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Les Dieux et les Demi-Dieux de la Peinture

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[51]Un jour qu'il peignait le Supplice des enfants de Brutus, il sortit tout à coup mécontent de lui, pour une jeune fille de Rome vingt fois peinte et vingt fois effacée. Il va se promener, sachant bien que la figure cherchée lui apparaîtra dans le souvenir de son voyage à Rome. À son retour, la jeune fille était peinte. Qui avait osé jouer à ce jeu? Autrefois Van Dyck avait repeint une figure de Rubens, mais Van Dyck était lui-même un autre Rubens. Le coupable vint demander son châtiment: c'était mademoiselle Leroux-Laville, la muse inspiratrice de Demoustier! «Cela est bien peint, dit David, mais vous m'avez fait une Grecque.»

[52]David écrivait au marquis de Bièvre (toujours dc£ contrastes! David est d'abord disciple de Boucher, quand lui-même est un maître; son premier disciple est la maîtresse de Demoustier, et s'il a un ami, cet ami c'est le marquis de Bièvre!), David écrivait donc au marquis de Bièvre: «Les Romains se sont rendus de bon cœur, et il y a un concours de monde à mon tableau presque aussi nombreux qu'à la comédie du Séducteur. Quel plaisir ce serait pour vous, qui m'aimez, d'en être le témoin! Au moins, je dois vous en faire la description. D'abord, les artistes étrangers ont commencé, ensuite les Italiens, et, par les éloges outrés qu'ils en ont faits, la noblesse en a été avertie. Elle s'y est transportée en foule, et l'on ne parle plus que du peintre français et des Horaces. Ce matin, j'ai rendez-vous avec l'ambassade de Venise; les cardinaux veulent voir cet animal rare et se transportent tous chez moi. Mais il manque à mon bonheur de savoir s'il sera bien exposé à Paris. Pour la grandeur de mon tableau, j'ai outre-passé la mesure que l'on m'avait donnée pour le roi, qui était de dix sur dix, mais ayant tourné ma composition de toutes les manières, voyant qu'elle perdait de son énergie, j'ai abandonné de faire un tableau pour le roi, et je l'ai fait pour moi.»

On voit que déjà David ne prenait pas beaucoup le roi au sérieux.

[53]«Le goût du temps, dit Charles Blanc, ne tarda pas à lui emprunter toutes les modifications de l'ameublement et du costume. C'est depuis l'exposition du Serment des Horaces que les ornements antiques devinrent à la mode. On voulut voir le mobilier de Tarquin le Superbe, boire dans les patères d'Herculanum, que sais-je? s'éclairer par les lampes de la villa Albani. Les robes des femmes furent taillées en chlamydes, leurs souliers se changèrent en cothurnes.»

David, consulté par les comédiens, se contenta de leur donner des vases étrusques. Les comédiens jetèrent les hauts cris. La tragédie subit une rude secousse. Aucune femme n'y voulait plus jouer. J'ai toujours pensé qu'on avait trop d'esprit railleur et pas assez de sentiment antique au dix-huitième siècle pour prendre la tragédie au sérieux. Elle n'était admise qu'avec des babils et des jupes à la française, comme une savante curiosité de carnaval. Les Français ont toujours aimé l'anachronisme en littérature. Aussi, depuis qu'on a restitué à la tragédie son péplum majestueux, on n'a pas fait une seule œuvre immortelle.

Parmi les élèves de David il ne faut pas oublier le Kain ni Talma. Ce fut dans l'atelier du maître qu'ils apprirent le style des mouvements et le style des habits.

[54]Dans son Salon de 1822, M. Thiers revient sur cette composition avec tout le respect qu'inspire un chef-d'œuvre: «Socrate dans sa prison, assis sur un lit, montre le ciel, ce qui indique la nature de son intention; reçoit la coupe, ce qui rappelle sa condamnation; tâtonne pour la saisir, ce qui annonce sa préoccupation philosophique et son indifférence pour la mort.» Pour la composition, ce tableau est un chef-d'œuvre que Poussin seul, de tous les peintres modernes, aurait pu trouver; mais David, sentant qu'il avait sous la main un chef-d'œuvre, s'y complut trop et oublia cette autre maxime, qu'il faudrait inscrire a la porte de tous las ateliers: Le fini ne finit pas.

[55]Il commença à montrer ses forces au Salon de 1781. Il y exposa Bélisaire reconnu par un soldat qui avait servi sous lui, au moment où une femme lui fait l'aumône. Au salon de 1783, il reparut avec son tableau de réception à l'Académie: la Douleur et les regrets d'Andromaque sur le corps d'Hector, et le dessin d'une frise dans le goût antique. Au Salon de 1785, il exposa le Serment des Horaces et une petite répétition du Bélisaire. Au salon de 1787: Socrate au moment de prendre la ciguë, et une répétition des Horaces que Girodet aurait pu signer si le disciple signait les tableaux du maître quand il les peint. Au salon de 1789 (la Révolution allait s'annonçant partout, jusque dans les ateliers): 1° Brutus, premier consul, de retour en sa maison après avoir condamné ses deux fils qui s'étaient unis aux Tarquins et avaient conspiré contre la liberté romaine; des licteurs rapportent leurs corps pour leur donner la sépulture; 2° les Amours de Pâris et d'Hélène; 3° une Vestale; 4° Psyché abandonnée; 5° Louis XVI entrant à l'Assemblée constituante; 6° le Serment du Jeu de Paume, dessin à la plume lavé au bistre, œuvre capitale.

[56]Ceux qui n'ont pas vu le tableau s'imaginent que c'est la représentation d'un odieux spectacle. En effet, il y a là, dans une pièce nue et grise, le couteau ensanglanté et le billot de bois, l'écritoire de plomb et la plume brisée.—Cette plume plus terrible qu'un seing royal du moyen âge.—Par terre, le billet de Charlotte est ouvert: «Il suffit que je sois bien malheureuse pour avoir droit à votre bienveillance.—15 juillet 1703.—Deux 13.

—Charlotte à Marat.» Et comme contraste, au-dessous: «David à Marat.» Eh bien, cet odieux spectacle est beau dans ce chef-d'œuvre de David que nous admirions tous hier encore, à une fête du prince Napoléon, entre un bataille d'Yvon et une page antique de Gérôme.

Quand Robespierre avait la dictature politique, David était le dictateur des arts.

[57]David laissait le temps de compter ses œuvres. Il était trop savant pour être fécond. J'ai indiqué tous ses tableaux jusqu'à la Révolution; je vais indiquer ses œuvres depuis 1789 jusqu'à l'Empire, depuis l'Empire jusqu'à son exil, et depuis son exil jusqu'à sa mort. David signa, en 1793, 1° les Derniers moments de Lepelletier de Saint-Fargeau; 2° portrait de mademoiselle Lepelletier, fille adoptive de la nation française; 3° Marat assassiné dans sa baignoire; 4° la Mort du jeune Barra; 5° portraits de Grégoire, de Robespierre, de Saint-Just, de Boissy d'Anglas, de Jean Bon Saint-André, de Prieur (de la Marne), de Bailly, de Marie-Joseph Chénier. Au Salon de 1795, nous voyons le citoyen David exposer le portrait d'une Femme et son enfant. De 1795 au Salon de 1808, le citoyen David peignit: 1° une répétition de Sapho et Phaon; 2° une variante des Sabines, avec un autre fond; 3° un portrait quatre fois répété du Premier Consul gravissant le Saint-Bernard; 4° les portraits de madame Verninhac, de madame de Pastoret, de madame de Trudaine, une ébauche de madame Récamier; 5° Pie VII et le Cardinal Caprara; 6° le portrait de Pie VII. Au Salon de 1808, David, premier peintre de l'Empereur, exposa: 1° le Couronnement; 2° le portrait en pied de l'Empereur; 3° les Sabines. Au Salon de 1810: 1° la Distribution des aigles au Champ de Mars; 2° l'Empereur debout, dans son cabinet. Au Salon de 1814: 1° les Thermopyles; 2° portraits des gendres de David, les généraux Meunier et Jeannin, de madame Daru, de Français de Nantes. Dans l'exil de 1810 à 1824, David a peint: 1° l'Amour quittant Psyché au lever de l'aurore; 2° Télémaque et Eucharis; 3° la Colère d'Achille contre Agamemnon; 4° Bohémienne disant la bonne aventure à une jeune fille; 5° Mars désarmé par Vénus et les Grâces; 6° Apelles peignant Campaspe devant Alexandre; 7° des portraits, celui de David, ceux de quelques-uns de ses compagnons d'exil, comme Sieyès; 8° des dessins.


PRUDHON

Le Monde est le rêve de Dieu, a dit un philosophe. Ne pourrait-on pas dire avec plus de raison: Dieu, ayant créé le monde et le voyant imparfait, mais ne daignant pas recommencer son œuvre, rêva un autre monde plus beau, plus éblouissant, plus digne de lui-même, nouveau paradis terrestre, où la poésie, Ève avant et après le péché, se promène dans toute sa beauté splendide? L'art est ce rêve de Dieu.

L'artiste ou le poëte est donc une créature privilégiée, qui a la mission de réaliser cet autre monde qui nous console du premier. L'artiste poétiquement doué ne doit pas seulement étudier sous la lumière du soleil, il doit écouter cette voix idéale qui répand sur la nature ses prestiges et ses enchantements. A-t-on jamais rencontré sur la terre la divine beauté des Madones de Raphaël? Les masques de plâtre moulés à vif atteindront-ils jamais à l'élévation des têtes de Michel-Ange? Les printemps que nous traversons en France, en Italie, en Grèce, sont-ils doux et parfumés comme les idylles d'André Chénier? La nature, toute belle qu'elle soit, manque un peu d'accent et d'harmonie; l'art achève le poëme imparfait de Dieu, avec le vague souvenir du ciel d'où il est descendu, quand l'art s'appelle Raphaël, Corrège ou Prudhon.

Au dix-septième siècle, deux peintres luttent ardemment pour arriver à la royauté de la peinture: l'un n'a que son talent, mais celui-ci est un esprit hardi, toujours sur la brèche, prêt à dominer, prêt à prendre la place de vive force: vous avez reconnu Lebrun. L'autre a son génie pour lutter, mais celui-là est un esprit timide et discret, recherchant avec amour la solitude qui inspire et le silence qui élève: c'est un homme simple et naïf, qui aime la peinture et non la gloire, qui demande à Dieu les joies cachées de l'artiste, et non les fanfares de la renommée. C'est un grand peintre; et pourtant il est vaincu par son rival, vaincu dans la vie, vaincu à Versailles, vaincu jusqu'au jour où le temps remet tout le monde à sa place: vous avez reconnu Le Sueur.

À la fin du dix-huitième siècle, la même lutte se reproduit. Après les paysages bleus et roses de Boucher, quand la peinture, conduite par David, s'est retrempée dans le sol romain, ne voit-on pas les apparences du génie surprendre et frapper tout le monde sous le pinceau sévère de ce maître souvent égaré, tandis que le vrai génie demeure méconnu dans l'humble atelier de Prudhon? David, comme Lebrun, s'était fait le peintre de son temps; à lui les sombres figures de 1793 et la pompe impériale de 1812; à lui tout ce qui rappelle les Romains qu'il veut ranimer, les vertus républicaines et les vertus héroïques: Joseph Chénier est son poëte, Napoléon est son héros, la liberté est son dieu.

Prudhon, comme Le Sueur, inspiré de plus haut, s'était fait le peintre de tous les temps et de tous les pays. Le vrai génie n'a pas d'âge et il a le monde pour patrie; que lui importe à lui, ce timide et doux Prudhon, tout ce bruit qui se faisait alors? «Saturnales de la gloire, saturnales de la liberté!» disait-il en fermant sa fenêtre. Certes, comme tout cœur national, il était fier de voir l'héroïsme français choisir l'Europe pour champ de bataille et proclamer la liberté à tous les coins du monde; mais à côté de Prudhon homme, il y avait Prudhon artiste: or, pour l'artiste, il y avait sous le soleil bien des choses avant Bonaparte ou Saint-Just, il y avait l'amour et le beau; il y avait Dieu; il y avait les enfants qui jouent sur le sein de leur mère, et les amoureux qui rêvent aux pieds de leur maîtresse; il y avait l'antiquité, cette muse toujours nouvelle. Le champ qu'il aimait le mieux, ce n'était pas le champ de bataille, c'était la vallée bénie du ciel, où la gerbe répand son or sur la faux; le pré bordé de saules, où les bœufs s'éparpillent; la vigne rougie, courbée sous la grappe, qu'égaye encore le chant des vendanges. Ce qu'il aimait, c'était la nature dans sa force, dans son sourire, dans sa douleur, vue par le prisme de l'art, qui est la seconde nature.

On peut pousser le parallèle plus loin. Lebrun et David avaient étudié les maîtres; ils avaient puisé d'une main confiante à toutes les sources consacrées; ils étaient devenus peintres à force de voir comment les grands peintres l'étaient devenus. Par contraste, voyez Le Sueur et Prudhon: ils étudient seuls, ne suivent aucune trace et arrivent au génie sans presque le savoir. Lebrun a été le peintre de Louis XIV, David a été le peintre de Napoléon; Le Sueur et Prudhon ont été les peintres de la nature éternelle, n'ayant d'autre inspiration que celle qui vient de Dieu.

Dès les premières années de Prudhon, on voit que ce fut là un peintre prédestiné. Comme Rubens, il s'appelait Pierre-Paul. Il est né en avril 1760, à Cluny, presque dans le même pays où était né Greuze. Celui-ci était fils d'un architecte, celui-là était fils d'un maçon. Rien ne serait triste comme l'enfance de Prudhon, s'il n'y avait sa mère pour répandre l'amour sur son berceau: ainsi de Greuze. Prudhon était né le treizième enfant du maçon; son père, finit par succomber en pleine bataille d'une vie de labeur et de sacrifice; il mourut à la peine, ne laissant à sa veuve désolée que Dieu seul pour appui. Dieu prit bien sa part du testament; il fit un peu de place au soleil à tous ces pauvres orphelins. Ce fut surtout sur Prudhon que tomba sa bonté; mais donner le génie à un homme, est-ce de la bonté divine? N'est-ce pas plutôt le soumettre aux plus rudes épreuves? N'est-ce pas montrer le ciel à l'oiseau qui a perdu ses ailes? En effet, ce fut par un rude chemin, par un autre calvaire, que Prudhon porta la croix du génie.

Prudhon puisa sa force dans les larmes de sa mère. Le premier tableau que vit ce peintre fut une mère désolée qui aime ses enfants, et qui n'a souvent à leur donner que l'amour de son cœur et les larmes de ses yeux. Prudhon vit donc s'ouvrir la route dans l'ombre, la route du pauvre avec ses horizons sur la misère; mais, du moins, dans ce triste tableau, il y avait une mère dont la douce et tendre figure se détachait sur une auréole divine. Cette figure de mère fut toujours la plus suave inspiration du peintre; c'est dans le souvenir de son enfance qu'il puisa cette douceur ineffable et cette angélique tendresse qui est l'âme de son génie.

De bonne heure, Prudhon alla à l'école des moines de Cluny. Dès les premières leçons d'écriture, le voilà, comme Callot, dessinant mille profils fantastiques; au lieu d'apprendre à écrire, il apprend à dessiner. Ce n'est point avec les lettres de l'alphabet qu'il exprimera sa pensée, qu'il parlera aux yeux: au lieu de l'art ingénieux chanté par Boileau, il s'exprimera avec l'art divin de Raphaël. Revenu à la maison, fuyant les jeux de son âge, il prend une aiguille et sculpte la passion de Notre-Seigneur sur une pierre. Comme il a une charmante figure, les moines de l'abbaye le distinguent et s'attachent à lui; il a le privilège de les suivre partout; à l'heure de l'école, il lui est permis de s'égarer dans les vastes dépendances du monastère. Il passe des journées en contemplation devant quelque sculpture ébréchée, devant quelque peinture où l'araignée file sa toile. Le monde est là pour lui; l'œuvre de Dieu n'est pas ce qui le surprend, car rien n'est impossible à Dieu, c'est l'œuvre de cette pauvre créature qui ne fait que montrer sa faiblesse ici-bas. Un jour un moine, voyant son écolier en extase devant une Descente de croix de quelque peintre ignoré, lui dit, sachant qu'il aime à dessiner: «Tu ne réussiras pas, toi, car cela est peint à l'huile.» Prudhon ne répond pas; il sort du monastère et court les champs, tout en se demandant quelle est la manière de peindre à l'huile. Et d'abord il faut de la couleur, il faut mille teintes variées pour reproduire ce ciel, ces figures, ces draperies et ces paysages. Dans la prairie, il y a des primevères et des scabieuses; dans le seigle ondoyant, des coquelicots et des bluets; sur le sentier, des marguerites et des églantines. «Voilà mes couleurs trouvées!» s'écrie Prudhon. Il cueille des fleurs et des plantes, il s'en va butinant partout; il rentre à la maison joyeux et riche comme l'abeille à la ruche; il exprime le jus de ses bouquets; il cherche, il se trompe, il essaye, il se désespère; il retourne dans les champs, il rapporte une autre moisson: la maison de sa mère est tout un laboratoire. On se moque de lui, on le poursuit de quolibets; que lui importe? il est dans le chaos, mais il trouvera la lumière. En effet, au bout de quelques jours, Prudhon avait découvert à lui seul le secret de peindre à l'huile. Il avait treize ans, l'âge de Pascal découvrant les mathématiques. Prudhon rentra victorieux à l'abbaye, les mains pleines d'ébauches. «Cela est peint à l'huile, dit-il au moine surpris de cet éclair de génie.—Comment as-tu donc fait, mon enfant?—J'ai cherché, j'ai trouvé.» Le moine parla de Prudhon à son évêque: c'était au beau temps où chaque grand seigneur était né protecteur des arts. L'évêque de Mâcon enleva l'enfant à sa mère pour le confier à un peintre de province, Des Vosges, dont le nom n'est arrivé jusqu'à nous que parce qu'il eut Prudhon pour élève. Du reste, ce brave homme fut digne de sa mission: il eut le bon esprit d'être fier de guider le pinceau de l'enfant; il comprit que ce serait là son œuvre. Prudhon, libre désormais de toute autre étude, prit le vol de l'aigle dans ce domaine de l'art. Ce fut un disciple souvent rebelle aux leçons du maître; il avait ses idées à lui, il comprenait la beauté à sa manière, il avait une certaine façon de rendre la vérité qui lui semblait plus fière et plus douce que la façon des autres; aussi, plus d'une fois, ce fut le maître qui prit une leçon.

