Les Contemporains, Quatrième Série: Etudes et Portraits Littéraires
Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire.
Elle est discrète, elle est légère:
Un frisson d'eau sur de la mousse!...
Elle dit, la voix reconnue,
Que la bonté, c'est notre vie,
Que de la haine et de l'envie
Rien ne reste, la mort venue...
Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n'est meilleur â l'âme
Que de faire une âme moins triste...
..............
Je ne me souviens plus que du mal que j'ai fait.
Dans tous les mouvements bizarres de ma vie,
De mes malheurs, selon le moment et le lieu,
Des autres et de moi, de la route suivie,
Je n'ai rien retenu que la bonté de Dieu.
Et sur la femme, auxiliatrice de Dieu, sur la femme qui console, apaise et purifie:
Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles
Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal...
Et toujours, maternelle endormeuse des râles,
Même quand elle ment, cette voix!...
............
Remords si chers, peine très bonne,
Rêves bénis, mains consacrées,
Ô ces mains, ces mains vénérées,
Faites le geste qui pardonne!
............
Et j'ai revu l'enfant unique...
Et tout mon sang chrétien chanta la chanson pure.
J'entends encor, je vois encor! Loi du devoir
Si douce! Enfin, je sais ce qu'est entendre et voir,
J'entends, je vois toujours! Voix des bonnes pensées
Innocence! avenir! Sage et silencieux,
Que je vais vous aimer, vous un instant pressées,
Belles petites mains qui fermerez mes yeux!
Hélas! toutes ces chansons ne sont pas claires. Mais ici il faut distinguer. Il y a celles qu'on ne comprend pas parce qu'elles sont obscures, sans que le poète l'ait voulu,—et celles qu'on ne comprend pas parce qu'elles sont inintelligibles et qu'il l'a voulu ainsi. Je préfère de beaucoup ces dernières. En voici une:
L'espoir luit, comme un brin de paille dans l'étable.
Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou?
Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.
Que ne t'endormais-tu, le coude sur la table?
Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé,
Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste,
Et je dorloterai les rêves de ta sieste,
Et tu chantonneras comme un enfant bercé.
Midi sonne. De grâce, éloignez-vous, Madame.
Il dort. C'est étonnant comme les pas de femme
Résonnent au cerveau des pauvres malheureux.
Midi sonne. J'ai fait arroser dans la chambre.
Va, dors. L'espoir luit comme un caillou dans un creux.
Ah! quand refleuriront les roses de septembre?
Comprenez-vous? Quelle suite y a-t-il dans ces idées? Quel lien entre ces phrases? Qui est-ce qui parle? Où cela se passe-t-il? On ne sait pas d'abord. On sent seulement que cela est doux, tendre, triste, et que plusieurs vers sont exquis. Longtemps je n'ai pu comprendre ce sonnet—et je l'aimais pourtant. À force de le relire, voici ce que j'ai trouvé.
Midi, l'été. Le poète est entré dans un cabaret, au bord de la grand'route poudreuse, avec une femme, celle qui l'a accueilli après ses fautes et ses malheurs et dont il invoque si souvent les belles petites mains. La chaleur est accablante. Le poète a bu du vin bleu; il est ivre, il est morne. Et alors il entend la voix de sa compagne. Que dit-elle?
Ce qui rend le sonnet difficile à saisir, c'est que l'expression de sentiments assez clairs en eux-mêmes y est coupée de menus détails, très précis, mais dont on ne sait d'où ils viennent ni à quoi ils sont empruntés. Quand on a trouvé que le lieu est un cabaret, tout s'explique assez aisément.
Premier quatrain. La voix dit: «Ne sois pas si triste. Espère. L'espérance luit dans le malheur comme un brin de paille dans l'étable.» Pourquoi cette comparaison—très juste d'ailleurs, mais si inattendue? C'est que nous sommes, comme j'ai dit, dans une auberge de campagne. Sans doute une des portes de la salle donne sur l'étable où sont les vaches et le cheval, et, dans l'obscurité, des pailles luisent parmi la litière...
Mais, tandis que la voix parle, le poète, complètement abruti, regarde d'un air effaré une guêpe qui bourdonne autour de son verre. «N'aie pas peur, lui dit sa compagne: des guêpes, il y en a toujours dans cette saison. On a beau fermer les volets: toujours quelque fente laisse passer un rayon qui les attire. Tu ferais mieux de dormir...»
Second quatrain. «Tu ne veux pas?» Ici le poète ouvre et ferme, d'un air de malaise, sa bouche pâteuse.—«Allons, bois un bon verre d'eau fraîche, et dors.» Le reste va de soi.
Premier tercet.—La voix s'adresse à la cabaretière qui tourne autour de la table et fait du bruit. Elle la prie de s'éloigner.—La fin est limpide. Le sonnet se termine par un souvenir et un espoir. «Les roses de septembre» marquent sans doute le commencement du dernier amour du poète.—Relisez maintenant, et dites si toute la pièce n'est pas adorable!
VIII.
Aimez donc la raison: que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
Si quelqu'un s'est peu soucié de ce vieux précepte, c'est M. Paul Verlaine. On pourrait presque dire qu'il est le seul poète qui n'ait jamais exprimé que des sentiments et des sensations et qui les ait traduits uniquement pour lui; ce qui le dispense d'en montrer le lien, car lui le connaît. Ce poète ne s'est jamais demandé s'il serait compris, et jamais il n'a rien voulu prouver. Et c'est pourquoi, Sagesse à part, il est à peu près impossible de résumer ses recueils, d'en donner la pensée abrégée. On ne peut les caractériser que par l'état d'âme dont ils sont le plus souvent la traduction: demi-ivresse, hallucination qui déforme les objets et les fait ressembler à un rêve incohérent; malaise de l'âme qui, dans l'effroi de ce mystère, a des plaintes d'enfant; puis langueur, douceur mystique, apaisement dans la conception catholique de l'univers acceptée en toute naïveté...
Vous trouverez dans Jadis et naguère, de vagues contes sur le diable. Le poète appelle cela des «choses crépusculaires.» C'est dans Echatane. Des Satans sont en fête. Mais un d'eux est triste; il propose aux autres de supprimer l'enfer, de se sacrifier à l'amour universel, et alors les démons mettent le feu à la ville, et il n'en reste rien; mais
On n'avait pas | agréé le sacrifice.
Quelqu'un de fort | et de juste assurément
Sans peine avait | su démêler la malice
Et l'artifice | en un orgueil qui se ment (?).
Une comtesse a tué son mari, de complicité avec son amant. Elle est en prison, repentie, et elle tient la tête de l'époux dans ses mains. Cette tête lui parle: «J'étais en état de péché mortel quand tu m'as tué. Mais je t'aime toujours. Damne-toi pour que nous ne soyons plus séparés.» La comtesse croit que c'est le diable qui la tente. Elle crie: «Mon Dieu! mon Dieu, pitié!» Et elle meurt, et son âme monte au ciel.—Une femme est amoureuse d'un homme qui est le diable. Il l'a ruinée et la maltraite. Elle l'aime toujours. Elle lui dit: «Je sais qui tu es. Je veux être damnée pour être toujours avec toi.» Mais il la raille et s'en va. Alors elle se tue. Ici, une idée fort belle:
Elle ne savait pas que l'enfer, c'est l'absence.
Les autres contes sont à l'avenant. On croit comprendre; puis le sens échappe. C'est qu'il n'y a rien à comprendre—sinon que le diable est toujours méchant quoi qu'il fasse, et qu'il ne faut pas l'écouter, et qu'il ne faut pas l'aimer, encore que cela soit bien tentant...
Si les récits sont vagues, que dirons-nous des simples notations d'impressions? Car c'est à cela que se réduit de plus en plus la poésie de M. Paul Verlaine. Lisez Kaléidoscope:
Dans une rue, au cœur d'une ville de rêve,
Ce sera comme quand on a déjà vécu;
Un instant à la fois très vague et très aigu...
Ô ce soleil parmi la brume qui se lève!
Ô ce cri sur la mer, cette voix dans les bois!
Ce sera comme quand on ignore des causes:
Un lent réveil après bien des métempsycoses;
Les choses seront plus les mêmes qu'autrefois
Dans cette rue, au cœur de la ville magique
Où des orgues moudront des gigues dans les soirs,
Où des cafés auront des chats sur les dressoirs,
Et que traverseront des bandes de musique.
Ce sera si fatal qu'on en croira mourir...
Vraiment, ce sont là des séries de mots comme on en forme en rêve... Vous avez dû remarquer? Quelquefois, en dormant, on compose et l'on récite des vers que l'on comprend, et que l'on trouve admirables. Quand, d'aventure, on se les rappelle encore au réveil, plus rien..., l'idée s'est évanouie. C'est que, dans le sommeil, on attachait à ces mots des significations particulières qu'on ne retrouve plus; on les unissait par des rapports qu'on ne ressaisit pas davantage. Et, si l'on s'y applique trop longtemps, on en peut souffrir jusqu'à l'angoisse la plus douloureuse...
Mais, en y réfléchissant, je crois que si on relit Kaléidoscope, on verra que l'obscurité est dans les choses plus que dans les mots ou dans leur assemblage. Le poète veut rendre ici un phénomène mental très bizarre et très pénible, celui qui consiste à reconnaître ce qu'on n'a jamais vu. Cela vous est-il arrivé quelquefois? On croit se souvenir; on veut poursuivre et préciser une réminiscence très confuse, mais dont on est sûr pourtant que c'est bien une réminiscence; et elle fuit et se dissout à mesure, et cela devient atroce. C'est à ces moments-là qu'on se sent devenir fou. Comment expliquer cela? Oh! que nous nous connaissons mal! C'est que notre vie intellectuelle est en grande partie inconsciente. Continuellement les objets font sur notre cerveau des impressions dont nous ne nous apercevons pas et qui s'y emmagasinent sans que nous en soyons avertis. À certains moments, sous un choc extérieur, ces impressions ignorées de nous se réveillent à demi: nous en prenons subitement conscience, avec plus ou moins de netteté, mais toujours sans être informés d'où elles nous sont venues, sans pouvoir les éclaircir ni les ramener à leur cause. Et c'est de cette ignorance et de cette impuissance que nous nous inquiétons. Ce demi-jour soudainement ouvert sur tout ce que nous portons en nous d'inconnu nous fait peur. Nous souffrons de sentir que ce qui se passe en nous à cette heure ne dépend pas de nous, et que nous ne pouvons point, comme à l'ordinaire, nous faire illusion là-dessus...
Il y a quelque chose de profondément involontaire et déraisonnable dans la poésie de M. Paul Verlaine. Il n'exprime presque jamais des moments de conscience pleine ni de raison entière. C'est à cause de cela souvent que sa chanson n'est claire (si elle l'est) que pour lui-même.
IX.
De même, ses rythmes, parfois, ne sont saisissables que pour lui seul. Je ne parle pas des rimes féminines entrelacées, des allitérations, des assonances dans l'intérieur du vers, dont nul n'a usé plus fréquemment ni plus heureusement que lui. Mais il emploie volontiers des vers de neuf, de onze et de treize syllabes. Ces vers impairs, formés de deux groupes de syllabes qui soutiennent entre eux des rapports de nombre nécessairement un peu compliqués (3 et 6 ou 4 et 5; 4 et 7 ou 5 et 6; 5 et 8), ont leur cadence propre, qui peut plaire à l'oreille tout en l'inquiétant. Boiteux, ils plaisent justement parce qu'on les sent boiteux et parce qu'ils rappellent, en la rompant, la cadence égale de l'alexandrin. Mais, pour que ce plaisir dure et même pour qu'il soit perceptible, il faut que ces vers boitent toujours de la même façon. Or, au moment où nous allions nous habituer à un certain mode de claudication, M. Verlaine en change tout à coup, sans prévenir. Et alors nous n'y sommes plus. Sans doute, il peut dire: De même que le souvenir de l'alexandrin vous faisait sentir la cadence rompue de mes vers, ainsi le souvenir de celle-ci me fait sentir la nouvelle cadence irrégulière que j'y ai substituée. Soit;—mais notre oreille à nous ne saurait s'accommoder si rapidement à des rythmes si particuliers et qui changent à chaque instant. Ce caprice dans l'irrégularité même équivaut pour nous à l'absence de rythme. Voici des vers de treize syllabes:
Londres fume et cri | e. Oh! quelle ville de la Bible!
Le gaz flambe et na | ge et les enseignes sont vermeilles.
Et les maisons | dans leur ratatinement terrible
Épouvan | tent comme un sénat | de petites vieilles.
Les deux premiers vers sont coupés après la cinquième syllabe, le vers suivant est coupé après la quatrième; le dernier, après la troisième ou la huitième.—Et voici des vers de onze syllabes:
Dans un palais | soie et or, dans Echatane,
De beaux démons |, des satans adolescents,
Au son d'une musi | que mahométane
Font liti | ère aux sept péchés | de leurs cinq sens.
Les deux premiers vers semblent coupés après la quatrième syllabe; soit. Mais le suivant est coupé (fort légèrement) après la sixième, et l'autre après la troisième ou la septième.
D'autres fois, quand M. Verlaine emploie les vers de dix syllabes, il les coupe tantôt après la cinquième, tantôt après la quatrième syllabe. C'est-à-dire qu'il mêle des rythmes d'un caractère non seulement différent, mais opposé.
Aussi bien pourquoi | me mettrais-je à geindre? (5, 5)
Vous ne m'aimez pas |, l'affaire est conclue,
Et, ne voulant pas | qu'on ose me plaindre,
Je souffrirai | d'une âme résolue (4, 6).
Ainsi, dans la plus grande partie de l'œuvre poétique de M. Verlaine, les rapports de nombre entre les hémistiches varient trop souvent pour nos faibles oreilles. Maintenant, si le poète chante pour être entendu de lui seul, c'est bon, n'en parlons plus. Laissons-le à ses plaisirs solitaires et allons-nous-en.
Non, restons encore un peu; car, avec tout cela, M. Paul Verlaine est un rare poète. Mais il est double. D'un côté, il a l'air très artificiel. Il a un «art poétique» tout à fait subtil et mystérieux (qu'il a, je crois, trouvé sur le tard):
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise:
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'indécis au précis se joint...
Car nous voulons la nuance encor
Pas la couleur, rien que la nuance
Oh! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve, et la flûte au cor...
D'autre part, il est tout simple:
Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes:
Ils ne m'ont pas trouvé malin.
C'est peut-être par cette ingénuité qu'il plaît tant à la longue. À force de l'étudier et même de le condamner, sa douce démence me gagne. Ce que je prenais d'abord pour des raffinements prétentieux et obscurs, j'en viens à y voir (quoi qu'il en dise lui-même) des hardiesses maladroites de poète purement spontané, des gaucheries charmantes. Puis il a des vers qu'on ne trouve que chez lui, et qui sont des caresses. J'en pourrais citer beaucoup. Et comme ce poète n'exprime ses idées et ses impressions que pour lui, par un vocabulaire et une musique à lui,—sans doute, quand ces idées et ces impressions sont compliquées et troubles pour lui-même, elles nous deviennent, à nous, incompréhensibles; mais quand, par bonheur, elles sont simples et unies, il nous ravit par une grâce naturelle à laquelle nous ne sommes plus guère habitués, et la poésie de ce prétendu «déliquescent» ressemble alors beaucoup à la poésie populaire:
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur? etc.
Ou bien:
J'ai peur d'un baiser
Comme d'une abeille.
Je souffre et je veille
Sans me reposer.
J'ai peur d'un baiser.
Finissons sur ces riens, qui sont exquis, et disons: M. Paul Verlaine a des sens de malade, mais une âme d'enfant; il a un charme naïf dans la langueur maladive; c'est un décadent qui est surtout un primitif.[Retour à la Table des Matières]
VICTOR HUGO
TOUTE LA LYRE
I.
Ce qu'il dit
Est semblable au passage orageux d'un quadrige.
Un torrent de parole énorme qu'il dirige,
Un verbe surhumain, superbe, engloutissant,
S'écroule de sa bouche en tempête, et descend
Et coule et se répand sur la foule profonde....
Victor Hugo définit ainsi l'éloquence de Danton; mais il me paraît que ces images expriment encore mieux la poésie de Victor Hugo. C'est elle, le quadrige orageux, le torrent de parole surhumaine. J'ai lu sans interruption Toute la Lyre, et je ne sais plus guère où j'en suis. Je me sens ivre de mots et d'images. Ce torrent m'a noyé dans son flot qui roule des ténèbres et des étoiles. Et maintenant,
Comme l'eau qu'il secoue aveugle un chien mouillé,
ou, si vous voulez, pareil au barbet du vieux conte, qui «secouait des pierreries», je me débats sur la rive, tout ruisselant et aveuglé de métaphores, le bruit des rythmes bourdonnant dans mes oreilles comme celui des grandes eaux; et, dompté par un dieu, je reconnais et j'adore la toute-puissance de son verbe.
