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Les Dieux et les Demi-Dieux de la Peinture

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Ève ’après Michel-Ange

MICHEL-ANGE

La vie de Michel-Ange, c'est l'histoire de ses créations. Ce qui le rend, en effet, presque autant que son multiple et effrayant génie, le vrai modèle, le type souverain du grand artiste, c'est cette absorption complète et continue de sa pensée dans la mise en œuvre du grandiose et du beau. Toutes ses heures, toutes ses forces, tout son amour, toutes les sollicitudes de sa longue existence, tous les rêves, toutes les ambitions de son intelligence, tout en lui vit d'une seule et même âme: l'art seul est pour lui l'instrument, le moyen et le but; mais ce n'est pas l'art dans sa matérialité, l'art sans visée supérieure et sans philosophie: Michel-Ange voit le culte dans le temple, sent Dieu dans la nature; et, comme d'un nimbe céleste, toutes ses créations sont couronnées d'idéal. Sous ce rapport, les recueillements, les aspirations de sa noble pensée, condensés en sonnets et en cantilènes; ces lyriques soupirs, qu'on a souvent dédaignés, au milieu du splendide bagage de sa gloire, ont une valeur d'interprétation que nous nous garderons de négliger. Ses poésies montrent en lui les deux soucis divins, les deux préoccupations éternelles et sublimes: Dieu et l'idéal! Dieu et l'idéal, voilà le secret de son immortalité.

L'antique maison des comtes de Canosse avait longtemps tenu un rang illustre à Reggio, et plus tard en Toscane. Un comte Boniface de Canosse avait été seigneur de Mantoue. Plusieurs de ses descendants, venus à Florence, y occupèrent successivement les grandes charges de l'État. La plupart d'entre eux avaient porté le nom de Buonarroti, et ce nom, de la sorte inscrit honorablement dans les fastes de la république, finit par se substituer entièrement à celui des ancêtres. Or, la fortune de cette famille n'était plus au niveau de son illustration, et Ludovic, fils de Buonarroti de Simoni, ne conservant des grandeurs de sa race qu'un orgueil intraitable et une austère fierté, remplissait les modestes fonctions de podestat de Caprèse et Chinsi, lorsque Francesca di Neri, sa femme, lui donna au château de Caprèse, le 6 mars 1474, l'enfant qui fut Michel-Ange.

Les particularités merveilleuses n'ont pas manqué pour les chroniqueurs dans cette grande naissance. Francesca di Neri, aux derniers temps de sa grossesse voyageant à cheval, avait été violemment jetée sous les pieds de sa monture, sans qu'un accident fâcheux s'en fût suivi. On s'est plu avoir dans ce fait une sollicitude toute spéciale du ciel, comme on trouva plus tard, dans le nom d'archange du nouveau-né, une prédestination pour l'immortalité.

Les fonctions du podestat expirant alors, la famille revint à Florence, et l'enfant fut placé en nourrice à Settignano, bourg voisin de la ville, où se trouvaient les biens des Buonarroti. La nourrice était fille, sœur, femme de tailleurs de pierres; d'où Michel-Ange se plaisait à dire qu'il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il eût tant de goût pour la pierre, ayant sucé cet amour au sein de sa nourrice.

Mais le patricien de race antique ne devait pas voir sans protestation son fils tourner vers les arts toutes les ambitions de sa jeune pensée. Il en voulait faire un lettré, un personnage, un podestat sans doute. L'enfant fut donc envoyé de bonne heure chez François d'Urbino, grammairien renommé. Malheureusement, les dessins, les croquis, les pochades au charbon, au crayon, à la plume, le captivaient bien plus que la grammaire. Il apprenait très-peu, et dessinait déjà d'une façon surprenante. Les deux frères Ghirlandajo, Dominique et David, tenaient alors école de peinture à Florence. Un de leurs plus jeunes élèves, François Granacci, suivait aussi les leçons de François d'Urbino. Michel-Ange eut promptement deviné un ami. Granacci commença par lui procurer en secret des modèles, et le conduisit bientôt dans l'atelier même de ses maîtres. Là, Michel-Ange donna de telles preuves de sa supériorité, que son père dut enfin céder, à contre-cœur toutefois, au courant de cette irrésistible vocation. L'enfant, âgé de quatorze ans, fut placé pour trois ans en apprentissage dans l'atelier où l'entraînait l'instinct de son génie; mais ses maîtres, loin de lui demander aucune rétribution, consentirent, au contraire, à lui accorder d'année en année une rémunération progressive de six, huit et dix florins. Dès lors, en effet, Michel-Ange avait plutôt à donner qu'à recevoir des exemples. On cite quelques faits qui en sont des preuves surabondantes. Tantôt, c'est l'œuvre de ses maîtres eux-mêmes qu'il corrige en leur absence, et les maîtres admirent; tantôt c'est une remarquable estampe d'un Hollandais célèbre, Martin Shœn, un Saint Antoine flagellé par des démons, qu'il copie à la plume, qu'il modifie d'une main puissante, qu'il enrichit d'une couleur fantastique, qu'il complète, qu'il rend plus étrange et plus saisissante encore par des inventions magistrales, au point d'en faire un chef-d'œuvre. Un autre jour enfin, c'est une copie qu'il restitue en place du modèle: la copie vaut l'œuvre originale; une couche de fumée donne à la toile neuve l'aspect et l'harmonie des vieilles peintures, elles maîtres s'y trompent; et Michel-Ange se dit sans doute qu'il n'a plus rien à apprendre des leçons de ceux-là, qu'il n'étudiera désormais que les immortels chefs-d'œuvre et la sublime nature.—En lui le grand peintre est trouvé. Dominique Ghirlandajo avait, du reste, non sans un dépit jaloux, mais qui n'excluait pas la franchise, fait la juste part de chacun. «L'enfant, s'était-il écrié, en sait plus que nous tous!»

Laurent de Médicis, dit le Magnifique, poëte et homme d'État supérieur, protecteur éclairé des lettres et des arts, gouvernait alors Florence avec un rare génie. Ses grandes manières, son éloquence entraînante, cette cour de nobles esprits qu'il avait su se créer, et la prospérité matérielle assurée par ses habiles efforts à sa patrie glorieuse encore, faisaient presque oublier la liberté perdue. Quelques grands cœurs soupiraient dans l'ombre; mais Savonarola, l'impétueux apôtre, de sa voix prophétique et superbe, tonnait seul, au nom des antiques mœurs, contre les corruptions du présent asservi; et, les chaînes cachées sous des fleurs ne blessant trop personne, la cité supportait sans se plaindre un joug que le souverain savait alléger à propos. Florence était grande du moins par l'esprit. Cette grandeur semblait lui suffire.

Or, parmi les établissements de Laurent qui, de son temps, exercèrent une large influence sur le développement des beaux-arts, il faut signaler surtout l'école de peinture et de sculpture qu'il avait fondée dans son propre palais, sous la direction de maître Bertoldi, sculpteur renommé. Les jardins du prince servaient d'ateliers aux statuaires; des profusions de marbres dégrossis, de merveilleux modèles ou de précieux débris de l'antique, appelaient les jeunes artistes à l'œuvre, ou leur prodiguaient les meilleures leçons. Michel-Ange et son ami Granacci s'étaient aventurés dans ce musée en action. Michel-Ange, pétrissant, dès le premier jour, la glaise au gré de son génie, étonnant bientôt de ses terres cuites le professeur lui-même, n'hésita pas davantage à s'attaquer au marbre, et, le ciseau en main, comme il s'était deviné peintre, il se sentit sculpteur. Un jour donc, il lui prit fantaisie de copier une tête de faune, fragment incomplet et mutilé de l'antique. Le jeune audacieux reconstitue l'ensemble en lui donnant une expression étrange et naturelle à la fois. Le vieux faune revit; son front ridé s'anime, et sa face s'épanouit dans un éclat de rire grimaçant et joyeux.—Au dernier coup de ciseau, un témoin était survenu; il contemplait l'œuvre improvisée par l'enfant; il admirait déjà.

«Mais, dit enfin le nouveau venu, c'est bien un vieux faune que vous avez voulu faire?—Apparemment, reprit l'artiste étonné.—Eh bien! jeune homme, où donc avez-vous vu des vieillards qui rient et laissent voir une bouche ornée de toutes ses dents?»

Laurent de Médicis (car c'était lui) s'éloigna alors sans en dire plus long, et Michel-Ange aussitôt de briser deux dents à son faune; puis, voulant une vérité plus complète encore, il creusa la gencive pour imiter l'alvéole d'où la dent était tombée.—Laurent, revenu sur ses pas, fut alors si frappé de cette ingéniosité rapide et merveilleuse, il trouva d'ailleurs de telles promesses dans ce morceau, où le sentiment de l'antique, traduit plus qu'imité, vivait dans une inspiration toute moderne et dans un mouvement pleinement original, qu'il adopta aussitôt par la pensée tout le glorieux avenir entrevu. Il emmena donc avec lui Michel-Ange, l'établit dans son palais comme un membre de la famille, et l'admit chaque jour à sa table, dans les conditions d'une honorable égalité, sans permettre qu'on fit désormais nulle différence entre l'artiste et ses propres enfants.

À dater de ce jour, le vieux Buonarroti commença à penser que son fils n'infligerait peut-être pas au nom de l'antique race des comtes de Canosse l'indigne déchéance dont il avait cru ce nom menacé. Laurent avait d'ailleurs étendu jusqu'au père la faveur dont il entourait le fils, et, en demandant au rigide patricien qu'il laissât Michel-Ange à la cour, il lui avait accordé pour lui-même une place modeste, il est vrai, mais qui suffisait à ses désirs.

Toutefois, la prospérité avait fait aussi des jaloux au jeune et déjà célèbre artiste. Il avait eu des rivaux qui ne consentaient pas encore à l'accepter pour ce qu'il devait être, à l'accepter pour le suzerain de l'art. Un jour qu'ils étudiaient à plusieurs les admirables peintures que le Masaccio venait d'achever dans la chapelle del Carmine, sur un mot vif peut-être du jeune Michel-Ange, un de ses camarades, robuste et brutal compagnon, Torregiano de Torrigiani, lui asséna à poing fermé au milieu du visage un coup si violent, que l'os en fut brisé et les cartilages écrasés. On emporta Michel-Ange sans connaissance au palais. Il devait garder toute sa vie la trace de cette odieuse brutalité, qui ne demeura pas, du reste, impunie: Torregiano fut chassé pour quelque temps de Florence.

La cour du Médicis était, nous l'avons dit, une sorte d'académie élégante, où les lettrés et les poëtes, aussi bien que les artistes, recevaient la plus gracieuse hospitalité. Parmi les plus célèbres, et entre beaucoup d'autres, on remarquait Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, bien jeune encore, et surtout Ange Politien, le plus illustre littérateur de son temps, que Laurent avait chargé de l'éducation de ses fils.

Politien avait promptement apprécié les promesses de génie de Michel-Ange. Il lui prodiguait les conseils et les hautes leçons. On peut supposer que, dans l'intimité du poëte savant, le jeune artiste compléta avec bonheur son instruction, mal commencée chez le grammairien François. On ne voit pas, en effet, dans quelle autre période de sa vie il eût étudié à fond les lettres, la mythologie, et surtout les saintes Écritures, l'Ancien et le Nouveau Testament, dont son pinceau devait plus tard si savamment traduire les immortelles pages. Sous la dictée de Politien, pour ainsi dire, il exécuta alors, en demi-relief, le Rapt de Déjanire et le Combat des Centaures. C'était en se rappelant cette œuvre, qui lui révéla à lui-même toute sa puissance de statuaire, que Michel-Ange se reprochait plus tard d'avoir fait autre chose que de la sculpture. Sa modestie ne voulait pas comprendre qu'il avait trois royaumes à remplir de sa gloire.

L'heureux séjour de Michel-Ange dans la familiarité de Laurent de Médicis et de son glorieux entourage avait duré trois ans. La mort du prince vint tout à coup interrompre cette noble vie d'art et d'étude. Laurent expira, jeune encore, entre les bras de ses amis les plus chers, Politien et Pic de la Mirandole. Il voulut aussi, pour bien mourir, recevoir le sévère adieu de Savonarola lui-même, dont il avait toujours supporté sans colère les foudroyantes censures.

Pierre de Médicis, l'aîné des fils de Laurent, avait succédé à son père. Il se sentait aussi du penchant pour Michel-Ange, mais il subissait les captations du génie sans être digne de le comprendre. Au dire des chroniqueurs, son affection se partageait, avec une égalité peu intelligente, entre l'artiste déjà maître et un certain bretteur espagnol, grand, beau, bien fait, bien découplé, dont les mérites corporels charmaient le jeune prince autant au moins qu'auraient fait des chefs-d'œuvre. Michel-Ange trouvait sans doute les sympathies de son second protecteur, en de telles conditions, peu flatteuses. Pierre d'ailleurs, oublieux des exemples de son illustre père, ne prodiguait plus les blocs nouveaux venus de Carrare ou les antiques débris de Paros: rien à tailler, rien à étudier désormais dans la maison des Médicis. Un jour cependant, le jeune prince s'avisa de songer que la main de Michel-Ange était puissante à pétrir la matière et à mouler des colosses. C'était en décembre; pendant la nuit, la neige avait couvert d'une couche épaisse les cours du palais. On vient chercher Michel-Ange, et le nouveau souverain de Florence lui ordonne d'ériger à sa gloire une immense statue de neige. L'artiste comprit qu'il fallait chercher ailleurs des encouragements et du travail; il fit donc, à la demande du prieur de Saint-Esprit, temple renommé dans Florence, un christ en bois presque aussi grand que nature. Le prieur fut enthousiasmé de l'œuvre et de l'artiste. Michel-Ange devint le commensal du monastère; il dut peut-être à cette heureuse circonstance une des rares perfections de son talent. Le prieur s'occupait d'anatomie: Michel-Ange s'associa à ses travaux avec une ardeur sans égale. Plein de l'amour de la science et de l'art, il étudia péniblement le cadavre, il chercha passionnément la vérité du dessin dans la réalité même de la nature; et ce fut de ce moment qu'il arriva à cette audace suprême, à cette certitude absolue du trait, qui lui permettait de faire tous les croquis de ses tableaux, non pas au crayon, mais à la plume. Or, le crayon a le droit d'hésiter quelquefois, s'il supporte une correction facile, le trait de plume, on le sait, est définitif, on n'y corrige rien, et ceux-là seuls s'y hasardent qui marchent à coup sur dans leur art, traçant d'une main résolue la ligne irrévocable.

Cependant Florence se lassait d'un despotisme sans gloire. Pierre avait continué, exagéré les pouvoirs absolus de son père; il n'imitait rien de sa grandeur. Les signes précurseurs des chutes de princes se manifestaient de toutes parts. Ces pressentiments populaires, ces vagues prophéties, ces prédictions contagieuses qui s'emparent superstitieusement de la pensée publique, et les nobles tout bas, et le peuple à demi-voix, et Savonarola à voix haute, tout murmurait, annonçait, proclamait l'affranchissement futur.

Une élite républicaine s'exaltait aux grands souvenirs; un peuple libre allait renaître aux nobles espérances. Et alors, prévoyant les orages, sentant combien ses études et son art avaient besoin de calme, Michel-Ange jugea prudent de s'éloigner.

Il partit donc pour Venise, où il ne trouva ni accueil ni travail; de là, pour Bologne, que gouvernait assez rudement Jean Bentivoglio. En ce temps, les étrangers ne devaient pas entrer dans la ville sans s'être fait apposer, sur l'ongle du pouce, un cachet de cire rouge. Michel-Ange était en contravention avec cette loi, qu'il ignorait sans doute; il se vil donc traduit devant le juge et condamné à une amende de cinquante livres bolonaises. Or, cette condamnation n'ayant pas consulté les modestes dimensions de son petit pécule, il allait immédiatement subir l'hospitalité forcée de la prison, si un gentilhomme de l'assistance, Jean-François Aldovrandi, qui peut-être avait déjà entendu parler de son précoce talent, n'eût répondu pour lui et fait réformer la peine. Messer Aldovrandi ne s'en tint pas à ce beau procédé: il sut vaincre les premiers refus de l'artiste, et lui fit, avec grâce, accepter sa maison et sa table. Là, Michel-Ange se fit une vie selon ses goûts d'étude: il donnait le jour à l'art; le soir, il lisait à haute voix, devant son hôte, Pétrarque, Boccace et surtout Dante.

Le digne gentilhomme bolonais trouva même un travail assez important pour son protégé. Michel-Ange eut à exécuter, pour l'église de Saint-Dominique, une statue de saint Pétrone et un ange de demi-grandeur agenouillé devant l'autel. Ces deux marbres furent promptement achevés, puis inaugurés à la satisfaction de tous, en exceptant toutefois un sculpteur bolonais qui avait longtemps espéré être chargé de cette tâche. Celui-ci prétendit qu'on l'avait indignement frustré au profit d'un étranger, et fit même savoir à Michel-Ange qu'il lui préparait un mauvais parti pour le jour où il le rencontrerait à propos.