Prudhon passait tout son temps dans l'atelier; quand il prenait un jour de repos, c'était pour voler vers sa mère, sa mère toujours tendre, toujours triste, toujours inquiète; sa mère qui voyait alors sa nombreuse couvée déserter le nid et fuir, au hasard, à la grâce de Dieu, le sûr abri de ses ailes. La pauvre femme vivait de peu, comme tout ce qui souffre ici-bas; un rayon de soleil, le parfum des prés et des bois, quelques miettes d'une fortune depuis longtemps disséminée, l'amour de ses enfants, voilà sa vie.

Le jour où Prudhon tombait chez elle sans se faire annoncer était un jour de joie; on s'embrassait, on pleurait, on se consolait. Ce jour-là, le souper était presque gai; le lendemain, avant de partir, on déjeunait encore ensemble, mais le repas s'attristait. Et pourtant rien n'était plus agréable que ce frugal déjeuner servi à la fenêtre par une main maternelle, en regard des vignes rougies. Mais il fallait partir! En s'éloignant, le fils se retournait tout ému, déjà presque consolé par le tableau saisissant des belles campagnes du pays. De loin, au détour du sentier, il voyait sa mère penchée à la fenêtre, immobile comme une statue, perdue dans son amour et dans sa tristesse. Prudhon se rappela toujours avec un charme ineffable ses poétiques visites à sa mère; le voyage et le retour, l'arrivée soudaine, la surprise silencieuse, le tendre babil du souper, le feu qui s'allumait dans l'aire, cet aire béni, où Dieu, passant sur la terre, eût aimé à se reposer. Il se rappelait surtout les tristesses du départ, ce déjeuner qui n'était pour lui que le signal de l'adieu, enfin, le sentier sinueux d'où il voyait encore sa mère. Ce fut vers ce temps-là que, voulant peindre une figure de fantaisie, il fut tout d'un coup surpris et joyeux de reconnaître sa mère, sa mère dans l'attitude qu'elle prenait à la fenêtre. C'était un vrai portrait qui ressemblait pour les yeux et pour le cœur: c'était la ligne, c'était le sentiment. Le pauvre Prudhon, ravi de son œuvre et n'ayant pas de quoi acheter un cadre, trouva plus simple d'encadrer au pinceau cette figure tant aimée dans la fenêtre de la maison natale. Jusque-là Prudhon, âgé de seize ans, n'avait aimé que deux choses: la peinture et sa mère, amour béni du ciel, joie sainte et glorieuse, délices matinales d'un cœur à peine ouvert. Un troisième amour vint tout gâter.

Il prit une maîtresse sans l'aimer, et croyant échapper à ce despotisme, il épousa sa maîtresse. Voilà la prose qui vient, avec ses souliers ferrés, fouler le vert gazon de sa poésie. À peine fut-il marié d'un an qu'il compta deux enfants dans son atelier. Ces enfants, mal nippés, ne venaient pas inspirer bien poétiquement leur père; cependant ils lui servirent de modèles pour ces jolis groupes dignes des fresques de Pompéi. Malgré les soucis souvent rougeurs et les devoirs quelquefois desséchants de la famille, Prudhon demeura tendre, généreux, enthousiaste. Les états de Bourgogne avaient établi un concours pour un grand prix de peinture; ils envoyaient tous les ans à Rome le lauréat de la province. Prudhon qui concourait était à l'œuvre connue de coutume avec une noble ardeur. Un jour, à travers la cloison qui le sépare de son voisin, il entend des sanglots: un élève se désespérait et s'indignait contre son inspiration. Prudhon sourit d'abord, il s'attendrit ensuite, et, s'oubliant lui-même, il détache une planche, pénètre dans la loge voisine et achève la composition de son camarade. La générosité lui donna plus de talent qu'il n'en avait eu jusque-là: aussi son camarade obtint le prix; mais honteux de sa victoire, il avoua qu'il la devait à Prudhon. Les états de Bourgogne réparèrent l'erreur: un cri d'admiration se répandit avec éclat; ses rivaux l'embrassèrent et le portèrent en triomphe par toute la ville.

Il partit pour Rome, laissant sa femme et ses enfants à la garde de sa mère et de Dieu, espérant revenir de la ville éternelle, sinon riche, du moins avec assez de talent pour le devenir; il partit heureux de retrouver sa liberté, ébloui par cet horizon de chefs-d'œuvre qu'il allait étudier.

Arrivé à Rome, il trouva un ami dans Canova; cette amitié fut la plus belle, la plus noble, la plus sainte de sa vie: tout s'y trouva, jusqu'au sacrifice: elle consola Prudhon de l'amour. «Il y a trois hommes ici, lui dit un jour Canova, dont je suis jaloux.—Je ne connais et je n'aime que vous, lui répondit Prudhon.—Et Raphaël; et Léonard de Vinci, et le Corrége! reprit Canova; vous passez tout votre temps avec eux, vous les écoutez, vous leur confiez vos rêves, vous allez de l'un à l'autre, de celui-ci à celui-là, vous n'avez jamais fini d'admirer ce qu'ils disent.»

Si Prudhon eût écouté Canova, il eût passé sa vie à Rome, loin de la France qui lui fut ingrate, loin de sa femme qui lui fut infidèle. Le proverbe dit que les absents ont tort; ils ont quelquefois tort de revenir. Pour les imaginations poétiques, les absents ont raison: le souvenir ne garde en amour que le côté charmant; c'est un miroir magique où les mauvais tableaux ne se reflètent jamais. Or, Prudhon avait aimé sa patrie et sa femme: par les prismes du lointain, il revoyait avec un charme infini les beaux paysages de la Bourgogne; sa femme elle-même avait repris, grâce à l'absence, je ne sais quel attrait perdu de sa première jeunesse. Et puis il avait laissé là-bas un autre amour plus grave, sa vieille mère qui l'attendait pour mourir. Malgré les instances de Canova, il partit, lui promettant de revenir bientôt. Ils ne se revirent pas, mais ils furent fidèles à l'amitié, fidèles à ce point, qu'ils moururent en même temps, comme pour se revoir là-haut dans l'immortelle galerie du roi des artistes.

Quand il revint en France, sa mère venait de mourir; sa femme était, comme d'habitude, d'humeur peu conjugale; la France n'était plus un royaume et n'était pas encore une patrie; les premières rumeurs de la Révolution soufflaient sur le pays comme un vent d'orage; on était en 1789: c'était l'heure de l'exil pour les arts. Prudhon, qui se résignait toujours, se résigna. Après avoir embrassé sa femme et ses enfants, il partit pour Paris, croyant qu'en tout temps, même en révolution, c'était encore le meilleur pays pour chercher fortune. Il arriva à Paris en fort mince équipage; il prit un gîte dans un pauvre hôtel plus ou moins garni, en attendant qu'il put louer un atelier. Il ne trouva rien à faire, partant rien à manger. Ce train de vie ne pouvait le mener bien loin; il foula aux pieds sa fierté; il ouvrit boutique, ce pauvre grand peintre; il fit des portraits en miniature, il historia des têtes de lettres, des billets de concert, des factures de commerce; il enjoliva des cartes d'adresse et des boîtes à bonbons. «Je fais, disait-il avec un triste sourire, tout ce qui concerne mon état.»

C'était là un labeur plein d'angoisses; il sentait bien qu'à ce métier il perdait son temps le plus précieux, ce temps béni du ciel que la jeunesse répand de ses mains fleuries. Pour se consoler, il vivait de peu et envoyait à sa famille le reste de son gain. À force de portraiturer des héros de pacotille à dix ou vingt francs par tête, il finit, au bout de deux à trois ans, par amasser un millier d'écus, destinés à lui permettre de redevenir artiste. Déjà l'horizon se rouvrait pour lui moins sombre et moins froid; la gloire, qu'il avait perdue de vue, recommençait à lui sourire. Il reprenait sa vie familière avec le Corrége, Raphaël et Leonard de Vinci; il écrivait à Canova pour lui confier ses douleurs; Canova lui envoyait l'espérance dans ses réponses. Greuze aussi lui disait d'espérer; Greuze avait de bonne foi et de bon cœur reconnu le génie de Prudhon. «Celui-là, disait-il souvent, ira plus loin que moi (et Greuze croyait, avec raison, aller plus loin que David et Girodet); il enfourchera les deux siècles avec des bottes de sept lieues.»

Mais le millier d'écus était le pot au lait de Perrette. Madame Prudhon, apprenant vaguement que son mari commentait à faire fortune, se mit en route pour le joindre avec ses enfants; il fallut bien la recevoir, il fallut bien vivre en communauté de cœur et d'argent: tant qu'il y eut de l'argent, c'est-à-dire pendant trois mois, tout alla bien; mais quand la misère vint reprendre sa place au foyer, tout alla mal. Madame Prudhon aimait à briller, comme toutes les femmes qui ne sont pas belles. Le pauvre peintre fut réduit à bercer et à amuser ses enfants. Il en eut bientôt six, six bouches impitoyables qui demandaient toujours. Souvent Greuze a surpris Prudhon ébauchant un tableau au milieu de ses six enfants, deux sur ses genoux, un sur le dossier de son fauteuil, les autres à ses pieds. Il ne se plaignait point; il accueillait tous ces cris, toutes ces gambades, tous ces caprices par ce beau sourire de résignation qu'il avait appris de bonne heure.

Cependant le temps, loin de calmer l'humeur altière et vagabonde de madame Prudhon, l'irrita davantage. La bourrasque soufflait toujours sur le feu; dépitée de perdre en vieillissant les grâces maussades qu'elle avait reçues de la nature, n'ayant ni la vertu, ni l'esprit, ni la maternité pour refuge, elle devint encore plus acariâtre et plus méchante, «toute hérissée d'épines,» disait Prudhon. Après dix-huit ans d'une pareille communauté, il prit une résolution violente: il se sépara de corps et de biens de madame Prudhon. C'était séparer le paradis de l'enfer. Comme c'était un galant homme, il fit une pension à sa femme et se voulut charger de tous les enfants. Le dirai-je? le suicide l'avait souvent tenté; plus d'une fois il avait été près d'en finir avec toutes ses misères. Il s'était toujours résigné à vivre pour ses enfants. Séparé de sa femme, il respira; le ciel lui sembla plus pur, la nature plus souriante et les hommes meilleurs; il va sans dire que les femmes y gagnèrent aussi. La fortune elle-même lui fut dès ce jour moins rebelle; elle vint plus d'une fois sinon s'asseoir, du moins se reposer à sa porte. Il n'avait pas encore sa vraie place au soleil, mais il n'était plus dans la nuit: son génie commençait à poindre à l'horizon, non pas encore dans un horizon sans nuages. Tous les ennemis du vrai talent, les médiocrités de toute sorte, les avortons et les sots tentaient d'obscurcir ce soleil levant. Ceux-ci, parce qu'il était sévère, lui niaient la grâce; ceux-là, parce qu'il était gracieux, lui niaient la sévérité. Il y avait si longtemps qu'on n'avait vu en France un peintre à la fois sévère et gracieux! Malgré les envieux, Prudhon en était arrivé à ce point de la route où tout ce qui se fait pour ou contre un talent lui ajoute de l'éclat.

Mais la gloire et la fortune arrivaient bien tard pour un homme de génie qui avait pâli jusqu'à plus de quarante ans dans la misère et l'obscurité, dans les soucis de famille et les douleurs conjugales. Quoique jeune encore, Prudhon ne sentait plus la jeunesse autour de lui; son cœur était sombre et dévasté; c'était le désert dans la nuit; pas un rayon, pas une fleur; l'espérance même, cette herbe qui pousse jusque sur les tombeaux, ne verdoyait plus pour lui. Mais Dieu, touché sans doute de ses larmes et de son labeur, lui rendit la jeunesse. Il lui fut permis comme par miracle, d'espérer et de sourire encore, de retrouver un long printemps d'amour, ou plutôt de traverser un automne plein de fleurs et de rayons, d'ombrages et de sentiers.

Greuze était mort; on était en 1805; sa meilleure élève, mademoiselle Mayer, voulant retrouver les grâces de son maître, alla droit à l'atelier de Prudhon, qui ne consentit qu'à regret à aller donner des leçons à l'élève de son vieil ami. Cependant mademoiselle Mayer avait beaucoup de séduction: c'était une brune enjouée, enthousiaste, toujours souriante, toujours passionnée. Elle était loin d'avoir la beauté que Prudhon donnait à ses figures de vierges ou de nymphes; mais, malgré son teint basané et ses pommettes saillantes, elle avait un attrait qui frappait les plus philosophes. Ses yeux et ses lèvres répandaient du feu; si sa figure n'était pas faite par les Grâces, on voyait que l'Amour y avait mis la main. Prudhon, plus insensible que tous les autres, ne put se défendre de prime abord d'un certain plaisir secret à la vue de cette physionomie ardente et expressive, que la religion de l'art ennoblissait. Peu à peu les leçons devinrent plus longues; Prudhon ne s'en doutait point, mademoiselle Mayer ne s'en plaignait point. Bientôt l'amour fut de la partie; tantôt donnant, tantôt prenant la leçon, l'amour n'était pas le plus mauvais maître. Enfin le peintre et son écolière s'aimèrent, l'un avec une tendresse rajeunie, l'autre avec toute l'ardeur des vingt ans.

Vers ce temps-là, mademoiselle Mayer, ayant perdu son père, se réfugia chez Prudhon, ne croyant pas, dans la pureté de son cœur, qu'il y eût grand mal devant Dieu à remplacer une mauvaise femme, qui n'avait laissé sur ses pas qu'abîme et dévastation. Elle avait un peu de fortune, elle en abandonna presque tous les revenus aux enfants de Prudhon. Parmi ces enfants, il y avait une fille de vingt ans, qui devint l'amie inséparable de cette seconde mère. Le monde, qui ne voit jamais d'un bon œil une nouvelle façon d'exercer la vertu chrétienne, surtout quand on brave les lois qu'il a faites, ne trouva pas une épigramme contre mademoiselle Mayer. C'est qu'elle n'avait pas rougi en entrant chez Prudhon, c'est qu'elle avait franchi le seuil le front haut, le cœur plein, avec la vertu pour compagne. La vertu des femmes n'est pas toujours la vaine pudeur; quelquefois c'est l'humble charité. Mademoiselle Mayer recueillit bientôt plus de preuves d'estime que bien des dames de qualité mariées par-devant notaire et par-devant l'Église. On comprit dans le monde qu'il y avait entre elle et Prudhon plus qu'un serment et une feuille de papier timbré. On les rencontra au bal, au concert, à la promenade, avec la figure des gens qui sont heureux et fiers de vivre ensemble. On allait à eux, on les fêtait sans hypocrisie, on leur demandait sans malice des nouvelles de la jeune famille. Mademoiselle Mayer était la vraie mère des enfants de Prudhon; car n'est-ce pas l'amour qui fait la mère? Enfin ce mariage d'un nouveau genre parut légitime à tout le monde, même à Napoléon; ainsi, quand les artistes furent délogés du Louvre, Prudhon et mademoiselle Mayer obtinrent chacun un appartement à la Sorbonne; plus tard, le jour où Napoléon plaça de sa main royale une croix sur le cœur de Prudhon, deux jolis tableaux anacréontiques de mademoiselle Mayer furent achetés, par une galanterie délicate, au nom de l'Empereur.

Prudhon fit le portrait de Joséphine et donna des leçons de peinture à Marie-Louise. Il a laissé plusieurs portraits du roi de Rome et de M. de Talleyrand. Le fameux diplomate ne se lassait pas do poser dans l'atelier du peintre, pourvu qu'il trouvât à s'égayer avec l'esprit de mademoiselle Mayer. Plus d'une fois Prudhon eut à enregistrer bien des mots charmants lancés de part et d'autre; aussi disait-il en finissant le portrait: «Il n'y manque que l'esprit[58]

Prudhon, arrivé lentement au bonheur après les plus rudes épreuves, se détacha de jour en jour des vanités humaines: l'éclat et le bruit l'importunaient; il aimait mieux le pétillement du feu, le soir, quand la voix argentine de mademoiselle Mayer arrivait à son cœur avec la voix de ses enfants, que toutes les fanfares de la gloire. Il adorait la peinture pour la peinture: aussi, le jour de sa nomination à l'institut, tout préoccupé par une figure de nymphe qu'il venait de créer, il conduisit un de ses amis devant la toile avec l'orgueil naïf d'un enfant. «Mais, lui dit le visiteur, n'avez-vous donc pas été nommé à l'Institut?—Ah! c'est vrai, dit Prudhon avec quelque surprise, j'oubliais de vous l'apprendre.»

Son bonheur était de ceux qui aiment l'ombre, le silence, la mélancolie. C'était un bonheur voilé par le souvenir et par le pressentiment. Selon un poëte arabe, le bonheur le plus pur est un ciel de printemps traversé de légers nuages. Celui qui est sous le ciel du bonheur ne cherche à voir que des nuages; il les suit du nord au midi, de l'orient à l'occident, espérant sans cesse que le ciel va devenir pur, mais sans cesse l'horizon chasse d'autres nuages. Comme tous les hommes, Prudhon, quoique philosophe, voyait les nuages plutôt que le ciel. Entre l'horizon de l'avenir et l'horizon du passé, Dieu, mademoiselle Mayer, ses enfants, lui montraient en vain l'azur où vivent les bienheureux: il persistait à voir les nues.

Malgré sa gaieté native, mademoiselle Mayer aussi finit par se couvrir peu à peu du voile de Prudhon. Il y avait près de vingt ans que ces deux amants vivaient des mêmes idées et des mêmes ardeurs. Vingt ans d'amour! De la gaieté folâtre, mademoiselle Mayer passa à la mélancolie qui sourit encore; de la mélancolie à la tristesse il n'y a qu'un pas; en franchissant ce pas, mademoiselle Mayer, qui mettait de l'ardeur à tout, alla jusqu'à la désespérance. Elle se mit à cultiver avec une joie funèbre les pâles fleurs de la mort. En vain on lui demandait raison de sa tristesse. Elle ne répondait pas; s'il me fallait répondre pour elle, je dirais que, le jour où elle vit la jeunesse qui fuyait avec les Grâces moqueuses, un fantôme vint la visiter et lui parler de la tombe, la tombe qui ensevelit les rides et les cheveux blancs. Ce fantôme, qui tourmenta les premières générations du dix-neuvième siècle, nous l'appelons le suicide. Il parla longtemps de sa voix funèbre à mademoiselle Mayer; il ne lui fit pas grâce d'une année; il l'appela mademoiselle d'un air railleur, tout en lui parlant de ses quarante ans. Elle eut le vertige; durant trois jours elle vécut côte à côte avec la mort, quoique Prudhon demeurât avec elle. L'abîme venait de s'ouvrir, elle ne put qu'y tomber.

Ici, j'en suis fâché pour cette histoire, qui finirait mieux par une page de poésie, je n'ai plus qu'à reproduire une page de la Gazette des Tribunaux. Le matin du 6 mars 1821, mademoiselle Mayer était seule dans son appartement; elle n'avait ce jour-là vu que son médecin et une jeune élève. La veille, elle avait dit bonsoir à Prudhon avec des larmes dans la voix. Un bruit sourd appelle les gens du voisinage; on accourt, on se précipite, on trouve la pauvre femme baignée dans son sang, sous une glace où sans doute elle avait étudié la mort. En un mot, elle s'était coupé la gorge avec le rasoir de Prudhon. Pourquoi faut-il le dire? Pourquoi faut-il expliquer la triste fin de cette vie toute de grâce et de cœur, d'art et d'amour?

Prudhon ne survécut guère à ce coup terrible, seulement son agonie fut lente. Jusqu'au dernier moment il tint fièrement son pinceau, disant qu'il voulait mourir sur la brèche. Quand la mort le prit, il s'abandonnait à cette belle inspiration qu'il a laissée dans son Christ mourant. «La mort est venue deux ou trois jours trop tôt, mais je l'attendais,» disait-il à ses amis. En effet, il avait acheté les six pieds de terre où il repose au Père-Lachaise, vis-à-vis de la sépulture de mademoiselle Mayer. Il allait souvent, dans ses derniers jours, rêver sur ces deux tombes[59].

Il mourut le 16 février 1825; Géricault était mort en 1824. En moins d'un an la France perdit peut-être ses deux plus grands peintres.

Prudhon et mademoiselle Mayer ont eu le dessein sans cesse renaissant de faire leur portrait l'un par l'autre: il n'en fut rien. Seulement, un jour de distraction, seuls à l'atelier, se reposant des œuvres sérieuses, ils prirent chacun une méchante feuille de papier, et, dans la même séance, Prudhon fit un charmant croquis de mademoiselle Mayer, tandis que celle-ci dessinait à grands traits la noble et douce figure de son ami. Prudhon, dans son croquis, avec une simple estompe relevée de blanc, a saisi tout l'attrait et tout le feu de cette physionomie de créole. Il a habillé sa maîtresse avec un costume de l'Empire; mais, grâce au peintre, le costume est charmant: on voit bien qu'elle est coiffée par lui; ses cheveux, s'échappant du bandeau à la grecque, retombent sur ses joues en touffes abondantes; Homère n'eût pas mieux coiffé Diane la chasseresse: toute la grâce antique est là. Malheureusement, mademoiselle Mayer a affublé Prudhon du costume de l'Empire: c'est presque de la caricature. Mais elle a bien saisi le caractère de cette figure qu'elle aimait jusqu'à l'enthousiasme. Cette figure, très-accentuée, est triste, douce et sévère; la pensée veille sur le front, un sourire adoucit les lèvres, mais c'est bien là le sourire de résignation d'un cœur blessé qui se cache.

Ce qui caractérise surtout Prudhon, c'est l'exquise poésie: il est poëte autant qu'il est peintre, car il peint pour l'âme comme pour les yeux; tout en retraçant les plus gracieuses ondulations des formes humaines, il répand avec onction le sentiment qui vient du cœur illuminer le front, les yeux et les lèvres. Un matérialiste disait, en voyant une des adorables figures de femmes créées par Prudhon: «Il serait capable de me faire croire à l'immortalité de l'âme[60]

Prudhon n'avait pas seulement la divination de l'art, il en avait la science. On se souvient qu'il trouva la couleur, à treize ans, dans les herbes et dans les fleurs. Il ne s'est pas borné là: il a laissé dans ses lettres des pages dignes d'être reproduites, qui prouvent que ce n'était pas là un de ces artistes ignorants qui arrivent au génie sans savoir pourquoi.

«La nature donne l'exemple de la plus riche variété, et, si elle a modelé le genre humain sur un type semblable, n'en a-t-elle pas modifié à l'infini la couleur, les formes et la figure? Et vous voulez que, témoin journalier de ses variations, j'adopte pour exprimer ce que je vois un style étranger à leur nature (c'était là une épigramme contre l'école de David)? Autant vaudrait dans un tableau adopter la même figure et le même sentiment pour tous les hommes, et la même beauté pour toutes les femmes. Je ne puis ni ne veux voir par les yeux des autres: leurs lunettes ne me vont point. La liberté, c'est la force des arts. Parce que Racine et Corneille ont fait des chefs-d'œuvre, faut-il ne plus parler et ne plus écrire qu'en vers alexandrins?»

On a dit de Prudhon, ce fils du Corrége, qu'il était le frère d'André Chénier. Mais dans le génie de Prudhon il y a l'alliance de la grâce antique et du sentiment chrétien, que ne connut pas André Chénier. L'imagination de Prudhon voyageait au pays d'Homère, mais son cœur habitait la contrée que le Christ a fécondée de son sang. Il a ses jours de foi où il peint des crucifiements, ses jours de charité où il peint la Famille malheureuse, ses jours d'espérance où il peint l'Âme s'envolant au ciel. Et quand Prudhon est païen, il l'est avec toute son âme.

Prudhon a dépassé David, comme André Chénier a dépassé Marie-Joseph Chéniera[61].

Avec David, on se réveille dans la Rome politique. Avec Prudhon, on se réveille dans l'antiquité des poëtes: je me trompe, on sommeille et on rêve dans l'Olympe. C'est la nuit, c'est le crépuscule, c'est le soleil voilé. Les déesses descendent des nuages toutes nues, amoureuses mais pudiques. Non loin des déesses, voici les demi-déesses qui symbolisent les passions humaines dans leurs poétiques aspirations. N'entendez-vous pas le chant lointain des bacchantes dans les vignes brûlées? Ne voyez-vous pas se jouer devant vous, sous les ramées voluptueuses, ces Amours et ces Zéphyrs qui ondulent dans les demi-teintes en grappes d'or et de pourpre?

Quel poëte et quel musicien que ce peintre! tout chante en lui et autour de lui. Son crayon, c'est une mélodie aérienne; son pinceau, c'est une harmonie matinale.


[58]Prudhon avait le génie de l'allégorie. «J'aime le palais diaphane,» disait-il. La ville de Paris lui demanda les dessins du berceau pour le roi de Rome. Il est curieux, aujourd'hui, de voir ce berceau où l'artiste avait en quelque sorte prédit l'avenir. Il s'élève sur quatre cornes d'abondance; il est appuyé sur la Force et la Justice; des abeilles d'or le parsèment; à ses pieds, un aiglon est prêt à prendre son vol. Il est ombragé d'un rideau de dentelles semé d'étoiles. Deux bas-reliefs ornent les côtés: d'un côté, la nymphe de la Seine, couchée sur son urne, reçoit l'enfant de la main des dieux; de l'autre côté on voit le Tibre, et près de lui la louve de Romulus: le dieu soulève sa tête couronnée de roseaux, pour voir à l'horizon un astre nouveau qui doit rendre à ses rives leur splendeur antique.

Après avoir peint le berceau, il peignit l'enfant; il le peignit dormant dans un bosquet de palmes et de lauriers, éclairé par la gloire, protégé par deux tiges de la fleur impériale. Le roi de Rome, même sous le pinceau de Prudhon, est tout simplement un joli marmot bouffi et gourmand qui tend la main vers le sein de sa nourrice.

[59]«Aux amis qui assistaient à sa mort il disait, avec un sourire de résigné: «Ne pleurez point, je ne vais pas mourir; je vais partir.» Cette lettre, qui est un dernier adieu, nous le montre tendant les liras à la mort. «Oh! que la chaîne de la vie est pesante! Seul sur la terre, qui m'y relient encore? Je n'y tenais que par les liens du cœur: la mort a tout détruit. Ma vie est le néant; l'espérance ne dissipe point l'horreur des ténèbres qui m'environnent. Elle n'est plus, celle qui devait me suivre! La mort que j'attends viendra-t-elle bientôt me donner le calme où j'aspire? C'est à ta tombe, ô mon amie, que s'attachent toutes mes pensées.» On le voit, malgré son génie, Prudhon écrivait dans le style des littérateurs de l'Empire; on est toujours de son temps par un côté quelconque. Prudhon appartenait à cette triste période qui dénaturait Ossian et Voltaire; mais s'il tenait mal la plume, qu'importe? il était un homme de génie le pinceau à la main.

[60]Un tableau de Prudhon, les Divinités de l'Olympe, m'a offert le curieux spectacle d'un homme qui cherche dans la nuit encore la lumière du talent. Dans ce tableau, Prudhon s'est peint lui-même en génie. Sa tête est belle et intelligente; c'est presque Apollon: sans doute le peintre s'est flatté. Il n'avait alors que vingt ans; on voit qu'il était dominé par le goût de son temps; c'est la couleur de Greuze, c'est le dessin de Doucher; pourtant il y a déjà dans cette œuvre le pressentiment du génie, certaine finesse, certaine fraîcheur, certaine grâce que Prudhon seul avait apprises ou plutôt trouvées sans autre maître que la nature. Il peignait alors d'un pinceau timide, plutôt en façon de miniature qu'en façon de croquis.

[61]Supprimez un instant David. Que va-t-il arriver? Prudhon, longtemps méconnu, sera salué à sa première œuvre et tiendra le sceptre. Les nouveaux venus, au lieu de copier le bronze ou la pierre des statues et des bas-reliefs, au lieu d'aller à l'école de Socrate, copieront des hommes tels que Dieu les a faits. Ce sera l'école d'Homère et de Théocrite. Nous n'aurons pas de philosophes, mais des poëtes en peinture. Prudhon ne sera pas seulement un grand peintre, ce sera un grand maître.


EUGÈNE DELACROIX

J'ai connu Eugène Delacroix de loin et de près. Je l'ai étudié dans ses œuvres, je l'ai aimé dans sa vie. Je conserve précieusement ses lettres, je garde avec religion son souvenir. La première fois que je l'ai vu, c'était à un souper de mademoiselle Rachel. L'amitié colora nos âmes, comme un vin généreux empourpre les coupes.

Il y a deux ans, j'écrivais dans L'Artiste, le lendemain d'un dîner chez le peintre de la Barque du Dante:

«Eugène Delacroix est tout aussi beau convive chez lui que chez les autres. Sa table est exquise; le tour de sa table, qui n'est pas grande, est tout un Olympe en habits noirs de demi-dieux de l'art: peintres, sculpteurs, poëtes et musiciens. Par malheur, beaucoup de demi-dieux ont des cheveux blancs. La gloire aime cela. Comme la Muse de l'intimité y verse aux convives d'une main familière le vin pur des vieilles amitiés toujours jeunes! Ces festins où le rôti est toujours bien doré, ces heures qui répandent des roses comme les heures de Raphaël à la Farnésine, ce qui retournent en perles égrenées dans l'océan de l'infini, qui les retrouvera? La mort ne permet pas aux mêmes convives de revenir à la même table: il faut que le style de l'histoire les grave dans le souvenir de ceux qui restent. Je me souviens d'une de ces fêtes: Eugène Delacroix, Victor Hugo, Alfred de Musset, Pradier, mademoiselle Rachel, madame de Girardin, qui encore? De tous ces vivants immortels, Delacroix seul reste debout à Paris, toujours vaillant, sans avoir blanchi d'un cheveu. Que les dieux ne l'appellent qu'après sa journée faite, ce travailleur indompté qui serait si désolé de perdre ses heures de soleil!»

Hélas! le soleil, son maître, celui qu'il osait peindre face à face dans son char de feu à la galerie d'Apollon, le soleil revient indifférent tous les matins à son atelier de Paris et de Chamrosay, mais Eugène Delacroix ne lui prend plus ses rayons. La nuit éternelle s'est répandue sur le grand peintre de la lumière.

En quelques années la France a vu tomber, le ciseau ou le pinceau à la main, d'illustres artistes: Pradier, David d'Angers, Simart, Ary Scheffer, Paul Delaroche, Decamps, Horace Vernet et Eugène Delacroix, le plus grand de tous.

Je suis revenu de loin pour les funérailles d'Eugène Delacroix. J'avais vu les funérailles de Gros, et j'avais foi encore en cette vaillante jeunesse qui avait arraché au corbillard le cercueil du peintre de la Peste de Jaffa pour le porter pieusement jusqu'au cimetière. Mais je n'ai pas retrouvé ce noble enthousiasme. Les jeunes de 1854 ont aujourd'hui les cheveux blancs, les jeunes de 1865 n'ont-ils donc pas vingt ans? Ils ont laissé à l'Institut tout l'honneur des funérailles du plus grand des peintres contemporains,—l'Institut représenté à peine par une douzaine des siens!

Où était donc la France ce jour-là?

Ç'a été l'histoire des funérailles d'Alfred de Musset: un peloton de garde nationale, quelques académiciens, de rares amis, trois ou quatre femmes qui pleuraient. Mais la vraie douleur de quelques hommes hors ligne n'est-ce pas le deuil de la France? Seront-ils moins grands le lendemain ce peintre et ce poëte de notre jeunesse?

Les grands hommes politiques des grands journaux, qui consacrent tous les jours un premier-Paris à parler de tout et de rien, qui se garderaient bien d'omettre un nuage diplomatique, n'ont pas jugé que la mort d'Eugène Delacroix fût un événement digne d'être enregistré.

C'est pour les natures violentes comme Eugène Delacroix que le mot génie a été créé: en effet, le mot talent ne convient pas à ce maître impatient, fiévreux, emporté, qui dit que le fini c'est l'infini. Le talent, c'est la placidité de Gérard Dow; le génie, c'est la furia de Michel-Ange; le talent s'applique au pinceau qui s'épuise à parachever une tulipe, comme celui de Van Huysum; le génie, c'est le pinceau qui crée des mondes, qui dévore l'espace, qui jette feu et flamme, qui traduit par la grandeur et par la beauté l'œuvre de Dieu. C'est Eugène Delacroix.

Eugène Delacroix était un peintre héroïque. Il appartenait à la grande famille des maîtres absolus, des despotes, des tyrans. C'était un artiste de grande race, sa main était fière, son âme rayonnait. Ce que j'admire en lui, c'est que la science n'a pas tempéré l'audace: il cherchait toujours les aventures comme s'il avait toujours eu vingt ans; mais n'a-t-il pas eu vingt ans toute sa vie?

Étudiez sa figure, c'est le masque de l'intelligence. Ce front cherche et se heurte aux nues; ces cheveux, toujours noirs, toujours abondants, marquent la persistante jeunesse; ces yeux profonds, ombragés de cils et de paupières, défient les rayons du soleil; ce nez fin, bien attaché, bat des narines avec impatience; cette bouche est dédaigneuse, mais cache la bonté. Les joues sont battues et pâlies par les passions du génie. L'âme est recueillie, mais au moindre choc elle va éclater comme le tonnerre. Ce portrait n'a qu'un défaut: il représente l'artiste au repos. Eugène Delacroix, l'homme de l'action, ne s'asseyait que pour se mettre à table. Il pensait debout, il parlait debout, il travaillait debout. Je me rappelle qu'il n'y avait pas un banc dans son jardin. Le peintre avait ses jours de rêverie, mais non de rêverie oisive.

Avant Eugène Delacroix, on n'avait jamais qu'entrevu le pays radieux irrévélé avant lui. Comme Rembrandt, comme Watteau, il a créé son monde dans les arts au temps où l'on croyait que tous les maîtres avaient dit leur dernier mot. Les grands siècles de l'antiquité et de la Renaissance ne renaîtront pas avec leurs peuplades d'hommes de génie, mais la France n'est pas encore inféconde; ses mamelles sont toujours pleines de lait, et plus d'une bouche aimée des dieux, comme dit le poëte, ira y puiser la soif de l'immortalité.

Il ne faut pas dire d'Eugène Delacroix que c'était un coloriste, il faut dire que c'était le coloriste. Véronèse avait le coloris éclatant, Rembrandt le coloris magique, Eugène Delacroix était tour à tour éclatant et magique; il jouait de la couleur comme Paganini jouait du violon, toujours maître de sa gamme et ne détonnant jamais.

La critique lui conseillait d'oser faire des sacrifices et de ne pas si souvent étouffer la ligne sous le prisme; mais dans sa lumineuse ivresse il était si éloquent qu'il enivrait tout le monde, même la critique.

Celui qui reproche à Eugène Delacroix de n'avoir pas l'amour de la ligne est celui qui reproche à M. Ingres de n'avoir pas l'amour de la palette. M. Ingres a ses raisons pour ne pas étouffer son beau dessin sous la couleur; son éloquence est dans la ligne: il veut dominer par là. M. Ingres est parti du bas-relief antique, M. Eugène Delacroix est parti de la passion moderne. Qu'importe, puisqu'ils sont, le premier dans la région sereine, le second dans la zone orageuse, l'honneur de notre école moderne!

Diderot se promenant avec Chardin devant les tableaux du Salon de 1765, disait à son ami: «Tout cela est très-bien, mais où est le démon?» Qui de nous n'a fait vingt fois la même remarque devant les œuvres contemporaines: «Tout cela est très-bien; poses académiques, études d'après nature, sages compositions, couleurs à grand orchestre; tout cela est très-bien, mais où est l'âme?» Quand on s'approche d'un tableau d'Eugène Delacroix, c'est l'âme qui vous saisit d'abord. Pour lui, le grand secret n'est pas de faire tout bêtement ce qu'il voit par l'œil simple, c'est de répandre sur sa toile les lumières de l'inspiration, c'est d'y montrer son âme tour à tour épanouie ou crucifiée. Le vrai réalisme n'est pas de faire vrai pour les yeux, mais de faire vrai pour l'esprit.

Pour ce grand peintre de la passion, la vie a été une lutte quotidienne, la lutte du génie contre l'opinion. Quand il était enfant, un fou lui tira son horoscope. Sa gouvernante l'avait conduit à la promenade, un homme lui prend la main, l'examine trait par trait, et dit en hochant la tête. «Cet enfant deviendra un homme célèbre, mais sa vie sera des plus laborieuses et des plus tourmentées.» Eugène Delacroix, qui n'avait pas oublié les paroles du fou, disait souvent: «Voyez, je travaille toujours, et je suis toujours contesté.» Ce fou était un devin.

Eugène Delacroix pourtant voulant se donner des jours de paresse, s'était donné une maison de campagne; mais, dans sa mauvaise habitude de travail, il y avait établi un atelier. Le rien faire de ces âmes de feu effrayerait les ouvriers les plus robustes, ceux-là qui demandent toujours le droit au travail. Mais l'homme de génie est condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Quelle bonne fortune pour celui qui l'arrachait à sa palette et le tenait à sa table deux heures durant! car Eugène Delacroix était l'hôte le plus gai, le plus imprévu, le plus lumineux qu'on pût avoir. De même qu'il était artiste sans cesser d'être homme du monde, il était homme du monde sans cesser d'être artiste. Tel était Rubens, tel était Van Dyck, tels les maîtres Vénitiens. Il parlait de tout comme un homme qui a voyagé non pas sur la terre classique ou dans les forêts vierges, mais par tous les mondes de l'imagination. Il n'est pas un grand poëte, depuis Homère jusqu'à Byron, dont il n'ait eu l'intimité, pas un philosophe dont il n'ait habité les châteaux de cartes, pas un artiste dont il n'ait traversé l'atelier. L'idéal ne le dominait pas au point qu'il ne descendît des fiers sommets aux simples actions humaines. Il a vu de loin, il a vu de près. Il savait la vie. Il avait étudié les hommes et les choses hors de son atelier. Il y a des artistes qui ne sont supérieurs que dans leur atelier. Eugène Delacroix était partout supérieur. Il eût discuté pied à pied avec le prince de Melternich. L'empereur l'a appelé aux conseils de la ville de Paris: Napoléon III aurait pu l'appeler à tout autre conseil. Son père était ministre: comme son père, il avait le sens pratique. Il jugeait un homme sans appel en un clin d'œil. Son esprit était subtil à ce point qu'il vous comprenait au premier mot. Si vous étiez un fâcheux, il ne vous laissait pas achever; si vous parliez bien, il vous laissait dire, car il aimait l'éloquence pour l'éloquence, comme il aimait les roses sans lendemain. Il savait tout et savait oublier, ce qui est le sublime de la science, car il faut au génie les heures nocturnes: le soleil est plus beau parce qu'il se couche tous les jours.

Il me faudrait préciser comme la Bruyère pour dire en peu de mots tout le charme et tout l'esprit de ce beau convive des dîners parisiens, qui était tour à tour sévère comme l'art et gai comme l'esprit. Madame de Maintenon faisait oublier le rôti, il eût fait oublier madame de Maintenon.

Que dirai-je de la vie d'Eugène Delacroix? il a tant vécu dans ses œuvres que je me demande s'il a pris le temps de vivre ailleurs. Mais les grandes natures vivent partout et toujours. Elles dévorent vingt siècles en un siècle: elles vivent du passé et du présent. Pour vivre ainsi, il faut avoir été trempé dans l'acier du Styx. Si Eugène Delacroix eût vécu cent ans, on ne l'aurait pas accusé d'avoir été avare de ses jours comme Fontenelle qui n'osait ni rire ni pleurer, qui étouffait en son âme tout amour et toute haine. Eugène Delacroix est mort dans sa dernière émotion quand ses bras n'avaient plus la force de retenir son âme volcanique.

Eugène Delacroix est né à Saint-Maurice, presque à Charenton, presque à Paris, en la dernière année du dix-huitième siècle, le 26 avril; mais son vrai pays natal est Bordeaux, puisque c'est à Bordeaux, en voyant peindre des camaïeux, qu'il sentit naître un peintre en lui. Son père, Charles Delacroix, avait été, tour à tour, conventionnel, ministre du Directoire et préfet de l'Empire. Suivant les fortunes diverses de son père, il eut une enfance très-accidentée. Je ne sais pas si une bonne fée a préservé son berceau, mais un jour les flammes l'ont envahi, l'ont caressé, l'ont presque dévoré. Un peu plus tard, il s'empoisonne avec du vert-de-gris destiné à laver des cartes géographiques. Un peu plus tard, il tombe dans le port de Marseille, et n'est sauvé que par un miracle. Est-ce tout? Non, il s'étrangle avec un grain de raisin, comme le poëte antique.

Je ne le suivrai pas au lycée, où il rencontra Géricault, ni à l'atelier Guérin, où il étudia Rubens. Je ne soulèverai pas d'une main indiscrète le voile du passé répandu comme un chaste linceul sur les premières passions. J'arrive de plain-pied au Salon de 1822, où se révéla Eugène Delacroix à peine âgé de vingt-trois ans. Pour cette grande révélation, il fallait un grand historien: en 1822, M. Thiers faisait la critique du Salon dans le Constitutionnel. Le futur homme d'État reconnut du premier regard un peintre dans l'inconnu qui exposait Dante et Virgile aux enfers. «On peut y remarquer ce jet de talent, cet élan de la supériorité naissante qui ranime nos espérances un peu découragées par le mérite trop modéré de tout le reste.

«Le pinceau large et ferme, la couleur simple et vigoureuse, quoique un peu crue. L'auteur a, outre cette imagination poétique qui est commune au peintre comme à l'écrivain, cette imagination de l'art, qu'on pourrait appeler en quelque sorte l'imagination du dessin, et qui est tout autre que la précédente. Il jette ses figures, les groupe, les plie à volonté avec la hardiesse de Michel-Ange et la fécondité de Rubens. Je ne sais quel souvenir des grands artistes me saisit à l'aspect de ce tableau; je retrouve cette puissance sauvage, ardente, mais naturelle, qui cède sans effort à son propre entraînement. Je ne crois pas m'y tromper, M. Delacroix a reçu le génie.»

N'est-il pas beau de voir l'historien faire ainsi l'histoire du lendemain? N'est-il pas beau de voir M. Thiers à son aurore saluer Eugène Delacroix à son premier soleil?

David avait appris la ligne à l'atelier de Boucher. Eugène Delacroix apprit le coloris à l'atelier de Guérin.

En sortant de l'atelier, Eugène Delacroix a osé se montrer coloriste jusqu'à la violence. Tout amoureux qu'il fût de la renommée, il lui fallut la prendre par force, comme aux jours de pillage. Venu au soleil couchant de David, ce soleil plus clair que brûlant; venu quand déjà le romantisme montrait son disque embrumé au-dessus des ténèbres du moyen âge, il ne fut ni gréco-romain ni franco-gaulois; il fut lui,—il fut contemporain de lui-même, homme de son siècle.—Pendant que d'autres interrogeaient les statues de la Grèce antique, il peignait, en trouvant des larmes dans sa palette, la Grèce moderne, où mourait Byron: le Massacre de Scio, c'est la seule histoire qui nous reste de l'héroïque renaissance de ce peuple perdu.

Parallèlement à Victor Hugo, il faisait sa révolution. On avait adoré la ligne jusqu'à l'aller étudier dans le dessin linéaire, il osa prouver par le style du coloris que la ligne n'existait pas. Supprimez la couleur, supprimez le rayon, que restera-t-il de l'œuvre de Dieu? Une œuvre sans style, une nature sans âme. Cette révolution fit pâlir encore l'école de David. Malheureusement elle mit au monde une myriade de coloristes échevelés qui s'imaginèrent, étudiant mal le maître, que toute l'éloquence de la peinture était dans la palette. Ce fut l'invasion des barbares. Mais un peu de barbarie féconde les civilisations malades. «La queue de l'école davidienne, a dit M. Théophile Gautier, traînait alors ses derniers anneaux dans la poussière académique, et ses tableaux n'étaient plus que de faibles copies de bas-reliefs grecs ou romains. Les tons de plâtre du modèle se reproduisaient si exactement dans les contre-épreuves peintes, qu'il eut mieux valu faire franchement de la grisaille comme M. Abel de Pujol. Aussi, lorsque parurent la Barque du Dante et le Massacre de Scio, les yeux habitués à ces couleurs crépusculaires furent-ils singulièrement offusqués par cette intensité ardente et cet éclat superbe. On poussa des cris de hibou devant le soleil, et les plus comiques fureurs se donnèrent libre carrière: l'art était perdu! c'en était fait des saines traditions! Attila approchant de Rome sur son petit cheval à tous crins ne produisit pas plus d'horreur, de tumulte et d'épouvante. Cependant le coup était porté, et à chaque Salon diminuait le nombre des Oreste en proie aux Furies, des Ajax insultant les dieux, des Achille suppliés par Priam. Shakespeare, Gœthe, Byron, les légendes du moyen âge, fournissaient des thèmes neufs au peintre audacieux qui secouait le joug de l'école pour n'écouter que son génie. Jamais artiste plus fougueux, plus échevelé, plus ardent, ne reproduisit les inquiétudes et les aspirations de son époque; il en a partagé toutes les fièvres, toutes les exaltations et tous les désespoirs; l'esprit du dix-neuvième siècle palpitait en lui.

Mais il en coûte toujours cher pour faire une révolution, même sans le vouloir, car Eugène Delacroix ne songeait pas à faire école. Il ne voulait que faire triompher sa personnalité, comme naguère David. Ce qui eût bien étonné ses ennemis alors, c'est qu'il avait dans son atelier, à côté d'une esquisse de Géricault et d'une copie de Rubens par Delacroix—que j'achèterais bien pour un Rubens—un portrait de David qu'il admirait beaucoup, un chef-d'œuvre; car, maintenant qu'il n'y a plus ni classiques ni romantiques, reconnaissons que David fut un grand peintre. Eugène Delacroix admirait David et ne voulait pas l'imiter, fidèle à cet axiome, que celui qui imite l'Iliade n'imite pas Homère. Il lui en coûta cher pour répudier tout air de famille avec ses contemporains. Le duc de la Rochefoucauld, intendant des Beaux-Arts, tenta de le ramener dans les voies consacrées, mais il se cabra. «Qui prouve que ce n'est pas moi qui vois juste?—Tout le monde.—Eh bien, tout le monde voit faux.» Ce ne fut qu'à l'Exposition de 1855, un tiers de siècle après ces paroles, que le roi Tout le monde prit enfin les yeux d'Eugène Delacroix.

Mais avant ce légitime triomphe, la vie de ce grand artiste fut une lutte de tous les jours. Privé de travaux par le duc de la Rochefoucauld, il fut réduit à faire des lithographies, comme Prudhon, trente ans plus tôt, qui dessinait pour vivre des têtes de lettres. C'était le vaillant soldat qui avive son héroïsme en escarmouches. Selon M. Théophile Silvestre, qui l'a peint en relief vigoureux: «La première des deux collections, qu'il publia de 1825 à 1828, est une série d'interprétations de reliefs, de médailles et de pierres gravées antiques de la collection de M. le duc de Blacas. Ces lithographies, devenues très-rares, résument absolument le côté pratique du génie de Delacroix et donnent la clef de son œuvre, dont le principe, du reste, loin d'avoir varié, n'a fait que se fortifier par la suite. Il est bien certain que si les ouvrages de sa jeunesse n'égalent pas en intensité ceux de son âge mûr, si l'Entrée des Croisés à Constantinople surpasse le Massacre de Scio, tout Delacroix est dans l'un comme dans l'autre tableau avec ses émotions profondes, sa manière fièrement personnelle, son cachet inimitable. La seconde série de lithographies est une illustration de Faust: «Je retrouve dans ces images, disait le vieux Gœthe, toutes les impressions de ma jeunesse.»

La révolution de 1830 vit naître dans son atelier cette liberté toute moderne sortie des entrailles du peuple et non détachée des bas-reliefs ou des fresques antiques. L'heure du peintre allait sonner; on lui permit enfin de marquer son génie aux plafonds et aux parois des palais. Il peignit pour Versailles, il peignit pour les musées, il étendit partout ses conquêtes. La Chambre des députés, le palais du Luxembourg, le Louvre, l'Hôtel de ville, ont enfin leur Rubens et leur Véronèse.

Dans l'œuvre d'Eugène Delacroix, l'unité et la variété se donnent harmonieusement une main amie. C'est toujours le même pinceau, mais avec les belles ressources d'une fertile imagination. Le peintre est inépuisable, quel que soit l'horizon. L'unité répand sur ses ciels, ses paysages, ses mers, ses architectures, ses personnages, le même caractère; la variété répand la vie universelle et témoigne du sentiment de l'infini: il remue tout un monde.

Ne soyons pas de cette école de critiques mot à mot, qui s'acharnent aux défauts lilliputiens d'une œuvre gigantesque. Il faut au génie de libres allures; les défauts qu'un petit esprit signale avec bonheur ne font souvent que donner plus de relief aux beautés, sa peinture a sept dieux: Michel-Ange, Léonard de Vinci, Raphaël, Corrége, Titien, Rubens, Rembrandt. Quel est le plus parfait? c'est peut-être le plus imparfait: Michel-Ange.

Gérard Dow est parfait, mais qu'est-ce que Gérard Dow quand Rubens est là? Eugène Delacroix, qui appartient à la grande famille des maîtres, ne doit pas être jugé sur ses ébauches de chevalet. Où il faut le voir, c'est, dans ses plafonds, dans ses chefs-d'œuvre du musée du Luxembourg, dans ses batailles du musée de Versailles. Là il respire l'air vif et se montre dans sa force. Il est abondant, varié, harmonieux, hardi, toujours nouveau, toujours vivant. Il meuble ses tableaux avec magnificence, il peuple les salles qu'il peint. La nuit, les figures doivent reprendre l'entretien familier.

Le peintre du Massacre de Scio est dramatique comme Shakespeare; comme Shakespeare, c'est l'homme des temps nouveaux. S'il a vécu dans l'antiquité par des existences antérieures, il ne veut pas que son souvenir s'y attarde trop longtemps. Quand il est forcé d'être mythologique, il l'est avec tant de liberté qu'il transfigure l'Olympe dans l'esprit moderne. Les dieux de la fable deviennent nos dieux; ils symbolisent nos rêves, nos idées, nos sentiments. Il fait des déesses les Muses nouvelles. Pour lui, Minerve est la sagesse, mais c'est aussi la pensée. Sa Vénus n'est pas copiée d'après les statues antiques; c'est la Volupté inquiète qui a traversé les vagues furieuses. Ainsi des autres. Les grandes personnalités reforment le monde à l'image de leur âme.

Eugène Delacroix a tenté l'universalité: il a osé être peintre d'histoire, peintre de batailles, peintre religieux; quoi encore? peintre de fleurs. Il a compris tous les pays et tous les siècles avec le caractère héroïque et l'esprit intime de chaque génération. Grec ancien dans ses plafonds, Grec moderne dans ses tableaux d'histoire, comme le Massacre de Scio, païen dans sa Sibylle ou sa Médée, chrétien dans ses Pietà, oriental avec ses Croisés et ses Fantasia, poëte avec Virgile, Dante et Byron, romancier avec Walter Scott, historien à Versailles, peintre partout. Familier à tous les arts, il a prouvé que, toujours poëte, il savait tour à tour être musicien pour faire chanter les harmonies de sa couleur et architecte pour décorer les palais dans le style consacré. Et comme il est toujours fécond! comme il jette la vie à pleines mains! comme ses figures respirent! comme ses draperies s'agitent! comme ses accessoires font la fête des yeux!

J'ai dit qu'Eugène Delacroix avait, comme tous les grands maîtres, créé son monde. Les demi-grands maîtres s'arrêtent à mi-chemin dans leurs œuvres; là l'originalité, là le style. Ils ne créent leur monde qu'avec des débris épars des mondes connus, noyant leur personnalité dans celle des devanciers ou des contemporains: cette figure est à Raphaël, ce torse à Michel-Ange, cette draperie à Véronèse, ces ombres à Prudhon, ces lumières à Eugène Delacroix. C'est à peine si le peintre se montre un peu sous l'habit d'Arlequin. Il a beau déguiser ses emprunts par le masque de l'originalité, le moins savant sait dénouer le masque.

Eugène Delacroix est tout un, est tout lui. Il ne marche pas dans les souliers d'un mort illustre, il ne boit pas dans le verre d'un dieu reconnu. Si son verre est si beau, c'est qu'il boit dans son verre, dirait Alfred de Musset. Une simple rose peinte par Eugène Delacroix, je la reconnaîtrais comme les plus distraits reconnaissent du premier regard ses figures et ses draperies. Tout ce qu'il peint a son style; ses roses comme ses lions, ses palais comme ses déserts, ses dieux païens comme ses dieux chrétiens.

On peut dire aussi que pour lui l'ordre, c'est le désordre, parce que le désordre, c'est la vie. Il ne mesure pas les ténèbres avec un compas, mais avec une torche enflammée.

Dans son expression comme dans son désordre, il ne viole pas la loi du beau. Il a toujours un air de grandeur et un accent de poésie qui le maintiennent dans les régions surhumaines. Il est le plus étrange et le plus harmonieux des peintres; un peu moins, il ne serait qu'un grand artiste hors de sa voie; mais comme il a franchi victorieusement la ligne invisible qui sépare le génie du talent, il a le droit de tout oser.

Eugène Delacroix a voulu par son testament la simple tombe antique sur la colline la plus solitaire du Père-Lachaise, là où le soleil seul vient à son couchant. On a dit de Poussin que c'était le philosophe des peintres et le peintre des philosophes. On pourrait graver sur le marbre d'Eugène Delacroix: Ci-git le peintre des poëtes et le poëte des peintres.


SIR JOSHUA REYNOLDS

Reynolds possède le don de la grâce; il sait rendre avec toute leur délicatesse la beauté de la femme et la fraîcheur de l'enfant, et, comme ayant conscience de cette faculté précieuse, il se plaît à les représenter. Aussi, pour le peindre et le caractériser, mettrons-nous sous les yeux du lecteur un cadre où se trouvent réunis un enfant et une femme, le portrait de la vicomtesse Galway et de son fils.

Reynolds, avec une hardiesse de grand maître, n'a pas planté ses modèles immobiles au centre de la toile. Ils y entrent par le bord du cadre, continuant une action commencée au dehors, en laissant vide devant eux, contrairement aux règles, un assez large espace. La vicomtesse, portant sur son épaule son fils âgé de trois ou quatre ans, fait irruption dans le tableau qu'elle va traverser. Tout à l'heure on ne la voyait pas encore, tout à l'heure on ne la verra plus. Elle ne pose pas, elle passe, et l'artiste semble l'avoir saisie au vol. C'est une jeune femme à peine épanouie, gardant beaucoup de la vierge et de l'ange, une rose d'hier avec un seul bouton. Sa tête, de profil ou plutôt de trois quarts perdus, se détache, comme la veine laiteuse d'un camée de la tranche fauve de l'agate, d'un feuillage chaudement roussi par l'automne; ses cheveux, que cendre un œil de poudre, se relèvent à la mode de l'époque, découvrant leurs racines; un bout de gaze lamée d'or gracieusement noué en mentonnière forme la coiffure. De derrière l'oreille, rose et nacrée comme un coquillage, s'échappe cette longue boucle nommée repentir dans le bizarre langage de la toilette du temps; n'ayant pas reçu la neige parfumée ou l'ayant secouée, elle est plus brune que les cheveux et fait admirablement valoir les blancheurs d'albâtre du col et les blancheurs rosées de la joue: des réveillons vermeils animent la bouche et la narine de ce profil opalin où les longs cils des paupières font seuls palpiter leur ombre. Le costume est charmant de fraîche simplicité: une robe de mousseline blanche, une casaque ou pardessus de taffetas rose. Par-dessus l'épaule, la vicomtesse de Galwey tend à son baby, pour le maintenir, une main fine, diaphane, de la plus aristocratique élégance, pleine de vie dans sa pâleur patricienne et telle qu'un grand coloriste comme Reynolds pouvait seul la peindre. L'enfant est une merveille. Nimbé d'un chapeau de paille qui lui fait une auréole comme à un petit Jésus, il appuie le menton sur l'épaule maternelle avec l'air étonné et ravi d'un enfant porté. Une lumière satinée lustre son front qu'obombrent de naissants cheveux blonds. Dans sa petite face vermeille et ronde, ses yeux d'azur ressemblent à deux bluets piqués dans un bouquet de roses.

Le reste de la toile est rempli par un fond de parc où les rougeurs du couchant se mêlent, sous les rameaux, aux teintes chaudes et sourdes de la palette automnale.

Comme on pourrait le croire, Reynolds n'arrive pas à cette grâce délicate par le fini et le blaireautage. Il peint au contraire en pleine pâte, du premier coup, avec une brosse dont le libre maniement apparaît. Il est robuste, presque violent dans le tendre et l'exquis. Presque partout ses tons sont vierges, plaqués hardiment avec la décision rapide du grand maître prompt à saisir la nature; les accessoires, les fonds tiennent, pour la négligence spirituelle, de l'esquisse et du décor. Nulle part un travail de polissage n'efface la touche, cette signature du génie.

Quel adorable portrait que celui de la princesse Sophie-Mathilde enfant! La petite princesse, sans le moindre souci de sa dignité, est couchée à plat ventre sur l'herbe, les genoux ramenés, les pieds nus, une main appuyée à terre et l'autre jouant dans les poils soyeux d'un griffon qu'elle tient par le col, l'étranglant un peu, et qui se laisse faire avec cette patience amicale que les chiens montrent aux tout petits enfants, sans doute parce qu'ils vont à quatre pattes comme eux et qu'ils les prennent pour des frères. Une robe blanche, à ceinture rose, un bonnet de mousseline agrémenté d'une faveur de même nuance que la ceinture, composent tout le costume de la gentille princesse. Le peintre, voulant la représenter avec les grâces naïves de l'enfance, a défendu sans doute tout colifichet, tout oripeau, tout apparat. Rien n'est plus charmant que la tête, avec son front blanc ombré sur le contour par le poil follet de ces premiers cheveux qui semblent le duvet d'une auréole séraphique tombée récemment, ses joues potelées, fouettées de rose, trouées de fossettes, et ses grands yeux fixes, profonds, limpides, nageant dans la lumière bleue où l'éblouissement des choses simule le rêve et la pensée. Le portrait de la princesse Sophie-Mathilde tiendrait sa place à côté de l'infante Marguerite de Velasquez.

Le tableau connu sous le nom de l'Âge d'innocence est une nouvelle preuve de l'aptitude de Reynolds à rendre le charme pur des enfants qui n'ont encore bu que le lait de la vie. L'âge d'innocence est représenté par une petite fille de quatre ou cinq ans, accroupie sur ses talons, croisant ses menottes grasses, roses et souples, avec un joli mouvement puéril, et découpant son profil chiffonné et mutin sur un losange d'azur du ciel orageux servant de fond à la figure. Les cheveux, traversés d'un ruban rose pâle, sont de ce roux anglais qui, sous le pinceau de Reynolds, vaut le roux vénitien. Une mèche folle se détache et jette l'ombre de sa spirale alanguie sur les fraîcheurs printanières de la joue que font ressortir encore les tons vigoureux placés sous le menton; car ce n'est pas par un fade mélange de lis et de roses que l'artiste obtient ces carnations idéales qu'on ne voit qu'en Angleterre, où l'enfant est cultivé comme une fleur. Il y mêle une blonde lumière, et les blancs de ses robes sont dorés comme les linges du Titien, à qui il ressemble encore par le grand goût et la richesse de ton des paysages qu'il donne ordinairement pour fonds à ses portraits.

Nous préférons peut-être à l'Âge d'innocence, qui est un tableau célèbre du maître, le portrait de miss Boothby enfant: un chef-d'œuvre de simplicité, de naturel et de couleur. C'est une petite fille assise, les mains croisées et gantées de mitaines, au pied d'une charmille laissant voir par une trouée un bout de ciel au coin du tableau. Elle a une robe blanche dont la large ceinture noire forme brassière, un haut bonnet cerclé d'un ruban noir. Ses cheveux, d'un blond fauve, sont coupés carrément sur le front baigné d'une demi-teinte argentée et transparente, et deux boucles qui s'allongent accompagnent les joues; les yeux, de ce gris où se fondent l'azur du ciel et le vert glauque de la mer, ont une expression indéfinissable de quiétude, d'ingénuité et de rêverie. Jamais carnations enfantines ne furent rendues par une pâte plus fine, plus souple et plus nourrie, par des couleurs si suaves et si solides en même temps. Toute la figure est d'une localité gris-de-perle réchauffée d'ambre, avivée de rose, d'une harmonie enchanteresse. La critique la plus méticuleuse ne trouverait à reprendre qu'un peu de lourdeur dans les blancs.

Simplicity, portrait de lady Gatwyn enfant, ne vaut pas celui que nous venons de décrire, mais il a encore bien du charme. Quel beau parti pris de lumière dans cette fillette vêtue de blanc, le buste de face et la tête de profil, dont les petites mains jouent avec une rose et qui s'enlève en clair sur un fond obscur orageux et chaud brouillé d'arbres et de nuages!

Il est bien délicieux aussi le portrait de miss Rice, une bergerette de neuf ou dix ans, qui conduit ses moutons dans un parc orné de vases de marbre, en robe rose retroussée et bouffante sur un jupon de taffetas bleu, en souliers de satin blanc étoffés de rosettes. Le travestissement pastoral n'ôte rien à la candeur de la petite fille toute ravie de ce costume.

Mentionnons aussi ce cadre où, sous le titre de «têtes d'anges,» l'artiste a réuni les enfants de lady Londonderry voltigeant dans un ciel bleu, cravatés d'ailes de chérubin. Ce sont en effet des têtes célestes, et le tableau est comme une gracieuse apothéose de l'enfance, si belle, si choyée et si adorée en Angleterre.

Nous en avons dit assez maintenant pour démontrer que sir Joshua Reynolds sait peindre le premier âge; arrivons à ses portraits de femme. Un des plus singuliers et des plus attirants est celui de Nelly O'Brien. Il arrête tout d'abord le regard pour le retenir longtemps par la gamme étrange de tons qu'a choisie l'artiste pour le peindre. C'est une toile presque monochrome ou plutôt composée de teintes neutres qui fait penser à la Monna Lisa, de Léonard de Vinci. La tête, d'une pâleur argentée, est baignée d'ombres grises; le col, tout en clair obscur, a des reflets de nacre où luisent vaguement les perles d'un collier; la poitrine découverte reçoit une lumière blanche, et les chairs se confondent sous cette lumière avec les plis bouillonnants de la gorgerette. Des bracelets étoilés de grenats sombres cerclent aux poignets et aux biceps des bras dont le ton hésite entre le marbre et l'ivoire. Il serait difficile de dire quelle est la teinte de la robe ou plutôt de la draperie qui enveloppe le reste du corps. C'est une couleur indéfinissable, un ton qu'on ne sait pas, comme on dit: en termes d'atelier, une préparation en grisaille glacée de rose mauve, de violet et de feuille-morte avec une patine anticipée. Nelly O'Brien s'accoude à une sorte de mur d'appui dans lequel s'encastre un bas-relief indistinctement ébauché. Ce socle est gris fauve. Le fond se compose d'arbres d'un roux sourd, étouffé, assoupi, faisant ressortir par leur obscurité vigoureuse la tête presque blafarde de l'actrice. L'expression de ce beau visage est presque inquiétante. Une malice énigmatique étincelle dans les yeux voilés d'ombre, et les commissures des lèvres sont retroussées par un sourire mystérieux où l'esprit semble se moquer de l'amour. Cependant la volupté domine, mais une volupté redoutable comme la beauté du sphinx.

Dans un autre portrait, qui est plutôt une étude, Reynolds, encore préoccupé du Vinci, a représenté une femme portant un enfant nu sur l'épaule. Ces deux figures, d'une couleur superbe, ont ces ombres rembrunies, ce modelé fin et ce long sourire de faune, avec ce regard profond, qui caractérisent les rares chefs-d'œuvre du maître inimitable. Dans l'Écolier qui tient des livres sous le bras, la chaleur intense du ton, la magie du clair-obscur, la brusquerie des rehauts trahissent l'étude de Rembrandt et de ses procédés.

Quoique Reynolds eût un vrai tempérament de peintre, il possédait cependant l'esthétique de son art, et il en raisonnait les principes, sauf à les oublier le pinceau à la main. L'influence de plusieurs maîtres est visible dans sa peinture, dont heureusement les reflets lointains n'altèrent pas l'originalité. Qu'il essaye d'imiter Léonard de Vinci, Rembrandt ou Murillo, il reste toujours Anglais. Quoi de plus anglais, par exemple, que le portrait de lady Charlotte Spencer en amazone? Coiffée de boucles courtes ébouriffées par le vent de la course, les joues animées, les yeux levés vers le ciel, sa bouche de cerise entr'ouverte, elle caractérise bien une héroïne du sport. Une cravate de mousseline à pointes brodées se noue négligemment autour de son col, sa veste rouge galonnée d'or découvre un gilet de piquet blanc. Des gants de daim protègent ses mains, dont l'une tient un élégant chapeau de feutre, et l'autre, amicalement passée sous le col du cheval, flatte et encourage la bonne bête près de laquelle elle a mis pied à terre, dans une allée de la forêt indiquée par des troncs de hêtre satinés et veloutés de mousse. Ce n'est pas, à proprement parler un portrait, équestre, car on ne voit guère que la tête et le poitrail du cheval, et le cadre coupe la femme à la hauteur du genou.

Miss Élizabeth Forster, avec sa coiffure en hérisson, imagée de poudre, son œil vif et malin, son nez spirituellement taillé au bout par une brusque facette, sa large collerette à la Mezzetin, sa robe blanche à manches de gaze, serrée à la taille d'une ceinture bleu noir, est encore un très-piquant portrait et se détache franchement d'un de ces fonds sombres qu'affectionne Reynolds.

Un charmant caprice a présidé à l'arrangement de Kitty Fisher en Cléopâtre. La chose n'a rien d'antique cependant, et la couleur locale égyptienne y est traitée avec un sans-façon d'anachronisme à la Paul Véronèse. La Cléopâtre anglaise, sans doute pour dépasser en prodigalité quelque Antoine de la Chambre des lords, jette, en faisant le plus gracieux mouvement de doigts qu'une coquette qui a une jolie main puisse imaginer, une grosse perle dans une coupe d'une riche orfèvrerie. Son costume, tout de fantaisie, est gris et blanc, orné de découpures, de nœuds et de boutons. La tête se présente en petit trois-quarts; des sourcils noirs surmontant des yeux d'un vague azur, pleins d'esprit, de flamme et de séduction, font valoir un teint d'une blancheur blonde et rosée, qui ne s'obtiendrait qu'avec le maquillage partout ailleurs qu'en Angleterre, ce pays du beau sang.

Il n'est pas besoin de parler du Samuel enfant. Tout le monde connaît cette délicieuse figure agenouillée que la gravure a rendue populaire. Comme portrait d'apparat, celui de lady Giorgiana Spencer a toutes les qualités requises: élégance, grand air, exécution brillante. La belle lady, coiffée en pouf avec des plumes blanches et roses, fardée en roue de carrosse, vêtue d'une magnifique robe de cour en satin blanc frangé d'or, descend un riche escalier à balustres d'un air à la fois dégagé et majestueux. Le geste de la main qui cherche la jupe pour la relever un peu est tout charmant et tout féminin.

Dans le genre qu'on pourrait appeler historié, le portrait de mistress Siddons en Muse de la tragédie est fort remarquable. L'illustre actrice en robe de brocart, drapée d'un crêpe, est assise sur un trône de théâtre, dans l'action de déclamer. Derrière elle, à travers les ombres du fond, on distingue vaguement des larves tragiques: la Peur et la Pitié.

Nous retrouvons sur une autre toile, mais cette fois dans la familiarité de la vie domestique, cette fastueuse lady Giorgiana Spencer, duchesse de Devonshire. Vêtue de noir, poudrée, dessinant son profil sur un rideau de damas rouge rebrassé, la duchesse agace du doigt sa petite fille debout sur ses genoux et levant en l'air, comme pour se défendre, ses jolis bras roses et potelés. L'enfant est habillée d'une robe blanche à ceinture noire. Le fond se compose d'une colonne où s'enroule le rideau, d'un vase de marbre et d'un appui en forme de fenêtre, festonné de quelques brindilles de lierre, et laissant voir un pan de ciel. Il y a dans ce portrait vie, lumière et couleur. Van Dyck, après quelques retouches, pourrait le signer.

Nous avons beaucoup insisté sur les portraits d'enfants et de femmes de Reynolds, parce qu'il nous a semblé que là étaient son vrai génie et son intime originalité: ce qui ne veut pas dire qu'il ne peigne aussi fort bien les hommes; il ne faut, pour s'en convaincre, que jeter un coup d'œil sur le groupe de portraits représentant Dunningcol, Barré et Baring, réunis autour d'une table verte, le vicomte Althorp, le marquis de Rockingham et le marquis de Hastings, tous traités d'une manière libre, magistrale et grande.

Reynolds a peint aussi l'histoire, mais nous n'avons pas eu l'occasion de voir beaucoup de tableaux de sa main en ce genre. Le Cymon et Iphigénie, sujet mythologique dont le sens nous échappe, est une toile des plus remarquables. Sous les rameaux d'un bois que le soleil crible de ses flèches d'or, une nymphe s'est endormie dans le costume de l'Antiope du Corrége. Guidé par un Amour, un jeune homme qui semble être un chasseur s'approche de la belle et contemple ses charmes avec un trouble plein d'amour; le torse de la nymphe couchée est d'une couleur magnifique et titianesque, et l'effet de lumière est un des plus hardis que jamais peintre ait risqués.

Nous aimons moins les Grâces décorant une statue de l'Hymen taillée en Hermès. Ces Grâces, probablement des portraits, suspendent des guirlandes de fleurs, et sont vêtues comme les Grâces décentes, mais à la mode anglaise du temps, ce qui leur ôte un peu de leur charme.

Arrêtons là cette étude sur Reynolds, et contentons-nous des spécimens superbes que nous venons de décrire. Nous pourrions rendre sans doute notre travail plus complet, mais ce que nous avons dit suffit, nous l'espérons, pour caractériser ce maître, honneur de l'école britannique.


WILLIAM HOGARTH

S'il a jamais existé un peintre absolument original, c'est à coup sûr Hogarth. Quelle que soit l'appréciation qu'on fasse de son talent, on ne peut lui refuser cette qualité. Chez lui, nul souvenir des nobles formes antiques, aucun reflet des grands maîtres d'Italie, ni même, chose plus étonnante, des maîtres de Flandre et de Hollande, qui, par la familiarité de leurs sujets et leur réalisme, sembleraient se rapprocher de son genre. De même que Pascal, enfant, inventait les mathématiques, on dirait que Hogarth a inventé la peinture sans avoir vu de tableaux, par la force intrinsèque de son esprit, et cela non pas sous le charme d'un pur contour ou d'un lumineux chatoiement de couleur observé dans la nature, mais philosophiquement, pour donner un vêtement plastique à des conceptions intérieures qu'il aurait pu aussi bien écrire que peindre. Le dessin et le coloris sont à ses yeux de purs moyens graphiques, et, préoccupé de l'idée à exprimer, il ne cherche jamais la beauté ni la grâce, ni même l'agrément. Cette austérité logique, ce désintéressement de l'art dans l'art même, cette poursuite du caractère aux dépens de la beauté, produisent une individualité profonde. L'homme physique n'est presque rien pour Hogarth, l'homme moral est tout, et la société l'emporte sur la nature. Mettre en jeu les passions, faire ressortir les ridicules, châtier les vices après les avoir promenés à travers leurs phases de dégradation, tel est le but que se propose le peintre, moraliste et dont il ne s'écartera pour aucun régal de palette, pour aucun lazzi de brosse. Tout, dans ses tableaux, est significatif, observé, voulu. Le moindre détail a sa portée. La pendule, la chaise, la table, sont celles qui doivent être là et point ailleurs, et il serait impossible d'en meubler une autre chambre. Quant aux figures, elles sont toutes typiques d'une espèce; leurs traits, chargés exprès, ne permettent pas de s'y méprendre; parfois même elles sont caricaturales et grimées comme se les font les acteurs pour caractériser leur emploi, et l'on pourrait croire de certaines toiles du maître qu'elles ont été peintes d'après des pièces inconnues jouées par d'excellents comédiens, plutôt encore que copiées directement d'après nature, tant la mise en scène est savante et bien calculée au point de vue théâtral! Si Hogarth se soucie peu de la forme comme l'entendaient les Grecs, il excelle dans l'expression et la mimique. Ses gestes, d'une justesse intime, trahissent le mouvement intérieur et partent du cerveau sous l'impulsion d'un sentiment déterminé; il ne les combine pas pour des angles, des rondeurs, des contrastes ou des alternances de lignes. Tant pis, si un vice, une passion, une laideur caractérielle, une difformité idiosyncratique convulsent, empilent ou ravinent les traits d'une physionomie; Hogarth ne vous fera grâce ni d'une ride, ni d'un pli, ni d'une bouffissure, ni d'une lividité, ni d'une couperose. Il ne tient pas à plaire aux yeux, car ce n'est pas un peintre pittoresque, qu'on nous permette ce pléonasme, mais bien un essayiste, un philosophe, un auteur comique qui peint. Quel humour, quelle causticité, quelle verve satirique! Il ne faudrait pas s'imaginer cependant que Hogarth soit, comme exécutant, un artiste sans valeur. Son dessin, quoique dénué de style, ne manque pas de correction, et sa couleur, souvent opaque et terne, a une certaine harmonie sourde dans ses localités grises, parfois brusquement réchauffées de rouge. Les modes de l'époque, qui affublent ses personnages, présentent un caractère outré d'exactitude, dont le temps écoulé fait ressortir l'ironie, et puis, comme il est Anglais! comme il a la saveur du pays! comme il en possède le sens intime et familier! chacune de ses toiles porte dans le plus minime détail la signature britannique.

Il ne sera pas hors de propos, avant de décrire l'œuvre d'Hogarth, de parler du portrait du peintre tracé de sa propre main. Hogarth est assis devant son chevalet, la palette au pouce, et regarde un panneau où l'on distingue une figure de Thalie, à la craie, avec ce recueillement d'un artiste qui va attaquer une œuvre. Ses traits sont assez vulgaires, mais une certaine finesse caustique en relève la trivialité. Les cheveux déjà gris et coupés ras pour la facilité de la perruque, s'argentent sur les tempes. Un bonnet de couleur violette, négligemment posé, les recouvre à demi. Le costume se compose d'un habit vert et d'une culotte rouge. Au pied du chevalet un volume porte le titre du traité esthétique de Hogarth sur la beauté. Pour fond, une muraille de teinte neutre. Le dessin est lourd, le coloris opaque, la touche appuyée, l'ensemble peu agréable. Pourtant on sent le maître dans ce petit tableau, il donne bien l'idée physique et morale du peintre.

Le Mail, ou pour parler plus intelligiblement la promenade, est une des rares toiles de Hogarth qui ne contiennent pas une moralité directe et se contentent, sans leçon, de reproduire le spectacle de l'activité humaine. Des arbres d'un feuillé bleuâtre qui forment des allées et laissent voir au bout de la perspective des tours semblables à celles de Westminster, ombragent une multitude de figurines offrant un échantillon complet et précieux des modes de l'époque. Les unes se promènent isolées, les autres en groupes. Celles-ci s'abordent avec des saints, celles-là causent familièrement. On voit je manège des coquettes, les entreprises des galantins, les feux des enfants, l'insouciance des maris ennuyés d'une promenade conjugale; des Highlanders en plaid et le jupon court, des Hongrois en costume national mêlent un élément pittoresque aux robes à paniers et aux habits à la française. Au premier plan, une marchande de bière débite de l'ale et du porter. Une femme se baisse pour remettre sa jarretière. Il faut que du temps de Hogarth les femmes eussent le genou bien glissant ou que les élastiques ne fussent pas inventées, car cette attitude revient souvent dans son œuvre. Le Mail rappelle les parcs de Watteau pour le déploiement des toilettes féminines, et les places publiques de Callot pour le fourmillement ingénieux et détaillé des groupes, le tout, bien entendu, avec un accent anglais très-marqué, sans l'élégance aristocratique de l'un et le caprice picaresque de l'autre.

Dans le Départ des gardes pour Finlay, Hogarth a raconté avec une puissance comique et une verve bouffonne très-amusantes les épisodes d'un changement de garnison. Si les hommes ne sont pas fâchés de voir s'éloigner ces beaux soldats rouges, les femmes se montrent inconsolables. Une Ariane à taille plus que rondelette s'accroche au bras d'un Thésée à parements blancs qu'une rivale tiraille de l'autre côté en faisant valoir ses droits avec force injures. L'heureux drôle a la contenance de Don Juan entre Charlotte et Mathurine; seulement il semble plus flatté encore qu'embarrassé, car il n'a plus rien à désirer de ses deux conquêtes, et il s'en va... par ordre supérieur. Dénoûment commode aux intrigues multiples!

Un peu en avant, vers l'angle du tableau, un tambour bat sa caisse avec une insouciance philosophique des criailleries d'une femme entre deux âges, quelque hôtesse, sans doute, réclamant son du. À l'autre coin, pour avoir trop cédé à l'attendrissement des adieux et bu plus que de raison le coup de l'étrier, un soldat aviné a roulé sur le bord d'une marc, et ses compagnons, un peu moins ivres que lui, cherchent à lui entonner une dernière mesure de whisky. Le reste de la colonne suit un peu en désordre derrière le drapeau, s'arrachant aux baisers éperdus, aux enlacements de bras qui ne veulent pas se dénouer; sur le passage de la troupe, la population féminine est aux fenêtres, lâchant au moins d'accompagner du regard, aussi loin que possible ce beau régiment qu'elle voudrait bien suivre, et qui traîne tous les cœurs après lui. Une grosse matrone ne dissimule pas son désespoir, éclate franchement en sanglots. Heureusement, la prochaine garnison la consolera. Cette scène pathético-burlesque est rendue avec une vraie puissance comique. Hogarth traduit à sa façon le ferrum est quod amant du satirique latin, et sa version ne manque ni de sel ni de gaieté. L'esprit est satisfait si les yeux ne sont pas toujours contents; c'est le mérite et le défaut de toutes ses peintures.

The Rake's progress est un de ces romans en huit ou dix chapitres, où l'artiste démontre les inconvénients d'un vice, oubliant qu'un tableau n'est pas un sermon et qu'il empiète ainsi sur les attributions des prédicateurs et des philosophes. L'art tient dans les sphères intellectuelles une place assez haute pour être un but et non pas un moyen, et c'est le méconnaître que de le faire servir à exprimer d'une manière subordonnée telle ou telle vérité morale. L'utilité directe et pratique n'est pas de son ressort. L'art élève l'âme en lui donnant la pure sensation du beau, en l'arrachant aux plaisirs matériels, en satisfaisant aux postulations de ses rêves, en la rapprochant plus ou moins de l'idéal. En ce sens, le torse de la Vénus de Milo contient plus de moralité que toute l'œuvre de Hogarth; dans sa blanche nudité luit la splendeur du vrai cl rayonne le plus divin concept de la forme qu'ait jamais réalisé la main humaine. Sans doute, nous ne commettrons pas la folie de demander la beauté grecque au brave artiste londonien, mais nous ne pouvons nous empêcher de trouver qu'il souligne trop ses leçons, et se donne beaucoup de peine pour prouver des vérités que personne ne conteste; il est bon d'omettre quelquefois la moralité à la fin des fables et de laisser au lecteur le soin de conclure, et c'est ce que Hogarth ne fait jamais.

Le progrès ou plutôt la progression du libertin se compose de huit tableaux: l'Héritage, la Toilette du débauché, l'Orgie, l'Arrestation, le Mariage, la Maison de jeu, la Prison pour dettes, Bedlam. L'énoncé seul des titres suffit à indiquer les phases principales et pour ainsi dire les points culminants d'une vie de désordre. Surpris par une succession inattendue, le jeune homme quitte la maison honnête et tranquille où il a vécu jusqu'alors sans un regret, sans un mot de tendresse pour ceux qui ont partagé sa mauvaise fortune, il a déjà le cœur gâté. Le voilà bientôt à son lever entre les mains des valets, entouré de maîtres de toutes sortes, comme le bourgeois gentilhomme, et se livrant aux recherches outrées d'un luxe extravagant. Ainsi paré comme l'enfant prodigue, il va chez les courtisanes qui profitent de son ivresse pour lui voler sa bourse et sa montre. Avec une telle vie, ne soyez pas étonné si dans le tableau suivant les records, des lettres de change protestées aux mains, le font descendre de sa chaise à porteurs, et si pour leur échapper il se marie avec une vieille douairière; un homme ruiné qui épouse une femme en ruines, c'est une union bien assortie. Pour échapper aux tendresses surannées de madame, monsieur court les maisons de jeu, éparpillant sur le tapis vert les guinées, prix de son mariage infâme et ridicule; il perd, bien entendu, car les dés sont pipés, les cartes biseautées, et le cercle se compose de grecs, de filles perdues, de chevaliers d'industrie et de spadassins. De la maison de jeu à la prison de Fleet il n'y a qu'un pas et ce pas est bientôt fait, et de Fleet-prison à Bedlam, c'est-à-dire du désespoir à la folie, la pente est glissante.

Cette série qui fonda la réputation de Hogarth a plutôt un mérite philosophique que pittoresque. L'artiste n'est pas encore bien maître de ses moyens d'exécution; il écrit ses idées avec le pinceau. Plus tard dans le Mariage à la mode, il les peindra. Ces tableaux renferment les plus curieux détails de mœurs, et il serait facile, à leur aide, de restituer dans un roman la société de l'époque. Au lever du libertin assistent des maîtres d'armes, de boxe, de danse et de musique, de la tournure la plus caractéristique: un jockey apporte un vase d'argent, prix d'une course gagnée par le cheval du jeune dissipateur. Une longue bandelette de papier contenant la liste des présents faits à Farinelli, le célèbre chanteur, pend du dos d'un fauteuil jusqu'à terre, attendant une nouvelle signature. Des portraits de coqs célèbres sont appendus à la tapisserie. On voit que notre jeune homme est devenu bien vile un sportsman accompli, et qu'il galope à fond de train sur le turf de la dissipation. L'orgie a lieu à la taverne de la Rose, un endroit célèbre alors pour ces sortes de parties. Il règne un certain luxe dans la salle. La table, les chaises et les buffets sont en bois de mahogoni. Les portraits des douze Césars, une grande carte, contenant les deux hémisphères, avec cette inscription: Totus mundus, des glaces de Venise, des appliques et des torchères décorent les murailles. Il y a longtemps que le festin dure, car les convives semblent fort échauffés. Une fille montée sur une chaise met, avec une bougie, le feu à la mappemonde dans un joyeux délire de destruction, comme si la mission de la courtisane était de saccager l'univers. Déjà les glaces ont volé en éclats au choc des verres et des bouteilles. Accoudée à la table, une des bacchantes lance une fusée de vin de Champagne au visage d'une de ses compagnes. Une autre happe à même un bol de punch dont elle verse la moitié dans sa gorge. Quant à notre dissipateur, la cravate dénouée, la veste ouverte, les jarretières défaites, en proie à l'hébétement d'une ivresse malsaine, il chavire sur son siège et se laisse dépouiller de sa bourse, de sa montre et de son mouchoir par deux nymphes aux doigts agiles, qui font semblant de le caresser. Un laquais apporte un immense plat de cuivre, dessert de la débauche, dans lequel doit être servie nue, au milieu de la table, une courtisane déjà débarrassée de son corps de baleine et qui s'apprête à tirer ses bas: des bas d'azur à coins d'or, dont Hogarth, toujours moraliste, même quand il en a le moins l'air, a malicieusement rompu quelques mailles pour montrer la misère et la paresse sous le faux luxe.

Dans la prison pour dettes, le libertin, à bout de ressources, a eu l'idée de recourir à la littérature. Il a fait une pièce de théâtre pour Hay-Market ou Covent-Garden, et la lettre du directeur, qui la refuse avec enthousiasme, gît tout ouverte à côté du prisonnier.—N'est-ce pas là une plaisante et satirique imagination?

À travers cette histoire, Hogarth a fait circuler adroitement un intérêt sentimental et bourgeois bien fait pour toucher les âmes tendres. La pauvre fille trompée, et ne pouvant plus cacher sa faute, que nous voyons au premier tableau indignement abandonnée, reste fidèle de cœur à ce mauvais sujet. Quand il est arrêté dans sa chaise par les records, c'est elle qui les apaise en leur offrant la bourse qui contient ses modestes économies. On l'aperçoit encore, son enfant dans les bras, à la grille de l'église où se fait ce triste mariage. Elle apparaît dans la prison comme un ange consolateur, faisant contraste avec la vieille épouse transformée en mégère. Quand de chute en chute son ancien amant est tombé à Bedlam, elle prodigue à la folie des soins qui n'ont même pas la récompense d'être compris.

Quoique Hogarth ait écrit une analyse de la beauté et disserté philosophiquement sur la grâce de la ligne courbe ou plutôt serpentine, son penchant naturel l'entraîne vers la caricature, et il semble se réjouir avec une verve diaboliquement satirique au milieu des monstrueuses hideurs qu'il évoque. Pour la faire entrer dans la dure tête de l'humanité, il pousse la leçon jusqu'aux dernières limites de l'outrance, et c'est en cela qu'il est un maître. La plate copie de la réalité ne donna jamais ce titre.

Ses tableaux au nombre de quatre, représentant des scènes d'élection, sont excessivement curieux, et conservent de bizarres détails de mœurs que l'histoire néglige dans sa nonchalance altière. Le premier nous montre le Régal aux électeurs. La vieille corruption y apparaît avec toute sa naïveté bestiale: une salle de taverne est le lieu du banquet. Les électeurs, gorgés de viande, crevés de boisson, se pressent autour d'une table chargée de brocs, de victuailles et de cadeaux. L'amphitryon-candidat, obligé de répondre à tous les toasts, se renverse sur sa chaise, gonflé, apoplectique, le visage vultueux, tendant le bras à la saignée et dans un étal pitoyable. Au fond, une virago grimpée sur une chaise scie à grands coups d'archet les cordes d'un méchant violon; dans un coin, des commères usent de tous leurs moyens de séduction pour entraîner un électeur incertain. Sur le devant, un agent du candidat panse le crâne d'un homme abîmé dans la bagarre et qui tient sous son pied un papier où sont écrits ces mots dont le sens allusif nous échappe: Give us our eleven days. Parmi d'autres paperasses éparpillés près de lui, figure dérisoirement l'acte contre la corruption électorale. Non loin de là, un personnage à tournure ignoble tient à la main un mandat daté du 1er avril 1654, et ainsi conçu: «Je promets de payer à Abel Squat la somme de cinquante livres, six mois après ce jour; valeur reçue: RICHARD SLIM.» Vous voyez comme on observe l'édit. Tout à fait au premier plan, un petit garçon remplit de gin un tonnelet qui sera bientôt tari par l'inextinguible soif des volants.

Dans le second tableau, qu'on pourrait appeler la Préparation des votes, des colporteurs juifs offrent des marchandises; un pâtissier coupe des galettes et le candidat tient sa bourse ouverte pour payer les achats des électeurs. Au second plan, des hommes agitent les mandats qu'ils ont reçus. Tout au fond, des émeutiers assiègent le bureau de perception des impôts et on leur tire des coups de fusils par la fenêtre. Devant la taverne de Porto-Bello, deux gaillards fument et boivent, aux dépens du candidat, près d'un lion chimérique en bois ou en carton, qui, avec un effroyable rictus, tient, entre ses crocs, une fleur de lis qu'il semble vouloir avaler. Du balcon de la taverne se penchent vers la rue, pour regarder cet amusant spectacle, deux femmes d'une attitude gracieuse et d'une couleur charmante: deux fleurs que l'artiste a jetées là fort à propos pour délasser l'œil de toutes ces laideurs que Polichinelle parodie en posant sur la pancarte de sa baraque comme «candidat pour Guzzledown.»

Le troisième cadre, intitulé the Polling (le vote), pousse jusqu'au paroxysme ce comique féroce dont les Anglais tirent des effets si chargés, et que, littérairement, Swift possédait au plus haut degré. Hogarth s'en est donné ici à cœur joie avec une absence de goût formidable. Il n'a reculé devant rien, et cette tribune au vote est aussi lugubrement caricaturale que la cave des momies dans la tour Saint-Michel, à Bordeaux. On a convoqué le ban et l'arrière-ban des électeurs; les manchots, les boiteux, les paralytiques, les malades même, arrachés de leur grabat dans des couvertures, viennent agoniser à la tribune et déposer leur vote au milieu d'un râle. Il y a là des figures effrayantes, cadavéreuses, spectrales; des êtres hybrides, moitié chair, moitié bois, échafaudés de potences, agitant des moignons. N'est-il pas mort, ce corps inerte à la face livide, aux traits convulsés qu'on hisse le long des gradins? N'est-on pas allé le chercher dans la tombe, parmi les vers, pour faire nombre?

Au quatrième tableau, le candidat a triomphé. On le porte sur une chaise comme sur un pavois, trône chancelant, dont les oscillations l'alarment. Son chapeau est déjà tombé à terre, et sa gloire récente pourrait bien prendre un bain de fange. Des saltimbanques, montreurs de bêtes, se rangent pour laisser passer le triomphateur. Une laie et ses quatre cochons, effrayés du tumulte se précipitent dans l'égout où l'élu risque de les aller rejoindre, car des hommes armés de fléaux attaquent le cortège, à la grande frayeur d'une jeune femme qu'on aperçoit au-dessus d'une terrasse et à qui sa duègne fait respirer des sels; au fond, la troupe victorieuse agite des bâtons et balance un drapeau à la devise true blue (les vrais bleus). Espérons que l'honorable Robert Slim rentrera vivant chez lui.

Dans the Harlot's Progress (les Aventures d'une Fille de joie), Hogarth prend, à la descente du coche d'Yorkshire, l'innocente jeune fille que le Minotaure de la débauche doit dévorer; et il la conduit plus loin que la mort, car il la montre dans son cercueil, objet de curiosités profanes, et ne commandant même pas le respect qu'inspire aux plus endurcis ce lugubre spectacle. L'un des tableaux de cette série nous fait voir cette nouvelle paysanne pervertie parmi les splendeurs du vice élégant; elle est richement vêtue, elle habite un appartement somptueux. Un homme entre deux âges, d'apparence opulente, déjeune près d'elle à une petite table; mais la fantasque créature a donné un coup de pied au guéridon, et le plateau se renverse avec un grand fracas de porcelaine et d'argenterie. Un petit groom nègre, portant une théière, s'arrête stupéfait de cette équipée, et un sapajou coiffé d'un bonnet se sauve en glapissant d'effroi. Ce tapage a un motif; il sert à détourner l'attention de milord protecteur et à dissimuler la fuite d'un amant fort en désordre, qui se sauve son épée sous le bras, les jarretières dénouées, tandis que ses souliers sont emportés par une soubrette experte à protéger les galants. À la planche suivante, le châtiment commence déjà; il ne se fait jamais attendre longtemps chez Hogarth. À la suite de quelque démêlé avec la police, l'héroïne de ce roman pictural trop véridique a été enlevée et mise dans une maison de pénitence. Elle n'a encore descendu que le premier échelon de la décadence. Elle porte un coquet tablier de taffetas rouge sur une jupe de damas jaune à fleurs; une fanchon de dentelles se noue sous son menton; un collier de perles entoure encore son col, et c'est avec des gants longs qu'elle soulève à contre cœur le maillet destiné à teiller le chanvre posé devant elle sur un billot; mais il n'y a pas à faire la paresseuse ou la délicate. Un surveillant, armé d'une cravache, fait un geste menaçant accompagné d'une grimace significative. Rangées en file, cinq ou six malheureuses, à divers étals de dégradation, s'occupent nonchalamment du même travail. Au coin, sur le devant, une fille rattache son bas largement étoilé de trous, et une autre poursuit dans son corsage un ennemi dont elle tire une vengeance espagnole.

Sous le rapport de l'idée et de la composition, il n'y a rien à critiquer dans ces peintures, mais elles sont beaucoup moins satisfaisantes envisagées au point de vue de l'art. Le dessin en est lourd, et la couleur, peut-être bonne autrefois, s'est altérée et rembrunie de manière à rendre certains détails difficilement perceptibles. Elles ont aussi le défaut, comme beaucoup d'autres du peintre, de présenter des personnages vils et des scènes d'abjection, ce qui fit accuser Hogarth de ne pouvoir peindre les gens comme il faut, par manque de distinction, de grâce et d'élégance. Sensible à ce reproche, il prouva qu'il n'était pas fondé en faisant paraître cette série intitulée le Mariage à la mode, ce qui est son chef-d'œuvre. Le sujet était pris, cette fois, dans la vie du monde, et l'artiste y démontra victorieusement que, lui aussi, pouvait être, lorsque cela lui plaisait, un artiste fashionable, ou, comme on dit aujourd'hui, de high life.

Cette suite, composée de six tableaux, est d'une conservation parfaite, due, sans doute, aux glaces qui les protègent.

Nous allons analyser l'une après l'autre chacune de ces toiles, où un vif sentiment d'art se mêle à l'intention morale et à la peinture curieuse des mœurs d'une époque.

Un grand seigneur, ayant besoin de redorer son blason, a bien voulu condescendre à l'union de son fils avec la fille d'un riche alderman de Londres, désireux d'un titre. La comédie ou, si vous l'aimez mieux, le drame s'ouvre par la signature du contrat, qui en forme l'exposition. Nous sommes chez le très-honorable lord Squanderfield, dans un riche salon orné avec un fastueux mauvais goût. Un portrait, chamarré d'ordres étrangers, se prélasse, au milieu d'un tourbillon de draperies volantes que des vents contraires semblent se disputer, dans une pose emphatiquement ridicule. Un canon dont le boulet est visible lui part entre les jambes. Au plafond, on distingue en perspective Pharaon se noyant au passage de la mer Rouge. Les tableaux qui tapissent les murailles sont d'un choix bizarre et farouche, d'où un esprit superstitieux tirerait aisément des présages funestes. Ce sont: David vainqueur de Goliath, Prométhée et le Vautour, le Massacre des Innocents, Judith et Holopherne, Saint Sébastien percé de flèches, Caïn tuant Abel, Saint Laurent sur le gril. Les appliques des bougies représentent des têtes de Méduse surmontées de couronnes comtales. À travers la fenêtre, on aperçoit un hôtel en construction, mais déjà en ruine derrière ses échafaudages. L'ignorance opiniâtre du lord s'y révèle par le porte à faux des colonnes et autres bévues d'architecture grossières.

L'alderman, assis près d'une table au milieu du salon, le nez chevauché de besicles, tient le contrat de mariage; son caissier présente au lord une levée d'hypothèques obtenue des créanciers, et, sur le tapis, s'entassent les guinées et les billets de banque, car ce n'est qu'à prix d'or que l'altier seigneur consent à une pareille mésalliance. Superbement vêtu d'un habit nacarat dont les broderies font disparaître le velours, coiffé d'une majestueuse perruque blanche, une main au jabot, il désigne de l'autre un arbre généalogique des plus touffus dont la racine plonge dans le ventre de Guillaume, duc de Normandie. Quelques branches coupées s'en détachent, sans doute pour désigner les prétendants que l'illustre famille dédaigne ou ne reconnaît pas. Son pied goutteux emmailloté de linges repose sur un tabouret, ses béquilles armoriées s'appuient à son fauteuil, derrière lequel s'élève un dais sommé d'une couronne de comte aux pointes burlesquement exagérées. Le lord est un de ces hommes infatués de leur noblesse qui disent à tout propos: ma race, mon titre, mon blason.

À l'autre bout de la chambre, sur une espèce de sopha, les futurs, dédaignant de s'occuper de ces détails matériels, sont assis l'un à côté de l'autre, mais ils ne semblent pas bien violemment épris. Ils se tournent presque le dos. Le mari, jeune fat de constitution chétive, portant au col comme une mouche malsaine la tache noire de la maladie originelle, allonge ses maigres jambes dans des bas de soie blancs à coins d'or, ouvre en dehors comme un danseur les pointes de ses souliers à talons rouges, et puise avec des grâces de marquis français une prise de tabac d'Espagne, tout en retournant la tête pour jeter un coup d'œil de satisfaction à la glace.

Il est difficile de rendre d'une façon plus spirituelle, plus élégante et plus vraie le délabrement aristocratique et l'énervation précoce d'une nature distinguée, et de mieux faire sentir le gentilhomme sous le libertin usé de débauches. Son teint pâle, sa poitrine étroite, ses mains maigres et blanches, ses jambes en fuseaux, ne manquent pas de grâce sous ce velours, ces broderies et ces dentelles, et personne, en voyant le vicomte de Squanderfield, n'élèvera de doute sur sa qualité.

La jeune fille en robe de satin blanc brochée d'or, sans poudre, coiffée de dentelles et de fleurs, écoute en jouant, pour se donner une contenance, avec les bouts d'un mouchoir passé dans une bague, les galanteries que lui chuchote à l'oreille le conseiller Silver-Tongue (langue d'argent), un légiste galantin, qui jouera un grand rôle dans le roman du mariage à la mode.

Cette figure de femme est une des plus jolies qu'ait peintes Hogarth, qui ne sacrifie pas souvent aux grâces. Elle a de la jeunesse, du charme, la beauté du diable et une certaine fraîcheur plébéienne. C'est un meurtre d'unir cette créature pleine de vie à ce frêle cadavre musqué. Sa gaucherie, la façon timide dont elle s'assoit sur le bord du sopha sont intéressantes.

Vers l'angle du tableau, au premier plan, deux chiens enchaînés, l'un de race et estampé d'une couronne, l'autre d'origine vulgaire, se séparent autant que leur laisse le permet.

Au second tableau, le mariage est fait, on pourrait même dire qu'il commence à se défaire. À la suite d'une soirée qui s'est prolongée jusqu'au matin, les invités partis, les deux époux, fatigués et bâillant à qui mieux mieux, se sont jetés sur des fauteuils à chaque coin de la cheminée, où s'écroule un feu de charbon près de s'éteindre. Le comte, il peut porter ce titre maintenant, car son père est allé rejoindre ses illustres aïeux, le comte, le chapeau sur la tête, la veste ouverte, le linge bouffant, les mains enfoncées dans les goussets, s'affaisse sous l'hébètement de l'ivresse; il n'a point passé la soirée avec sa femme, il revient d'une orgie ou même d'un lieu pire encore, car un griffon, innocemment délateur, lui tire à demi de la poche un bonnet de femme chiffonné. L'épée du comte, cassée dans le fourreau, gît sur le tapis et décèle une nuit orageuse.

Madame, en jupe de soie rose-mauve, en corset de taffetas blanc, un bout de mousseline coquettement tourné autour de la tête, comme une personne qui s'est mise à son aise, étire ses bras avec un joli mouvement féminin plein de lassitude voluptueuse; elle tient, dans une de ses petites mains crispées au-dessus de sa tête, un objet qu'il n'est pas facile de déterminer; une bonbonnière ou plutôt une boîte à portrait. Ses paupières, ensablées de sommeil, se ferment sur un regard dédaigneux lancé à son mari. Près d'elle un guéridon supporte un plateau avec des tasses. Plus loin, une chaise renversée les quatre fers en l'air, des cartes à jouer éparpillées, des étuis d'instruments, des papiers de musique, le traité de Hoyle sur le whist, témoignent que la comtesse n'a pas attendu seule son mari.

Dans le second salon, qu'on aperçoit à travers une haie en arcade supportée par des colonnes de marbre, un domestique somnolent arrange les chaises près des tables de jeu. Des tableaux représentant des apôtres et des saints ornent les murailles; mais dans un coin, un cadre voilé de rideaux verts mal tirés qui laissent voir le pied d'une nudité mythologique, trahit les penchants licencieux du maître, de même que l'étrange pendule placée dans le premier salon, près de la cheminée, atteste son goût baroque. Un chat y domine gravement un cadran supporté par un singe faisant la grimace au centre d'un buisson touffu de rinceaux où nagent des poissons de Chine. Des bibelots de mauvais choix, statuettes, magots, idoles, potiches chargent le manteau de la cheminée; un buste antique à nez de rapport, préside ce petit monde de figurines monstrueuses, et, derrière lui, dans un cartel, un Amour moqueur joue d'une musette dont les tuyaux font les cornes. Si le comte n'est pas encore enrôlé dans le régiment jaune du Minotaure, cela ne lardera guère.

Ce n'est pas une maison bien ordonnée que celle où le matin voit les bougies fumer en s'éteignant sur les lustres et les chandeliers. Le vieil intendant fidèle, croyant de bonne heure trouver son maître à jeun, est venu, armé d'une liasse de notes, présenter ses comptes et tâcher d'obtenir une réduction de dépenses; mais le pâle gentilhomme, brisé par les fatigues nocturnes, n'est pas en état de l'entendre, et le pauvre serviteur affligé se retire en haussant les épaules avec un geste de pitié impuissante. Il faut abandonner désormais cette belle fortune au torrent de la ruine.

Ici Hogarth mérite tout à fait le nom de peintre qu'on lui refuse parfois et fort injustement. La figure du jeune comte anéanti dans son fauteuil a une valeur d'exécution très-remarquable. La tête pâle, exténuée, morbide, trahissant les révolte de la nature contre les exigences de la débauche, se détache du chambranle grisâtre de la cheminée avec une prodigieuse finesse de ton. Le modelé du masque où il s'agissait de conserver l'apparence de la jeunesse et de la distinction à travers la sénilité et l'hébètement précoces du libertinage est d'une justesse vraiment merveilleuse. Quant au chapeau à plumes, au linge, à l'habit, aux détails du vêtement, il faudrait aller jusqu'à Meissonnier pour rencontrer quelque chose d'égal en fermeté, en précision, en couleur, et encore l'avantage serait-il du côté du peintre anglais, car chacune de ces touches, outre qu'elle rend absolument la nature, exprime le caractère du personnage et concourt à l'effet. La femme est d'une couleur charmante. Rien de plus délicat que le mauve pâle de sa jupe se fondant avec les blancheurs du corset. La tête, dans son nuage de mousseline, nuance sa fatigue d'une animation rosée qu'un fin coloriste pouvait seule trouver sur sa palette. Le fond est traité de la façon la plus magistrale comme perspective aérienne et linéaire. Le ton en est sobre, tranquille et chaud; aucun détail n'y papillote et n'y tire l'œil; et cependant ils ne sont pas sacrifiés, car tous ont leur signification et doivent être lus clairement. C'est un tableau excellent et qui subirait sans y perdre les plus redoutables voisinages. On voit que Hogarth tenait à prouver qu'il était capable d'être autre chose qu'un humoriste en caricature et qu'il pouvait peindre avec art des sujets relativement élevés.

Voici les deux premiers chapitres du roman ou les deux premiers actes de la comédie qui bientôt va tourner au drame après un intermède sinistrement bouffon.

Le troisième tableau de la série porte ce titre: The Visit to the quack doctor, que l'on pourrait traduire la Visite au charlatan. Figurez-vous un cabinet de médecin, un laboratoire de chimiste, un atelier de mécanicien fondant ensemble leurs capharnaüms: têtes de mort, cornues, alambics, squelettes, préparations d'anatomie, monstruosités, roues à dents, appareils d'une complication bizarre, bocaux, fioles, bouquins, paperasses, et tout ce qui peut meubler l'antre d'un Faust de contrebande.

Le docteur, en perruque in-folio, debout près d'une table sur laquelle pose un crâne vermiculé de trous, signature d'un remède pire que la maladie, nettoie d'un air goguenard les verres de ses besicles et paraît s'apprêter, en ricanant d'un rire de faune, à quelque scabreux examen médical. Sur un fauteuil, un personnage que sa physionomie élégamment délabrée et la mouche noire de son cou font tout de suite reconnaître pour le comte, s'étale sans le moindre embarras et comme habitué à de pareilles mésaventures. Il montre au charlatan une petite boîte de pilules qui probablement n'ont pas produit grand effet. Non loin du comte est debout, l'air timide et souffrant, une jeune fille de quatorze ou quinze ans au plus: d'une main elle tient aussi une boîte et de l'autre elle porte un mouchoir à ses yeux. Elle est jolie; ses traits doux et fins conservent encore un reflet de candeur enfantine, mais elle a déjà perdu l'innocence. Sa mise est plus riche qu'il ne convient à son âge. Un camail de velours bleu passementé d'or couvre ses épaules. Une robe de brocart à ramages laisse voir sa jupe de mousseline; une montre pend à sa ceinture; la fanchon de dentelles qui entoure son délicat visage est sans doute destinée à remplacer le bonnet que le chien griffon, dans le tableau précédent, lirait de la poche du comte. Mais que signifie cette femme ou plutôt cette mégère au visage constellé de mouches, à la poitrine tatouée des lettres F. G., mise d'une façon voyante et cossue, en vaste jupe noire bouffante sur laquelle se découpe un court tablier de taffetas rouge; qui, armée d'un couteau ouvert, semble menacer le comte fort peu alarmé, du reste, de ses injures? Est-ce une Fillon anglaise défendant l'honneur de sa maison contre une pratique dont elle aurait à se plaindre? Nous ne saurions le dire. Les commentateurs prétendent que les lettres F. C. désignent Fanny Cox, la fille d'un crieur avec qui Hogarth avait eu des démêlés. D'autres voient un E dans l'F et indiquent un nom différent; mais au fond, tout cela importe peu. Ce qu'il y a de sûr, c'est que la jeune fille est charmante, le comte plein de désinvolture, le docteur rusé, spirituel et moqueur comme un masque de Voltaire, et que les innombrables accessoires dont le fond du tableau est encombré restent à leur plan, discernables pourtant dans leur pénombre, discrets mais ne sacrifiant aucun délai! caractéristique, résultat qu'un maître seul pouvait obtenir et que Hogarth, souvent moins bien inspiré, n'atteint pas toujours.

Dans le quatrième tableau, Hogarth nous fait assister à une matinée musicale chez la comtesse. Le jeune ménage mène toujours grand train, malgré les représentations de l'intendant fidèle. Madame est à sa toilette devant une table chargée d'un miroir et de tout l'arsenal de la coquetterie; son costume se compose d'une robe de satin jaune fort décolletée, sur laquelle est jeté un peignoir. Un perruquier, dont les traits offrent l'exagération caricaturale du type français tel que l'Angleterre le comprenait au siècle dernier, met des papillotes à la comtesse, qui écoute, sans se préoccuper beaucoup du concert, les propos galants du conseiller Silver-Tongue, devenu l'ami de la maison, car son portrait figure effrontément parmi les tableaux appendus à la muraille. Silver-Tongue propose à la comtesse un billet de bal masqué. On voit que le ménage est en plein désordre, et que, depuis la scène du contrat, le galant homme de loi a fait bien du chemin.

Sur le devant du tableau, un célèbre sopraniste du temps, le signor Carestini, dont l'embonpoint colossal fait penser à celui de Lablache, chante un morceau qu'accompagne un joueur de flûte allemand, très en vogue alors. Carestini est vêtu d'une façon magnifique, tout brodé d'or, tout inondé de dentelles, des bagues à tous les doigts; il a un air d'assurance et de satisfaction, une fatuité nonchalante qui sentent le virtuose gâté par le succès. Une dame habillée de blanc, les bras étendus comme pour prendre les notes au vol, se livre à des pâmoisons admiratives les plus ridicules du monde. Encore un peu, elle va donner du nez en terre. Heureusement, un nègre en livrée verte la secoue de son extase pour lui offrir une tasse de chocolat.

Sur le parquet, au premier plan, un petit nègre ramasse un lot de curiosités achetées à la vente aux enchères. Parmi ces bibelots de mauvais goût, figure une statuette d'Actéon déjà cerf par la tête. Le symbole est transparent. Des cartes d'invitation, des billets d'excuses gisent confusément à terre, et renseignent sur les habitudes de la maison. Il faut remarquer aussi que la scène ne se passe pas au salon, mais dans une chambre à coucher dont le fond est occupé par un lit de parade surmonté d'une couronne de comte, ce qui indique une imitation des mœurs françaises. Aucun détail n'est insignifiant dans Hogarth.

Le cinquième tableau prouve d'une manière tragique et sinistre à quels résultats peut aboutir une union mal assortie. On n'a pas oublié le billet de bal masqué que Silver-Tongue présente à lady Squanderfield dans la scène précédente. Grâce aux facilités du déguisement, le couple adultère s'est esquivé du bal. Un bagno, honteux asile des amours furtives ou criminelles, leur a fourni son abri hasardeux. Le lieu est assez sinistre d'aspect, et il faut tout l'emportement de la passion pour ne pas frémir en mettant le pied sur le seuil. Une vieille tapisserie d'Arras représentant le massacre des Innocents, figuré avec une barbarie gothique, recouvre les murailles; le portrait d'une courtisane célèbre y est cloué d'une façon si étrange que les jambes d'un satellite d'Hérode, se bifurquant sous le cadre, semblent appartenir à la donzelle. L'ombre des pincettes adossées au chambranle d'une cheminée enlevée avec le mur que l'artiste a dû abattre idéalement pour faire plonger le regard du spectateur dans ce triste réduit, s'allonge sur le plancher, dessinant la silhouette d'un vague spectre. Près d'un fagot destiné aux feux impromptu que nécessite l'arrivée des couples, gît le corset de la comtesse. Faut-il voir, dans ce rapprochement du fagot et du corset, une allusion injurieuse aux charmes de la jeune lady, ainsi que le prétendent certains commentateurs? Nous préférons y lire la hâte et le trouble d'un rendez-vous dangereux.

Une crinoline à cercles d'acier, exactement pareille à celles que les femmes portent de nos jours, ballonne non loin de là. Sur une chaise traînent un domino et un masque. Dans l'angle, des rideaux de serge entr'ouverts trahissent le désordre d'un lit quitté brusquement. Voilà une plantation de décor qui ne promet rien de bon. Aussi la scène est-elle digne du fond qui l'encadre. Lord Squanderfield, sans doute prévenu par quelque lettre anonyme ou quelque domestique chassé, a suivi les amants, attendu le flagrant délit et forcé la porte. Un combat s'en est suivi entre le mari et l'amant, combat funeste au pauvre comte qui, le jabot taché de sang, la pâleur de la mort sur la figure, laissant glisser son épée de ses doigts inertes, chancelle et va tomber pour ne se relever jamais. La coupable, éperdue, nu-pieds, en manteau de nuit et en chemise, se traîne aux genoux du comte qui ne l'entend déjà plus, criant grâce et merci! Au fond, dans la baie d'une fenêtre à guillotine, s'enchâsse avec un raccourci lugubrement grotesque, la fuite du conseiller Silver-Tongue, en costume adamique. Rien de plus effrayant que cette tête effarée, livide, spectrale, jetant par-dessus l'épaule un regard de suprême horreur à l'asile de la débauche devenu le théâtre du crime. L'assassinat commis, le coupable évadé, la justice au pied lent qui n'abandonne jamais le criminel, arrive, sa lanterne à la main, sous la figure de deux agents de police, l'un gras et l'autre maigre.

Il y a une vraie terreur dans cette toile aux tons sombres encore rembrunis par le temps. Les figures s'en détachent vagues, blafardes et terribles comme des fantômes.

Vous croyez peut-être le drame fini et la leçon suffisante? Nullement; il y a encore un acte intitulé la Mort de la comtesse. Après cette tragique aventure et le scandaleux éclat qui s'en est suivi, Lady Squanderfield, devenue veuve, a dû se réfugier dans la maison paternelle, chez l'alderman, au sein de la Cité. Par la fenêtre entr'ouverte, on aperçoit le pont de Londres tout couvert de maisons, comme il était alors. L'intérieur de la chambre contraste avec les élégants salons où se passaient les premières scènes du drame. Quelques grossières images collées au mur, un râtelier de pipes communes, quelques livres d'arithmétique, de jurisprudence et de commerce, s'épaulent les uns contre les autres sur les tablettes des encoignures formant l'ameublement. La table est encore couverte des débris d'un déjeuner plus que frugal: un œuf à la coque tenu en équilibre au milieu d'un tas de sel, moyen auquel Christophe n'avait pas songé, une tête de veau qu'emporte un chien, profitant du trouble produit par la catastrophe, voilà tout. Ce n'est pas misère, mais avarice.

Au milieu de la chambre, renversée sur son fauteuil, son corsage défait comme une personne qui suffoque, le visage masqué d'une pâleur exsangue, le nez déjà tiré, l'œil vitreux, la comtesse exhale son dernier soupir. Une vieille domestique soulève entre ses bras, pour le baiser suprême, le fruit malsain de cette triste union, un pauvre enfant de quatre à cinq ans, blafard, scrofuleux, rachitique, marqué du stigmate noir, comme son père. Ses petites jupes, à demi-soulevées, laissent voir les brodequins orthopédiques, tuteurs de ses jambes nouées.

L'alderman arrache au doigt de la comtesse un anneau que sa main roidie par la mort retiendrait peut-être plus tard. C'est une valeur qu'il est inutile d'ensevelir avec la défunte. Un peu en arrière de ce groupe, un apothicaire aux formes trapues secoue par sa cravate une espèce de valet imbécile, jocrisse de la domesticité, enseveli dans une souquenille trop grande pour lui, qui lui descend jusqu'aux talons. Quelle bévue, quelle faute peut avoir commis cet animal? Regardez cette fiole de laudanum jetée à terre aux pieds de la comtesse. C'est le valet qui l'est allé chercher. Armée de ce poison, lady Squanderfield s'est débarrassée d'une vie insupportable désormais. Si vous voulez savoir la cause de cette résolution désespérée, baissez-vous et lisez cette feuille volante tombée près de la fiole. C'est la cause à côté de l'effet. Ce canard a tué la comtesse. Une potence lui sert de vignette. L'imprimé contient le discours prononcé sur l'échafaud par le conseiller Silver-Tongue, que cette fois sa langue d'argent n'a pu disculper. Le médecin, appelé trop tard, s'esquive silencieusement. La Faculté n'aime pas à se trouver en face de la mort.

Ce tableau est un des meilleurs de Hogarth. La figure de la comtesse expirante effraye par la vérité de l'agonie physique, sous laquelle transparaît l'agonie morale, plus douloureuse encore. Hogarth a touché là presque au sublime, et le pinceau n'a pas fait défaut à l'idée. Les autres personnages sont tous admirablement caractérisés, et les fonds touchés avec une sobriété chaude digne de Téniers ou d'Ostade.

Nous avons analysé longuement cette suite. Elle est, comme pensée et comme exécution, l'œuvre la plus parfaite de Hogarth. L'artiste s'y montre l'égal du philosophe. Ce n'est pas tout Hogarth, mais c'est assez pour que, désormais, aucun tableau du maître ne vous apprenne rien de nouveau sur lui, pas même ses tableaux d'histoire, genre qui n'était pas le sien, et dans lequel il ne s'est heureusement pas obstiné.

Le mérite de Hogarth est d'avoir été intimement et profondément Anglais, Anglais jusque dans la moelle de ses os. Il a tiré son art de son temps, chose difficile, et nul artiste n'a fait preuve d'une originalité plus absolue dans ses défauts comme dans ses qualités.

FIN

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