Ai-je jamais dit autre chose? Des gens ont voulu me persuader, l'an dernier[6], que je lui avais manqué de respect. Pourquoi? Pour avoir dit que, si nul poète ne parlait plus haut à mon imagination, deux ou trois autres disaient peut-être des choses plus rares à ma pensée et à mon cœur. À cause de cela, plusieurs m'ont traité de pygmée, ce qui est fort juste,—mais aussi de cuistre, de zoïle et même de batracien, ce qui est bien sévère. J'avoue que là-dessus, je ne les ai pas crus. J'appartiens à la génération qui a le plus aimé Victor Hugo. Je l'ai profondément et religieusement admiré dans mon adolescence et ma première jeunesse. Pendant dix ans je l'ai lu tous les jours et je lui garde une reconnaissance infinie des joies qu'il m'a données. J'ajoute que c'est peut-être pendant ces dix années-là que j'ai eu raison. Mais nos âmes vont se modifiant et, par suite, l'idée que nous nous formons des grands écrivains et des grands artistes et l'émotion qu'ils nous donnent ne sont point les mêmes aux diverses époques de notre vie: faut-il rappeler une vérité si simple? Tout ce que je puis vous dire aujourd'hui, c'est donc l'impression que me laisse, aujourd'hui même, la lecture de Toute la Lyre, non celle que j'ai reçue, voilà quinze ans, de la Légende des siècles.
—Encore de la critique personnelle! me dit une voix que je respecte.—Hé! vous en parlez à votre aise! Plût au ciel que j'en puisse faire d'autre et sortir de moi!
Laissez-moi donc vous parler librement et respectueusement du dernier livre lyrique de Victor Hugo. Librement? Ai-je donc tant besoin de m'excuser? Et l'espèce d'éblouissement qui m'est resté dans les yeux après cette lecture n'est-elle pas le meilleur hommage, étant le plus involontaire, que je puisse rendre au plus puissant assembleur de mots qui ait sans doute paru depuis que l'univers existe, depuis qu'il y a des yeux pour voir les objets matériels, des intelligences pour concevoir des idées, des imaginations pour découvrir les rapports cachés entre tout ce visible et tout cet invisible, et des signes écrits dont les combinaisons peuvent exprimer ces rapports?
Ainsi je suis tranquille, et c'est en toute sécurité que je vous confierai mes impressions successives. Après le bienheureux ahurissement dont je vous ai parlé, je me recueille et je cherche à me reprendre. Qu'ai-je donc lu, en somme? Que me reste-t-il dans l'esprit, une fois ces grandes vibrations éteintes?
Voici. Le poète nous explique en cinq ou six cents vers que la Révolution ne pouvait se faire que par l'échafaud, mais que, maintenant qu'elle est faite, il ne faut plus verser de sang.—Il croit au progrès, à la future fraternité des hommes.—Il maudit les rois et les empereurs.—Cela ne l'empêche pas de dire ensuite à Dieu: «Seigneur, expliquons-nous tous deux», et de lui demander pourquoi «il laisse mourir Rome», c'est-à-dire la civilisation latine, et grandir «l'Amérique sans âme, ouvrière glacée».—Il gémit sur les émeutes de Lyon.—Il exhorte le jeune Michel Ney à être digne du nom qu'il porte.—Il flétrit Louis XV.—Il entend, dans la nuit, les esprits du mal encourager les panthères, les serpents, les plantes vénéneuses, les prêtres et les rois.—Il nous ouvre un mausolée royal et nous montre la poignée de cendre qu'il contient.—Il fait tous ses compliments à Mlle Louise Michel pour sa conduite après la Commune...
Puis, viennent des paysages. Ils sont fort beaux. Cette idée y revient sans cesse, que la «création sait le grand secret». (Elle le garde joliment!) Un autre refrain, c'est que la nuit représente les puissances malfaisantes, l'ignorance, le mal, le passé, mais que l'aurore figure la délivrance des esprits, l'avenir, le progrès...
La troisième partie se pourrait résumer ainsi:—L'enfant est un mystère rassurant.—La femme est une énigme inquiétante.—Soyons bons.—Évitons même les petites fautes.—Dieu est grand. Nos batailles font à son oreille le même bruit qu'un moucheron.—La nature est mystérieuse.—C'est l'ombre qui a fait les dieux.—Les prêtres sont horribles.—L'âme est immortelle: nous retrouverons nos morts.—Le monde est mauvais: tout est nuit et souffrance. Le monde est bon. Ténèbres, je ne vous crois pas. Je crois à vous, ô Dieu! Ombre! Lumière!
Il est beaucoup question de littérature dans la quatrième partie. Et voici les pensées qu'on y trouve:—Les poètes primitifs aimaient la nature, et elle leur parlait.—J'ai fait de la critique quand j'étais enfant, mais j'ai reconnu l'absurdité de cette occupation.—La tragédie classique sent le renfermé. De l'air! de l'air!—Le bon goût est une grille. Le critique est un eunuque, etc.—Shakespeare est sublime.—Brumoy est un âne.—Le rire est une mitraille.—Laharpe, Lebatteux, Patouillet, Rapin, Bouhours, etc., sont des ânes et des pourceaux.—La nature fut la nourrice d'Homère et d'Hésiode.—Tous les grands hommes et les penseurs sont insultés, Mazzini par Thiers, Washington par Pitt, Juvénal par Nisard, Shakespeare par Planche, Homère par Zoïle, etc.....—Les poètes sont les guides du genre humain.—Les sommets sont dangereux; on y a le vertige.—Les grands hommes sont malheureux, parce qu'ils sont les enclumes sur lesquelles Dieu forge une âme nouvelle à l'humanité.
Voilà le premier volume.
Le second... Me croirez-vous si je vous dis que c'est la même chose, et que chacune des «sept cordes de la lyre» rend sensiblement le même son?—Cela commence, toutefois, par une série de pièces moins impersonnelles, où le poète nous dit sa vie, se raconte plus familièrement, se confie à ses amis.—Tu me dis que j'ai changé, écrit-il à l'un d'eux. Non, je n'ai pas changé; je veux toujours le peuple grand et les hommes libres, et je rêve un avenir meilleur pour la femme. Seulement je suis plus triste.—Lorsque j'étais enfant, la France était grande.—À une religieuse: Priez! ne vous gênez pas, je comprends tout.—À un enfant: Aime bien ta mère et soutiens-la.—J'ai beaucoup souffert, j'ai été proscrit et fugitif, mais j'avais la conscience tranquille.—«À deux ennemis amis»: Réconciliez-vous. Vous êtes trop grands l'un et l'autre pour vous haïr.—Sur la mort de Mme de Girardin: Elle s'en est allée... La foule ne comprend pas les grandes âmes... Je voudrais m'en aller aussi.—Je rêve aux morts; je les vois.—Je méprise la haine et la calomnie.—Idem.—Je travaille: le travail est bon.—Je suis las; mais quelqu'un dans la nuit me dit: Va!—Je rentrerai, comme Voltaire, dans mon grand Paris.
Puis, ce sont des pièces d'amour. J'en mets à part trois ou quatre, qui sont exquises. Les autres sont absolument semblables aux Chansons des rues et des bois.
Puis, une suite de fantaisies. Quelques jeux de rimes. De courtes scènes dialoguées dont le fond se réduit à ceci: que la femme est fragile, qu'elle est contredisante, qu'elle est capricieuse, qu'elle aime les soldats, qu'elle aime les mauvais sujets. Enfin, quelques chansons, qui ne sont pas toutes les meilleures que Victor Hugo ait écrites.
Tout cela fait sept cordes (à la vérité, il serait difficile de les nommer avec précision; il semble pourtant que les sept livres que nous venons de parcourir pourraient s'intituler: Humanité, Nature, Philosophie, Art, Foyer, Amour, Fantaisie). Mais, le poète ayant écrit:
...Et j'ajoute à ma lyre une corde d'airain,
il y a un huitième livre, tout de colère et d'indignation, dont voici à peu près le canevas: Rois, je ne suis qu'un passant, mais je vous dis que vous êtes infâmes.—Il ne fallait point détruire la Colonne parce que, ce qu'elle glorifiait en réalité, ce n'était point le despotisme, mais la gloire d'un peuple et la Révolution délivrant l'Europe.—Je flétris pareillement ceux qui ont tué les otages, et ceux qui ont massacré les soldats de la Commune.—Un tout petit roi m'a chassé de Belgique: je ne daigne pas m'en apercevoir.—Nous sommes vaincus, mais j'attends la revanche; la France vaincra, parce qu'elle est Lumière.—Après la libération du territoire: Je ne me trouve pas délivré; je ne le serai que lorsque nous aurons repris Metz et Strasbourg.—Aux historiens: Ne cherchez pas à expliquer les traîtres; on croirait que vous les excusez.—Vous n'arrêterez pas la Démocratie montante.—Toutes les fois qu'un crime se préparera contre le peuple, ma conscience rugira...
En deux mots, maintenant: «Tout est obscur. Tout est clair. La nature rêve et voit Dieu. Haine au passé. Les rois et les prêtres sont infâmes. Le peuple est sublime. Ô l'enfant! Ô la femme! Pardonnons, aimons. Les poètes sont des mages. Toinon, c'est Callirhoé.» Vous n'extrairez rien de plus de Toute la Lyre,—et pas grand'chose de plus des quinze volumes de vers lyriques de l'immense poète.
—Eh bien! me direz-vous, ne sont-ce pas là de beaux thèmes? Y a-t-il plus de pensée, puisqu'il vous en faut, chez Lamartine ou Musset? Et quelle idée vous faites-vous donc de la poésie?
—Oui, je sais que la poésie n'est que sentiment, couleur et musique, et qu'elle n'a presque pas besoin de pensée. J'en connais qui semble faite de rien, et qui me remplit tout entier. Mais que puis-je contre une impression répétée et persistante? Non, le bruit énorme, les cymbales retentissantes des vers innombrables de Victor Hugo ne sont point pâture d'âme,—pas assez pour moi du moins. Je dirais volontiers de ses vers: «Ils sont trop! Ils m'empêchent de sentir sa poésie»... La demi-douzaine d'idées et de sentiments que j'énumérais tout à l'heure, songez qu'il les a développés en cinquante ou soixante mille vers. Il y a tel de ces lieux communs qu'il a repris une centaine de fois. Cette idée, qu'on aime partout de la même façon, et qu'Amaryllis et Margot, c'est kifkif, lui a inspiré les quatre ou cinq mille vers octosyllabiques des Chansons des rues et des bois. Cette autre idée, que tout finira par une embrassade de tous les hommes en Dieu, ne lui a guère moins suggéré d'alexandrins. Il nous a certainement confié plusieurs milliers de fois que le poète est un prophète et un voyant. Il n'y a pas une seule pièce dans Toute la Lyre, qui ne rappelle des pages, je ne dis pas analogues, mais parfaitement semblables, de chacun des recueils précédents. Voici un jeu que je propose aux rares honnêtes gens qui ont vraiment lu les poètes contemporains. Quelqu'un nous citerait au hasard des vers ou même des couplets de Victor Hugo et nous demanderait d'où ils sont tirés. Nous devinerions peut-être que ces vers sont antérieurs ou postérieurs à 1840; mais, neuf fois sur dix, nous ne saurions à quel volume les rapporter. Or, si l'on jouait au même jeu avec Lamartine et Musset (que j'ai beaucoup moins lus, les aimant depuis moins longtemps), je me ferais fort de gagner presque à tout coup. Ne m'accusez point de puérilité. Ce détour chinois m'est une façon de constater une chose étrange. Nul n'a fait des vers plus précis de contours que l'auteur de la Légende et des Contemplations,—et nul n'en a fait, si je puis dire, de plus indiscernables, de plus aisés à substituer les uns aux autres. Cela est à la fois stupéfiant de richesse et prodigieux d'indigence.
Et puis, je l'ai tant lu jadis, je me suis si bien pénétré de ses habitudes de style, de ses images ordinaires, de son vocabulaire, de son rythme, de ses rimes, de ses manies, que, lisant un nouveau volume de lui, il m'a semblé que je le relisais. Tous ces vers inconnus, je les reconnaissais à mesure. Pour un peu, j'aurais cru que, par un phénomène mystérieux, c'était moi qui les faisais, et que je parodiais l'auteur de l'Âne. Cette illusion vous paraîtra moins gasconne si vous songez que nul poète, en effet, n'a été ni plus souvent, ni plus aisément, ni plus parfaitement parodié. M. Albert Sorel a fait des suites de vers considérables qui pourraient, à la rigueur, être de Victor Hugo, et où, seule, quelque bizarrerie trop forte, ou mieux, quelque faiblesse de rime et quelque essoufflement laissent deviner le jeu sacrilège. Et, d'autre part, je me souviens d'avoir perdu des sommes en pariant, après un peu d'hésitation, que des vers de la Légende, qu'on m'avait cités, étaient de M. Sorel. (Les voici, ces vers; ils décrivent la salle à manger d'Éviradnus:
Cette salle à manger de titans est si haute,
Qu'en égarant, de poutre en poutre, son regard
Aux étages confus de ce plafond hagard,
On est presque étonné de n'y pas voir d'étoiles.)
Et cela ne prouve pas précisément que les bons lettrés qui se livrent à ces exercices aient le génie de Victor Hugo. Il est même certain que ce qu'il peut y avoir de beauté dans leurs parodies (et il s'en trouve quelquefois) appartient de droit au grand poète parodié. Mais cela prouve au moins qu'il y a dans la poésie de l'auteur des Quatre Vents de l'esprit une énorme part de fabrication quasi mécanique et automatique, quelque chose où ni le cœur, ni la pensée ne sont intéressés. Et c'est pourquoi j'ai pu lire, avec une admiration stupéfaite, il est vrai, et dans une sorte d'ivresse physique, mais sans une minute d'émotion, de douceur intérieure, et sans le moindre désir de larmes, les dix mille vers de Toute la Lyre. J'assistais à cette poésie si je puis dire; j'étais même parfois bousculé par elle; mais elle n'entrait pas en moi.
Peut-être comprendrez-vous, maintenant ma tendresse pour Lamartine et Musset, ces médiocres ouvriers qu'on ne parodie point, que personne n'a jamais eu l'idée de parodier. Ce n'est pas qu'ils aient mis dans leurs vers ce que la poésie proprement dite ne comporte point: l'analyse aiguë de Stendhal, par exemple, ou l'ironie nuancée de Renan. Et ce n'est pas non plus qu'ils aient évité les redites. Mais, d'abord, je trouve, à tort ou à raison, plus de substance dans leur œuvre, plus de rêve et aussi de pensée chez l'un et, à coup sûr, plus de passion chez l'autre. Je les sens absolument sincères, et que leur poésie s'écoule d'eux involontairement. Et surtout il me semble toujours que, ce qu'ils expriment, je pourrais l'éprouver, que c'est mon âme à moi, qui parle dans leurs vers, et qu'elle chante, par eux, ce qu'elle n'aurait su dire toute seule. Ces poètes, qui ont un don que je n'ai pas, sont après tout des gens comme moi, de ma société et de mon temps, avec qui il m'eût été possible de converser...
L'âme de Hugo (et c'est tant pis pour moi) est par trop étrangère à la mienne. Il y a dans son œuvre trop d'attitudes, trop de sentiments, trop de façons de voir le monde et l'histoire que j'ai peine à comprendre et qui même répugnent à mes plus chères habitudes d'esprit. Les milliers de vers où il dit: «Moi, le penseur», où il se qualifie de mage effaré, où il se compare aux lions et aux aigles, où il menace l'ombre, la nuit et le mystère de je ne sais quelle effraction, sont insupportables aux hommes modestes, et à ceux qui essayent vraiment de penser. Quand il annonce avec fracas qu'il presse du genou la poitrine du sphinx et qu'il lui a arraché son secret, je me dis: «Il est bien heureux!» et quand je vois que ce qu'il a découvert, au bout du compte, c'est le manichéisme le plus naïf, ou l'optimisme le plus simplet, je me dis: «Que d'embarras!» Je sens là-dedans un air d'insincérité. Un bourgeois d'aujourd'hui qui vaticine constamment à la façon d'Isaïe et d'Ézéchiel, comme s'il vivait dans le désert, comme s'il mangeait des sauterelles et comme s'il avait réellement des entretiens avec Dieu sur la montagne, me paraît quelque chose d'aussi saugrenu et d'aussi faux qu'un bourgeois du dix-septième siècle imitant le délire de Pindare. Cela me fâche un peu que, ayant vécu dans le siècle qui a le mieux compris l'histoire, ce poète n'en ait vu que le décor et le bric-à-brac, et que les Papes et les rois lui apparaissent tous comme des porcs ou comme des tigres. Il a des enthousiasmes et des mépris qui m'offensent également. Un homme pour qui Robespierre, Saint-Just et même Hébert et Marat sont des géants, pour qui Bossuet et de Maistre sont des monstres odieux, et pour qui Nisard et Mérimée sont des imbéciles...; cet homme-là peut avoir du génie: soyez sûrs qu'il n'a que ça. Son inintelligence des âmes, de la vie humaine et de ses complexités est incroyable. Ses énumérations des grands hommes, des mages, des porte-flambeaux, sont de merveilleux coq-à-l'âne, des chefs-d'œuvre de bouffonnerie inconsciente. C'est Homais à Pathmos... De vieux bergers à barbes de fleuves qui conversent avec Dieu; des rois qui sont des brigands; des brigands qui sont des héros; des courtisanes qui sont des saintes; des prêtres affreux: des petits enfants qui savent le grand secret et des gotons qui l'expliquent couramment rien qu'en montrant leurs jambes; l'humanité mise en antithèses, pareille à un immense guignol apocalyptique; l'histoire, coupée en deux, net, par la Révolution; l'ombre avant, la lumière après... telle est sa vision des choses. Elle est d'une surprenante simplicité. Aucune des doctrines qui ont presque renouvelé cette vision en nous ne semble être arrivée jusqu'à lui. Il ne les a ni pressenties ni connues. Quand il rencontre Darwin, il le raille du même ton qu'aurait fait Louis Veuillot. Il n'est plus de ce temps, sans être, comme Homère, Virgile ou Racine, de tous les temps. C'est un vieux sans être un ancien. Il est loin de nous, très loin...