Michel-Ange ne se sentit pas suffisamment en sûreté dans un pays où, pour une seule protection, il devait trouver toutes sortes de haines, surtout s'il s'efforçait de sculpter ou de peindre; il songea donc à rentrer dans sa patrie. Là, du reste, les pressentiments populaires n'avaient pas tardé à se réaliser. Florence insurgée, sans lutte et presque sans effort, venait de chasser Pierre de Médicis et ses frères. Savonarola, l'apôtre républicain, régnait par l'enthousiasme et gouvernait par la parole. Un calme austère succédait déjà aux premiers orages. Michel-Ange ne dut pas se déplaire au milieu de cette atmosphère d'indépendance; mais le gouvernement avait à sauvegarder tout d'abord des intérêts plus pressants que ceux de l'art, et les grands travaux allaient encore se faire attendre. Toutefois l'inactivité était, pour le noble artiste, un insupportable fardeau; il fut bientôt à la tâche. C'est en ce temps qu'il sculpta un Amour endormi, dont on sait l'histoire. La statue, mise d'abord en terre et parée, pour ainsi dire, d'une vétusté artificielle, fut envoyée à Rome, où on la vendit, comme antique, au cardinal de Saint-Georges. La supercherie s'ébruita, et le cardinal, irrité d'avoir été pris pour dupe, envoya un de ses gentilshommes à Florence pour s'assurer de la fraude. Michel-Ange ne s'en défendit pas; et, pour prouver au contraire que lui seul pouvait avoir le droit d'une telle audace, il dessina d'un trait cette main célèbre dont la hardiesse semblait donner à la statue le contre-seing du génie. Le gentilhomme, dominé par cette fière franchise, proposa soudain à l'artiste de l'emmener à Rome, en lui promettant la protection du cardinal. Michel-Ange accepta; mais il n'eut pas beaucoup à se louer de son nouveau patron, et ne fit rien pour lui.

Ce n'est pas cependant à dire que le vaillant artiste dût rester sans ouvrage. Il fit d'abord, pour un gentilhomme distingué, Jacques Galli, ce merveilleux Bacchus qui devait plus tard enrichir le musée de Florence, et qui suffit alors à établir sa renommée dans Rome. Après le Bacchus, il dut exécuter, pour le même, un nouveau Cupidon, et bientôt ensuite il entrait de plain-pied dans sa gloire en livrant à l'admiration générale le magnifique groupe de Notre-Dame de Pitié, pour qui l'enthousiasme et l'éloge durent inventer de nouvelles formules. Condivi, le respectueux élève et le biographe passionné de Michel-Ange, nous a transmis quelques paroles du maître qui expliquent sa pensée tout entière sur celle création, et qui témoignent aussi combien la foi, combien l'amour divin, combien les aspirations élevées d'un glorieux spiritualisme sublimifiaient, pour ainsi dire, l'âme des artistes souverains, quand leur main domptait et transfigurait la matière. Condivi demandait après beaucoup d'autres, à son maître, pourquoi, sans souci de l'âge et sans calcul des années, il avait prodigué tant de jeunesse et de fraîcheur au front de la Vierge. «Cette critique est ma gloire, repartait Michel-Ange; la chasteté fait l'éternel printemps des vierges, et l'inspiration d'en haut est glorieusement visible dans mon œuvre, puisqu'il m'est donné d'y manifester ainsi la pureté virginale de la mère de Dieu. J'ai fait tout autrement pour son fils, parce qu'il a voulu revêtir toute l'infirmité de la nature humaine. Tu ne dois donc pas t'étonner que j'aie donné à Marie l'immortalité d'une virginale jeunesse, tandis que le Christ, volontairement soumis aux lois du temps, porte, comme tout homme, les traces de l'âge. La mère s'élève au-dessus de l'humanité, tandis que le fils s'y confond et s'y plonge.»

Des soins domestiques rappelèrent Michel-Ange à Florence. Sa réputation lui avait préparé, dans sa patrie, un digne et sympathique accueil. On le regardait déjà comme le premier des modernes et le rival des anciens. Il n'avait pas vingt-six ans. On lui donna bientôt un vaste bloc de marbre que nul n'avait osé attaquer depuis Simon de Fiesole, qui, cent ans auparavant, avait en vain essayé d'en tirer une colossale figure. Michel-Ange y trouva, à coups de ciseau, un admirable David, et la gigantesque statue fut placée à la porte du palais de la Seigneurie. Le marbre ne lui suffisant déjà plus, il se familiarisa avec le bronze; il coula, en ce temps, plusieurs remarquables ouvrages; il peignit aussi quelques tableaux, parmi lesquels une Sainte Famille, qu'on admire à Florence. Mais ce fut surtout le carton de la Guerre de Pise, composé pour les peintures à exécuter dans la salle du grand conseil de la Seigneurie, qui écrasa toute rivalité et montra, en Michel-Ange, la puissance du dessin supérieure à tout ce que le monde des arts avait jamais pu ou devait jamais glorifier. Ce dessin fut fait pour une sorte de concours ouvert entre Michel-Ange et Vinci. L'œuvre du grand Léonard, suivant Benvenuto Cellini, était sublime, mais celle du divin Buonarroti fut le dernier mot de l'art, et ni les anciens ni les modernes n'ont jamais rien fait qui pût atteindre à celle hauteur. «Tant que ces cartons existèrent, ajoute le merveilleux ciseleur, ils furent l'étude de tous les jeunes peintres d'avenir et l'école du monde.» C'est là, en effet, que le doux génie de Raphaël but l'audace et la force à la coupe du géant Michel-Ange; et l'enthousiasme de tous les écrivains du temps, acclamant d'une seule voix ce prodige, confirme suffisamment pour nous le dire de Benvenuto.

Malheureusement, l'envie guetta patiemment le chef-d'œuvre. Le jour où les Médicis rentraient à Florence, au milieu du tumulte et de l'émeute, l'envieux, un homme qui n'était pas sans mérite pourtant, mais qui ne voulait et ne savait pas admirer, qui, ne pouvant pas être au premier rang, ne se résignait pas à marcher au second, l'envieux Baccio Bandinelli, un lâche indigne de son propre talent, se glissait furtivement jusqu'au palais de la Seigneurie, rampait sans bruit dans l'ombre jusqu'au dessin sublime, et, d'un couteau impie, larron sacrilège de la gloire d'autrui, hachait en morceaux l'admiration de ses contemporains.

L'impétueux Jules II venait de monter sur le trône pontifical. Il avait connu Michel-Ange à Florence: ces deux fortes, rudes et fières natures devaient se convenir, parce qu'elles pouvaient se comprendre. Les souverains d'une irrésistible volonté aiment surtout qui leur résiste. Cette rareté les étonne; cette audace leur va. Le pape fit venir le sculpteur près de lui. Le génie de l'art mettait à propos en présence deux pensées qui se complaisaient à remuer de grandes choses; ce fut, entre ces deux hommes, un véritable assaut d'immenses projets et de plans gigantesques. D'un souffle ils édifiaient des colosses; d'un mot ils créaient des forêts de statues dans d'impossibles églises. C'était si beau, que ce fut trop beau; il en fallut rabattre. Quelle que fût sa puissance, et bien qu'il eut trois fois du génie, Michel-Ange n'avait que deux bras; son âme eût animé trois mondes, mais sa main trouvait des limites qu'ignorait sa pensée. Enfin, dans le chaos de projets splendides, il fallait commencer par un commencement. Le commencement que voulut le pontife, ce fut son tombeau. «Un tombeau tel qu'aucun souverain de la terre n'ose en rêver un pareil, dit-il à Michel-Ange, un tombeau digne de Jules II et de Buonarroti.—Ce sera cher, fit l'artiste après avoir réfléchi et vu grandir dans son inspiration toute une épopée de marbre pour le panthéon d'un seul homme.—Combien donc?—Cent mille écus au moins.—Deux cent mille, et à l'œuvre!» Et Michel-Ange indique à larges traits comment il comprend le tombeau d'un grand pape. La base du monument, massif isolé, en forme de parallélogramme, aura dix-huit brasses de long et douze de large. Aux quatre faces, quatre esclaves debout et enchaînés. Entre eux, des victoires placées dans des niches foulant du pied des vaincus. Au-dessus d'une corniche qui couronnera cet ordre, huit figures de prophètes et de vertus seront majestueusement assises. Au milieu d'elles, le sarcophage du pontife. Sur le tout enfin, une haute pyramide, et, à son sommet, un ange debout portant le globe dans sa main. En tout, quarante statues, sans compter les emblèmes, les figurines, les bas-reliefs épisodiques et les détails d'ornement. Voilà le rêve dont Michel-Ange peut faire une réalité. «À l'œuvre! à l'œuvre! s'écrie encore le pontife enthousiasmé. Michel-Ange, voilà de l'or, donne-moi du marbre! Aux carrières! épuise Carrare! Souviens-toi de ma gloire. Va!»

Michel-Ange partit, fut aux carrières, s'attaqua aux rochers, éventra la montagne, couvrit le sol de colossales ruines, amoncela les énormes décombres, entassa les superbes débris. Son génie et sa force se jouaient des rébellions de la pierre. Une seule de ses idées suffit à le peindre: un roc géant se penchait en surplomb sur la mer; tailler la montagne en statue, donner au roc une figure et la vie de l'art, cela devait séduire le père des colosses. La lutte était à sa taille; il y songea réellement. Le temps seul lui manqua pour se mesurer ainsi avec la nature. Les envois de marbre le précédaient à Rome; il en embarrassait les places publiques. Jules II, que l'artiste avait fanatisé par les premières indications du projet, Jules II le rappelait en hâte. Les dessins que lui présenta Michel-Ange achevèrent de conquérir le pape: il voulut que l'artiste s'installât près de lui. Un pont fut jeté d'une fenêtre à l'autre, pour qu'à tout heure du jour l'impatience du pontife put surexciter l'ardeur du statuaire.

Les deux insatiables esprits en vinrent alors à se demander quel serait l'emplacement du vaste mausolée. Sous le pontifical de Nicolas V, il avait été question de rebâtir l'église de Saint-Pierre. Michel-Ange proposa à son hardi patron d'y loger sa tombe. Le pape saisit au vol cette ambitieuse pensée; il voulut lui-même reprendre par le pied la création de la basilique nouvelle, et le tombeau passa bientôt au second plan, dans les engouements aussi ardents que mobiles du pontife. Or, l'envie épiait la faveur dont Michel-Ange avait eu quelque temps l'heureux monopole. Bramante, l'architecte favori de Jules II, Bramante, depuis quelque temps négligé, saisit avec bonheur cette occasion d'imprimer une diversion aux sympathies de son maître. Il préconisa assidûment l'église à construire, discrédita la pensée du tombeau. Michel-Ange ne vit plus venir l'hôte illustre dans l'atelier encombré. L'argent aussi fut ailleurs, et les ouvriers restés sans salaire, et les marbres qui n'étaient pas payés, commencèrent à peser lourdement au statuaire oublié.

Il voulut s'expliquer et se plaindre. Sans plus se soucier que d'habitude de l'étiquette et des valets, il marcha donc droit au cabinet de travail où Jules II le recevait d'ordinaire; mais un camérier lui barra le passage. L'orgueilleux artiste s'arrêta en foudroyant du regard les courtisans, qui croyaient pouvoir rire. «Quand votre maître me demandera, dit-il fièrement, à un secrétaire du pontife, vous lui direz que Michel-Ange est absent.»

De retour chez lui, il donna ordre de vendre tout ce qu'il ne pouvait emporter, et partit sur l'heure même pour Florence.

Mais Jules II ne l'entendait pas de la sorte. Toutes les gloires du siècle étaient, selon lui, le fief de sa pensée. Le génie de Michel-Ange lui appartenait comme le plus orgueilleux fleuron de la tiare. Il dépêche donc courrier sur courrier, un d'abord, puis deux, puis trois, jusqu'à six. Il faut qu'on lui ramène son sculpteur soumis et vivant; mais Michel-Ange était aussi de la trempe des Jules II. C'était fierté pour fierté, audace contre audace. Quand les gens du pontife voulurent s'emparer de lui, il leur montra ses armes. Violences ni prières, rien ne put le fléchir. Le pape épuisa trois mois en vaines négociations. Des menaces contre l'artiste il avait passé aux menaces contre la République. Il adressa à la Seigneurie trois brefs comminatoires pour qu'on lui renvoyât son glorieux réfractaire. La Seigneurie avait peur; Soderini, le gonfalonier perpétuel, ami de Michel-Ange, le suppliait à mains jointes de ne pas brouiller son gouvernement avec le véhément et superbe pontife. Les prières de Soderini étaient aussi impuissantes que les violences écrites de Jules II. Rien n'y fit. Buonarroti, poussé à bout, déclara qu'il irait plutôt chez le Turc, où on l'appelait pour jeter quelque chose comme un pont gigantesque de Constantinople à Pera; mais qu'il ne savait pas oublier une insulte, qu'il avait été insulté, et qu'il ne se soumettrait pas. Cependant Soderini finit par trouver un moyen de le rapprocher de Jules II sans que le retour eût l'air d'une soumission.

Il conféra à son intraitable ami le titre d'ambassadeur et l'envoya, au nom de la Seigneurie, porter l'hommage de la République au pape. Le pape était alors à Bologne, où il venait de pénétrer par les armes.

À la vue de Michel-Ange, il s'emporta sans se contraindre. «Ainsi, tu devais venir à nous, s'écria-t-il, et tu as attendu que nous vinssions à toi.»

Le cardinal Soderini voulut excuser Michel-Ange, en rejetant son tort sur le peu de savoir-vivre des artistes. Mais alors ce fut une autre affaire. La colère du pape changea d'objet. «Tu injuries mon statuaire; je ne l'aurais pas fait, moi, dit-il au prélat. Mais, ajouta-t-il, c'est toi qui es l'ignorant, et, s'il y a ici un imbécile, ce n'est pas Michel-Ange. Va-t'en!»

On voit que le pontife et le rebelle n'avaient pas beaucoup à faire pour redevenir les meilleurs amis du monde. Le pape avait d'ailleurs besoin de Michel-Ange, bien plus que Michel-Ange n'avait besoin du pape. Le vainqueur de Bologne avait l'intention d'y laisser sa statue en souvenir de la victoire; par quel autre eût-il voulu se voir couler en bronze et traduire en géant?—L'artiste se mit à l'œuvre, et le pontife, avant de retourner à Rome, put voir une première ébauche. «Un livre dans ma main? dit-il au statuaire.—Non, ce n'est pas cela. Je suis ici par l'épée.» Michel-Ange comprit. Quelques jours après, le pontife revint encore. La statue gigantesque avait une main tendue devant elle; l'action en était véhémente: «Est-ce que cette main-là donnerait la bénédiction, par hasard?—Elle dit au peuple de Bologne d'être sage, repartit Michel-Ange.—Bien! fit le pape, tu m'as compris.» Et il fit promettre au statuaire de le venir rejoindre à Rome, sans retard, dès que la statue serait debout sur son piédestal.

Au bout de seize mois, la statue était faite; mais elle ne devait pas longtemps menacer la ville conquise; et le peuple, devant elle, ne se tint pas plus sage. Elle fut brisée quand les Bentivogli, chassés par Jules II, parvinrent à rentrer dans Bologne,—le bronze fut fondu, et on en fit une pièce d'artillerie, qu'en l'honneur du pape on baptisa la Julienne.

De retour à Rome, Michel-Ange allait trouver des embûches nouvelles. Il s'attendait à reprendre le grand travail du tombeau; mais Bramante en décidait autrement dans les conciliabules de l'envie. Bramante enviait, il est vrai, à son ennemi, moins les dons de la gloire que la faveur du pape et les lucratives commandes; mais, quel que fût son motif, il avait préparé son piège avec beaucoup d'art. Il tenait en réserve Raphaël, son parent, pour en faire à propos un rival dangereux en peinture; et il chercha longtemps quelle redoutable épreuve il pouvait faire infliger au statuaire tant jalouse! Celui-ci n'avait jamais peint à fresque. Bramante s'efforça de persuader au pontife que rien ne serait plus beau que la grande voûte de la chapelle Sixtine couverte de peintures; que la fresque seule convenait à ce travail, et qu'il y fallait sans tarder employer Michel-Ange. Jules II croyait qu'on ne peut faire au génie trop de hautains défis.—Notre Corneille, dont l'âme habitait aussi les hauteurs sublimes, a dit depuis, dans un vers magnifique:

Il est beau de tenter des choses inouïes.

Le pape devait souffler quelque chose dans le sens de ce vers à l'oreille de celui qu'il aimait d'un cœur rudement paternel.

Or, Michel-Ange, qui devinait le piège, résista longtemps de tout son pouvoir; mais enfin, accablé par d'impérieuses supplications, il se laissa vaincre, il promit; il osa regarder en face la gigantesque entreprise. Et peut-être, en sondant sa force, put-il encore sourire des projets de Bramante, misérable avorton de la haine.

Il ne perdit pas de longs jours à écouler sa peur. Il fit aussitôt venir de Florence quelques peintres habiles qui pratiquaient la fresque, pour étudier leurs procédés et se faire aider dans sa tâche. Mais, après les avoir vus travailler quelque temps, maître du secret de leur art, et plus confiant en lui désormais qu'en personne, il les congédia tous ensemble, et fit effacer tout ce qu'ils avaient commencé.

Alors c'est le génie humain dans toute la grandeur de son rôle et de sa création. Il s'enferme seul dans la chapelle, il en refuse l'entrée à tout le monde, au pape lui-même, aussi bien qu'à ses humbles élèves. Il gâche le mortier, il enduit la voûte, il prépare ses couches, il broie ses couleurs; il est maçon, chimiste, broyeur, préparateur et peintre. Il est poëte aussi, car il est le géant Michel-Ange, et de sa brosse invincible il écrit sur la fresque le plus vaste poëme de peinture qui saisira jamais le regard, le poème de l'humanité sanctifiée en Dieu.

Nous n'essayerons pas de décrire cette mise en scène sublime de la Bible, égale en grandeur et en majesté au texte lui-même.—Qui décrirait en quelques pages un monde? La stupeur de l'Italie entière, dans ce grand siècle, le plus grand de l'histoire de l'art, est le seul éloge à la hauteur de l'œuvre. Il faut se borner à dire que l'homme et Dieu se touchent dans cette composition une et puissante, et que l'homme s'élève sans que Dieu descende.

