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Les Dieux et les Demi-Dieux de la Peinture

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[13]Elles sont d'assez belle taille cependant pour ne pas rappeler les vers de Juvénal:

Virgine Pygmaea nullis ad'uta cothurnis,
Breviorque videtur

[14]«Paul Véronèse a représenté au naturel les plus fameux peintres vénitiens exécutant un concert. Au-devant du tableau, dans le vide de l'intérieur du triclinium, le Titien joue de la basse; pour lui, il joue de la viole: le Tintoret du violon, et le Bassan de la flûte, Véronèse a voulu faire allusion au feu brillant de son pinceau, à la profonde science et à l'exécution lente et sage du Titien, à la rapidité du Tintoret et à la suavité du Bassan. Remarquez l'attention que donne Paul Véronèse à un homme qui vient lui parler, et la suspension de son archet. Une grande figure debout tenant une coupe à la main, vêtue d'une étoffe à l'orientale, blanche et verte, est celle de Benedetto, son frère.»


Anne de Boleyn d’après Holbein

HOLBEIN

Rubens, qui jugeait en maître, disait de Holbein: «C'est le peintre de la vérité qui parle et qui pense.» En effet, Holbein prenait la nature face à face et ne déposait son pinceau qu'après l'avoir vaincue; car ce n'était pas seulement la nature visible qu'il jetait vaillamment sur la toile ou le panneau, c'était l'âme de la nature.

Quand on passe devant un portrait d'Holbein, sous l'écorce souvent rude des hommes de son temps on voit transparaître, comme le ciel à travers les nues, les idées et les passions du seizième siècle. Chez ce grand peintre l'art n'est pas le beau mensonge de la vérité, c'est la vérité à brûle-pourpoint. Chez Rembrandt le réalisme a des mirages de poésie jusque dans ses brutalités; le maître de Leyde, enivré par sa palette, touche d'une main triomphante la gamme des tons; il joue de la lumière avec tant d'amour, qu'il dépasse les jeux de la lumière; il arrive à l'idéal, à force de vérité, comme d'autres y vont en fuyant la vérité. Holbein a moins de génie que Rembrandt; il ne se passionne pas; la raison le met en garde contre tous les écueils; son soleil ne bride pas; mais il n'y a pas de taches à son soleil.

Si j'ai parlé de la raison d'Holbein, ce n'est pas pour lui nier la poésie; il était l'ami de ce railleur philosophe qui écrivait l'éloge de la folie, et il traduisait lui-même ce chef-d'œuvre avec la pointe vive et lumineuse d'un graveur familier au miracle de l'esprit. Quand il peignit ses fameuses fresques: la Danse de la Vie, et la Danse de la Mort sur les murs de la Poissonnerie, et sur les murs du cimetière à Bâle il était emporté par ces belles inspirations qu'ont fécondé les poëtes du moyen âge en France et les poëtes modernes en Allemagne.

Si on cherche la filiation ou les analogies, on trouve qu'il n'y a pas loin de Holbein à Matsys, comme il n'y avait pas loin de Matsys à Van Eyck. C'est le même principe chez ces trois peintres: ils sacrifient tout à la figure humaine, comme plus tard les peintres bruyants sacrifieront la figure humaine aux accessoires[15].

Holbein est né à Augsbourg en 1478; il tenait à ce merveilleux quinzième siècle, qui a créé presque tous les grands peintres, Léonard de Vinci, Raphaël, Michel-Ange, Giorgione, Titien, Corrége, Albert Dürer.

Le père d'Holbein était peintre lui-même; il eut deux frères qui peignirent aussi; mais il est seul de sa race, puisqu'il est le seul Holbein qui eût du génie.

Quand Érasme vit Holbein à Bâle, il jugea du premier coup d'œil que ce grand artiste n'était pas sur un théâtre digne de lui; en effet, Holbein avait conquis, par ses premières œuvres, les plus curieuses sinon les plus capitales, toute la renommée que peut donner un pareil pays. Mais ce ne fut pas la seule raison qui porta Érasme à conseiller l'Angleterre à Holbein; Érasme était entré familièrement de génie à génie dans l'intérieur du peintre de Bâle: s'il avait trouvé la sagesse de Socrate en son ami, il avait trouvé en sa femme la méchanceté de Xanthippe. L'orage grondait toujours de la cuisine jusqu'à l'atelier; la femme reprochait au mari ce pauvre métier de peintre, qui ne lui donnait ni bijoux, ni dentelle, à elle, qui aurait pu épouser un marchand d'or.

Un des frères de Holbein, le clair de lune de ce soleil un peu tiède, habitait Bâle. Il se nommait Sigismond, un nom à peine écrit dans l'histoire de l'art. Holbein le pria de veiller sur sa femme, disant: «Je lui laisse tout ce que j'ai aujourd'hui, mais je prends pour moi demain.» Demain c'était le meilleur lot, c'était la vraie fortune; mais quand il eut les mains pleines d'or, il les ouvrit pour sa femme.

Il arriva à Londres avec une lettre de recommandation à Thomas Morus; cette lettre de recommandation, c'était tout simplement le portrait d'Érasme que le peintre présenta au chancelier. «C'est mon ami! s'écria Thomas Morus en voyant le portrait.» Et, ne pouvant embrasser la peinture, il embrassa le peintre. «Puisque c'est vous qui avez fait un pareil chef-d'œuvre, vous êtes vous-même mon ami: ma maison est la vôtre, mes gens sont vos gens, vous aurez toujours une place à ma table, mais avec la liberté d'aller dîner où il vous plaira, ma bourse à la main.»

Holbein prit pied à l'hôtel du chancelier; un des salons tout peuplé de chefs-d'œuvre fut son atelier: il y recevait ses nouveaux amis, il y recevait les amis du chancelier; mais comme il gardait ses vives allures et qu'il avait ses heures de misanthropie, il fermait sa porte à tout le monde, même à Thomas Morus, tantôt aimant le bruit, tantôt aimant le silence. Il était de toutes les fêtes du chancelier qui lui avait donné les habits les plus magnifiques. Les blanches ladies, qui se hasardaient jusque devant son chevalet, ou qu'il courtisait au milieu des fêtes, le consolaient sans doute un peu de l'absence de sa femme.

Ce beau train de vie dura trois années; Holbein avait peint pour le chancelier un certain nombre de portraits et une petite répétition de la Dame de la Vie. Thomas Morus invita le roi d'Angleterre à un grand festin, où Holbein ne fut pas oublié. Au sortir de table, le chancelier conduisit Henri VIII dans sa galerie, où l'œuvre d'Holbein était mieux éclairée que les autres peintures. Le roi, frappé de la vérité des figures d'Holbein, qui représentaient toutes des hommes de sa cour, demanda qui avait pu faire de si belles choses; le chancelier lui indiqua le portrait d'Holbein, et comme le roi avait déjà remarqué le peintre pendant le dîner, il le chercha des yeux, alla droit à lui et le complimenta. Après quoi il dit à Thomas Morus que son peintre ordinaire était le peintre d'un roi. «Sire, lui dit le chancelier, tous ces portraits, je voulais vous les offrir.—Non, dit Henri VIII, gardez les portraits et donnez-moi le peintre.»

Ce fut dans cette royale période qu'Holbein peignit le beau portrait en pied du roi, celui du prince Édouard, celui des princesses Marie et Élisabeth, celui des ministres, et, entre autres, Cromwell, Thomas Morus et l'archevêque de Cantorbéry.

Il reproduisit plusieurs fois le portrait du chancelier, tantôt seul, tantôt avec sa femme et ses enfants. L'or tombait de son pinceau, et comme plus tard Van Dyck à la cour de Charles Ier, il vivait en grand seigneur, aimant mieux être riche au jour le jour que de thésauriser.

Sa fierté naturelle prit encore un caractère plus absolu. Un jour qu'il s'était enfermé dans son atelier, il lui arriva une aventure que je veux laisser conter naïvement par un de ses rares historiens: «Un des premiers comtes d'Angleterre voulut le voir travailler. Holbein s'excusa poliment; mais le seigneur, croyant qu'on devait tout à son rang, persista et voulut forcer la porte. L'artiste, irrité, jeta le comte du haut de l'escalier en bas, et se renferma d'abord dans son appartement; mais, pour échapper à la fureur du seigneur et de sa suite, il se sauva par une fenêtre dans une petite cour, et fut se jeter aux pieds du roi, en lui demandant sa grâce sans dire son crime. Il l'obtint du monarque, qui lui marqua sa surprise. Lorsque Holbein lui eut raconté, ce qui s'était passé, il lui dit de ne pas paraître que cette affaire ne fut terminée. On apporta bientôt le seigneur anglais tout meurtri et ensanglanté: il fit plainte au roi, qui chercha à le calmer, en excusant la vivacité de son peintre. Le comte, piqué alors, ne ménagea point ses termes; et le roi, peu accoutumé à se voir manquer de respect, lui dit: «Monsieur, je vous défends sur votre vie d'attenter à celle de mon peintre. La différence qu'il y a entre vous deux est si grande, que de sept paysans, je peux faire sept comtes comme vous, mais de sept comtes je ne pourrais jamais faire un Holbein.» La fermeté du roi et quelques autres menaces firent peur au seigneur anglais, qui demanda pardon au roi et promit sur sa tête de ne tirer aucune vengeance de l'outrage que lui avait fait Holbein.»

À ceux qui aiment les curiosités historiques je rappellerai qu'un autre grand peintre allemand, Albert Dürer, qui mourut à l'âge où mourut Holbein, et qui, comme Holbein, fut marié à une Xanthippe qui l'obligea, plus d'une fois, à courir le monde, avait fait avec l'empereur Maximilien la première édition de cette légende. On sait, en effet, qu'un jour, dessinant sur une muraille, il avait toutes les peines du monde à se tenir sur la pointe des pieds. Maximilien dit à un gentilhomme de lui servir d'échelle pour un instant. Le gentilhomme représenta humblement qu'il était prêt à obéir, mais qu'il trouvait cette position trop humiliante, et que c'était avilir la noblesse que de la faire servir de marchepied.—Albert Dürer, répondit l'Empereur, est plus noble que vous par ses talents; d'un paysan je puis faire un noble, mais d'un noble je ne pourrai jamais faire un tel artiste. Et, sur-le-champ, Maximilien ennoblit Albert Dürer.

Holbein mourut de la peste comme Titien. Il mourut à Londres, à peine âgé de cinquante-six ans, «mais comblé de gloire et de biens,» dit le naïf Descamps. Comblé de gloire, voilà qui est beau; mais à quoi bon tous ces biens après lui, puisqu'il ne lui restait pas même un enfant pour les recueillir.

Sandrard raconte une conversation entre Rubens et plusieurs peintres sur le génie de Holbein: «Rubens étant venu voir Honstrorst à Utrecht et poursuivant son chemin jusqu'à Amsterdam, il fut accompagné de plusieurs artistes hollandais. Comme on parlait en chemin des ouvrages des habiles gens, Holbein entre autres, Rubens en fit l'éloge et conseilla de bien regarder la Danse des Morts de ce peintre, soit devant la fresque même, soit par les gravures de Stimers. Le grand peintre d'Anvers confessa qu'il avait, dans sa jeunesse, dessiné toutes les figures de la Danse des Morts.»

Rubens avait raison; chaque maître est une école; chaque maître répand un rayon sur les routes nocturnes où s'égarent les esprits médiocres, où, seules, les intelligences douées se retrouvent.

Le génie de Holbein fut reconnu par les Italiens comme par les Flamands. Quand Zuccaro, qui était venu à l'appel du roi d'Angleterre, vit les portraits d'Holbein, il fit éclater sa surprise et s'écria que toutes ces figures du peintre de Bâle ne pâliraient pas devant Raphaël ni devant Titien.—Éloge trop italien.—

Holbein était plus varié qu'il ne semble au premier abord. Quoiqu'il peignît de la main gauche, il était libre et vif; tout était triomphant dans sa main, le pinceau, le crayon et la plume. Il peignait à fresque, à la gouache, à l'huile. Dans ses jours de patience, c'était un merveilleux miniaturiste de l'école d'Hemling. Il aimait les symboles, il aimait les contrastes. Après avoir peint la Danse des Vivants et la Danse des Morts, il créa ces deux belles pages qui sont presque aussi célèbres: les Triomphes de la Richesse et les Misères de la Pauvreté, où il y a des rehauts d'or travaillés avec l'art de l'orfèvrerie.

Son génie était familier avec tous les genres. La peinture religieuse lui doit huit pages éloquentes de la Passion de Jésus-Christ. Toutefois, il n'avait pas le style de l'histoire ni dans la composition ni dans les draperies; il mettait son orgueil à garder son caractère tudesque. Quand on lui parlait de l'antiquité, cette fenêtre ouverte sur le beau, il se rejetait sur la nature, disant qu'il ne fallait pas aller si loin pour voir les modèles. C'était l'opinion de Rembrandt.

Sans doute ils avaient raison tous les deux, puisqu'ils ont bien fait ce qu'ils ont fait, puisqu'ils ont créé leur momie et qu'ils vivent après plusieurs siècles par des créations qu'ils ont animées de leur âme. Allez au Louvre ou dans tout autre grand musée, arrêtez-vous devant les figures de Rembrandt ou d'Holbein, voyez du même regard celles des curieux qui s'y arrêtent, et, après avoir étudié les unes et les autres, dites-moi quelles sont les plus vivantes pour votre esprit, tant il est vrai que les grands artistes, commentaires humains des merveilles de la création, continuent l'œuvre de Dieu.

Chez Holbein, quoiqu'il soit toujours coloriste, le dessin domine la couleur. Dans sa première manière il est sec et dur comme s'il gravait avec son pinceau; il a peur de la ligne ondoyante, qui est le génie de ses contemporains, Corrége et Titien. Il est trop correct, il est trop exact pour tenter les mirages de l'art, aussi reste-t-il le plus souvent froid dans la vérité; il ne voit pas que la nature est moins précise que lui, parce qu'elle est plus libre. Mais dans sa seconde manière, un sang plus généreux court en lui, un vif rayon tombe sur sa palette jusque-là tiède et morne. Ses portraits sont plus vivants. Il avait peur de la pâte, il y égare son pinceau et y trouve plus de transparence et plus d'éclat. Il avait, comme par miracle, donné des reliefs en pleine lumière, il s'aventure dans les demi-teintes et accuse les ombres. Il y a tout un monde entre Holbein, du musée du Louvre, et Holbein, de la galerie de Hampton-Court.

Au musée du Louvre, c'est la même note grave et froide; à Hampton-Court, il varie sa gamme; s'il ne se passionne pas tout à fait, son rythme a plus de mouvement et de chaleur. Voyez plutôt sa Madeleine au tombeau du Christ, le Bouffon d'Henri VIII, Bataille de Pavie, la Revue de François Ier et d'Henri VIII.

C'est donc à Londres et à Bâle qu'il faut étudier Holbein. À Londres, pour les portraits et les tableaux, à Bâle, pour les fresques. À Bâle, la Danse des Morts et la Danse des Vivants montrent le peintre du passé, le peintre légendaire dans le cortège des visions du moyen âge. À Londres, c'est l'historien du seizième siècle, historien exact et sévère, qui dit la vérité même aux rois, puisqu'il les peint comme ils sont et non comme ils voudraient être.

Comme tous les grands maîtres, Holbein a cela de beau qu'il a signé sa page dans l'histoire. Un historien qui écrirait les événements du seizième siècle sans consulter Holbein, se priverait de précieux documents. L'homme d'Holbein est bien l'homme de ce temps-là.

Holbein est le plus savant des peintres naïfs; au premier aspect on croit qu'il n'a que le secret du passé; mais si on l'étudie de près, on reconnaît que l'art n'a pas de secret pour lui; il sait tout à fond; il a médité sur la peinture comme son ami Érasme sur la folie humaine,—j'allais dire la philosophie.


[15]Je ne doute pas qu'Holbein n'ait vu à ses débuts des tableaux de Matsys. J'en ai la preuve dans sa peinture d'abord, mais surtout dans la visite qu'il lui fit à Anvers à son premier voyage en Angleterre.


La fille de Rubens. Peint par Rubens

RUBENS

Rubens est un génie épique comme Homère et Zeuxis, comme Dante et Michel-Ange. Ce qu'a dit Cicéron d'Homère, ce qu'a dit Aristote de Zeuxis peut quelquefois s'appliquer au souverain artiste des Flandres. Oui, celui-là aussi avait les yeux et les ailes de l'aigle; il préférait le surhumain vraisemblable au vrai cloué sur le sol; avec les hommes il faisait des dieux, parce qu'il savait voir la nature à travers les splendeurs du monde idéal[16].

