, armée du salut, dimanche anglais, hypocrisie anglaise, etc.;
Pays des antithèses. Antithèses étranges et profondes, plus profondes qu'ailleurs, ou plus sensibles, ou plus souvent rencontrées:
Entre le soleil et la pluie ou le brouillard, entre les paysages de gares, de docks, d'usines et de mines et les paysages de bois, de lacs et de pâturages;
Entre le passé et le présent, qui partout se côtoient, dans les institutions, dans les mœurs, dans les édifices;
Entre la richesse formidable et l'épouvantable misère;
Entre le sentiment inné du respect et l'attachement inné à la liberté individuelle;
Entre la beauté des jeunes filles et la laideur des vieilles femmes;
Entre l'austérité puritaine et la brutalité des tempéraments;
Entre le don du rêve et le sens pratique, l'âpreté au travail et au gain;
Entre les masques et les visages, etc.
Pays des bars, des cars, des outsiders-coachs et des bow-windows. (Rien comme chez nous, vous dis-je!) Pays où la rencontre d'une jeune fille des rues, fait déborder du cœur corrompu d'un Parisien des effusions comme celle-ci: «Où vas-tu, girl Anglaise de dix-sept ans?... De passants en passants tu erres, quasi candide, point effrontée, point brutale, et à celui qui te renvoie moins durement que les autres, tu demandes de quoi boire une goutte d'eau-de-vie; et tout à l'heure, je pourrai te voir debout auprès du comptoir d'un bar, au milieu d'autres filles, jeunes et douces comme toi, parmi des hommes en haillons, et ton visage d'ange exprimera un plaisir naïf tandis que tu videras un large verre de brandy. Puis, tu reprendras ta marche sur le trottoir de plus en plus vide. Où t'en vas-tu, petite girl?»
Vous voyez bien que je connais l'âme de l'Angleterre! Et quant à ses paysages, après avoir lu les descriptions de M. Paul Bourget, je les connais aussi. Je les vois très nettement. Et je les vois plus beaux qu'ils ne sont,—si beaux que je ne les visiterai jamais: j'aurais trop peur d'un mécompte.
Il y a un passage du saint auteur de l'Imitation que je cite souvent, parce qu'il me console de mon ignorance de sédentaire, parce qu'il m'empêche d'être dévoré de la plus noire envie quand je pense à ceux qui ont le courage de voyager et de changer d'horizon, comme l'auteur de Cruelle Énigme. Car il est inouï, ce Bourget. Jamais à Paris! Tout le temps à Oxford ou à Florence, quand il n'est pas à Grenade ou à Sélinonte! Il est le psychologue errant. Le vrai Touranien, c'est lui, et non pas Jean Richepin!
Voici donc ce passage de l'Imitation. Il est dans cet admirable chapitre XX du livre Ier, qui contient toute sagesse: «Que pouvez-vous voir ailleurs que vous ne voyiez où vous êtes? Voilà le ciel, la terre, les éléments. Or c'est d'eux que tout est fait. Où que vous alliez, que verrez-vous qui soit stable sous le soleil? Vous croyez peut-être vous rassasier; mais vous n'y parviendrez jamais. Quand vous verriez toutes choses à la fois, que serait-ce qu'une vision vaine?»