Lorsqu'au bout de vingt mois seulement Jules II, ne pouvant plus y tenir et voulant officier dans la Sixtine le jour de la Toussaint, fit, malgré Michel-Ange, jeter bas tous les échafaudages et livra le chef-d'œuvre à l'admiration haletante de la Rome des arts, ce ne fut qu'une acclamation, un seul cri de surprise. L'envie dut faire silence et mâcher son fiel; l'admiration se tut aussi, ne trouvant plus que dire. L'Italie s'émut, Raphaël lui-même se fit élève et revint à l'école: son siècle l'y suivit; tandis que le grand vieillard Jules II appelait Michel-Ange son fils et le serrait noblement sur son cœur.

À dater de ce jour, Michel-Ange marche sans rival dans sa force et sa gloire. Chez lui, la main, le génie et le cœur sont égaux en puissance. Il est, plus que tout autre, créateur et maître. Plus que le divin Raphaël, plus que le grand Léonard, il a cette grandeur et cette divinité du génie: rien ne lui pèse. La création, c'est pour lui, comme pour Dieu même, un effort sans fatigue, un acte sans effort, et, pour ainsi parler, l'exercice d'une fonction naturelle. Aussi, au gré et quelquefois au caprice des puissants de la terre, sa volonté prend toutes les expressions de l'art.—C'est qu'il ne faut pas voir en lui seulement un penseur qui cherche à fixer, sous une forme plus ou moins précise, son rêve plus ou moins réussi; ce n'est pas non plus l'artiste prudent qui médite avec une sage lenteur, pour savoir à quelle idée suffisamment mûrie il va prêter son art, son instrument, son faire. Non, ni cela, ni cela. Michel-Ange, c'est une âme grandiose ayant à son service trois idiomes éclatants, tous trois pour elle également familiers, dociles, assouplis.—Le pinceau, le ciseau ou l'équerre, qu'importe? que sa foi vive au front radieux de la statue, dans les formes hardies d'une immense peinture, ou dans les masses majestueuses d'un temple, que lui fait à lui? Sculpteur, il aura du marbre et son ciseau; peintre, son pinceau et sa toile; architecte, de la pierre et l'espace, l'espace large alentour,—illimité dans le ciel, où il peut suspendre à la hauteur qu'il lui plaît la coupole, le dôme et la croix.

Et puis, pour celui-ci, la loi commune du repos n'existe pas. Suivons-le un moment dans l'austère demeure d'où sortent les chefs-d'œuvre.

Il y vit solitaire, sobre et silencieux comme un anachorète. Il a trempé dans un vin robuste le pain qui suffit à son repas. Il est debout; il rêve; il contemple le bloc informe et le fouille du regard pour y chercher quelque chose que lui seul peut voir, pour y chercher, pour y sentir une âme.

Oh! qu'on ne trouble pas ces rares instants d'une inaction qui dompte la matière, qui commande à la vie. Son rêve achevé, l'Hercule du marbre, le Vulcain du bronze, le pétrisseur de dieux, va engendrer à coups de marteau, incruster à coups de ciseau l'immortalité dans la pierre. Voyez-le dans ses colères fougueuses, dans ses fureurs fécondes! il attaque l'auguste Carrare avec un acharnement qui fait peur. Il frappe, il brise, il fait voler au loin les larges éclats. Il a déjà émoussé les angles rebelles, dégrossi, diminué, réduit, pulvérisé la masse brute et superbe. Vous diriez d'un iconoclaste insensé qui s'en prend follement aux pans du roc impassible. Mais le roc est vaincu, le Titan a trouvé son maître, Jupiter a terrassé Briarée. La masse va se fondre, s'annihiler, s'évanouir, plus rien!—Non! tout n'a pas disparu; du nuage de poudre et de débris jaillit déjà une altière figure. La statue se dresse, elle est debout, la voilà! elle a l'étrangeté d'une explosion soudaine, quelque chose de spontané, d'abrupt, d'impérieux, d'irrésistible à l'égal d'un défi: elle a l'audace et la force,—comme son père; elle a le prime-saut et la grandeur,—comme son père! Ainsi venue d'un seul jet, sortie tout armée d'une seule pensée, étonnée d'être, elle est. Elle veut vivre, elle vit, et, comme un reflet de race, à son front qui flamboie elle porte un rayon sacré,—le sceau du génie!

Telle est, tout entière, ensemble ou détail, l'œuvre sculpturale du fier Buonarroti.

Sa peinture, nous l'avons vu, a les mêmes audaces et la même puissance. Et plus tard, quand on voudra faire de lui le maçon des immortelles bâtisses, ses moyens seront aussi hardis que ses idées seront grandes.

Dans l'intervalle enfin, entre deux chefs-d'œuvre, il appelle au fond de sa solitude l'austère poésie. Sur le croquis d'une statue derrière un plan d'église, au coin d'un carton de ses mâles peintures, il écrit, en mâle langage, un sonnet qui se souvient de Dante, une élégie d'amour qui glorifie le cœur, une pieuse stance qui monte jusqu'à Dieu.

Voilà sa vie; telle est sa tâche auguste sous le ciel. Et chaque jour qui naît ressemble à celui qui s'éteint. Chaque jour, dès l'aube, il entend dans son âme une voix qui murmure: Allons, peintre, à tes fresques! Allons, statuaire, au marbre! Allons, architecte vainqueur, au poëme de pierre! Allons, chrétien, penseur, poëte! amant chaste et mystique! voici la nuit venue. Tout se tait; les plus ardents même entre les plus jeunes, tous tes rivaux d'autrefois, tous tes élèves d'aujourd'hui, ont laissé d'une main fatiguée s'échapper le pinceau. Le marteau fait silence au poing du statuaire. Le maçon dort; la pierre elle-même se repose; Rome sommeille.

Michel-Ange avait atteint sa trente-neuvième année. Il s'était remis aux statues du tombeau. Il y travaillait avec passion, lorsque Jules II mourut.

Il semblait que, précisément alors, la grande entreprise dût être pieusement continuée. Mais Léon X, qui allait régner pour la gloire de tant d'autres bien plus que pour celle de Michel-Ange, Léon X en décidait autrement. Le génie de Raphaël répondait d'ailleurs aux aspirations de Léon, comme l'audace de Michel-Ange avait violemment charmé les ambitions fougueuses de Jules. El si le peintre de la Sixtine eût eu encore quelque chose à faire pour s'assurer son rang suprême, il lui eût fallu tristement ajourner sa gloire.

Le nouveau pape, qui devait donner son nom au plus grand siècle des arts, ne voulait cependant point priver son règne d'un si merveilleux concours. Mais il ne maintint pas le grand artiste à son légitime état de maître sans rival. Aussi, songeant à donner à sa patrie un souvenir digne d'elle, lorsqu'il envoya Michel-Ange préparer à Florence les plans de la façade de Saint-Laurent, le pontife ouvrit-il la lice à tous les prétendants. Les projets d'Antoine San Gallo, de Baccio d'Agnolo, des deux Sansovini, de Raphaël lui-même, purent se produire à la fois; et ce ne fut qu'à son écrasante supériorité que le plan de Michel-Ange dut d'être préféré. Sur le terrain des belles choses, il était donc toujours le premier; malheureusement, il n'avait rien de ce qu'il fallait pour lutter aussi, avec quelque avantage, dans la nuit de l'intrigue. Ses vaincus ne se résignaient pas sans peine, et cherchaient toujours à prendre, par les armes honteuses de l'envie, la revanche de leurs défaites dans l'art. Michel-Ange était parti pour Carrare; il y exploitait déjà les marbres nécessaires à la construction projetée, lorsqu'on persuada à Léon X qu'on trouverait à Saravezza, en Toscane, des marbres également beaux et d'extraction plus facile. Prêtant à l'austère et rigide Buonarroti les calculs misérables de leur propre cupidité, les jaloux insinuaient que Carrare n'était par lui préféré qu'en raison précisément des grandes dépenses qu'y nécessitait l'exploitation, et il restait sous-entendu que ces dépenses permettaient à l'architecte de réaliser sans contrôle d'énormes bénéfices. Le noble artiste, sans se douter même de ces machinations honteuses, reçut l'ordre de quitter Carrare, et de se rendre à Saravezza. Il obéit à regret; perdant de la sorte, pour son installation aux nouvelles carrières, un temps que rien ne peut payer, quand il s'agit des travaux d'un tel homme.—Les facilités tant promises ne se réalisèrent pas. Saravezza était encore plus pénible à fouiller que Carrare.

La muse consolait sans doute l'artiste au milieu des ennuis d'une besogne ingrate. Il dut aussi, dans sa solitude, resserrer son intime commerce avec les poëtes de sa prédilection. Il relisait Pétrarque; il retrouvait sans livre, au fond de sa vaste mémoire, toute la Divine Comédie, qu'il savait depuis longtemps par cœur tout entière. Et c'est peut-être alors que, demandant à Dante le secret de terreur que devaient révéler plus tard à tous les yeux les peintures du Jugement dernier, c'est peut-être alors qu'il traduisit, dans son dessin superbe, presque toutes les pages du poème sacré. Malheureusement, cette interprétation d'un génie par l'autre ne devait pas arriver jusqu'à nous. L'ouvrage entier périt dans une traversée fatale, avec tous les bagages d'un riche Florentin, Antonio Montanti, à qui Michel-Ange l'avait confié. L'admiration des contemporains pour ces dessins nous dit assez quelle perte c'est là.

En ce temps (1521) mourut Léon X. Huit ans s'étaient passés sans qu'il eût été donné à Michel-Ange de mettre la main à une de ces grandes choses qu'il savait faire. Les fondations de Saint-Laurent de Florence avaient seules été commencées; l'argent manqua, et la construction resta inachevée.

Un beau projet, qui était aussi une noble réparation, avait pourtant vivement séduit la pensée de Michel-Ange. L'Académie de Florence, pendant le dernier séjour qu'avait fait l'artiste dans sa ville, adressa à Léon X une longue supplique pour que le pontife, intervenant auprès de Ravenne, obtint que les cendres de Dante Alighieri fussent restituées à sa patrie repentante. Parmi les noms illustres qui figurent sur cette pièce, on distingue entre tous celui de Michel-Ange. La note suivante précède la glorieuse signature:

«Moi, Michel-Ange Buonarroti, adressant à Sa Sainteté la même prière, je m'offre à exécuter pour le DIVIN poëte Alighieri un tombeau convenable, dans un lieu honoré de notre cité.»

On aime cette respectueuse et fidèle admiration d'un artiste comme Michel-Ange pour un poëte comme Dante; mais on regrette que Léon X, si digne cependant de comprendre tout ce qu'il y avait de grandeur dans la rencontre de ces deux noms, n'ait pas saisi avec empressement l'occasion d'associer le sien au même souvenir.

Adrien VI, qui succéda à Léon X, était un Allemand rigide, un savant morose, quelque peu iconoclaste dans l'âme. Il fut bien pour quelque chose dans le tribut d'immenses regrets que le monde des arts paya à la mort de Léon X. Une seule de ses fantaisies suffit à le peindre: il eut l'idée farouche de faire gratter les peintures de la Sixtine, parce qu'il y trouvait trop de nudités, et que le plafond, plein de vivantes figures, ressemblait, selon lui, moins à la voûte d'un temple qu'à une salle de bain. Qu'on juge des sublimes fureurs de Michel-Ange. Si sa piété respectait le pontife, son juste orgueil devait avoir grand'peine à ne pas vouer aux gémonies le barbare.

D'autres soucis vinrent encore, en ce temps, l'assaillir. Les héritiers de Jules II exigeaient que le tombeau de leur glorieux oncle s'achevât, mais ils ne voulaient pas donner d'argent, prétendant que, de son vivant, le pontife avait payé bien plus de travail que n'en avait fait Michel-Ange. Ils passaient déjà des injonctions à la menace, et le grand artiste éprouvait encore plus d'indignation que de crainte; heureusement un nouveau Médicis, le cardinal Jules, allait monter à son tour sur le trône pontifical sous le nom de Clément VII. Clément VII avait hâte de posséder tout à lui le temps et le génie de Michel-Ange. Aussi se fit-il intermédiaire et arbitre entre l'artiste et le duc d'Urbin, le plus intraitable des héritiers de Jules II. Sous de tels auspices, une nouvelle convention fut arrêtée. Le projet primitif du grand tombeau fut amoindri, et, sur le plan nouveau, Michel-Ange dut l'achever dans un délai raisonnable.

Le pape, en attendant, l'envoya immédiatement à Florence pour y construire la bibliothèque de Saint-Laurent et la nouvelle sacristie de l'église du même nom. Michel-Ange se mit à l'œuvre; il acheva ce monument, qui passe pour une de ses plus belles créations architecturales, et où plus tard il devait se surpasser encore en édifiant les magnifiques tombeaux de Julien et de Laurent de Médicis.

Pour se rappeler au souvenir de Rome, pour donner satisfaction aux impatiences de Clément VII, au milieu de ses travaux d'architecture, il exécuta un Christ embrassant sa croix, l'un des plus admirables chefs-d'œuvre de son ciseau. Cet ouvrage, envoyé au pape, fut placé dans l'église de la Minerve, où l'admiration ne se lassa jamais devant lui.

Cependant le jour des grandes calamités était proche.

En 1512, avec l'aide puissante de Jules II, le gonfalonier Soderini, représentant de la forme républicaine, avait été renversé, et l'autorité des Médicis rétablie à Florence. C'était là que la tiare était allée chercher le cardinal Jean, fils de Laurent le Magnifique, pour en faire Léon X, et plus tard le cardinal Jules, fils de Julien Ier, pour en faire Clément VII.

En ce temps, en 1527, le jeune Hippolyte, fils de Julien II, et Alexandre, bâtard d'un Médicis quelconque, on ne sait trop lequel, représentaient le nom des Médicis au pouvoir. Les cardinaux Cibo et de Cortone gouvernaient pour eux Florence. Les vieux républicains supportaient impatiemment le joug; une explosion était toujours imminente; aussi, lorsque l'armée du connétable de Bourbon, avide de sang et de dépouilles, se précipita sur la ville éternelle, Florence s'arma contre ses maîtres, tout en préparant contre l'étranger sa défense. À la nouvelle de la prise de Rome, les deux vieux cardinaux et les jeunes Médicis fuyaient en hâte; le gouvernement républicain se réorganisait presque sans lutte, et le peuple exalté offrait le serment de la mort à la liberté reconquise.

Michel-Ange ne pouvait pas soustraire son grand cœur à la contagion du patriotique enthousiasme. Lorsque Clément VII, plus oublieux de son affront que de sa haine, s'empressa de détourner sur Florence l'avalanche de barbarie qui s'était abattue sur Rome, l'architecte des monuments superbes, transformé en stratégiste, et nommé commissaire général des fortifications, avait déjà fourni au génie militaire des plans de défense, restauré les remparts, entouré San Miniato de travaux de guerre, habilement garanti tous les points d'attaque les plus exposés.

Ses travaux furent cependant critiqués; on lui refusa les moyens de les poursuivre en insinuant qu'il s'exagérait le danger. Les chroniqueurs remarquent ici que le plus vif de ses agresseurs dans la querelle expia cruellement cette injustice passionnée. Au retour des Médicis, celui-là fut le premier dont on trancha la tête.

Quoi qu'il en fût, Michel-Ange qui sentait venir la trahison et qui avait osé le dire; Michel-Ange, indigné qu'on l'accusât de pusillanimité parce qu'il voyait clair dans les hommes et regardait résolument dans les choses, sortit une nuit par une des portes que son titre lui pouvait faire ouvrir, et fut cacher à Venise son ressentiment et sa douleur. Mais quand le danger fut devenu visible, même pour les moins clairvoyants, la Seigneurie commença à regretter son ingénieur. Tout le monde comprit et approuva les projets qu'on avait honnis d'abord, et plusieurs envoyés durent aller, de la part du gouvernement, faire amende honorable auprès du boudeur sublime. Il résista longtemps. Il répondit, avec une humilité superbe, qu'il y avait sans doute au pouvoir des hommes bien plus capables que lui de décider toutes ces grandes questions sur lesquelles son avis n'avait pu prévaloir; mais lorsque, cessant de lui parler au nom de tel ou tel magistrat, au nom d'un conseil ou d'un homme, on lui dit que c'était la patrie qui avait besoin de lui, la patrie qui réclamait son génie, il pensa sans doute que la patrie ne doit pas supplier, qu'elle veut être obéie des plus tiers, qu'elle peut commander aux plus grands: il revint à Florence.

Alors on s'efforça de lui faire oublier les premières entraves qu'on avait imposées d'abord à sa direction suprême; on accepta toute sa volonté; on l'honora lui-même des titres les plus élevés. On le nomma prieur honorifique.

Il fut chargé d'achever promptement la chapelle sépulcrale de Saint-Laurent et les tombeaux des Médicis.

Ces tombeaux sont encore des plus grands parmi les chefs-d'œuvre du maître. La figure de Laurent, c'est la vie dans la pensée; celle de Julien, c'est la vie dans l'action. L'un a été nommé le pensieroso: l'âme est visible dans le marbre; l'autre n'a pas de nom: elle va agir. Les deux figures de l'Aurore et de la Nuit complètent le contraste. La Vierge et son fils, groupe inachevé, reste néanmoins digne de l'ensemble et vit aussi dans les régions sublimes.

Michel-Ange savait, avant tous et plus que tous, combien la statuaire, si essentiellement tangible et saisissable, a besoin de s'élever par l'idéal; combien le marbre glacé, si semblable à la mort dans sa pâleur rigide, a besoin de s'animer par le sentiment, de puiser la vie dans la pensée. Aussi, jamais sculpture n'atteindra à un plus haut degré l'idéal et la vie, le style et l'originalité,—toute grandeur!

De retour à Rome, il se remit avec ardeur à travailler au mausolée de Jules II; se conformant, comme nous l'avons dit, à un plan nouveau, moins vaste que le premier, et où d'autres statuaires devaient l'aider pour partie, il acheva, dans l'espace d'une année, le tombeau tel qu'on le voit aujourd'hui dans l'église de Saint-Pierre-aux-Liens. Nul n'ignore que c'est là qu'on admire la puissance sculpturale de Michel-Ange, splendidement visible et comme personnifiée dans la statue de Moïse. L'étrangeté superbe, la majesté fulgurante de cette figure,—pose sublime et comme inébranlable, altitude olympienne, geste de demi-dieu, front inspiré, baigné de génie, inondé de grandeur et, pour ainsi parler, resplendissant de victoire. Tout, et ce regard qui semble commander à la terre, et jusqu'à ces deux cornes naissantes, ces deux cornes de bouc, qui traduisent littéralement l'Apocalypse; tout, et même l'excès dans la force, l'exubérance dans le relief, dans l'accent, dans l'énergie, dans l'audace, tout ce qui même a été signalé comme imperfection ou défaut, tout est, partout, signé Michel-Ange; tout écrase les œuvres du passé et défie l'avenir.

Cependant Clément VII était mort, après avoir montré au peintre, comme un repos pour le statuaire, les deux parois latérales de la chapelle Sixtine à couvrir encore de gigantesques peintures. On a judicieusement remarqué que, durant cette grande vie d'un artiste sans égal, chaque règne de pontife recevait de lui sa date sublime par un chef-d'œuvre nouveau. La marche toujours ascendante de sa gloire arrivait cette fois à un apogée que nul n'atteindra désormais, et que lui-même ne pouvait dépasser, puisque Dieu n'a pas abdiqué pour l'homme.—Paul III, succédant à Clément VII, livra pour l'œuvre projetée la Sixtine à l'artiste. Michel-Ange aborde enfin cette page du Jugement dernier, qui eût demandé à tout autre une vie entière, où lui, le géant au vol d'aigle, il mit neuf pleines années de la sienne.

Ce serait certainement folie à nous d'essayer de décrire ici ce rêve de Titan, ce chaos sublime, ce poëme de la forme et de la force, cette Divine Comédie en action, où Michel-Ange épouse avec un filial amour, avec un respectueux orgueil, la pensée de son grand aïeul Dante.—Étonnements, stupeurs, peurs, frissons et terreurs, toutes les émotions écrasantes tombent pour ainsi dire, par avalanche, de ces grandes images. L'âme qui regarde commence par la surprise pour aller s'abîmer dans l'épouvante. Aussi, cela se sent et ne se raconte pas. D'ailleurs, comme nous l'avons dit, Dante n'a-t-il pas d'avance expliqué Michel-Ange?

On pense bien qu'au milieu de l'admiration générale la critique ne consentit pas encore à se taire. L'envie ne se dessaisit jamais de la dernière poignée de boue qu'elle destine au triomphateur. Michel-Ange écouta, impassible, tout ce bruit d'en bas et sourit. Cependant, quand l'injustice lui parut trop criante, il pensa qu'un châtiment lui était dû, et, par un procédé familier au poëte de l'Enfer, il donnait à quelque damné bien affreux la figure de l'imprudent qui l'avait outragé. Or, c'était là un arrêt irrévocable comme la mort; et Paul III, un jour invoqué comme arbitre, déclara lui-même qu'il n'y pouvait rien, tant il connaissait Michel-Ange.

Ce pontife, du reste, n'avait pas laissé les conseils de l'envie pénétrer et altérer ses sympathies pour l'artiste. La Sixtine achevée, il avait voulu, lui aussi, créer sa chapelle; il avait donc encore livré à Michel-Ange les voûtes de la Pauline. Ces peintures, où Michel-Ange vivait pourtant encore tout entier, s'éclipsèrent dans l'événement triomphal, dans l'effet croissant toujours qu'avait produit le Jugement dernier.

Une autre immense tâche appelait d'ailleurs Michel-Ange, et les peintures de la chapelle Pauline furent le dernier effort de son pinceau. Après le Moïse, après le Jugement, prêt à compléter sa gloire et son immortel défi à toute renommée passée ou future, il allait mettre la main de son génie à la basilique de Saint-Pierre, pour qu'à peu près au même temps, peintre, statuaire et architecte, il eût réalisé trois prodiges.—Il avait alors soixante-dix ans; mais pour ce type de force c'était encore l'âge de la maturité féconde. Comme dans ses œuvres, il avait dans sa robuste nature ce que l'homme a le moins, le droit de la durée.

Depuis la mort de Bramante, la direction des constructions de Saint-Pierre avait été livrée à toutes sortes d'incertitudes. Nous ne ferons pas, après tant d'autres, l'historique de ces travaux, où le nom de Raphaël se rencontre après celui de Bramante, et avant celui de Michel-Ange. Le dernier des architectes alors célèbres, San Gallo, venait à son tour de mourir: le pape exigea impérieusement que Michel-Ange portât la lumière dans le chaos de projets et de détails où la pensée de Bramante s'était déjà perdue. Le vieux et austère génie pratiquait la justice pour tous. Il rendait hommage à la conception primitive de Bramante; mais il constatait que la puissance de réalisation avait manqué plusieurs fois à lui comme à ses successeurs. Or, sentant bien sa force, et sûr d'exécuter toujours le plan qu'aurait adopté sa pensée, il ne mit pas, comme d'autres, son orgueil à étouffer la trace de la première inspiration. Dans le projet auquel il s'arrêta, il se rapprocha au contraire des conditions de grandeur et de simplicité qu'on avait trop oubliées depuis longtemps.

Alors, avec une ardeur juvénile, on le voit en peu de jours exécuter en bois tous les modèles de détail ou d'ensemble. Tout s'anime de son zèle, il ravive à la fois tous les travaux, il appuie et consolide les bases qui n'eussent jamais supporté leur fardeau; et l'édifice grandit dans sa force et dans sa majesté, sous le regard du glorieux octogénaire.—Pendant dix-sept ans, en effet, Michel-Ange donna toute sa vie de chaque jour, la pensée de toute son âme à la création sans rivale; et Rome vit enfin la vaste coupole dominer, comme un diadème éternel, vingt siècles, représentés dans son sein par cent générations de chefs-d'œuvre.

Pendant ces dix-sept ans, Michel-Ange n'avait voulu recevoir aucun traitement. C'était pour lui-même, pensait-il sans doute, c'était pour son nom qu'il travaillait. C'était à sa propre gloire qu'il édifiait le plus grandiose des monuments où l'homme ait fait habiter Dieu.

Certes, il avait enfin cette fois acquis le droit d'un saint et majestueux repos: il ne se reposa pourtant pas.

Beaucoup de ses œuvres d'architecture sont de la même époque. Il avait donné les plans du Capitole; une aile entière du palais fut exécutée sous sa direction même. Et non-seulement Jules III, successeur de Paul III, malgré les intrigues, malgré les insinuations des jaloux, avait confirmé au grand vieillard les pouvoirs suprêmes dans les travaux de Saint-Pierre; mais, pour sa propre maison de campagne, le nouveau pontife avait exigé que tous les plans fussent faits par Michel-Ange. Les dessins du palais Farnèse lui furent aussi demandés alors; au même temps, le roi de France et le grand-duc de Florence le disputaient, par leurs pressantes sollicitations, aux sympathies jalouses du pape et de Rome entière.

Venise le réclamait aussi, non pour lui demander des ouvrages, mais seulement pour s'honorer elle-même, en lui offrant une hospitalité digne de son nom.

Michel-Ange s'excusa sur son âge, sur ses infirmités, sur la nécessité de sa présence à Saint-Pierre, et refusa modestement toutes ces honorables avances. Sa patrie tenait pourtant toujours une grande place dans son cœur: Florence, ayant formé le projet d'élever une église somptueuse à saint Jean, patron des Florentins, n'en appela pas en vain à son patriotisme et à son génie. Il se mit à l'œuvre avec cette vivacité superbe qui ne l'abandonna jamais, et en peu de jours il eut exécuté cinq projets différents, gradués suivant les dépenses qu'ils pouvaient exiger. Les Florentins, appelés à choisir, se décidèrent pour le plus magnifique; et Michel-Ange, reconnaissant, leur assura, avec un juste orgueil pour lui-même, qu'en réalisant son plan Florence posséderait un temple tel que les Grecs et les Romains n'auraient jamais eu rien d'égal. Les malheurs de Florence nous ont privés de ce dernier et glorieux spécimen du génie de Michel-Ange. L'argent manqua dès les premières constructions, et les travaux furent à jamais arrêtés.

Cette vie pleine de jours et de gloire approchait pourtant de sa fin; depuis longues années déjà le vieillard sublime avait senti planer sur son âme toutes les tristesses de cette solitude infinie qui se fait autour de ce qui dure. Se rappelant peut-être et s'appliquant à lui-même ce vers de Dante:

Désert et désolé comme chose éternelle,

il attendait maintenant, d'un front rasséréné, le baiser maternel de la mort; il souriait aux mélancolies de la tombe; et sa grande joie, c'était de travailler avec piété, avec ferveur, au marbre sous lequel il voulait dormir.

Il avait, dans sa belle vieillesse, conservé toujours une vigueur rare. Cette vigueur baissa tout à coup; il fut atteint d'une fièvre irrégulière qui dégénéra bientôt en langueur. Sentant sa fin prochaine, il fit venir son neveu Léonard Buonarroti, et lui dicta, en quelques lignes, sa volonté dernière. Il abandonnait, disait-il, son âme à Dieu, son corps à la terre, son bien à ses proches; puis, laissant enfin retomber sans vie cette large main qui avait créé tant de choses, le 17 février 1564, à l'âge de quatre-vingt-dix ans accomplis, il rendit à Dieu son âme pleine de foi, d'espérance et d'amour.

Michel-Ange repose au milieu des funèbres grandeurs de l'église de Santa-Croce, panthéon de Florence, où manque seul le grand Alighieri.

La vie de Michel-Ange est écrite, date par date, dans l'historique de ses travaux. On voit, en le suivant pas à pas dans ses créations successives, combien l'art fut, pour lui, toute une destinée bien remplie; pas un moment de tiédeur en son culte passionné; sa vie, ce sont ses œuvres. Disons pourtant ici un mot de l'homme même.

Il avait la tête vaste, ronde, puissamment conformée. Le front spacieux et carré. Les tempes et l'arcade de l'œil en saillie. Le sourcil peu touffu, les yeux moyens, d'un ton brun, moucheté de jaune et de bleu; le nez large, et gardant, dans son écrasement, l'empreinte du coup de poing brutal de Torregiani; la lèvre mince et le menton délicat.—Le bas du visage n'avait aucune de ces vultuosités épaisses, aucun de ces reliefs charnus qui, dans les fortes natures, accusent les appétits terrestres; toute la puissance de cette tête énergique et rare vivait dans les sommets, dans le front, dans le crâne, dans la solide voûte qu'habite le cerveau.—Il avait de larges épaules; le corps robuste, bien fait, sec, musclé, nerveux; le tempérament vigoureux et sain, une complexion à toute épreuve. On peut dire qu'il ne fut jamais malade; un accident grave, une chute qu'il fit en visitant un échafaud dans les travaux de Saint-Pierre, et sur ses vieux jours, les douleurs de la gravelle, le forcèrent seuls à interrompre deux fois les rudes besognes de l'art.

Il avait vécu toujours comme un sage, parfois même, dans le fort de ses travaux, comme un anachorète, se nourrissant, le plus souvent alors, de pain et d'un peu de vin généreux. Quand la fortune lui eut prodigué ses faveurs, il fut bon, secourable, attentionné aux autres, rude ou insouciant pour lui-même. «Ascanio mio, disait-il à Candivi, son élève, quoique riche, j'ai, ma foi, vécu comme un pauvre!» et à peine s'en était-il aperçu.

Il dormait peu; souvent il ne se déshabillait même pas. Le travail de nuit n'était qu'un jeu pour cette organisation prodigieuse. Cette austérité, cette simplicité, cette philosophie stoïque, qui lui faisait accomplir son œuvre et mépriser sa gloire, il l'avait trouvée dans l'amour de l'art, dans un penchant sans effort, dans sa nature même; mais il l'avait aussi complétée dans sa vertu. Il ne fit jamais une action mauvaise. Le vice, la lâcheté, la bassesse, et aussi le stupide orgueil de l'ignorance, purent seuls susciter ses généreuses colères. Il n'eut pas, il est vrai, grand mérite à n'envier personne; qui pouvait-il envier? Mais il fut loyal pour tous, impartial pour ses rivaux, juste pour ses ennemis. Les jaloux du second rang, plus, certes, que Raphaël lui-même, voulurent, dans la gloire de ce dernier, faire oublier un moment celle de Michel-Ange: Michel-Ange n'en rendit pas moins témoignage au génie de Raphaël. Bramante employa sa vie et son crédit à gêner l'essor du jeune rival que lui envoyait Florence. Michel-Ange se plut toujours à reconnaître la beauté du plan primitif que Bramante avait conçu pour Saint-Pierre. Rien de plus touchant que son attachement fidèle et ses inconsolables regrets pour son vieux serviteur Urbin; on sait comme il le pleura, comme il se désespérait de ne l'avoir pas précédé dans la tombe. La mort d'un frère bien-aimé avait été aussi quelque temps auparavant pour lui une amère douleur.—Ses actes de générosité pour les petits, de dévouement aux plus humbles, égalent seuls sa hautaine raideur vis-à-vis des puissants de la terre. De ces derniers, beaucoup auraient pu dire, et avaient durement appris, s'il avait l'âme d'un courtisan, s'il savait humblement courber le front, ou supporter un outrage. Il se sentait grand; il avait lui-même le respect de sa grandeur, et eut ainsi toujours le secret, comme le droit, d'imposer ce respect aux autres. Sa repartie, suivant l'occasion, sortait du fond de son cœur, ou tombait du haut de son orgueil. On aime à le voir se révéler lui-même dans ces deux mots de dialogue:

«Quand je serai mort, disait-il à son vieil Urbin, que deviendras-tu, mon pauvre ami?—Il me faudra bien chercher un autre maître...—Et tu crois que je le souffrirai? tiens! voilà deux mille écus...»—Voici le contraste: Le pape Paul IV se plaignait des nudités du Jugement dernier, et fit demander à Michel-Ange de les voiler. «Allez dire au pape, répondit le rude maître, qu'il s'occupe un peu moins de réformer mes peintures, chose facile, et que je ferai quand je voudrai; mais qu'il songe un peu plus à réformer les hommes, ce qui est sa tâche, et n'est pas aisé.»

Ses idées sur l'art étaient aussi élevées, aussi fières que son exécution était puissante. Il aimait, de passion, le beau en toutes choses: un beau cheval, un beau chien, une belle fleur, un arbre majestueux, une montagne grandiose; tout ce qui est beau dans l'art et beau dans la nature le charmait, le saisissait, l'inspirait. Il cherchait la beauté à travers la création, comme la mouche cherche son doux nectar en volant du calice de la rose aux grappes du marronnier en fleur, du bouton du lis au chaton du cèdre.

Il prisait par-dessus tout l'originalité; il eût sans doute conseillé à tout artiste de faire moins bien suivant sa propre nature que mieux dans l'ornière d'un autre. «Celui qui s'habitue à suivre, disait-il, n'ira jamais devant.»—Il avait du trait dans l'épigramme, et y eût certainement excellé si son cœur ne l'eût arrêté à propos. La vanité des médiocres l'irritait bien quelquefois, mais il finissait par en rire, et, en tout cas, il lui réservait pour châtiment une raillerie innocente. Un peintre ignorant, Bugiardini, lui demandait son avis sur un portrait: «Ah! très-bien, fit Michel-Ange, mais vous lui avez placé l'œil au milieu de la tempe, c'est du nouveau.» Le peintre résiste et prétend que son portrait est l'image exacte du modèle: «C'est possible, reprend alors négligemment Michel-Ange, ce sera la faute de la nature.»

Il rencontre un jour un enfant au visage idéalement beau, et lui demande son nom. C'était le fils du peintre bolonais Francia, qui n'avait jamais eu le don de charmer le peintre de la Sixtine. «Ah! ma foi, mon garçon, dit le maître à l'enfant, ton père fait décidément bien mieux en réalité qu'en peinture.»—On regrettait enfin devant lui qu'il ne se fût pas marié et qu'il dût mourir sans postérité. «J'ai eu l'art pour épouse, répondit-il, et c'est encore trop d'avoir eu celle-là dans ma vie. Ma postérité, c'est mon œuvre; elle me suffit bien. Ghiberti a laissé un vaste patrimoine et de nombreux enfants. Qui saurait aujourd'hui son nom s'il n'eût pas fait les portes de bronze du baptistère de Saint-Jean de Florence? Le patrimoine est dissipé, les enfants sont morts; le monument est debout!»

Une seule passion, nous l'avons indiqué, vint illuminer son âme, et la remplit, jusqu'à la mort, du douloureux bonheur d'aimer. Ses poésies sont la chaste et mélancolique confidence de durables ardeurs pour un objet digne d'un tel homme.

On connaît le nom et l'histoire de Vittoria Colonna, fille de Fabricio Colonna, le plus grand capitaine de son temps, mariée très-jeune à Fernand d'Avaloz, marquis de Pescaire, qui devait se faire aussi un nom fameux par une vie courte, mais bien remplie. Vittoria, rayonnante de beauté et de poésie, avait trouvé dans cette union toutes les joies du cœur et tout le prestige des belles renommées. Ivresses fugitives! Le marquis de Pescaire succomba tout à coup, au milieu même de ces rares félicités: de nombreuses blessures et les fatigues de la guerre avaient rapidement mûri, pour la mort, son héroïque jeunesse.

Vittoria était alors aussi célèbre par son esprit que par sa beauté. Tout ce qu'il y avait de plus illustre sollicita bientôt sa main; mais elle repoussa toutes les adorations, s'enferma dans la solitude, et voua son génie tout entier à la gloire de son époux, au souvenir de leur amour brisé. Ses poésies, pleines de charme et de cœur, douloureux soupirs d'un regret sans fin, vastes aspirations d'une immortelle espérance, se répandirent bientôt pour consoler et ravir toutes les âmes tendres, tous les cœurs éprouvés. C'est par ces poésies que Michel-Ange sentit l'amour envahir sa vie; c'est Vittoria Colonna que sa grande âme trouva seule à la hauteur de l'idéal sublime et du fantôme adoré de ses rêves. La pudique fidélité de Vittoria pour son mort bien-aimé ne put s'effaroucher de cette flamme, si pure que les anges en eussent été volontiers complices. Et, à mesure que l'austère douleur de la noble veuve gagna en profondeur ce qu'elle perdait en cuisante amertume, un doux commerce de poésie, une fière intimité de génie, l'hymen éthéré de deux âmes, rapprocha le grand archange de la peinture et la muse séraphique dont il vivait épris. L'inspiration de Vittoria se retrouve dans les plus poétiques des œuvres religieuses de Michel-Ange. Ce souffle de femme a passé comme une brise bienfaisante sur la pensée austère du rude Toscan pour l'attendrir et la sanctifier.

La mort de Vittoria, son illustre dame, sa Béatrix, son doux génie visible, fut pour lui l'inconsolable désespoir. Ses larmes ne furent pas perdues pour la postérité: un soupir de la muse les cristallisa en beaux vers.

Il nous reste ici à dire encore quelque chose de Michel-Ange poëte. Mais, par ce qu'on connaît déjà de son âme, on sait, dès à présent, vers quelles régions du spiritualisme, de l'amour et de la piété, l'aile de l'aigle dut diriger son essor. Michel-Ange adorait Dante et savait par cœur la Divine Comédie; il s'était enivré des magnificences des saintes Écritures; il savourait Pétrarque aux heures de tendresse, et souvent aussi l'éloquence indomptée de Savonarola avait répondu à toutes les secrètes révoltes de son noble cœur. Il avait connu, il avait aimé le prophète de Florence; et de ce qu'il aimait, Michel-Ange gardait long souvenir.

C'est donc en ce milieu de poésie et d'élévation contemplative qu'il nourrit d'une moelle sacrée, qu'il abreuva d'enivrements suprêmes la sublime faim, la divine soif de sa muse.

Nous n'essayerons pas de rendre, dans la pâleur et dans la faiblesse de la traduction, quelques-unes de ces belles et si nobles pensées qui méritèrent à Michel-Ange la quatrième couronne dont Condivi, son biographe, voulait qu'on décorât son front. On trouve dans ses sonnets, dans ses épigrammes ou stances et dans ses canzone quatre inspirations également très-remarquables, quatre amours, quatre cultes: celui de l'art, celui de Vittoria Colonna, celui de Dante et celui de Dieu.


GIORGIONE

Le pinceau de Léonard de Vinci et la palette de Giorgione, disait an maître; mais ne sont-ils pas, l'un comme l'autre, le miracle de l'art?

Giorgione voulait être à Venise ce que Léonard de Vinci avait été à Florence et à Milan. Comme Léonard de Vinci, il était né chevaleresque, doué de l'intelligence souveraine. Il avait la beauté et le charme, la force et la grâce, l'autorité et la magnificence. Lui aussi, il proclama l'art affranchi; les écoles gothiques furent fermées; il décréta que le seul maître étant la nature, la seule inspiration était le beau.

La foi en l'Art élevait son Église à côté de la foi en Dieu.

À force de travail, les peintres primitifs éteignaient dans leurs œuvres ce rayon du génie qui, chez les maîtres, donne aux figures peintes je ne sais quelle âme qui est déjà la vie. L'œuvre de Bellini et de son école nous émerveille par la patience; l'œuvre de Giorgione et de son école nous transporte par ses miracles. Là-bas, ce n'est qu'une œuvre d'art; ici, c'est une œuvre de vie; là-bas, nous nous étonnons devant le labeur de l'atelier; ici, nous sommes surpris par ce don inouï de création: le labeur se cache sous des prodiges de puissance. Giorgione et ses disciples, tout en contenant leurs forces, ont répandu toutes les fortunes de l'art comme des enfants prodigues. Quelquefois même le fleuve envahit ses rives; mais avant l'arrivée de Véronèse et de Tintoret il ne débordera pas.

Les trois Italiens, les trois inspirateurs qui furent le mieux doués, sont Léonard de Vinci, Raphaël et Giorgione; il y a du Dieu dans ces trois hommes. Voyez-les à leur soleil levant, ils se dépensent en fêtes et en amours; on ne sait pas où ils étudient, tant la vie les appelle à toutes ses aspirations. L'atelier est bruyant, on y fait des armes, on y joue du violon, on y dit des vers. Les maîtresses viennent, les Violantes et les Fornarines; elles aussi vont donner la vie au pinceau, car elles ne poseront pas pour l'amour de Dieu, mais pour l'amour de l'Amour.

Et combien d'ateliers voisins où on ne s'amuse pas, où on travaille gravement, et où on ne trouve ni la ligne éloquente ni la couleur divine! C'est qu'il y a dans l'art les initiés, ceux-là qui savent tout sans avoir rien appris, je me trompe, s'ils savent tout, c'est qu'ils ont eu le don de lire, à livre ouvert, le livre de la vie, là où les autres s'épuisent à l'A, B, C.

Giorgione, cet autre Arioste, qui écrivait ses poëmes avec un pinceau d'or, tout en vivant à cœur ouvert, tout en jetant sa jeunesse aux aventures et sa vie aux femmes, garda toujours dans son œuvre, comme dans un tabernacle, cette fleur d'intimité qu'il avait cueillie dans le jardin des vieux maîtres, et qui répand un si chaste et si sympathique parfum dans l'âme du spectateur. Cette fleur-là, Titien la cueillit aussi, mais elle s'est fanée dans ses mains. Véronèse, qui fut à Titien ce que Titien fut à Giorgione, était trop à la surface pour s'inquiéter des voix intérieures, des poésies cachées, des poëmes invisibles.

On ne connaît pas Giorgione si on n'a pas un peu couru le monde. On ne le retrouve guère à Venise, où Titien vous éblouit à chaque pas; mais quand on s'est enivré du soleil de Titien, on cherche Giorgione, cette aurore déjà dorée, mais gardant ces belles teintes roses qui se fondent si harmonieusement sur la palette du ciel quand le soleil les caresse.

Giorgione voyait de plus loin et de plus haut que Titien. Il regardait, par-dessus les exemples de Bellini, les exemples de Léonard de Vinci et du Corrége.

Il ne voulut imiter ni l'un, ni l'autre; mais tout en gardant sa forte originalité, il étudia le merveilleux clair-obscur de Léonard de Vinci. Il ne rechercha pas comme ce grand maître la poésie des ombres, mais c'est souvent par le même travail qu'il arriva à la poésie de la lumière. Là où Vinci songe, Giorgione parle. Le maître de Milan se réfugie dans les solitudes mystérieuses de l'art: le maître de Venise aime les fêtes bruyantes du pinceau, mais des deux côtés le cœur bat au même sentiment, devant la poésie de la Nature.

Pareillement il y a un monde et un trait d'union entre Corrége et Giorgione. Si Corrége enseigne la grâce fondante et le charme pénétrant, Giorgione montre ces beaux airs humains que ne comprime plus la peur du péché, ces libres expressions, ces épanouissements de l'âme sur la figure, qui sont aussi la marque de la beauté dans l'art.

Giorgione vivait comme il peignait: il jetait l'or à pleines mains,—les jours où il en avait,—sur les pas de sa maîtresse. Les jours où il n'avait pas d'argent, il ne se croyait pas plus pauvre pour cela. Il n'eût jamais, dans sa fierté, signé les épîtres de Titien à Charles-Quint. Il disait qu'un peintre était roi chez lui. Le duc de Parme lui dépêcha un gentilhomme pour l'amener à sa cour, où toutes les dames voulaient être peintes par lui. L'ambassadeur trouva le peintre de Castel-Franco le pinceau à la main devant une de ces fêtes giorgionesques qui sont comme la première épreuve, plus ferme et plus chaude, des fêtes galantes de Watteau.—Vous allez partir avec moi, dit le gentilhomme.—Demain, dit Giorgione. L'ambassadeur attendit. Le lendemain il fallut attendre encore, puis le surlendemain, puis toute une semaine. Et comme le gentilhomme se fâcha: «Comment voulez-vous, lui dit Giorgione, que je quitte ma cour pour aller à celle d'un autre?»

Giorgione, comme Léonard de Vinci, ne se disait jamais vaincu. Pour lui la peinture était l'art par excellence. Il disait: «Je bâtis des palais, je sculpte, j'écris des poèmes et je chante comme un musicien.» Selon Vasari, dans le temps où le Verruchio exécutait son cheval de bronze, «Giorgione se rencontra avec plusieurs artistes qui prétendaient que la sculpture avait sur la peinture l'avantage de montrer une figure de tous les côtés, pourvu qu'en tournant autour d'elle on changeât le point de vue. Giorgione, au contraire, soutenait que la peinture pouvait offrir tous les aspects d'un corps et les faire embrasser d'un seul coup d'œil sans qu'on eût besoin de changer de place. Il s'engagea même à représenter une figure que l'on verrait des quatre côtés à la fois. Les pauvres sculpteurs se mirent la cervelle à l'envers pour comprendre comment Giorgione se tirerait d'une semblable entreprise. Il peignit un homme nu, dont les épaules sont tournées vers les spectateurs. Une fontaine limpide réfléchit son visage, tandis qu'un miroir et une brillante armure reproduisent ses deux profils: œuvre charmante et capricieuse qui justifia les prétentions du grand artiste.»

Comme Léonard de Vinci, Giorgione a tout tenté.

Selon la tradition, Giorgione a aimé Violante aussi; mais c'est une autre femme, une patricienne, devenue sa maîtresse, qui lui donna «l'amour et la mort.» Elle se passionna sous ses yeux pour un de ses disciples, Pietro Luzzo, de Feltre, un beau garçon qu'il avait admis à ses fêtes de tous les jours. Sa maîtresse partit avec le disciple; elle revint une fois comme pour mieux asservir ce pauvre cœur déjà dans l'enfer. Elle repartit et ne revint plus. Tout à ses colères jalouses, Giorgione voulut jouer le dédain; mais cette femme était son âme, il mourut.

Qui donc a écrit ce beau sonnet sur la vie de Giorgione et sur l'ombre aimée qui errait avec lui?

J'ai peint dans le monde, et il fut si grand le bruit
De ma renommée dans cette contrée et dans cette autre,
Que ma gloire égale celle de Zeuxis et d'Apelles,
Et que tout rivage éloigné retentit de mon nom.

Dans mon jeune âge, je quittai ailes déployées
Le nid paternel pour aller acquérir des grâces nouvelles;
De là, je m'envolai au ciel, parmi les étoiles d'or,
Où j'ai une chambre meilleure et une demeure sûre.

Ici, entre les âmes éternelles et divines.
Je prend, pour les imiter, des idées plus belles,
Ornées de grâces et ardentes de lumières.

Et je continue le travail de mon pinceau,
Et je vais errer avec l'ombre aimée parmi les vivants,
Tandis que je prends des formes divines dans le ciel.

Giorgione et Titien, nés à la même heure, eurent le même ciel, le même maître, presque le même pinceau et peut-être la même maîtresse. Mais Giorgione, qui menaçait d'enterrer toute sa génération par sa force herculéenne, mourut comme un enfant d'une trahison de femme, tandis que Titien, svelte et pâle en sa jeunesse, traversa les passions sans y laisser sa force. Giorgione avait un cœur vaillant et tendre, un cœur d'or; Titien avait un cœur de bronze. Chamfort disait: «Il faut que le cœur se brise ou se bronze.» Giorgione eut le cœur brisé là où Titien eut le cœur bronzé, si l'on me permet ce jeu de mots qui peint si juste.

L'art et l'amour ont été toute la vie de Giorgione. Des sa jeunesse il a représenté, dans son paysage de Castelfranco, avec le château sur le second plan et ses belles montagnes bleues à l'horizon, il a représenté trois jeunes filles qu'il aimait, comme on aime à l'aube avec les rêveries embrumées encore,—comme on aime avant la passion, ce soleil qui dévore les dernières visions du matin.—Ces trois belles filles, qui ont tout à la fois le type des Trévisanes et des Vénitiennes, cheveux onduleux et dorés, ovale mollement arrondi, regards naïvement amoureux, sont peintes toutes nues sous les frais rideaux de la ramée. Et ainsi elles sont métamorphosées en ces trois Grâces qui se soumettent au jugement de Paris. Paris, c'est un peu Giorgione. Il les regarde si longtemps qu'il ne songe plus à donner sa pomme. Ce curieux tableau, de la première manière du peintre, indique encore l'atelier de Bellini par quelques timidités de contour; mais quelle merveille déjà par les horizons, le ciel, les arbres! Le maître se révèle partout. Les figures même, toutes discrètes encore et comme enchaînées dans leur pudeur, ont un charme tout giorgionesque. Le beau Paris est beau: il a raison de garder la pomme.

Giorgione s'est peint plus d'une fois. On peut étudier à Venise et à Munich sa tête énergique et douce, forte et tendre. L'intelligence a élargi ce front superbe, l'amour a tempéré par un sourire cette lèvre fière. C'est la beauté, mais la beauté impérieuse qui n'est pas comprise par les femmes. Ce n'est pas le miroir à coquette qui, comme le miroir, n'a qu'une surface polie. Giorgione, par son aspect rude et méditatif, ferait peur à une petite-maîtresse; mais une vraie femme s'y prendrait par le cœur et par l'âme.


Flore d’après Titien

TITIEN

E Tizian che onora
Non men Candor, che quei Venezia e Urbino.

ARIOSTO.

Il designo di Michel Angelo,
El coloristo di Titiano.

LE TINTORET.

Titien détrôna Giorgione, mais ce ne fut qu'après lui avoir pris ses armes.

Il avait d'abord traduit mot à mot la nature comme son maître Bellini, mais, en voyant un portrait de Giorgione, ses yeux s'ouvrirent à la vraie lumière, comme lorsque le soleil répand la vie là où l'aube pâle encore ne donne pas l'accent souverain.

Vasari constate que le premier portrait de Titien, si Titien ne l'eût pas signé, eût été infailliblement attribué au Giorgione.

Non-seulement il prit la manière de Giorgione pour les portraits, mais il la prit aussi pour les fresques. Giorgione avait peint à Venise la façade de l'entrepôt des Allemands, sur le Grand Canal; Titien, par la protection de Barbigo, fut appelé à peindre la façade sur la Merceria. Quand son travail fut découvert, des patriciens, de ceux-là qui avaient salué le règne de Giorgione, lui dirent, à la première rencontre, qu'il venait de se surpasser dans la façade de la Merceria; ce à quoi répondit Giorgione: «Ce n'est pas moi qui ai peint cette façade, c'est un jeune homme de Cador.—Vous voulez nous tromper, reprirent les amis de Giorgione, il n'y a que vous à Venise pour peindre avec cette belle liberté de touche et cet éclat de coloris.—Ce Cadorin, poursuivit Giorgione, a pris mes pinceaux et ma couleur, aussi vais-je me croiser les bras.» Et Giorgione rentra chez lui, blessé au vif.

Il fut quelque temps sans vouloir peindre, disant qu'il voulait bien que Titien lui ressemblât, mais qu'il ne voulait pas ressembler à Titien.

Je ne chercherai pas avec l'abbé Lanzi si Titien choisissait ses couleurs ailleurs que chez les marchands de Venise, qui étaient des fripons. Passeri a beau me dire que beaucoup de peintures de son temps étaient rapidement altérées, parce que les marchands de Venise vendaient de mauvaises couleurs; j'aime mieux reconnaître qu'avec leur sentiment et leur science du coloris, les peintres de Venise avaient raison de prendre le fond blanc pour point de départ (car ils avaient coutume d'emplâtrer leurs panneaux.) Sur ce fond blanc, les teintes répandues pendant la composition avaient une fleur de vie, une transparence idéale, un éclat magique que les empalements les plus savants ne produisent jamais sur un fond neutre. Rubens reconnaissait cette loi, seulement il peignait sur fond rouge.

Ce n'est jamais d'ailleurs par le même chemin que deux coloristes se rencontrent; que de fois, pour arriver au but, ou est parti d'un point opposé! C'était à force de marier ses couleurs que Titien était coloriste, tandis que Rubens avait l'amour des couleurs vierges; aussi les copistes patients ont-ils plus heureusement pastiché le peintre de Venise que le peintre d'Anvers. Je dirai toujours au premier regard si tel tableau appartient à l'œuvre de Rubens; il m'arrivera comme à tout le monde, comme aux Vénitiens eux-mêmes, de me tromper devant une copie de Titien. Et pourtant, comme Zanetti, j'ai longtemps médité devant les chefs-d'œuvre éblouissants de ce pinceau d'or.

On a dit que Titien était un naturaliste, on dit aujourd'hui un réaliste. Aujourd'hui comme autrefois, on se trompe. Il était trop artiste, trop doué, trop créateur, trop giorgonesque pour tomber dans l'imitation servile. Comme tous les maîtres, il adorait la nature, mais il y répandait le rayonnement de l'art. Par exemple, il esquiva les teintes heurtées, les ombres fortes, les reliefs accusés[3]. Pour donner plus de fraîcheur et plus de volupté à ses carnations, il répandait la vie à pleine main; mais c'était surtout aux yeux et à la bouche qu'il donnait l'âme de sa palette. En voyant un de ses chefs-d'œuvre, on sent que la vérité l'inspirait; mais pourtant si on étudie le jeu des lumières et des ombres, on s'aperçoit qu'il peignait sous le jeu des lumières et des ombres de son esprit. La vérité doit être accentuée; c'est le triomphe de l'art de répandre sur elle l'artifice et l'illusion pour lui donner plus de force et plus de relief. Titien ne veut pas, d'ailleurs, surprendre par les effets violents: il est harmonieux et souriant; ses miracles sont des miracles de lumière; il a pris un rayon au soleil et il le répand sur ses tableaux avec la magie du prisme. Il a horreur des tours de force; il ne veut pas, comme les matamores de la peinture, marier les couleurs ennemies, ou plutôt violer les teintes pudiques par les teintes écarlates. Sa maxime, c'est la passion et non la violence; il ne veut pas que l'artiste éteigne son beau feu dans les détails, mais il recommande au pinceau le plus emporté les caresses nonchalantes, surtout quand le peintre donne la fleur de vie, le duvet de pêche, le marbre, l'or et la pourpre au corps de la femme.

Il y a beaucoup de légendes sur la Violante, qui, au musée du Louvre, répand ses cheveux rayonnants, ces beaux cheveux que la nuit n'éteint pas. Selon quelques historiens, c'est Lavinia, la fille de Titien. «Nous sommes amoureux fou de Violante, la fille du Titien, et nous avons déjà fait deux fois le voyage d'Espagne pour mettre un baiser sur sa belle bouche entr'ouverte comme une grenade mûre. Malheureusement elle a les bras trop occupés à soutenir sur un plat d'argent la tête de saint Jean-Baptiste, et n'a pu se jeter à notre cou comme elle en avait envie, on le voyait à ses yeux.» C'est charmant; mais pourquoi M. Théophile Gautier, qui sait si bien son histoire de l'art, dit-il de Violante «la fille du Titien?» Quand Violante posait cheveux épars et seins nus dans l'atelier du Titien, roi de Venise, Titien avait trente ans. Selon quelques autres historiens, c'est la maîtresse de Titien; selon la tradition vénitienne, Violante fut aussi la maîtresse du Giorgione.

La plus vraie tradition, c'est quelque belle fille qui perpétue Violante, comme si le Maître des maîtres se complaisait toujours à ce masque radieux. À Venise avant de voir les tableaux peints on les voit déjà par les tableaux vivants. Pourquoi ne parlerais-je pas de cette Violante après la lettre (comme si Dieu n'était qu'un disciple de Titien) que j'ai rencontrée un matin sur la Giudecca, en revenant de San Giorgio Maggiore? Oui, dans une gondole rafalée, je vis apparaître une belle fille de vingt ans, d'un éclat inouï, d'une jeunesse exubérante. La santé a aussi sa poésie. Je reconnus du premier regard la Flora de Titien, la fille de Palme le Vieux; elle avait un bouquet à la main, bien moins éclatant, bien moins épanoui que ses vingt ans. Elle se penchait nonchalamment sur la Giudecca pour voir sa beauté, tout en secouant sur ses lèvres les fleurs déjà flétries de son bouquet. Le gondolier qui la conduisait à la place Saint-Marc la regardait avec passion: il chantait à demi-voix les notes bizarres des bacchanales du Lido. C'était un beau gondolier, vêtu de haillons, mais dans le style vénitien. On ne saurait avoir une idée de sa grâce à ramer sans l'avoir vu à l'œuvre. La belle l'écoutait avec le charme d'un vague souvenir d'amour.

Après avoir vu le portrait vivant de Violante, je voulus revoir son portrait peint. Est-elle moins vivante dans l'œuvre de Titien, sous sa couleur de vie? On y reconnaît la touche du maître, mais le plus souvent, il n'y donnait que le dernier coup de pinceau,—le plus difficile, celui qui révèle le génie.—Voici, selon Lanzi, la raison de toutes ces Violantes attribuées à Titien: «Son atelier était un sanctuaire impénétrable. Lorsque ce grand maître sortait, il laissait ouverte la porte de son atelier, afin que ses élèves pussent copier furtivement les tableaux qu'il y laissait. Au bout de quelque temps il trouvait plusieurs de ces copies à vendre, il les achetait et les retouchait; de sorte que ces copies devenaient les originaux. Il lui arrivait même de les signer.» Après cette affirmation de Lanzi, historien digne de foi, on peut dire avec Théophile Gautier: «Hormis les sept ou huit musées royaux ou princiers où la généalogie des tableaux se conserve depuis qu'il sont sortis de la main du peintre, toutes les toiles que l'on attribue aux grands peintres italiens ne sont que d'anciennes copies.» Cependant tous les grands peintres italiens ont été si fertiles, surtout les Vénitiens! Les deux Bellini peignaient encore à quatre-vingt-dix ans; Mantegna, Palma et Tintoretto étaient vaillamment à l'œuvre à quatre-vingts ans. Pour Titien, tout le monde sait qu'il mourut à quatre-vingt-dix-neuf ans. Et il mourut de la peste!

Pour connaître Lavinia, je traduis à peu près mot à mot l'abbé Giuseppe Cadorin qui a étudié cette grave question dans son in-quarto: dell' Amore dei Veneziani per il Tiziano[4]. «Lavinia naquit à Venise, après ses frères, sans doute vers 1530. On n'a aucun renseignement sur son éducation, mais certainement elle devait être sérieuse, car un jeune homme illustre et bien élevé avait mis sur elle la pensée de l'obtenir en mariage. Son père l'aimait tendrement et tellement qu'il croyait revoir peut-être en elle la jeune fille regrettée qui lui fut enlevée par la mort, à la fleur de ses ans, et qui avait été tenue sur les fonts baptismaux par Francesco Zuccati, le célèbre mosaïste. Lavinia était belle de forme et gracieuse en ses manières. Titien peignit plusieurs fois en diverses attitudes cette aimable figure. Tantôt de face et en vêtement noir, avec un collier de perles précieuses au cou, ceinte aux flancs d'une ceinture d'or et dans la main un éventail de plumes, peinture qui illustre la galerie royale de Dresde; tantôt il l'a représentée soulevant une élégante cassette, comme on la voit dans la royale galerie de Paris. Plein dame est le caractère de la tête, à laquelle donne du brio le coloris le plus parfait et le plus naturel, la grâce et l'élégance des mouvements, la vivacité de l'expression et la correction du dessin[5]

Nous allons voir comment Titien «colloqua» sa fille à un mari: «Le peintre ayant dans ces travaux donné l'essor à son sentiment paternel, voulut, en excellent père qu'il était, colloquer sa fille en un honorable mariage. Le 20 mars 1555, par les actes de Giovanni Alessandrino, notaire de Cadore, fut fait le contrat avec Comelio, fils de Marco Sarcinelli et de Colliope, nobles de Serravale. Titien assigna à Lavinia une dot considérable pour ce temps, de deux mille quatre cents ducats, et ce devoir fut en tout point rempli par le peintre. Le mariage fut fécond puisqu'il donna la lumière à six enfants. Mais le ciel voulut, après l'accouchement du dernier de ceux-ci, appeler Lavinia au repos éternel, laissant plongés dans la douleur, le mari, le père et les enfants; ce malheur arriva environ vers 1561. Si le bon Titien avait d'abord, dans ses peintures, montré sa joie pour cette fille, plus tard, dans un autre travail, il exprime l'amertume de sa douleur. On voit, dans ce tableau, le peintre déjà vieux se tenant tout affligé aux pieds de sa fille enceinte. Il lui touche la ceinture comme s'il voulait dire: Voilà la cause de ton fatal destin! Elle, occupée des plus graves pensées, des douleurs qui la tiennent en travail, comme affaissée et manquant d'haleine, elle appuie un bras sur une cassette qui montre, caché dans l'intérieur, un crâne humain décharné. La peinture est vraiment émouvante.»

Mais cet étrange symbole exprime trop étrangement le malheur familial.

Pour payer la dot de sa fille[6], Titien écrivit à Charles-Quint, se recommandant à sa libéralité pour obtenir la pension de deux cents scudi concédée sur la Chambre de Milan et la pension de cinq cents scudi pour la naturalisation en Espagne de son fils Orazio. «Si cette grâce lui fut accordée, on l'ignore; ce qui est hors de doute, c'est que Titien fit honneur au contrat nuptial. Le 19 juin 1555, il compta à Sarcinelli une part de la dot en scudi d'or. En 1556 il donna le surplus en un collier de perles et d'or et en deniers. Le contrat de dot comme le reçu existent en originaux ès mains du docteur Pietro Carnieluti de Serravalle.»

L'abbé Cadorin se trompe et va se contredire tout à l'heure, quand il affirmera l'existence de la maîtresse de Titien. Si Violante est la maîtresse de Titien, ce n'est pas Lavinia que nous admirons, ce n'est pas Lavinia qui nous passionne au Musée du Louvre, à Florence et partout. D'ailleurs, il est prouvé que Titien peignait ses Violante et ses Flora avant l'épanouissement de la beauté de Lavinia. Il les peignait, il est vrai, jusqu'en ses dernières années, mais dans la poésie du souvenir et comme pour ressaisir sa jeunesse. Et aussi parce que cette adorable figure—symbole des voluptés vénitiennes—lui était toujours payée à pleines mains.

Mais étudions mot à mot les révélations de notre curieux historien.

«Je n'affirmerai pas que Titien n'a pas aimé, car l'amour, a dit le poëte, prend possession de toutes les âmes nobles. Titien fut très-noble, mais il ne me paraît pas qu'il fût capable d'être dépravé dans ses affections, comme le dit méchamment le Carpani dans les LETTRES MAJERIANES. A-t-il donc eu entre les mains toutes les preuves pour le juger ainsi? L'assertion est chose aisée, la soutenir est plus difficile. Lorsque les écrivains contemporains de Vecellio et même la langue licencieuse et médisante de l'Arétin en font silence et le louent plutôt de sa réserve dans ses transports avec les femmes (Lettre de 1553), ce sont des songes de malade que de l'imaginer livré aux plaisirs jusqu'à l'égarement[7]. C'était la coutume de ce siècle fortuné qu'on eût une amie ou réelle ou imaginaire. Les vers insipides des pédants pétrarquesques en sont la preuve. Ils honoraient leur amie avec des noms moins dévots qu'ils ne sont à présent, mais plus héroïques, tels que ceux de Violante, de Cornélie, de Délie, de Lavinie[8], à la manière des poëtes qui substituent aux noms véritables ceux de Lesbie et d'Irène. Je hasarde celle opinion que sous le nom de Violante il faut voir celui de la femme de Titien, l'époque de son mariage n'étant pas éloignée de celle où il l'a peinte dans les Bacchanales pour le duc Alphonse de Ferrare. Mon idée paraîtra bizarre, mais cependant elle est plus vraisemblable que toutes les raisons spécieuses qui soutiennent qu'elle était fille de Palma le Vieux[9]

L'illogique abbé, après avoir reconnu la présence réelle de Violante, essaye de prouver qu'elle n'est pas fille de Palma le Vieux. Après beaucoup de preuves stériles, il revient à cette tradition, mais à une condition, c'est que Violante fut à la fois la femme et la maîtresse de Titien; c'est-à-dire qu'il aurait aimé Violante, fille de Palma, et comme amante et comme épouse. Il ne faudrait voir dans Violante maîtresse et femme qu'une seule et même personne. Tel est le sens de la phrase ambiguë: E che doppio fosse l'affetto.

Et après beaucoup d'autres contradictions, l'abbé Giuseppe, qui trouve le terrain glissant, finit par cette opinion téméraire et orthodoxe: «Si la Violante enflamma notre artiste après la mort de sa femme, je dirai que cet amour me paraît avoir été plutôt platonique qu'amoureux.» Pourquoi, monsieur l'abbé?

Le portrait de Violante n'est pas un portrait de fantaisie, donc Violante a existé. Alexandre Dumas, qui a très-bien mis en scène Titien, s'est trompé, lui aussi, quand il a dit de Violante: La fille de Titien. Certes, l'amour qui a inspiré le peintre dans ce portrait n'est pas l'amour paternel, c'est la volupté qui a guidé sa main comme pour l'apothéose de la beauté corporelle.

Par l'esprit, Giorgione dépassait Titien d'une belle coudée. Je parle ici de ce! esprit du cœur[10]qui accentue le caractère et donne à l'artiste je ne sais quoi de divin: Léonard de Vinci,—Raphaël,—Michel-Ange.—Titien, si fier devant lui-même, croyait aux grands de la terre, et s'humiliait devant eux jusqu'à se prosterner dans la poussière de leurs pieds[11]. Je lisais ses lettres, à Venise, avec un vrai chagrin[12].

Si Charles-Quint ramassait le pinceau du Titien, Titien n'en était pas plus fier pour cela. Voyez:

TITIEN VECELLI, PEINTRE, À L'INVINCIBLE EMPEREUR CHARLES-QUINT

1551.

Prince invincible! si la fausse nouvelle de ma mort a causé du chagrin à Votre Majesté, j'en ai reçu la consolation d'avoir encore une plus grande certitude que Votre Grandeur se rappelle mon dévouement pour son service; ce qui me rend la vie doublement chère. J'adresse à Dieu mes humbles prières, afin qu'il me conserve la vie, sinon longtemps, du moins assez pour me donner le temps d'achever l'ouvrage que j'ai commencé pour Votre Majesté: il est assez avancé pour pouvoir paraître devant Votre Grandeur dans le mois de septembre prochain: je m'incline, en attendant, en toute humilité, en me recommandant avec révérence à ses bonnes grâces.

Cette seconde lettre dépasse la première; on dirait le Renard qui parle au Corbeau:

AU PRINCE D'ESPAGNE ROI D'ANGLETERRE

1551.

Prince sérénissime, j'ai reçu de votre ambassadeur d'Autriche un don plus digne de votre grandeur que de mes petits mérites; il m'a été bien cher, mais il me l'a été d'autant plus que c'est une grande richesse pour un débiteur d'être l'obligé d'un aussi grand souverain.

Je voudrais, par reconnaissance, pouvoir faire l'image de mon cœur, déjà dévoué depuis longtemps à Votre Altesse, afin qu'elle pût voir, dans la partie la plus parfaite de moi-même, sa ressemblance et sa valeur. Mais, cela m'étant impossible, je mets tous mes soins à terminer la fable de Vénus et Adonis dans un tableau d'une forme semblable à celui de Danaé que possède déjà Votre Majesté; j'espère envoyer bientôt celui-ci à Votre Altesse, puisqu'il est très-avancé. Je me prépare à travailler aux autres, afin de les lui consacrer, en regrettant que mon terrain stérile ne puisse pas produire des fruits plus nobles et plus dignes d'elle. Je finirai en priant Dieu d'accorder une longue félicité à Votre Altesse, et de me faire encore une fois la grâce de la voir et de lui baiser humblement les pieds.

Après avoir fait pinceau de velours aux majestés, Titien s'occupe des seigneurs et des courtisans:

AU TRÈS-ILLUSTRE SEGNEUR D. JEAN BÉNÉVIDES

10 septembre 1552.

Je ne sais si monseigneur D. Jean Bénévides sera devenu si fier, à cause du nouveau royaume qui augmente la grandeur de son roi, qu'il ne veuille plus reconnaître les lettres, ni la peinture du Titien, qu'il honorait de son amitié depuis si longtemps. Je crois au contraire qu'il verra celle-ci avec plaisir, ainsi que celles que je lui écrirai, et qu'il s'en réjouira, parce qu'un seigneur naturellement noble et très-humain par croyance, comme l'est Votre Seigneurie, n'en est que plus digne et aime ses serviteurs avec d'autant plus de raison que son autorité et sa faveur s'accroissent avec le pouvoir d'être utile aux autres. J'espère donc que ma personne et mes affaires l'éprouveront plus que jamais. Enfin, je mets ma plus grande espérance dans le grand roi d'Angleterre par le moyen de mon bon seigneur et aimable Bénévides, parce que je sais qu'il me veut du bien et peut m'être utile.

Je fais partir, dans le moment, la poésie de Vénus et Adonis, dans laquelle Votre Seigneurie verra quelle expression et quel amour je sais mettre dans les ouvrages que je fais pour Sa Majesté. Sous peu de temps j'enverrai encore deux autres tableaux, qui ne plairont pas moins que celui-ci; ils seraient déjà terminés, si je n'en avais été empêché par la peinture de la Trinité que j'ai faite pour Sa Majesté l'Empereur. J'aurai bientôt terminé aussi, comme c'est mon devoir, un sujet de dévotion pour Sa Majesté la reine, à laquelle je l'enverrai bientôt. N'ayant plus rien à vous marquer, je me recommande à vos bonnes grâces, en vous baisant les mains, d'où je suis.

Mais Titien aime mieux s'adresser au bon Dieu qu'à ses saints:

AU ROI D'ANGLETERRE

Majesté sacrée! mon génie, accompagné du tableau de Vénus et Adonis, lequel, je l'espère, sera vu par Votre Grandeur avec la même satisfaction qu'elle avait coutume de témoigner à son serviteur Titien, qui vient se réjouir avec Votre Majesté du nouveau royaume que Dieu lui a accordé. J'ai mis les figures de manière qu'elles soient opposées à celles de la Danaé, afin que l'appartement dans lequel elles seront placées en soit plus agréable.

J'aurai bientôt l'honneur d'envoyer à Votre Majesté la fable de Persée et Andromède, qui aura une manière d'être vue différente des deux autres. Il en sera ainsi de Médée et Jason, que j'espère faire partir avec l'aide de Dieu. J'y joindrai un tableau de dévotion auquel je travaille depuis dix ans, dans lequel j'espère que Votre Sérénité verra toute la force de l'art dont est capable votre serviteur Titien. Cependant il prie le nouveau grand roi d'Angleterre de daigner se rappeler que son peintre indigne vit dans l'espoir d'être le serviteur d'un si grand et si bon maître, espérant avoir acquis de la même manière les bonnes grâces de la reine très-chrétienne, son auguste épouse. Que Dieu conserve la reine avec Votre Majesté pendant plusieurs siècles, afin que les peuples, gouvernés et régis par vos saintes et pieuses volontés, se conservent heureux!

Et maintenant Titien trouve que son encre n'a pas assez de vertu: on lui doit de l'argent et on ne le paye pas. C'est une vieille habitude de roi d'être magnifique et de ne pas payer:

À SA MAJESTÉ PHILIPPE II, À MADRID

«Venise, 5 août 1554.

La Cène de Notre-Seigneur, promise depuis longtemps à Votre Sacrée Majesté, est terminée, par la grâce de Dieu, après un travail de sept ans. J'y ai presque travaillé continuellement, avec le désir de laisser à Votre Majesté, dans mes dernières années, le plus grand témoignage que puisse jamais produire mon très-ancien dévouement pour elle. Plaise à Dieu que cet ouvrage paraisse tel à votre jugement exquis, afin que l'on voie que j'ai fait du moins tous mes efforts pour le satisfaire! Je consignerai, un de ces jours, ce tableau pour Votre Majesté, dans les mains de son secrétaire Garzia Ernando, ainsi que vous l'avez ordonné.

Je supplie en attendant votre clémence infinie, afin que, si mes longs services ont pu jamais lui être agréables en quelque chose, elle daigne me faire la grâce d'ordonner que je ne sois plus aussi longtemps fatigué par vos agents pour retirer mes appointements soit d'Espagne ou de la chambre de Milan, et passer désormais plus tranquillement ce peu de jours qui me reste à consacrer à votre service. Alors, libre de mille soins continuels pour me procurer le peu d'aliments que j'en retire, je pourrais employer tout mon temps à travailler pour Votre Majesté, sans en perdre la plus grande partie, comme je suis obligé de le faire, à écrire çà et là à vos divers chargés d'affaire; ce qui m'occasionne beaucoup de dépenses souvent vaincs, pour avoir ce peu d'argent que je puis à peine retirer depuis tant de temps.

Je puis assurer à votre clémence que, si Votre Majesté connaissait ma peine, votre pitié infinie aurait compassion de moi, et qu'elle voudrait m'en donner quelques marques. Quoique, par une bonté particulière, Votre Majesté donne les ordres de me payer, jamais on ne le fait selon ses intentions et selon la forme usitée.

Voilà la cause pour laquelle je suis obligé de recourir humblement aux pieds de mon catholique souverain, en suppliant sa piété de pourvoir à mon infortune; et, ne voulant pas le fatiguer plus longtemps de mes plaintes, je lui baise les mains.

TITIEN.

Pauvre Titien! Après tout, peut-être cette lettre n'est-elle pas si mensongère que nous le croyons; qui sait si les richesses que Vasari et les vieux historiens accordent au roi des coloristes étaient de vraies richesses?

Il payait avec un collier de perles la dot de sa fille et habitait une petite maison sur une des rives les plus abandonnées de Venise, une maison qu'il voulut toujours acquérir et dont il ne fut jamais que le locataire.

Je crois que Titien a traversé toutes les fortunes, même les mauvaises.

Quand il peignit le fameux tableau de Saint Pierre le Martyr, il était célèbre et n'était pas riche. «Se plaignant souvent avec Pietro Aretino, dont les écrits sont si renommés, ce fidèle ami, tâchant de le servir, employait sa plume à publier son savoir et à le faire connaître dans les cours des plus grands princes.» En 1530, quand Charles-Quint alla à Bologne pour être couronné par les mains du pape Clément VII, l'Arétin—il était payé pour cela—«sut si bien faire valoir le mérite du Titien par ses livres et par ses discours, que l'empereur le fit venir à la cour. Il n'y fut pas plutôt arrivé, qu'il commença à faire le portrait de l'empereur, qui en fut tellement satisfait, qu'il combla le Titien de biens et d'honneurs.»

Et le vieil historien ajoute: «Lorsque le pape Paul III alla à Ferrare en l'an 1543, le Titien fit son portrait, et dès ce temps-là il aurait été à Rome, comme le pape le souhaitait, mais étant engagé avec François de la Rovère, duc d'Urbin, il différa le voyage pour aller à Urbin. Enfin, ayant été appelé à Rome en 1548, il fit, pour la seconde fois, le portrait de Paul III, et le représenta assis et s'entretenant avec le duc Octave et le cardinal Farnèse.»

Ce fut alors qu'il peignit cette belle Danaé que Michel-Ange admira si fort, avouant que, pour la beauté des couleurs, la peinture ne pouvait aller plus loin. Et Michel-Ange eut tort de s'écrier: Ah! s'il savait dessiner! Titien avait le dessin de son coloris, comme Michel-Ange avait le coloris de son dessin.

«Le pape l'honora de plusieurs présents, et donna à son fils Pomponio un bénéfice considérable, et même lui offrit l'évêché de Ceneda. Le pape voulut aussi donner au Titien l'office de Fratel del Piombo, vacant par la mort de frà Sebastien, pour l'engager à demeurer à Rome; mais il remercia le pape, désirant retourner en son pays pour y finir ses jours dans le repos et dans la compagnie de ses amis, dont le Sansovino était des premiers.»

C'est ici que se joue la fameuse scène du pinceau ramassé par Charles-Quint. «Sur la fin de la même année, il ne put se dispenser d'aller à la cour de l'empereur, auquel il porta quelques-uns de ses ouvrages, et le peignit pour la troisième fois. Ce fut alors qu'en travaillant, on dit qu'il lui tomba un pinceau de la main, et que l'empereur l'ayant ramassé, le Titien se prosterna aussitôt pour le recevoir en disant ces mêmes paroles: «Sire, non merita cotante honore un servo suo.» Ce à quoi l'empereur repartit: «E degno Titiano essere servilo da Cesare.»

Ce ne fut pas tout: «l'empereur lui ayant ordonné de faire plusieurs portraits des hommes illustres de la maison d'Autriche, pour en composer une espèce de frise autour d'une chambre, il voulut que le Titien y fût aussi représenté. Pour obéir à ce prince, il se peignit lui-même, et par modestie plaça son portrait dans un endroit le moins en vue. Charles-Quint, pour récompenser avec plus d'honneur le mérite de Titien et laisser à la postérité des marques de l'estime particulière qu'il en faisait, l'ennoblit avec toute sa famille et ses descendants; il lui donna le titre de comte palatin, et n'oublia rien de toutes les grâces et faveurs qu'il pouvait lui faire. Il donna à son fils Pomponio un canonicat dans l'église de Milan, et à Horace, son autre fils, une pension considérable.»

Mais c'était la période suprême. Le soleil va descendre et éteindre ses rayons. La vieillesse arrive avec sa neige sur les cheveux d'or, avec sa mélancolie douce encore, avec ses horizons nocturnes. Les fils de Titien vont manger leur blé en herbe. Charles-Quint ne reviendra plus et oubliera de payer les pensions. Les élèves de Titien, Paris Bordone entre autres, disputent déjà la gloire du maître. On sait qu'il signe des tableaux qu'il ne peint pas et qu'il peint des tableaux qu'il ne signe pas. L'heure du déclin a sonné son glas funèbre. C'est alors, j'imagine, que Titien quitte son palais où il recevait le roi de France, pour habiter cette petite maison—la maison de Titien—qu'on montre aujourd'hui aux étrangers.

À son dernier jour, il avait conservé toute la verdeur de ses vingt ans. J'ai vu à l'Académie des Beaux-Arts son premier et son dernier tableau, qui sont placés dans la même salle comme deux pages curieuses de son histoire. Le croira-t-on? le tableau le plus hardi, le plus vivant, le plus lumineux, c'est le dernier; je dirai même que pour moi c'est le plus beau tableau de ce peintre séculaire. Ainsi du génie de Rembrandt, qui commença avec la sagesse et la patience, qui finit par les libertés et les hardiesses de la vraie furia.

Le miracle de la couleur, c'est moins encore Titien que Giorgione. Mais tout Titien n'est pas dans Giorgione. En étudiant avec sollicitude l'œuvre des Vénitiens, on reconnaîtra bientôt que Titien a presque dévoré trois maîtres: Zucati, Bellini et Giorgione. S'il a effacé Zucati, a-t-il atteint à la suavité de Bellini, à la poésie de Giorgione? La Madeleine de Titien égale-t-elle la Madone de Bellini? La célèbre Assomption, qui est trop humaine pour être divine, vaut-elle cette forte page de la Bible, le Moïse enfant? La passion pour la palette ne domina point Giorgione au point de l'éblouir sur l'horizon, comme il arriva pour Titien. Sa symphonie est moins bruyante, mais plus élevée. Dans le Moïse enfant, dans ses fresques grandioses et charmantes, dans ses merveilleux tableaux, il n'a mis en opposition qu'un petit nombre de couleurs toujours admirablement rompues par les ombres; aussi son harmonie est-elle plus sévère dans son éclat que celle de Titien.

C'est Giorgione qui reconnut le premier que l'arc-en-ciel du peintre est composé de rouge, de jaune et de bleu; le rouge qui donne du relief aux objets, le jaune, qui prend les rayons de la lumière, et le bleu, si favorable aux grandes nappes d'ombre. Titien joua de ces trois couleurs franches sur toute la gamme de l'harmonie, avec un art miraculeux. Mais il substitua souvent le noir au jeune avec la même magie. Rubens lui-même, Rubens, qui avait étudié les secrets de Titien et les secrets de l'arc-en-ciel, ne s'éleva pas à cette musique des yeux, parce qu'il sacrifia presque toujours une des trois couleurs maîtresses sans croire qu'ainsi il détruisait l'équilibre des tons; Rubens éblouit comme Titien, mais il ne marie jamais ses couleurs avec cette profonde et voluptueuse intimité qui est comme le Cantique des cantiques de la palette.


[3]Selon Mengs, qui parle un peu dans la Babel allemande, Titien eut le génie de donner la même grâce, la même clarté de ton et la même dignité de couleur à l'ombre et aux demi-teintes qu'aux clairs. «Aussi, sait-il admirablement bien distinguer la transparence d'une peau fine et diaphane par la variété des demi-teintes, l'humidité sanguine par un œil bleuâtre, une peau grossière par un mélange de jaune et de noir, et une peau grasse par le jaune et le rouge mêlés ensemble. Il reconnut que ce qui est transparent est d'une couleur plus indécise que ce qui est opaque, et que la lumière s'arrête et se repose sur ce qui n'est pas transparent.»

[4]Les précieux documents sur Titien qui se trouvaient dans la famille de Lavinia ont été dispersés çà et là. On les retrouve par fragments ou par lambeaux chez les docteurs Carnieluti, Taddeo Jacobi, Alessandro Vecelli, colonel Soldati, chevalier Koner, et l'abbé Luigi Celotti. Par la mort des descendants de Lavinia s'est éteinte la race de Titien, et les autres Vecelli proviennent ou d'une autre souche ou d'une ligne collatérale des aïeux de Titien.

[5]«Ce tableau fut digne de la passion des plus fameux inciseurs, et l'on en connaît les admirables reproductions. Les nombreuses répétitions en peinture, ou originaux ou copies, en ont accru encore la célébrité. Finalement, il plut à Vecellio de la représenter sous la figure de Siringe enlevée par Pan, pensée, à la vérité, capricieuse, et autour de laquelle on pourrait philosopher, mais je ne sais avec quel fruit. Vecellio aura eu sa raison. Malicieux est l'esprit de ce satyre, et l'infortunée jeune fille montre cet effroi qui est l'indice de la pudeur et de la surprise, mais qui la rend plus belle et plus intéressante. Cette peinture existe dans la galerie Barbarigo, et c'est une de celles qui, après la Madeleine, la Vénus, la Notre-Dame au Bambino, attire à soi l'attention.» L'abbé Giuseppe Cadorin.

[6]Les fils de Lavinia survécurent et eurent en don de Pomponio, leur oncle, tous les biens qui, sur les territoires de Serravalle et de Conegliano étaient possédés par Titien, excepté en cette dernière cité une petite maison dans le bourg de Saint-Antoine. Par la suite du temps, cette descendance devint moindre. La noble famille Filomena hérita des biens de celle de Sarcinelli, mais la race des Filomena s'étant éteinte aussi, par la mort d'une dame, arrivée il n'y a pas beaucoup d'années, le palais de Lavinia vint en la possession de la famille Carnieluti, par laquelle il est habité.

[7]Boccherini en a éternisé la mémoire, la belle Violante, en louant le portrait qui se trouve dans la galerie Serra, à Venise, avec les vers suivants—mot à mot—en idiome vénitien:

Ici est cette Viola ou Violante
Que aussi Titien lui voulut donner du nez
À la bonne odeur. Du reste je m'en tais,
Car il ne fut pas un voluptueux amant.

[8]Selon l'inscription de la gravure de Hollar: Joannina Vecellia Pictressa, filia prima Titiani, il semblerait que Titien aurait eu une autre fille peintre; mais cette inscription est un mensonge, car, en étudiant la figure de l'estampe et la confrontant avec celle des autres graveurs, ce n'est point une autre que Lavinia qui soulève des fruits sur un bassin.

[9]V. St di Milano, di Pietro Verri, t. V, page 209, à la note. Édition de Milan, in-16, 1830.

[10]Titien était renommé par ses saillies toutes vénitiennes. On citait ses mots jusqu'en ses derniers jours. On lui rapporta que Paris Bordone trouvait dans le saint Pierre martyr ses chaires trop rouges: «Ils ne sont si rouges que par sa colère de voir tant de peintres qui n'ont pas de sang dans les veines critiquer les chefs-d'œuvre.»

[11]Titien s'inclinait même devant Arétin. Il le peignait pour être proclamé grand artiste. Tintoret n'eut pas les mêmes ménagements: un jour il alla chez le poëte et lui prit mesure avec un pistolet: «Pierre Arétin, vous avez trois de mes pistolets de haut,» lui dit-il. Le peintre était bien nommé Robusti.

[12]Ces lettres curieuses, trouvaille rarissime, sont des pages trop vivantes de l'histoire de l'art pour ne pas les imprimer ici.


Portrait d’après Paul Véronèse

PAUL VÉRONÈSE

La peinture de l'âme avait fait son temps. La peinture de Paul Véronèse, c'est la peinture des yeux: c'est la première page du carnaval de Venise.

Paul Véronèse fut le plus merveilleux des improvisateurs; il y a de lui des tableaux dans tous les musées et dans tous les palais. Combien les étrangers ont-ils acheté de ses toiles à Venise? et combien la ville des doges en possède-t-elle encore? C'est l'infini. Si Dieu lui eût ordonné de créer un monde, il ne l'eut pas fait en donnant la vie à Adam et Ève, il eût, dans sa journée, mis au jour—et dans quel jour lumineux!—d'innombrables créatures; mais c'eût toujours été le même homme et la même femme, un Vénitien et une Vénitienne; princes ou pâtres, grandes dames ou paysannes, il eut toujours accentué le même type et donné le même ton.

Il y a des artistes que l'espace effraye, Paul Véronèse trouvait toujours sa toile trop petite; il y avait en lui une telle efflorescence que la place manquait à ses créations: les hommes, les femmes, les enfants, les festins, les palais, tout tombait de son pinceau comme par magie. Et quelle magnificence dans les étoffes, dans l'architecture, dans les ornements!

Paul Véronèse ouvre la troisième période de l'art vénitien.

Si j'avais à peindre le tableau des peintres radieux de ce beau pays, je choisirais un triptyque, comme ceux des peintres primitifs. Sur le panneau central j'inscrirais en lettres de feu: siècle d'or; le premier volet, je le consacrerais au siècle d'argent, et le dernier au siècle d'alliage.

Dans le premier volet, au-dessous des maîtres mosaïstes, qui sont l'enfance lumineuse de l'art, dans les horizons perdus j'indiquerais les peintres primitifs dominés par Giotto, Jean de Venise, Martinello, Pierano, Semtecolo; je grouperais autour de Giovanni Bellini, le peintre ineffable, Schiavoni, qui dérobait les anges à Dieu et les emparadisait dans son œuvre; Carlo Crivelli, le mâle pinceau; Gentile Bellini, touche virginale; Montegna, un amoureux de la nature, qui, le premier, ouvrit les yeux aux peintres vénitiens sur les pompeux paysages de la Brenta; le Squarcione, qui peignit de beaux tableaux par la main de ses élèves; Vittore Carpaccio, qui répandait son âme sur ses figures; Benedetto Diana et Girolamo de Santa Croce, aubes déjà lumineuses de Giorgione; Giam-Battista Cima, de Conegliano, qui révèle la nature par la vérité des airs de tête; Pellegrino, main divine; Montagnana, pinceau harmonieux; le correct et savant Francesca da Ponti; Bartolomeo, qui composait ses tableaux avec des feuilles d'or autant qu'avec des couleurs; Andrea di Murano, qui cache sa sécheresse par certains airs de style antique; les Vivarini, les éclatants coloristes, les peintres pieux et savants; Carlo Crivelli, le Pérugin exagéré de Venise; le svelte et élégant Marco Basaïti; enfin quelques figures moins dignes de l'histoire et que l'oubli a voilées dans les demi-teintes.

Sur le panneau central nous voyons apparaître quatre groupes tout rayonnants. C'est d'abord Giorgione à la touche hardie et dorée; Pietro Luzino, son élève et son rival, qui de la peinture cavalière était tombé dans l'art des grotesques, qui enleva la maîtresse de son maître et le tua par le chagrin; Sébastien del Piombo, autre disciple de Giorgione, qui, à la mort de Raphaël, fut salué, en face de Jules Romain, le premier peintre de l'Italie; Giovanni d'Udine, qui eut un instant la palette de Giorgione et le pinceau de Raphaël; Francesco il Moro, qui avait la main pour exécuter quand Jules Romain ou tout autre voulait bien penser pour lui; Lorenzo Lotto, qui tempérait son pinceau véhément par le jeu des demi-teintes, qui mourait les mains jointes devant une image de la Vierge de sa création, digne des figures de Léonard de Vinci; Palma le Vieux, le père de Violante, le maître de Bonifacio, Palma, qui avait l'air de cacher son pinceau dans ses adorables têtes de Vierges inspirées par la beauté de sa fille, avant qu'elle eût rencontré Tiziano; le rude et doux Rocco Marconi; Brusasorci, le poëte épique, qui avait pris une palette au lieu d'une plume; Paris Bordone, plein de grâces et de sourires; le robuste, le charmant, le passionné Pordenone, qui rivalisa avec Tiziano le pinceau à la main et l'épée au côté.

C'est ensuite le groupe de Tiziano, le grand maître; Nicolo di Stefano, Francesco, Orazio, Fabrizio, Cesare, Tommaso et Marco Vicelli; Tizianello et Girolamo di Tiziano, tous de la famille du roi des coloristes, font cercle autour de lui, ainsi que Bonifacio, l'ombre de son corps; Campagnola l'érudit; Calislo Piazza, qui signait ses tableaux Tiziano sans offenser personne, pas même Tiziano.

Au troisième groupe, on voit rayonner sur un fond d'outremer un peu cendré la figure aux teintes vineuses du véhément et délicat Tintoretto, qui, chassé de l'atelier du jaloux Tiziano, avait écrit sur le mur de sa pauvre chambre: Le dessin de Michel-Ange et le coloris de Titien; Tintoretto, qui eût été un des plus grands peintres, «si, dans beaucoup de ses tableaux, il ne se fût trouvé indigne de Tintoretto.» Près de lui apparaît Domenico Tintoretto, qui suivit les traces de son père, «comme Ascagne suivit celles d'Énée;» Maria Tintoretto, l'ange de la maison, qui fut belle par le cœur, par la figure et par le génie, la joie et la douleur de son père, qui avait souri à son berceau et qui pleura toutes ses larmes sur son cercueil.

Tout près de Tintoretto, saluez, dans cette clarté douteuse, mais d'un effet magique, cette arche de Noé où ce génie instinctif, qui se nomme Bassano, s'amuse comme un enfant avec tous les animaux antédiluviens. Il est entouré de ses quatre fils, tous marqués du même air de tête, de Jacopo Apollonio et de Jacquo Guadagnini, qui le rappellent de loin; d'Antonio Luzzarini, ce noble Vénitien qui le reproduisit jusqu'à l'illusion.

Voici le quatrième groupe, qui se détache sur un fond transparent devant un palais à sveltes colonnes, à portiques majestueux, où l'on célèbre quelque pieux festin avec une magnificence toute païenne. Reconnaissez-vous ce grand seigneur de la peinture à son riant air de tête, à l'élégance de ses mouvements, à la splendeur théâtrale de son costume? C'est Paolo Véronèse; il s'appuie nonchalamment sur son frère Benedetto, le peintre des ornements et de la perspective, il entraîne à sa suite ses deux fils: Carlo et Gabriele, qui ne furent que des enfants de grand homme; Parasio et del Friso, qui ont eu aussi une part d'héritage; enfin tous les imitateurs serviles.

Nous sommes au deuxième volet; nos yeux, éblouis par tant d'éclat, tant de magie, tant de rayonnement, ne distinguent pas d'abord ces teintes grises étouffées par l'ombre. Cependant nous voyons apparaître Jacopo Palma, le maître des maniéristes, celui-là qui fut le dernier du siècle d'or et le premier du siècle d'alliage, ce pinceau magique, cette palette de fée, ce génie indécis qui allait de Raphaël à Véronèse, de Michel-Ange à Tintoret, grand maître, si les tableaux de ces quatre maîtres n'existaient plus. On voit aussi dans l'ombre se dessiner vaguement Boschini, qui peignait comme un matamore se bal; Corona le grandiose; Vincentio, le peintre historien de la république; Peranda, le poëte; Malombra, le portraitiste; le doux et gracieux Pilotto. Plus loin encore, on aperçoit la secte des ténébreux qui vinrent, au dix-septième siècle, apporter à Venise le style de Caravaggio, comme Triva, Saracini, Strozza, Berevensi, Ricchi. L'œil est attiré par un groupe qui rappelle au premier aspect le beau règne de la peinture vénitienne. C'est Contarino, Tiberio Tinelli, le lumineux et délicat Farabosco, Belleti, Carlo Ridolfi, Vecchia. Mais voilà que l'ombre se déchire comme la brume au soleil levant; quelle est cette figure radieuse? N'est-ce pas encore Titien ou Véronèse? C'est Varotari le Padouan. Quelle grâce et quelle énergie! quel amour du beau romanesque! Car, le beau absolu n'est plus là. Comme l'Arioste battrait des mains! Les femmes de Titien et de Véronèse n'ont pas cette désinvolture héroïque et cette fraîcheur saisissante. Mais où est le dessin? Le Padouan est entouré de ses élèves Scaliger, Rossi et Carpioni; il laisse un peu de place à Liberi dans le gai cortège de ses amoureuses couronnées de roses; au farouche et puissant Piazetta, qui étincelle dans l'ombre; à Canaletti, le paysagiste de ce pays où il n'y a pas un coin de terre; à l'impétueux et souriant Tiepolo, qui fut le dernier Vénitien, parce que Rosalba était une femme.

Que de figures dignes de mémoire j'ai noyées dans le lointain nuageux de ce tableau! Et pourtant, j'ai entassé Pélion sur Ossa, confusion sur confusion. La renommée est une paresseuse qui se contente de prononcer çà et là un beau nom et qui redit toujours le même. Que de poëtes et d'artistes qui ont eu le génie et qui n'ont pas eu la gloire!

Dès mon arrivée à Venise j'ai pensé que l'idéal était une invention du Nord; le Midi n'est jamais vaincu par l'art. À Venise, ni Bellini, ni Giorgione, ni Titien, ni Véronèse n'ont surpassé dans leurs madones ou leurs courtisanes la beauté des filles de l'Adriatique.

Les maîtres vénitiens, comme les maîtres flamands, ont reproduit avec tant de vivante vérité l'œuvre de Dieu, qu'à chaque pas, à Anvers ou à Venise, on croit rencontrer un tableau ou un portrait. On s'arrête tout émerveillé, on croit d'abord saluer le peintre—Rubens ou Véronèse—c'est Dieu qu'on salue.

Mais Venise semble être encore aujourd'hui l'atelier de Paul Véronèse. Le premier tableau qui frappa mes yeux, quand je débarquai dans la ville des Doges, fut un tableau vivant du peintre des Noces de Cana.

C'étaient quatre jeunes filles blondes,—brunes à reflets dorés,—des filles du peuple vives et paresseuses, à la fois cherchant le soleil et le gondolier. Chaque fille du peuple, à Venise, a deux amants pareillement aimés: le soleil et le gondolier; le règne de l'un commence quand l'autre finit le sien.

En voyant passer dans leur nonchalance de reine et leur désinvolture de courtisane ces belles filles liées pour être belles et non pour le travail, j'admirais tour à tour Dieu dans son œuvre et Paul Véronèse par le souvenir. Elles allaient à peine vêtues de l'air du temps. Elles n'ont ni bonnet, ni chapeau, ni aucune de ces horribles inventions des femmes du Nord qui ont peur de s'enrhumer. Leurs cheveux abondants sont à peine retenus par un peigne doré. Il y a toujours quelque touffe rebelle qui s'échappe bruyamment comme une gerbe d'or. Leur robe est à peine agrafée; leur corsage orgueilleux rappelle celui de la maîtresse du Titien au musée du Louvre; il n'est pas beaucoup plus voilé. Elles se drapent en chlamyde avec une majesté orientale dans un châle de cent sous. Quelquefois elles se drapent sur la tête comme les Espagnoles. Elles traînent avec beaucoup de grâce des mules de bois ou de maroquin d'une jolie coupe, à haut talon[13]. Elles sont toutes coloristes; elles cherchent les couleurs amies ou les oppositions harmonieuses. Il semble qu'elles aient été à l'atelier des peintres vénitiens du siècle d'or. C'est bien le même effet violent, le même amour des teintes ardentes, le même style étoffé, n'atteignant que çà et là au sublime, mais éclatant toujours en magnificences théâtrales; le style de Véronèse à Venise, de Rubens à Anvers, de Giordono à Naples et de Delacroix à Paris. Cicéron n'eût pas aimé les femmes de Venise, mais Pline les eût adorées.

Titien, le roi des coloristes même en face de Rubens, même en face de Véronèse, ne reconnaissait que trois couleurs, le blanc, le rouge et le noir; il y trouvait ses ciels, ses Violantes, ses doges, ses arbres et ses rayons.

Les femmes du peuple, à Venise, n'aiment que ces trois couleurs; elles y trouvent toute la palette de leur coquetterie. Elles jouent de ces trois couleurs comme le paon joue de sa queue et comme la Parisienne joue de son éventail. Le soleil achève et signe le tableau.

Comme a si bien dit le président de Brosses, «on pourrait appeler Saint-Sébastien l'école de Paul Véronèse. On y voit la gradation de son génie, de ses divers ouvrages et de toutes ses manières. Le plafond de la sacristie, représentant le Couronnement de la Vierge, par où il a commencé n'est qu'un commencement. Les plus belles peintures qu'il ait faites à Saint-Sébastien sont le plafond de l'église, représentant l'Histoire d'Esther; les portes de l'orgue, représentant au dehors la Purification et la Guérison du paralytique; le tableau représentant Saint-Sébastien devant le tyran, celui de Saint-Sébastien lié à un tronc d'arbre; dans le réfectoire: le Grand Festin de Jésus-Christ chez Simon le lépreux, et surtout le Martyre de saint Marc et de saint Marcellian, ouvrage très-bien composé, où tout se rapporte au sujet, chose rare dans les ordonnances de Paul, qui n'a pas mieux connu l'unité d'action que le costume. Quant à ses quatre grands festins, le premier de tous, sans contredit, est celui des Noces de Cana, peint dans le réfectoire de Saint-Georges; celui chez le pharisien, qui était ci-devant aux Servites, et qui est à présent à Versailles, dans le grand salon d'Hercule; puis celui chez le lévite, peint à l'église des Saints-Jean-et-Paul; et enfin celui que l'on voit ici à Saint-Sébastien, qui est le moindre des quatre. Paul Véronèse s'est beaucoup copié lui-même dans tous ses ouvrages, mais surtout dans ses quatre festins. Enfin à San Giorgio, dans le fond du réfectoire, les Noces de Cana de Paul Véronèse, tableau non-seulement de la première classe, mais des premiers de cette classe. On peut le mettre en comparaison avec la bataille de Constantin contre le tyran Maxence, peinte au Vatican, par Raphaël et par Jules Romain, soit pour la grandeur de la composition, soit pour le nombre infini des personnages, soit pour l'extrême beauté de l'exécution. Il y a bien plus de feu, plus de dessin, plus de science, plus de fidélité de costume que dans la bataille de Constantin; mais dans celui-ci, quelle richesse! quel coloris, quelle harmonie dans les couleurs! quelle vérité dans les étoffes! quelle ordonnance et quelle machine étonnante dans toute la composition! L'un de ces tableaux est une action vive, et l'autre est un spectacle. Il semble dans celui-ci qu'on aille passer tout au travers des portiques, et que la foule des gens qui y sont assemblés vous fassent compagnie[14]

Pourquoi tous les peintres vénitiens sont-ils coloristes? C'est que tous ont eu en naissant le spectacle de la couleur dans ses oppositions les plus vives. Ni Rome, ni Florence ne produisent de pareils effets; les teintes y sont plus fondues, les aspects moins saisissants. À Venise, rien n'est tranquille; la cité semble flotter doucement sur les vagues, le ciel prend les tons les plus divers, le mouvement du port, les gondoles qui vont et viennent, les silhouettes moresques et byzantines, les marbres et les peintures des palais, les jupes rouges des femmes du peuple, les châles brodés d'or des patriciennes, les costumes variés de toutes les nations, qui, au seizième siècle, se donnaient rendez-vous à Venise, comme à un steeple-chase du luxe, formaient le tableau le plus éclatant qui fût au monde. Et je ne parle pas de l'éblouissant carnaval de Venise!

Les peintres vénitiens sont tous coloristes par une autre raison: ils n'ont pas regardé dans la vie avec les yeux de l'âme; ils n'ont pas ouvert les portes d'or de l'invisible et de l'infini; ils se sont contentés de sourire au monde périssable sans pressentir le monde immortel. Ils ont cueilli la fleur de la vie sans s'apercevoir que dans le calice il y avait une larme du ciel. C'est la faute de la bruyante et folle Venise où la méditation n'avait pas un refuge. Qu'il y a loin des rêveries amoureuses du Corrége aux nymphes charnelles de Titien qui peignait au milieu de ses amis, de ses disciples, de ses maîtresses. Avec Corrége qui vivait seul, la volupté est toute en flammes, mais elle a des ailes; avec Titien, c'est une femme couchée qui entr'ouvre un rideau.

Venise n'a jamais ressenti les inquiétudes de la pensée; elle a aimé Dieu sans s'élever jusqu'à lui; elle s'est enivrée de la beauté rayonnante de ses femmes et des grappes dorées de la Lombardie. La mer, qui lui apportait, comme une esclave à jamais docile, tous les trésors de l'Asie, tout le luxe et tout l'esprit de l'Europe, la mer, aux heures de tempête ou de calme, ne lui a jamais apporté les solennelles méditations qui font les rêveurs et les poëtes. Venise n'a lu, pour ainsi dire, que le roman de la vie; elle écoutait les folles chansons du banquet quand la philosophie lui voulait enseigner ses âpres vérités, ou bien elle attirait la philosophie au banquet, et lui versait, par la main d'une belle fille aux seins nus, le meilleur vin de Chypre qui eût voyagé sur la mer.

L'abbé Lanzi, ce beau rhétoricien des arts plastiques, convient que dans toute la république de Venise, terre et mer, bois et vagues, palais et chaumières, jusqu'aux pigeons de la place Saint-Marc, tout a un accent plus vif qu'ailleurs: le soleil plus amoureux, a dit un poëte, y colorant mieux la nature que dans les autres pays. Mais l'abbé Lanzi décide du premier coup que le climat ne crée pas les coloristes. «Les Flamands et les Hollandais, qui vivent sous un ciel si froid, sont d'aussi beaux coloristes que les Vénitiens.»

Si l'abbé Lanzi eût voyagé en Flandre et en Hollande, il n'aurait pas résolu si légèrement cette question toujours à juger. Comme à Venise, et par d'autres effets, la Flandre et la Hollande ont un accent plus vif au regard que les autres pays; le ciel y est noir ou blanc, ou la lumière éclate ou l'ombre accentue les objets; la terre est rouge ou brune, quand elle n'est pas revêtue de cette admirable robe verte tout emperlée de rosée. Les maisons de briques, les toits d'ardoises, les arbres luxuriants découpent à vif leur silhouette sur les prairies, sur les étangs, sur les canaux; les paysans, des coloristes sans le savoir, s'habillent de laine rouge; les troupeaux de bœufs et de vaches se détachent en vigueur sur l'herbe claire par leurs poils roux tachetés ou zébrés de blanc et de noir.

D'ailleurs, Amsterdam et Anvers, comme Venise, étaient, au siècle des peintres, des ports de mer où passaient les quatre parties du monde, tableau toujours éclatant de l'imprévu. Les yeux des artistes n'avaient pas le temps de s'habituer aux teintes effacées de l'habitude; les aspects nouveaux réveillaient les regards des artistes et passionnaient leur pinceau: les ports de mer sont tous coloristes:—Rembrandt, Rubens et Véronèse,—Amsterdam, Anvers et Venise.

Cet enchanteur, dont le pinceau était la baguette des fées, ne se reposait jamais. Il ne se reposa que dans la mort. On sait comment il peignit sa Famille de Darius. Ses amis, effrayés de son labeur surhumain, le conduisirent en partie de campagne dans une des belles villas qui se mirent sur la Brenta. Là au moins, disaient-ils, il se croisera les bras, et vivra de la vie des arbres et des fleurs. «Êtes-vous contents de moi? demanda Véronèse à ses amis après huit jours de far niente.—Oui, nous sommes contents, car te voilà revenu à toi. Tu serais mort à la peine si nous ne t'avions arraché à ton atelier.»

Or, tout en jouant avec ses amis, tour à tour gai convive, bon musicien, intrépide chasseur, il avait peint, dans ses matinées, pendant que tout le monde dormait, ce beau tableau de la Famille de Darius, qu'il laissa comme souvenir à ses hôtes.

Venise, toute pleine de ses chefs-d'œuvre, a-t-elle religieusement gardé le souvenir de Paul Véronèse?

Aujourd'hui enfin on a taillé le marbre du tombeau de Titien, mais on oublie Paul Véronèse dans Saint-Sébastien, où l'araignée file silencieusement sa toile sur les œuvres du grand coloriste. J'ai passé tout seul une après-midi devant ces peintures radieuses. Il m'a pris peu à peu une profonde tristesse à la pensée qu'il était là, seul, dans la double nuit de la tombe, celui qui avait vécu en si bruyante et si joyeuse compagnie, celui qui avait si longtemps dérobé an soleil ses rayons et sa gaieté.

Mais l'âme de Paul Véronèse est toute dans son œuvre. Étudiez ses festins; c'est là qu'il a vécu, c'est là qu'il vit toujours. Comme ces palais, son atelier était peuplé de patriciens, de poëtes, d'artistes et de femmes romanesques tour à tour madones et courtisanes, Vierges et déesses. Ces beaux chiens, ces riches étoffes, ces négrillons, ces coupes, ces fruits, ces fleurs, tout ce qui est le luxe des yeux, c'était son luxe.

Je me trompe, il avait un autre luxe: le luxe des enfants. Sa femme était belle et il l'adorait avec l'âme de l'artiste et de l'amant. Aussi, quand il mourut avant l'heure, on prononça cette oraison funèbre: «Pourquoi est-il mort: tout le monde l'aimait et il était heureux!»

Ce jour-là on aurait pu inscrire sur son tombeau: Ci-gît le grand art vénitien.


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