—Oui, tout cela peut être vrai. Mais...
II.
«Mais ça n'est pas vrai, m'écrit un de mes amis. Tu as le droit de dire de Hugo encore plus de mal que tu n'en as dit, mais seulement à propos de ses œuvres. Ce qu'on vient d'éditer, ce sont des reliefs, des rognures,—ou des rinçures, si tu préfères cette métaphore. Les héritiers,—par piété évidemment,—font flèche de tout bois et même de tous copeaux. Ils publient tous les brouillons, même ceux, du panier. Mon impression, à moi, qui ai lu tout Victor Hugo comme toi, et assez récemment, c'est que Toute la Lyre est une collection d'épreuves ratées; sauf trois ou quatre exceptions, guère plus, chaque pièce me rappelle un équivalent, un «original» supérieur. Chaque théorie a déjà été exprimée avec plus de puissance et de développement... Ce qu'on nous donne aujourd'hui, c'est de la parodie de Hugo, non par Sorel, mais par Hugo. C'est comme les charges, qui sont au Louvre, du rapin Michel-Ange...»
Je répondrai alors qu'il est singulièrement malaisé de distinguer Hugo parodiste de Hugo sérieux, celui qui s'amuse de celui qui ne s'amuse pas; et que, souvent, quand il ne s'amuse pas, il nous amuse trop; et quand il s'amuse, il ne nous amuse pas assez... Le culte de mon ami pour Hugo le rend tout à fait injuste à l'endroit des honnêtes gens à qui le grand poète a légué sa malle. Toutes ces «rognures», ils ont mission de les publier. Et, quand même ils n'y seraient pas obligés par la volonté du défunt, comment oseraient-ils décider que ce sont en effet des rognures? Hugo ne le pensait point; il avait annoncé lui-même, sept ou huit ans avant sa mort, la publication de Toute la Lyre. Et il me paraît bien, à moi, que ce dernier recueil n'est pas plus un assemblage d'«épreuves ratées» que la seconde Légende des siècles, le Pape, l'Âne, Religions et Religion, Pitié suprême, le Théâtre en liberté ou la Fin de Satan.
La vérité, c'est que c'est toujours la même chose; et voilà précisément ce que j'ai voulu dire. Les Chants du crépuscule étaient la même chose que les Voix intérieures qui étaient la même chose que les Feuilles d'automne; la seconde Légende était la même chose que la première; les Quatre vents de l'esprit reprenaient tous les thèmes des Contemplations, etc. Et, à mon avis, dans cette interminable série de farouches redites, la puissance du verbe reste égale, si même elle ne va croissant. La pièce qui ouvre Toute la Lyre, et qui en rappelle quinze ou vingt autres, est peut-être la plus magistrale et la plus complète que Hugo ait écrite sur la Révolution. Quelques-uns des paysages qui viennent ensuite sont de purs chefs-d'œuvre. Il y a aussi deux ou trois poésies d'amour qui égalent les plus belles des Contemplations. Il m'est impossible de voir en quoi l'Idylle de Floriane est inférieure à n'importe quel morceau des Chansons des rues et des bois, ni en quoi la dernière partie, la Corde d'airain, diffère de l'Année terrible. Des «copeaux», cela? Mon ami est impertinent. Ce sont du moins, dirait le poète, les copeaux de la massue d'Hercule. Non, non, quand les éditeurs nous annoncent Toute la Lyre, ne lisez pas: Tout le tiroir! Mon ami avait raison de dire que, s'il me plaisait de mal parler de Hugo, je devais prendre son œuvre entière. Mais c'est bien ce que j'ai fait, tout en ayant l'air de ne viser que son dernier volume; et je n'aurais pu faire autrement quand je l'eusse voulu.
—Pourtant, répondrez-vous, il faut distinguer dans l'œuvre de Hugo. Elle n'est point partout si exactement semblable à elle-même. Il y a encore de braves gens qui disent: «Oh! Moïse sur le Nil! Oh! le Chant de fête de Néron!... Mais, Monsieur, ne trouvez-vous pas qu'il y ait déjà du mauvais goût dans les Orientales?» Et d'autres, au contraire: «Il est certain qu'il y eut d'abord chez Hugo, de l'Écouchard-Lebrun, du Millevoye et du Soumet. Mais le symphoniste des Contemplations! mais le poète épique de la Légende!» L'autre jour encore M. Sarcey écrivait, dans sa causerie du Parti National: «Victor Hugo a plusieurs manières; il s'est renouvelé lui-même quatre ou cinq fois.» Quatre ou cinq fois! Je voudrais bien que M. Sarcey me les indiquât avec précision. Je crois que, à bien le prendre, Hugo n'a jamais eu qu'une manière. La preuve, c'est que Toute la Lyre se compose de pièces écrites par le poète aux diverses époques de sa vie, et que cependant l'unité d'impression est parfaite, va presque jusqu'à l'ennui. On peut sans doute distinguer le Hugo d'avant les Contemplations et celui d'après, mais c'est tout; et si vous cherchez à saisir ses «manières» successives, vous trouverez que ce sont justement celles que le dictionnaire Bouillet signale chez je ne sais quel grand peintre: «Première manière: il se cherche; deuxième manière: il s'est trouvé; troisième manière: il se dépasse.» Ainsi, la poésie de Hugo s'enrichit d'un vocabulaire de plus en plus vaste, se fait un bestiarium de mots et d'images toujours plus fourmillant, plus rugissant et plus fauve. Mais sa puissance d'expression n'offre, d'un volume à l'autre, que des différences de degré, non d'espèce.
Cette puissance, le poète l'a sans doute appliquée, dans le cours de sa vie, à des sujets différents et même à des idées contraires. Mais ces idées et ces sujets, il semble toujours les recevoir du dehors. C'est après les poèmes de Vigny et même après la Chute d'un Ange qu'il conçoit la Légende des Siècles. C'est après Gautier et Banville qu'il se fait, à l'occasion, néo-grec. C'est après que Michelet, George Sand et d'autres ont écrit, qu'il lui vient une si grande pitié pour les misérables et les opprimés, et le culte de la Révolution, et la haine des rois, et l'humanitairerie mystique, et la charité à bras ouverts, et quelquefois à bras tendus et à poings fermés... Ce serait être dupe que de tenter l'histoire des idées de Victor Hugo, car, comme il n'est qu'un écho, elles se succèdent en lui, mais ne s'engendrent point l'une l'autre. C'est une cloche retentissante! dont les plus grandes, ou, pour mieux dire, les plus grosses idées de la première moitié de ce siècle sont venues tour à tour tirer la corde...
Si donc on veut définir le génie de Hugo par ce qui lui est essentiel, je crois qu'il convient d'écarter ses idées et sa philosophie. Car elles ne lui appartiennent pas ou ne lui appartiennent que par l'outrance, l'énormité, la redondance prodigieuse de la traduction qu'il en a donnée; et il ne les a adoptées d'ailleurs que parce qu'elles prêtaient à cette énormité et à cette outrance d'expression. C'est l'ouvrier des mots, l'homme de style, qui commande chez lui à l'homme de pensée et de sentiment. Analyser et décrire sa poétique et sa rhétorique, c'est définir Hugo tout entier,—ou presque.
Et ainsi je reviens par un détour à la phrase que j'avais eu le chagrin de laisser inachevée: «Oui, tout ce que j'ai dit est vrai, mais...» Mais, avec tout cela, Victor Hugo est unique, il est dieu. On peut affirmer, je crois, que nul poète, ni dans les temps anciens, ni dans les temps modernes, n'a eu à ce degré, avec cette abondance, cette force, cette précision, cet éclat, cette grandeur, l'imagination de la forme. La qualité de son esprit ne m'éblouit ni ne me charme, hélas! ou même m'incite à me réfugier dans la pensée délicate ou dans le tendre cœur des poètes qui me sont chers: mais son verbe m'écrase. «Une âme violente et grossière», comme l'a appelée Louis Veuillot, soit; mais une bouche divine... Et, ici, ce m'est un grand bonheur que d'autres, plus habiles que moi, M. Renouvier, M. Ernest Dupuy et surtout M. Émile Faguet, aient décrit et loué les procédés du style et de la versification de Victor Hugo: ne pouvant faire aussi bien qu'eux, je vous renvoie avec joie à leurs études[7]. Je me contenterai de choisir dans Toute la Lyre, pour votre plus noble divertissement, quelques exemples de ce don d'amplification étourdissante et vertigineuse. Vous y verrez qu'aucun homme n'a jamais su développer une seule idée par un si grand nombre de comparaisons et de métaphores, ni si justes, ni si brillantes, ni si rares, ni, en général, si claires, et n'a su enchaîner ces images dans des périodes qui eussent tant de mouvement, ni un mouvement si large, si emporté, si continu,—ni qui emplissent l'oreille de rythmes plus sensibles, d'une musique plus drue et plus sonore. Je sais bien que le pauvre Hugo n'a que cela. Mais ce rien, dans la mesure où je l'ai dit, personne ne l'a jamais eu. Ne le plaignons donc pas trop.
Venons au détail. Il s'agit, à un endroit du poème intitulé l'Échafaud, d'exprimer cette idée (vraie ou fausse, il n'importe ici) que Marat a été à la fois bon et mauvais, féroce et bienfaisant. Voici le début:
Entendez-vous Marat qui hurle dans sa cave?
Sa morsure aux tyrans s'en va baiser l'esclave.
Or, cette idée, Hugo l'exprime dans un couplet de quarante et un vers, par trente-cinq images différentes, toutes belles, toutes souverainement expressives. J'en prends une poignée, au hasard:
............Il écrit;
Le vent d'orage emporte et sème son esprit,
Une feuille, de lange et d'amour inondée...
.............
Il dénonce, il délivre; il console, il maudit;
De la liberté sainte il est l'âpre bandit.
.............
Il est le misérable; il est le formidable;
Il est l'auguste infâme; il est le nain géant;
Il égorge, massacre, extermine en créant;
Un pauvre en deuil l'émeut, un roi saignant le charme;
Sa fureur aime; il verse une effroyable larme.
Et après tout ceci, qui n'est qu'un jeu d'antithèses, éclate un vers qui est enfin autre chose qu'un cliquetis de mots, un vers ému et tragique—(comme si le poète, à force de remuer les vocables, d'épuiser toutes les façons de traduire une pensée, devait nécessairement trouver, à un moment, l'expression la plus forte et la plus émouvante, et comme si sa prodigieuse invention verbale devait fatalement rencontrer la profondeur):
Comme il pleure avec rage au secours des souffrants!
Lisez cette page (en vous souvenant qu'il en a écrit des milliers de semblables), vous en demeurerez, je l'espère, stupides comme moi. Car, sans doute, si nous avions senti le besoin d'apprendre au monde que Marat fut fait de charité et de cruauté, nous aurions pu, en prenant notre temps, trouver cinq ou six images pour le dire; mais lui! ses trente-cinq images se dressent presque en même temps dans sa pensée: elles sautent d'elles-mêmes sur les mots qu'il leur faut, sur les mots dont son cerveau est l'ample ménagerie, et les chevauchent éperdument; et c'est un flot rapide et intarissable, un torrent auquel rien ne résiste...
Et les trente-cinq images sur Marat ne lui suffisent pas. Après que la dernière a pris sa course, il lui en vient encore une douzaine à propos des bons camarades de Marat; et il les lâche pour se soulager. Seulement (et c'est la rançon du don monstrueux que la nature injuste a mis en lui) il finit par appeler ses amis les montagnards:
Tigres compatissants! Formidables agneaux!
Et ce qui me console de n'avoir pu trouver les autres images, c'est qu'assurément je n'aurais pas ramassé celle-là!...
Je ne puis me tenir de vous apporter encore un exemple. C'est dans le «Chœur des racoleurs» qui vont embauchant les coquins le long du quai de la Ferraille:
Les belles ont le goût des héros...
Voilà le thème. Je ne crois pas me hasarder beaucoup en disant que c'est un lieu commun. Et voici le développement; il est proprement fantastique:
Les belles ont le goût des héros, et le muffle
Hagard d'un scélérat superbe sous le buffle
Fait briller tendrement l'hiatus des fichus;
Quand passe un tourbillon de drôles moustachus
Hurlant, criant, affreux, éclatants, orgiaques,
Un doux soupir émeut les seins élégiaques.
Quels beaux hommes! housard ou pandour, le sabreur
Effroyable, traînant après lui tant d'horreur
Qu'il ferait reculer jusqu'à la sombre Hécate,
Charme la plus timide et la plus délicate.
Rose qui ne voudrait toucher qu'avec son gant
Un honnête homme, prend la griffe d'un brigand
Et la baise. Telle est la femme. Elle décerne
Avec emportement son âme à la caserne:
Elle garde aux bourgeois son petit air bougon,
Toujours la sensitive adora le dragon.
Sur ce, battez, tambours! Ce qui plaît à la bouche
De la blonde aux doux yeux, c'est le baiser farouche;
La femme se fait faire avec joie un enfant
Par l'homme qui tua, sinistre et triomphant,
Et c'est la volupté de toutes ces colombes
D'ouvrir leurs lits à ceux qui font ouvrir les tombes.
Quelles rimes! quel rythme! quelle musique! quelle couleur! Devant ces effrénées cavalcades de mots, tout pâlit, tout languit; les plus prestigieux ouvriers en style, les plus illustres que vous pourriez nommer, s'évanouissent,—et ils le savent bien. C'est une joie absolument pure que de lire de tels vers. Je suis si tranquille sur le fond! Le fond, c'est quelque idée fausse, incomplète, ou qui même me répugne; ou bien, c'est quelque idée toute simple, même banale, et que le poète laisse banale, comme Dieu l'a faite. Dans les deux cas, la chose m'est indifférente. Et alors je puis savourer uniquement, sans trouble ni souci, la magnifique, triomphante et précise surabondance de l'expression. Je ne sais, pour moi, rien de plus amusant que les méditations de Hugo sur la mort. Car, pour exprimer le néant et sa tristesse, il moissonne à brassées les figures et les formes de la vie. De même, et ne me croyez pas pour cela un mauvais cœur, rien ne me réjouit comme ses listes de tyrans (on en ferait des volumes), et comme ses énumérations de crimes, de meurtres et d'atrocités. C'est d'une prouesse de style et d'un pittoresque qui font passer en moi de petits frissons de plaisir. Il a des pages d'apocalypse qui sont de surprenantes clowneries. Le relief des détails, la plasticité de l'expression est telle que j'ai assez à faire d'admirer ce perpétuel prodige. Voici la fin d'une de ces joyeuses énumérations:
Zeb plante une forêt de gibets à Nicée;
Christiern fait tous les jours arroser d'eau glacée
Des captifs enchaînés nus dans les souterrains;
Galéas Visconti, les bras liés aux reins,
Râle, étreint par les nœuds de la corde que Sforce
Passe dans les œillets de sa veste de force;
Cosme, à l'heure où midi change en brasier le ciel,
Fait lécher par un bouc son père enduit de miel;
Soliman met Tauris en feu pour se distraire;
Alonze, furieux qu'on allaite son frère,
Coupe le bout des seins d'Urraque avec ses dents;
Vlad regarde mourir ses neveux prétendants,
Et rit de voir le pal leur sortir par la bouche;
Borgia communie; Abbas, maçon farouche,
Fait, avec de la brique et des hommes vivants,
D'épouvantables tours qui hurlent dans les vents...
etc... car ça continue. Hugo est le monstre de la parole écrite. Il résume et dépasse tous les grands rhéteurs de culture latine qui ont excellé dans le développement oratoire ou pittoresque. Imaginez je ne sais quel taureau de Phalaris d'où sortirait, amplifiée, la voix de Lucain, de Juvénal, de Claudien,—et aussi de d'Aubigné, de Malherbe, même de Corneille, de tous ceux enfin qui ont le mieux su le verbe classique. Au delà de sa rhétorique, il n'y a rien... On peut dire en un sens qu'il ferme un cycle. Il est très grand. S'il ne l'est pas par la pensée, il y a cependant en lui plus de substance que je n'ai affecté d'en voir; seulement c'est, si je puis dire, son imagination et sa rhétorique qui lui ont créé sa pensée.