L'art est l'image du monde: il a ses luttes et ses sommeils, ses aspirations et ses désespoirs. «Il est pétrifié quand il ne change pas,» a dit madame de Staël. L'art se renouvelle par les conquêtes modernes ou par les découvertes anciennes, deux vastes horizons qui l'appellent toujours. Mais le plus souvent le génie, n'est-ce pas le don de répandre la vie et la jeunesse sur des idées et des formes déjà connues? Quiconque est né fort, quiconque est l'inspiré des Dieux vient ramener le printemps dans le monde de l'art. Rubens est apparu à l'heure de la décadence pour la peinture. L'Italie n'avait plus que des maîtres secondaires; les Carrache croyaient succéder à Michel-Ange, l'Albane s'imaginait continuer l'œuvre du Vinci, le Guide prononçait devant ses tableaux le divin nom de Raphaël. Une dernière et glorieuse période allait pourtant s'annoncer comme la sève d'août. Rubens, Murillo, Poussin, Rembrandt, Claude Lorrain, devaient faire la gloire du dix-septième siècle; mais Rubens domine tous ces maîtres par le caractère grandiose de ses créations, par les formes magistrales de son génie.

D'où venait-il, ce génie ardent et aventureux qui semait la vie à pleines mains? Est-il l'héritier suprême des Flamands, ou, comme tant d'autres, Rubens est-il le fils de ses œuvres?

Qu'il nous soit permis de jeter un regard rapide sur les siècles déjà parcourus.

Dans la première période de la peinture gothique, le sentiment du beau idéal se révèle çà et là, mais à travers de sombres nuages. L'école de Van Eyck ennoblit la réalité par l'éclat du coloris, par le sentiment de l'art, qui, à lui seul, est déjà quelquefois le beau; d'ailleurs, avant la science parfaite, les peintres primitifs avaient l'expression naïve, la simplicité pittoresque et souvent sublime, la sévérité adoucie par le calme; mais ce n'était pas l'Idéal trouvé par Raphaël comme par Phidias. En vain, dans le siècle qui suivit, les lèvres tourmentées de cette soif ardente du Beau qui dévore tant de nobles cœurs, les peintres des Pays-Bas allèrent demander à Rome, à Florence et à Venise le secret des œuvres monumentales, le secret de ce rayon qui tombe de si haut pour illuminer d'une lumière toute divine la page immortelle d'un artiste; ils réussirent à imiter les lignes et les nuances, mais songèrent-ils que c'est dans l'âme que le peintre, s'il est doué, doit puiser la vie intérieure de son œuvre?

Il faut bien avouer qu'il y eut dégénérescence dans l'école flamande et hollandaise après Hemling et Lucas de Leyde. On vit s'épanouir plus d'œuvres remarquables, on ne signa presque plus de pages immortelles. Le génie avait soutenu ces deux maîtres dans les hauteurs inaccessibles; ils ne s'étaient pas contentés de peindre, ils avaient pensé. Ainsi Hemling était un poëte et un historien. Quelle savante naïveté! quelle poésie sublime en ces tableaux où il représente dans les lointains les événements qui ont précédé ou qui vont suivre l'action principale! Lucas de Leyde était un poëte et un philosophe. Il traduisait la Bible avec un profond sentiment biblique et l'interprétait librement comme un penseur. Comme les maîtres de Cologne, comme les Van Eyck, comme Matsys, Hemling et Lucas de Leyde peignaient d'après leur imagination et non d'après celle des peintres étrangers. Van Orley, Cocxie, Mabuse, Schoorel, Hemskerke, Franc Floris, Otto Venius sont de grands artistes préoccupés de la ligne italienne, mais non du sentiment de Raphaël ni de la grandiosité de Michel-Ange, ni de la poésie robuste du Titien. Ils se contentaient de leur dérober un certain air de famille qui frappait les yeux; mais le cœur, mais la pensée ne les voulaient pas reconnaître pour des frères ou des fils de ces grands maîtres.

Rubens apparut, qui secoua d'une main libre et fière les mauvaises traditions qui allaient ruiner l'art des Pays-Bas.

Ce grand peintre recueillit l'héritage de ses devanciers, mais il l'agrandit encore par des conquêtes hardies et inespérées. Rubens était emporté par une ardente et orageuse imagination jusqu'aux débauches de la pensée et de la palette. Avait-il compris que les Flandres, déjà trop bercées par les voluptés matérielles, les Flandres depuis longtemps endurcies par la religion de l'or, ne seraient désormais émues que par les pages à grand fracas, les drames chrétiens où ruisselle le sang, les sauvages ripailles de la kermesse, les altiers tourbillons de la fête de village, les allégories éclatantes, le faste bruyants des grands seigneurs et la beauté luxuriante des grandes dames? Ou bien, en créant ce pompeux poëme de la chair, du mouvement et du bruit, où la nature s'élève si haut qu'elle parvient jusqu'à voiler le ciel, Rubens obéissait-il à sa nature toute païenne?

Au seul nom de Rubens, une vie éclatante se déroule fastueusement sous les yeux. On voit apparaître le palais à colonnes et à cariatides. La sculpture déploie sur la façade toutes ses merveilles épanouies, ses pampres ruisselants, ses grappes d'Amours lascifs, ses chimères audacieuses. Le regard va de la surprise à l'éblouissement. Dans les cours de ce palais, devant ce perron couvert de statues, les chevaux piaffent et hennissent d'impatience; sont-ce des équipages de princes et d'archiducs? c'est l'équipage de Rubens lui-même, qui va descendre de son atelier pour aller à la cour. Mais la vraie cour n'est-elle pas chez lui? N'est-ce pas dans son atelier que se rencontrent tous les grands seigneurs et tous les grands artistes? N'est-ce pas dans son atelier que sont répandues d'une main prodigue toutes les saintes et folles richesses créées pour les yeux: les belles femmes qui posent en Madeleines, en courtisanes, en naïades; les étoffes de velours et de soie, d'or et d'argent; les tapisseries féeriques, les tableaux de maîtres, les armes ciselées, les miroirs de Venise, les girandoles de Murano, les livres à images?

La Grèce a hésité entre les douze patries d'Homère, la Belgique et l'Allemagne revendiquent Rubens parmi leurs illustres enfants. Rubens est né à Cologne, mais Rubens est flamand par l'origine comme par le génie. En effet, il était le fils d'un échevin d'Anvers que les proscriptions religieuses avaient chassé de son pays. D'ailleurs, il n'avait pas huit ans, il n'était pas encore né pour l'art quand il suivit à Anvers sa famille, qui revint habiter son ancienne maison, dès que le duc de Parme eut remis la ville d'Anvers sous la domination espagnole. Pierre-Paul Rubens naquit donc à Cologne[17] le 29 juin 1577, dans la même maison où soixante-cinq ans plus tard, par un de ces hauts caprices de la destinée, Marie de Médicis, à jamais immortelle par la palette de Rubens, mourait abandonnée, presque sans pain. Qui ne s'est arrêté tout ému et tout pensif devant cette maison à jamais célèbre dans la comédie humaine! Rubens était fils de Jean Rubens, professeur en droit, et de Marie Pipelings. Son aïeul était originaire de la Styrie. Son père, qui le destinait aux belles-lettres, lui fit aimer la langue latine. À peine était-il entré sérieusement dans l'étude, que Marguerite de Ligne, comtesse de Lelaing, le prit chez elle en qualité de page. La dame aimait les beaux adolescents; Rubens avait une figure charmante, douce, pensive et spirituelle. Le génie tumultueux qui enflamma sa vie ne rayonnait pas encore sur son front. Il paraît même que les soupers licencieux de la comtesse de Lelaing ne furent pas longtemps du goût de Rubens, car il vint un jour tout rougissant appuyer son front sur le sein de sa mère en lui confiant qu'il ne voulait plus retourner dans un hôtel où l'on vivait comme dans un cabaret. «Mon pauvre enfant, ton père est mort; où iras-tu sans appui?—Chez Tobie Verhaegt.—Tobie Verhaegt?—Oui. C'est un paysagiste que j'ai vu chez la comtesse.» Rubens ne fut pas peintre en naissant, comme tant d'autres qui apprennent à dessiner avant d'apprendre à écrire; quand il prit un pinceau, il s'imagina qu'il était né paysagiste. Les fortes natures se mettent presque toujours en route sans connaître encore leur chemin.

Tobie Verhaegt était un artiste original, qui reproduisait la nature avec un certain caractère de grandeur, sans toutefois abandonner le sentiment naïf des paysagistes du Brabant; Rubens n'eut pas lieu de se repentir des études qu'il avait faites avec cet excellent artiste. Ce fut surtout avec lui qu'il apprit la science des tons aériens; il reconnut bientôt que ce n'étaient pas seulement des ciels et des rivières, des prairies et des montagnes, des fleurs et des forêts qui devaient tomber du chaos de sa palette, mais des hommes et des femmes, des pensées et des sentiments. Il entra à l'atelier d'Adam Van Oort, génie aventureux dont la hardiesse séduisit de prime abord le jeune homme.

Adam Van Oort était né à Anvers. Son père, peintre et architecte, fut son maître. Il puisa tout son génie dans les traditions nationales; il voulut être franchement de son pays, comme Abraham Janssens, que nous allons voir apparaître. La bonne ville d'Anvers n'avait plus de mœurs depuis que la guerre avait profané ses églises, depuis que les grands seigneurs avaient banni l'humble vertu du foyer, depuis que les grandes dames enseignaient l'amour à leurs pages. Adam Van Oort, trop tôt aveuglé par son génie, n'étudia bientôt que dans les tavernes enfumées, au milieu des filles de joie et des pots de vin.

Rubens avait été attiré à son atelier par un instinct secret pour ces débauches de chair et de pampre, mais surtout parce que tous les talents en germe étaient disciples d'Adam Van Oort, témoin Jordaens, Sébastien Franck et Van Balen.

Au temps où éclata le génie de Rubens, les Pays-Bas comptaient encore, sans parler des Franck, des Breughel et d'Adam Van Oort, plus d'un grand artiste, comme Gaspard de Crayer, Jacques Jordaens, Otto Venius.

II

Otto Venius, qui après Coexie et Floris fut le Raphaël flamand, venait d'arriver à Anvers avec une grande renommée. C'était un savant historien, un fervent artiste, un peintre épris du style: Rubens alla à lui.

On admire l'art dans les tableaux d'Otto Venius, mais on n'y trouve pas l'expression intime de la nature. Tout en quittant les régions du simple et du vrai, il ne s'élève pas à l'idéal. Il a plus d'ampleur, plus d'éclat, plus de variété que ses devanciers; c'est bien la préface de Rubens, mais on cherche encore quand on a longtemps étudié son œuvre. Sainte simplicité flamande, où es-tu? C'en est fait de toi, nous ne le retrouverons plus dans les grandes pages. Sneyders lui-même donnera à ses bêtes le caractère épique[18].

À l'atelier d'Otto Venius, Rubens eut d'abord un rival sérieux dans Nicolas de Liemacker, surnommé Roose, qui avait l'instinct des grandes compositions. Rubens admira sans jalousie son talent à grouper les figures, le goût savant de son dessin, la hardiesse de son coloris. Plus tard, Rubens, déjà reconnu le plus grand peintre de son siècle, demeura fidèle à cette admiration pour Roose. Il fut appelé à Gand, où s'était établi son condisciple, pour peindre au retable d'un autel la chute des anges rebelles. «Messieurs, dit-il aux membres de la confrérie, quand on possède une rose si belle, on peut bien se passer de fleurs étrangères.» Le peintre de Gand se montra digne de ces paroles; sa Chute des Anges rebelles pourrait sans affront porter la signature de Rubens.

Tout en reconnaissant la science et le style d'Otto Venius, Rubens, déjà pénétré du naturalisme flamand, eut le bon esprit de ne pas sacrifier à ce nouveau maître les œuvres robustes et originales d'Adam Van Oort. Otto Venius, même dans ses hardiesses, avait des timidités aux yeux de Rubens, même dans son ampleur il avait de la sécheresse, même dans son éclat il était brumeux. Et puis Otto Venius avait le tort de tous les érudits, dans les arts comme dans les lettres: il peignait trop de par tel peintre vénitien ou tel peintre bolonais, comme un savant qui indique ses auteurs à chaque page. Rubens sentait en lui-même trop de sources vives jaillissantes déjà pour aller puiser d'une main timide aux sources étrangères.

Rubens quitta son dernier maître à peine âgé de vingt-trois ans, soit qu'il craignît de trop subir l'influence d'Otto Venius, soit que celui-ci lui conseillât de voyager. Rubens eut encore un maître, maître souverain dont il faut parler ici. Ce grand maître, ce fut son temps, ce seizième siècle tout plein des fougues, des colères, des orages de la guerre civile et de la fureur religieuse. Dieu sème le génie dans le sang des révolutions; après les grandes actions viennent les grands artistes. Dieu dispose le tableau, le peintre n'a plus qu'à le fixer sur la toile. Les uns ont la nature pour souverain maître, ils vivent dans son silence éloquent et dans ses joies agrestes, dans la poésie de ses métamorphoses et de ses horizons: c'est Claude Lorrain, c'est Ruysdaël. Les autres, comme Ostade ou Metzu, ont pour souverain maître le génie du foyer, parce qu'ils ont vécu les pieds dans l'âtre, l'œil distrait par le roman familier de l'intérieur. Ceux-ci, Raphaël ou Lesueur, ont pour les guider le Dieu qui parle en eux-mêmes, le divin sentiment qui fleurit dans leur âme. Ceux-là, Michel-Ange ou Rubens, ont emprunté la fougue, le bruit, la fureur et l'éclat de leurs compositions aux révolutions qui les ont bercés.

Après avoir quitté Otto Venius et avant de partir pour l'Italie, Rubens, peut-être incertain encore sur son génie, passa quelque temps à courir le monde. Il ébaucha les portraits de ses amis, tous gentilshommes flamands ou espagnols. Albert et Isabelle accueillirent à la cour ce jeune peintre, déjà gentilhomme parle talent comme par la naissance. Selon Sandrart, Rubens n'alla en Italie que chargé d'une mission par l'archiduc d'Autriche pour le duc de Mantoue, Vincent de Gonzague. Ce qui est hors de doute, c'est que Rubens demeura près de huit ans à la cour du duc de Mantoue. Mais, beaucoup plus artiste que courtisan. À toute heure et en tout lieu il ne cessait d'étudier tantôt les anciens poëtes, tantôt la nature qui passait devant ses yeux, tantôt l'œuvre des grands maîtres. Il peignait d'ailleurs une galerie pour le duc de Mantoue. Un jour qu'il représentait le combat de Turnus et d'Énée, il récitait à haute voix, pour animer son génie, ces vers de Virgile: «Ille etiam patriis agmen ciet...» Le duc, qui l'avait écouté, entra en riant et lui parla latin, croyant qu'il n'entendait pas cette langue. Mais quelle fut sa surprise, lorsque le peintre lui répondit, en style digne du siècle d'or! Il comprit surtout alors qu'il avait dans son palais un gentilhomme accompli qui pouvait le servir par son esprit comme par son talent. Il lui donna bientôt une mission pour Philippe III, roi d'Espagne. La mission du peintre fut sans doute de faire des portraits, car il peignit à Madrid le roi et toute sa cour; seulement les cent mille piastres qu'il y gagna furent bien pour lui et non pour son seigneur et maître. Rubens fut si hautement renommé à Madrid, que le duc de Bragance, qui allait devenir roi de Portugal, écrivant à un seigneur de la cour, le supplia d'amener avec lui l'ambassadeur du duc de Mantoue à Villaviciosa, où le duc faisait sa résidence et méritait déjà le surnom de protecteur des sciences et des arts. Rubens, né pour la pompe des rois, né pour le luxe et le fracas, prit la route de Villaviciosa avec un train considérable, qui mit en rumeur toute la province. La reine de Saba allant visiter Salomon n'étala guère plus de faste et de splendeur. «Le duc de Bragance, dit Descamps, effrayé de la dépense qu'un tel hôte pourrait occasionner, dépêcha un gentilhomme au-devant de l'artiste, qui n'était plus qu'à une journée de sa cour, pour le prier de remettre sa visite à un autre temps. Ce compliment était accompagné d'une bourse de cinquante pistoles, pour dédommager Rubens de sa dépense et des heures qu'il avait perdues. Rubens répondit qu'il ne recevrait pas ce présent et qu'il visiterait le duc de Bragance. Je ne suis point venu peindre, mais pour m'amuser pendant une semaine à Villaviciosa. Que voulez-vous que je fasse de cinquante pistoles? J'en ai apporté mille pour les dépenser pendant mon séjour.»