Quel baume et quel calmant que ces saintes paroles! Comme elles font sentir l'inutilité des chemins de fer et des steamers! Il ne m'est arrivé qu'une fois de me déplacer notablement pour aller voir un paysage original: celui de Boghari en Algérie, si vous voulez le savoir. J'en avais lu la description dans Eugène Fromentin. J'ai voulu vérifier. Douze heures de diligence en partant de Blidah! Je sais bien qu'on voit quelquefois des singes en traversant le défilé de la Chiffa; mais l'auteur de l'Imitation me ferait remarquer qu'ils sont parfaitement semblables à ceux du Jardin des Plantes. On arrive à la nuit. On couche dans une auberge fort incommode, au pied de la colline fauve et nue, aux luisants de faïence, où se tasse la petite ville arabe. J'éprouvai si douloureusement cette nuit-là l'angoisse absurde, mystérieuse, d'être si loin de «chez moi», sous un ciel qui ne me connaissait pas, parmi des gens qui ne parlaient pas ma langue et qui n'avaient pas le cerveau fait comme le mien, que je sortis par la fenêtre pour attendre la diligence qui repartait à trois heures du matin. Je n'avais rien vu du tout, et j'éprouvais un désir fou de m'en aller. Mais la diligence n'était pas encore là... Je sentais autour de moi la solitude démesurée. J'entendais dans le lointain des aboiements épouvantables, et je vis dévaler du haut de la colline fauve, à grandes enjambées, des formes blanches... J'eus peur, pourquoi ne le dirais-je pas? et je rentrai par la fenêtre. Le lendemain et le surlendemain, je vis Boghari, les Ouled-Naïls, Bougzoul, le désert; je fis un très mauvais déjeuner sous la tente, chez le caïd des Ouled-Anteurs, je crois, près d'une colline couleur de cuir fraîchement tanné, tachée de lentisques, et où il y avait des aigles. Puis, comme c'était un peu trop, pour mon coup d'essai, de huit heures de cheval, je restai en arrière, je m'égarai complètement dans une vilaine et interminable forêt de chênes-liège, et, c'est par miracle que je pus rejoindre mes compagnons. Je me souviens d'un carrefour où j'hésitai longtemps. J'étais persuadé que je prenais le mauvais chemin. Je le suivis tout de même, convaincu que, si je prenais l'autre, ce serait celui-là le mauvais. Et le mauvais chemin, c'était toute la nuit passée dehors. Notez qu'il pleuvait à torrents dans ce pays où il ne pleut jamais... Eh bien! je me suis, sans doute, figuré depuis que j'avais fait le plus adorable voyage, et je le raconte quelquefois en coupant mon récit décris d'admiration ou de plaisir: mais, quand je rentre en moi-même et que je tâche d'être sincère, je sens très bien que, ce coin du Sahara, c'est à travers le livre de Fromentin que je le revois, non à travers mes propres souvenirs; je sens que ce voyage n'a rien ajouté à la vision que j'apportais avec moi, et que mes yeux ont, sans le savoir, conformé la réalité à cette vision.
Depuis, je ne voyage plus. J'enviais autrefois Pierre Loti, qui mourra comme moi, mais qui aura, durant sa vie, habité toute une planète, tandis que je n'aurai été l'habitant que d'une ville, ou tout au plus d'une province. Je suis revenu de ce sentiment déraisonnable. Qu'importe que je n'aie point parcouru toute la planète Terre, puisqu'en tout cas, je n'en puis sortir, ni parcourir toutes les planètes et les étoiles?... Il y a quelque part un grand verger qui descend vers un ruisseau bordé de saules et de peupliers. C'est, pour moi, le plus beau paysage du monde, car je l'aime et il me connaît. Cela me suffit. À quoi bon aller chercher, bien loin, d'autres paysages, puisque ces paysages, même imaginés d'après les livres, c'est-à-dire plus beaux qu'ils ne sont, me font moins de plaisir que celui-là?