D'abord, et par la force des choses, il lui est arrivé, aussi souvent qu'aux plus grands des classiques, d'exprimer, selon la définition de Nisard, des idées générales sous une forme souveraine et définitive (laquelle d'ailleurs, quoique définitive, peut toujours être renouvelée). Je n'ai pas à feuilleter longtemps Toute la Lyre pour y rencontrer ces «vers dorés»:
Sers celui qui te sert, car il te vaut peut-être;
Pense qu'il a son droit comme toi ton devoir;
Ménage les petits, les faibles. Sois le maître
Que tu voudrais avoir.
Et ceux-ci, aux fils dont les pères ont été glorieux:
Soyez nobles, loyaux et vaillants entre tous;
Car vos noms sont si grands qu'ils ne sont pas à vous.
Tout passant peut venir vous en demander compte.
Ils sont notre trésor dans nos moments de honte,
Dans nos abaissements et dans nos abandons:
C'est vous qui les portez, c'est nous qui les gardons.
Il est évident qu'il n'y a rien de mieux dans Juvénal ni dans Sénèque, ni même dans Corneille, Bossuet ou Molière; et cela, chez Hugo, est continuel.
Autre chose encore. Il a été le roi des mots. Mais les mots, après tant de siècles de littérature, sont tout imprégnés de sentiments et de pensée: ils devaient donc, par la vertu de leurs assemblages, le forcer à penser et à sentir. À cause de cela, ce songeur si peu philosophe a quelquefois des vers profonds; et ce poète, de beaucoup plus d'imagination que de tendresse, a des vers délicats et tendres. (Il y en a dans Toute la Lyre; voyez Ce que dit celle qui n'a pas parlé.)
Puis, comme la moindre idée lui suggère une image, et comme ensuite les images s'appellent et s'enchaînent en lui avec une surnaturelle rapidité, le sujet qu'il traite a beau être maigre et court dans son fond, la forme dont il le revêt est un vaste enchantement. Ces correspondances qu'il saisit entre les choses nous intéressent par elles-mêmes. La figure entière du monde finit par tenir dans le développement du moindre lieu commun. Cette poésie, que ma pensée et mon cœur ont parfois trouvée indigente, finit donc par apparaître, à qui sait lire, comme la plus opulente qui se puisse rêver.
Je voudrais ne pas trop répéter ce qu'on sait; je ne rappellerai donc pas que Hugo a peut-être été le plus puissant et, à coup sûr, le plus débordé des descriptifs. Il voyait les choses concrètes avec une intensité extraordinaire, mais toujours un peu en rêve et jusqu'à les déformer... Par suite, il a eu, plus que personne, le don de l'expression plastique. Or, rien ne donne du relief à l'expression comme les contrastes et les oppositions. Il a donc abusé de l'antithèse et a fini par ne plus avoir, dans l'ordre physique et dans l'ordre moral, que des visions antithétiques. Mais justement les plus originales conceptions du monde se réduisent à des antithèses que l'on résout comme on peut. À preuve, les systèmes de Kant, de Hegel, même de Spinoza... L'univers n'est qu'antinomies. Et ainsi c'est de la maladie de l'antithèse qu'est venu à Victor Hugo ce qu'il peut y avoir de philosophie dans son œuvre; et si, d'aventure, il mérite çà et là ce nom de «penseur» auquel son ingénuité tenait tant, c'est à sa manie d'opposer entre eux les mots qu'il le doit.
Ce qu'il y a de sûr, c'est que Hugo ne pouvait être l'incomparable ouvrier de style qu'il a été, sans être par là même un fort grand poète. Et si son nom est encore livré aux vaines disputes des hommes, s'il est malaisé de déterminer l'étendue et les limites de son génie, c'est peut-être que son cas ressemble assez à celui de Ronsard; c'est que son œuvre n'est pas toute dans ses livres; c'est qu'il a eu (non pas seul, mais plus qu'aucun autre) la gloire de rajeunir l'imagination d'un siècle et de renouveler une langue, et que, par conséquent, nous ne pouvons pas savoir au juste ce que nous lui devons...[Retour à la Table des Matières]
POURQUOI LUI?[8]
L'autre jour, la Comédie-Française célébrait officiellement—quoique clandestinement (la presse n'était point conviée)—l'anniversaire de la naissance de Victor Hugo par une matinée gratuite où elle représentait Ruy Blas, cette histoire saugrenue d'un domestique amant d'une reine et grand homme d'État.
(De bonne foi, ce ne sont pas les ouvriers ni les petits bourgeois, ce sont les gens de maison du Faubourg Saint-Germain et du quartier du parc Monceau que l'on eût dû appeler à cette cérémonie. Mais ce n'est point de Ruy Blas que j'ai dessein de vous parler.)
Ainsi, on a fait pour Victor Hugo ce qu'on ne fait ni pour Corneille, ni pour Racine, ni pour Molière. Ceux-là, on célèbre sans doute leurs anniversaires tant bien que mal, mais on ne va pas pour eux jusqu'à la représentation gratuite. Déjà Victor Hugo était le seul de nos grands écrivains dont le cercueil eût été exposé sous l'Arc de Triomphe, le seul qui eût été inhumé au Panthéon, le seul dont les œuvres posthumes eussent eu les honneurs d'une récitation publique à la Comédie-Française.
Tout cela veut dire qu'aux yeux de nos gouvernants Victor Hugo est à part dans notre littérature, qu'il est le poète national, le grand, l'unique, enfin qu'«il n'y a que lui.»
Eh bien! ce n'est pas vrai, il n'y a pas que lui! C'est trop d'injustice, à la fin! Pourquoi ce traitement spécial? Pourquoi cette immortalité hors classe? À qui vont ces hommages exorbitants? Est-ce à l'auteur dramatique? Est-ce à l'écrivain populaire? Est-ce au poète? Est-ce au penseur? Est-ce à l'homme?
Ce ne peut être à l'auteur dramatique. Là-dessus, presque tout le monde sera d'accord. Si miraculeusement versifié qu'il soit et quelque plaisir qu'il nous donne à la lecture, ce n'est pas le théâtre de Victor Hugo qui peut justifier ces honneurs extraordinaires. Dès qu'on essaye de les «réaliser» sur la scène, de donner un corps à ces froides et éclatantes chimères, les drames de Hugo sonnent si faux que c'est une douleur de les entendre. Ou plutôt, tranchons le mot, ils ennuient le public,—et la foule aussi bien que les lettrés. Nous l'avons bien vu quand on a repris le Roi s'amuse et Marion Delorme. Il ne manque qu'une chose à ces belles machines lyriques: le frémissement de la vie, ce qui fait qu'on se croit en présence de créatures de chair et de sang.
Comme auteur dramatique, c'est plutôt Musset qui aurait droit à des célébrations d'anniversaires. Il ne faut jurer de rien, On ne badine pas avec l'amour, presque tout le théâtre de Musset nous intéresse et nous touche autrement que Marie Tudor ou même Hernani. Il est facile de prévoir qu'avant la fin du siècle les drames de Victor Hugo ne compteront dans l'histoire du théâtre qu'à titre de documents.
C'est donc l'écrivain populaire qu'on célèbre par des rites réservés et particulièrement solennels?—Oui, le peuple a lu quelque peu Notre-Dame de Paris, et les Misérables, malgré les longueurs et le fatras. Mais l'Homme qui rit ou Quatre-vingt-treize, croyez-vous qu'il les ait lus? Depuis le divorce consommé au seizième siècle entre la multitude et les lettrés, les grands écrivains n'ont été populaires chez nous que rarement et par accident. Populaires, c'est-à-dire réellement connus et aimés du peuple, Dumas père et M. d'Ennery,—ou même M. Richebourg—le sont beaucoup plus que Victor Hugo. Car ce qu'il y a d'éminent chez l'auteur des Contemplations, ce sont des qualités d'artiste, dont la foule ne saurait être juge, et qui lui échappent.
Mais sans doute—et bien que le peuple ne puisse le comprendre entièrement—c'est au poète que s'adressent ces hommages que nul autre écrivain n'a jamais reçus. Et, certes, il n'est point de plus grand poète que Victor Hugo. Mais enfin on peut croire qu'il en est d'aussi grands; et sa suprématie ne s'impose point à tous les esprits avec la force irrésistible de l'évidence. C'est affaire de sentiment et d'opinion, matière aux disputes et aux jugements incertains des hommes.
Ce qu'il a en propre, c'est une vision des choses matérielles, intense jusqu'à l'hallucination; c'est, à un degré prodigieux, le don de l'expression, l'invention des images et des symboles; c'est enfin l'art d'assembler les sons, de conduire les rythmes, de développer et d'enfler la période poétique jusqu'à faire songer aux déploiements harmoniques et presque à l'orchestration des symphonies et des sonates.
Mais Musset a des cris de passion égaux à tout—et une tendresse, une grâce, un esprit, qui sont un perpétuel ravissement. Et quant à Lamartine, rien n'est plus beau que ses beaux vers, par la fluidité et à la fois par la plénitude, par quelque chose d'involontaire et d'inspiré, par le large et libre essor, par l'aisance souveraine et toute divine. Ce poète, qui est un médiocre ouvrier de rimes, a des strophes devant qui tout pâlit, car c'est la poésie même.
La vérité, c'est que nous avons tous admiré également et tour à tour ces trois merveilleux poètes, selon nos âges et selon les journées. Pour moi, chacun d'eux me paraît, au moment où je le lis, le plus grand des trois.
Et, s'il me fallait avouer, à mon corps défendant, que Musset n'a peut-être pas la puissance des deux autres, du moins je ne pourrais me prononcer entre ces deux-là, et je me redirais les vers du poète Charles de Pomairols, parlant de Lamartine:
..... Et son génie aisé, que la grâce accompagne,
N'a pas le rude élan de la haute montagne
Assise pesamment sur ses lourds contreforts,
Miracle de matière, orgueilleuse géante,
Qui redresse les flancs de sa paroi béante,
Et tend au ciel lointain sa masse avec efforts.
Plutôt son œuvre douce où coulent tant de larmes
Fait songer à la mer triste, pleine de charmes,
Dont l'Esprit langoureux, fluide et palpitant,
Mollement étendu sur sa couche azurée,
S'unit de toutes parts à la voûte éthérée
Et berce tout le ciel sur ses flots en chantant.
Mais peut-être est-ce le penseur et l'inventeur d'idées qui, chez Hugo, mérite un culte de «latrie» officielle? Ses plus fervents admirateurs n'oseraient le soutenir. Il n'est pas plus philosophe que Musset; il l'est moins que Lamartine.
Sa métaphysique est rudimentaire. C'est une sorte de manichéisme panthéistique avec la croyance au triomphe final du Bien. Entendez Ce que dit la bouche d'Ombre. «La première faute fit le premier poids et créa la matière. La matière, c'est le châtiment et l'instrument d'expiation. Le monde visible n'est qu'un purgatoire aux innombrables degrés, depuis le caillou jusqu'à l'homme et au delà. Le méchant, après sa mort, descend et devient bête, plante ou minéral, selon son crime. Le juste monte, va on ne sait où, dans quelque planète. Mais, sur cette échelle des êtres, l'homme seul ne se souvient pas du passé (pourquoi?). De là son ignorance. Au contraire, les animaux, les plantes et les rochers se souviennent de ce qu'ils ont été et savent ce que l'homme ne sait pas: d'où leur aspect mystérieux. Mais les expiations ne sont pas éternelles. Les coupables remontent peu à peu. À la fin, tous se retrouveront, dégagés du poids, dans la lumière, en Dieu.»
Sa vision de l'histoire est de même sorte, sommaire, anticritique, enfantine et grandiose. L'histoire, c'est la lutte des mendiants sublimes et des vieillards décoratifs, à longues barbes, contre les rois atroces et les prêtres hideux. La «légende des siècles» devient ainsi, à force de simplification, une façon de Guignol épique.
Ces conceptions peuvent être, à coup sûr, d'un grand poète: elles ne sont pas d'un homme puissant et original par la pensée. Tous les progrès de l'intelligence humaine en ce siècle se sont accomplis par d'autres que lui. Ils sont rares, ceux pour qui Victor Hugo a été l'éducateur, le directeur de la vie intellectuelle et morale. L'esprit de ce temps, c'est dans Stendhal, Sainte-Beuve, Michelet, Taine et Renan qu'il réside. Nous ne devons à Victor Hugo aucune façon nouvelle de penser—ni de sentir. Il a donné à notre imagination d'incomparables fêtes; mais pour qui est-il l'ami, le confident, le consolateur, celui qu'on aime avec ce qu'on a de plus intime en soi, celui à qui on demande le mot qui éclaire ou qui pénètre? Pour qui ses livres sont-ils vraiment des livres de chevet,—si ce n'est pour quelques disciples d'une génération antérieure à la nôtre?
Chose singulière, les jeunes poètes se détournent de cet Espagnol retentissant, de cette espèce de Lucain énorme, et le respectent fort, mais l'aiment peu. Interrogez-les: vous verrez que ceux qu'ils préfèrent, c'est Baudelaire et Leconte de Lisle, et que leur véritable aïeul ce n'est point Victor Hugo, c'est Alfred de Vigny.
Eh! direz-vous, que font au public ces partis pris de cénacles et de chapelles? Il reste à Victor Hugo d'avoir été, dans ce siècle démocratique, le prophète de la démocratie, l'avocat des humbles et des souffrants, l'apôtre de la fraternité.—Mais ici même, il est évident qu'il n'est pas le seul, et il est contestable qu'il soit le plus grand. L'avouerai-je? Je trouve un sentiment de pitié et d'amour autrement sincère et profond dans les livres de Michelet, et une bonté autrement large et sereine dans les candides romans socialistes de la bonne George Sand. Et, pour ne parler que des poètes, quel plus grand cœur que Lamartine? Et qui, mieux que l'auteur de Jocelyn et de la Marseillaise de la paix, a connu toutes les belles illusions de la foi démocratique et l'ivresse évangélique de l'amour des hommes?
Enfin, la personne même de Victor Hugo avait-elle une séduction, et sa vie a-t-elle eu une noblesse et une grandeur à quoi rien ne résiste et qui, s'ajoutant à son génie, lui assurent sans conteste la place la plus élevée dans l'admiration de ses contemporains?
Il fut un surprenant travailleur; il eut des vertus de citoyen et des qualités de bourgeois. Il souffrit pour le droit; et si l'exil eut pour lui des compensations qu'il n'eut pas pour un grand nombre de pauvres diables, il serait cependant injuste de méconnaître le mérite et la beauté de son sacrifice.
Mais, avec cela, ce que je sais de sa personne m'attire peu. Il ne me paraît pas qu'il eût un très grand caractère. Il y a chez lui des prudences et des habiletés qui peuvent être légitimes, mais qui ne commandent point l'admiration. Enfin, dans les dernières années de sa vie, il poussait l'inconscience du ridicule jusqu'à un excès qui affligeait les esprits délicats.
Ah! que j'aime mieux Lamartine, si brave, si fier, si naturellement héroïque, si désintéressé, si généreux, si fastueux, si imprudent! Et comme la douloureuse vieillesse du pauvre grand homme me devient chère quand je songe à la vieillesse d'idole embaumée de son heureux rival!—Et quant à Musset, je sais bien tout ce qu'on peut dire contre lui; mais il a tant souffert! Cette souffrance est si évidente et si vraie! À ne regarder que les hommes, l'un me paraît plus noble que Hugo, l'autre plus malheureux,—et tous deux plus aimables.
Ainsi—et ce point réservé que nul poète ne fut plus grand par l'imagination et par l'expression—sous quelque aspect que nous considérions Victor Hugo, nous lui voyons des égaux ou des supérieurs. Comment donc expliquer les témoignages uniques de vénération officielle dont il est l'objet?
On ne le peut que par des raisons étrangères à la littérature.
Il eut la chance d'être exilé et l'esprit de faire servir son exil à sa gloire. Il eut la chance de survivre à l'Empire, de revenir de l'exil et, à partir de ce moment, d'être l'interprète des sentiments et des passions du Paris révolutionnaire. Il eut aussi la chance de vivre longtemps. Bref, il sut grossir sa gloire de poète de la gloire spéciale d'un Raspail et d'un Chevreul.
Mais il est immoral d'honorer les gens parce qu'ils ont de la chance et qu'ils enterrent tout le monde. Il est temps de ne tenir compte à Victor Hugo que de ses œuvres, et par là de le remettre à son rang—c'est-à-dire au premier rang. Rien de moins, mais rien de plus.[Retour à la Table des Matières]
ET LAMARTINE?
J'ai eu, la semaine passée, une grande surprise: on m'a affirmé que j'avais manqué de respect à Victor Hugo.
Comment?
En déclarant que nul poète ne lui est supérieur par l'imagination ni par l'expression. J'ajoutais, il est vrai, qu'il est peut-être temps de ne lui tenir compte que de son œuvre et de le remettre à son rang,—qui est le premier.