À peine de retour à Mantoue, le duc, qui voulait avoir une immense galerie due à Rubens, l'envoya copier à Rome les tableaux des grands maîtres. Jusque-là cependant Rubens, qui avait quitté les Flandres pour aller s'enivrer de lumière devant l'école de Venise, n'avait pu étudier les maîtres de la couleur italienne. De Rome il alla à Venise. Quand il se vit en face des Titien, des Tintoret et des Véronèse, il sentit plus que jamais qu'il était né peintre et jura de ne plus éparpiller son génie dans les plaisirs frivoles des cours. Il quitta peu à peu son royal protecteur pour étudier en toute liberté les anciennes écoles d'Italie. Il n'avait pas pris le temps de vivre seul dans les rayonnantes extases de la pensée. Il vécut désormais seul, traversant comme un vieux pèlerin Venise, Rome, Gênes, Florence. L'art était devenu son dieu; il ne l'avait aimé d'abord que par caprice; son culte devenait plus grave. Ce qui acheva surtout de mûrir son esprit, ce qui vint à l'heure décisive donner à son génie un caractère plus solennel, ce fut la mort de sa mère. À la première nouvelle de la maladie, il était parti en toute hâte, mais il n'arriva que pour pleurer sur un tombeau. Sa douleur fut si profonde, qu'il se retira dans l'abbaye de Saint-Michel d'Anvers, presque décidé à n'en jamais sortir.

L'amour bâtit sur la mort: l'année même où il s'agenouilla tant de fois sur une tombe aimée, il devint follement épris de cette belle Isabelle Brandt dont il a laissé tant de portraits. Tout amoureux qu'il fût cependant, il voulait d'abord retourner à Mantoue. En vain l'archiduc Albert lui fit dire «qu'il ne souffrirait qu'avec peine que Mantoue enlevât à la Flandre espagnole son précieux ornement.» Mais quand Isabelle Brandi lui dit ces simples paroles en le regardant avec une naïve tendresse: «Vous partirez?» il demeura. En épousant Isabelle, il réalisa un des mille rêves de sa jeunesse. Sa femme était belle, il en fit une reine: il ne la mit point dans une maison, mais dans un palais: il lui donna des chevaux et des laquais, les plus lâches étoffes, les plus rares parures. Si la chambre d'Isabelle semblait l'œuvre des fées, l'atelier de Rubens était l'œuvre d'un artiste achevé: c'était un cabinet en rotonde éclairé par en haut, orné de vases de porphyre et d'agate les plus merveilleusement sculptés, de bustes antiques et modernes du plus haut style. Toutes les écoles de peinture avaient là leur représentant dans quelque œuvre précieuse. Cette collection enviée par tous les princes, Rubens la céda plus tard, bien à regret, au duc de Buckingham, qui, en lui comptant soixante mille florins, croyait bien qu'il ne la payait pas; mais le duc lui donna son amitié, qui fut inépuisable. Quoiqu'il vécut comme un prince, Rubens vivait heureux. Il avait le luxe, mais il avait la liberté. Et puis, s'il travaillait, c'était avec la religion de l'art; ses loisirs étaient ceux d'un esprit intelligent qui s'en va butiner comme l'abeille gourmande sur toutes les fleurs de la science. En un mot, son temps était à lui, voilà tout le secret. L'or tombait de sa palette comme par enchantement: ses moindres ébauches étaient recherchées dans les quatre royaumes de l'art. Il comprenait si bien que le temps est une richesse qui passe, qu'il ne voulait pas perdre une heure. Il dormait peu; il courait beaucoup à pied ou à cheval, tantôt le monde, tantôt les bois. Il avait son lecteur ordinaire: il ne saisissait jamais sa palette sans que celui-ci vînt avec deux ou trois auteurs, tantôt sacrés, tantôt profanes. Il n'avait pas besoin d'ailleurs de la science des autres; tous les poëtes lui étaient familiers; il parlait sept langues et connaissait à fond toutes les théologies et toutes les histoires[19]. Cependant peu à peu la paresse vint saisir cet esprit éclatant. Comme l'amour de l'or et du luxe ne s'altérait pas chez lui, il choisit sept à huit de ses élèves et les mit à l'œuvre, non pour eux, mais pour lui. Il devint pour ainsi dire un très-intelligent chef d'orchestre. Il avait une estrade dans son atelier, il y montait avec des livres, il traçait quelques lignes et commandait à haute voix. Comme il avait choisi les talents les plus variés, les sept ou huit élèves pouvaient travailler au même tableau; l'un traitait le nu, l'autre la draperie, celui-ci le paysage, celui-là les animaux, enfin le maître venait à son tour par achever l'œuvre. En quelques coups de palette il avait l'art de répandre la vie et d'imprimer son style. Il pouvait signer en toute conscience, c'était bien l'œuvre de Rubens; il avait donné l'inspiration, il avait tracé le dernier mot.

Cependant quelques-uns des élèves se confièrent un jour que Rubens avait tout l'argent et toute la gloire. De là révolte ouverte. Ils répandirent le bruit que sans le secours de ses disciples Rubens serait un pauvre paysagiste, un mauvais peintre de kermesse et un plus mauvais peintre d'animaux. Rubens répondit à la critique, comme tous les grands artistes, par de nouveaux chefs-d'œuvre. En quelques semaines il peignit une kermesse éclatante, des animaux et des paysages d'une grande manière et d'un grand effet. Ceux qui s'étaient le plus acharnés contre sa gloire ne se tinrent pas pour battus; Abraham Jeanssens entre autres, téméraire dans sa fureur de combattre, osa proposer à Rubens un défi de peinture. Rubens se contenta de lui répondre: «Quand vous serez à ma taille, j'accepterai le défi.»

III

La reine Marie de Médicis avait appris de bonne heure, par tradition de famille, que les beaux-arts autant que les belles actions immortalisent un nom royal. Le génie de la statuaire, de la peinture et de la poésie n'a-t-il pas répandu plus d'éclat sur les grandes figures de l'histoire que l'histoire elle-même? En 1620, Rubens était seul le grand artiste qui parut digne à Marie de Médicis d'imprimer sur la toile l'éternité de sa gloire. Rubens fut donc choisi par elle pour peindre le célèbre poëme épique du Luxembourg, poëme en vingt-quatre chants, comme ceux d'Homère. Rubens, pourquoi ne pas le dire? s'est montré dans cette œuvre moins grand artiste que profond courtisan; car on peut contester le goût de ses allégories, roman historique, histoire romanesque, où le sacré coudoie le profane dans un petit cercle, qui prend des airs de grandeur par la seule magie du pinceau. Il faut dire aussi que l'inspiration n'était pas favorable au génie. La vie de Marie de Médicis n'a offert qu'une page poétique à l'histoire: cette page, Rubens ne l'a pas vue; c'est celle où, par l'ingratitude de Richelieu, la reine-mère alla mourir de misère à Cologne, dans la maison même où était né Rubens. S'est-elle rappelé à son lit de mort le poëme menteur du grand peintre, qui avait entouré son berceau de destins et de génies prédisant pour elle un avenir splendide.

Winckelmann admire beaucoup trop les allégories de Rubens. «Rubens a cherché à représenter Henri IV comme un vainqueur humain et pacifique, qui témoigna de l'indulgence et de la bonté même envers ceux qui s'étaient rendus coupables de rébellion et de lèse-majesté. Il représenta son héros sous la figure de Jupiter, qui ordonne aux dieux de punir les vices et de les plonger dans l'abîme. Apollon et Minerve décochent leurs flèches sur ces vices, représentés par les figures allégoriques de monstres qui tombent tumultueusement par terre. Mars en fureur veut tout détruire; mais Vénus, comme emblème de l'Amour, retient doucement le bras du dieu de la guerre. L'expression de Vénus est si grande qu'on croit entendre cette déesse adresser ces paroles à Mars: Que la colère ne vous emporte pas contre les vices; ils sont assez punis.» Et Winckelmann s'évertue à pénétrer des intentions profondes là où Rubens n'a songé qu'à des effets de palette.

Je reconnais avec Winckelmann que la peinture étend son empire sur les idées, sur le monde de l'âme comme sur le monde qui frappe les yeux. Nous sommes gouvernés par des allégories; la religion et la philosophie ne sont peuplées que de symboles. Les arts surtout vivent par le symbole, mais je n'aime pas les énigmes dans l'art. Je ne puis admettre avec Platon que la poésie soit énigmatique. Homère, le grand maître, ne répand jamais d'ombres sur ses idées; il est clair comme le ciel du matin. Dans ses tableaux immortels, l'allégorie apparaît sans nuages, fière et belle comme la vérité. N'est-ce pas un tableau tout fait que cette allégorie des Prières: «Apprenez, ô Achille! que les Prières sont filles de Jupiter; elles sont devenues courbées à force de se prosterner; l'inquiétude et les rides profondes sont gravées sur leur visage; elles forment le cortège de la déesse Até. Cette déesse passe d'un air fier et dédaigneux, et, parcourant d'un pied léger tout l'univers, elle afflige et tourmente les humains; elle tâche d'éviter les Prières qui la poursuivent sans cesse, et qui s'occupent à guérir les plaies qu'elle a faites. Ces filles de Jupiter, ô Achille! versent leurs bienfaits sur celui qui les honore.» Il y a, dans toutes les allégories antiques, une grandeur et une simplicité qui fait leur lumière; les allégories modernes, plus ingénieuses que grandes, sont souvent confuses, presque jamais simples. Si les anciens avaient à peindre la mort d'une jeune fille, ils la représentaient enlevée dans les bras de l'Aurore, symbole d'une grâce adorable qu'ils devaient à leur poésie panthéiste, et non pas, comme a dit Vinckelmann, plus savant que poëte, à la coutume d'inhumer les enfants à la pointe du jour. Or, demandez un symbole aux peintres modernes sur la mort d'une jeune fille!

Rubens a été forcé de ne prendre aux anciens, lui qui était un génie de premier ordre, que des allégories surannées; ce qu'il fallait à ce fier pinceau, à ce poëte épique, à ce savant artiste, c'était l'allégorie renfermant dans sa figure sublime le sens mystérieux de la fable, et non le symbole des vertus et des vices. La galerie du Luxembourg de Rubens est un poème qui ne vaut guère mieux que la Henriade, exécution à part, car Voltaire poëte épique n'a ni verve ni couleur. Mais, si Rubens n'a cherché que des prétextes pour déployer toutes les hardiesses de son pinceau et tout le luxe de sa palette, applaudissons à ce chef-d'œuvre éclatant, sinon profond.

Rubens vint achever ce chef-d'œuvre à Paris, où la reine l'avait plus d'une fois appelé. Marie de Médicis prit un vrai plaisir à le voir peindre, car il couvrait une grande toile comme par magie. Il fut retenu en France par toute la cour qui voulait poser devant lui. Sa carrière diplomatique commença à son retour en Flandre. Il connaissait les hommes de longue date par l'étude des passions; il était grand physionomiste; il jugeait vite et jugeait bien. Son grand œil pénétrant, quoique enivré de lumière, allait au fond des cœurs. L'infante Isabelle eut de graves entretiens avec lui sur la situation des Pays-Bas. Elle comprit que c'était le seul homme de haute intelligence qui fût à sa cour; elle ne le nomma point ambassadeur, mais elle lui confia la mission d'aller en Espagne conférer avec le roi sur les dangers d'une guerre plus longue en Brabant. Il fut accueilli à la cour d'Espagne par le roi, par le duc d'Olivarès et le marquis de Spinola, comme un ambassadeur en titre. Il fit mieux que de peindre l'état des Flandres, il donna d'excellents conseils pour l'avenir. Le roi d'Espagne lui donna comme preuve de son contentement six chevaux andalous, un diamant de prix et la charge de secrétaire du conseil privé avec la survivance de cette charge pour son fils. À peine de retour en Flandre, Isabelle l'envoya en Hollande, toujours avec la mission d'arriver à la paix. La négociation allait arriver à bonne fin, quand mourut le prince de Nassau. Ce fut alors que le roi d'Espagne confia à Rubens la mission d'aller en Angleterre, toujours dans le même but. Le peintre passa en Grande-Bretagne comme un simple voyageur; il visita son ancien ami le duc de Buckingham, et demanda à être présenté au roi. Il fut accueilli à la cour avec toute sorte de bonne grâce. Il déplora la guerre entre l'Espagne et l'Angleterre. «Qui sait? dit-il avec un sourire, peut-être le roi d'Espagne et le roi d'Angleterre ne seraient pas fâchés de consentir à la paix?—Qui sait?» dit le roi devenu pensif. Rubens comprit que le moment était favorable; il déplia ses lettres de créance et demanda la paix au nom du roi son maître. Charles Ier, pour donner à cet ambassadeur extraordinaire une preuve de haute estime, lui passa au cou à l'instant même le cordon de son ordre. Peu de jours après il le créa chevalier en plein parlement et lui remit l'épée qui venait de lui servir pour la cérémonie.

Rubens n'était pas aux termes de ses missions diplomatiques; nous ne le suivrons pas plus longtemps dans cette région fatale au génie, car le génie aime la solitude qui inspire. Il regretta bientôt lui-même de s'être un peu trop attardé dans ces vanités de cour qui dévoraient le meilleur de son temps, mais qui du moins l'avaient détourné peu à peu de sa douleur à la mort de sa femme. Il prit à la fin la ferme résolution de vivre désormais pour l'art et pour lui-même. Il se renferma à Anvers dans cette royale maison peuplée de souvenirs où il avait passé ses plus belles heures; mais il n'y retrouva ni sa jeunesse ni l'amie de sa jeunesse. Il n'eut pas la force de vivre seul. Il y avait à Anvers une jeune fille d'une rare beauté, Hélène Formann, qui comptait seize ans à peine; il l'épousa, tout en reconnaissant la folie d'un pareil hyménée. C'était d'ailleurs une belle folie qui eût entraîné les plus raisonnables. Rubens a immortalisé Hélène Formann comme Isabelle Brandt. Depuis son second mariage jusqu'à sa mort, il peignit toutes ses vierges sur le modèle de sa jeune femme.

Il y a au musée de Munich deux portraits de Rubens peints par lui-même. Dans le premier, il s'est représenté dans tout l'éclat de sa luxuriante jeunesse, donnant la main à Isabelle Brandt; dans le second, c'est un homme déjà mûr, qui se promène avec une femme et un enfant; cette autre femme, c'est Hélène Formann. Dans la fameuse Descente de Croix, la Vierge et la Madeleine ne rappellent-elles pas la nature et l'expression de ces deux femmes de Rubens?

Rubens, frappé de la goutte, mourut à l'âge de soixante-deux ans et onze mois, le 30 mai 1640, laissant à ses deux fils et à sa fille un nom glorieux et une grande fortune. Il mourut vaillamment, le pinceau à la main. Son génie lui était demeuré fidèle compagnon; jamais grand artiste n'avait créé tant d'œuvres immortelles. Il fut enterré dans l'église Saint-Jacques d'Anvers, derrière le chœur. Ses funérailles furent celles d'un prince. On porta devant son cercueil une couronne d'or sur un carreau de velours noir. La noblesse, le clergé, les artistes, les gens du peuple, vinrent en foule saluer cette couronne et s'agenouiller devant son cercueil[20]; mais c'était au dix-neuvième siècle qu'il était réservé d'élever une statue à Rubens en pleine place d'Anvers, comme pour un roi. Quel roi oserait lui disputer la place[21]?

IV

Rubens peignait comme Homère et Théocrite chantaient; il avait la grandiosité dans le génie. Les luxuriantes et naïves Flamandes lui rappelaient les formes héroïques des femmes de Sparte, de Lacédémone et de Syracuse. Il est d'un grand aspect comme la mer, les tempêtes et les montagnes. Il passe rapide comme la foudre, sans s'arrêter aux ciselures ni aux mosaïques. Sous son pinceau la mer jaillit tout entière et non vague par vague, les montagnes s'élèvent par grandes lignes et non par rochers et par touffes d'herbes.

Rubens, quelque tableau qu'il fit, conservait, même à son insu, ce style d'apparat qu'il avait emprunté à l'école de Venise, mais surtout à Paul Véronèse. Il faut bien avouer qu'il y a un peu de mouvement théâtral dans son talent; il n'est pas jusqu'au paysage qu'il n'ait trop animé par la mise en scène. Ainsi, chez lui, la nature est toujours aux prises avec l'orage ou la tempête; il parvient sans cesse à altérer cette naïve et sublime simplicité dont Dieu l'a revêtue. Dans les nues, il jette un arc-en-ciel; sur la prairie, il précipite une cascade; dans la forêt, il chasse un coup de vent.

Comme l'a remarqué Reynolds, tout est en harmonie chez Rubens. «S'il eût été plus parfait, ses ouvrages n'auraient pas eu cette perfection d'ensemble qu'on y trouve. Par exemple, s'il avait mis plus de pureté et de correction dans le dessin, son manque de simplicité dans la composition, dans la couleur et dans le jet des draperies, nous frapperait davantage;» mais la richesse de sa composition et l'harmonie de sa palette éblouissent à tel point la vue, qu'on s'incline devant ses défauts comme devant ses beautés.