Je confesse qu'au fond, ce que j'oppose là aux belles curiosités sentimentales et intellectuelles de M. Paul Bourget, ce n'est qu'un instinct, un instinct très humble et très «peuple». Mais c'est dans ces instincts-là que gisent les grandes énergies humaines. S'il faut tout dire, cet attachement étroit et aveugle à la terre natale, cette incuriosité de paysan, me font considérer avec un peu d'étonnement l'extraordinaire prédilection de M. Paul Bourget pour les Anglais. Décidément, il les aime trop. Oh! je m'explique très bien cette tendresse. M. Paul Bourget est pris à la fois par ce qu'il y a de plus noble en lui—et, si j'ose dire, d'un peu frivole. Il les aime comme le peuple le plus sérieux d'allures, le plus préoccupé de morale,—et aussi comme celui qui a le plus complètement réalisé son rêve de la vie élégante et riche. Mais, j'ai beau faire, quand j'y réfléchis, trop de choses me déplaisent chez eux. Je vois que c'est le peuple le plus rapace et le plus égoïste du monde; celui où le partage des biens est le plus effroyablement inégal, et dont l'état social est le plus éloigné de l'esprit de l'Évangile, de cet Évangile qu'il professe si haut; celui chez qui l'abîme est le plus profond entre la foi et les actes; le peuple protestant par excellence, c'est-à-dire le plus entêté de ce mensonge de mettre de la raison dans les choses qui n'en comportent pas... Nous sommes, certes, un peuple bien malade; mais, tout compte fait, nous avons infiniment moins d'hypocrisie dans notre catholicisme ou dans notre incroyance, dans nos mœurs, dans nos institutions, même dans notre cabotinage ou dans nos folies révolutionnaires. Surtout nous n'avons pas cette dureté et cet affreux orgueil. Le Français qui met le pied dans Londres sent peser sur lui le mépris de tout ce peuple. Ce mépris, tous leurs journaux le suent... Comment donc aimer qui nous traite ainsi? Tant d'estime et d'admiration en échange de tant de dédain, c'est vraiment trop d'humilité ou trop de détachement. Ce n'est pas le moment, quand presque tous les peuples se resserrent sur eux-mêmes et nous observent d'un œil haineux, ce n'est pas le moment de nous piquer de leur rendre justice, ni de nous épancher sur eux en considérations sympathiques. Je ne suis cosmopolite ni par ma vie ni par mon esprit ou mon cœur. Pourquoi le serais-je? Pour la vanité de comprendre le plus de choses possible? Passons-nous de cette vanité-là. Soyons inintelligents, et n'aimons que qui ne nous hait point, du moins pour un temps. Nous aimerons tous les peuples dans un monde meilleur.[Retour à la Table des Matières]
JEAN LAHOR (HENRI CAZALIS).
Le bouddhisme est la plus vieille des philosophies—et la plus nouvelle. La conception du monde et de la vie que se sont formée, il y a trois ou quatre mille ans, les solitaires des bords du Gange, voilà que beaucoup d'entre nous y sont revenus et qu'elle convient parfaitement à l'état de nos âmes. Car, voyez-vous, c'est encore ce que l'humanité a trouvé de mieux. Rien n'en est démontrable, mais chacune de nos dispositions d'esprit y trouve son compte. Cette idée que nous sommes des parcelles de Dieu,—qui est le monde,—et qui n'est qu'un rêve,—on en tire tout ce qu'on veut. Elle produit et justifie à la fois l'inertie voluptueuse, la charité, le détachement,—même l'héroïsme par la conscience de notre solidarité profonde avec l'univers, et par la soumission volontaire aux fins du Dieu insaisissable et immense dont nous sommes la pensée. Tout cela, je ne sais comment.
D'autres poètes contemporains ont été bouddhistes à leurs heures, notamment M. Leconte de Lisle. L'originalité de Jean Lahor, c'est qu'il est bouddhiste avec une sincérité évidente, aussi naturellement qu'il respire. Outre les beautés de forme et de détail, son livre[13] a donc une beauté d'ensemble, qui provient de la continuité d'une même inspiration. C'est un livre harmonieux, d'une irréprochable unité. On y voit clairement de quelles façons la philosophie du divin Çakia-Mouni peut modifier et enrichir les divers sentiments d'un homme de nos jours: sentiment de la nature, amour de la femme, sentiment moral.
Si l'imagination poétique consiste essentiellement à découvrir et à exprimer les rapports et les correspondances secrètes entre les choses, on peut dire que le panthéisme est la poésie même, puisqu'il établit l'universelle parenté des êtres. Et ainsi, toutes les impressions particulières que nous donnent les objets du monde physique, il les approfondit et les agrandit aussitôt par l'idée toujours présente que tout s'enchaîne et se tient dans le rêve ininterrompu de Maïa... Les frontières deviennent indistinctes entre les différentes formes de la vie—vie végétale, animale et humaine. Les fleurs sont des femmes, puisque femmes et fleurs sont l'épanouissement inégalement complet, à la surface du monde, de la même âme divine. Chaque image qui nous arrive en éveille d'autres, indéfiniment, suscite même la vision confuse de l'Être total. La poésie panthéistique met, si je puis dire, dans chacune de nos sensations, le ressouvenir de l'univers...