Or, il paraît que ces propos sont injurieux. Je n'en crois rien. C'est par piété pour la poésie que j'ai pu sembler impie en parlant d'un grand poète. Je n'ai pas réclamé contre Victor Hugo, mais pour Lamartine et Musset—et aussi pour Balzac, pour Michelet, pour George Sand.
Je dois dire que j'ai été secrètement récompensé de ma piété par les remerciements de beaucoup de bonnes âmes. Mais, tandis qu'elles me félicitaient tout bas, j'étais accusé tout haut d'injustice et d'irrévérence, et j'ai vu que plusieurs de mes confrères persistaient à revendiquer pour Victor Hugo «l'immortalité hors classe», une immortalité d'un caractère officiel, sanctionnée par les pouvoirs publics.
Leurs raisons ne m'ont pas persuadé. M. Henry de Lapommeraye m'accuse d'«attaquer furieusement le grand poète», ce qui n'est pas exact, et me démontre que le théâtre de Victor Hugo vaut mieux que je n'ai dit, ce qui n'infirme en rien mes conclusions.
M. Aurélien Scholl, après s'être extasié sur le Dernier jour d'un condamné, qu'il n'a certainement pas relu pour la circonstance, estime que Victor Hugo a droit à des hommages spéciaux pour avoir écrit les Châtiments.
Voilà un bon sentiment, qui s'explique encore à l'heure qu'il est, et qui s'expliquait surtout il y a trente ans. Mais dans cinquante ans, je vous prie? Les Châtiments paraîtront toujours un fort beau livre, mais non plus beau, j'imagine, que les Contemplations, les Nuits ou les Harmonies. Et d'ailleurs si, dans l'appréciation des œuvres des poètes, il fallait tenir compte de leurs vertus civiques, Lamartine, opposant son corps à l'émeute triomphante et la domptant par sa parole, ferait presque aussi bonne figure, je pense, que Victor Hugo au lendemain du coup d'État.
M. Francisque Sarcey me dit que, s'il est permis d'égaler quelques écrivains à Victor Hugo, celui-ci garde le mérite d'avoir fait une révolution dans la littérature, et que par là du moins il est absolument hors pair.
Ici encore, j'ai des doutes. Je ne ferai pas remarquer que les Odes et Ballades et même les Orientales, écrites après les Méditations, ont beaucoup plus vieilli, et qu'avant la Légende des Siècles nous avions les poèmes de Vigny et ce bizarre et çà et là sublime poème de la Chute d'un Ange. Je reconnais que Victor Hugo a contribué plus que personne à élargir la poésie lyrique et surtout à enrichir la langue des vers. Mais, s'il a été révolutionnaire et novateur, il l'a été à sa place et dans son ordre. Êtes-vous sûr qu'il ait beaucoup plus innové dans la poésie que Michelet dans l'histoire, Sainte-Beuve dans la critique, Balzac dans le roman, Dumas fils au théâtre?
D'autres, enfin, les plus naïfs, sont persuadés que Victor Hugo a «incarné la pensée du siècle», et qu'«on dira le siècle de Hugo comme on dit le siècle de Voltaire». C'est là une illusion bien surprenante. Voltaire a été le plus infatigable interprète et quelquefois l'inventeur des idées essentielles du siècle dernier, et il a très puissamment agi sur l'esprit de ses contemporains. Et, malgré cela, ce n'est que rarement et pour la commodité du langage qu'on dit «le siècle de Voltaire». Mais je vous jure qu'en 1900 on ne dira pas «le siècle de Victor Hugo». Le poète de la Légende a souvent enchanté nos imaginations; il a peu agi sur notre pensée, ayant peu pensé lui-même. Les hommes de ma génération lui doivent peu de chose; ceux qui suivront ne lui devront rien. Et il serait étrange, enfin, qu'on imposât à notre âge le nom d'un poète qui est certes de premier ordre, mais qui représente si imparfaitement la tradition du génie français et qui semble presque en dehors.
N'allez pas conclure de là que je lui préfère Béranger.
Ce qui me désole en tout ceci, c'est que j'ai beau faire, j'ai l'air de respecter médiocrement une grande mémoire. Et pourtant qu'est-ce que je prétends? Je confesse, pour la vingtième fois, que Victor Hugo est un des cinq ou six grands génies littéraires de ce siècle. Que ceux qu'il fascine particulièrement le mettent au-dessus des autres, voilà qui va bien. Je fais seulement observer que cette suprématie n'est ni démontrée ni démontrable, et je demande que le culte de Victor Hugo reste une affaire de dévotion personnelle. Rien de plus. Puisque sa chance l'a conduit au Panthéon—dans son hypocrite corbillard des pauvres—qu'on l'y laisse! Mais qu'on s'en tienne là, et qu'on ne trouve pas mauvais que nous dressions à quelques autres d'immatériels Panthéons dans nos cœurs.
Au reste, je le sais, à peine aurai-je relu le Cheval, Ibo, Booz endormi ou le Satyre que je serai tout abîmé de contrition. Mais, je le sais aussi, tout mon repentir s'évanouira quand j'aurai relu le Lac, la Réponse à Némésis, les Laboureurs ou la Vigne et la Maison.
Attendons. Cette querelle que j'ai innocemment suscitée n'est qu'un jeu de plume dont je sens à présent la puérilité. L'équitable avenir remettra toute chose à sa place. Peu à peu, par la seule vertu du temps qui s'écoule, un triage se fait dans les œuvres: les grandes figures du passé se groupent et s'ordonnent, chacune à son plan.
Lamartine a connu des triomphes égaux pour le moins à ceux de Victor Hugo, et peut-être a-t-il senti autour de lui un frémissement d'âmes plus spontané, plus amoureux et plus chaud. Et cependant, combien sommes-nous qui connaissions aujourd'hui et qui adorions encore le long poète élyséen à l'âme harmonieuse et légère?
Mais soyez tranquilles, vous qui l'aimez. Hugo ne l'obstruera pas éternellement. Vers la fin de ce siècle, quand tous deux appartiendront également au passé, Lamartine réapparaîtra tel qu'il est, très grand.
Ce que je vais dire ne hâtera pas d'une heure sa revanche. Mais qu'importe? Je le dis pour mon plaisir.
De génie plus authentique et de vie plus belle que le génie et la vie de Lamartine, je n'en trouve point. Doucement élevé, en pleine campagne, par des femmes et par un prêtre romanesque, n'ayant pour livres que la Bible, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand, il s'en va rêver en Italie et se met à chanter. Et aussitôt, les hommes reconnaissent que cette merveille leur est née: un poète vraiment inspiré, un poète comme ceux des âges antiques, ce «quelque chose de léger, d'ailé et de divin» dont parle Platon.
Ce poète, aussi peu «homme de lettres» qu'Homère, ce qu'il exprimait sans effort, c'était tous les beaux sentiments tristes et doux accumulés dans l'âme humaine depuis trois mille ans: l'amour chaste et rêveur, la sympathie pour la vie universelle, un désir de communion avec la nature, l'inquiétude devant son mystère, l'espoir en la bonté du Dieu qu'elle révèle confusément; je ne sais quoi encore, un suave mélange de piété chrétienne, de songe platonicien, de voluptueuse et grave langueur.
Mais qui dirait cela mieux que Sainte-Beuve? «En peignant ainsi la nature à grands traits et par masses, en s'attachant aux vastes bruits, aux grandes herbes, aux larges feuillages, et en jetant au milieu de cette scène indéfinie et sous ces horizons immenses tout ce qu'il y a de plus vrai, de plus tendre et de plus religieux dans la mélancolie humaine, Lamartine a obtenu du premier coup des effets d'une simplicité sublime, et a fait, une fois pour toutes, ce qui n'était qu'une seule fois possible.»
Loué soit-il à jamais! On se fatigue des prouesses de la versification. On est las quelquefois du style plastique et de ses ciselures, du pittoresque à outrance, de la rhétorique impressionniste et de ses contournements. Et c'est alors un délice, c'est un rafraîchissement inexprimable que ces vers jaillis d'une âme comme d'une source profonde, et dont on ne sait «comment ils sont faits.»
Sans compter que, parmi ces vers de génie—à travers les nonchalances, les maladresses et les naïvetés de facture qui rappellent les très anciens poètes, et parfois aussi à travers les formules conservées du dix-huitième siècle,—des vers éclatent et des strophes (les poètes le savent bien), d'une beauté aussi solide, d'une plénitude aussi sonore, d'une couleur aussi éclatante et d'une langue aussi inventée que les plus beaux passages de Victor Hugo ou de Leconte de Lisle.
Rappellerai-je que ce roi de l'élégie amoureuse et religieuse est aussi le poète de la Marseillaise de la paix, des Révolutions, des Fragments du livre antique; que nul n'a plus aimé les hommes, ni annoncé avec une éloquence plus impétueuse l'Évangile des temps nouveaux; qu'il a fait Jocelyn, cette épopée du sacrifice et le seul grand poème moderne que nous ayons; que nul n'a exprimé comme lui la conception idéaliste de l'univers et de la destinée, et qu'enfin c'est dans Harold, dans Jocelyn et dans la Chute d'un Ange que se trouvent les plus beaux morceaux de poésie philosophique qui aient été écrits dans notre langue?
Mais ce grand poète concevait quelque chose de plus grand que d'écrire des vers, et c'est pour cela peut-être que les siens sont beaux d'une beauté unique. C'est dans sa vie même qu'il voulait mettre toute poésie et toute grandeur. Il s'en va, comme un roi qui parcourt ses domaines, visiter l'Orient mystérieux, ce berceau des races. Il siège «au plafond» de la Chambre des députés, ce qui ne l'empêche pas d'être un politique très clairvoyant et très informé, en même temps qu'un merveilleux orateur. Il écrit l'Histoire des Girondins, renverse un trône, gouverne la France pendant quatre mois—puis rentre dans l'ombre.
Non, je ne sais rien de plus magnifique, de plus héroïque, de plus digne d'être vécu que ces quatre mois de Lamartine au pouvoir. Chose invraisemblable et que nous ne concevions plus que dans les républiques antiques, il règne réellement par la parole. Le jour où, acculé contre une petite porte de l'Hôtel-de-Ville, monté sur une chaise de paille, visé par des canons de fusils, la pointe des sabres lui piquant les mains et le forçant à relever le menton, gesticulant d'un bras tandis que de l'autre il serrait sur sa poitrine un homme du peuple, un loqueteux qui fondait en larmes,—le jour où, tenant seul tête à la populace aveugle et irrésistible comme un élément, il l'arrêta—avec des mots—et fit tomber le drapeau rouge des mains de l'émeute,—la fable d'Orphée devint une réalité, et Lamartine fut aussi grand qu'il ait jamais été donné à un homme de l'être en ses jours périssables.
Mais, comme si le destin avait voulu lui faire expier cette heure extraordinaire,—tout de suite après, l'abandon, l'oubli, la ruine amenée par l'ancien faste et par les charités royales, le travail forcé, une vieillesse attelée, pour vivre, à des tâches de librairie et finissant par tendre la main au peuple...
Cette vie si grande le paraît encore plus, s'étant achevée dans tant de douleur.
Et, puisqu'on veut que le rôle politique de l'auteur des Châtiments entre en ligne de compte dans le bilan de sa gloire, j'espère que l'avenir, s'il compare les vers de Hugo et ceux de Lamartine, comparera aussi leurs vies et leurs âmes.[Retour à la Table des Matières]
GEORGE SAND[9]
La Porte Saint-Martin va reprendre les Beaux Messieurs de Bois-Doré, cette délicieuse comédie romanesque; et l'Odéon promet de nous rendre bientôt Claudie, ce drame rustique dont le premier acte, au moins, est un chef-d'œuvre, une géorgique émouvante et grandiose. J'en suis content—comme je l'ai été de surprendre, le mois dernier, un commencement de retour des esprits et des cœurs vers Lamartine. Car, à mesure que ce siècle s'achemine tristement vers sa fin, je me sens plus d'amour pour les génies amples, magnifiques et féconds qui en ont illustré les cinquante premières années.
Vous savez combien les deux moitiés du dix-septième siècle se ressemblent peu, et comment la littérature, héroïque et romanesque avec d'Urfé, Corneille et les grandes Précieuses, revient, vers 1660, à plus de vérité, avec Racine, Molière et Boileau. Mais ne trouvez-vous pas qu'en tenant compte de la différence des temps il s'est passé dans notre siècle quelque chose d'assez semblable?
Après le glorieux règne des écrivains généreux et croyants, optimistes, idéalistes, épris de rêve, il s'est produit un mouvement de littérature réaliste, très brutale et très morose. La catastrophe de 1870 est encore venue augmenter la tristesse et l'âpreté des sentiments. Les grandes âmes confiantes et largement épandues qui avaient abreuvé nos grands-pères de poésie et de chimères paraissaient bien naïves à leurs petits-fils et leur étaient devenues presque indifférentes. Je me souviens que, plus jeune, je me suis grisé autant que personne de ce vin lourd du naturalisme (si mal nommé). Et il faut avouer qu'en dépit des excès et des malentendus, ce retour au vrai n'a pas été infécond, et qu'au surplus cette réaction était inévitable et parfaitement conforme aux lois les plus assurées de l'histoire littéraire.
Mais il semble que ce mouvement soit déjà bien près d'être épuisé. On commence à éprouver une grande fatigue, soit du roman documentaire, soit de l'écriture artiste et névrosée. Et voilà qu'on se retourne vers les dieux négligés, et qu'ils vont nous redevenir chers et bienfaisants.
Et pourquoi ne pas se remettre à aimer George Sand? Elle est peut-être, avec Lamartine et Michelet, l'âme qui a le plus largement réfléchi et exprimé les rêves, les pensées, les espérances et les amours de la première moitié du siècle. La femme, en elle, fut originale et bonne; et, quant à son œuvre, une partie en sera belle éternellement, et l'autre est restée des plus intéressantes pour l'historien des esprits.
Il y avait, chez George Sand, avec une imagination ardente et une grande puissance d'aimer, un tempérament robuste et sain et un fonds de bon sens qui se retrouvait toujours. Elle eut, à un degré éminent, toutes les vertus de l'honnête homme! On dit aussi qu'elle aimait comme un homme,—sans plus de scrupules et de la même façon.
N'en croyez rien. Seulement, c'était une généreuse nature, capable de beaucoup agir et de beaucoup sentir; son sang coulait abondant et chaud comme celui d'une antique déesse, d'une faunesse habitante des bois sacrés. Elle aimait donc avec emportement. Mais chaque fois elle se sentait reprise par l'impérieux devoir de sa vocation littéraire; et ces interruptions faisaient qu'elle aimait souvent et qu'elle ne paraissait pas aimer longtemps. Elle ne pouvait ni se garder de la passion, ni s'y tenir, sa vraie pente étant à la pitié et à la tendresse maternelle.
La liberté de sa vie n'a été, en bien des cas, qu'une déviation, peut-être excusable, de sa bonté. Elle n'était amante, comme je l'ai dit ailleurs, que pour être mieux amie, et sa destinée était d'être l'amie d'un grand nombre.
Rien, dans tout cela, de la débauche masculine, qui est proprement égoïste et qui ne se soucie point de ses associés. Joignez que la fréquence des aventures de cœur de cette femme magnanime se pourrait expliquer aussi par son romanesque, par le don qu'elle avait de voir les créatures plus belles et plus aimables qu'elles ne sont. Elle suivait la nature, comme on disait au siècle dernier, et sa faculté d'idéalisation lui fournissait des raisons de la suivre souvent. Beaucoup de mes chers contemporains font bien pire, je vous assure. Leur manie d'analyse, leur peur d'être dupes, et peut-être un appauvrissement du sang les ont rendus incapables d'aimer et réduits à la recherche maladive des sensations rares. Pas la moindre trace de névrose chez George Sand. Il y a toujours eu de la santé dans ses erreurs sentimentales.
On reproche à son œuvre le romanesque; et le fait est qu'il y en a beaucoup, et de deux sortes: celui de l'action et des personnages,—et celui des idées.
Le premier ne me choque point, ou même m'amuse. D'abord il est chez elle absolument spontané; il s'épanche d'elle sans effort. Elle a une imagination qui, naturellement et par un besoin irrésistible, transforme et embellit la réalité et trouve des combinaisons de faits imprévues et charmantes. Elle est née aède, si je puis dire, et faiseuse de contes. Elle est restée jusqu'au bout la petite fille qui, dans les traînes du Berry, inventait de belles histoires pour amuser les petits pâtres... Je suis sûr que les aventures singulières et mystérieuses de l'Homme de neige, de Consuelo et de Flamarande me raviraient encore. Et quelle fantaisie luxuriante, quelle vision aisément poétique des choses, dans les Beaux Messieurs de Bois-Doré, le Château des Désertes ou Teverino!
Quant aux personnages, je sais bien qu'on rencontre, dans ses premiers romans, un peu trop de Renés en jupons, de petits-fils de Saint-Preux, d'ouvriers poètes et philosophes, de grandes dames amoureuses de paysans,—et que tout ce monde-là déclame ferme. Mais d'abord ils déclament tous naturellement, comme on respire. Puis, à mesure que le temps passe, ces personnages deviennent moins déplaisants. Comme ils ne sont plus du tout nos contemporains, leur fausseté ne nous gêne plus: nous ne voyons en eux que les témoins du romanesque d'une époque; et même nous finissons par les aimer, parce qu'ils ont plu à nos pères.
Pour l'autre romanesque, celui des idées... eh bien! il ne me choque pas non plus. Le mysticisme magnifique et vague de Spiridion ou de Consuelo, le socialisme un peu incohérent, mais vraiment évangélique, du Péché de Monsieur Antoine ou de Meunier d'Angibaut, la foi au progrès, l'humanitairerie... tout cela plaît chez cette femme excellente, à l'imagination arcadienne, parce que chez elle, encore une fois, tout vient du cœur et en déborde à larges flots. Son romanesque philosophique et socialiste est encore, à le bien prendre, une des formes de sa bonté. Croire à ce point au règne futur de la justice, c'est être bon pour l'univers, c'est pardonner à la réalité d'être présentement fort mêlée.
Si ce romanesque est, pendant quelque temps, tombé en défaveur, c'est que nous sommes de grands misérables. Le rêve nous déplaisait, non point parce qu'il nous faisait sentir plus durement le réel; il nous exaspérait en tant que rêve. C'était comme une dépravation de nos intelligences. La vue du monde mauvais, nous nous y complaisions par une étrange maladie d'orgueil: nous préférions que le monde fût laid, pour paraître forts en le voyant et en le disant. Il y avait, dans notre entêtement à considérer et à peindre le mal, un refus du mieux, un méchant sentiment qui semblait venir du diable. Nous ne voulions plus embellir la vie par le rêve et l'espoir, tant nous étions fiers de la trouver ignoble, et tant ce pessimisme commode nous absolvait de tout à nos propres yeux.
Tournons-nous, il en est temps, vers ce pays d'utopie cher à George Sand. Elle a reflété dans ses livres toutes les chimères de son temps; et, comme elle était femme, elle a ajouté à son rêve celui de tous les hommes qu'elle a aimés. Cette partie de son œuvre, qui semblait caduque, m'attire aujourd'hui tout autant comme le reste. Le monde ne vit que par le rêve.
Que reproche-t-on encore à George Sand? Les pharisiens ont dit que ses premiers romans avaient perdu beaucoup de jeunes femmes, et—comédie exquise—les romanciers naturalistes ont parlé comme les pharisiens. M. Zola, lourdement, nous montre, dans Pot-Bouille, une petite bourgeoise qui tombe pour avoir lu André. Hélas! celles qui ont pu tomber après avoir lu André ou Indiana étaient mûres pour la chute; et peut-être que, sans Indiana, elles seraient tombées plus brutalement et plus bas. Si George Sand a paru reconnaître, dans ses premiers romans, le droit absolu de la passion, c'est uniquement de celle qui est «plus forte que la mort» et qui la fait souhaiter ou mépriser. Il se peut que ses romans, mal compris, soient pour quelque chose dans les erreurs de Mme Bovary; mais alors c'est aussi grâce à eux qu'il lui reste assez de noblesse d'âme pour chercher un refuge dans la mort. Sans eux, Emma n'aurait pas la candeur de vouloir fuir avec Rodolphe, et elle accepterait l'argent du notaire Tuvache... Nos névrosées trouveraient un grand profit moral dans la lecture de Jacques et de Lélia.
Que si pourtant le romanesque de George Sand continue à vous déplaire, vous trouverez dans ses chefs-d'œuvre assez de vérité, et beaucoup plus qu'on ne l'a dit. Vérité choisie, comme l'est toujours la vérité exprimée par l'œuvre d'art. Seulement, le choix est ici en sens inverse de celui qui prévaut depuis une vingtaine d'années.
Je ne parle pas de ses jeunes filles si charmantes; et je ne rappellerai pas qu'elle a fait les analyses les plus fines et les plus fortes du caractère des artistes et des comédiens (Horace, le Beau Laurence, etc.). Mais il ne faudrait pas oublier que George Sand a inventé le roman rustique. La première, je crois, elle a vraiment compris et aimé le paysan, celui qui vit loin de Paris, dans les provinces qui ont gardé l'originalité de leurs mœurs. La première elle a senti ce qu'il y a de grandeur et de poésie dans sa simplicité, dans sa patience, dans sa communion avec la Terre; elle a goûté les archaïsmes, les lenteurs, les images et la saveur du terroir de sa langue colorée; elle a été frappée de la profondeur et de la ténacité tranquille de ses sentiments et de ses passions; elle l'a montré amoureux du sol, âpre au travail et au gain, prudent, défiant, mais de sens droit, très épris de justice et ouvert au mystérieux...
Ce que nous devons encore à George Sand, c'est presque un renouvellement (à force de sincérité) du sentiment de la nature. Elle la connaît mieux, elle est plus familière avec elle qu'aucun des paysagistes qui l'ont précédée. Elle vit vraiment de la vie de la terre, et cela sans s'y appliquer. Elle est le plus naturel, le moins laborieux, le moins concerté des paysagistes. Au lieu que les autres, le plus souvent, voient la nature de haut, et l'arrangent, ou lui prêtent leurs propres sentiments, elle se livre, elle, aux charmes des choses et s'en laisse intimement pénétrer. Sans aucun doute, elle nous a appris à l'aimer avec une tendresse plus abandonnée, la Nature bienfaisante et divine qui apporte à ses fidèles l'apaisement, la sérénité et la bonté.
La bonté, c'est un des mots qui reviennent toujours avec elle. Un autre mot, tout proche, c'est celui de fécondité, d'abondance heureuse. Elle épanchait ses récits, d'un flot régulier, comme une source inépuisable,—mais presque sans plan ni dessein, ne sachant guère mieux où elle allait qu'une large fontaine dans les grands bois. Son style même, ample, aisé, frais et plein, ne se recommande ni par une finesse ni par un éclat extraordinaire, mais par des qualités qui semblent encore tenir de la bonté et lui être parentes...
George Sand a été une matrice pour recevoir, un peu pêle-mêle, les plus généreuses idées. Elle a été un sein nourricier pour verser aux hommes la poésie et les beaux contes. Elle est l'Isis du roman contemporain, la «bonne déesse» aux multiples mamelles, toujours ruisselantes. Il fait bon se rafraîchir dans ce fleuve de lait.[Retour à la Table des Matières]
M. TAINE ET NAPOLÉON BONAPARTE
On en veut beaucoup à M. Taine des deux chapitres sur Napoléon qu'il vient de publier dans la Revue des Deux-Mondes. On a trouvé le portrait faux, outré et inopportun. Peu s'en faut qu'on n'ait accusé M. Taine de manquer de patriotisme. Le Napoléon de Béranger a gardé plus de croyants que je ne l'eusse imaginé.
Quelles sont donc les choses inouïes et scandaleuses que M. Taine a osé nous dire sur Napoléon Bonaparte? Voici les grandes lignes de ce portrait. Je n'atténue rien, et je transcris, autant que possible, les expressions mêmes du grand historien philosophe.
Démesuré en tout, mais encore plus étrange, non seulement Napoléon Bonaparte est hors ligne, mais il est hors cadre. Par son tempérament, par ses instincts, par ses facultés, par son imagination, par ses passions, par sa morale, il semble fondu dans un moule à part, composé d'un autre métal que ses contemporains.
Les idées ambiantes n'ont pas de prise sur lui. S'il parle le jargon humanitaire de son temps, c'est sans y croire. Il n'est ni royaliste, ni jacobin. Il descend des grands Italiens, hommes d'action de l'an 1400, aventuriers militaires, usurpateurs et fondateurs d'États viagers; il a hérité, par filiation directe, de leur sang et de leur structure innée, intellectuelle et morale.
Il a d'abord, comme eux, un esprit vierge et puissant, qui n'est point, comme le nôtre, déjeté tout d'un côté par la spécialité obligatoire, ni encroûté par les idées toutes faites et par la routine. C'est un esprit qui fonctionne tout entier et qui jamais ne fonctionne à vide. Les faits seuls l'intéressent. Il a en aversion les fantômes sans substance de la politique abstraite. Toutes les idées qu'il a de l'humanité ont eu pour source des observations qu'il a faites lui-même. Joignez que sa puissance de travail, d'attention et de mémoire est prodigieuse. Il a trois atlas principaux en lui, à demeure, chacun d'eux composé «d'une vingtaine de gros livrets» distincts et perpétuellement tenus à jour: un atlas militaire, recueil énorme de cartes topographiques aussi minutieuses que celles d'un état-major; un atlas civil, qui comprend tout le détail de toutes les administrations et les innombrables articles de la recette et de la dépense ordinaire et extraordinaire; enfin, un gigantesque dictionnaire biographique et moral, où chaque individu notable, chaque groupe local, chaque classe professionnelle ou sociale, et même chaque peuple a sa fiche. À ces facultés si grandes, ajoutez-en une autre, la plus forte de toutes: l'imagination constructive. On connaît ses rêves de conquête orientale, de domination universelle et d'organisation du monde selon sa volonté. Il crée dans l'idéal et l'impossible. C'est un frère posthume de Dante et de Michel-Ange. Il est leur pareil et leur égal; il est un des trois esprits souverains de la Renaissance italienne. Seulement, les deux premiers opéraient sur le papier ou le marbre; c'est sur l'homme vivant, sur la chair sensible et souffrante que celui-ci a travaillé.
Comme par l'esprit, il ressemble par le caractère à ses grands ancêtres italiens. Il a des émotions plus vives et plus profondes, des désirs plus véhéments et plus effrénés, des volontés plus impétueuses et plus tenaces que les nôtres.
La force, qui chez lui coordonne, dirige et maîtrise des passions si vives, c'est un instinct d'une profondeur et d'une âpreté extraordinaires, l'instinct de se faire centre et de rapporter tout à soi, un égoïsme prodigieusement actif et envahissant, développé par les leçons que lui donnent la vie sociale en Corse, puis l'anarchie française pendant la Révolution. Son ambition est sans limite et, par suite, son despotisme est sans détente: «Je suis à part de tout le monde, je n'accepte les conditions de personne», ni les obligations d'aucune espèce. Il ne fait rien pour un intérêt national, supérieur au sien. Général, consul, empereur, il reste officier de fortune et ne songe qu'à son avancement. Par une lacune énorme d'éducation, de conscience et de cœur, au lieu de subordonner sa personne à l'État, il subordonne l'État à sa personne. Il sacrifie l'avenir au présent, et c'est pourquoi son œuvre ne peut être durable. Entre 1804 et 1815 il a fait tuer environ quatre millions d'hommes. Pourquoi? Pour nous laisser une France amputée des quinze départements acquis par la République...
Ce résumé, je le sais, est fort décharné. Chaque proposition dans M. Taine s'appuie sur des faits significatifs et rigoureusement ordonnés. Les propositions s'enchaînent et, au-dessous d'elles, les séries de faits se commandent. Cela ressemble aux assises successives d'un vaste monument. M. Taine construit un portrait moral comme on construirait une pyramide d'Égypte. Ce que sa bâtisse a de grandiose a dû disparaître dans le plan très sommaire que j'en ai donné. Mais, enfin, ce plan est fidèle; et qu'y voyons-nous? La première partie nous montre que Napoléon fut un homme d'un surprenant génie; et la seconde, que ce génie fut égoïste, et, au bout du compte, malfaisant. Nul ne l'a peut-être établi avec plus de force et de méthode que M. Taine; mais bien d'autres l'ont dit avant lui, et, pour ma part, je l'ai toujours cru. D'où vient donc ce soulèvement contre le nouvel historien de Napoléon Bonaparte?
Ces protestations si vives partent d'un sentiment qui paraît excellent quoiqu'il ne le soit pas, et que j'examinerai tout à l'heure,—pour le repousser.
Mais on ne fait pas seulement à M. Taine des objections sentimentales. On lui reproche de manquer de critique, de s'appuyer sur des documents arbitrairement choisis et sans valeur sérieuse. «Il nous cite toujours, dit-on, les Mémoires de Bourrienne, qui sont en grande partie apocryphes, et ceux de Mme de Rémusat, qui sont d'une ennemie, d'une femme qui avait contre l'empereur des griefs personnels,—et des griefs féminins. Quelle base fragile et menteuse pour y édifier l'histoire!»
Eh bien! non, ce n'est pas tout à fait cela. M. Taine (et nous pouvons nous en rapporter là-dessus à sa conscience d'historien, qui est difficile et exigeante) a évidemment lu tout ce que les contemporains ont écrit sur son héros. Lui-même nous avertit que sa principale source est la Correspondance de Napoléon, en trente-deux volumes. S'il cite volontiers Bourrienne et Mme de Rémusat, c'est sans doute que leur témoignage concorde avec l'idée qu'il se fait de l'empereur. Mais cette idée, il ne se l'est pas formée sur la seule foi de ces deux témoins; elle est le résultat d'une vaste enquête préalable, qu'il n'avait pas à nous étaler. Quand il nous rapporte un mot de Mme de Rémusat (et il en rapporte aussi de Miot, de Talleyrand, de Rœderer, de Lafayette, etc.), ce mot n'est point pour lui la preuve unique, mais simplement une confirmation de ce qu'il croit et sent être la vérité.
Puis, le témoignage de Mme de Rémusat n'est peut-être pas aussi suspect, aussi partial, aussi calomnieux qu'on le prétend. L'empereur, dit-on, lui avait fait une injure que les femmes ne pardonnent point. L'auteur des Mémoires est une femme dédaignée et qui se venge. De plus, nous n'avons de ces Mémoires qu'une seconde rédaction, et qui date de 1817, d'une époque où il était utile de penser et de dire du mal du demi-dieu déchu.—Mais, d'abord, il n'est nullement prouvé que Mme de Rémusat eût contre l'empereur le genre de griefs qu'on a dit: ce n'est qu'une supposition de notre malignité. Et quand même ici cette malignité aurait raison, s'ensuit-il nécessairement que les Mémoires de cette aimable femme soient une œuvre de rancune longuement recuite? Je n'ai pas du tout cette impression.
On reconnaît, à un accent qui ne trompe pas, qu'elle a commencé par admirer sincèrement l'empereur et qu'elle ne s'est détachée de lui que lentement et malgré elle, à mesure que se découvrait la vraie nature de ce terrible homme. Qu'il l'ait un jour blessée dans son amour-propre de femme, c'est ce que nous ne saurons jamais; mais, dans tous les cas, cette blessure dut être assez vite cicatrisée: Mme de Rémusat n'était certes pas assez naïve pour penser qu'elle retiendrait longtemps un homme comme lui; et, d'un autre côté, nous savons par elle que Napoléon la traita toujours avec des égards et une estime particulière. Enfin, qu'on ne dise point que, écrivant ses Mémoires sous la Restauration, elle devait être plus dure pour celui qui avait été son maître. Il me semble qu'à ce moment-là les anciens serviteurs de Napoléon devaient plutôt, devant le mystère tragique de cette destinée, être pris d'une immense compassion et comme pénétrés d'une horreur sacrée où s'évanouissaient les rancunes personnelles. Pour moi, je ne sens point chez Mme de Rémusat l'âme étroite et mesquine qu'on lui prête; je suis fort tenté de croire à la parfaite liberté de son jugement comme à la sincérité de son récit; et je ne pense point faire preuve, en cela, de tant de naïveté.
Pour en revenir à M. Taine, l'ensemble des textes et documents de toute espèce ne s'oppose point à ce que l'on conçoive Napoléon précisément comme il l'a fait. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'ils permettent aussi de le concevoir un peu autrement. Ainsi, sans nier l'exactitude générale de la colossale image construite par M. Taine, j'y voudrais çà et là quelques atténuations. Je crains, en y réfléchissant, qu'il ne place son héros d'abord un peu trop au-dessus, puis un peu trop au-dessous—ou en dehors—de l'humanité.
Son Napoléon est comme une statue de bronze jaillie d'une matrice inconnue, un bloc impénétrable, inaltérable, tel au commencement qu'il sera à la fin, et à qui le temps ni les événements ne pourront faire aucune retouche. Nulle différence entre le lieutenant d'artillerie et l'empereur. C'est un géant immobile. J'imagine pourtant qu'il dut subir, dans une certaine mesure, les influences extérieures et les idées ambiantes; qu'il dut se développer, se modifier et, qui sait? traverser peut-être des crises morales. Il semble bien que le meurtre du duc d'Enghien, par exemple, marque pour lui une de ces crises, et qu'il n'ait pas été tout à fait le même avant et après cet attentat. M. Taine, qui le voit immuable, le voit aussi presque surnaturel. Il lui prête des facultés qui dépassent par trop la mesure humaine. Croyez-vous que les «trois atlas» que Napoléon portait dans sa tête fussent vraiment complets? Moi pas; j'y soupçonne des lacunes. Seulement Napoléon faisait croire qu'ils étaient complets.
En second lieu, M. Taine fait son héros un peu trop inhumain, ne lui laisse pas un seul bon sentiment. Mais il me paraît presque impossible qu'un homme placé au-dessus des autres hommes, un conducteur de peuples, n'ait jamais de vues supérieures à son intérêt personnel, du moins dans les choses où cet intérêt se confond avec l'intérêt général. Or, il se trouve que, jusqu'en 1809, ce qui est utile à l'empereur est utile à la France. Il a donc pu avoir cette illusion que son œuvre était bonne à d'autres qu'à lui et, par suite, lui survivrait. Son orgueil même y trouvait son compte. La gloire la plus haute, c'est de fonder ce qui dure; et ce qui n'est fait que pour un seul ne dure pas. Napoléon n'a pas pu l'oublier toujours. Le genre d'égoïsme que M. Taine lui attribue finirait par être inconcevable. Par la force des choses, ayant besoin, pour être grand, de l'assentiment des hommes, même dans l'avenir, il lui était presque interdit d'être égoïste de la façon dont peut l'être un marchand ou un voleur.
Au reste, dans la sphère où il se mouvait, l'orgueil se teint forcément de mysticisme. Quand on n'a aucun front terrestre au-dessus de soi, on y sent l'inconnu. Se croire pétri d'un autre limon que le commun des hommes, c'était pour Napoléon une manière d'être religieux; car dès lors il se sentait «élu». Il lui paraissait donc légitime de tout rapporter à lui. Tandis qu'il essayait de réaliser son rêve gigantesque de domination universelle, apparemment il songeait au passé et à l'avenir, il se comparait, il se «situait» dans l'histoire, il se considérait comme l'un des grands ouvriers du drame humain, et sa destinée était pour lui-même un mystère dont il frissonnait...
Rien d'humain ne battait sous son épaisse armure.
Cela n'est vrai que d'une vérité simplifiée et lyrique. Napoléon à Sainte-Hélène parlait de «ce pays qu'il avait tant aimé». Pourquoi ne pas le croire un peu? Il l'aimait, dit M. Taine, comme le cavalier aime sa monture. Mais cet amour du cavalier pour son cheval peut être profond. L'empereur aimait dans la France sa propre gloire, dont elle était l'indispensable instrument. Quand il passait sur le front de sa grande armée, et qu'il songeait que ces milliers d'hommes étaient prêts à mourir pour son rêve, savons-nous ce qui remuait en lui? Tout n'était pas jeu dans la cordialité brusque avec laquelle il traitait ses vétérans. On aime toujours ceux pour qui on est un dieu. La conception de M. Taine suppose chez Napoléon une possibilité de se passer de sympathie, à laquelle j'ai peine à croire. Il le parque dans un tel isolement moral que l'air y doit être irrespirable pour une poitrine humaine. Lui seul d'un côté,—et l'univers de l'autre! Une telle situation serait effroyable. Je doute qu'un homme né de la femme la puisse soutenir. Je suis sûr que l'égoïsme de Napoléon avait des défaillances. Néron même a eu des amis.
Puis, malgré tout, l'empereur était un peu de son temps. Il aimait la tragédie. En littérature, il avait le goût, si j'ose dire, un peu «pompier».—Il n'était pas proprement cruel; j'entends qu'il n'a fait tuer presque personne en dehors des champs de bataille. Il a certainement aimé Joséphine. Il s'est bien conduit avec Marie-Louise, peut-être parce qu'elle était «née». M. Taine nous dit qu'en certaines circonstances, par exemple à la mort de quelque vieux compagnon d'armes, il avait des accès de sensibilité et de douleur,—suivis de rapides oublis. Qu'est-ce à dire, sinon qu'il était quelquefois comme nous sommes presque tous? Bref, c'était un être humain à peu près normal,—sauf par les points et dans les moments où il était anormal et surhumain.
Et c'est ainsi que, par un détour, je donne raison à M. Taine. Il n'avait à tenir compte que de ces moments-là. Il est probable que Napoléon ne donnait pas tous les jours un coup de pied dans le ventre à Volney. Il y a apparence qu'il n'était pas, à tous les instants de sa vie, et dans les proportions énormes qu'on a vues, l'effrayant condottiere échappé de l'Italie du quinzième siècle. Mais il l'était au fond. Or, c'est ce fond intime et permanent que M. Taine a voulu dégager. M. Taine peint les hommes en philosophe plus qu'en historien ou en romancier. Il ne fait pas évoluer son modèle dans l'espace et dans le temps, et il ne tient pas compte de ce qu'il peut avoir de commun avec les autres hommes. Il le décompose; il saisit et définit ses facultés maîtresses, et élimine le reste. Et assurément, ces facultés n'agissent pas, dans la réalité, d'une façon continue: mais elles sont pourtant le véritable et suprême ressort d'une âme. Les analyses de M. Taine seraient donc justes, si elles restaient inanimées.
Le malheur, c'est que ce philosophe a l'imagination d'un poète; c'est qu'il a, à un degré surprenant, le don de la vie, et alors voici ce qui se passe. Ces ressorts généraux d'un caractère et d'un esprit, après les avoir atteints et définis, il les rapproche, il les anime, il les met en branle. Nous voyons les «facultés maîtresses» agir à la manière de roues reliées par des courroies ou mues par des engrenages. Les âmes qu'il a décomposées et réduites à leurs éléments essentiels prennent des airs de machines à vapeur, de léviathans de métal d'une force effroyable et aveugle. Ils vivent, mais d'une vie qui ne paraît plus humaine. C'est donc la méthode et le style de M. Taine qui font paraître son Napoléon monstrueux,—monstrueux comme son Milton ou son Shakespeare, monstrueux comme ses jacobins. Au fond, il n'est point si faux.
—«Mais ce monstre, dit-on, a fasciné sa génération. Il a été le grand amour de millions et de millions d'hommes. Il suffisait de l'approcher pour subir l'ascendant de sa volonté et pour lui appartenir. Pendant la retraite de Russie, quand les soldats gisaient dans la neige, à demi-morts, si quelqu'un disait: «Voilà l'ennemi!» personne ne bougeait; mais si l'on criait: «Voilà l'empereur!» tous se levaient comme un seul homme. C'est ce que M. Taine n'explique point. Ce qui manque dans son étude, c'est la silhouette du «petit caporal». Oui, c'est vrai, M. Taine a publié le Napoléon de la légende. Sans doute il a répondu sur ce point en faisant le compte des conscrits réfractaires. Mais cette réponse ne vaut que pour les dernières années. Jusqu'à Moscou, le peuple aimait Napoléon. Et surtout il l'a adoré depuis sa mort. Le peuple est grand admirateur de la force et de la grandeur matérielle.
On reprend: «Le peuple a raison. Napoléon nous a donné la gloire. Ce n'est certes pas le moment d'en faire bon marché. Vous dites que les millions d'hommes qu'il a fait tuer n'ont servi de rien, puisqu'il a laissé la France plus petite qu'il ne l'avait prise? Plus petite! Ne le croyez pas. Il l'a laissée plus grande du souvenir de cent victoires. Il a fait la guerre pendant vingt ans: cela veut dire que, pendant vingt années, il a tenu haut l'âme de ce peuple, en exaltant chez lui le courage, la fierté, l'esprit de sacrifice. Ah! vienne un monstre comme celui-là, qui nous secoue enfin et qui nous venge!»
Ces considérations n'ont point ému M. Taine. Pourquoi? Parce que ce philosophe positiviste est un homme très moral. La gloire militaire ne l'éblouit pas: car, partout ailleurs que dans la guerre défensive, elle n'est que la gloire d'opprimer et de dépouiller les autres, et ce qu'elle satisfait chez le vainqueur, ce sont les instincts les plus cupides et le plus brutal orgueil. Cette gloire, c'est la pire de ces «grandeurs de chair» dont Pascal parle avec mépris. Venir se vanter aujourd'hui des conquêtes du premier empire, c'est justifier la conquête allemande. Hoche ou Marceau, voilà ce qu'il nous faudrait. Mais un Napoléon Bonaparte, le ciel nous en préserve!
Et puis, M. Taine est tendre. Ne vous récriez pas. Les quatre millions d'hommes tués, et la somme de douleurs humaines que cela suppose, le découragent d'admirer le grand empereur. Ce qui arrive ici est assez singulier. Ce sont les spiritualistes, les idéalistes, les gens bien pensants et les plus belles âmes du monde qui nous disent:—Napoléon fut un monstre? Qu'importe, puisqu'il a fait la France glorieuse! (entendez: puisque nous lui devons de pouvoir dire aux Allemands: «Vous avez été atroces, mais nous l'avons été encore plus il y a quatre-vingts ans, et cela nous console»).—Et c'est M. Taine, le philosophe «matérialiste», celui qui a écrit que le vice et la vertu étaient des produits comme le sucre et le vitriol, c'est lui qui réprouve, de quelque éclat qu'elles soient revêtues, l'injustice et la violence! C'est lui, l'homme qui considère l'histoire comme un développement nécessaire de faits inévitables et qui a toujours goûté en artiste les manifestations de la force,—c'est lui qui aujourd'hui se fond en pitié! Nul n'a peint de couleurs plus brillantes le déroulement immoral de l'histoire,—et voilà qu'il souffre, comme une femme compatissante et naïve, de cette immoralité! Ce contraste d'une philosophie très cruelle et d'un cœur très humain me paraît charmant. Déjà le sang versé par la Révolution l'avait empli d'horreur, jusqu'à troubler, peu s'en faut, sa clairvoyance. Certes, je ne lui reproche point cette faiblesse, et je la proclame bienheureuse. Car «je hais, comme dit Montaigne, cruellement la cruauté», et j'aimerais mieux, je vous le jure, être privé des «bienfaits de la Révolution» et vivre dans la plus fâcheuse inégalité civile,—et qu'on n'eût pas coupé la tête de Marie-Antoinette et celle d'André Chénier.[Retour à la Table des Matières]
M. TAINE ET LE PRINCE NAPOLÉON
Vous vous rappelez que, il y a quelques mois, M. Taine publiait dans la Revue des Deux-Mondes deux chapitres sur l'empereur Napoléon. Je les ai résumés, j'en ai dit mon impression, et quelles atténuations et quels compléments j'aurais voulus à ce portrait grandiose, à la fois abstrait et vivant. Au reste, je m'attachais moins à discuter la vérité de l'inhumaine et surhumaine figure tracée par l'historien qu'à démêler comment et pourquoi il l'avait vue ainsi. C'est à ces deux chapitres que répond aujourd'hui le prince Napoléon. Peut-être eût-il mieux fait d'attendre l'apparition du volume, où sans doute le jugement porté sur l'homme s'expliquera mieux par le jugement porté sur l'œuvre; mais nous concevons la généreuse impatience du neveu de l'empereur.
Le livre du prince Napoléon est éloquent et violent. Mais au fond et malgré les inexactitudes et les partis pris relevés chez M. Taine, cette réplique passionnée n'infirme point, à mon avis, ses conclusions dans ce qu'elles ont d'essentiel. Cela prouve seulement qu'il y a deux façons de se représenter la personne et l'œuvre de Napoléon. Et il y en a une troisième, mitigée et tempérée: celle de M. Thiers. Et il y en a une quatrième, celle des grognards (s'il en reste) qui ne connaissent que «le petit caporal». Et il y en a encore d'autres. Il y a même celle du vieux Dupin, ce Chevreul des vaudevillistes, à qui l'on demandait s'il avait vu l'empereur: «Oui, répondit-il, je l'ai vu. C'était un gros, l'air commun.» Rien de plus.—Et toutes ces façons sont bonnes, et celle du prince est particulièrement intéressante, parce qu'il est ce que nous savons, et parce qu'il écrit d'une bonne plume, vigoureuse et rapide,—un peu celle de l'oncle. Seulement, si vous voulez ma pensée, la façon de M. Taine garde tout de même son prix.
J'admets un moment qu'il soit difficile d'être plus injuste pour l'empereur que ne l'a été M. Taine. Mais, à coup sûr, il est impossible d'être plus injuste pour M. Taine que ne l'est le prince Napoléon.
Il lui reproche sa «mauvaise foi» et sa «perfidie». Il l'appelle déboulonneur académique et l'assimile aux communards. «... Sa tentative part du même esprit; elle est inspirée des mêmes haines; elle relève du même mépris.»
Cette manière de traiter l'auteur de l'Intelligence n'est pas très philosophique. M. Taine a dû être aussi étonné de s'entendre accuser de perfidie et de mauvaise foi que M. Renan de voir taxer d'immoralité les fantaisies de la Fontaine de Jouvence ou de l'Abbesse de Jouarre. Je ne comprends pas du tout le calcul prêté ici à M. Taine. Quel intérêt pouvait-il avoir à écrire contre sa pensée? Je ne parle pas de son caractère, qui est connu; mais ses œuvres répondent pour lui. S'il a jamais été de mauvaise foi, il n'est pas commode de dire à quel moment; car, s'il l'était en faisant le procès de l'ancien régime, il ne l'était donc pas en faisant le procès de la Révolution,—et inversement. Cet homme a trouvé le moyen de déplaire successivement à tous les partis politiques: c'est dire qu'il vit fort au-dessus des partis et de tout intérêt qui n'est pas celui de la science. La continuité, l'universalité de son pessimisme et de sa misanthropie garantit sa sincérité. Je cherche en vain à quelle rancune il a pu obéir, à qui il a voulu plaire en faisant son portrait de Napoléon. Il est étrange de venir nous parler ici de «mauvaise foi». Et, quant au mépris dont on l'assure, M. Taine a certes le droit de n'y pas prendre garde.
Ce qui est vrai, c'est que, étudiant Napoléon, il l'a vu fort noir, parce qu'il voit tout ainsi. Ce qui est vrai, c'est que, s'étant fait, après enquête, une certaine idée de Napoléon, il apparu ne tenir compte que des textes qui la confirmaient. Mais cette idée, on ne peut pas dire que ces textes seuls la lui aient suggérée; peut-être même l'avait-il avant de les connaître. Ce qui est vrai encore, c'est qu'il lui est arrivé de tirer à lui les documents, de les présenter de la façon la plus favorable à sa thèse. Il ne faut donc point l'accuser d'être de mauvaise foi, c'est-à-dire d'altérer sciemment la vérité dans un intérêt personnel,—mais d'user parfois d'un peu d'artifice dans la démonstration de ce qu'il croit être la vérité. Cela est bien différent; et le parti pris n'est point nécessairement mensonge. Osons le dire, ces inexactitudes, ces habiletés d'interprétation à demi volontaires, vous les trouverez chez tout historien digne de ce nom, qu'il soit artiste, philosophe ou politique, L'érudit seul peut s'en passer (encore ne s'en passe-t-il pas toujours). Mais elles deviennent inévitables dès que l'historien essaie d'interpréter l'histoire et de la «construire», dans quelque esprit que ce soit. Si jamais le prince Napoléon écrit l'histoire de son oncle, nous le défions de ne pas choisir les textes et les arranger à peu près dans la même proportion que M. Taine. Et ce jour-là nous nous garderons de suspecter sa bonne foi, même si nous remarquons qu'en pareille matière la sincérité du neveu de l'empereur doit être exposée à plus de tentations que celle du philosophe sans aïeux.
Le prince Napoléon est encore injuste d'une autre manière. Il ne me parait pas très bien comprendre ni définir l'esprit de M. Taine. Il pouvait être plus clairvoyant, même dans la malveillance. Il écrit: «M. Taine est un entomologiste; la nature l'avait créé pour classer et décrire des collections épinglées. Son goût pour ce genre d'étude l'obsède; pour lui, la Révolution française n'est que la «métamorphose d'un insecte». Il voit toute chose avec un œil de myope, il travaille à la loupe, et son regard se voile ou se trouble dès que l'objet examiné atteint quelques proportions. Alors il redouble ses investigations; il cherche un endroit où puisse s'appliquer son microscope; il trouve une explication qui rabaisse, à la portée de sa vue, la grandeur dont l'aspect l'avait d'abord offusqué, etc.»
Rien de plus faux, à mon sens, que ce jugement. Le prince Napoléon est évidemment dupe des apparences. Il est même dupe des mots. De ce que M. Taine compare la Révolution à une métamorphose d'insecte, il conclut que M. Taine n'est en effet qu'un entomologiste, un myope, uniquement attentif aux petites choses, comme si, au contraire, cette comparaison n'impliquait pas une vue très générale sur l'histoire de la Révolution. Des petits faits entassés par M. Taine dans presque tous ses ouvrages, le prince ne voit que le nombre, il ne voit pas la puissance avec laquelle ils sont enchaînés et classés,—et qu'ils ne sont là que pour préparer et appuyer les généralisations les plus hardies. C'est une fantaisie étrange que de traiter d'entomologiste l'homme qui a écrit l'introduction de l'Histoire de la littérature anglaise, les chapitres sur Milton et sur Shakespeare, les dernières pages de l'Intelligence ou le parallèle de l'homme antique et de l'homme moderne dans le troisième volume (je crois) des Origines de la France contemporaine. Je ne pensais pas qu'il pût échapper à personne que M. Taine est un des esprits les plus invinciblement généralisateurs qui se soient vus. Je ne pensais pas non plus qu'on pût nier les qualités de composition de M. Taine. Sa composition n'est que trop serrée; les parties de chacun de ses ouvrages ne sont que trop étroitement liées et subordonnées les unes aux autres; on y voudrait un peu plus de jeu et un peu plus d'air. Or, apprenez que «ses articles ne sont qu'une mosaïque; on n'y sent aucune unité de travail.» Le prince est dupe, cette fois, d'une apparence typographique, de la multiplicité des guillemets.