Il y a trois espèces d'harmonie: la première a pour exemple la Transfiguration; c'est la manière romaine; les couleurs en sont fortes et fières. La seconde est la manière milanaise; elle est produite par la rupture des couleurs[22]. Avant les Hollandais, Léonard de Vinci a enseigné l'art de cacher sa palette, semblable au grand écrivain qui ne détourne jamais l'attention du sujet pour l'attirer sur lui-même. La troisième manière a pour exemple les Vénitiens et les Anversois. C'est l'alliance des couleurs fières et tendres dans un ensemble éclatant. Rubens est le vrai représentant de cette manière.

Il peignait d'un seul coup, en traits de feu; de là le charme tout virginal de son coloris. Il savait trop bien qu'il perdrait cette magie en fatiguant ses couleurs.

Quoique le génie de Rubens fût surtout dans sa palette, il avait aussi l'art de cacher sa palette, comme Léonard de Vinci. Quelle fraîcheur de ton! quel éclat! quelle énergie! C'est le rayon qui joue sur la rosée. Rubens est toujours harmonieux comme un bouquet de fleurs dans ses bouquets de chairs[23]; il allie merveilleusement les couleurs fières aux couleurs tendres. Il a l'art de les distribuer, de les fondre et de les rendre amies.

Rubens est une des plus puissantes individualités qui aient marqué dans les arts. Sa grande figure est empreinte du caractère olympien. Non-seulement il a régné souverainement dans les Flandres, mais il a partagé la couronne des plus radieux artistes. Il a quelquefois saisi la grâce adorable de Raphaël et la grandiosité terrible de Michel-Ange, l'énergie robuste de Titien et la suavité voluptueuse du Corrége. Il a lutté avec la nature et n'a pas été vaincu par elle. Rien n'arrêtait ce fier et vaillant pinceau, qui passait, victorieux toujours, de l'allégorie au bouquet de fleurs, de l'histoire sacrée à la kermesse, du portrait au paysage[24].

C'est surtout dans la Montée an Calvaire, dans les grandes pages allégoriques, dans l'Adoration des Mages[25], que le génie de Rubens éclate jusqu'à la fureur. Quelle force orgueilleuse! quelle sublimité! quelle splendeur et quelle magnificence! La Descente de croix, ce miracle de la cathédrale d'Anvers où l'on va comme à un pèlerinage d'art de tous les coins du globe, est la page où Rubens a fondu le plus harmonieusement toutes les richesses de sa palette, toute la fierté de sa main, tout le sentiment de son âme. Jamais on n'a été plus expressif et plus douloureux, jamais cette page sublime du poëme de la Passion n'a été traduite par un art plus divin; la Vierge n'est plus une femme, c'est la mère de Dieu; Jésus n'est plus un homme, c'est le Fils de Dieu. Quoique la couleur éclate sur cette toile comme dans toutes les œuvres de Rubens, elle n'y étouffe pas la ligne et le sentiment. Rubens est là tout entier. Et là du moins on sent bien que la main profane d'un élève n'est pas venue refroidir l'inspiration du maître.

Ce grand génie, qui voulait être le dernier mot de l'Italie et de la Flandre, a un peu abusé de ses forces; il a pris quelquefois la fureur pour l'inspiration ou la verve. Dans sa fougueuse énergie, il a çà et là dépassé le but, car tout ce tumulte, tout ce fracas, toutes ces splendeurs, frappent souvent plus les yeux que la pensée. Ne s'adressent-elles pas aussi à quelques-unes des œuvres de Rubens, ces paroles de Shakespeare: «Une fable contée par un fou, pleine de redondances et de grands mots[26]?» Avec un peu moins d'éclat et un peu plus de poétique grandeur, qu'eût-il manqué à Rubens? Au lieu d'adorer à Venise le style un peu théâtral des coloristes, que n'a-t-il adoré à Rome la ligne éloquente des dessinateurs?

Comme Michel-Ange, Rubens fut le peintre du mouvement; il aimait le mouvement jusqu'au désordre: aussi ses attitudes sont-elles un peu outrées dans leur énergie. La chaleur et l'enthousiasme l'entraînaient trop loin, même dans la peinture héroïque, hormis pourtant dans ces admirables chefs-d'œuvre, la Chute des Anges rebelles et le Combat des Amazones. Ses hommes sont toujours des hommes par la force et par la grandeur; mais, dans sa manière trop large et trop puissante, les femmes qu'il crée ne sont plus assez des femmes.

Rubens a dignement lutté avec Michel-Ange dans son Jugement dernier; il n'atteint pas à la sauvage mélancolie ni à la science de dessin du peintre de la chapelle Sixtine; mais Rubens, avec la poésie du symbole, avec la magie du clair-obscur et toutes les pompes du coloris, s'élève à la hauteur de Michel-Ange.

Les critiques, qui ne veulent jamais de taches au soleil, reprochent à Rubens de n'avoir rien compris à cette ligne sévère, idéal du sculpteur antique reconquis par Raphaël, de ne pas s'être passionné pour le contour pur, si correct et si expressif d'Euphranor,—Euphranor, qui représentait à la fois dans Paris le juge des déesses, l'amant d'Hélène et le vainqueur d'Achille, sans les ressources d'un beau coloris, avec la ligne seule, qui est une langue complète. Rubens a tout compris, mais il a dit que la couleur aussi était une langue complète. Quand donc acceptera-t-on le génie avec ses dons divins et ses imperfections humaines? Nos défauts sont les ombres de nos vertus.

Ce qui a surtout frappé Rubens, c'est l'éclat et la grandiosité. Comme Michel-Ange, il a oublié que les Grâces ne sont pas des Amazones. Mais qu'importe, s'il est arrivé victorieusement jusqu'au sommet de l'art? Tout en négligeant trop les leçons des maîtres de l'antiquité, il a saisi à la nature des beautés qu'eux-mêmes, peut-être, n'avaient pas découvertes. Le génie n'est-il pas souvent le don de voir l'œuvre de Dieu sous un aspect nouveau?

Le caractère du génie humain est d'étonner par des beautés et non pas d'être sans défaut. Saluons sans critique celui qui, comme Dieu, créait son monde en six jours. Il avait la rapidité de la foudre, non pour détruire, mais pour répandre la vie dans ses tableaux[27]. Saluons Rubens, inclinons-nous devant son sceptre, car celui-là fut un roi, le roi glorieux des Flandres. Quel est celui qui, en s'élevant sur son trône, pourrait atteindre à sa taille?


[16]Cependant Rubens, tout imprégné de naturalisme, peut-être à son insu, car la nature était chez lui plus forte encore que la science, a trop chargé ses figures de chair. Zeuxis, d'après l'exemple d'Homère, donnait à ses femmes une certaine forme héroïque; mais il possédait au même degré la force et la grâce. Aussi, tout héroïques qu'elles fussent, ses femmes étaient toujours des femmes, et même, selon les témoignages de l'antiquité, les plus belles de la Grèce. Théocrite a créé son Hélène d'après ces majestueux modèles.

[17]«Il naquit à Cologne et mourut à Anvers, comme pour toucher à la fois au berceau et à la tombe de l'art flamand.» H. FORTOUL.

[18]Bien que Sneyders ait étudié comme Van Dyck sous Van Balen, on peut dire qu'il fut son maître à lui-même, car Van Balen lui enseignait la peinture historique, lorsqu'un jour il reconnut qu'il n'était pas né pour peindre des hommes, mais pour peindre des bêtes. Il débuta par une chasse au cerf qui fit sa fortune. Jusque-là on n'avait jamais représenté avec tant d'éclat et tant de vie les meutes ardentes et les chevaux éperdus. Philippe III ayant vu ce tableau voulut avoir vingt chasses de Sneyders; l'archiduc Albert le nomma son premier peintre, et Rubens, l'empereur de la peinture, l'appela pour peindre les animaux et les fruits de ses tableaux, déclarant qu'il saurait bien le payer en monnaie d'artiste. En effet, Rubens peignit presque toutes les figures des tableaux de Sneyders. Ces œuvres faites à deux semblent, par leur admirable harmonie, appartenir au même maître; c'est que Rubens et Sneyders avaient la même touche libre et fière, riche et variée, la même couleur ferme, chaude et dorée. Sneyders vivait sans doute familièrement avec les animaux; il les a présentés dans leurs passions, dans leurs fureurs, dans leurs larmes. Quelle vérité naïve et saisissante! Ses combats de chiens et de sangliers, ses duels de lions et de tigres, respirent une énergie sauvage qui vous monte à la tête. Ses forêts répandent je ne sais quelle amère et verte odeur qui révèle un paysagiste vivement épris de la nature. Il a laissé quelques figures, entre autres son portrait, qui témoignent que sans Rubens il aurait pu faire un tableau complet. Il avait accepté la collaboration de Jordaens et de quelques autres aux conditions faites par Rubens. Mais pourtant ses plus beaux sont ceux dont Rubens a peint les figures, témoin celui de l'ancien archevêché de Bruges, où une femme enceinte touche des fruits avec plus d'avidité encore qu'Ève, sa première mère. On ne saurait dire où est le chef-d'œuvre. Les fruits sont admirables: la rosée la plus fraîche a roulé sur eux ses perles embaumées, le soleil le plus doux les a dorés et empourprés; mais cette femme qui les touche est si vivante, que déjà on voit jaillir le lait de ses mamelles fécondes.

Sneyders ne quitta point Anvers. Il y était né en 1579, il y mourut en 1657. Dans ses portraits gravés on le représente entre un chien qui le regarde avec intelligence et une hure de sanglier. Sneyders porte un beau front et une barbe inculte.

[19]Il a commencé plus d'un livre, il a écrit un ouvrage sur la Peinture et les couleurs, qui n'est point imprimé, quoi qu'en disent l'abbé Ponce de Léon et le Dictionnaire de Moréri, qui ont confondu avec le manuscrit de Rubens un livre intitulé: Rubenius, de Re Vestiaria (de l'Art de peindre les draperies), Conversations de de Piles, page 216, et Abrégé des vies des Peintres, page 391. Il a aussi paru dans les journaux une lettre sur ce sujet, écrite d'Anvers le 15 septembre 1769.

[20]Entre autres épitaphes, on a remarque celle du chevalier Bullart:

Ipsa suos Iris, dédit ipsa Aurora colores,
Nox umbras, Titan lumina clara tiui.
Das te Rubenius vitam, mentemque figuris.
Et per te vivit lumen, et urubra, color;
Quid te, Rubeni, nigro mors funere volvit?
Vivit, victa tuo, picta colore rubet.

«C'est surtout à la modeste église Saint-Jacques que doivent se rendre en pieux pèlerinage les admirateurs du grand peintre d'Anvers. Là se trouvent son tombeau, son portrait et l'un de ses chefs-d'œuvre. Le tombeau, dessiné d'après Rubens lui-même, remplit une petite chapelle derrière le chœur de l'église. Son corps repose au centre de cette chapelle, sous une vaste pierre tumulaire que foulent aux pieds les dévots et les touristes, et qu'on a surchargée d'une longue inscription latine où sont rappelés en style lapidaire tous les noms, titres et mérites du défunt, tandis qu'il suffisait d'inscrire ce seul mot: Rubens. Le tableau qui orne l'autel présente, sous prétexte d'une Sainte Famille, toute la famille du peintre. Saint George le guerrier est Rubens lui-même, saint Jérôme son père, le Temps son grand-père, un ange son fils, Marthe et Madeleine ses deux femmes. Quant à la Vierge, on croit que c'est une demoiselle Lunden, qui lui servit de modèle en plusieurs occasions, et qu'on appelait communément le chapeau de paille, depuis que Rubens l'avait peinte avec la coiffure qu'indique ce surnom. Cette prétendue Sainte Famille, qui, par le nombre des personnages, sort beaucoup des dimensions ordinaires, est un tableau magnifique, d'une composition ingénieuse et facile, d'une couleur incomparable, d'un effet ravissant et d'une conservation parfaite. De toutes les œuvres de Rubens que j'ai vues dans les Flandres, en France, en Angleterre, en Italie, en Espagne, je n'en connais pas de supérieure à cette simple réunion de portraits. Cependant Rubens ne mit que dix-sept jours à la peindre. C'était quinze ans avant sa mort, arrivée en 1640.» L. VIARDOT.

[21]Au musée d'Anvers on montre sa chaise,—un trône—conservée sous verre «vieux meuble que son souvenir a rendu sacré. Elle est garnie en cuir et piquée de clous dorés, avec des dorures en relief, comme sur les reliures. Elle annonce un grand état. On a mis sur le siège une couronne d'immortelles flétries, symbole d'immortalité moins solide que la sienne. C'est sur cette chaise que le merveilleux coloriste s'est assis. Pourquoi n'y fait-on pas asseoir tous les jeunes peintres lauréats, comme à Montpellier on fait endosser à tous les docteurs en médecine la prétendue robe de Rabelais? Le contact de la vieille relique leur donnerait peut-être, sinon le génie de Rubens, du moins le respect de l'art, qui est déjà du talent. » D. NISARD.

[22]Expression des anciens. «On les rompt jusqu'à ce qu'il y ait une harmonie générale dans les tons, sans qu'on y remarque rien qui rappelle la palette du peintre.» REYNOLDS.

[23]Ses chairs, on l'a dit, ressemblent à la couleur vermeille des doigts de la main quand on les tient vers le soleil.

[24]Il existe de fort beaux paysages de Rubens: j'en ai vu un tout couvert de vaches que Sneyders seul aurait oser signé avec Rubens. Le grand peintre se faisant paysagiste cherchait toujours à animer la nature par quelque idylle flamande, comme une fenaison troublée par l'orage, une forêt pendant la chasse, des pêcheurs sur le lac. Les deux grands paysages du palais Pitti sont des chefs-d'œuvre où il a imprimé l'art et la vie.

[25]Quelques critiques préfèrent l'Adoration des Mages, même à l'Assomption de la Vierge et à la Descente de croix. «La Vierge est à droite, tournée vers la gauche, où se tiennent les mages. Il y a un de ces mages qui dépasse toute imagination, et je n'ai jamais vu dans aucun tableau une figure si étrange et si majestueuse. Il est debout, le corps de profil, la tête presque de face et un peu inclinée. Il est enveloppé d'un manteau écarlate, couleur de founiaise, avec quelques étoiles d'or. L'étoffe de cette draperie est épaisse et lourde, et fait quelques grands plis sévères. Un des pans traîne sur le sol, mais on voit cependant les jambes nues du colosse et les pieds aux vigoureuses articulations, chaussés de sandales nouées à la cheville par des cothurnes. La tête est effrayante, un crâne nu et ferme comme le roc; sous la caverne des sourcils, qui s'avancent comme des broussailles au bord d'un précipice, un regard perçant et inflexible; un nez d'aigle et une cascade de barbe blanche qui bouillonne jusque sur sa poitrine. Oh! le beau Jupiter Olympien pour ébranler le monde a la seule ride de son front! Le Moïse de Michel-Ange n'est pas si terrible que le mage de Rubens.» T. THORÉ.

Au palais Pitti, un des tableaux qui m'ont le plus frappé est la célèbre allégorie, Mars partant pour la guerre. Rubens donne ainsi l'explication de son œuvre dans une de ses lettres: «Le principal personnage est Mars, qui sort du temple de Janus. Le dieu des combats, armé de l'épée sanglante et du bouclier, menace les peuples des plus grands désastres; il résiste aux instances de Vénus qui, accompagnée des Amours, s'efforce de le retenir par de tendres caresses. La furie Alecto, le flambeau à la main, entraine Mars aux combats; elle est précédée de deux monstres, qui désignent la peste et la famine, compagnes inséparables de la guerre,» etc. Mais la prose du peintre n'a pas l'éloquence de sa palette; Homère seul était digne d'expliquer ce tableau qui vous attire et vous épouvante, où l'on entend les bruits de la guerre, où l'on voit les palpitations du beau sein de Vénus. C'est l'art, c'est la vie.

[26]A tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing.

[27]C'était la vie qui faisait battre son cœur plutôt que sa vie qui entraînait son imagination; aussi ses hyperboles habitaient toujours la terre. «Un certain accent humain semble être nécessaire pour donner l'apparence de la vie. La représentation de nos pareils dans le Jugement dernier de Michel-Ange, ou dans la Chute des Damnés de Rubens, nous inspire plus d'horreur que si ces êtres étaient peints sous les formes imaginaires que Milton leur prête. Dans les régions de la fiction et de l'allégorie, cette vérité de représentation est d'autant plus essentielle, qu'elle porte les images à l'esprit avec plus de force; par exemple, les satyres, les Silènes et les faunes de Rubens semblent avoir existé en effet, tellement ils paraissent être vrais en tout ce qui constitue les passions sensuelles, effrénées et mauvaises de la nature humaine quand elle est privée d'intelligence.» VAN GEEL.


VAN DYCK

Ce qui forme le caractère de l'école de Rubens, c'est la santé, c'est la force, c'est l'exubérance. Dans son atelier, les disciples sont taillés en Hercule; ils secouent leurs cheveux dorés comme un lion secoue sa crinière; un sang généreux coule dans leurs veines et les colore comme le vin qui va jaillir de la grappe empourprée.

Reynolds rapporte ces paroles sur Rubens: «On a dit qu'il était envoyé du ciel pour apprendre aux hommes l'art de peindre.» Comme Raphaël, Rubens éveilla le génie de ses disciples par la hardiesse. Quand il les faisait peindre dans ses tableaux: «Allez, disait-il, n'oubliez pas que le disciple qui peint mal accuse son maître.»

Quelle belle, féconde et glorieuse époque pour Anvers, que le règne de Rubens! Cette ville, comme une mère heureuse, suspendait à son sein des enfants sublimes, non-seulement dans la peinture, mais encore dans la statuaire et dans la gravure. Lucas Vorsterman naissait à temps pour graver sous les yeux de Rubens la Descente de Croix, la Chute des Anges rebelles et le Combat des Amazones.

L'école flamande s'était condamnée, par son principe, à descendre toujours de l'idéal au réel, de la poésie à la vérité. Si cette tendance fut fatale aux grandes pages produites à Bruges, à Anvers et à Bruxelles, ne peut-on pas affirmer qu'elle fut favorable à l'œuvre de Van Dyck? En effet, si le naturalisme doit régner en toute force et en toute liberté, n'est-ce pas dans le portrait, pourvu que le peintre sache, comme Van Dyck, y répandre la lumière du soleil et la lumière de l'intelligence?

Les portraits sont la plus sûre page de l'histoire; pour étudier les caractères et les passions d'une époque, je conseillerais plutôt une galerie de portraits qu'une bibliothèque; depuis quatre siècles, il s'est créé peu à peu une galerie de portraits où l'on retrouve toutes les grandes physionomies qui ont dominé le monde nouveau. Le peintre a pu se tromper, mais il est plus fidèle encore que le plus fidèle historien. Si cette tête qu'il vous montre est celle d'un roi quelconque, roi par l'héroïsme, le génie, la naissance, vous verrez peu à peu briller sur son front ou dans son regard l'auréole de cette royauté. L'âme de tout homme fort passe sans cesse sur sa figure; il a beau faire pour la masquer, elle se fait jour çà et là à son insu. Mais, pour saisir cette âme au passage, pour la fixer sur la toile par la magie de la couleur, il ne faut rien moins qu'un maître souverain de premier ordre, Titien, Van Dyck, Velasquez, Rembrandt, Raphaël, qui ait le don de la création. Pour un pareil créateur de l'école de Dieu, que de portraitistes inintelligents qui copient l'enveloppe matérielle sans souci de la pensée qui habile le front!

Le temps, qui dévore tout, n'a pas atteint l'œuvre de Van Dyck; ses portraits ont conservé toute leur lumière et toute leur fraîcheur; peut-être même le temps a-t-il répandu sur ces toiles immortelles cette harmonieuse poussière, cette magique trame qui donne aux vieilles peintures l'aspect mystérieux d'œuvres consacrées où l'on ne reconnaîtrait pas la main des hommes.

Antoine Van Dyck, originaire de Bois-le-Duc, naquit à Anvers en la dernière année du seizième siècle. Selon Houbraeken, son père était peintre sur verre et sa mère excellait à broder au petit point. Déjà la peinture sur verre était en pleine décadence, on n'élevait plus de cathédrales, le protestantisme ruinait la sculpture et la peinture gothique; sans doute l'art de broder au petit point contribua plus à élever Van Dyck que l'art déjà perdu du peintre-verrier. Van Dyck eut d'abord son père pour maître; mais celui-ci, reconnaissant bientôt qu'on ne pouvait faire un peintre sur toile avec les principes de la peinture sur verre, conduisit son fils chez Van Balen, qui était son ami.

Van Balen avait fait le voyage de Rome et de Venise; il avait étudié toutes les traditions; il était savant artiste autant que bon peintre. Un disciple intelligent comme Van Dyck pouvait sortir de son atelier avec un talent achevé. Mais Van Dyck avait vu des tableaux de Rubens; à ses yeux, Van Balen était un peintre digne de renommée, mais Rubens était le roi de la peinture. Il alla frapper à sa porte: «Qui va là?—Un enfant.» Rubens reconnut le même jour que c'était un enfant de génie. Il ne tarda pas à le faire peindre dans ses tableaux. Il arriva même que Van Dyck peignit de grandes pages signées Rubens, quoique le maître y eût à peine donné quelques touches. Dans l'illustre Descente de croix, la joue et le menton de la Vierge sont de la main de Van Dyck; mais ici Rubens n'avait pas songé à se servir du talent de son élève. Voici l'anecdote, qui appartient à l'histoire de l'art. Rubens sortait tous les jours vers quatre heures pour se promener à pied ou à cheval. Son domestique le trahissait, comme cela arrive toujours, c'est-à-dire que, moyennant un tribut annuel, il ouvrait la porte du cabinet de Rubens à tous ses disciples, qui étudiaient dans un atelier du voisinage. Ils allaient ainsi prendre une bonne leçon, car ils voyaient, par les ébauches, comment ce fier génie se mettait à l'œuvre. Depuis longtemps ils n'avaient pas pénétré dans le cabinet; cependant ils savaient que Rubens avait promis un chef-d'œuvre pour Notre-Dame d'Anvers. Un soir, la curiosité fut plus vive et plus bruyante que de coutume. Jordaens et Diepenbecke se précipitèrent en avant, poussés par les autres, dès que la porte du cabinet fut ouverte. On voit par là que les écoles de peinture renfermaient, comme aujourd'hui, toutes les folies de la jeunesse. Diepenbecke ne put s'arrêter à temps; il tomba sur la Vierge, lui enlevant le bras, la joue et le menton. Tout le monde se regarda avec terreur. On voulait fuir, car Rubens avait la colère d'un Jupiter Olympien. Van Hoeck prit la parole: «Mes chers camarades, il faut, sans perdre de temps, risquer le tout pour le tout; nous avons encore environ trois heures de jour, que le plus digne d'entre nous (ce n'est pas moi) prenne la palette et essaye de réparer ce qui est effacé. Je donne ma voix à Van Dyck.» Ainsi parla Van Hoeck. Van Dyck eut toutes les voix, moins la sienne.

Cependant, soit pour obéir à ses amis, soit par pressentiment du triomphe, il se mit héroïquement à l'œuvre. Le lendemain, Rubens convia tout l'atelier au spectacle de sa Descente de croix. Pas un de ses élèves ne le suivit sans pâlir; Van Dyck était tout défaillant. Rubens parlait de son génie avec un naïf orgueil; il expliqua à ses disciples toutes les beautés de l'œuvre nouvelle. Arrivé à la Vierge: «Voilà, dit-il tout à coup, un bras et une tête qui ne sont pas ce que j'ai fait hier de moins bien.» Rubens apprit, on ne dit pas comment, ce qui s'était passé. Il y a ici deux versions: selon les uns, il effaça tout et ordonna à Van Dyck de voyager; selon les autres, il respecta les coups de pinceau de Van Dyck et lui dit qu'il était le vice-roi de la peinture flamande. On peut bien admettre, pour l'amour de la vérité, que Rubens fut jaloux de Van Dyck; tous les dominateurs dans les arts ont été jaloux; mais on n'admettra jamais qu'un homme d'esprit comme Rubens, un diplomate achevé, ait laissé percer sa jalousie par la vengeance.

S'il faut en croire les conteurs d'anecdotes, Rubens était jaloux de Van Dyck pour une autre raison. Ils assurent que le jeune peintre était aimé d'Isabelle Brandt. Van Dyck, sans avoir la beauté adorée par les Grecs, avait peut-être, avec sa physionomie fière et tendre, chevaleresque et amoureuse, la beauté idéale de son pays et de son siècle; car, il faut le dire, la beauté change de caractère selon les siècles et les pays[28]. Comme ces passions-là ne sont écrites que sur le vent ou peintes sur les flots, on ne peut rien affirmer ici, mais on ne peut pas nier non plus. Ce qui est hors de doute, c'est que Van Dyck quitta son maître vers ce temps-là; mais leurs adieux furent ceux de deux frères d'armes, et non de deux ennemis. Van Dyck offrit à Rubens, comme marque de haute et profonde reconnaissance, ses tableaux qu'il aimait le plus, un Ecce Homo, un Christ au jardin des Oliviers et un portrait d'Isabelle Brandt. Peut-être ce portrait fut-il fait avec passion; mais ce qui donna peu de créance au bruit déjà répandu que Van Dyck adorait cette femme, c'est que Rubens plaça lui-même ce portrait dans son salon et le montra comme un chef-d'œuvre à tous les visiteurs comme à tous ses amis. «Si vous n'alliez pas voyager, dit Rubens à Van Dyck, je vous conduirais dans mon cabinet et je vous dirais: Choisissez. Mais à quoi bon vous donner des tableaux, puisque vous allez en Italie, le pays des chefs-d'œuvre; j'aime mieux vous offrir le meilleur cheval de mon écurie.» Van Dyck partit; son père, sa mère et cent amis le conduisirent sur la route. Quoique son cheval fût impatient de dévorer l'espace, il se retournait à toute seconde pour voir les derniers signes d'adieu de sa mère, qui avait voulu aller plus loin que ses amis. Enfin il ne vit plus que la flèche de la cathédrale d'Anvers. «Moi aussi, dit-il avec un saint enthousiasme, je ferai un jour ma Descente de croix.»

À peine eut-il fait deux lieues que, voyant un village, il y fit halte pour boire une pinte de bière. Il remonta à cheval, mais la destinée l'attendait là. Une jeune fille, une paysanne, plus fraîche, plus blanche et plus rose que toutes ses visions de vingt ans, apparaît sur le seuil du cabaret et lui dit, avec un sourire qui montrait des dents blanches comme celles d'un jeune loup: «Et le coup de l'étrier, monseigneur?» Van Dyck retient la bride de son fougueux compagnon de voyage. «Le coup de l'étrier? dit-il; je ne partirai pas.» Il mit pied à terre pour admirer de plus près cette naïve beauté, si éclatante et si inattendue, qui devait être son troisième maître. Elle était presque vêtue de l'air du temps; elle allait pieds nus, jupe courte, brassière mal agrafée, cheveux au vent, gorge au soleil. Van Dyck rentra au cabaret. «Où alliez-vous, monseigneur?—En Italie; mais si vous voulez je n'irai pas si loin.» En effet, qu'allait-il faire en Italie? Voir les femmes de Raphaël et de Titien. Sont-elles donc plus belles que ne l'était cette meunière de Saventhem? Dans la vie et dans le talent de Van Dyck, le cœur devait jouer un plus grand rôle que la tête. Toute paysanne qu'elle fût, cette meunière de Saventhem réalisait l'idéal de Van Dyck. Puisqu'il avait trouvé son idéal, il ne voulait pas quitter le pays. Il s'installa bravement dans la famille de sa maîtresse. Ainsi Van Dyck, déjà célèbre, habitué aux belles manières, né avec l'instinct des grandeurs, se contenta pour atelier de quelque hangar rustique à l'ombre d'un moulin, comme plus tard Rembrandt.

Sa maîtresse, voulant se faire pardonner là-haut leurs joies amoureuses, le pria de peindre pour l'église paroissiale deux tableaux religieux. Sans doute la passion de Van Dyck était sérieuse, puisqu'il obéit à sa maîtresse. Tout autre, à sa place, se fût contenté de peindre deux fois la belle meunière, une fois pour elle et une fois pour lui, après quoi il eût continué sa route en riant de l'aventure; mais Van Dyck était aussi fervent amoureux que fervent artiste. Il peignit les deux tableaux pour l'église de Saventhem. Le premier représentait Saint Martin donnant la moitié de son manteau au pauvre. Le saint Martin était Van Dyck. Comme il s'était représenté à cheval, il avait peint son compagnon de voyage, qui, quoique pâturant comme un vrai cheval de meunier, n'avait rien perdu de ses allures héroïques. Dans le second tableau, la Famille de la Vierge, il représenta le vieux meunier, la vieille meunière et leur fille. «Tous ceux qui ont vu ce tableau assurent que la paysanne y justifie assez, par sa beauté, les attentions du jeune peintre.» C'est Descamps qui parle ainsi[29].

Cependant le bruit s'était répandu de Saventhem jusqu'à Bruxelles, de Bruxelles jusqu'à Anvers, qu'un jeune peintre partant pour Rome s'était arrêté en route pour les beaux yeux d'une meunière de vingt ans qui lui inspirait des chefs-d'œuvre. Rubens crut reconnaître Van Dyck; il se mit en route pour Saventhem. À son arrivée, il entendit hennir le cheval qu'il avait donné à son disciple. Il surprit Van Dyck sur les marches du moulin, nonchalamment couché aux pieds de sa maîtresse. «Je croyais, lui dit-il en souriant, que vous vous seriez désormais passé de maître?» Van Dyck s'était déjà jeté au cou de Rubens. «Et Rome et Florence, et Venise, et Raphaël, et Michel-Ange, et Titien?—Je partirai demain,» répondit Van Dyck avec un soudain enthousiasme. Il partit. Ce roman de sa vie se dénoue à cette page. Ses historiens ne disent pas s'il se consola bientôt. Que devint la jolie meunière, sa plus fraîche inspiration? Un autre vint-il essuyer ses larmes? Elle était faite pour aimer: elle se consola.

Van Dyck alla droit à Venise; il étudia avec passion les tons dorés, les airs de tête et les draperies de Titien, mais sans perdre de vue la nature; il corrigeait la vérité par l'art, sans jamais étouffer la vérité sous les ornements. De Venise il alla à Gênes, où il s'arrêta longtemps. De Gènes il alla à Rome, où le cardinal de Bentivoglio l'avait appelé pour son portrait. Il y avait alors à Rome une colonie de peintres flamands qui avaient abdiqué leur génie primitif, c'est-à-dire la sève, l'éclat et l'exubérance, pour copier servilement les maîtres italiens. Van Dyck croyait d'abord trouver des amis parmi ses compatriotes; mais tous le décrièrent avec violence, quand ils reconnurent dans ses portraits la touche hardie et lumineuse de Rubens. Ils ne voulaient pas admettre, ces Flamands italianisés qui avaient renié le génie national pour l'imitation servile, qu'un peintre flamand nourri aux principes robustes de l'école flamande arrivât à Rome avec un talent qui pût faire ombre au leur. Peut-être Van-Dyck se fût-il fait pardonner, s'il eût consenti à mener en leur compagnie la vie folle et désordonnée des cabarets et des lupanars; mais il avait pris à l'école de Rubens de plus nobles habitudes. La colonie flamande organisa contre lui une cabale si puissante, qu'il abandonna, presque à son arrivée, la cité éternelle. Il passa en Sicile où il fit, entre autres portraits, celui de Philibert de Savoie; de Palerme il retourna à Gênes; enfin, de Gênes il revint à Anvers, où il retrouva des Flamands plus Flamands que ceux de Rome. Seul, après Rubens, il vit inscrire son nom en majestueux caractères sur les tables de la corporation de Saint-Luc.

Cependant, malgré les témoignages de Rubens, il lui fallut longtemps encore lutter avec passion pour faire connaître son génie. Selon Descamps les chanoines de Courtray lui demandèrent un tableau d'autel. Van Dyck peignit un Christ en croix d'un beau caractère. Il appela les chanoines quand son tableau fut dans l'église, comptant sur leur admiration; mais le chapitre tout entier, regarda le tableau et le peintre avec mépris. «Quel barbouillage! quel barbouilleur!» Van Dyck voulut défendre son tableau; mais les chanoines prirent tous en même temps la parole. Il résulta de toute leur éloquence que le Christ en croix n'était qu'une ignoble mascarade. «Van Dyck resta seul avec un menuisier et quelques sacristains; ces hommes crurent le consoler, en lui conseillant d'emporter son tableau et en l'assurant que tout ne serait pas perdu, que sa toile pouvait être employée à faire des paravents.» Mais Van Dyck connaissait sa force; il ordonna fièrement au menuisier de placer son tableau. Le lendemain, il retourna chez les chanoines et leur dit qu'ils avaient mal vu son Christ. Tous lui répondirent qu'ils ne voulaient pas le voir une seconde fois; ils le payèrent pour éviter le scandale, mais ce fut avec tant de mauvaise grâce, que l'artiste en fut profondément indigné. Cependant quelques connaisseurs, passant par Courtray, dirent hautement que le Christ en croix de Van Dyck était un chef-d'œuvre. Le bruit s'en répandit de proche en proche; on vint en foule l'admirer: alors Van Dyck publia l'aventure. On traita d'ignorants les chanoines, «épithète trop modérée,» dit le naïf Descamps entre parenthèse. Les chanoines convoquèrent un chapitre, dans le dessein de réparer leur tort. Séance tenante, ils écrivirent à Van Dyck pour le prier de leur peindre d'autres tableaux. Van Dyck leur répondit: «Vous avez assez de barbouilleurs dans Courtray et aux environs; pour moi, j'ai pris la résolution de ne peindre désormais que pour des hommes et non pour des ânes.» On prétend, ajoute Descamps, que ce dernier mot «formalisa un peu le chapitre[30]

Selon Houbracken, Rubens offrit alors sa fille aînée à Van Dyck. Van Dyck refusa la fille, parce qu'il aimait encore passionnément la mère. L'imagination des conteurs d'anecdotes est sans doute pour beaucoup dans cette histoire. Van Dyck ne fit guère qu'une halte à Anvers: Rubens y prenait trop de place au soleil des autres. Il partit pour La Haye, où le prince d'Orange, Frédéric de Nassau, ne le paya pas en monnaie de religieux. Il fut logé à la cour et y peignit plus de vingt portraits de princes, de ducs, d'ambassadeurs. De La Haye il passa en Angleterre et d'Angleterre en France, plus tourmenté alors par l'amour du gain que par l'amour de l'art. Mais il était écrit que mille obstacles se jetteraient sous la roue de sa fortune; à Londres et à Paris, il passa comme un inconnu, sans rencontrer personne qui se souciât de son talent. Il fut forcé, le croira-t-on? de revenir à Anvers peindre encore pour les religieux. Heureusement que l'ordre des Capucins lui fut plus hospitalier que l'ordre des Augustins.

Les mauvais jours allaient cependant finir pour lui. À peine avait-il quitté l'Angleterre que plusieurs des portraits qu'il avait peints à la cour du prince d'Orange passèrent à la cour de Londres. Charles Ier s'enthousiasma du beau caractère des portraits de Van Dyck; il lui envoya un ambassadeur. Mais Van Dyck n'oubliant pas qu'à son premier voyage la Grande-Bretagne lui avait été inhospitalière, jura d'abord de n'y jamais retourner. Cependant le chevalier Digby l'emmena à Londres et le présenta au roi. Charles Ier l'accueillit avec autant de bonne grâce et de déférence que si c'eût été Rubens. Il lui donna son portrait garni de diamants, suspendu à une chaîne d'or; il le créa ensuite chevalier du Bain, et, voulant que l'Angleterre fût sa seconde patrie, il lui assura une pension considérable et lui donna deux logements, un d'hiver et un d'été. Il lui dit que toute sa cour se ferait peindre par lui et taxa lui-même le prix des portraits: cent livres sterling pour les portraits en pied et cinquante livres sterling pour les portraits à mi-corps.

Ce fut le bon temps de sa vie. Comme Rubens, il eut une royauté, la plus haute et la plus douce, celle de perpétuer l'œuvre de Dieu. Les plus belles femmes de la Grande-Bretagne venaient, comme à une fête, poser devant sa palette, toute chargée pour elles de roses immortelles. Les blondes chevelures se répandaient pour lui en gerbes ruisselantes; les fraîches épaules plus blanches que la cime des Alpes, se découvraient devant son pinceau. Comme le maréchal de Richelieu, il pouvait se dire un peu le mari de toutes les femmes. Quand la belle princesse de Brignolles, à moitié nue, posait si complaisamment dans son atelier, quand Dyck peignait d'une main toute agitée cette gorge éblouissante, qui était le chef-d'œuvre de la nature, ne pensait-il pas que le grand maître avait créé cette gorge pour lui?

Van Dyck vécut en familiarité intime avec Charles Ier. Il était insatiable; il coûtait au roi plus cher qu'un premier ministre. Un jour que Charles Ier posait devant le peintre (peut-être pour cet admirable portrait que la gravure a immortalisé), le roi, qui venait de parler au duc de Norfolk du mauvais état de ses finances, se tourna vers Van Dyck et lui dit en riant: «Et vous, chevalier, savez-vous ce que c'est que d'avoir besoin de cinq ou six mille guinées?—Oui, oui, sire; un artiste qui tient table ouverte à ses amis et bourse ouverte à ses maîtresses ne sent que trop souvent le vide de son coffre-fort[31].» Van Dyck s'était jeté dans d'effroyables dépenses; il enrichissait ses maîtresses et ses domestiques, mais il ruinait peu à peu son talent et sa santé. Dans ses fureurs de luxe, il ne fit point bâtir un palais comme Rubens, il fit bâtir un laboratoire, car il était tombé dans le prestige des alchimistes: tout l'or qu'il avait créé comme par magie avec son pinceau, il le vit bientôt s'évaporer par le creuset.

C'était son ami, le duc de Buckingham, qui l'avait entraîné à la folie du grand-œuvre. L'orgueilleux favori de Charles Ier, voyant qu'il avait presque ruiné Van Dyck, voulut réparer ses torts, d'ailleurs involontaires. Il l'arracha à ses maîtresses et le maria à la fille de lord Ruthven, seigneur écossais. C'était une des plus belles femmes de l'Angleterre, mais elle ne lui apporta en dot que son nom illustre et sa beauté déjà célèbre. Van Dyck, à peine marié, ramassa les débris de sa fortune et partit pour Anvers, espérant enfin y être accueilli avec enthousiasme. Mais décidément sa gloire n'était pas là. Une seconde fois il fit le voyage de Paris; on lui avait dit qu'il y rétablirait sa fortune en peignant la galerie du Louvre, mais le Poussin était arrivé avant lui. Une seconde fois il quitta la France inhospitalière; il retourna en Angleterre, mais c'en était fait de lui; il avait abusé de ses forces: jeune encore, il n'avait plus ni sève ni courage. Il tomba malade et ne se releva point. Sa femme lui avait donné une fille; cette fille étant morte à deux ou trois ans, ce fut un dernier coup pour son cœur. Il mourut, sans trop de regrets, à quarante-deux ans, avec la funèbre et sainte espérance d'aller reposer où déjà reposait sa fille, dans l'église Saint-Paul. Marie Ruthven se remaria, mais ne lui survécut guère[32].

Van Dyck n'a été que le Virgile de Rubens: moins de génie et plus de charme, moins de grandiosité et plus de noblesse, moins enthousiaste et plus parfait. Il faut dire qu'il est mort jeune et qu'il a jeté sa vie à l'aventure, toujours amoureux, parlant toujours fou. Du reste, n'était le parti pris de toujours mettre l'élève à l'ombre du maître, on aurait souvent pour Van Dyck, devant ses grandes compositions, la même ferveur que pour Rubens. À ceux qui lui refusent le génie on peut répondre par son fameux tableau de Saint Martin, exécuté à vingt ans dans le pauvre village de Saventhem, où il était seul, sans maître et sans tradition. Il a laissé en Italie des pages admirables qui ne pâlissent pas devant celles de Titien.

Il avait, comme Rubens, la poésie de la couleur; son accent est moins vif, mais il est plus harmonieux encore; son clair-obscur est le triomphe de l'art, puisque l'art ne s'y montre pas. Ce qu'il faut surtout admirer en Van Dyck, c'est sa touche ferme, large et fondue, qui n'exclut pas un fini merveilleux. On comprend d'autant moins cette perfection, qu'il peignait une tête du premier coup et de la même palette. La plupart du temps, il commençait un portrait le matin, il retenait le modèle à dîner et terminait dans la soirée. On voit que ceux qui posaient ne s'ennuyaient pas chez lui. En effet, Van Dyck avait à sa disposition des comédiens, des jongleurs, des musiciens, des danseuses, tout ce qui fait du bruit, tout ce qui jette de l'éclat[33]. En exagérant les ombres et les lumières avec la hardiesse du maître, Van Dyck arrivait toujours à un effet grand et simple. Il ne prenait à la nature que ce que demande la vérité; il y ajoutait la pompe de l'art. Ses têtes ont un tel relief, un tel degré de vie, qu'on oublie presque, en les voyant, que ce sont des portraits.

Van Dyck, comme portraitiste, est à la hauteur de Raphaël, d'Holbein, de Velasquez et de Rembrandt. La vie éclate dans tous ses portraits; il saisissait la vérité au moment où l'âme rayonne sur la figure; de là cette fleur d'idéal, même dans la précision. Du reste, quand l'âme ne parlait pas sur la figure, Van Dyck faisait courir la sienne au bout de son pinceau; aussi retrouve-t-on quelquefois son air de tête dans sa galerie pourtant si vantée.

Van Dyck est peut-être le peintre qui a le plus naïvement compris le beau idéal de son siècle; ses portraits lumineux, frappés du reflet de cette aube nouvelle qui se levait sur le monde, ont tous, avec leur fierté intelligente, un accent de poésie espagnole et romanesque. On peut dire aussi qu'ils rappellent les héros du Tasse, qui sont plus amoureux que sanguinaires; tous sont marqués d'un certain accent chevaleresque. On sent que le roman de leur vie a traversé leur cœur. Aussi les portraits de Van Dyck, outre qu'ils sont des chefs-d'œuvre, sont encore animés par leur air de tête. Ceux-là ont toujours une famille. Que de fois même un portrait d'aïeul a été décroché de la place d'honneur pour un portrait peint par Van Dyck!

Titien seul est peut-être supérieur à Van Dyck comme portraitiste; il est plus sévère et plus magistral. Il faut dire que Van Dyck ne peignait que des Flamands et des Anglais, tandis que Titien peignait des Italiens: si le peintre d'Anvers trouvait plus de motifs pour sa palette, le peintre de Venise trouvait naturellement plus de vigueur et plus de caractère[34].

Si Van Dyck a eu beaucoup d'imitateurs, il a eu peu d'élèves. On ne cite guère, parmi ceux qui ont étudié dans son atelier, que Fouchier, de Berg-op-Zoom, qui imita tour à tour Van Dyck, Tintoret et Brauwer; Hanneman, de La Haye, qui avait saisi la touche de son maître après quatre ou cinq leçons seulement; Reyn, de Dunkerque, qui aidait le grand portraitiste dans les ajustements; Boek, de Delft, qui fut recherché dans toutes les cours d'Europe. Il avait une telle rapidité de pinceau, que Charles Ier, se faisant peindre par lui, s'écria: «Parbleu, Boek, je crois que vous peindriez à cheval et en courant la poste.»

Quoique Gonzalez Coques fût élève de David Rikaert, on peut dire que son vrai maître fut Van Dyck. Dans quelques-uns de ses portraits, c'est la même fierté, le même goût et presque la même touche.

Mais le vrai disciple de Van Dyck fut Lely qui lui succéda dans les bonnes grâces de la cour d'Angleterre. Il avait comme Van Dyck une table de douze couverts et un concert de douze musiciens pendant ses repas. Mais il ne se ruina pas comme Van Dyck, «parce qu'il eut moins de maîtresses et qu'il ne donna pas dans les folies de l'alchimie.» Il est beaucoup moins riche dans la postérité; cependant Lely est un vrai portraitiste, plein de tournure et d'éclat. Il a été tour à tour peintre ordinaire de Charles Ier, de Cromwell et de Charles II. Il mourut subitement, empoisonné, dit un de ses historiens, par les succès de Kneller à la cour de Londres; empoisonné, dit un autre, avec plus de raison, par une méprise de son médecin.

Van Dyck ferme le cycle des grands peintres de son pays. La nature des Flandres s'est épuisée en enfants sublimes. Le génie du Nord va s'exiler plus loin dans les brumes; il va fleurir à Leyde, à Harlem, à Amsterdam. L'école de Rubens se disperse et s'éteint peu à peu. Après cette moisson splendide, nous retrouvons çà et là quelques vertes pousses; après cette lumière éclatante, nous apercevons, sous la nuit qui tombe, les traces du soleil qui disparaît: le couchant conserve quelque temps encore ses teintes de pourpre et de flamme, peu à peu on ne voit plus que des étoiles au ciel de l'art. Mais demain le soleil va se lever en Hollande et s'appellera Rembrandt.


[28]En France, le beau idéal des raffinés ne ressemblait guère au beau idéal de la cour de Louis XIV. Quelle distance entre Botrou et Racine, qui tous deux ont été jugés beaux! Quel rapport existe-t-il entre les jolis coureurs de ruelles de 1740 et les pâles rêveurs de 1840? Le masque se modifie selon les passions d'une époque; aussi, au XVIIIe siècle, on avait Vanloo et La Tour; cent ans après nous avions Delacroix et Scheffer.

[29]La Famille de la Vierge a disparu depuis plus d'un siècle de l'église de Saventhem; le Saint Martin avait disparu aussi en faveur du Louvre; mais, en 1815, Saventhem a revu son chef-d'œuvre.

[30]Van Dyck n'eut jamais à se louer des communautés religieuses. Il avait peint un Saint Augustin pour les Augustins d'Anvers; quand il s'agit de le payer, ils lui déclarèrent qu'il avait mal habillé leur saint, qu'ils le voulaient vêtu de noir et non vêtu de blanc. Van Dyck, dans l'espoir d'être payé, changea l'habit du saint; mais les religieux lui dirent alors qu'ils n'avaient pas d'argent. «Cependant, hasarda timidement l'un d'eux, si vous nous donniez un Christ de votre main, nous trouverions de quoi vous payer le Saint Augustin.» Van Dyck leur donna le Christ pour être payé du saint.

[31]La reine Marguerite de Bourbon, fille de Henri IV, posait un jour devant lui. Comme il s'arrêtait longtemps aux mains de la princesse (il excellait à peindre les extrémités), elle lui demanda d'un air enjoué pourquoi il caressait plus ses mains que sa tête:

«Madame, c'est que j'espère de ces belles mains une récompense digne de celle qui les porte.» Descamps cite cette réponse comme une réponse heureuse. Nous espérons, pour l'honneur de Van Dyck, que c'est encore là une anecdote bâtie sur le vent. Un autre mot de Van Dyck prouverait un peu de sans-façon dans son caractère. On lui reprochait de peindre à quarante ans plus négligemment qu'à vingt: «Autrefois, répondit-il, j'ai travaillé pour ma renommée; aujourd'hui je travaille pour ma fortune.»

[32]Le roi l'avait toujours beaucoup aimé, malgré sa soif de l'or et ses prodigalités; pendant la maladie du peintre, il promit trois cents guinées à son médecin s'il guérissait Van Dyck.

[33]«Le peintre Van Dyck, ruineux pur la réputation bien méritée qu'il s'est acquise dans son art, était parvenu par la libéralité de plusieurs princes, et par les sommes considérables qu'il tirait de ses tableaux, à un degré d'opulence que ceux qui cultivent la peinture, même avec le plus grand succès, n'ont pas connu: il avait une troupe de comédiens, de musiciens, et un équipage de chasse à lui. Il vivait en grand seigneur et se faisait payer de même.» L'ANNÉE LITTÉRAIRE.

[34]Joshué Reynolds, le grand portraitiste anglais, le salue connue le premier peintre de portraits. Le marquis d'Argens le salue comme le premier peintre du monde.


Vénus. Peint par Rembrandt

REMBRANDT

La vie et la couleur éclatent dans Rubens; dans Rembrandt, ce qui éclate, c'est la pensée et la lumière. Rubens est un plus éblouissant artiste, ses poëmes sont des merveilles qui enivrent les yeux; Rembrandt est plus méditatif; il veut surprendre l'esprit tout en étonnant le regard.

On peut dire que, comme nation, la Hollande naquit de la Réforme. En vain Philippe II voulut étouffer sous son pied les semences prospères. Quand la raison a pénétré dans l'esprit d'un peuple, les forces brutales ne font que la répandre et la semer encore. En vain Philippe II mit en œuvre l'inquisition; non-seulement avec l'inquisition il perdit la foi catholique, mais encore la Hollande. Après quinze années de luttes et de supplices, l'héroïsme et la raison triomphèrent, les Bataves se déclarèrent affranchis du joug. Leur république ne tarda pas à s'élever au rang des premiers royaumes. On ne saurait trop admirer ce peuple perdu sur la mer, luttant sans cesse contre l'Espagne et contre la mer elle-même. La liberté enfante des prodiges, quand elle est fécondée par l'amour de la patrie.

L'histoire de la philosophie ira consulter l'œuvre de Rembrandt comme l'un de ses documents les plus précieux. Un rayon de liberté couronne les têtes de ce grand maître. Ces hommes-là respirent fièrement sur la terre comme dans un royaume qui leur appartient; ils ont tous leur part de royauté; ils ont perdu, il est vrai, les visions extatiques qui entraînent l'âme aux pieds de Dieu, mais ils sont délivrés des chaînes de la papauté et des craintes de l'inquisition.

La Hollande n'a jamais été rigoureusement papiste; la Réforme l'a trouvée toute réformée. C'est vers le nord que l'aube s'est levée. La scolastique seule, la scolastique, ce désert inhabitable pour la raison fécondante, mais parsemé de loin en loin de vertes oasis, avait lutté çà et là contre l'envahissement des papistes.

Ce que Dante et Pétrarque furent pour la poésie, Léonard de Vinci, Michel-Ange et Raphaël pour les arts, Bacon et Descartes pour la philosophie, Copernic et Galilée pour l'astronomie, Colomb et Gama pour la science du globe, Luther le fut pour la religion. Or si Rembrandt a eu un maître, ce fut Luther.

Rembrandt avait très-sérieusement foi en Luther. C'était pour lui mi réformateur comme Mahomet, Jésus-Christ et Moïse. Il pensait que le catholicisme, par ses pompes et ses voluptés, n'était plus qu'une autre mythologie. Dieu, l'image invisible, était caché par les images des saints. Rembrandt rendait grâce à Luther, qui avait indiqué aux Hollandais les premiers rayons du jour nouveau, qui leur avait inspiré l'esprit de révolte, qui avait fait de ses frères des hommes libres et forts. Dieu est avec eux, mais ils osent respirer et s'épanouir sous le ciel qui leur sourit. L'esclave s'est fait homme. Quel merveilleux temps pour la raison, pour les penseurs, pour les philosophes! C'est une période exubérante de génie: Agrippa, Bacon, Cherbury, Descartes, Spinoza, Gassendi, Pascal, Locke, Leibnitz, Wolf. Mais la philosophie passait par le martyre pour arriver à la gloire. On brûlait vifs, Bruno à Rome en 1600, Vanini à Toulouse en 1619; on allait bientôt brûler Kuhlmann à Moscou; les autres mouraient de faim ou d'ennui dans l'exil.

Rembrandt fut un peintre philosophe qui étudia l'art et la vie dans la nature et dans la création, peu ou point dans les livres et dans les musées. Il ne devint pas, comme on le pense trop, un grand peintre sans le savoir; il disait très-bien que celui qui imite Homère n'imite pas l'Iliade. Il dédaignait de devenir illustre dans le chemin de ses devanciers: il voulait monter sur l'âpre montagne par un point inconnu. Il étudia les principes et la philosophie des arts: chez les Italiens, c'est l'imagination et le sentiment qui les emportent jusqu'au génie; chez Rembrandt, c'est la pensée et l'analyse. Les Italiens sont plus éloquents, Rembrandt est plus profond[35].

Rembrandt[36] naquit le 15 juin ou le 15 juillet 1606, trente ans après Rubens, entre les villages de Leyerdorp et de Koukerck, près de la ville de Leyde, de Hermann Gerretz et de Cornélie Van Zuitbroeck. Tout le monde sait que son père était meunier[37] sur les bords du Rhin: de là le surnom de Van Rhin. Comme le père de Breughel le Drôle (ces exemples sont trop rares pour ne pas s'y arrêter), le meunier de Leyde voulut que son fils fût un savant ou un artiste. Il l'envoya étudier le latin à Leyde. Après quelques années d'études presque stériles, le jeune homme, qui n'aimait ni l'école ni les pédants, obtint de son père qu'il serait peintre et non point savant.

Déjà il avait prouvé par ses dessins charbonnés sur tous les murs de la maison paternelle, crayonnés sur tous ses livres, qu'il était né pour l'art. Le meunier plaça son fils chez un peintre sans génie, Jakob Van Zwaanenburg, qui lui enseigna du moins l'alphabet de la peinture; après trois ans passés à l'atelier de Jakob Van Zwaanenburg, Rembrandt alla à Amsterdam demander des leçons à Lastman d'abord, à Pinas ensuite. Dans la Description de la ville de Leyde, Simon Leeven veut que George Van Schooten ait été le vrai maître de Rembrandt. Ce n'est pas trop la peine de discuter sur ce point: Rembrandt n'a eu qu'un maître, ce fut Rembrandt.

En effet, bientôt fatigué de toutes ces leçons contradictoires qu'il avait subies sans trop se plaindre à Leyde et à Amsterdam, il revint au moulin de son père, déclarant qu'il n'aurait plus d'autre atelier. Il aimait cette tour élégante aux ailes rapides ou paresseuses; il comprenait que pour les hommes d'une forte trempe la nature est seule éloquente. Ce fut donc dans cet atelier qu'il commença à dérober au ciel cette lumière magique qui est l'âme de sa peinture. Celui qui devint avare jusqu'au ridicule fut d'abord un artiste amoureux de son art, sans songer à l'or qui tomberait bientôt de sa palette. Il peignait pour peindre, sans autre passion. À l'âge où tant d'autres se hâtent d'attirer les yeux sur leur talent, il trouvait de la volupté à vivre seul loin de tous, adonné aux lois austères de l'art. Mais un homme de génie est-il seul en face de l'œuvre de Dieu? N'est-ce pas plutôt les hommes qui lui font la solitude?

Pendant qu'il étudiait par les yeux et par la pensée, tantôt errant sur les rives embrumées du Rhin en contemplation devant les trames invisibles du drame éternel, tantôt dans l'intérieur du meunier, s'amusant des jeux-de la lumière sur les rudes et franches figures de sa famille, tantôt, la palette en main, répandant la vie avec éclat, les peintres de Leyde et d'Amsterdam, qui avaient deviné son génie, le proclamaient d'avance comme une nouvelle étoile au ciel de l'art. Rembrandt ne croyait pas encore à lui-même, pareil aux maîtres sérieux, qui considèrent le génie avec respect et avec effroi. Un peintre, on ne dit pas son nom, voyant un de ses tableaux[38], lui conseilla d'aller le vendre à la Haye, pour lui prouver que son talent serait apprécié. Rembrandt alla à la Haye à pied, son tableau sous le bras, doutant encore de ses forces. Il se présenta chez un amateur, qui lui offrit à première vue cent florins. Rembrandt prit avec surprise les cent florins et retourna en toute hâte au moulin raconter sa fortune.

Dès ce jour, il faut bien le dire, l'amour de l'argent vint passer dans ses rêves d'artiste. Sa famille était pauvre. Sans doute il enviait un peu le sort des beaux gentilshommes de Leyde, qui venaient se promener sous son moulin en pourpoint de velours, coiffés d'un feutre à plumes, portant des armes d'or et d'argent. Peut-être songea-t-il à secourir son père et sa mère, à donner à l'un le repos, à l'autre quelque dentelle ou étoffe de prix, peut-être aussi aima-t-il d'abord l'argent pour l'argent. Pourtant il était déjà riche par les tableaux qu'il allait faire quand il épousa une jeune paysanne de Rarep ou de Ransdorp, qui n'avait rien que sa beauté, sa fraîcheur et sa gaieté. Ce n'est point là le mariage d'un avare.

Après avoir peint trois portraits pour laisser au moulin,—son portrait, celui de sa mère et celui de sa femme,—il alla s'établir à Amsterdam; il y ouvrit bientôt un atelier silencieux où chaque élève avait un cabinet. Sa manière d'enseigner était nouvelle à Amsterdam: devant l'écolier qui n'avait pas encore dessiné, il plaçait un modèle vivant et lui disait: «Voilà ton maître, tire-toi de là comme tu pourras.» Il conserva toujours ses allures et son langage rustiques. En vain il se couvrait d'armures et de chapeaux à plumes, l'altier paysan des bords du Rhin ne se masquait jamais ou se trahissait toujours.

Il faut qu'ici-bas chacun ait sa folie; c'est une loi divine qui frappe éternellement l'humanité. Rembrandt eut donc la folie de l'argent. Cette folie, qui n'eut d'abord que des airs de caprice et de bizarrerie, devint peu à peu sombre et sérieuse. On a tenté de révoquer en doute l'avarice de Rembrandt; par amour du paradoxe, on a même voulu prouver qu'il était prodigue comme le sont presque tous les artistes. On s'est appuyé sur l'autorité de Houbraeken, qui affirme n'avoir jamais entendu dire que Rembrandt eût laissé un grand bien. Mais Houbraeken lui-même, parlant des repas de Rembrandt et du prix de ses tableaux, ne montre que trop ses contradictions. En effet, selon lui, le grand peintre de Leyde dînait assis sur un escabeau, tantôt avec un hareng salé, tantôt avec un fromage. On peut juger, d'après les portraits et les tableaux qu'il a laissés de sa femme et de son intérieur, qu'il n'avait de luxe que dans son talent. Il fuyait le monde avec effroi; en vain le bourgmestre Six cherchait à lui prouver qu'il était né pour les honneurs, qu'une gloire telle que la sienne perdait à se tenir cachée dans l'ombre de l'intérieur; il amassait l'or avec volupté, il persistait à ne s'amuser qu'en la compagnie des gens du peuple, plus émerveillé d'un trait naïf ou spirituel, parti du cœur ou du cabaret, que des discours éloquents appris dans les livres. Il était du peuple, il ne respirait la liberté qu'avec le peuple. On lui a fait un reproche de sa façon de vivre. Si son talent était à tous, sa vie était à lui-même; il ne devait compte que de son talent. On lui a reproché de n'avoir pas voulu sortir de son pays. Tous ses contemporains regrettaient de ne pas le voir faire un pèlerinage en Italie. Ce reproche n'est pas injuste comme l'autre, il est ridicule[39]. Est-ce qu'en saluant le génie de Rembrandt on a le droit de le vouloir plus parfait, quand Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Corrége et Titien avaient pour ainsi dire fermé tout espoir aux peintres futurs?

Rembrandt avait voulu arriver au génie sans s'appuyer sur le génie des autres. Il avait réuni sur les murs de son atelier des armures, des turbans, des étoffes persanes, des armes de prix, des pierres précieuses: «Ce sont là mes antiques,» disait-il.

Esprit bizarre et libre, il n'était esclave de qui que ce fût, pas même de sa passion pour l'or. Un jour qu'il peignait une famille noble dans un seul tableau, on vint lui annoncer la mort d'un singe qu'il aimait beaucoup. Il ne peut contenir sa douleur; il s'irrite contre le sort, il dit que c'en est fait de lui. Tout en sanglotant, il trace à grands traits la figure du singe sur le tableau de famille. On lui fait des remontrances, on lui dit que son singe est déplacé au milieu de graves personnages; toute la famille s'indigne et lui ordonne d'effacer l'animal. Il continue à pleurer et à peindre son singe. Le chef de la famille lui demande d'un ton sévère si c'est le portrait des siens ou d'un singe qu'il prétend faire. «C'est le portrait du singe, répond Rembrandt.—Eh bien donc! vous garderez le tableau.—J'y compte bien,» réplique le peintre[40].

Il riait lui-même de sa folie pour l'argent. Il ne se fâchait pas quand d'autres, en riaient. Ainsi, on raconte que ses élèves ont peint des pièces de monnaie sur des cartes répandues, comme par mégarde, dans l'atelier. Rembrandt s'y laissait prendre, et tendait la main avec une avidité comique et furieuse. Cependant, pour assouvir sa passion, il perdait toute noblesse; il avait un fils; il l'obligeait à vendre ses estampes, comme s'il les lui eut dérobées; il le condamnait à aller dans les ventes publiques surenchérir sur ses tableaux: singulière et triste éducation du fils d'un homme de génie! Il jouait comme Téniers, comme beaucoup d'autres, la comédie de la mort pour ranimer le zèle des amateurs, ou bien il simulait un long voyage: il parlait de s'exiler aux Grandes-Indes, ou bien encore il changeait quelques traits à une gravure pour la vendre à ceux qui déjà l'avaient achetée. Ainsi vivait cet homme si original et si fort, le vrai roi de la Hollande, comme Rubens est le vrai roi de la Flandre.

On a quelque peine à se représenter un pareil génie, perdu, pour ainsi dire, dans une mine d'or, vivant dans son intérieur et étranger aux joies de l'intérieur. Van Dyck demandait la fortune à l'alchimie, Rembrandt demandait l'or à l'or lui-même. Ironie de l'esprit souverain qui avait laissé tomber sur eux un rayon de sa gloire! Dans la vie de chaque grand artiste, on pourrait trouver l'amour de l'or. Zeuxis ne faisait-il pas payer tous les curieux qui venaient voir la fameuse Hélène[41]?

II

Rembrandt travailla jusqu'à son dernier jour, en 1674; il mourut, comme on voit, âgé de soixante-huit ans, laissant un fils, Titus Rembrandt, qui n'hérita point de son génie.

Du moulin de son père au tombeau, la vie de Rembrandt ne fut guère variée. Il vivait enfermé en lui-même, ébloui de ses œuvres, parcourant le monde inconnu qu'il avait découvert dans l'art. Sans doute, enivré de gloire et d'or, il ne retrouva pas à Amsterdam un seul des beaux jours que Dieu lui avait donnés à vingt ans dans le poétique moulin aux ailes légères qui était sa salle d'orchestre au grand drame de la création; mais, dans sa simplicité naïve, sa femme lui fut toujours aimable. Il respirait autour d'elle le parfum doucement agreste des prairies de la maison natale.

Chez Rembrandt, le style c'est l'homme. La pensée de Buffon s'appliquerait plus volontiers aux peintres qu'aux poëtes. Il y a dans la tête de Rembrandt quelque chose de sombre et de lumineux, d'abrupt et de fier, de naïf et de dédaigneux, une ligne douteuse, mais une couleur splendide. Il est étoffé comme son talent; il aime les chaînes d'or, les pendants d'oreilles, les pierres précieuses, les dentelles et les guipures, le velours et la soie, tout ce qui séduit les yeux. Il est le plus souvent coiffé d'une toque de velours qui répand l'ombre sur son front: cette ombre, c'est la pensée. Il portait ses moustaches un peu sauvages et ses cheveux bouclés[42], laissant à la nature tous ses droits comme dans ses tableaux.

Rembrandt est l'une des plus robustes individualités qui aient passé dans le monde des arts. On peut dire qu'il n'est pas même de son pays. Il est grand à côté de Rubens et ne le rappelle jamais. Théophile Thoré, qui a étudié sur le vif ces deux maîtres souverains, les oppose avec beaucoup de vérité:

«Il n'y a pas dans toutes les écoles deux peintres qui diffèrent plus l'un de l'autre que Rembrandt et Rubens; ce sont précisément les contraires: l'un est peintre concentré, l'autre est un peintre étalé; l'un cherche la simplicité caractéristique, l'autre une somptuosité ambitieuse; l'un ménage ses effets, l'autre les prodigue aux quatre coins de ses toiles; l'un est tout en dedans, l'autre tout en dehors; l'un est mystérieux, profond, insaisissable, et vous fait replier sur vous-même: toute peinture de Rembrandt, même connue d'avance par des descriptions ou des estampes, cause toujours, quand on la voit pour la première fois, une indéfinissable surprise; ce n'est jamais ce à quoi on s'attendait; on ne sait que dire; on se tait et on réfléchit;—l'autre est expansif, entraînant, irrésistible, et vous fait épanouir: toute peinture de Rubens communique la joie, la santé, une exubérance extérieure de la vie. Devant Rembrandt on se recueille, devant Rubens on s'exalte. Grands magiciens tous les deux, mais par des procèdes absolument inverses, ils sont l'un à l'autre ce que sont chez les Italiens le Vinci et le Véronèse. Pour qui connaît à fond Rembrandt, ce n'est point un paradoxe de dire qu'il a certaines qualités du Vinci; que son tourment, comme celui de Léonard, est l'expression de la physionomie intime; que ce caractère significatif il l'a cherché, trouvé et gravé sur les types du Nord, comme Léonard sur les beaux types de l'Italie. Par ce côté-là, incontestablement, il a quelque chose du peintre de la Joconde. Ses analogues dans l'école italienne, on en peut convenir volontiers, sont cependant plutôt Corrége, Giorgione et Titien, que Léonard, de même que, dans l'école espagnole, celui qui se rapproche le plus de lui, c'est Velasquez. Quant à Rubens, il est le frère de Paul Véronèse, sauf aussi la différence des types. Leurs instincts, leurs méthodes, leurs résultats,—leurs génies,—sont les mêmes.

«On n'a jamais remarqué que Rembrandt et Rubens n'ont eu aucune relation ensemble, quoique contemporains; car, s'il y avait trente ans de distance entre leurs âges, Rembrandt cependant conquit la célébrité presque dès son arrivée à Amsterdam en 1650, ou du moins dès 1652, après la Leçon d'anatomie, et Rubens ne mourut qu'en 1640. Les deux maîtres qui n'étaient pas bien loin l'un de l'autre, d'Amsterdam à Anvers, auraient pu se connaître. Il y avait une circulation assez fréquente de l'école d'Anvers à celle d'Amsterdam et réciproquement. Jean Lyvensz entre autres, le condisciple, l'ami et le sectateur de Rembrandt, a aussi étudié sous l'influence de Rubens. Il ne parait pas toutefois que le maître flamand et le maître hollandais aient échangé aucun témoignage de sympathie. Rembrandt, il est vrai, dans sa précieuse collection, avait un carton d'esquisses de Rubens et un choix de gravures d'après Rubens, parmi ses œuvres de Raphaël, de Michel-Ange et des autres grands artistes; mais Rubens qui possédait pourtant quelques Hollandais à côté de ses Véronèse et de ses Titien, n'avait pas le moindre croquis de Rembrandt. Peut-être le Flamand semi-italianisé l'estimait-il pas à sa juste valeur son naïf et sauvage compère des Provinces affranchies.»

Si la peinture n'eût été découverte, Rembrandt l'aurait inventée. Venu après la période des chefs-d'œuvre italiens et flamands, un homme moins fort se fut contenté d'expliquer, pour ainsi dire, quelque maître connu. Il voulut à son tour posséder la clef d'or du génie. La vérité fut sa religion, la lumière sa poésie. Il fut vrai et rayonnant.

Hardi dans son art jusqu'à l'insolence, il avait banni les règles consacrées par l'exemple des maîtres, il peignit à sa fantaisie, tantôt commençant par où les autres finissent, tantôt finissant par où les autres commencent. Ses portraits magiques ont un si grand relief parce qu'il semblait plutôt modeler que peindre. On cite de lui une tête où le nez était presque aussi saillant que celui du modèle. Cette façon de faire n'était pas du goût de tout le monde; Rembrandt s'en embarrasse fort peu; il dit un jour à quelqu'un qui approcha de très-près pour voir ce qu'il peignait: «Un tableau n'est pas fait pour être flairé; l'odeur de la couleur est malsaine.» Il disait aussi à ceux qui lui reprochaient de faire de la peinture raboteuse: «Je suis peintre et non teinturier.» Ces deux mots sont deux leçons immortelles. Par son admirable science du clair-obscur, il a produit dans chacun de ses tableaux quelque effet éclatant. Il était si sûr de son pinceau et de sa palette, qu'il plaçait chaque ton à sa vraie place, d'un seul coup, sans être obligé d'y revenir et de le foudre avec d'autres. De là cette fleur si fraîche de coloris. Il se contentait, pour adoucir les teintes et lier les lumières aux ombres, de quelques glacis légers qui faisaient l'harmonie sans altérer la virginité des couleurs.

Tout penseur qu'il fût, il était souvent sans élévation. Quelques-uns de ses tableaux d'histoire ne sont que de suprêmes mascarades: c'était Véronèse et Basan en Hollande. Cependant il ne faudrait pas ici prononcer un jugement absolu: ainsi la Descente de Croix, Tobie prosterné devant l'ange, la Résurrection de Lazare, le Triomphe de Mardochée, l'Adoration des Mages, Jésus à Emmaüs, sont de sérieux chefs-d'œuvre animés de lueurs exquises, éclairés çà et là d'un rayon divin. À force de vérité, Rembrandt devient sublime comme d'autres à force d'élévation et d'idéal. J'ai vu à Venise[43] une Madeleine de ce maître qui est un chef-d'œuvre d'expression et qui contraste singulièrement avec toutes les Madeleines des maîtres italiens. C'est une belle et simple Hollandaise; mais pour ce sublime poëte n'y a-t-il pas des modèles dans tous les pays? Si elle n'est pas belle par la grandeur des lignes, elle est belle par la douleur et par le repentir (douleur et repentir de la première fille venue; mais pourquoi faire toujours de Madeleine une femme trop illuminée des splendeurs du Christ, un poëte par le cœur, une Sapho chrétienne chantant ses péchés plutôt qu'elle ne les pleure?) Cette Madeleine de Rembrandt, on voit bien qu'avant de lever les yeux au ciel elle a aimé les hommes de la terre; on voit bien qu'elle a pleuré de joie avant de répandre ces belles larmes que le génie a cristallisées. Elle n'est pas nue comme ses sœurs; on la voit à mi-corps et de face, habillée en Hollandaise; elle montre une main admirable comme les faisait Rembrandt en ses jours de bonne volonté[44]. Elle vit encore de la vie humaine par le cœur qui est l'orage de la créature; toutes les passions qui l'ont agitée sur la mer des dangers sont à peine assoupies dans son sein.

La Vénus du musée du Louvre pourrait servir de pendant à cette Madeleine. C'est toujours une Hollandaise habillée des pieds à la tête (Rembrandt habillait même les anges). Elle est belle par l'éclat de la vie, par la sève et par la force; elle est même belle, si on peut parler ainsi, par la beauté. Dieu n'en a pas créé de plus victorieuses dans toute la Hollande. Elle a un Amour auprès d'elle; on lui en donnerait vingt sans épuiser ses lèvres ardentes et savoureuses.

Dans la recherche du beau, il n'y a pas seulement la sévérité de la ligue et la grâce du contour. Le vase d'or le mieux sculpté n'est-il pas celui de l'autel d'où s'échappe un jet des flammes divines? L'histoire de Prométhée dérobant le feu du ciel n'est encore qu'une sublime allégorie. La beauté se forme de divers éléments, parce qu'elle est la beauté plastique, la beauté morale et la beauté intellectuelle, parce que l'artiste a dû tour à tour caresser avec la même ferveur les muscles d'Hercule, les lèvres savoureuses de Vénus ou de Madeleine[45], la tristesse poétique de Psyché et le front pensif de Minerve. Rembrandt caressait tour à tour le front de Minerve et les lèvres savoureuses de Madeleine ou de Vénus. Sa beauté idéale, c'était la pensée et le rayonnement: l'homme qui pense, la femme qui s'épanouit.

Ce grand peintre aimait trop éperdument les jeux de la lumière dans l'obscurité. À Munich, il a un Crucifiement par un temps orageux, une Mise au tombeau sous une sombre voûte, une Résurrection au milieu de la nuit, une Nativité devant une lampe, une Ascension qu'illuminent les rayonnements du Christ; mais ces effets de clair-obscur, ces magiques oppositions de jour et de nuit, ne font pas tout le génie du peintre. Ceux qui nient son expression et son style, s'ils étaient demeurés contemplatifs devant ces œuvres étranges, auraient senti que son génie ne triomphait pas seulement par la magie de l'exécution. Son âme n'est-elle pas visible dans sa couleur? Il y a toujours sous un masque brutal, un profond sentiment humain. Il est loin de l'idéal chrétien, des figures détachées des fonds d'or du Giotto ou des paysages austères du Pérugin; mais il a sa foi comme les artistes les plus pieux du moyen âge et de la Renaissance. Il aime la nature sous quelque face qu'elle se présente. Elle est horrible; qu'importe! c'est la nature, une chose sainte et sacrée. S'il a perdu la poésie de l'esprit, n'a-t-il pas celle du cœur? Il proteste par l'éclat et l'exubérance contre la tombe entr'ouverte où les chrétiens nous enterrent même dans la vie.

Le panthéisme doit reconnaître Rembrandt pour son peintre souverain. Après l'idéal antique, après l'idéal chrétien, il trouva l'idéal terrestre, l'idéal de la raison qui voit par l'œil simple. Dans l'œuvre de Rembrandt on dirait qu'il a voulu supprimer le ciel; il a pris du limon à ses pieds, et, comme un autre créateur, il a sculpté la personnalité humaine avec respect et avec amour[46]. Oui, il y a loin de là aux fonds d'or des Byzantins qui fuyaient la terre et craignaient d'y mettre le pied! C'est un nouveau monde, un monde dans les ténèbres: la lumière de Rembrandt n'est-elle pas celle qui jaillit des ténèbres? C'est l'aube encore douteuse d'un jour nouveau qui sera éclairé par les orages du doute. Quel poëme plein de terreur et de mystère! La pensée humaine qui se reconnaît libre et va se briser aux tempêtes futures! Les sombres philosophes de Rembrandt, ceux qu'il a animés de ses rêves et de ceux de Luther, sont plus tristes que les martyrs de Ribeira. Ils ont l'avenir, ils y vont librement, ils sont maîtres du monde; mais que trouveront-ils dans l'avenir et que leur réserve le monde? Ils ont brisé leurs chaînes; mais c'étaient des chaînes d'amour, des chaînes de lis et de roses tombées du rivage sacré. Les philosophes de Rembrandt, tous nés du protestantisme, semblent se dire tristement: «Je suis libre, mais je ne suis qu'un homme. Je puis aller, mais où vais-je?»

Rembrandt trouva presque en même temps son génie de portraitiste, de graveur et de paysagiste. À vingt-cinq ans, il avait toute sa force; depuis cet âge jusqu'à sa mort, il changea çà et là sa manière, mais tout en conservant sa chaude et vigoureuse empreinte. Soit que son travail fût très-étudié, soit qu'il peignît avec la rapidité de la foudre, soit qu'il créât un philosophe ou une paysanne, un intérieur hollandais ou un tableau biblique, c'était toujours le même génie viril, solide, éclatant.

Rembrandt fut aussi grand coloriste dans la gravure que dans la peinture. Sa pointe, c'était encore son pinceau tout baigné d'ombre et de lumière. On reconnaît la même touche et le même esprit. Il n'a pas plus imité les graveurs ses devanciers qu'il n'avait fait des peintres; aussi est-il plus vigoureux et plus chaud[47]. On peut hardiment parler des teintes de sa pointe. Ses descentes de croix, ses portraits, ses sujets religieux et profanes, ses paysages, sont d'un effet magique par l'expression, l'énergie et la couleur.

On peut admirer Rembrandt dans tous les musées d'Europe, mais c'est à la Haye et à Amsterdam qu'il faut aller saluer son génie. La Leçon d'anatomie[48] et la Ronde de nuit (qui est une ronde de jour), sont l'expression la plus vive et la plus éloquente de ses deux manières. À vingt-cinq ans, il peignit la Leçon d'anatomie avec la science, la sobriété, la précision, la touche cachée d'un maître qui n'a plus rien à apprendre de l'art. C'est un chef-d'œuvre dont nul détail ne trahit une main de vingt-cinq ans. Plus de douze ans après, le jeune homme s'était fait homme, il peignit la Ronde de nuit. Alors il déploya toute la fougue, toute la témérité, toute l'exubérance de la jeunesse. Il rebroussa chemin à l'âge où tant d'autres continuent à marcher devant eux. Il ressaisit sa jeunesse et la jeta tout étincelante, pleine de vie féconde, audacieuse, comme un lion qui secoue sa crinière. Corrége et Velasquez eussent été éblouis devant ce chef-d'œuvre tout rayonnant.

Rembrandt est un poëte sombre, étrange, hardi, bizarre, romanesque. Il joue ses drames sur un fond noir; il aime le mystérieux jusqu'à la fantasmagorie. C'est un poëte né de son temps, comme Shakespeare[49]. Il aime mieux les hardiesses insensées que les beautés connues. La vie tombait de sa palette comme le blé sous la faux, comme l'eau jaillit du rocher, comme la lumière ruisselle du soleil. Il prenait la nature corps à corps et luttait avec elle en intrépide. Il osait être trivial, presque monstrueux. La poésie est partout pour le poëte. Il ne reculait devant aucune laideur vivante; mais sous sa main féconde tout prenait une expression fantasque et grandiose. Oui, celui-là a son idéal et son style dans le monde de l'art. Il est vrai de point en point, mais avec un accent éloquent. Oui, il a son idéal familier, visible dans le caractère formidable de sa peinture, dans la profondeur pensive de ses têtes, dans la bizarrerie de ses ajustements, qui ne sont d'aucun temps ni d'aucun pays, dans ses effets de clair-obscur, dans sa touche magistrale couronnée de chaudes vapeurs d'or et d'argent, dans sa manière hardie de distribuer l'ombre et la lumière. Winckelmann, qui pleurait d'admiration devant l'Apollon du Belvédère, demeurait rêveur tout un jour devant un tableau de Rembrandt.

Le génie de ce grand artiste est presque inexplicable; il est à la fois brutal et délicat, heurté et harmonieux, farouche et tendre. Quel chaos, mais quelle lumière! quel tumulte, mais quelle gravité! quelle crinière flamboyante de lion, mais quels sourires de paix! Quel amour voluptueux des ténèbres et des rayons! quelle audace aveugle et quelle sagesse raisonnée! quelle modération dans la force! Il est fougueux jusqu'à la furie, original jusqu'à l'extravagance; mais comme au milieu de toutes ces fantaisies et de toutes ces témérités il demeure en pleine vérité, le pied cloué sur la terre, dans sa fierté dédaigneuse et sauvage!

Rembrandt a égalé la puissance de la nature; comme elle, il a répandu d'une main large et féconde la vie sur ses œuvres. Il n'a pas imité par l'imitation, mais par la création; il s'est élevé jusqu'au prodige.

Ne pourrait-on pas comparer Rembrandt à un comédien qui arrive à l'improviste sur le théâtre, affublé d'un costume invraisemblable, comme pour jouer la comédie? On le trouve si original, si franc, si bizarre, qu'on sourit et qu'on se promet de rire beaucoup de sa comédie. Mais peu à peu sa figure s'éclaire d'un rayon magique, on l'écoute, on ne rit plus: ce n'est pas la comédie, c'est le drame qu'il joue, un drame sombre et gai, le drame humain, comme Shakespeare. Il est si éloquent dans ses haillons, si trivial sous sa toque de velours, si poétique et si pittoresque dans son franc parler tout semé d'images bibliques et plébéiennes, qu'il vous étonne, vous transporte et vous donne le vertige.

L'inspiration, c'est le rayon sacré qui part du sein de Dieu et qui va frapper le cœur ou l'esprit des poëtes et des artistes. Ce rayon a traversé les brumes du pays de Leyde pour illuminer Rembrandt et son œuvre. Comme Michel-Ange, Rembrandt, le Michel-Ange de la Hollande, a pénétré dans le monde des penseurs; mais, au lieu de lever ses yeux éblouis vers les cimes inaccessibles, il est demeuré religieusement attaché à la terre, sa vraie patrie.


[35]Les Flandres ont autant servi l'art que l'Italie; Raphaël n'a pas créé un peintre et en a désespéré mille: chez lui, c'est le monde connu, c'est le dernier mot, c'est le couronnement de l'œuvre; chez Rembrandt, l'intrépide et magique coloriste, c'est encore le commencement du monde.

[36]À ce prénom Rembrandt si l'on ajoute, selon la coutume hollandaise, le nom paternel Hermans-zoon (Hermansz par abréviation) et le nom topographique van Rijn, on a le nom complet, consigné, sauf les variantes d'orthographe, dans les actes et les écrits du temps: REMBRANDT HERMANSZ VAN RIJN.—W. BERGER.

[37]Cette famille de meuniers du Rhin était fort à l'aise et très-honorable. Meuniers, bateliers, boulangers, sont, en ce pays-là, de bons bourgeois, ayant pignon sur rue, voiles au vent sur les canaux, et «du pain sur la planche;» riches souvent, et quelquefois intéressés dans les opérations des pays d'outre-équateur; mêlés, comme tout le monde en Hollande, aux administrations municipales et aux affaires publiques: donnant de l'éducation à leurs enfants et les tenant à la hauteur des classes les plus élevées—W. BERGER.

[38]On croit qu'il représentait la Femme adultère. Vers le même temps, il peignit une Fuite en Égypte dans un admirable paysage, d'un grand effet jusque-là inconnu.

[39]«Rembrandt aurait été un plus grand peintre si Rome avait été sa patrie ou s'il en avait fait le voyage; il n'a dû son talent qu'à la nature et à son instinct, et il aurait appris à trouver, sans se méprendre, le beau dont il s'est toujours écarté. S'il en a quelquefois approché, ç'a été moins par réflexion que par hasard.» DESCAMPS.

[40]La vie de Rembrandt est semée de pages pittoresques.

«Il avait une servante extrêmement babillarde: après avoir peint son portrait, il l'exposa à une fenêtre où elle faisait souvent de longues conversations. Les voisins prirent le tableau pour la servante même, et vinrent aussitôt dans le dessein de discourir avec elle; mais étonnés de lui parler pendant plusieurs heures, sans qu'elle répondit un seul mot, ils trouvèrent ce silence fort singulier et s'aperçurent enfin de leur erreur.»

C'est toujours l'histoire des oiseaux qui allaient becqueter les raisins du peintre grec.

[41]On sait qu'elle fut surnommée la courtisane, parce que tout le monde la voyait pour de l'argent.

[42]Dans la gravure d'Eisen, il est encadré entre un portrait d'ami et un philosophe qui médite dans le demi-jour. On voit d'un côté sa palette, de l'autre sa pointe sur une eau-forte ébauchée. Qui n'a vu l'eau-forte où il s'est gaiement représenté lui-même avec sa femme?

[43]Couvent de Sainte-Marie du Salut.

[44]«Il sentait si bien son incapacité à dessiner les mains, qu'il les cachait le plus qu'il pouvait.» Ainsi parle Descamps. C'est d'une grande injustice, quand Rembrandt faisait un portrait, c'était le plus souvent en toute hâte. Pourquoi se fût-il attardé en peignant des mains inutiles? S'il cachait les mains, c'était par paresse et non par impuissance. Du reste, Descamps se contredit, selon sa coutume: «J'ai vu de ses tableaux où quelques traces de brosse qu'on ne distingue pas trop de prés représentent, à une certaine distance, des mains peu décidées, mais qui font autant d'effet que si le peintre y eut mis plus de sollicitude.»

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