Des exemples? Je vous en donnerais volontiers. Mais quel ennui de choisir!
Les soirs d'été, les fleurs ont des langueurs de femmes,
Les fleurs semblent trembler d'amour, comme des âmes;
Palpitantes aussi d'extase et de désir,
Les fleurs ont des regards qui nous font souvenir
De grands yeux féminins attendris par les larmes,
Et les beaux yeux des fleurs ont d'aussi tendres charmes.
Les fleurs rêvent, les fleurs frissonnent sous la nuit;
Et, blanches, comme un sein adorable qui luit
Dans la sombre splendeur d'une robe entr'ouverte,
Les roses, du milieu de l'obscurité verte,
Tandis qu'un rossignol par la lune exalté
Pour elles chante et meurt sous cette nuit d'été,
Les roses au corps pâle, en écartant leurs voiles,
Folles, semblent s'offrir aux baisers des étoiles.
Voilà des vers sur les fleurs. En voici sur les mondes. C'est Brahma qui parle:
Le soleil est ma chair, le soleil est mon cœur,
Le cœur du ciel, mon cœur saignant qui vous fait vivre.
..............
Je suis le dieu sans nom aux visages divers,
Mon âme illimitée est le palais des êtres;
Je suis le grand aïeul qui n'a pas eu d'ancêtres.
Dans mon rêve éternel flottent sans fin les cieux;
Je vois naître en mon sein et mourir tous les dieux.
C'est mon sang qui coula dans la première aurore...
De même, l'idée de l'univers sera toujours présente au poète bouddhiste quand il lui arrivera d'aimer une femme. Il aimera magnifiquement: car la nature entière lui fournira des images pour exprimer son amour. Il aimera avec sensualité et langueur: car il ne voudra goûter l'amour qu'aux lieux et aux heures qui le conseillent et l'insinuent, dans les parfums, dans les musiques, dans la douceur et la mélancolie des soirs tièdes. Il aimera avec tendresse et reconnaissance: car il n'ignore point que c'est la rencontre d'une femme qui a embelli pour lui le rêve des choses. Il aimera avec résignation: car il sait bien que ce n'est en effet qu'un rêve, et qui passera. Il sait aussi que l'amour est inséparable de la mort, parce que la mort est inséparable de la vie...
Et maintenant lisez les Chants de l'Amour et de la Mort:
Je voudrais te parer de fleurs rares, de fleurs
Souffrantes, qui mourraient pâles sur ton corps pâle.
..............
Tu fermes les yeux, en penchant
Ta tête sur mon sein qui tremble:
Oh! les doux abîmes du chant
Où nos deux cœurs roulent ensemble!
..............
Notre rêve avait fait la beauté de ces choses...
Tout ce qui ce soir-là nous fit ivres et fous
Était créé par nous et n'existait qu'en nous...
..............
Enlacée au corps d'une femme,
Comme l'amant de Rimini,
Tournoie un instant, ô mon âme,
Dans le tourbillon infini!
Le bouddhisme, enfin, est le meilleur baume à la pensée souffrante... Quel bonheur, quand on y songe, que tout ne soit que rêve et vanité! Si tout n'était pas vanité, c'est alors que nous serions vraiment à plaindre. Ne pas être beau, ne pas avoir de génie, ne pas être tout-puissant, ne pas être dieu... rien ne serait plus triste que cette mesquine et misérable condition si elle devait durer toujours! Il n'y a que le Tout qui soit parfait et qui n'ait rien au-dessus de lui: il n'y a donc que le Tout qui puisse avoir plaisir à être éternel. Mais nous, les accidents, félicitons-nous d'être éphémères et, par suite, de ne pas être bien sérieusement réels. Ah! le sentiment de la vanité de toutes choses, quel opium pour l'orgueil, l'ambition, l'amour, la jalousie, pour toutes les vipères qui grouillent dans notre cœur quand nous n'y prenons pas garde! Quelle joie de passer et de n'être rien, puisque les autres êtres ne sont rien et passent!... Oh! comme cela fait accepter la vie, ce court voyage à travers les apparences! et comme cela fait accepter la mort!
..... Plonge sans peur dans le gouffre béant,
Ainsi que l'épervier plongeant dans la tempête:
Car tout ce rêve une heure a passé dans ta tête:
Tu fus la goutte d'eau qui reflète les cieux,
Et l'univers entier est entré dans tes yeux:
Et bénis donc Allah, qui t'a pendant cette heure
Laissé comme un oiseau traverser sa demeure.
Et encore:
Père, engloutis-moi donc, sois donc bien mon tombeau;
Et, si je participe à ta vie éternelle,
Que ce soit sans penser, tel que la goutte d'eau
Que la mer porte et berce inconsciente en elle.
Mais ce n'est pas tout: car les idées générales ont ceci de précieux, d'enfanter les sentiments les plus contradictoires. Le bouddhisme, qui nous incline au plus suave nihilisme, mène aussi au stoïcisme moral. C'est qu'il se rencontre avec le darwinisme dans ce principe commun que la force, quelle qu'elle soit, par où l'univers se développe, lui est intérieure et immanente. L'homme d'aujourd'hui est le produit suprême de ce développement; or, comme l'explique Sully-Prudhomme dans son poème de la Justice, ce long effort d'où nous sommes sortis constitue notre dignité. La conserver et l'accroître et affirmer que nous le devons—l'affirmer par un acte de foi (car vous vous rappelez que tout est vain), c'est là proprement la vertu... Ici il faudrait tout citer. Lisez l'admirable poème intitulé Réminiscence:
Certains soirs, en errant dans les forêts natales,
Je ressens dans ma chair les frissons d'autrefois;
Quand, la nuit grandissant les formes végétales,
Sauvage, halluciné, je rampais sous les bois.
.............
Quand mon esprit aspire à la pleine lumière,
Je sens tout un passé qui le tient enchaîné;
Je sens rouler en moi l'obscurité première:
La terre était si sombre, aux temps où je suis né!
.............
Et je voudrais pourtant t'affranchir, ô mon âme,
Des liens d'un passé qui ne veut pas mourir...
.............
Mais c'est en vain; toujours en moi vivra ce monde
De rêves, de pensers, de souvenirs confus,
Me rappelant ainsi ma naissance profonde,
Et l'ombre d'où je sors, et le peu que je fus.
Et ce cri vers Dieu:
Tout affamé d'amour, de justice et de bien,
Je m'étonne parfois qu'un idéal se lève
Plus grand dans ma pensée et plus pur que le tien!
—Oh! pourquoi m'as-tu fait le juge de ton rêve?
Et cette exhortation à l'homme:
Que les pouvoirs obscurs d'un monde élémentaire
Connaissent grâce à toi le rythme harmonieux;
Et si, tous les dieux morts, tu restes solitaire,
Garde au moins les vertus que tu prêtas aux dieux!
Et toute la dernière pièce, Vers dorés:
...............
Sois pur, le reste est vain, et la beauté suprême,
Tu le sais maintenant, n'est pas celle des corps:
La statue idéale, elle dort en toi-même;
L'œuvre d'art la plus haute est la vertu des forts.
...............
De ton âme l'ennui mortel faisait sa proie,
Étant le châtiment de l'incessant désir;
Du fier renoncement de ton âme à la joie
Goûte la joie austère et le sombre plaisir...
Je n'ai voulu que dégager, tant bien que mal, le fond et la substance même des vers de M. Jean Lahor. Ce fond est d'une qualité rare. L'Illusion est un fort beau livre, plein de tristesse et de sérénité. Il charme, il apaise, il fortifie. Après l'avoir relu, je le mets décidément à l'un des meilleurs endroits de ma bibliothèque, non loin de l'Imitation, des Pensées de Marc-Aurèle, de la Vie intérieure et des Épreuves de Sully-Prudhomme,—dans le coin des sages et des consolateurs.[Retour à la Table des Matières]
GROSCLAUDE
Les Gaietés de l'année de M Grosclaude[14] ne sont, sans doute, que des bouffonneries improvisées sur les événements, grands ou petits, de la politique, du théâtre, de la littérature et de la rue. Mais ces bouffonneries me paraissent d'une si excellente qualité et d'une invention si spéciale, que je ne croirais pas avoir entièrement perdu ma peine si je parvenais à les définir et à les caractériser avec quelque précision.