J'ai peur aussi que le prince ne s'entende pas toujours très bien dans ces pages dont on a fait grand bruit et que des badauds nous donnent déjà comme un morceau de style. Il prête à M. Taine des défauts contradictoires; il lui reconnaît ce qu'il lui a dénié; il reproche à cet épingleur d'insectes son «idéologie» et sa «folie métaphysique». Il écrit: «Quand on borne son talent à une accumulation de petits faits, on devrait être au moins réservé dans ses conclusions et sobre dans ses théories.» C'est dire, dans la même phrase, que M. Taine «borne» son talent à cette accumulation, et qu'il ne l'y borne pas. Et encore: «Il démontrera que la morale de la Réforme trouve son origine dans l'usage de la bière; et, devant un tableau, ayant à juger la chevelure d'une femme, il essayera de compter les cheveux.» La phrase est amusante; mais, en admettant que cette plaisanterie des cheveux comptés puisse s'appliquer à M. Taine critique d'art, les deux parties de la phrase, qui ont l'air d'exprimer deux critiques analogues, se contredisent en réalité: car, si le dénombrement des cheveux d'un portrait indique bien un esprit myope et borné, tout au contraire l'explication d'un phénomène moral et religieux par une habitude d'alimentation serait plutôt d'un esprit philosophique et discursif à l'excès, capable d'embrasser de vastes ensembles de faits et de les ramener les uns dans les autres.—Enfin, le prince ne peut contenir son indignation contre cet «analyste perpétuel» qui «prend plaisir à déchiqueter sa victime jusqu'aux dernières fibres, sans un cri de l'âme, sans une aspiration vers l'idéal». Je n'entends pas clairement ce que cela signifie. Et je ne trouve pas que ce soit juger M. Taine avec beaucoup de finesse que de le traiter de «matérialiste», comme pourrait faire un curé de village. Cela aurait bien fait rire Sainte-Beuve.
Après avoir ainsi arrangé M. Taine, le prince Napoléon examine les témoignages sur lesquels il s'est appuyé, en nie la valeur, juge les témoins et les exécute. Metternich est le constant ennemi de la Révolution, dont l'empereur est pour lui le représentant. Bourrienne est un coquin qui se venge d'avoir été pris la main dans le sac. L'abbé de Pradt est un espion, Miot de Mélito un plat fonctionnaire. Mme de Rémusat est une coquette dépitée et une femme de chambre mauvaise langue. Tous ces témoins avaient des raisons pour ne pas dire la vérité. Le prince en conclut qu'ils ne l'ont jamais dite. C'est peut-être excessif.
J'abandonne les autres; mais je ne puis m'empêcher de réclamer un peu pour cette charmante Mme de Rémusat. Vraiment on lui prête une âme trop basse, des rancunes trop viles, trop féroces et trop longues. Je veux bien (quoique, après tout, cela ne soit nullement prouvé) qu'elle ait été déçue soit dans son amour, soit dans son ambition ou sa vanité; je veux qu'elle en ait gardé du dépit, et qu'elle ait vu Napoléon d'un tout autre œil qu'auparavant. S'ensuit-il qu'elle l'ait calomnié? Qui dira si c'est avant ou après sa mésaventure qu'elle a le mieux connu l'empereur? Je suis tenté de croire que c'est après. On peut parfaitement soutenir que l'amour et l'intérêt aveuglent plus que la rancune. Je crois d'ailleurs sentir, dans ses Mémoires, que c'est à regret qu'elle s'est détachée de son héros, qu'elle n'a découvert que peu à peu son vrai caractère, et que cette découverte lui a été une douleur, non un plaisir méchant. C'était une femme fort intelligente,—habile, et même adroite;—ce n'était pas un petit esprit, ni un cœur bas. Je crois, pour ma part, à la bonne foi d'une femme qui ne craint pas de nous faire cet aveu: «Je finis par souffrir de mes espérances trompées, de mes affections déçues, des erreurs de quelques-uns de mes calculs.» Cette confession ne me semble pas d'une âme vulgaire, et j'en tire des conclusions absolument opposées à celles du prince Napoléon.—Mais, dira-t-on, si elle avait sur l'empereur l'opinion qu'elle nous a livrée, elle n'avait qu'à s'en aller, et même elle le devait. A-t-on le droit de juger ainsi ceux que l'on sert, ou, les jugeant ainsi, de continuer à les servir, c'est-à-dire à vivre d'eux?—Je ne sais; les choses, dans la réalité, ne se présentent point aussi simplement. D'abord, Mme de Rémusat a mis plus d'un jour à connaître l'empereur; puis, elle pouvait croire qu'elle ne manquait point à son devoir, du moment qu'elle ne divulguait pas ses sentiments secrets; puis son service à la cour pouvait lui paraître un service public autant que privé, et qui la liait au chef de l'État plus qu'à la personne même de Napoléon; enfin... je n'ai point dit que Mme de Rémusat fût une héroïne.
Le prince Napoléon se divertit à la mettre en contradiction avec elle-même en citant, pour la même époque, des passages de ses Mémoires et des passages de ses Lettres. Ici l'empereur est malmené, là glorifié. Sur quoi, le prince triomphe. C'est évidemment dans les Lettres, dit-il, qu'il faut chercher la vérité: «Si les Mémoires, refaits en 1818 dans les circonstances que j'ai indiquées, doivent être justement suspects, les lettres de Mme de Rémusat à son mari, au contraire, lettres écrites au jour le jour sous l'Empire et récemment publiées, sont une source précieuse pour l'histoire. C'est une correspondance, tout intime, qui n'était pas destinée à la publication. On n'y trouve que des impressions vives, spontanées et sincères.»
«Sincères?» On a déjà répondu:—Et le cabinet noir?—«Vives et spontanées?» Jugez plutôt. Voici une lettre citée par le prince: «Quel empire, mon ami, que cette étendue de pays jusqu'à Anvers! Quel homme que celui qui peut le contenir d'une seule main! combien l'histoire nous en offre peu de modèles!... Tandis qu'en marchant il crée pour ainsi dire de nouveaux peuples, on doit être bien frappé d'un bout de l'Europe à l'autre de l'état remarquable de la France. Cette marine formée en deux ans, etc...; ce calme dans toutes les parties de l'empire, etc..., enfin l'administration, etc...: voilà bien de quoi causer la surprise et l'admiration, etc...» Est-ce que cela n'est pas glacial? Est-ce qu'une femme écrit comme cela quand elle croit n'être lue que de son mari?
Mais j'admets qu'elle soit sincère dans ses lettres. C'est possible: après tout, elle avait aimé l'homme et pouvait s'en ressouvenir quelquefois; et, d'autre part, elle ne pouvait pas ne pas admirer l'empereur. Mais pourquoi ne serait-elle pas également sincère dans ses Mémoires? Je crois, d'une façon générale, à sa sincérité dans les deux cas. Où a-t-elle dit la vérité? C'est une autre question et dont chacun décide, le prince aussi bien que M. Taine, par des impressions prises ailleurs.
En somme, le prince Napoléon a démontré que les témoignages dont se sert M. Taine étaient suspects, parce qu'ils émanaient des ennemis de l'empereur. Mais on démontrerait avec la même facilité que les témoignages de ses amis ne sont pas moins suspects, pour d'autres raisons. Alors?...
Le parti pris du prince est pour le moins aussi imperturbable et aussi artificieux que celui de l'académicien. Seulement, il ne paraît pas s'en douter. Je voudrais pouvoir dire qu'il a d'étonnantes candeurs.
M. Taine ayant rappelé en note qu'on accusait Napoléon «d'avoir séduit ses sœurs l'une après l'autre»: «Ici, dit le prince, je n'éprouve pour l'écrivain qui reproduit de telles infamies qu'un sentiment de commisération.» C'est bientôt dit. J'ignore tout à fait si l'empereur a eu la fantaisie un peu vive qu'on lui prête, et cela m'est égal; mais je crois qu'il était fort capable de l'avoir. Pourquoi? Parce que, dans la situation unique qu'il occupait sur la planète et que ses origines rendaient plus extraordinaire, la mesure du bien et du mal ne devait pas lui sembler la même pour lui que pour les autres hommes. Et cela, par la force des choses.
Ailleurs, M. Taine se plaignant qu'on n'ait pas donné toute la correspondance de Napoléon Ier, le prince répond: «En principe, j'établis qu'héritiers de Napoléon, nous devions nous inspirer de ses désirs avant tout, et le faire paraître devant la postérité comme il aurait voulu s'y montrer lui-même.» C'est pourquoi l'on a exclu de la Correspondance «les lettres ayant un caractère purement privé». Mais c'est justement de cela que M. Taine se plaint. Mérimée, nous raconte le prince, s'en plaignait aussi. Il est vrai que Mérimée était «un sceptique et un cynique».
Dans les dernières pages de son livre, le prince excuse le meurtre du duc d'Enghien par la raison d'État, justifie la guerre d'Espagne, affirme que l'empereur n'a été que le propagateur désintéressé des idées de la Révolution, qu'il n'a jamais été ambitieux ni égoïste, et insinue que ce qu'il avait peut-être de plus remarquable, c'était la bonté de son cœur.
Vraiment, c'est là de l'histoire écrite pour les images d'Épinal. Et le prince, à force de défendre son oncle, le diminue. À le faire si raisonnable, il risque de lui enlever cette merveilleuse puissance d'imagination qui l'égale, dans son ordre, aux plus grands artistes, à Dante et à Michel-Ange. Napoléon est beaucoup plus grand dans le livre de son «détracteur» que dans celui de son apologiste. Et, malgré tout, en dépit de la fragilité de quelques-uns des témoignages invoqués par M. Taine, les traits principaux de la figure qu'il a tracée demeurent. On sent que la constitution de l'âme de Napoléon devait être, au fond, telle qu'il nous la montre. D'abord, tout le premier chapitre est irréprochable; on y voit, méthodiquement décomposé, le génie d'un grand homme de guerre et d'un grand conducteur de peuples. Qu'est-ce que le prince nous dit donc, que M. Taine «arrive à cet extraordinaire paradoxe d'écrire, sur Napoléon, de longues pages, sans qu'il soit fait même une allusion à son génie militaire?» Eh bien! et la page sur «les trois atlas»? M. Taine n'avait pas, je pense, à raconter ici les campagnes de l'empereur. Dans le second chapitre, c'est l'être moral qui est décomposé et décrit. La description est effrayante et sombre. Mais, prenez gardé, elle ne s'appliquerait pas mal à Frédéric II ou à Catherine de Russie. C'est, au fond, la psychologie plausible de tous les individus qui ont exercé matériellement une très puissante action sur les affaires humaines...
L'espace me manque pour conclure. J'aurais voulu dire que, au bout du compte, j'aime le monstre conçu par M. Taine, non point avec mon cœur, mais avec mon imagination; que d'ailleurs, après l'homme, l'œuvre resterait à juger, et qu'il faut donc attendre; que, si les deux chapitres de M. Taine me ravissent, le volume du prince Napoléon ne me déplaît point; que celui-ci juge en «homme d'action» et celui-là en «philosophe» (je n'ai pas le loisir d'extraire la substance de ces deux mots), et qu'il faut des uns et des autres pour la variété du monde.[Retour à la Table des Matières]
SULLY-PRUDHOMME
«LE BONHEUR»
Le dernier poème de M. Sully-Prudhomme est austère et beau, d'une beauté toute spirituelle, et qui se sent mieux à la réflexion. Il fait rêver, et surtout il fait penser. Bien que l'action se passe dans des régions ultra-terrestres, c'est bien un drame de la terre; et, quoiqu'il ait pour titre: le Bonheur, c'est un drame d'une mélancolie profonde. Son principal intérêt vient même de cette contradiction et de ce qu'on y sent d'inévitable et de fatal. Instruisez-vous, mortels, et bornez vos vœux.
Vous ne pouvez sortir ni de vous-même ni de la planète qui vous sert d'habitacle et que vous reflétez. Vous ne pouvez imaginer d'autres conditions de vie que celles qui vous ont été faites ici-bas par une puissance inconnue. Ce que vous appelez idéal n'est qu'un nouvel arrangement, fragile et incertain, des éléments de la réalité. Quand vous croyez rêver le bonheur, vous ne rêvez tout au plus que la suppression de la souffrance; encore vous ne la rêvez pas longtemps: bientôt votre songe vous paraît insignifiant et vain, et vous vous hâtez de rappeler la douleur, d'où naît l'effort et le mérite, et par qui seul se meut,—vers quel but? nous ne savons,—l'incompréhensible univers. Ce monde vous parait mauvais; et cependant vous ne sauriez l'imaginer autre qu'il n'est, à moins de l'arrêter dans sa marche et de lui retirer tous ses ferments de vie et de progrès. La terre vous tient, vous enserre, vous emprisonne, vous défie d'inventer d'autres images de béatitude que celles mêmes qu'elle a pu vous offrir aux heures clémentes de vos journées. Tandis que votre désir bat de l'aile contre la cloison de la réalité; il ne s'aperçoit point que ce qu'il place par delà cette cloison, c'est encore et toujours ce qui est en deçà. Vous pouvez concevoir (peut-être) la justice parfaite, non la parfaite félicité. Résignez-vous.
Ce poème du bonheur, c'est donc en somme, le poème des efforts impuissants que fait l'esprit pour se le représenter et pour le définir. Et l'effet est d'autant plus saisissant que le poète, sans doute, ne l'avait ni cherché ni prévu. M. Sully-Prudhomme suppose que Faustus, après sa mort, se réveille dans une autre planète, qu'il y retrouve Stella, la femme qu'il aimait, et que tous deux jouissent d'un bonheur qui va s'achevant et s'accomplissant par la science et par le sacrifice. Ce bonheur, il s'efforce de nous en décrire les phases diverses. Mais il se donne tant de peine (et pourquoi? pour nous présenter en fin de compte, sous le nom de bonheur idéal, les joies mêlées, les joies terrestres que nous connaissions déjà); il se torture si fort l'entendement pour aboutir à ce chétif résultat, que, vraiment, le drame est beaucoup moins dans l'âme de Faustus et de Stella, les pauvres bienheureux, que dans celle du poète tristement acharné à la construction de ce pâle Éden et de ce douteux Paradis.
Rien n'est plus touchant, par son insuffisance et sa stérilité même, que ce rêve laborieux du bonheur. Faustus et Stella habitent un séjour délicieux. Voyons comment le poète se le figure:
Elle lui prend la main. Ils s'enfoncent dans l'ombre
D'une antique forêt aux colonnes sans nombre,
Dont les fûts couronnés de feuillages épais
En portent noblement l'impénétrable dais, etc.
Et plus loin:
En cirque devant eux s'élève une colline
Qui jusques à leurs pieds languissamment décline;
Une flore inconnue y forme des berceaux
Et des lits ombragés de verdoyants arceaux...
Ainsi, il y a des forêts dans ce merveilleux séjour, et il y a des collines. Qu'est-ce à dire, sinon que ce paradis ressemble parfaitement à la terre? Le poète y place une «flore inconnue». Inconnue? Cela signifie proprement qu'il nous est fort difficile d'en imaginer une plus belle que la flore terrestre.—Faustus et sa compagne connaissent d'abord les jouissances du goût et de l'odorat. Ils respirent des fleurs, boivent de l'eau et mangent des fruits. Mais quels fruits! et quelle eau! et quelles fleurs!—Laissez-moi donc tranquille! Quand le poète nous a dit que cette eau est suave et fortifiante, que tel parfum est discret comme la pudeur, ou léger comme l'espoir, ou chaud comme un baiser, et que les «arbres somptueux» portent des «fruits nouveaux», il est au bout de ses imaginations; et nous sentons bien que ce ne sont là que des mots, et que, moins timoré ou plus franc, il eût simplement transporté dans son Paradis les coulis du café Anglais et les meilleurs produits de la parfumerie moderne, ou qu'il se fût contenté de mettre en vers cet admirable conte de l'Île des plaisirs, où le candide Fénelon exhorte les enfants à la sobriété en les faisant baver de gourmandise.
Faustus et Stella savourent ensuite la forme et les couleurs... et c'est encore la même chose. Car, que pouvons-nous rêver de supérieur à la beauté de l'homme et de la femme, à celle de la nature ou à l'éclat du soleil? Et si parfois nous avons conçu quelque chose de plus beau ou de plus harmonieux que la réalité, n'avions-nous point l'art pour fixer notre rêve? Stella nous dit que, dans cette bienheureuse planète, les grands artistes contemplent enfin leur idéal vivant: