Les Contemporains, Quatrième Série: Etudes et Portraits Littéraires
«—Il va sans dire qu'à l'instar de M. Chevreul et de tous nos grands macrobites vous usez du café au lait?
«—Ni café, ni rien d'analogue; je m'abstiens rigoureusement de thé, de liqueurs fortes, d'asperges et de femmes.
«—Cependant vous fumez?
«—C'est ma seule faiblesse.
«—La seule? bien vrai?... Voyons, tout à fait entre nous, vous n'avez jamais eu de ces aimables écarts qui embellissent l'existence d'une locomotive à l'âge des passions?
«—Jamais, monsieur, vous me croirez si vous voulez!... Mon Dieu, j'ai eu comme les autres mes heures de poésie...
«—Vos vapeurs!»
Et cela continue... Est-ce moi qui suis fou? Je trouve dans ces facéties conduites avec tant de sang-froid une véritable puissance d'invention charentonnesque. Vous m'excuserez donc de m'y arrêter si longtemps. Car rien n'est indigne d'intérêt dans la littérature, rien, si ce n'est le médiocre. N'avez-vous pas été frappés, dans les trop nombreuses citations que j'ai faites, de la merveilleuse justesse des jeux de mots dont elles sont semées et, si je puis dire, de leur caractère de nécessité? N'a-t-on point cette impression que l'auteur ne pouvait pas ne pas les faire, et que cependant nous ne les aurions point trouvés? Ce signe est un de ceux auxquels on reconnaît les belles œuvres. Vous voyez bien que l'art de Grosclaude est du grand art! Ne jurerait-on point qu'une Providence a voulu que Fulgence et Waflard collaborassent à un grand nombre de vaudevilles, tout exprès pour qu'un lecteur malade de Francisque Sarcey pût être qualifié de «blafard (et Fulgence)»? que le tabac fût inventé pour qu'un reporter demandât à une vieille locomotive: «Vous fumez?»—et que le mépris s'exprimât par le monosyllabe «zut!» pour que Grosclaude inventât une faute d'orthographe, les «connaissances zutiles», qui raille à la fois les dernières réformes de l'enseignement et la prononciation du Conservatoire?... N'y a-t-il pas là comme des harmonies préétablies? et certains calembours excellents n'auraient-ils point été prévus par le Démiurge de toute éternité? «Ô profondeurs!» comme disait Victor Hugo.
Est-il défendu d'imaginer qu'une Puissance inconnue, ayant d'abord permis aux hommes d'établir entre les choses et les mots des rapports constants, universels et publics, a voulu enfouir en même temps dans les ténèbres des idiomes humains certains rapports secrets, absurdes et réjouissants des mots avec les objets ou des vocables entre eux, et en a réservé la découverte à quelques privilégiés du rire et de la fantaisie? Grosclaude est assurément un de ces hommes. À première vue, il y a du hasard dans ses inventions. À force de secouer les mots comme des noix dans un sac, on amène entre eux d'étranges rencontres, des façons nouvelles et baroques de s'accrocher. Mais, soyez-en sûrs, ces rencontres, d'où jaillit parfois une pensée originale, ne sont aperçues que de ceux qui savent les voir; et, s'ils parviennent à en dégager de l'esprit ou même un peu de philosophie, c'est que cette philosophie et cet esprit, ils les apportaient avec eux. Il y a coq-à-l'âne et coq-à-l'âne. L'Évangile même contient un calembour sublime. Un jour, M. Grosclaude, rien qu'en écrivant le contraire de ce que nous eussions écrit, vous et moi, a fait une merveilleuse trouvaille. Il raconte la fête des Rois chez M. Grévy, et nous montre M. de Freycinet s'apprêtant à découper le gâteau: «M. de Freycinet, dit-il, avec cette gravité qu'il apporte même aux choses sérieuses...» Cette simple phrase, remarquez-le, est un puits de profondeur, puisqu'on y suppose couramment admise une pensée qui passe elle-même pour surprenante et profonde, à savoir que c'est aux choses futiles que nous apportons le plus de gravité... N'ai-je pas raison de conclure que le délire de Grosclaude est le délire d'un sage?[Retour à la Table des Matières]
PRONOSTICS
pour l'année 1887.
On ne m'y reprendra plus, à dresser des inventaires de fin d'année. Pour deux ou trois mots de remerciements, j'ai reçu vingt lettres de réclamations. Il paraît que j'ai commis d'énormes oublis, et que l'année littéraire a été bien meilleure et plus fertile en œuvres originales que je n'avais cru. Je me réjouis de m'être trompé si fort. Mon excuse est dans ma sincérité. Je n'avais fait d'ailleurs, je l'avoue, aucune recherche bibliographique. J'ai laissé remonter d'eux-mêmes dans ma mémoire les livres dont j'avais reçu une impression un peu forte, et je les ai notés à mesure: voilà tout. Mais j'ai eu grand soin de ne donner pour infaillibles ni mes souvenirs ni mes jugements.
Comme je n'apporte aujourd'hui que des prévisions, j'y pourrais mettre plus d'assurance. Je voudrais, en effet, après avoir dit ce que nous a donné la littérature pendant la dernière année, chercher ce qu'elle nous donnera dans le cours de l'année qui commence. Or cette entreprise est infiniment moins dangereuse. Car, si je me trompe, on ne le saura que dans douze mois, et personne ne se souviendra alors de ce que j'aurai prédit. Je puis donc annoncer les livres qui se feront, avec la même sécurité que Mathieu Laensberg le temps qu'il fera. Néanmoins, par un excès de timidité et de scrupule, je n'ai point voulu prédire l'avenir moi-même, quoique rien ne soit plus aisé, et j'ai interrogé une somnambule extralucide, comme elles le sont toutes, dont je ne fais que résumer ici les réponses.
Les littérateurs feront de plus en plus en 1887 ce qu'ils faisaient en 1886.
M. Émile Zola publiera un roman de sept cents pages intitulé la Terre. Il y aura dans ce roman, comme dans les autres, une Bête, qui sera la terre; et, sur cette bête, vivront des bêtes, qui seront les paysans. Il y aura un paysage d'hiver, un paysage de printemps, un paysage d'été et un paysage d'automne, chacun de vingt à trente pages. Tous les travaux des champs y seront décrits, et le Manuel du parfait laboureur y passera tout entier.
La seule passion campagnarde étant, comme on sait, l'amour de la terre, vous prévoyez le sujet. Ce sera l'histoire d'un vieux paysan qui fera le partage de ses biens à ses enfants; ceux-ci, trouvant qu'il dure trop, le pousseront dans le feu à la dernière page. Je pense qu'il y aura aussi une fille-mère qui jettera son petit dans la mare. Et je suis à peu près sûr qu'il y aura une idiote, ou un idiot, peut-être deux, ou trois. Et tous ces sauvages seront grandioses. Et le livre sera épique et pessimiste. Il faut qu'il le soit, M. Zola n'en peut mais. Et le roman commencera ainsi:
«Le soleil tombait d'aplomb sur les labours... L'odeur forte de la terre fraîchement écorchée se mêlait aux exhalaisons des corps en sueur... La grande fille, chatouillée par la bonne chaleur, riait vaguement, s'attardait, ses seins crevant son corsage...—N... de D...! fit l'homme; arriveras-tu, s...pe?»
L'optimisme de M. Renan ira croissant. Ce sage publiera un nouveau drame philosophique intitulé le Dernier Pape. Cela se passera au vingtième siècle. Le pape Pie XI annoncera par une suprême encyclique (Gaudeamus, fratres) à ce qui restera du monde chrétien qu'il remet ses pouvoirs aux mains de l'Académie des sciences de Berlin. Il croira le temps venu de la solution oligarchique du problème de l'univers.
À ce moment, l'élite des êtres intelligents, maîtresse des plus importants secrets de la réalité commencera de gouverner le monde par les puissants moyens d'action dont elle disposera, et d'y faire régner, par la terreur, le plus de raison et de bonheur possible. Cette élite n'aura pas de femmes; la femme restera la récompense des humbles, pour qu'ils aient un motif de vivre... Mais ce délicieux rêve oligarchique réalisé, les sages ne pourront bientôt plus supporter leur propre sagesse, leur propre toute-puissance, ni leur solitude.
Le désir de la femme les mordra au cœur; et la femme, introduite dans la place, les trahira, livrera au peuple les secrets des savants et les machines par lesquelles ils terrorisaient la multitude. Ou bien ces machines rateront entre les mains de leurs inventeurs. Et ce sera un beau gâchis, et tout sera à recommencer. Et vite il faudra une religion nouvelle. Ou bien l'ancien Pape reprendra la tiare et déclarera apocryphe l'encyclique Gaudeamus, fratres.—Et M. Renan se consolera: car «la raison a le temps pour elle, voilà sa force. Elle traversera des successions de pourriture et de renaissance. Les essais sont incalculables...»
Et le commencement du drame sera:
«Le pape dans son laboratoire, au Vatican. Les fourneaux, les alambics et les cornues cachent presque entièrement les fresques peintes par Raphaël. Il rêve et murmure à mi-voix: Dieu n'était pas: il est tout près d'être... Mais, qui sait si la vérité n'est pas triste?... Vive l'Éternel!.. L'idéal existe... Heureux les simples!...
Ce drame sera expressément écrit pour la Comédie-Française, et le rôle du Pape sera joué par M. Coquelin aîné.
Le roman de M. Paul Bourget s'appellera Péché d'Islande. Pourquoi? On ne sait pas. Robert d'Ancelys, flétri par les turpitudes de la vie de collège, puis régénéré par un crime d'amour, n'aura plus pour principe d'action que la religion de la souffrance humaine. Et alors il se donnera pour mission d'avoir pitié des femmes blessées, et surtout d'être le dernier amant de celles qui approchent de l'âge où l'on n'en a plus. Il étendra sa miséricorde sur trois femmes à la fois. L'une demeurera rue de Varennes, l'autre au Parc Monceau, la troisième aux Champs-Élysées; et toutes trois ressembleront à des portraits de Botticelli ou de Léonard de Vinci. Et Robert les consolera doucement—oh! si doucement!—mais elles voudront être aimées, non consolées; et puis elles ne comprendront pas qu'il en console trois en même temps. Mais lui ne comprendra point qu'elles n'aient pas compris, et ce sera très subtil, et tous les quatre s'écrieront: «Oh! la cruelle énigme!» Et il y aura un grand appareil d'analyse psychologique, et comme une trousse de chirurgien étalée; et, dans les appartements et dans les écuries, un grand confort anglais.
Et voici les premières lignes:
«Tous les observateurs ont remarqué ce qu'il y a de troublant, d'alliciant et de profondément nostalgique dans le regard des femmes qui offrent cette particularité d'avoir des yeux bleus avec des cheveux bruns,—surtout quand ces femmes appartiennent à une race douloureusement affinée par des siècles de vie élégante et artificielle. C'est un de ces regards, imprégnés d'exquise malfaisance, que voilaient, à cette heure crépusculaire qui suit le five o'clock tea, les longs cils,—ah! si longs!—de la comtesse Alice de Courtisols qui, blottie sur un pouf, à l'abri d'un paravent anglais, etc..»
M. Pierre Loti nous donnera Kouroukakalé. Ce sera le nom d'une jeune Lapone amoureuse d'un officier de marine. On verra dans ce livre des fiords, des bancs de glace, des baleines, des morses, des rennes, des martres zibelines et des aurores boréales. Au bout de six mois, l'officier de marine s'en ira, et Kouroukakalé mourra de désespoir.
Quelques phrases au hasard:
«Un ciel gris-perle avec des matités de cendre çà et là et des irisations de nacre vers le bas... Notre phoque familier allongeait sa tête de jeune chien entre les seins pointus et couleur de safran de ma petite amie, et parfois léchait doucement ses cheveux brillants d'huile. Et je me rappelais une petite danseuse que j'avais vue l'autre année à Yokohama. Et je songeais que la petite danseuse mourrait, et que Kouroukakalé mourrait aussi, et que je mourrais pareillement...»
Quant au prochain récit de M. Georges Ohnet, il n'est pas difficile de le prévoir. On sait que l'auteur des Batailles de la vie écrit alternativement un roman de passion et un roman d' «études sociales». Les Dames de Croix-Mort appartenant au premier genre, il est évident que le roman de cette année réconciliera de nouveau la bourgeoisie et la noblesse. Mais, attendu que, dans la Grande Marnière, c'est une patricienne qui épouse un ingénieur, ce sera cette fois un patricien qui épousera la fille d'un vétérinaire. Le livre aura quatre cents éditions. Et je me dirai une fois de plus: «Oui, c'est bien. J'accepte tout, mon Dieu! Il faut de ces livres-là, il en faut. Mais pourquoi est-ce lui le triomphateur unique? Pourquoi pas l'un des quarante autres romanciers qui font la même chose et qui la font aussi bien, quelquefois mieux? Mystère!»
Et ce roman s'appellera Guy de Valcreux, et je vais vous en confier les premières lignes:
«Par une belle matinée de printemps, le digne M. Lerond, vétérinaire de la petite ville d'Arcis-sur-Marne, suivait la route poudreuse qui conduit au chef-lieu du département, bercé dans son antique cabriolet, au trot paisible de sa vieille jument Cocote. Tout à coup, à l'un des tournants du chemin, une amazone à la taille souple, à la lèvre dédaigneuse, aux extrémités aristocratiques, etc...»
Et M. Alphonse Daudet? ai-je demandé à la somnambule.—Oh! celui-là se recueille si longtemps entre deux livres qu'il nous jouera peut-être le mauvais tour de changer dans l'intervalle. On sait bien qu'il y aura dans son prochain roman un mélange astucieux d'observation aiguë (l'observation aiguë, vous savez? c'est «sa profession») et de larmes faciles, à la Tartarin. Mais nos prévisions ne sauraient aller au delà...
Et M. Guy de Maupassant?—Lisez les premiers feuilletons de Mont-Oriol. Cela commence avec la largeur d'un roman de Zola. Puis vient un adultère honnête, comme en réclament les femmes vertueuses. C'est une trahison. Si les écrivains se mettent comme cela à changer leur manière, il n'y a plus de sécurité pour le lecteur.
Et le théâtre?—On nous annonce Francine, l'œuvre d'un jeune, si jeune qu'on ne peut guère deviner ce qu'il nous réserve, celui-là. Puis, M. Henri Meilhac écrira un acte, un seul, mais où il y aura trois pièces. Et les trois pièces seront excellentes, et l'acte sera manqué, à moins que M. Ludovic Halévy... Mais cet académicien sera absorbé par un nouveau Grand Mariage. Cette fois, la jeune fille aura six millions de dot, et elle épousera un archiduc, et son frère ne sera plus un lieutenant d'artillerie, mais un lieutenant de chasseurs.
Et l'histoire?—M. Taine nous donnera enfin son volume sur l'Empire. Il sera sombre. L'ancien régime lui avait paru lamentable; la Révolution lui a semblé absurde et hideuse; l'Empire, qui a consacré les pires conquêtes de la Révolution, le dégoûtera plus encore. Il verra dans Napoléon un sous-officier cabot, le Bel-Ami de la Victoire. Il sera de plus en plus épouvanté de la sottise et de la férocité de l'animal humain. Et l'impression du volume pourra bien être retardée parce qu'il y aura tant de citations, à chaque page, à chaque ligne, que l'imprimeur, à court, sera obligé de faire fondre plusieurs milliers de guillemets.
Et la poésie?—On attend de M. Sully-Prudhomme un poème intitulé: Le Bonheur. Il fera celui des professeurs de mathématiques, car les trois premiers livres de la géométrie de Legendre s'y trouveront mis en sonnets. M. François Coppée nous donnera quelques poèmes populaires et familiers. Le plus remarqué sera la Crémière:
C'était une humble femme, une simple crémière
De Montmartre. Elle était vaillante. La première
Du quartier, quand pointait l'aube aux cieux violets,
De sa pauvre boutique elle était les volets...
Ô vieille sibylle, dis-je à la dame, extralucide, vos malices sont grosses. C'est comme si vous me disiez que les pommiers continueront de donner des pommes, et les rosiers des roses, et que M. Dupuis et Mme Judic continueront de jouer les Judics et les Dupuis. Mais vous ne m'avez point dit si quelque jeune homme apportera dans le roman ou au théâtre une «formule nouvelle», pour parler la belle langue d'aujourd'hui, ni s'il sortira quelque chose d'intelligible du travail ténébreux des bons poètes symbolistes...
—Puis j'ajoutai timidement: Et la critique? car il ne faut rien oublier.
—Ce n'est pas de la littérature.
—Qui vous l'a dit?
—Un romancier.[Retour à la Table des Matières]
CONTES DE NOËL
Le Figaro a demandé des contes de Noël à nos romanciers les plus goûtés. Ces contes paraîtront dans le numéro du 25 décembre. Mais j'ai pu, en semant l'or avec une intelligente prodigalité, m'en procurer copie. Voici, pour les gens pressés, le canevas de quelques-uns de ces petits récits.
M. PAUL BOURGET.
LES LARMES DE COLETTE.
M. Paul Bourget commence par des considérations générales sur la supériorité du peuple anglais.
«... Tous ceux qui ont vécu à Londres ont pu constater cette supériorité. Elle éclate notamment dans le caractère que prend, chez ce peuple sérieux la célébration des fêtes dont l'anniversaire de la nativité de Jésus est l'occasion. Et d'abord ils appellent Christmas ce que nous appelons Noël. Ce détail, insignifiant au premier abord, devient éminemment significatif quand on l'examine de près et qu'on applique à cet examen les procédés les plus récents de l'analyse psychologique.»
L'auteur arrive alors à son sujet. Claude Larcher est allé prendre Colette à sa sortie de la Comédie-Française. Ils doivent souper en tête-à-tête dans un cabaret du boulevard, puis rentrer tous deux chez Colette. Mais tout à coup la comédienne a ce caprice, d'aller entendre la messe de minuit à la Madeleine.
Description de la cérémonie. Considérations sur ce fait, que «l'élément mondain en est complètement absent».
Colette est bien jolie dans ses fourrures, sous sa petite toque de loutre, à demi agenouillée sur un prie-Dieu. Au commencement, elle garde son sourire énigmatique, son sourire à la Botticelli. Mais, peu à peu, l'expression de son visage devient sérieuse, et Claude voit deux larmes rouler lentement dans sa voilette.
Il se demande en trois pages ce que signifient ces larmes. Larmes de comédienne, sans doute; larmes de névrosée sensuelle, superficiellement émue par ce qu'il y a de théâtral dans cette fête nocturne et dans cette antithèse d'un Dieu naissant sur la paille d'une étable... Claude se méfie.
Mais les pleurs de Colette redoublent. Qui sait, après tout, ce que peut sentir, devant ce mystère de l'amour divin, celle qui a tant et si cruellement joué avec l'amour?... Qui sait si elle ne se souvient pas de son enfance, de sa première communion? Les filles les plus souillées ont de ces minutes singulières...
À ce moment, Colette se retourne vers Claude et lui murmure impérieusement à l'oreille:
—Agenouillez-vous et priez, je le veux.
Claude obéit sans savoir pourquoi.
Ils sortent de l'église. La comédienne, les yeux encore rouges, dit à Claude:
—Ne vous moquez pas de moi, mon ami. Je ne sais ce que j'ai; mais vraiment je n'ai guère le cœur à souper maintenant. Ne m'y contraignez pas, je vous en supplie... Oh! je me connais, et je ne dis point que cette étrange et douce tristesse—ah! si douce!—survivra à cette nuit. Mais j'éprouve un grand besoin d'être seule... Accordez-moi cette grâce, vous que j'ai tant fait souffrir. C'est pour cela que je vous la demande: car, si vous saviez ce qui se passe en moi, vous vous en réjouiriez peut-être... À demain!...
Claude se méfie bien encore un peu, étant psychologue de son état; mais il continue à se demander: «Qui sait?» Bref, il met Colette dans un fiacre et rentre chez lui, rêveur.
Le lendemain il apprend qu'elle a soupé avec le petit René Vincy à la Maison-Dorée, et qu'elle l'a ramené chez elle.
Sur quoi il écrit un nouveau chapitre, extrêmement féroce, de sa Physiologie de l'amour moderne.[Retour à la Table des Matières]
M. PIERRE LOTI.
NOËL À YOKOHAMA.
C'est pendant la nuit du 24 au 25 décembre 1887. Loti, son frère Yves et Mme Chrysanthème sont assis sur des nattes, dans une maison de papier.
Ils rêvent.
Loti pense à ses anciennes nuits de Noël.
Telle année, il était, cette nuit-là, avec la tahïtienne Rarahu; telle autre, avec Fatou-Gaye, la petite négresse; et, en remontant toujours, avec la Smyrniote Aziyadé, avec la Chinoise Litaï-pa, avec la Lapone Kouroukakalé, avec la Montmartroise Nana, et avec beaucoup d'autres encore...
Évocation de petits paysages nocturnes, très intenses et congruents à chacune de ces figures féminines.
Il songe que plusieurs sont mortes, et qu'il mourra, et que nous mourrons tous.
Yves pense à sa Bretagne.
Mme Chrysanthème ne pense à rien.
Loti dit à Yves:
—Tu es triste?
Yves en convient.
Et alors, pour consoler son frère Yves, Loti l'enferme avec Mme Chrysanthème et va se promener tout seul au bord de la mer.[Retour à la Table des Matières]
M. GUY DE MAUPASSANT.
LE BOUDIN.
D'abord, le préambule ordinaire:
«... Mon ami secoua dans le foyer les cendres de sa pipe, et tout à coup:
—Veux-tu que je te raconte mon premier réveillon à Paris?
«J'avais dix-neuf ans; j'étais étudiant en droit, pas riche», etc...
Donc il entre, la nuit de Noël, au bal Bullier. Description brève de ce lieu de plaisir: le jardin éclairé par des verres de couleur, les bosquets, qu'on dirait en zinc découpé, la cascade et la grotte en carton sous laquelle on passe...
Il remarque, parmi les promeneuses, une fille d'allure effarouchée, l'air minable, vêtue d'une méchante robe et coiffée d'un énorme chapeau, très voyant, qui fait que les hommes se retournent sur son passage avec des rires et des plaisanteries.
«... Sous ce chapeau, des joues rondes, fraîches et trop rouges, avec des taches de son sur le nez. Mais les yeux, d'un bleu pâle, étaient très doux, d'une douceur innocente de ruminant, la bouche était saine, et l'on devinait, sous la robe mal taillée, un corps robuste de belle campagnarde... Elle sentait encore le village, et avait dû débarquer tout récemment sur le trottoir.»
Il l'aborde, lui offre un bock. Mais elle laisse son verre à moitié plein et finit par lui avouer qu'elle n'aime pas la bière. Il lui propose de souper dans une brasserie du quartier; elle accepte docilement, l'appelle «Monsieur» et ne le tutoie pas.
Mais, en chemin, voyant son compagnon très poli et le sentant presque aussi timide qu'elle, elle s'enhardit, lui explique qu'elle est de la campagne, des environs de la Ferté-sous-Jouarre; que ses parents, de petits cultivateurs, la croient en service à Paris; et que, ayant tué leur porc à l'occasion de la Noël, ils lui ont envoyé tout un panier de provisions «pour faire une politesse à ses bourgeois».
—Je n'ai pas encore pu y goûter, continue-t-elle. Manger ça toute seule... ça durerait trop longtemps... Et puis ça me ferait trop gros cœur... Alors, Monsieur, si ça ne vous gênait pas... au lieu d'aller à la brasserie, nous rentrerions chez moi tout de suite... je ferais cuire le boudin et les crépinettes... Ça serait gentil et ça me ferait tant de plaisir!
Il lui demande:
—As-tu de la moutarde?
—Tiens, dit-elle, c'est drôle, je n'y avais pas pensé.
Il entre chez un épicier, achète un pot de moutarde, plus une bouteille de Champagne à trois francs. Il monte, derrière la fille, au cinquième d'un petit hôtel garni de la rue Cujas, étroit comme un phare.
Description brève de la chambre. Il y a, sur la commode, des photographies de paysans endimanchés.
—C'est mes parents, dit-elle.
Elle fricote le boudin et la saucisse dans un petit poêlon sur une lampe à essence... Puis ils se mettent à table... Elle lui raconte son histoire (que vous devinez); elle s'attendrit en la racontant; et ses larmes tombent sur le boudin...[Retour à la Table des Matières]
M. FERDINAND FABRE.
MÉNIQUETTE PIGASSOU.
L'auteur nous confie que, dans son enfance, il aimait déjà toutes les femmes, comme il a continué de faire au grand séminaire de Montpellier.
Donc, le jeune Ferdinand a treize ans; il apprend le latin chez son oncle l'abbé Fulcran, curé de Lignières-sur-Graveson; celle qu'il aime, c'est Mlle Méniquette, une jolie personne de vingt ans, mi-paysanne et mi-bourgeoise, fille de M. Pigassou, maire de Lignières.
Il voit souvent Méniquette. Elle vient tous les samedis, et aussi la veille des fêtes, parer l'autel, mettre en ordre les vêtements sacerdotaux. Une fois, M. l'abbé Fulcran a trouvé son neveu en train de baiser ces saints ornements, auxquels les mains de Méniquette venaient de toucher; et le digne prêtre, peu clairvoyant, a loué Ferdinand de sa piété.
M. l'abbé Fulcran a pour Méniquette la plus haute estime:
—Mlle Pigassou est une âme d'élite, répète-t-il à tout propos.
... M. l'abbé Fulcran et son neveu sont invités à faire le réveillon chez M. Pigassou; Ferdinand ne se tient pas de joie. De plus, il doit chanter un solo à la messe de minuit; et Méniquette sera là!
Description de la messe de minuit à Lignières-sur-Graveson. Énumération des principaux assistants, avec leurs prénoms et profession. Les femmes, encapuchonnées de noir, ont apporté leurs lanternes—Effets de lumière et d'ombre.
Le jeune Ferdinand, étranglé d'émotion, rate son solo. Il fait un couac... et voit rire Méniquette, qui est assise sur le premier banc, «du côté de la sainte Vierge».
Son désespoir est tel, qu'il se sauve dans la sacristie; là, il dépouille son rochet et sa soutanelle d'enfant de chœur; il ouvre la porte qui donne sur le cimetière, escalade le mur, se jette au hasard à travers champs.
Il songe en pleurant:
Et il sent si vivement la misère et la vanité de ce monde qu'il s'écrie au milieu de ses larmes:
—Puisque c'est comme ça, je me ferai trappiste!
... Après la messe, M. l'abbé Fulcran est rentré au presbytère: «Où donc est Ferdinand?» Il pense que l'enfant l'a devancé chez M. Pigassou. Mais non: personne ne l'a vu.
On se met à sa recherche, et Méniquette finit par le découvrir, blotti sous la remise, derrière une charrette, sanglotant et grelottant.
Elle l'attire par sa blouse, l'interroge, l'apaise, l'embrasse sur les deux joues.
... M. l'abbé Fulcran, toujours aussi clairvoyant, morigène son neveu en ces termes:
—Vous avez obéi, mon enfant, à un sentiment peu digne d'un chrétien. Si votre voix, novice encore et mal affermie, trompa votre pieuse ardeur, il fallait accepter cette mésaventure comme une épreuve envoyée par la divine Providence, et n'en pas concevoir un dépit où je crains qu'il n'y ait, hélas! beaucoup d'orgueil et de vaine gloire. Vous réciterez avant de vous endormir un acte d'humilité, pour que Dieu vous pardonne.
Ce coquin de Ferdinand récitera tout ce qu'on voudra. Il est assis auprès de Méniquette, qui lui sert un gros morceau de saucisse. Il est heureux...[Retour à la Table des Matières]
M. ÉMILE ZOLA.
UNE FARCE DE BUTEAU.
Lise étant morte des suites d'un coup de pied qu'il lui a donné en plein ventre dans un moment de vivacité, Buteau a épousé en secondes noces la Guezitte, une veuve qui possède les meilleures terres de Rognes. La Guezitte a un enfant de son premier mariage, Athénaïs, une petite fille de huit ans, que Buteau, naturellement, déteste et martyrise.
..... On doit faire le réveillon chez les Buteau. Ils ont invité M. et Mme Charles, les Delhomme, Jésus-Christ et la Trouille (car la mort du père Fouan a réconcilié toute la famille). En attendant, les femmes sont à l'église, et les hommes au cabaret, où Jésus-Christ explique aux camarades que c'est son jour de naissance et se livre là-dessus à des plaisanteries de pochard que vous me dispenserez de vous rapporter.
Buteau, bon garçon, est resté chez lui pour aider sa femme. Il a, d'une taloche, renvoyé dans sa soupente la petite Athénaïs qui parlait d'aller à la messe de minuit.
Préparatifs du réveillon. Longue description coupée de fragments de dialogue extrêmement familiers. Joie de Buteau à la pensée qu'on va «s'en fourrer jusque-là».
... On s'aperçoit qu'il n'y a plus d'eau-de-vie. Buteau envoie la Guezitte en chercher un litre chez Macqueron. Comme il fait un temps «à ne pas f..... un curé dehors», Buteau préfère garder la maison: «T'inquiète pas! je mettrai la table pendant ce temps-là.» Et il entre dans la chambre, où est l'armoire au linge..
«..... Il aperçut, sous la cheminée, une paire de petits sabots, les sabots d'Athénaïs, que l'enfant avait déposés là, en cachette, confiante dans la visite du petit Jésus.
«—N... de D...! gueula Buteau; je t'en vas f... moi, des étrennes, enfant de g...!
«Mais tout à coup il se calma. Même une gaieté passa dans ses petits yeux jaunes, comme s'il rigolait intérieurement à la pensée d'en faire une bien bonne.
«Il serra les lèvres, comme quelqu'un qui fait un effort et qui s'éprouve, défit ses bretelles et...»
Non, décidément, je ne puis vous dire ce que déposa Buteau dans les petits sabots d'Athénaïs.[Retour à la Table des Matières]
M. CATULLE MENDES.
LE NOËL DE JO.
................
... Jo et Lo ..........
....... La main de Lo ....
........ une tiédeur de manchon.
..... le Jésus de cire ......
.. pétales de rose .........
................[Retour à la Table des Matières]
TABLE DES MATIÈRES
- Stendhal.—Son journal (1801-1814). 1
- Baudelaire.—Œuvres posthumes et correspondance inédites. 17
- Prosper Mérimée. 33
- Barbey d'Aurevilly. 43
- Paul Verlaine et les poètes symbolistes et décadents. 63
- Victor Hugo: Toute la lyre. 113
- —Pourquoi lui? 140
- Lamartine. 150
- George Sand. 159
- M. Taine et Napoléon Bonaparte. 169
- M. Taine et le prince Napoléon. 185
- Sully-Prudhomme.—«Le Bonheur». 199
- Alphonse Daudet.—«L'Immortel». 217
- Ernest Renan.—«Le Prêtre de Némi». 245
- Émile Zola.—«L'Œuvre». 263
- —«Le Rêve». 279
- Paul Bourget.—Études et portraits. 291
- Jean Lahor. 301
- Grosclaude. 309
- Pronostics pour l'année 1887. 321
- Contes de Noël. 331
Note 1: Feuilleton dramatique des Débats.[Retour au Texte Principal]
Note 2: Préface d'une édition de Nouvelles choisies de Mérimée, chez Jouaust.[Retour au Texte Principal]
Note 3: Poèmes saturniens; la Bonne chanson; Fêtes galantes; Jadis et naguère; Romances sans paroles (chez Léon Vanier); Sagesse (chez Victor Palmé).[Retour au Texte Principal]
Note 4: Je sais que, parmi les poètes connus sous le nom de décadents, il y en a qui se laissent lire et qui ont du talent. Mais ceux-là ne sont, en somme, que des disciples plus ou moins habiles de Baudelaire, et j'ai pensé qu'il n'était point utile de parler d'eux.[Retour au Texte Principal]
Note 5: Voir, dans ce volume, l'article sur M. Barbey d'Aurevilly et l'article sur Baudelaire.[Retour au Texte Principal]
Note 6: Voir l'article suivant.[Retour au Texte Principal]
Note 7: Études littéraires sur le XIXe siècle, par Émile Faguet, un vol. in-18 jésus, 5e édit. (Lecène et Oudin, éditeurs),—Victor Hugo, l'homme et le poète, par Ernest Dupuy, un vol. in-18 jésus, 2e édit. (Lecène et Oudin, éditeurs).[Retour au Texte Principal]
Note 8: Je rappelle au lecteur que cet article et le suivant sont des articles de polémique et qu'ils rendent surtout des impressions d'un jour.[Retour au Texte Principal]
Note 9: Cet article est le développement d'une page des Contemporains (III, p. 254). On y trouvera donc quelques redites, que je n'ai pas su éviter.[Retour au Texte Principal]
Note 10: Cf. Les Contemporains, I, et Impressions de théâtre, I.[Retour au Texte Principal]
Note 11: Cf. Les Contemporains, I.[Retour au Texte Principal]
Note 12: Cf. Les Contemporains, III.[Retour au Texte Principal]
Note 13: L'Illusion, par Jean Lahor.—Lemerre.[Retour au Texte Principal]
Note 14: Les Gaietés de l'année, par Grosclaude, 3e année.—Librairie moderne.[Retour au Texte Principal]