Première impression: elles portent, je ne sais comment, mais pleinement et avec évidence, la marque d'aujourd'hui. C'est bien la forme suprême et savante de ce qu'on a appelé la «blague». Cela est bien à nous; nous avons du moins trouvé cela, si nous n'avons pas trouvé autre chose, et cela seul nous permettrait de dire que le progrès n'est pas un vain mot. Car voyez, goûtez, comparez: les anciens hommes n'ont rien eu qui ressemblât à l'esprit des Gaietés de l'année. Ils ont eu leur comique (qui nous échappe la plupart du temps): ils n'ont pas eu la «blague». Il peut m'arriver, en lisant les vers ou la prose d'un Grec ou d'un Latin, d'être ému d'autant de tendresse ou d'admiration que lorsque je lis mes plus aimés contemporains; mais jamais, au grand jamais, d'éclater de rire. MM. Henri Rochefort, Émile Bergerat, Alphonse Allais, Étienne Grosclaude n'ont point d'analogues dans l'antiquité, et j'ose dire qu'ils n'ont, dans les temps modernes, que de vagues précurseurs: Swift, si vous voulez, et un peu Rabelais pour l'ironie méthodique du fond; Cyrano et les grotesques du XVIIe siècle pour le comique du vocabulaire... Encore est-ce une concession que je vous fais.
Et maintenant, abordons ces Gaietés avec tout le sérieux qui convient.
La bouffonnerie d'Étienne Grosclaude, telle que cet esprit éminent l'entend et la pratique, est, d'abord, d'une irrévérence universelle. Elle implique une philosophie simple et grande, qui est le nihilisme absolu.
Elle ne respecte ni la vertu, ni la douleur, ni l'amour, ni la mort. Elle badine volontiers sur les assassinats, se joue autour de la guillotine; et les plus effroyables manifestations du mal physique, les pires cruautés de la nature mauvaise, incendies, inondations, tremblements de terre, catastrophes de toute espèce, lui sont matière à calembours et à coq-à-l'âne. M. Grosclaude, par exemple, écrira avec sérénité:
«Deux de nos assassins les plus en évidence, MM. Rossel et Demangeot, viennent de nous donner une de ces déceptions que le public parisien ne pardonne pas volontiers... Une intervention gouvernementale de la dernière heure a provoqué l'ajournement illimité de leur exécution, qui n'était pas moins impatiemment attendue que celle de Lohengrin. La justice des hommes se promettait par avance une de ces satisfactions d'amour-propre qu'au dire des comptes rendus elle éprouve chaque fois qu'il lui est donné de présider à une cérémonie de cet ordre, et le tout-Paris des dernières, friand de tout bruit de coulisse,—et notamment de celui que fait le sinistre couperet en glissant dans sa rainure,—retenait déjà ses places, etc...»
Ne croyez pas, je vous en supplie, que ces lignes soient l'indice d'un mauvais cœur. Elles ne sont que la mise en œuvre momentanée, l'application à un cas particulier, de cette idée qui revient souvent chez M. Renan et d'autres sages, que «le monde n'est peut-être pas quelque chose de bien sérieux». C'est comme une convention allégeante et salutaire que l'écrivain nous demande d'admettre un instant. «Il n'y a rien... absolument rien... La douleur même est un pur néant quand elle est passée... L'univers n'existe que pour nous permettre de le railler par des assemblages singuliers de mots et d'images...» Voilà ce que nous admettons implicitement lorsque nous lisons une page de Grosclaude; et de là cette impression de déliement, de détachement heureux, que nous font souvent éprouver ses facéties les plus macabres. Le rire dont elles nous secouent intérieurement est le rire bouddhiste, lequel précède immédiatement, dans l'ordre des affranchissements successifs de nos pauvres âmes, la paix du Nirvâna...
Le second et le troisième caractère de cette gaîté, c'est l'outrance et la méthode, portées toutes deux aussi loin que possible, et se soutenant et se fortifiant l'une l'autre. M. Grosclaude possède, je crois, au même degré que M. Rochefort, le don de déduire les conséquences les plus imprévues d'un fait, et, si je puis dire, de créer dans l'absurde. Mais peut-être apporte-t-il à ce genre de déduction une logique plus roide, plus imperturbable, qui sent mieux son mathématicien, et un délire plus direct et plus glacial... Il est difficile de citer, car ces folies n'ont toute leur action sur le cerveau que si on leur laisse tout leur développement. Mais si vous voulez un exemple, voyez ce que le zèle de la commission d'incendie, après la catastrophe de l'Opéra-Comique, a inspiré à M. Grosclaude. Il suppose qu'un arrêté préfectoral vient de fermer les bains Deligny, «attendu que ledit établissement de bains est entièrement construit en bois, ce qui l'expose d'une façon particulièrement grave aux dangers du feu...». Puis il énumère les conditions auxquelles sera soumise la réouverture de l'établissement... Rien n'est oublié; c'est d'une prévoyance d'aliéné qui aurait beaucoup d'imagination et qui aurait subi une forte discipline scientifique.
D'autres fois... oh! c'est très simple, c'est un jeu de mots, un coq-à-l'âne, auxquels il applique ce système de développement. Ou bien il prend une métaphore au pied de la lettre: et alors, avec une patience et une subtilité de sauvage ou de polytechnicien, il en fait sortir tout le contenu, il la dévide comme un cocon, et ce sont des trouvailles d'une drôlerie presque inquiétante... Soit cette figure de rhétorique: «la maladie des billets de banque». Il part là-dessus avec une gravité de membre de l'Académie de médecine écrivant un rapport: «Une curieuse épidémie sévit depuis quelque temps sur les billets de cinq cents francs; ils ne meurent pas tous, mais tous sont frappés d'un vague discrédit.—Le symptôme pathognomonique de la maladie est un épaississement accentué des tissus, avec complication de troubles dans le filigrane, etc...» Ou encore: «On vient de découvrir l'antisarcine; comme son nom l'indique, ce médicament est destiné à combattre les effets du Francisque Sarcey qui sévit avec une si cruelle intensité sur la bourgeoisie moyenne.» Et alors il fait l'historique de la découverte; il raconte que les études sur le virus sarcéyen ont démontré l'existence d'un microbe spécial qui a reçu le nom de Bacillus scenafairius (bacille de la scène à faire); que les premiers microbes ont été recueillis dans la bave d'un abonné du Temps, un malheureux qui «jetait du Scribe par les narines et délirait sur des airs du Caveau... et que son teint blafard (et Fulgence) désignait clairement comme un homme épris des choses du théâtre»; que ces bacilles ont été recueillis, cultivés dans les «bouillons» du Temps et de la France, etc...
Ce qui double encore l'effet de ces méthodiques extravagances, c'est le style, qui est d'un sérieux, d'une tenue et d'une impersonnalité effrayantes. C'est un ineffable mélange de la langue de la politique et de celle du journalisme, de l'administration et de la science, dans ce qu'elles ont de plus solennellement inepte. M. Grosclaude exécute depuis des années ce tour de force, de ne pas écrire une ligne qui ne soit un cliché ou un poncif. Je sais bien que d'autres le font sans le vouloir; mais lui le veut, et il n'a pas une défaillance. Ouvrons au hasard:
«Encore un grand nom compromis dans l'affaire des décorations: il s'agit du Panthéon, à l'égard duquel le Temps publie de graves révélations sous ce titre à scandale: «la décoration du Panthéon». Il semblait pourtant que cette haute personnalité fût à l'abri des soupçons, etc...»
Et plus loin, après avoir rapporté un propos de M. Meissonnier:
«Il faudrait n'avoir aucune expérience de ce qui se lit entre les lignes d'un journal pour ne pas comprendre que ces réticences cachent quelque horrible mystère. Ayons le courage de l'imprimer: si, malgré des interventions si puissantes, le Panthéon n'est pas encore décoré, c'est vraisemblablement qu'il a dans son passé quelque ténébreuse histoire qui lui interdit l'accès de toute distinction honorifique... Quel est donc ce cadavre? On va jusqu'à prétendre qu'on en trouverait plusieurs dans le fond de sa crypte...»
Est-ce assez soutenu? Je me demande en frémissant quel peut bien être l'état d'esprit d'un homme qui se livre tous les jours de sa vie à de pareils exercices. Serait-il capable, à l'heure qu'il est, d'écrire autrement qu'en clichés? Dans quelle langue rédige-t-il sa correspondance familière? Figurez-vous un homme dont toutes les pensées, même les plus intimes et les plus personnelles, revêtiraient d'elles-mêmes les formes consacrées d'une élégance imbécile; qui aurait volontairement créé et développé en lui cette infirmité et qui serait décidé à mourir sans avoir une fois, une seule fois, exprimé directement sa pensée... Ô prodige d'ironie!...
C'est pourquoi Grosclaude me fascine. Ces inventions de fou dialecticien parlant constamment la langue d'un président des quatre classes de l'Institut un jour de gala, cela me fait la même espèce de plaisir que les cabrioles d'un clown à favoris et en habit noir, mais un plaisir dix fois plus intense, d'autant que les choses de l'esprit sont au-dessus de celles de la matière. C'est un des plus beaux exemples d'acrobatie intellectuelle que je connaisse, un des plus suivis, des mieux exempts de lassitude ou de distraction. Ce sont, non pas des envolées dans l'absurde, mais comme des percées régulières, qu'on dirait faites avec des machines d'ingénieur et des instruments de précision.
J'ajoute qu'il y a un mystère dans tout cela. Les raisons que j'ai essayé de démêler n'expliquent pas, en somme, la joie bizarre que me donne l'énorme et placide déraison de ces facéties; et peut-être aurez-vous beaucoup de peine à comprendre mon admiration et à me la pardonner, et y soupçonnerez-vous quelque gageure... Mais non, il n'y en a point... Je relis l'interview que Grosclaude est allé prendre à la plus ancienne locomotive de France, à l'occasion du cinquantenaire des chemins de fer, et je n'y résiste pas plus qu'à la première lecture. La perception rapide des rapports démesurément inattendus que l'auteur établit soudainement entre les choses, tout en alignant des phrases idiotes de reporter, me frappe d'un heurt qui me désagrège l'esprit comme le choc électrique désagrège les corps. Pourquoi? Là est l'énigme. Peut-être éprouvé-je un plaisir malsain à me sentir violemment introduit dans une conception du monde analogue à celles que doivent édifier les cerveaux des fous, en restant à peu près sûr de me ressaisir. Il y a peut-être du vertige et quelque chose de l'attrait d'un crime à simuler ainsi, dans sa propre intelligence, les effets d'un tremblement de terre... Enfin, que vous dirai-je? Ce n'est point ma faute si des phrases comme celles-ci me délectent profondément:
«Ce n'est pas sans une respectueuse émotion que nous avons été admis en présence de ce vieux lutteur... La glorieuse locomotive habite un modeste appartement de garçon, au cinquième sur la cour... Nous sommes immédiatement introduits dans le cabinet de toilette de la respectable machine à vapeur, qui est en train de se passer un bâton de cosmétique sur le tuyau, innocente coquetterie de vieillard.»
La conversation s'engage. Elle est d'une suprême vraisemblance. C'est un interview qui ressemble à tous les interview de «vieux lutteurs» ou de «sommités scientifiques», et bientôt l'on ne sait plus au juste s'il s'agit d'une vieille locomotive ou de l'honorable M. Chevreul. Le reporter lui demande son âge et fait cette réflexion aimable que «les locomotives n'ont jamais que l'âge qu'elles paraissent»; il l'interroge sur son hygiène: «Vous transpirez, sans doute?... Portez-vous de la flanelle?» Et enfin: