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Les Dieux et les Demi-Dieux de la Peinture

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[45]Cette Vénus n'est pas le portrait de sa femme, mais la rappelle. Du reste, sa femme posait habituellement pour ses Vénus et ses Madeleine.

[46]Les cinquante portraits qu'il a laissés de lui-même ne prouvent-ils pas tout son zèle à proclamer l'œuvre du Créateur, la royauté de l'homme? C'était là sa religion. Du reste, quand il met en scène la sublime tragédie du christianisme, n'a-t-il pas une éloquence toute biblique?

[47]«Rembrandt n'a jamais voulu graver devant personne; son secret était un trésor et il était avare. On n'a jamais deviné de quelle manière il commençait et finissait ses planches; tout ce qu'on a su, c'est qu'à peine avait-il fait le trait et donné quelques ombres qu'il faisait tirer un nombre d'épreuves. Il mettait de nouveau le vernis sur sa planche et en augmentait le travail; cela se faisait jusqu'à trois ou quatre fois. Lorsque la planche était usée, il ébarbait les fonds et changeait les effets, en sorte que la partie qui avait été ombrée devenait claire: cette dernière transposition n'a pas toujours réussi; les épreuves de quelques-unes en sont grises, approchant de la manière noire. Il ne calquait guère ses dessins, de peur d'en refroidir l'esprit.» DESCAMPS.

[48]La Leçon d'anatomie représente le docteur Tulp devant un cadavre baigné d'ombre et de lumière, entouré de sept personnages distingués qui l'écoutent avec une attention suprême. Bien n'est plus simple, rien n'est plus saisissant. Ce corps blanc comme le marbre des tombeaux, ces hommes vêtus de noir, à barbe blonde, à figure intelligente, se gravent pour jamais dans l'esprit. La Ronde de nuit est une simple convocation de la garde civique pour recevoir le prince d'Orange. Le tambour surprend ces bons Hollandais. Pour animer cette scène, Rembrandt a choisi l'instant où ils s'élancent à demi habillés, l'un boulonnant son pourpoint, celui-ci mettant ses gants. C'est le triomphe du mouvement et du désordre.

Parmi les chefs-d'œuvre de Rembrandt il faut citer aussi sa Descente de croix, la Résurrection de Lazare, les Vendeurs chassés du temple, l'Adoration des Mages, la Mort de la Vierge.

[49]«Un génie pénétrant, le sorcier hollandais Rembrandt, qui sut tout deviner, dans son tableau lugubre, date de la grande joie du traité de Westpbalie (1648), a parlé mieux que tous les politiques, tous les historiens (le Christ à Emmaüs que nous avons au Louvre). On oublie la peinture. On entend un soupir. Soupir profond, et tiré de si loin! Les pleurs de dix millions de veuves y sont entrés, et cette mélodie funèbre flotte et pleure dans l'œil du pauvre homme, qui rompt le pain du peuple.—Il est bien entendu que la tradition du moyen âge est finie et oubliée, déjà à cent lieues de ce tableau. Une autre chose déjà est à la place, un océan dans la petite toile. Et quoi?...—L'âme moderne.—La merveille, dans cette œuvre profonde d'attendrissement et de pitié, c'est qu'il n'y a rien pour l'espérance. «Seigneur, dit-il, multipliez ce pain!... Ils si sont affamés!» Mais il ne l'attend guère, et tout indique ici que la faim durera.—Ce misérable poisson sec qu'apporte le fiévreux hôtelier n'y fera pas grand'chose. C'est la maison du jeûne, et la table de la famine. Dessous rit, grince et gronde un affreux dogue, le diable, si l'on veut, une bête robuste, aussi forte, aussi grasse que ces pauvres gens-là sont maigres. Il a sujet de rire, carie monde lui appartient.»—MICHELET.


Portrait. Peint par Velasquez

DON DIEGO VELASQUEZ DE SILVA

De tous les grands maîtres, don Diego Velasquez de Silva est peut-être le moins réellement connu, quoique sa réputation soit universelle et incontestée. L'Espagne jalouse a gardé l'œuvre presque tout entier de son peintre favori, et les autres musées n'en possèdent que des fragments d'une importance médiocre et souvent d'une authenticité douteuse.

Ses tableaux sont restés au palais de Madrid, à l'Escurial, au Prado et autres résidences royales, accrochés au clou même où on les avait suspendus d'abord, pour venir, longues années après, prendre place immuablement au Musée royal.

Autrefois, un voyage en Espagne était chose difficile et périlleuse; la chaîne des Pyrénées de sa haute arête séparait bien véritablement la France de la Péninsule. Le mot de Louis XIV n'était pas devenu encore une vérité. Il fallait faire une route longue et mal tracée, à dos de mulet, en galère ou dans quelque lourd coche aux durs coussins, entre une double haie de croix sinistres indiquant des meurtres ou des accidents, n'ayant pour gîte que des ventas, coupe-gorges nullement perfectionnés depuis don Quichotte, et plus hospitalières aux bêtes qu'aux personnes. Rares étaient les voyageurs qui franchissaient les monts, à moins qu'ils n'y fussent forcés par de sérieux motifs de position, d'intrigue ou de diplomatie. Parmi ceux-là on comptait peu d'amateurs de peinture. À peine jetaient-ils sur les toiles du maître, trop profondément espagnol pour être goûté à première vue des étrangers, ce regard vague, distrait, banalement admiratif de l'homme qui n'y entend rien et a bien d'autres choses en tête. Cependant Velasquez, pour ainsi dire ignoré de l'Europe, n'en voyait pas moins son nom cité à côté de Titien, de Véronèse, de Rubens, de Rembrandt et de tous les rois de la couleur. Il rayonnait tranquillement dans sa gloire lointaine, révéré sur parole comme ces monarques invisibles à leurs sujets et dont la majesté est faite de mystère.

On peut maintenant admirer Velasquez sur place. Il est plus facile aujourd'hui d'aller à Madrid qu'autrefois à Corinthe, et ce n'est pas par vain amour-propre de touriste que nous nous prévaudrons, pour parler du grand maître, de deux voyages faits en Espagne à une époque où une telle entreprise offrait encore quelque danger. Sans imiter sir David Wilkie qui, dans son fanatisme, analysait chaque jour un pouce carré du tableau des Borrachos, nous avons soigneusement étudié le grand don Diego Velasquez de Silva au Museo real, où se trouvent réunies ses œuvres les plus célèbres; les Menines, les Forges de Vulcain, la Reddition de Bréda ou tableau des lances, les Filleuses, les Buveurs, les portraits équestres de Philippe III, de Philippe IV, de doña Isabelle de Bourbon, de Marguerite d'Autriche, de l'infant d'Espagne, du comte-duc d'Olivarès et autres toiles de la plus riche couleur et du caractère le plus original.

Avant de commencer la description et la critique de ces chefs-d'œuvre, il serait bon, pour n'y plus revenir, d'esquisser en quelques traits la physionomie biographique de ce maître souverain. L'exact Cean-Bermudez nous servira de guide.

Don Diego Velasquez de Silva, qu'il vaudrait mieux appeler D. Diego Rodriguez de Silva y Velasquez, puisque son père se nommait Juan Rodriguez et sa mère doña Geronima Velasquez, naquit à Séville, en 1599, et non en 1594, comme le dit Palomino. Il fut baptisé le 6 juin à l'église Saint-Pierre, ainsi que les registres de la paroisse en font foi. Ses ancêtres paternels, venus de Portugal, s'étaient établis dans cette ville, et ses parents le destinèrent à l'étude du latin et de la philosophie; mais, remarquant chez l'enfant, qui couvrait de bons-hommes les marges de ses livres et de ses cahiers, une inclination décidée pour le dessin, ils le mirent à l'atelier d'Herrera le Vieux.

C'était un terrible homme que cet Herrera! Homme de génie après tout, mais d'un génie violent, bizarre et féroce. Une fougue effrénée d'exécution suffisait à peine aux emportements de sa pensée. Il dessinait avec des morceaux de charbon attachés an bout d'un appui-main et faisait lancer par une vieille servante des baquets de couleur contre une toile. De ce chaos il tirait son œuvre, peignant avec des balais, des éponges, des dos de cuillers, la lame du couteau à palette, tout ce qui lui tombait sous la main; souvent avec le pouce, comme s'il modelait dans l'argile. Cette façon sauvage était nouvelle à Séville, dont les peintres cherchaient la grâce et le fini, mais elle s'imposait par sa truculence magistrale. Il existe à la galerie du Louvre un superbe échantillon d'Herrera: c'est un saint Basile présidant un concile d'évêques et de moines; on dirait Satan haranguant le Pandæmonium, tant les figures sont farouches, sinistres, et diaboliques. Une méchanceté infernale crispe ces têtes convulsées et le Saint-Esprit qui secoue ses ailes effarées au-dessus du saint a l'air du corbeau d'Odin ou d'un oiseau de proie qui veut lui manger la cervelle; tout cela est enlevé avec une rage de brosse inimaginable et semble comme flamboyant d'un reflet d'auto-da-fé. À côté de ce frénétique, le Caravage, l'Espagnolet et Salvator sont des peintres à l'eau de rose.

Le caractère répondait au génie. Le paroxysme de la fureur était l'état habituel d'Herrera. Les élèves épouvantés fuyaient, quelque désir qu'ils eussent de ses savantes leçons; d'autres leur succédaient qui bientôt n'y pouvaient tenir. L'atelier restait désert et ne contenait plus que l'artiste démoniaque s'escrimant contre ses tableaux comme s'il eût eu affaire à des ennemis mortels. Son fils se sauva emportant l'épargne paternelle, et ne se crut en sûreté qu'à Rome. Sa fille se fit religieuse. On pense bien que Velasquez ne put se plaire bien longtemps sous une tyrannie pareille, et quoique le maître fût grand dessinateur, savant anatomiste, comme il le fit bien voir dans son Jugement dernier de l'église Saint-Bernard à Séville, plein d'invention, de génie et de feu, il passa sous la direction de Pacheco, moins grand artiste sans doute, mais dont l'humeur aimable convenait mieux à son tempérament paisible et doux.

Pacheco, qui était littérateur autant que peintre, et qui a écrit un livre estimé sur «l'art de la peinture,» lui apprit les préceptes et les règles et tout ce que peut enseigner un bon professeur. Cependant, le jeune Velasquez, tout en profitant des leçons de son nouveau maître, se disait que le meilleur enseignement est encore celui que donne la nature, et, dès lors, il fit vœu de ne jamais rien dessiner ou peindre qu'il n'eût l'objet devant les yeux, c'est-à-dire de travailler toujours d'après le vif, ad vivum. Aussi avait-il sans cesse près de lui un jeune garçon apprenti, qui lui servait de modèle en diverses actions et postures, soit riant, soit pleurant, dans les altitudes les plus difficiles, et il fit, d'après lui, beaucoup de têtes au crayon noir avec rehauts de crayon blanc sur papier bleu, ainsi que d'après d'autres personnes. Par cette étude persistante, il arriva à exceller si bien dans les têtes que peu d'Italiens l'égalèrent. Ses rivaux mêmes en convenaient et disaient que là se bornait son mérite. À quoi il répondait avec une noble fierté: «Ils me font beaucoup d'honneur, car moi je ne connais personne qui sache bien peindre une tête.»

En ce temps-là, les artistes ne cherchaient plus l'idéal poétique ou religieux. C'était le règne des naturalistes (nous dirions aujourd'hui réalistes). Caravage, le Guerchin, le Calabrèse se contentaient de rendre avec une énergie intense le modèle qu'ils avaient devant les yeux; mais comme c'étaient, après tout, de grands peintres, par la force du rendu, la violence de l'effet, la singularité du type, ils arrivaient malgré eux à une sorte d'idéal, car la nature prise au hasard ne présente pas cet aspect éclatant et sombre. Elle n'offre pas, à moins qu'on ne la mette sous un jour particulier, ces vives lumières, ces intenses ténèbres. Il y a dans les tableaux les plus vrais de ces maîtres le choix de l'effet, l'angle d'incidence, l'outrance du rendu qui font monter la réalité jusqu'à l'art.

Velasquez partageait ces principes. Son génie exact, lucide et mathématique avait besoin de certitude, et quelle meilleure pierre de touche que la nature toujours consultée et copiée? Avec elle, point d'erreurs, point de fausse route. Si elle ne possède pas le beau absolu, elle contient le vrai, et c'est assez. Aussi le jeune artiste, qui devait devenir un si grand maître, ne donne-t-il jamais un coup de crayon sans l'aide et le contrôle de cette infaillible institutrice.

Quelquefois il arrive aux jeunes élèves qui se sont attardés dans l'étude du dessin de ne pouvoir se rendre maîtres du pinceau et de la palette. Cet art du coloris leur reste longtemps de difficile accès. Quelques-uns y échouent entièrement et font dire de leurs tableaux qu'on préférerait des cartons ou des grisailles.

Aussi, pour s'exercer, Velasquez peignait-il des fruits, des légumes, des citrouilles, du poisson, du gibier et autres sujets de nature morte, groupés de manière à former ce que les Espagnols appellent un bodegon. Ces études ne semblaient pas au-dessous de lui au jeune maître; il y apportait déjà cette simplicité souveraine et cette largeur grandiose qui forment le fond de sa manière dédaigneuse de tout détail inutile. Ainsi traités, ces fruits auraient pu être posés dans un plat d'or, sur une crédence royale; ces victuailles, d'un sérieux historique, figurer aux noces de Cana et remplacer les mets que Paul Véronèse a oublié de servir à ses convives. Ces modèles, d'une immobilité complaisante, se prêtaient plus à ce genre d'études ayant pour but de s'assimiler la couleur et de s'assurer le libre maniement de la brosse, que le corps humain avec sa structure compliquée et profonde, ses trépidations de vie et ses reflets de passions intérieures, ce qui ne veut pas dire que Velasquez négligeât le nu, cette base de tout art plastique. Son Christ en croix, passé du couvent de Saint-Placide au Musée royal, ses Forges de Vulcain et sa Tunique de Joseph, montrent assez qu'il savait faire autre chose que des têtes et des étoiles. S'il ne cherche pas la beauté comme les grands artistes d'Italie, Velasquez ne poursuit pas la laideur idéale comme les réalistes de nos jours: il accepte franchement la nature telle qu'elle est, et il la rend dans sa vérité absolue avec une vie, une illusion et une puissance magiques, belle, triviale ou laide, mais toujours relevée par le caractère et l'effet. Comme le soleil qui éclaire indifféremment tous les objets de ses rayons, faisant d'un tas de paille un monceau d'or, d'une goutte d'eau un diamant, d'un haillon une pourpre, Velasquez épanche sa radieuse couleur sur toutes choses et, sans les changer, leur donne une valeur inestimable. Touchée par ce pinceau, vraie baguette de fée, la laideur elle-même devient belle; un nain difforme, au nez camard, à la face écrasée et vieillotte, vous fait autant de plaisir à regarder qu'une Vénus ou qu'un Apollon. Lorsque Velasquez rencontre la beauté, comme il sait l'exprimer sans fade galanterie, mais en lui conservant sa fleur, son velouté, sa grâce, son charme et en l'augmentant d'un attrait mystérieux, d'une force délicate et suprême! Faites poser devant lui la Perfection, il la peindra avec une aisance de gentilhomme et ne sera pas vaincu par elle. Rien de ce qui existe ne saurait désormais mettre sa brosse en défaut.

Grâce à ces fortes études il fera les rois, les reines, les infants galopant sur les genets d'Espagne en costume de chasse ou de gala, aussi bien que les nains, les philosophes et les ivrognes; la tête pâle et délicate, dont la blancheur blafarde se colore à peine du sang d'azur (sangre azul) des races royales dégénérées, ne lui coûtera pas plus de peine que la trogne hâlée et vineuse du soudard, ou le teint sordide du mendiant; sa brosse rendra l'orfroi des brocarts constellés de pierreries, comme les rugosités du haillon de toile. Ce luxe ne lui coûtera pas plus que celle misère; il ne s'étonnera pas de l'un, il ne méprisera pas l'autre; à son aise dans le palais comme dans la chaumière; fidèle à la nature, il sera partout chez lui.

Pour se rompre la main, il lit ensuite des figures vêtues, des sujets familiers et domestiques à la manière de David Téniers, des bambochades dans le goût des peintres flamands et hollandais. Ces tableaux, malgré leur mérite par l'imitation trop exacte, trop littérale et trop minutieuse de la nature, avaient un peu de sécheresse et de dureté. À cette période, qui forme la première manière de Velasquez, peuvent se rapporter l'Aguador de Séville qui est au musée de Madrid, une Nativité, appartenant jadis au comte d'Aguila, et quelques autres toiles dont on a perdu la trace.

Tout en travaillant, il profitait de la conversation des lettrés et des poëtes qui fréquentaient alors son maître Pacheco; il entendait leurs discours enthousiastes, leurs raisonnements philosophiques, leurs dissertations érudites sur les beaux-arts, et il apprenait, dans cette académie du bon goût, ce qu'un peintre doit savoir pour être autre chose qu'un praticien vulgaire. Il lisait aussi les bons livres dont était composée la bibliothèque de l'artiste-littérateur, et il se préparait à sa fortune future.

Velasquez passa cinq ans dans cette école, qu'on pouvait vraiment appeler une académie des beaux-arts, et Pacheco fut si content de la douceur de caractère, de la régularité de mœurs et des brillantes dispositions que montrait son élève, qu'il lui donna en mariage sa fille doña Juana. Il venait en ce temps-là à Séville beaucoup de peintures de Flandre, d'Italie et de Madrid, dont le jeune artiste se fit un sujet d'étude, mais aucunes ne lui firent autant d'impression que celles de don Luis de Tristan. Il trouvait chez ce maître un coloris analogue à sa propre manière de voir, une grande vivacité de conception et une façon de dégrader les teintes qui le satisfaisait complètement; dès lors il se déclara l'admirateur de Tristan, copia ses toiles et quitta, pour un faire gras, large et souple, le style un peu sec qu'il avait suivi jusque-là et qu'il tenait de Pacheco. À dater de cette époque, il était entré en possession de son originalité, il possédait la plénitude de son talent; c'était déjà le Velasquez que la postérité devait regarder à bon droit comme un des souverains de la peinture. Arrivé à ce point, il eut le désir de voir Madrid, et, au printemps de l'année 1622, il partit de Séville. Il trouva dans la capitale un accueil cordial et une protection efficace chez ses compatriotes, don Luis et don Melchor de Alcazar, et surtout chez don Juan de Fonseca y Figueroa, amateur distingué qui peignait pour son agrément et lui facilita les moyens d'étudier les chefs-d'œuvre des collections de Madrid, du Prado et de l'Escurial. Fonseca voulait procurer à son protégé les portraits des personnes royales; mais, quelque mal qu'il se donnât, quoique bien en cour, où il avait une charge, et frère du marquis d'Orellana, il n'y put, cette fois, parvenir. Cependant Velasquez peignit le portrait du célèbre poëte don Luis de Gongora, que Pacheco l'avait chargé de faire, et regagna Séville, laissant à Madrid un protecteur qui remuait pour lui ciel et terre.

L'année suivante, il revint à Madrid en vertu d'une lettre du comte-duc d'Olivarès, ministre d'État et favori de Philippe IV, qui lui accordait cinquante ducats pour frais de route. Son beau-père l'accompagna pour être témoin d'une gloire qu'il pressentait. Ils reçurent l'hospitalité dans la maison de Fonseca, dont Velasquez lit aussitôt le portrait;—ce portrait, un chef-d'œuvre qui décida la fortune du peintre, fut porté au palais et, en une heure, vu du roi, de la famille royale, des grands de service, et loué de tous, mais particulièrement de Sa Majesté, qui prit Velasquez à son service en qualité de peintre, avec vingt ducats d'appointements par mois.

Notre artiste, entré en fonctions, fit, sur l'ordre du roi, le portrait du cardinal infant, bien qu'il eût préféré peindre le roi lui-même, retenu alors par de graves occupations. Malgré la difficulté d'obtenir des séances, il acheva, le 30 août de la même année, le portrait du monarque dont il devait, tant de fois retracer la face pâle. Le succès de cette admirable peinture fut tel que le comte-duc d'Olivarès déclara publiquement que personne n'avait jamais si bien réussi le roi, encore que Bartholomé et Vincent Carducho, Caxes et Nardi s'y fussent essayés. Comme Alexandre, qui ne voulut plus être peint par d'autres qu'Apelles, Philippe IV donna le privilège de reproduire son effigie royale au seul Velasquez. Dans ce portrait le roi est représenté à cheval, armé, le bâton de commandement à la main, avec une fierté d'attitude et une majesté d'expression incomparables. On permit à l'artiste d'exposer son tableau dans la calle Mayor, en face de Saint-Philippe du Roi, un jour de fête, de sorte qu'il fût vu et admiré de tout le peuple. Les peintres faillirent crever d'envie, mais personne n'écouta leurs critiques intéressées, et les poëtes composèrent une multitude de sonnets en l'honneur de Velasquez. On a conservé celui que rima Pacheco, son beau-père. De plus en plus charmé, le roi lui ordonna de s'établir à Madrid, d'y faire venir sa famille, et lui accorda pour le voyage une indemnité de trois cents ducats; il lui fit, en outre de ses appointements mensuels, une pension de trois cents ducats, ses ouvrages payés à part et lui accorda l'usage gratuit du médecin et du chirurgien de la cour.

Accaparé tout jeune par ce fin connaisseur, Velasquez ne travailla presque que pour son royal Mécène, dans le palais même où il avait un atelier, dont le monarque possédait une clef double afin de venir visiter, quand cela lui plaisait, son peintre bien-aimé. Cette longue faveur se maintint jusqu'à la mort de l'artiste, sans caprice, intermittence, ingratitude ou fatigue. Velasquez avait alors de vingt-trois à vingt-quatre ans, et il en vécut soixante et un. Il fut peintre du roi, huissier de chambre, maréchal des logis, chevalier de Santiago; mais ces charges et ces honneurs ne nuisirent en rien à son talent. Son pinceau conserva toute sa franchise et sa puissance. L'artiste, sous les yeux du roi, sut se préserver de la froideur officielle et manifester librement son génie. Jamais la cour ne lui fit oublier la nature.

Cet amour de la nature ne l'empêchait pas d'étudier les chefs-d'œuvre de l'art et d'en discuter la théorie. Il était en correspondance réglée avec Rubens, et quand le grand peintre d'Anvers vint à Madrid ce fut Velasquez qui lui en fit les honneurs: les deux maîtres visitèrent ensemble les tableaux des résidences royales et les discours de Rubens ne tirent que renouveler le désir qu'avait le pensionnaire de Philippe IV, de visiter l'Italie, ce rêve de sa jeunesse. Rien approvisionné d'argent, de lettres de recommandation, accrédité comme un ambassadeur, Velasquez partit de Barcelone le 10 août 1629, et aborda à Venise où les peintures de Titien, de Tintoret, de Véronèse, lui firent une vive impression. Tout le temps de son séjour il ne cessa de dessiner et de copier d'après ces maîtres, particulièrement d'après le Crucifiement, de Tintoret, dont il reproduisit un tableau qu'il donna au roi, à son retour. À Rome, le pape Urbain VIII lui accorda un logement au Vatican et lui fit offrir la clef de certaines pièces réservées pour qu'il put travailler en toute liberté. Avec toute l'ardeur d'un élève, Velasquez copia au crayon et au pinceau une grande partie du Jugement universel, des Prophètes et des Sibylles, de Michel-Ange, dans la chapelle Sixtine, et différentes figures et groupes de la Théologie, de l'École d'Athènes, du Parnasse et de l'Incendie du Borgo et autres fresques de Raphaël.

Pendant son séjour à Rome, Velasquez, outre ces utiles études, peignit son propre portrait qu'il envoya à son beau-père, la Forge de Vulcain et la Tunique de Joseph. Il eut bien voulu rester encore, mais Philippe IV ne pouvait pas se passer plus longtemps de son peintre et le rappelait, et il retourna en Espagne vers le commencement de 1631, après avoir embrassé Joseph Ribera en passant à Naples où il fit le portrait de la reine de Hongrie.

Ce voyage ne changea en rien sa manière; il sut admirer les grands maîtres, profiter de leurs leçons muettes sans leur sacrifier son originalité.

Chose singulière pour un artiste espagnol et bon catholique, comme il l'était sans doute, Velasquez ne s'est pas adonné à la peinture religieuse; on ne connaît de lui qu'un très-petit nombre de tableaux de sainteté. Le mysticisme n'allait pas à cette nature robuste et positive: la terre lui suffisait; peut-être se fût-elle égarée dans le ciel où Murillo se jouait d'un essor si libre et si facile à travers les gloires, les auréoles et les guirlandes de petits séraphins. Velasquez n'aimait pas à peindre de pratique; et comme les anges ne posèrent pas devant lui, il ne put faire leur portrait. Il s'en dédommagea en faisant vivre à jamais dans ses cadres les hommes et les femmes de son temps.

Mais c'était là une préférence et non une impuissance. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder le magnifique Christ en croix passé du couvent de Saint-Placide au musée de Madrid: une figure pale à la chevelure pendante projetant sur son masque l'ombre de la couronne d'épines, et se détachant, rayée de pourpre, d'un fond d'épaisses ténèbres. Rien de plus émouvant et de plus sinistre que ce corps exsangue, d'une beauté douloureuse, étendant ses bras morts sur ces nuées sombres, comme un christ d'ivoire jauni sur son fond de velours noir. Par cette simplicité terrible, Velasquez, dans ce tableau, s'est élevé au plus haut pathétique.

Le Couronnement de la Vierge, sans être d'un profond sentiment religieux, a toute la noblesse et la gravité que réclame le sujet. À demi agenouillés sur des nuages, le Père Éternel et Jésus-Christ tiennent une couronne suspendue au-dessus de la Vierge qui monte vers eux sur une nuée soutenue par des têtes de chérubins. Dominant tout le groupe, le Saint-Esprit souffle son effluve lumineuse et complète la Trinité. La tête de la Vierge est d'une beauté humaine, il est vrai, mais si rare et si parfaite qu'elle peut bien passer pour céleste. Le Christ et Jéhovah sont peints d'une façon si magistrale, dans une attitude si digne et si sérieuse et d'une si splendide couleur, qu'on oublie qu'ils ressemblent peut-être un peu trop à des hommes.

Dans la Visite de saint Antoine à saint Paul l'Ermite, Velasquez, d'après une liberté encore permise alors, a représenté son sujet sous trois aspects divers. À la droite du tableau on voit saint Antoine qui frappe à la porte de l'ermitage que le saint s'est creusé dans le roc. Au milieu, les deux vénérables personnages, après s'être édifiés dans une pieuse conversation, attendent la ration quotidienne, que le corbeau apporte double cette fois, puisque le saint a un hôte à héberger. À gauche, saint Antoine enterre saint Paul avec l'aide de deux lions, étranges et miraculeux fossoyeurs qui creusent le sable de leurs ongles. Le paysage a l'âpreté sévère et grandiose d'un paysage historique du Poussin, et les figures s'y dessinent avec une singulière puissance de relief.

Par son tempérament réaliste Velasquez ne comprenait guère l'antiquité ni la mythologie; il l'évita comme la peinture religieuse. Il n'avait pas vu les dieux de l'Olympe et n'avait pas le secret de les faire descendre à son atelier.

La Forge de Vulcain, malgré la mythologie de son titre, n'a rien qui rappelle l'idéalité antique. Apollon vient trouver Vulcain à sa forge et l'avertir de sa mésaventure conjugale. Cette dénonciation de mouchard olympien et solaire à qui rien n'échappe ne fait pas grand honneur au frère de Diane, et le pauvre dieu forgeron, tout noir de limaille, dessine en l'écoutant une assez laide grimace. Les cyclopes dressent l'oreille, suspendant leur travail, tout réjouis d'ailleurs de l'infortune de leur maître. Rien n'est moins grec et moins homérique assurément. Mais quelles chairs jeunes, souples et vivantes que celles de l'Apollon à demi drapé de son manteau de pourpre! quelle vérité dans l'altitude de Vulcain et le geste des cyclopes! quelle pittoresque rencontre de la lumière blanche du jour et du reflet rouge de la forge! quelle science de modelé et de couleur! quelle inimitable force de rendu, quels torses et quels dos! et comme ceux qui prétendaient que Velasquez ne savait pas peindre le nu devaient rester confus devant cette merveilleuse toile!

Argus et Mercure est un tableau composé, sans être beaucoup plus grec, avec beaucoup de sentiment pittoresque et d'effet. Argus, vaincu par les sons de la flûte de Mercure, s'est endormi enfin. Son corps, adossé à un tertre, flotte dans le sommeil, ses bras ballants pendent à terre et son attitude affaissée indique une somnolence surnaturelle. Ne croyez pas que Velasquez lui ait donné les cent yeux et la forme héroïque du prince argien qu'on nommait Panoptès parce qu'il voyait tout. Il en fait tout bonnement un jeune berger espagnol vêtu d'une souquenille; mais comme il dort et que le mouvement de Mercure, se soulevant à demi et s'approchant avec précaution pour lui couper la tête est admirablement saisi! Quel accent féroce prennent sur le ciel orageux les deux ailes du pétase dont est coiffé Mercure et qui semblent les ailes d'un oiseau de proie s'abattant sur sa victime! Io, sous la forme de génisse où Jupiter l'a cachée, attend que Mercure l'emmène avec une impassibilité bovine. Oubliez les noms mythologiques et ne voyez là qu'un vol de bétail, et vous aurez un chef-d'œuvre de l'art.

Le tableau connu sous le nom de las Hilanderas (les Fileuses) est une toile de genre grandie aux proportions historiques. Des dames de la cour visitent une fabrique de tapisserie comme on le ferait maintenant de la manufacture des Gobelins. Ce sujet, si simple qu'il ne semble pas même offrir matière à peinture, est disposé par Velasquez de la manière la plus ingénieuse. Les premiers plans, baignés d'une ombre légère et transparente, montrent une sorte d'atelier où travaillent des ouvrières qui, pour être plus à l'aise, n'ont gardé que leur jupon et leur chemise, comme en usent encore les cigarreras à la manutention des tabacs, à Séville. Dans l'angle, à gauche, une jeune fille relève avec un geste plein de naturel le pan d'un rideau rouge; au milieu, une vieille fait mouvoir du pied un rouet; à droite, une jeune ouvrière, tournant vers le spectateur une épaule que laisse à découvert la chemise glissée, dévide distraitement un écheveau de laine, car son attention est occupée par la présence de ces personnes de haut parage. Il est impossible de peindre des chairs plus souples, plus fraîches et plus vivantes que ce dos et cette nuque où se tordent des cheveux bruns. On y devine jusqu'à la moiteur perlée produite par la chaleur d'Espagne. Au fond, l'atelier s'ouvre sur une galerie que garnissent les hautes et basses lisses exposées. Une tapisserie, représentant un sujet allégorique, occupe les regards des visiteurs; tout le jour ménagé au reste du tableau illumine d'une vive lumière cette partie de la toile et produit un effet vraiment magique. On entrerait dans le cadre comme dans une chambre réelle, tant la perspective aérienne est bien observée, tant l'air circule autour des personnages, les séparant les uns des autres et les mettant à leur plan réciproque. C'est là un des mérites de Velasquez; il n'oublie jamais l'atmosphère ambiante, et personne mieux que lui n'a peint l'air, cet élément insaisissable.

Nulle part cette qualité n'est plus visible que dans le célèbre tableau des Ménines, que Luca Giordano appelait «la théologie de la peinture,» pour marquer que là étaient la vérité, le dogme, l'orthodoxie, et que s'en éloigner c'était devenir un hérésiarque de l'art. En effet, devant ce cadre, l'illusion est complète, toute trace de travail a disparu; il semble qu'on voie la scène même reproduite par une glace; les Ménines représentent, comme on sait, Velasquez en train de faire le portrait de l'infante doña Marguerite. Il est à son chevalet, dont la toile ne montre au spectateur que son envers; pour distraire la petite infante, immobile sons sa raide parure, les Ménines lui font la conversation, et l'une d'elles lui offre à boire dans un bucaro ou vase des Indes, qui a la propriété de tenir l'eau fraîche. La dame qui offre le bucaro est doña Maria Agustina, menine de la reine et fille de don Diego Sanniento; celle qui parle, doña Isabel de Velasco, fille du comte de Fuensalida. Au premier plan, Nicolasito Pertusano et Mari Borbola, nains de cour, lutinent un grand chien qui se laisse faire; un peu en arrière du groupe principal, plus vers le fond de l'appartement, on voit doña Maria d'Ulloa, dame d'honneur, et un garde, et tout au bout, une porte ouverte sur un escalier laisse apercevoir dans une vive lumière Josef Nieto, aposentador de la reine. Tout dans ce cadre est peint d'après nature, jusqu'aux tableaux qui ornent les parois de la galerie et au miroir qui reflète le roi et la reine assis en face, contre la paroi de la chambre, que le peintre a dû abattre pour en montrer l'intérieur. Ainsi leur image, sinon leur personne, assiste à la scène. La chambre noire, dont Velasquez d'ailleurs se servait beaucoup, ne donnerait pas une perspective plus exacte, une dégradation de teintes mieux suivie, une lumière aussi douce et aussi fondue, une impression plus forte de nature. En face des Ménines, on est tenté de dire: «Où donc est le tableau?»

En examinant ce chef-d'œuvre en détail, vous apercevrez sur le pourpoint noir de Velasquez une croix rouge de forme particulière; c'est celle de chevalier de Saint-Jacques. Il existe sur cette croix une petite légende qui n'est peut-être pas plus vraie que l'historiette de Charles-Quint ramassant le pinceau du Titien, et de François Ier recevant le dernier soupir de Léonard de Vinci, mais elle est la forme synthétique de l'admiration générale, et, à ce juste titre, elle a sa valeur. Quand Velasquez eut achevé sa toile, le roi lui dit «qu'il y manquait une chose essentielle,» et passant au pouce la palette, et prenant un pinceau, comme pour donner la touche suprême, il traça sur la poitrine du peintre, représenté dans le tableau, cette croix de cinabre qu'on y voit encore aujourd'hui. Certes, c'était une gracieuse et noble façon de récompenser le talent, et le roi se montrait ainsi digne de l'artiste.

Par malheur, sans infirmer tout à fait la légende, des recherches savantes présentent les choses sous un autre jour. Philippe IV, en effet, par cédule royale datée du Buen-Retiro, le 12 juin 1658, accorda l'habit de chevalier à Velasquez, qui se présenta au conseil de l'ordre avec sa généalogie, pour faire ses preuves, dont l'insuffisance nécessita une dispense que le roi obtint du pape Alexandre VII, après quoi Velasquez fut reçu et prit l'habit dans l'église des religieuses de la Carbonera.

Les Buveurs, plus connus sous le nom de los Borrachos (les ivrognes), sont une des merveilles de la peinture. C'est une sorte de bacchanale, sans mythologie et entendue à la façon réaliste. Un jeune drôle, nu jusqu'à la ceinture, couronné de pampres, ayant un tonneau pour trône, coiffe d'une guirlande en feuilles de vignes comme s'il lui conférait un ordre de chevalerie bachique, un soudard dévotement agenouillé devant lui; à ses pieds s'arrondit une cruche à large panse et roule une coupe vide. Un gaillard demi-nu aussi et tenant un verre à la main s'accoude nonchalamment, sur un tertre derrière le præses de la cérémonie. Au coin, à gauche, un autre personnage assis à terre enveloppe amoureusement de ses bras une jarre qui n'est pas pleine d'eau, à coup sûr; ces deux confrères ont tous deux la couronne de pampres; ils sont reçus comme biberons émérites dans l'ordre de la dive bouteille. Derrière le soudard se tiennent trois postulants qu'il serait bien injuste de ne pas admettre; car ils ont l'air de francs ivrognes et de parfaites canailles; armés d'écuelles et de gobelets ils sont tout prêts à officier. Plus loin, un gueux déguenillé et dont la souquenille laisse voir une poitrine sans linge, contemple la scène avec extase et la main sur son cœur; il est un peu délabré pour se mêler à ces nobles seigneurs, mais il a tant de zèle, une soif si inextinguible! Au fond, un mendiant, voyant des gens rassemblés, profile de l'occasion et, soulevant son feutre avachi, tend la main pour quêter une aumône.

Ce n'est pas là, comme on pourrait se l'imaginer, un simple tableau de chevalet à la manière flamande, les figures sont de grandeur naturelle et ont la proportion qu'on nomme historique. Ce sujet vulgaire a semblé à Velasquez aussi important que le triomphe de Bacchus, l'ivresse de Silène, la danse des Ménades, ou toute autre fiction prise de l'antiquité; il avait même pour lui l'avantage d'être vrai. Il y a donc mis, avec un sérieux profond, tout son art, toute sa science et tout son génie. Le torse du jeune garçon, dont la blancheur contraste avec la teinte bistrée des visages qui l'entourent, forme à la composition le plus heureux centre de lumière; aucun pinceau ne fit chairs plus souples, mieux modelées et si vivantes; l'œil a la molle hébétude et la bouche le vague sourire de l'ivresse. Quant aux têtes des autres compagnons halées, tannées, fauves, comme du cuir de Cordoue, montrant de longues dents d'un appétit féroce, faisant luire dans des pattes d'oie de rides le regard mouillé des convoitises bachiques, elles rappellent les types caractérisés de la Tuna, cette bohème espagnole si amusante, si pittoresque et si ardemment colorée.

L'Espagne, malgré son amour du faste, son étiquette et son orgueil, n'a jamais eu le mépris du haillon; dans son art souvent d'un spiritualisme si éthéré les gueux ont toujours été les bienvenus. Il y a toute une littérature picaresque consacrée à retracer les exploits et les aventures des pauvres diables à la recherche d'un dîner problématique; Rinconete et Cortadillo des nouvelles exemplaires de Cervantes, Guzman d'Alfarache, Lazarille de Tormes, El gran Tacaño représentent tout un monde famélique, déguenillé et hasardeux, d'une amusante misère. Dans ce pays si fier, nul dédain pour la pauvreté. Après tout, ce compagnon au feutre roussi tombant sur les yeux, au manteau d'amadou déchiqueté, qui de sa main cachée gratte sa poitrine est peut-être un gentilhomme, un descendant de Pélage, un chrétien de la vieille roche. Son galion a échoué; il a été captif en Alger, blessé dans les Flandres, sa requête a été repoussée par la cour. Qui n'a pas ses malheurs! Murillo lui-même le suave, le vaporeux, l'angélique, ne dédaigne pas les loques du petit pouilleux et de cet enfant cherchant sa vermine au soleil, il fait un chef-d'œuvre! Velasquez bien qu'il eût son atelier au palais parcourait les quartiers perdus et s'il trouvait au Rastro ou ailleurs un gredin farouchement déguenillé, un mendiant superbement crasseux, à souquenille effilochée, à barbe inculte, il le peignait avec le même amour, la même maestria que s'il eût eu pour modèle un roi ou un infant, sauf à écrire dans le coin du cadre pour donner un air philosophique à la chose, Ésope ou Ménippe. Les nains avec leurs difforme laideur, ne le rebutaient pas; il leur prêtait la beauté de l'art et les revêtait de sa puissante couleur comme d'un manteau royal; il acceptait même les phénomènes de la nature, les monstruosités à montrer en foire. El niño de Vallecas (l'enfant de Vallecas) est un de ces tours de force auxquels se plaisait Velasquez. C'était un enfant prodige, d'une grandeur étonnante pour son âge et né avec toutes ses dents; aussi Velasquez, dans son tableau, l'a-t-il représenté la bouche ouverte pour laisser voir cette denture prématurée, objet de la curiosité publique. Eh bien! ce phénomène est un merveille de vie, de couleur et de relief; ces bizarreries plaisaient aux peintres naturalistes; Ribera ne fit-il pas le portrait d'une femme à barbe?

Cependant ce n'était pas la clientèle illustre qui manquait à Velasquez. Il suffisait à peine aux rois, aux reines, aux infants et aux infantes, aux papes, aux princes, aux ministres et aux grands désireux d'avoir un portrait de sa main.

La Reddition de Bréda, plus connue sous le nom de tableau des lances, mêle dans la proportion la plus exacte la réalité à la grandeur. La vérité poussée jusqu'au portrait, n'y diminue en rien la fierté du style historique.

Un vaste ciel aéré de lumière et de vapeur, richement peint en pleine pâle d'outremer, fond son azur avec les lointains bleuâtres d'une immense campagne où luisent des nappes d'eau traînées par des luisants argentés. Çà et là des fumées d'incendie montent du sol et vont rejoindre les nuages du ciel en tourbillons fantasques. Au premier plan, de chaque côté, se masse un groupe nombreux: ici les troupes flamandes; là, les troupes espagnoles laissant libre pour l'entrevue du général vaincu et du général vainqueur un espace dont Velasquez a fait une trouée lumineuse, une fuite vers les profondeurs où brillent les régiments et les enseignes indiqués en quelques touches savantes.

Le marquis de Spinola, tête nue, le chapeau et le bâton de commandement à la main, revêtu de son armure noire damasquinée d'or, accueille avec une courtoisie chevaleresque, affable et presque caressante, comme cela se pratique entre ennemis généreux et faits pour s'estimer, le gouverneur de Bréda, qui s'incline et lui offre les clefs de la ville dans une attitude noblement humiliée.

Des drapeaux écartelés de blanc et d'azur dont le veut tourmente les plis rompent heureusement les lignes droites des lances tenues hautes par les Espagnols. Le cheval du marquis se présentant presque en raccourci du côté de la croupe en retournant la tête, est d'une habile invention pour dissimuler la symétrie militaire, si peu favorable à la peinture.

On ne saurait rendre par des paroles la fierté chevaleresque et la grandesse espagnole qui distinguent les têtes des officiers formant l'état-major du général. Elles expriment la joie calme du triomphe, le tranquille orgueil de race, l'habitude des grands événements. Ces personnages n'auraient pas besoin de faire leurs preuves pour être admis dans les ordres de Santiago et de Calatrava. Ils seraient reçus sur la mine, tant ils sont naturellement hidalgos. Leurs longs cheveux, leurs moustaches retroussées, leur royale taillée en pointe, leurs gorgerins d'acier, leurs corselets ou leurs justes de buffle en font d'avance des portraits d'ancêtres à suspendre, blasonnés d'armoiries au coin de la toile, dans la galerie des châteaux. Personne n'a su, comme Velasquez, peindre le gentilhomme avec une familiarité superbe et pour ainsi dire d'égal à égal. Ce n'est point un pauvre artiste embarrassé qui ne voit ses modèles qu'au moment de la pose et n'a jamais vécu avec eux. Il les suit dans les intimités des appartements royaux, aux grandes chasses, aux cérémonies d'apparat. Il connaît leur port, leur geste, leur attitude, leur physionomie; lui-même est un des favoris du roi (privados del rey). Comme eux et même plus qu'eux, il a les grandes et les petites entrées. La noblesse d'Espagne ayant Velasquez pour portraitiste, ne pouvait pas dire comme le lion de la fable: «Ah! si les lions savaient peindre.»

Velasquez se place naturellement entre Titien et Van Dyck comme peintre de portraits. Sa couleur est d'une harmonie profonde et solide, d'une richesse sans faux luxe et qui n'a pas besoin d'éblouir. Sa magnificence est celle des vieilles fortunes héréditaires. Elle est tranquille, égale, intime. Point de grands tapages de rouges, de verts et de bleus, point de scintillement neuf, point de fanfreluches brillantes. Tout est rompu, amorti, mais d'un ton chaud comme de l'or ancien ou d'un ton gris comme l'argent mal d'une vaisselle de famille. Les choses voyantes et criardes sont bonnes pour les parvenus et don Diego Velasquez de Silva est trop bon gentilhomme pour se faire remarquer de la sorte, et aussi, disons-le, trop excellent peintre. Quoique naturaliste, il apporte dans son art une largeur hautaine, un dédain du détail inutile, une entente du sacrifice qui montrent bien le maître souverain. Ces sacrifices n'étaient pas toujours ceux qu'un autre peintre aurait faits. Velasquez choisit pour le mettre en évidence ce qui parfois semblait devoir être laissé dans l'ombre. Il éteint et il allume avec un caprice apparent, mais l'effet lui donne toujours raison.

Sa justesse de coup d'œil était telle, qu'en prétendant ne faire que copier, il amenait l'âme à la peau et peignait en même temps l'homme intérieur et l'homme extérieur. Ses portraits racontent mieux que tous les chroniqueurs les Mémoires secrets de la cour d'Espagne. Qu'il les représente en habit de gala, chevauchant des genets, en costume de chasse, une arquebuse à la main, un lévrier aux pieds, on reconnaît dans ces figures blafardes de rois, de reines et d'infants à la face pâle, à la lèvre rouge, au menton massif, la dégénérescence de Charles-Quint et l'abâtardissement des dynasties épuisées. Quoique peintre de cour, il ne les a pas flattés ses royaux modèles! Cependant, malgré l'hébétation du type, la qualité de ces hauts personnages ne saurait être douteuse. Ce n'est pas qu'il ne sût peindre le génie; le portrait du comte-duc d'Olivarès, si noble, si impérieux et si plein d'autorité le prouve d'une façon irrécusable. Ne pouvant prêter de la flamme à ces tristes sires, il leur donnait la majesté froide, la dignité ennuyée, le geste et la pose d'étiquette, et il enveloppait le tout dans sa couleur magnifique; c'était bien payer la protection de son ami couronné. M. Paul de Saint-Victor a nommé quelque part Victor Hugo le grand d'Espagne de la poésie; qu'il nous permette, en détournant un peu son mot, d'appeler Velasquez «le grand d'Espagne de la peinture.» Nulle qualification ne saurait mieux lui convenir.

Comme nous l'avons dit, Velasquez était maréchal des logis de la cour, et ce fut lui qui fut chargé de préparer les logements du roi dans le voyage que Philippe IV fit à Iran, pour remettre l'infante doña Maria Teresa au roi de France, Louis XIV, qui la devait épouser. Ce fut encore lui qui fit dresser et orner, dans l'île des Faisans, le pavillon où l'entrevue des deux rois eut lieu. Velasquez se distingua parmi la foule des courtisans par la dignité de sa personne, l'élégance, la richesse et le bon goût de ses costumes, sur lesquels il plaçait avec art les diamants et les joyaux, présents des souverains; mais, à son retour à Madrid, il tomba malade de fatigue et mourut le 7 août 1660. Sa veuve doña Juana Pacheco ne lui survécut que de sept jours et fut enterrée près de lui, dans la paroisse de Saint-Jean. Les funérailles de Velasquez avaient été splendides; de grands personnages, les chevaliers des ordres militaires, la maison du roi, les artistes y assistaient tristes et soucieux, comme s'ils sentaient qu'avec Velasquez ils enterraient l'art espagnol.


L’Assomption d’après Murillo

ESTEBAN BARTOLOME MURILLO

Murillo est avec Velasquez l'expression complète de l'art espagnol à la fois réaliste et mystique: Velasquez ne représenta que les hommes, Murillo peignit les anges. À l'un la terre, à l'autre le ciel. Chacun prit son empire et y régna en souverain. La réputation de Murillo est plus répandue que celle du peintre de Philippe IV; cela vient de ce que son œuvre ne fut pas absorbé tout entier par un royal patron qui le garda jalousement; il n'avait pas d'atelier au palais, ne possédait aucune charge de cour et n'était décoré d'aucun ordre de chevalerie. Sa position moins élevée, mais aussi moins circonscrite, le mettait en rapport direct avec le public, dont il acceptait les commandes, et qu'il avait peine à satisfaire avec un travail acharné qui absorba sa vie. Sans doute, il laissa souvent courir trop vite sa brosse expéditive et ne put apporter le même soin à tous ses tableaux; mais la nécessité, qui a ses inconvénients, a aussi ses avantages: elle force l'artiste à mettre tout son talent dehors, et développe chez lui des ressources inconnues. Pour le peintre, elle multiplie les chances d'avenir et de célébrité par le nombre de toiles qui vont, se répandant à travers l'Europe, dans les musées et les galeries. Si l'admiration est due au maître dont l'œuvre se compose de quelques morceaux rares, exquis, achevés, marqués du sceau de la perfection, il y a cependant lieu d'admirer plus encore l'artiste fécond qui, avec la profusion du génie, sème d'une main facile les belles choses comme si elles ne lui coûtaient rien. C'est là le cas de Murillo. Dresser le catalogue de ses œuvres serait une tâche difficile, sinon impossible. La liste seule de ses chefs-d'œuvre est encore bien longue.

L'histoire de la vie de Murillo n'offre pas d'incidents dramatiques et se peut raconter en quelques lignes. Il naquit à Séville où il fut baptisé en la paroisse de Sainte-Marie-Magdeleine, le 1er janvier 1018, et non dans la ville de Pilas, comme le croyait Palomino, dont l'erreur venait sans doute de ce que la femme de Murillo était de cette ville et y possédait quelque bien. Son père s'appelait Gaspar Esteban Murillo, et sa mère Maria Perez. Comme tous les ascendants de cette famille avaient porté le nom d'Esteban, on pense que c'était là le nom générique de la race.

L'instinct de la peinture se manifesta de bonne heure chez Esteban. L'artiste perçait sous l'enfant, et quand il eut l'âge convenable, son père le mit à l'atelier de Juan del Castillo pour qu'il y apprît son art. Comme ce Castillo était bon dessinateur, il lui fit faire de ce côté de fortes études et ensuite il lui transmit son coloris sec qui tenait un peu de l'école florentine, introduite à Séville par Luis de Vargas, Pedro de Villegas, et autres professeurs. Tels furent les commencements de Murillo, dont les progrès rapides étonnèrent son maître, car il était merveilleusement doué et prédestiné pour la peinture.

Comme Juan de Castillo s'était établi à Cadix, Murillo commença à peindre seul, pour la foire, tout ce dont le chargeaient les marchands de tableaux. Il acquit dans ce travail une grande pratique et un coloris plus agréable quoique maniéré. On conservait à Séville trois de ses tableaux faits à cette époque: le premier dans un angle du cloître du collège de Regina, l'autre dans un coin du grand cloître du couvent de Saint-François, et le troisième sur l'autel de la chapelle de Notre-Dame du Rosaire, au collège de Saint-Thomas.

Il n'avait que vingt-quatre ans quand passa par Séville le peintre Pedro de Moya, allant de Londres à Grenade avec le grand goût et le beau coloris qu'il avait appris de Van Dyck. Esteban admira fort cette largeur de style et cette suavité de manière qu'il se proposa d'imiter. Mais Pedro de Moya ne fit pas long séjour à Séville, et le jeune artiste retomba dans ses incertitudes, hésitant sur la voie qu'il devait suivre pour devenir un grand maître. Il voulait aller à Londres, mais il apprit que Van Dyck venait de mourir. L'Italie s'offrait à son imagination avec toutes les richesses d'art et l'enseignement de ses chefs-d'œuvre, mais c'étaient là des voyages longs et coûteux qu'il ne pouvait rêver d'entreprendre, manquant de protecteurs et de ressources pécuniaires.

À la fin il trouva un moyen terme que son courage et sa résolution lui donnèrent la force d'exécuter. Il acheta une pièce de toile, la coupa en morceaux qu'il imprima lui-même et peignit dessus des sujets de sainteté qu'il vendit aux pacotilleurs en assez grand nombre à Séville, qui faisaient ce commerce avec les Indes.—Si parfois dans quelque église d'Amérique le voyageur surpris s'arrête devant un tableau d'autel, devant une madone dont la tête sublime se détache d'une composition hâtée, parmi des personnages peints d'une brosse sommaire, c'est, sans doute, un Murillo inconnu, un des morceaux de la pièce de toile illuminé d'un éclair de génie.

Arrivé à Madrid, il alla voir son compatriote Velasquez et lui dit les motifs qui l'avaient fait partir de Séville et son désir de se perfectionner dans l'étude de la peinture. Velasquez, que sa haute position ne rendait ni orgueilleux ni inaccessible, accueillit Murillo à merveille, lui ouvrit les collections du roi et lui procura la permission de copier à l'Escurial les tableaux qui lui plairaient. Le jeune artiste en profita et passa deux années à étudier, dessiner et peindre d'après les œuvres de Titien, Rubens, Van Dyck, Ribera et Velasquez. Par le résultat on peut deviner le travail et l'application qu'y put apporter l'élève en train de devenir un maître.

De retour à Séville, en 1645, il étonna les artistes par les tableaux qu'il peignit l'année suivante pour le petit cloître de Saint-François; on ne comprenait pas où et avec qui il avait pu prendre ce style neuf, magistral et inconnu, dont il n'existait ni modèle ni maître. Il fit voir dans ses peintures les trois professeurs qu'il s'étaient proposé d'imiter à Madrid: la Cuisine des Anges rappelle Ribera, la Mort de sainte Claire, Van Dyck, le San Diego avec les pauvres, Velasquez; mais avec un accent d'originalité irrécusable.

Ce travail lui acquit une réputation incontestée et lui valut de nombreuses commandes publiques et particulières. Du premier coup il était passé chef de l'école de Séville, et cette position, nul ne la lui a prise encore; avec la gloire, l'aisance lui vint, et il put songer à s'établir. Il épousa doña Béatrix de Cabrera y Sotomayor de la ville de Pilas, parti en tous points convenable: ce mariage se fit en 1648. À dater de cette époque, soit par suite de l'extrême facilité que lui donna une pratique continue, soit par désir de complaire au public, il changea son style soutenu et fort pour une manière plus franche, plus tendre et plus agréable même aux yeux des connaisseurs, dans laquelle il peignit les principales et les plus estimées des toiles de sa main qu'on admire à Séville.

Tels sont le Saint Léandre et le Saint Isidore, plus grands que nature, en habits pontificaux, assis et placés dans la grande sacristie de la cathédrale. D'un manuscrit du temps il résulte que le Saint Léandre est le portrait du licencié Alonzo de Herrera, chef de chœur, et le Saint Isidore, celui du licencié Juan Lopez Talavan. Ces tableaux furent peints en 1655, sur la commande de l'archidiacre de Carmona don Juan Federigui, qui en fit don au chapitre.—C'est de l'année suivante que date le fameux Saint Antoine de Padoue, le chef-d'œuvre de Murillo peut-être, placé sur l'autel du baptistère de la cathédrale. Nous avons vu à Séville cette merveilleuse toile que le duc de Wellington, pendant les guerres d'Espagne, offrit au fier chapitre, qui refusa, de couvrir entièrement d'onces d'or, si on voulait la lui laisser emporter. Cela devait faire une somme énorme, car le tableau est très-grand. Honneur aux braves chanoines pour avoir plus estimé un chef-d'œuvre qu'un monceau de métal! Qu'on nous permette d'emprunter à notre Voyage en Espagne ces quelques lignes écrites sous l'impression du moment: «Jamais la magie de la peinture n'a été poussée plus loin. Le saint en extase est à genoux au milieu de sa cellule, dont tous les pauvres détails sont rendus avec cette réalité vigoureuse qui caractérise l'école espagnole. À travers la porte entr'ouverte on aperçoit un de ces longs cloîtres blancs, si favorables à la rêverie. Le haut du tableau, noyé d'une lumière blonde, transparente, vaporeuse, est occupé par des groupes d'anges jouant d'instruments de musique, d'une beauté vraiment idéale. Attiré par la force de la prière, l'Enfant Jésus descend de nuée en nuée et va se placer entre les bras du saint personnage, dont la tête est baigné d'effluves rayonnantes, et se renverse dans un spasme de volupté céleste. Nous mettons ce tableau divin au-dessus de la Sainte Élisabeth de Hongrie pansant un teigneux, qu'on voit à l'Académie royale de Madrid, au-dessus du Moïse, au-dessus de toutes les Vierges et de tous les Enfants Jésus du maître, si beaux, si purs qu'ils soient. Qui n'a pas vu le Saint Antoine de Padoue ne connaît pas le dernier mot du peintre de Séville. C'est comme ceux qui s'imaginent connaître Rubens et qui n'ont pas vu la Madeleine d'Anvers!»

Il n'y a rien d'exagéré dans cette impression si vive. Murillo a montré là qu'il était l'égal des plus grands. Avec un seul personnage il remplit ce vaste cadre, comme s'il eût eu à sa disposition des groupes nombreux. La pieuse hallucination du saint devient sensible pour le spectateur; ce qu'il rêve, on le voit, les cieux s'ouvrent pour vous comme pour lui. Les murs de l'humble cellule disparaissent, et dans l'atmosphère argentée et bleuâtre de la vision s'agitent, comme des ondes lumineuses, des êtres ailés vraiment surnaturels, d'une immatérialité qu'on ne croirait pas la peinture susceptible de rendre. Le petit Jésus est adorable de naïveté enfantine et caressante. Il tend, comme un nourrisson à sa mère, ses jolis bras ronds au saint Antoine extasié, mais on sent bien que ce n'est pas un enfant ordinaire. La lumière incréée brille dans sa chair délicate pétrie avec les lis et les roses du paradis. Ce tableau d'un mysticisme si éthéré vous enivre comme une fumée d'encens.

Cette facilité de traduire le merveilleux d'une manière sensible se fait remarquer dans les tableaux qu'il peignit en 1665, aux frais du fervent prébendé, don Justino Neve, pour l'église de Sainte-Marie-la-Blanche. Ces deux toiles qui s'ajustaient sans doute dans des tympans, sont arrondies à la partie supérieure et nous les avons vues à l'Académie royale de Madrid. La première représente la vision du patricien romain et de sa femme touchant l'édification de Sainte-Marie-Majeure, à Rome; la seconde, les époux racontant leur vision au pape.

Dans une salle d'architecture sobre et toute baignée d'ombre dont un pan coupé laisse discerner le ciel gris du soir au-dessus d'un vague paysage, le patricien romain et sa femme se sont endormis d'un sommeil surnaturel, car ils sont tout habillés et n'ont pas eu le temps de gagner leur lit. Le mari dort accoudé à une table recouverte d'un tapis rouge, où sont jetés négligemment un livre et un bout de linge blanc; sa tête repose sur sa main, grave et recueillie, illuminée par le reflet de la vision. On comprend, quoique ses paupières soient fermées, qu'il voit avec l'œil de l'âme, une apparition céleste. Son pourpoint de couleur sombre, sa simarre noire dont il retient les plis de sa main restée libre s'éteignent en tons savamment amortis pour faire valoir le visage. Un peu plus vers le fond de la pièce sa femme sommeille, la tête au bord du lit et la joue sur un mouchoir, dans une pose gracieusement affaissée. Elle a un corsage marron garni d'épaulettes à crevés, laissant passer une manche bleue et sur le bord de sa jupe d'un rouge glacé de laque repose un petit chien de la Havane, inconscient de ce qui se passe. Au pied d'un pilastre, une corbeille de travail contient des étoffes roses et blanches. Rien de plus calme, de plus silencieux, de plus dormant que toute cette partie du tableau qu'on pourrait nommer terrestre à cause de sa réalité naïve et presque familière, mais dans la partie supérieure, vers la gauche, rayonne dans tout son éclat la vision révélatrice. La vierge entourée d'une auréole et supportée par de légers nuages imprégnés de lumière, descend avec l'Enfant Jésus, et de sa main étendue vers la campagne semble désigner la place où doit s'élever la future église. Ce groupe aérien est d'une grâce et d'une couleur surprenante, idéale sans pour cela cesser d'être vraie.

On ne saurait trop admirer l'art avec lequel Murillo a su remplir au moyen de trois personnages seulement cette toile d'une dimension considérable où il n'a rien admis qui n'ait rigoureusement trait au sujet.

La composition du second tableau n'est pas moins ingénieuse. Au premier plan, à gauche, sur un trône exhaussé par une estrade et surmonté d'un dais en velours cramoisi, on voit le pape Liberio posé de profil et, dans la demi-teinte, qui écoute avec une pose admirative le récit de la vision que lui font les époux. Près de lui, une table à tapis de velours violet crépiné d'or, sur laquelle sont posées une sonnette et une buire, forme un vigoureux repoussoir. La lumière glisse derrière le pape et tombe sur la dame vêtue d'une robe rose, glacée de paille, d'une couleur délicieuse! Pour venir chez Sa Sainteté, la femme du patricien a mis ses habits de gala; un fil de perles orne son col, une coiffure gracieuse relève sa beauté plus andalouse peut-être que romaine mais d'un charme incomparable. Agenouillée près de son mari elle semble confirmer le récit de la vision. Le patricien en justaucorps de velours tanné, en manteau noir, la toque à la main, un genou plié, explique comment la sainte Vierge lui est apparue et lui a indiqué l'endroit où doit se fonder le nouveau temple.

Entre le pape et ce groupe, sur un fond d'architecture très-éclairé, on aperçoit un vieux prélat à camail blanc et à robe blanche, s'aidant de sa béquille et ajustant des besicles à son nez pour ne rien perdre de la scène; un moine brun est placé derrière lui et le fait valoir par l'opposition.

Ce n'est pas là tout le tableau, ainsi qu'on pourrait le croire; connue dans ces plans où l'on présente la coupe d'un édifice, Murillo a tranché le mur de la salle qui renferme l'action principale et séparé par une élégante colonne l'action secondaire. Au dehors de la salle on aperçoit la campagne où se déroule la procession montant jusqu'à la place couverte de neige que la Vierge montre du haut du ciel et qui désigne l'emplacement du temple. On admire beaucoup la perfection avec laquelle est rendue la dégradation successive des personnages à mesure qu'ils s'éloignent du spectateur et que leur double file s'enfonce à l'horizon du tableau. L'éclat du ciel pulvérulent de lumière est rendu avec une intensité de chaleur qui fait ressortir encore le miracle de la neige non fondue par cet été ardent.

On admettait encore ces doubles actions dans le même tableau que depuis un art plus sévère a proscrites: elles ne nous choquent nullement pour notre compte, surtout lorsque l'artiste sait, comme Murillo, les juxtaposer sans les confondre ni les isoler trop absolument. Ici, la procession se subordonne au sujet principal dont elle est la conséquence, et se tient discrètement au second et au troisième plan. Le foyer du tableau est la dame romaine avec sa tête charmante et sa robe rayonnante de lumière rose; elle attire d'abord les yeux qui se reportent vers son époux pour aller ensuite au pape et suivre, quand ils ont tout vu, la foule processionnelle jusqu'à ce qu'elle se perde dans le lointain.

Dans cette même église de Marie la Blanche, Murillo avait peint deux autres tableaux, de forme cintrée, placés dans les autres nefs et toujours aux frais de don Justino Neve, une Conception, du côté de l'Évangile et une Foi, du côté de l'Épître.

Le tableau connu sous ce nom bizarre, la Cuisine des Anges, qui faisait partie de la collection du maréchal Soult, et qu'on admire maintenant au musée du Louvre, est un exemple de plus de la facilité qu'avait Murillo de mélanger sans discordance le miraculeux au réel. Sa foi vive le servait en cela; il n'apportait aucune critique à l'introduction du divin dans le positif.

La forme oblongue de la toile a obligé l'artiste à diviser sa composition en trois groupes principaux, habilement reliés les uns aux autres. On sait l'anecdote, ou, pour parler plus religieusement, le miracle bizarre représenté dans cette peinture. La catholique Espagne, où le soin de l'âme fait si bien oublier le corps, a été de tout temps le pays de la faim. Chez les mondains même, l'étranger s'étonne d'une sobriété qui serait ailleurs le jeûne le plus austère. Les contes rabelaisiens, sur les repues franches des moines, n'y sont guère de mise. Aussi les frères du couvent où Murillo a placé sa scène manquaient le plus souvent des choses nécessaires à la vie. Le saint...,—son nom nous échappe,—se mettait en prière, et, soulevé par les ailes de l'extase, se tenait à genoux en l'air, comme sainte Madeleine dans la Baume, implorant la pitié céleste pour la communauté famélique. Des anges descendaient, apportant des provisions aux pauvres moines. Avec sa foi profonde et sérieuse, Murillo n'a pas craint de traiter toute cette partie de sa composition de la façon la plus réelle, ou, comme on dirait aujourd'hui; la plus réaliste. Deux grands anges, aux ailes azurées et roses, dont le duvet frissonne encore des souffles du paradis, portent, l'un un lourd cabas de victuailles, l'autre un quartier de viande qu'on croirait détaché à l'instant d'un étal de boucher. D'autres anges, marmitons divins, à la grande surprise du cuisinier, pilent l'ail dans le mortier, ravivent le feu du fourneau, veillent sur la olla podrida, rangent les assiettes, font reluire les vases de cuivre avec une grâce naïve et noble que Murillo seul était capable de rendre. Au premier plan, des chérubins tiennent une corbeille remplie de concombres, d'oignons, de tomates, de piments rouges et de tous ces légumes des pays chauds dont nous admirions les couleurs vives aux étalages des marchés pendant notre voyage en Espagne. À l'angle de la toile brillent des bassines, des poêlons, des casseroles, toute une batterie de cuisine à rendre jaloux cet art hollandais qui se mire dans un chaudron, mais peinte avec une largeur historique et magistrale.

À l'autre bout du tableau, un moine, le supérieur du couvent sans doute, introduit avec précaution un hidalgo, «chevalier de Saint-Jacques et de Calatrava,» qu'il veut rendre témoin du miracle. Derrière le chevalier s'avance un personnage dont la tête ressemble beaucoup à celle de Murillo et qui pourrait être le peintre lui-même. Ces trois têtes, celle du moine surtout, sont merveilleuses. Elles vivent, elles sortent de la toile et vous racontent par leurs types profondément espagnols toute une croyance, tout un pays, toute une civilisation.

La Nativité de la Vierge est un tableau charmant, d'une familiarité pieuse et tendre qui arrête le sourire sur les lèvres des incrédules, s'il pouvait s'en trouver devant un cadre de Murillo. C'est toujours ce mélange aisé du surnaturel et du vrai, ce rapport facile du ciel et de la terre qui distinguent le maître de Séville des autres peintres religieux. Au centre de la composition, comme un bouquet de fleurs illuminé d'un rayon de soleil, la petite Vierge nage en pleine lumière; une vieille matrone, la tia, comme disent les Espagnols, soutient le berceau avec un geste caressant. Pour regarder la frêle créature, une belle fille vêtue de lilas, de vert tendre et de jaune paille se penche curieusement et montre un bras blanc, satiné, fouetté au coude d'une touche vermeille; mais ce qu'il y a de plus merveilleux dans le groupe, c'est un ange adolescent, modelé avec rien, une vapeur rose glacée d'argent qui incline coquettement la plus adorable tête faite de trois coups de pinceau, et appuie contre sa poitrine une main longue et fine noyée dans les plis de l'étoffe comme dans les pétales d'une fleur.

Près de la chaise placée à la gauche du spectateur, on remarque un petit chien, un bichon de la Havane, à longs poils soyeux, blanc comme neige, de race pure et digne d'être porté dans le manchon d'une marquise. Paul Véronèse ne manque jamais de mêler un lévrier à ses compositions. Murillo, quand les convenances ne s'y opposent pas trop, aime à y faire jouer ou dormir un bichon havanais. Ces petits détails familiers empêchent l'ennui.

Au-dessus du berceau de la Vierge enfant plane une gloire d'anges répandue dans la chambre comme une fumée lumineuse dont les flocons seraient de délicieuses têtes souriantes. Au fond, dans la pénombre, on distingue vaguement le lit à courtines où repose l'accouchée.

Il est impossible de rien voir de plus frais, de plus tendre, de plus aimable que cette peinture brossée avec la hardiesse légère d'un talent sûr de lui-même et rendant sans effort les idées charmantes qui lui viennent. Il y a sur cette toile heureuse comme un sourire de grâce andalouse.

Et que dire de cette merveille qu'on appelle tout simplement la Vierge de Murillo, et qui s'épanouit comme un lis de blancheur et de pureté dans le grand salon carré du Louvre, au milieu de ce bouquet de chefs-d'œuvre choisis parmi les plus belles fleurs de l'art. La Vierge, le pied sur le croissant de la lune, vêtue d'une tunique blanche comme la lumière, drapée d'un manteau bleu qui semble un pan du ciel, s'élève dans les splendeurs de l'Assomption, légère, immatérielle, colorée de rose comme une vapeur de l'aurore, accompagnée de chérubins qui s'égayent et voltigent autour d'elle, nacrés, vermeils, transparents, dans toutes les poses que peuvent prendre des êtres aériens devant qui cède l'impalpable éther.

Avec la Sainte Élisabeth de Hongrie, nous redescendons dans la réalité la plus triviale. Des anges nous passons aux teigneux, mais l'art comme la charité chrétienne ne se dégoûte de rien. Tout ce qu'il touche devient pur, noble, divin, et, avec ce sujet rebutant, Murillo a fait un chef-d'œuvre. La pieuse reine a la tête enveloppée d'une sorte de voile blanc qui encadre le pur ovale de son visage de plis ascétiques et s'arrange sur la poitrine en guimpe de religieuse. À la cour, autant qu'elle le peut, elle mène la vie du cloître, mais sur le voile à demi-monastique scintille une mignonne couronne qui désigne la reine et s'arrondit une auréole qui désigne la sainte. Debout, au seuil du palais, elle accueille sa clientèle de pauvres, de malades, d'infirmes: c'est l'heure du pansement. Sur un escabeau pose un large bassin d'argent rempli d'eau vers lequel se penche un pauvre enfant dont les guenilles insuffisantes laissent voir l'épaule maigre et le torse souffreteux. Il présente son crâne damassé de croûtes, saigneux, dénudé par la teigne, aux belles mains royales de la sainte, blanches comme des hosties, qui épongent ces plaies immondes avec une précaution respectueuse, car ce petit misérable, c'est peut-être Jésus-Christ lui-même. Mais, pour être sainte, on n'en est pas moins reine, on n'en est pas moins femme; femme délicate et charmante, avec des aversions, des répugnances, des dégoûts. L'aspect hideux de ces ulcères, leur odeur fétide, inspirent à sainte Élisabeth une horreur qu'elle combat victorieusement. Son visage céleste exprime la révolte de la nature et le triomphe de la charité. Cette double expression si féminine et si chrétienne est un trait de génie de Murillo. Un peintre moins sincèrement catholique que lui ne l'aurait pas trouvée. Une tête de cette sublimité efface toutes les misères et toutes les laideurs. Deux jeunes filles accompagnent la reine et l'assistent dans ses pieuses occupations. L'une d'elles tient un plateau chargé de buires, de boîtes d'onguent, de charpie. L'autre penche une aiguière de vermeil pour renouveler l'eau du bassin d'argent. Rien d'assez beau pour les pauvres!

Sur la première marche du perron est assise une vieille femme en baillons, dont le profil ébréché se découpe avec une singulière hardiesse sur le velours violet de la robe que porte la reine. Au premier plan, tout près du cadre, un mendiant rajuste des linges autour de sa jambe, tandis qu'au fond un estropié se hâte et arrive appuyé sur ses béquilles. Au dernier plan, à travers une architecture à la Véronèse, on aperçoit la reine et ses femmes qui servent des pauvres attablés. Lazare est le bienvenu dans ce palais hospitalier.

Comme on le voit, chez les artistes espagnols le spiritualisme le plus éthéré n'empêche nullement le réalisme, et le même pinceau qui vient de faire rayonner l'extase dans l'auréole, d'ouvrir le ciel et d'en montrer les profondeurs peuplées d'anges, n'a pas honte de peindre un petit mendiant cherchant sa vermine dans un bouge. N'a-t-il pas une âme, ce pouilleux de Murillo? Qu'un rayon de soleil glisse sur le mur qui l'abrite et lui envoie un reflet, et il vaudra toutes les pâles imitations de l'antiquité.

Il existe à Séville un hôpital de la Charité où repose le fameux don Juan de Marana, qui n'est pas un personnage fabuleux, comme on pourrait le croire, sous cette inscription: «Ci-gît le pire homme qui fut jamais.» On y voit encore plusieurs toiles très-importantes de Murillo, quoique la Piscine de Jéricho et le Retour de l'enfant prodigue soient passés dans la galerie du maréchal Soult. La Multiplication des pains et Moïse frappant le rocher, vastes toiles animées d'une multitude de figures, le Saint Jean de Dieu portant un mort n'ont pas quitté la place qu'ils occupaient, mais l'Ange qui délivre saint Pierre de la prison, Abraham adorant les trois anges, Sainte Élisabeth de Hongrie, sont allés orner des musées ou des galeries. Le Saint Jean de Dieu, succombant sous la charge du cadavre auquel il va donner la sépulture et que le démon s'amuse à rendre plus lourd pour lui faire pièce, est d'un effet fantastique et puissant. La magie du clair-obscur ajoute à la terreur de la scène et fait rayonner le bel ange accouru au secours du saint écrasé sous le faix de cette croix lugubre. Murillo, malgré la suavité de son style, la grâce de son pinceau, la fraîcheur de son coloris, sait être terrible quand il le faut. L'horreur ne l'effraye pas plus que la trivialité. Il n'est besoin d'autre preuve, pour qui n'a pas vu le Saint Jean de Dieu, que le Saint Bonaventure revenant après sa mort achever ses mémoires, un des plus étranges tableaux du musée espagnol, rapporté par le baron Taylor et le peintre Dauzats. Dans cette peinture, Murillo lutte de poésie sinistre avec le sombre Valdes Léal, dont les tableaux, la Mort et les Deux cadavres, font frissonner tous ceux qui visitent l'hôpital de la Charité. Ce fantôme aux yeux atones, à la pâleur livide, dont la main écrit en tâtonnant sur un parchemin moins jaune qu'elle, produit un effet qu'on n'oublie plus et vous donne la sensation de l'autre monde.

Nous marquons cette note, bien qu'elle soit rare chez Murillo, mais elle est trop profondément espagnole et catholique pour l'omettre.

Chaque grand peintre a son style de madone où il incarne en l'épurant son rêve de beauté. La Vierge, comme Murillo la représente, est une jolie Andalouse, idéalisée sans doute, mais dont on rencontrerait encore aujourd'hui des modèles à la Cristina ou à la promenade del Duque; ce n'est pas un reproche, car rien n'est plus charmant qu'une femme de Séville avec ses veux pleins de lumière, son teint éclatant et ses lèvres vermeilles. Il ne faut pas grand travail à un peintre de génie pour en faire une créature tout à fait céleste et pour empêcher cette beauté d'être trop aimable, trop gracieuse, trop séduisante en un mot, il suffit d'une paupière modestement baissée et d'un pli dévoilé ramené à propos. D'autrefois c'est une expression de piété fervente, extatique, qui met son rayon dans ces beaux yeux noirs levés vers le ciel, et qui fait de la femme une sainte et de la mère une vierge.

L'Enfant Jésus est traité par Murillo avec une adoration caressante, et il trouve pour le peindre des tons qui ne semblent pas appartenir à la palette terrestre. À travers les grâces, les sourires et les naïvetés de l'enfance, il lui conserve toujours le regard d'un dieu. On voit tout de suite que ce frais nourrisson, debout sur les genoux de sa mère, n'est pas de notre race, et que la forme humaine l'enveloppe comme un voile transparent. Qu'il soit montré aux bergers, vêtus de peaux de bêtes et suivis de leurs chiens fauves, qu'il accueille le petit saint Jean qui lui tend les bras, qu'il fasse aboyer le chien du logis après l'oiseau qu'il cache dans sa main ou qu'il s'endorme sur la croix, futur instrument de son supplice, il a toujours un rayonnement qui dénonce le Fils de Dieu.

Quelle pensée mélancolique et précoce dans ce Jésus au mouton et quelle grâce noble dans le Saint Jean et Jésus! Le fils de Marie fait boire, dans un coquillage rempli d'eau, avec une bonté affable, son petit compagnon pénétré de reconnaissance; on dirait un enfant de roi qui s'intéresse à un humble ami.

L'Annonciation, du musée de Madrid, est une pure merveille de couleur. La sainte Vierge et l'ange agenouillé devant elle ont pour fond un chœur d'anges aussi lumineux que le soleil, et sur ce fond, comme un élancement stellaire, rayonne le Saint-Esprit, plus vif, plus blanc, plus étincelant encore, clarté ayant pour ombre la clarté.

Toutes les églises et tous les couvents de Séville regorgeaient des chefs-d'œuvre de Murillo; on reste effrayé à lire dans Céan-Bermudez la liste de ces toiles innombrables. Il y en a dans la cathédrale, à la paroisse Saint-André, à Saint-Thomas, à la Reine-des-Anges, à Saint-François, à Sainte-Marie-la-Blanche, à la Merced-Calzada, aux Capucins, à la Charité, aux Vénérables, au palais de l'Archevêché, à la Chartreuse, sans compter les œuvres disséminées dans les églises de Carmona, de Cordoue, de Grenade, de Rioseco, de Madrid, de Vitoria, dans le palais neuf, Saint-Ildefonse et l'Escurial. Une facilité si prodigieuse, une fécondité si intarissable confondent l'imagination.

Ces œuvres achevées, Murillo se rendit à Cadix afin de peindre «un mariage de sainte Catherine,» composition importante pour le grand autel des Capucins de cette ville. Pendant ce travail il fit de son échafaudage une chute qui le blessa assez grièvement et l'obligea de retourner à Séville, où il passa le reste de sa vie toujours souffrant. Il demeurait alors près de la paroisse de Sainte-Croix, et souvent, dit-on, il restait, dans cette église, de longues heures en prière devant la célèbre Descente de croix de Pedro Campaña, et comme le sacristain lui demandait un jour pourquoi il restait si longtemps dans cette chapelle, il répondit: «J'attends que ces saints personnages aient achevé de descendre Notre-Seigneur de la croix.»

Peu de temps après son état s'aggrava; il reçut les sacrements et mourut, le 3 avril 1682, entre les bras de son ami et disciple don Pedro Nunez de Villavicencio, chevalier de l'ordre de Saint-Jean. Il fut enterré dans cette même chapelle dont nous parlions tout à l'heure, sous le tableau de la Descente de croix qu'il admirait tant!

Murillo était d'un caractère aimable et bienveillant; il s'intéressait à ses élèves et ne leur cachait rien des secrets de son art. Il fonda une académie de peinture à Séville. Pour l'établir, il sut apprivoiser l'orgueil farouche de Valdès Léal, faire taire l'envie de François Herrera le jeune et des autres artistes de la ville et les déterminer à seconder ses efforts de leur argent et de leur expérience. C'est ainsi qu'il constitua l'école de Séville reconnaissable à son style aimable et naturel, à son coloris d'une chaleur fraîche, à ses contours grassement noyés, à ses gracieux types de femmes et d'enfants où sourit la gentillesse andalouse. Quant à lui, malgré ses imitateurs, il resta inimitable; qu'on voulût copier sa manière froide, sa manière chaude ou sa manière vaporeuse, car les Espagnols désignent ainsi les trois styles qu'il mélange souvent dans le même tableau; ce qu'on ne copia jamais, ce fut son génie.


Cène. Peint par Poussin

NICOLAS POUSSIN

Et ego in Arcadia! Telle est, pour l'éternité, la véritable épitaphe du Poussin, qui le peint tout entier, et mieux que le beau quatrain de Bellori, inscrit sur sa tombe dans l'église de Saint-Laurent[50]. Oui, il a vécu dans l'Arcadie, mais dans une Arcadie qu'il a lui-même créée, calme, apaisée, grandiose, et toute pleine du souffle des dieux. L'œuvre du Poussin, poésie visible et tangible, c'est la nature inerte, conquise par la pensée créatrice; c'est l'œuvre des Grecs continuée et complétée par une transposition d'une audace étrange, car ce sourire humain qu'ils avaient su imposer à leur architecture, le peintre des Andelys le donne aux vastes frondaisons, aux solitudes, aux larges aspects des campagnes silencieuses. À quelle contrée sont-ils empruntés ces asiles verdoyants coupés de grandes masses d'arbres, ombragés de chênes centenaires, surplombés de montagnes tranquilles où le géant Polyphème rêve assis sur le sommet des rocs, où Diogène jette sa tasse en voyant un berger boire dans le creux de sa main, où voyagent, dans l'ivresse de leur joie, le faune, le satyre, l'enfant qui porte un syrinx, l'hamadryade échevelée? à nulle contrée réelle qu'ait éclairée en effet le soleil de Dieu, car, pareil à tous les grands inventeurs, Poussin a créé son monde qui n'appartient qu'à lui, et qui pourtant est plus vrai que la vérité, puisqu'il a reçu une existence immortelle. Ce monde, c'est une Grèce, sans doute, une patrie de héros et de dieux, où, au pied de l'arbre ému dont les rameaux s'ouvrent comme des bras tutélaires, les nymphes aux draperies flottantes nourrissent Jupiter enfant du miel des abeilles et du lait de la chèvre Amalthée que vient de traire le corybante couronné de feuillages. C'est une Grèce, mais non pas la Grèce géographique bornée par l'Ullyrie et la Mésie, par la Thrace et par une ceinture de mers; c'est une de ces terres idéales où le navigateur n'abordera jamais sans doute, mais où les âmes des penseurs voyageront et demeureront pendant l'éternité. Comme Vigneul de Marville demandait un jour au Poussin par quelle voie il était arrivé à la perfection, le grand homme répondit modestement: «Je n'ai rien négligé.» Réponse ingénue et charmante, mais qui prouve à quel point le Poussin se connaissait peu lui-même et connaissait peu la portée de son œuvre. À quoi lui eussent servi ses profondes études d'anatomie, de draperie, de paysage; sa religion pour Raphaël, sa longue intimité avec les chefs-d'œuvre antiques; quelle utilité eût-il retiré de ses vastes recherches, que lui importait enfin de connaître les moindres détails des feuillages et d'avoir mesuré l'Antinoüs, s'il n'avait eu en lui son univers qui voulait vivre et qu'il lui fallut bien réaliser sous l'impérieuse obsession de son génie!

Que le Poussin n'ait vu aucun des pays où il place la scène de ses compositions merveilleuses, que la Judée lui soit restée inconnue comme la Grèce et qu'il les ait rêvées toutes les deux à travers l'imposante austérité de la campagne de Rome, ce serait certes un des plus grands bonheurs de cette vie privilégiée, si le hasard entrait pour quelque chose dans de telles existences, et si le doigt de Dieu n'en avait d'avance réglé toutes les phases pour rendre possible l'éclosion des œuvres qui causeront à jamais l'étonnement et l'admiration de l'humanité. Quand on l'envisage, cette vie si simple, si austèrement vouée à connaître et à créer, on voit que rien n'y eût pu être changé impunément, et qu'elle obéit à une logique invincible. Poussin devait être sédentaire et non voyageur, puisque le monde qu'il avait à peindre était en lui; il fallait qu'il naquît pauvre pour que le luxe et la vie bruyante ne fussent pas un obstacle entre lui et l'idéale région de la poésie; enfin ne devait-il pas vivre comme il vécut, toujours blessé, souffrant du corps, mais l'âme sereine et vivace, pour ne rien donner aux amours matériels, aux éblouissements de la couleur, à tout ce que suscite en nous la furie du sang, et pour pouvoir se livrer tout entier aux sereines et pures voluptés de la pensée?

Poussin, on le sait, naquit gentilhomme et d'une famille qui s'était appauvrie au service de nos rois. Ce détail n'est pas sans importance, car Poussin, destiné à être non pas un brillant ouvrier de l'art, mais un initiateur, un poëte agissant, devait naître avec ce dédain de la richesse et des biens positifs qui ne saurait s'associer avec une naissance vile. Ses commencements sont difficiles et pénibles, exempts pourtant de toute incertitude; ses croquis crayonnés sur les marges de ses cahiers d'écolier étaient déjà des croquis du Poussin, et Quintin Varin n'eut pas besoin d'un grand effort d'imagination pour deviner une vocation qui s'affirmait elle-même. Toutefois, Poussin, contrarié dans ses projets, dut quitter en fugitif la maison paternelle. Arrivé à Paris, il demande des leçons à des maîtres qui ne pouvaient rien lui apprendre, rien, ou bien peu de chose, à Georges Lallemant, de Nancy, qui dessinait des tapisseries historiées, à Ferdinand Elle, venu de Malines pour peindre le portrait. Mais il n'était pas réservé à ces artistes médiocres d'être les instituteurs du Poussin. Un jeune gentilhomme du Poitou, dont il devint l'ami, lui fit connaître un mathématicien du roi, Courtois, qui possédait des dessins de Raphaël et de Jules Romain, et une collection de gravures de Marc-Antoine. La vue de ces gravures fut la révélation qu'attendait Poussin. Dès lors il n'a plus qu'une idée, aller à Rome. Alors, comme aujourd'hui, tout chemin y conduisait; mais le chemin qui y mène les artistes pauvres fut, de tout temps, le plus long et le plus difficile de tous.

Il fallait d'abord vivre. Le jeune seigneur poitevin qui, le premier, avait encouragé et secouru Poussin, étant rappelé près de sa mère, emmène son ami dans l'espoir qu'il sera employé comme peintre, mais la dame ignorante veut ployer ce génie à des occupations domestiques. Cette fois encore Poussin s'enfuit, n'emportant que sa misère, tout brisé, va se refaire chez ses parents, aux Andelys, et, à son retour, part enfin pour Rome vers 1623. Cette fois, il ne peut aller que jusqu'à Florence. Il regagne Paris, se loge au collège de Laon, et fait la connaissance de Philippe de Champagne, puis celle du cavalier Marini. Événement important dans la vie du Poussin! Que Marini, si célèbre alors et tout vivant portant son laurier, ait trop sacrifié à l'emphase, aux concetti, à tout le faux luxe poétique d'alors,—qu'il faut pourtant préférer à la platitude,—c'est ce qui ne saurait faire aujourd'hui l'ombre d'un doute. Mais le Poussin, esprit grave, profondément sensé, ne risquait pas d'être envahi par le clinquant du poëte italien, et, en lui lisant son Adonis, Marin lui révélait un monde, le vrai monde de la poésie, ces dieux grecs éclatant d'amour, de jeunesse et de force, cette patrie enchantée, ces îles heureuses, ces porteurs de lyres et de thyrses sans lesquels, en fait d'art, il n'y a pas de salut. Cette illustration du poème d'Adonis (car Poussin fit de merveilleux dessins pour l'œuvre de son ami) devait avoir sur le peintre des Andelys une influence décisive, car, en réalité, ce père de l'école française, ce peintre de sujets sacrés, cet émule parfois heureux de Raphaël, ne peignit jamais que des héros. C'est ce que lui reprochèrent amèrement ses ennemis de France quand il eut achevé, pour les Jésuites, son Martyre de saint François Xavier. Dans ce tableau, disaient-ils, le Christ avait plus l'air d'un Jupiter Tonnant que d'un Dieu de miséricorde. Critique très-juste, que le Poussin ne voulut pas accepter. L'art est païen, et dans ses chefs-d'œuvre les plus élevés ne peut aller plus loin que la représentation idéale de l'homme.

Mais finissons vite avec la biographie; celle du Poussin n'est rien, et pour apprécier dignement ses ouvrages immortels, il faudrait pouvoir écrire des volumes. Quand les uns cherchent pour moyen d'expression la ligne abstraite, les autres l'harmonie enivrante de la couleur, quand ceux-ci demandent leur effet à la disposition théâtrale des personnages, ceux-là dans la vérité des attitudes ou l'expression des têtes, Poussin osa se proposer comme but, la perfection, vouloir mener de front toutes les parties de son art, montrer l'homme dans la nature, lui calme et éternelle comme elle; elle est divine et pensante comme lui; et, par un effort inouï de génie et d'amour (mais cet effort ne s'arrêta pas et prit toute sa vie), il put se montrer fidèle à ce programme surhumain!

Retenu à Paris par la promesse qu'il avait faite à la communauté des Orfèvres de Paris de peindre pour elle une Mort de la Vierge, Poussin ne put partir avec Marini pour Rome, où il arriva seulement au printemps de 1624, au moment où le poëte d'Adonis s'en allait à Naples pour y mourir. Marini avait recommandé le Poussin à son vieil ami le cardinal Barberini; mais celui-ci fut forcé lui-même de quitter Rome pour une légation, et laissa le peintre entièrement livré à sa pauvreté et à sa solitude.

Amères nourrices, bonnes pourtant au penseur, à qui elles donnent l'âpre, l'inexorable liberté. La solitude! quelle fut complète pour le Poussin, qui ne trouva pas même des frères de sa pensée et de son désir! Ni Guerchin, ni Valentin, ni Manfredi, ni Ribeira, et toute la farouche postérité du Caravage, ni l'Albane et le Guide, enivrés de leur rêve charmant, ne savaient le mot que cherchait Poussin. À qui donc le demandera-t-il? Pas même à Raphaël ou à Michel-Ange, mais à l'antique, source de toute inspiration hautaine et libre. Tandis que Claude Lorrain, Stella et Valentin se groupent autour de lui, il se lie avec un sculpteur flamand, François Duquesnoy, et à eux deux ils moulent des antiques, vivant du produit de ce travail qui, en même temps, leur donnait la science, l'intelligence de tout. Puis, avec l'Algarde, Poussin mesure la Niobé, le Laocoon, l'Hercule Commode, l'Antinoüs. En même temps, il étudiait la nature dans la campagne de Rome, simple, lumineuse, grandiose, à la fois enflammée et calme, où il semble que les Césars enfuis laissent traîner un reflet de la pourpre impériale. Tout occupé des grands effets de masses d'arbres, des verdures, des accidents de lumière, cependant il ramassait et apportait dans son mouchoir, pour en savoir tous les détails, des pierres, les plus humbles mousses, et, sur son chemin, esquissait les poses, les attitudes, les expressions diverses des passants, à la fois apprenant, devinant tout et se devinant lui-même, contemplant l'homme, la terre, le ciel, et s'armant de toutes pièces pour créer à coup sûr des œuvres où serait partout l'idéale beauté. En effet, dès son retour à Rome, le cardinal Barberini songe au Poussin, et celui-ci, du premier coup, lui donne, quoi? cette merveilleuse création d'un génie à son apogée, la Mort de Germanicus. Puis à ce chef-d'œuvre succèdent sans interruption la Prise de Jérusalem par Titus, la Peste des Philistins, le Saint Érasme de Saint-Pierre, les tableaux des Sacrements, peints pour le chevalier del Pozzo!

Calme, heureux, marié à la sœur de Gaspard Dughet, qui avait soigné sa santé chancelante, en pleine possession de sa gloire, entouré de tout ce qu'il aimait, des antiques et des Raphaël, compris par quelques amis chers et précieux, Poussin ne désirait rien tant que de rester à Rome. On sait pourtant comment le désir de Louis XIII fit de lui un peintre du roi et l'appela en France, où il fut si malheureux malgré la faveur du roi et les délices de la petite maison dans le jardin des Tuileries. La commande du tableau de la Cène, sujet redoutable, où il avait à lutter avec Léonard de Vinci, l'amitié de M. de Chanteloup et de M. des Noyers, le bruit fait autour de son nom, sa gloire grandissante enfin, le consolaient mal de son temps dépensé à dessiner des cartons pour les tapisseries et des fers de reliures. Ses démêlés avec Feuquières, Simon Vouet et Lemercier, à propos de la décoration de la grande galerie du Louvre, l'achevèrent. Il ne tarda pas à solliciter la permission d'aller chercher sa femme malade à Rome pour la ramener à Paris. Il n'y devait jamais revenir, malgré ses promesses et malgré les espérances qu'il laissait concevoir à ce sujet. Bientôt la mort de Richelieu et celle de Louis XIII lui rendirent toute sa liberté; mais lors même que ces grands événements ne fussent pas venus dégager sa parole, il est douteux que Poussin fût jamais revenu en France.

Génie trop français, c'est-à-dire trop plein de bon sens, de justesse et de logique pour pouvoir se plaire dans la France d'alors, artiste trop amoureux de la pure beauté pour être un serviteur commode à des souverains; sa vraie patrie était sa petite maison du monte Pincio, entre les Dughet et les Stella et devant la nature inspiratrice! En quittant la France, il se vengea de ses ennemis mieux qu'il ne l'avait fait dans ses lettres magistrales, et pour étouffer les calomnies, répondre aux injures, affirmer sa gloire, peignit cette page éloquente, le Triomphe de la Vérité.

Triomphe tout abstrait et moral, car pendant sa longue, obstinée et brillante carrière jusqu'au jour où la mort le prend à soixante et onze ans, le 19 novembre 1665, Poussin ne fut réellement compris que de lui-même! C'est pitié de le voir défendre ses tableaux pied à pied, expliquer dans ses lettres à M. de Chanteloup que sa nouvelle série des Sacrements exécutée pour ce seigneur, vaut au moins les tableaux peints primitivement sur les mêmes sujets pour le commandeur del Pozzo; et enfin chercher une justification pour les œuvres de son génie. C'est pitié et c'est justice, car tout artiste qui n'est pas méconnu n'a pas été un créateur, et nul mieux que Poussin ne mérita ce nom plus grand que tous les mots humains.

En effet, même après Rubens, même après Raphaël, il est, si l'on veut parler d'une façon essentielle, le seul créateur de la peinture d'histoire. Seul il a eu le courage, l'âpre volonté, le détachement suprême de tout subordonnera l'idée qu'il veut rendre; il ne s'est jamais permis l'ineffable volupté de peindre pour peindre, de s'enivrer d'un jeu de couleur ou de draperie. Pas un pli, pas un regard, pas une attitude qui ne concoure sévèrement à l'effet général. Il suffit, disait-il, d'une demi-figure de trop pour gâter un tableau, et sa recherche d'une dominante, son application à la peinture des modes dorien, phrygien, lydien, ionique, explique tout l'homme. Échapper à la matière, être tout âme et pensée dans un art plastique et matériel, tel fut le problème insondable qu'il se proposa et qu'il résolut, de sorte que l'accomplissement de l'impossible fut sa vie de toutes les heures et son travail quotidien.

Voyez, la composition est irréprochable, mesurée, rythmique, le dessin est pur, exquis; la couleur sobre, sans pauvreté, vit dans de solides et calmes harmonies, la nature autour des personnages est vraie, toujours grande; les expressions appropriées au sujet concourent toutes au même et unique effet: devant ces tableaux si variés, si différents entre eux et dont la perfection constitue pour ainsi dire la seule parenté, quelle impression reçoit-on? Une impression toute religieuse, et j'oserais dire religieusement païenne, car Poussin peint l'homme à cet état d'enthousiasme et de grandeur morale où il va se transfigurer en héros, la nature à ce point d'épanouissement et de grandeur silencieuse où elle peut être foulée par les pas des dieux. Ses pâtres sont déjà des héros et ses saints ne sont que des héros. Poussin était digne d'être un Grec; mais, que dis-je, il le fut; sa Grèce est à nous comme elle est à lui, elle ne sera pas ravagée comme l'autre, les barbares et le temps ne pourront détruire ses ombrages et dessécher ses fontaines murmurantes. L'Arcadie! elle verdit et fleurit, demeure de nos âmes; elle est la récompense et le refuge des esprits qui n'ont pas voulu d'autre richesse et d'autre volupté que celles de la pensée.

Le jour où le cavalier Marini présenta Poussin au cardinal Barberini: Vous verrez, lui dit-il, un jeune homme qui a une fougue extraordinaire. Fougue qui, tempérée par la raison, par l'âpre étude, par la sobriété voulue, devint l'éclatante, la prestigieuse fécondité dont nous restons éblouis. Bible, histoire, mythologie, Adonis, Vénus, Salomon, Moïse, faisant jaillir la fontaine sacrée, la mort de Phocion, la clémence de Coriolan, Germanicus mourant, la Femme adultère pardonnée, Armide en furie épiant le sommeil de Renaud, que n'a pas peint, commenté, transfiguré l'infatigable génie du Poussin? À quelle légende sacrée, à quelle histoire, à quel récit, à quel poëme a manqué son invention que rien n'épuise?

Quelle grandeur, quelle majesté tragique dans le Testament d'Eudamidas! Dans sa maison nue où la pauvreté habite avec lui, le guerrier est couché, prêt à rendre le dernier soupir. Le médecin garde une main appuyée sur le cœur du mourant pour savoir à quel instant il aura cessé de battre. À côté du lit, le notaire est assis; il finit d'écrire le testament sublime que lui a dicté Eudamidas: «Je lègue ma mère à Arété, pour la nourrir et en avoir soin dans sa vieillesse; ma fille à Charixène, pour la marier avec une dot aussi forte qu'il pourra la lui donner; et cependant, si l'un d'eux vient à mourir, j'entends que le legs revienne au survivant.» La mère du guerrier, déjà vieille, instruite à la résignation par de longues souffrances, tourne le dos à ce cruel spectacle; mais la jeune fille, assise sur un escabeau sur lequel repose le pied de sa grand'mère, s'abandonne sans réserve à sa douleur; sa tête est posée sur son bras, qui, appuyé sur le pied du lit, retombe inerte; toute son attitude morne, désespérée, ses yeux en larmes, son front penché, le grand dessin de ses draperies remplissent l'âme d'une religieuse pitié. Par une pensée hautaine et charmante, la pauvre demeure où Eudamidas expire n'a d'autres ornements que son épée et son bouclier pendus à la muraille: le guerrier a le droit de choisir pour ses légataires Arété et Charixène!

Qui dira la fougue du tableau des Sabines, tapage des couleurs, tant de personnages qui courent en sens divers, les femmes échevelées et folles de terreur se débattant contre leurs ravisseurs aux mines violentes et farouches, l'éclat des armes, les chevaux cabrés, les draperies envolées, tout ce tumulte que domine Romulus majestueux et calme levant avec gravité un pan de son manteau! Qui dira la grâce du Moïse exposé sur le Nil, du Moïse sauvé des eaux, du tableau d'Éliézer et Rébecca? Jeune, naïve, ingénue, Rebecca jette un regard ravi sur les présents que lui offre Éliézer; autour d'elle, parmi ses compagnes si finement drapées à la grecque, quelle variété de sentiments! La femme envieuse accoudée immobile sur la margelle du puits, les deux sœurs embrassées, la curieuse qui laisse tomber l'eau de sa cruche, l'indifférente qui s'éloigne, la jeune fille, qui portant déjà une urne sur sa tête, se baisse pour en soulever une autre, sont d'une simplicité attendrissante et digne de l'épopée.

Ces quatorze tableaux des Sacrements où chaque composition, recommencée deux fois, affirme une pensée si robuste, scènes merveilleuses, les unes, comme le Baptême empruntées à la vie même du Christ, les autres reproduisant les pompes de l'Église catholique, cette apothéose enthousiaste intitulée le Ravissement de saint Paul, tant d'autres tableaux de sainteté: le Repos de la sainte famille, la Cène, l'Apparition de la Vierge, Jésus guérissant les aveugles, l'Adoration des Mages nous montrent le génie du Poussin sous ses aspects les plus pompeux et les plus sévères; mais n'est-il pas lui davantage dans ces paysages inimitables où la campagne est surprise et connue à toutes les heures du jour; où, ombrages, rayons du soleil, grandes perspectives, plans étagés, ruissellement des eaux, cieux infinis, rien n'a de secrets pour lui; où la vérité des branches, du feuillé, où la perfection dans l'exécution matérielle de chaque détail n'empêchent jamais la grande tournure et le sentiment héroïque? Dans ces campagnes, il peint, et d'une main créatrice, Écho et Narcisse, Diogène, Polyphème, les faunes, les hamadryades, Pan et Syrius, Apollon et Daphné; mais lors même qu'il ne les y montre pas, les héros et les dieux y sont présents, et leurs pieds seuls peuvent fouler ces gazons olympiens, leurs seules mains peuvent écarter ces nobles branches, sillonnées par la foudre ou courbées par le souffle de Jupiter!

Le Poussin est lui surtout dans ce tableau des Bergers d'Arcadie, où d'heureux pasteurs, demi-nus, couronnés de feuillages, promènent leurs amours à travers la riante contrée ouverte sur les montagnes neigeuses et sur les horizons infinis. Tout en eux est joie, poésie, bonheur de vivre. Cependant, au pied d'un bouquet d'arbres, l'un d'eux vient de découvrir un tombeau avec celle inscription à demi-effacée: Et ego in Arcadia! Cette joie tout à coup assombrie, cette voix venue de la tombe pour résonner dans le paysage enchanté, la subite rêverie de ces jeunes hommes beaux comme des dieux, la mélancolie éveillée sur le visage de cette bergère-muse appuyée sur son amant dans une pose noble et pensive, c'est toute l'âme du Poussin. Mais quoi! dans son œuvre immense, variée, innombrable, féconde en surprises et cependant toujours semblable à elle-même, il n'est pas une page qui ne le raconte tout entier. Et le temps eût-il anéanti détruit son œuvre impérissable, ne trouverait-on pas toute l'histoire du poëte de la peinture rien qu'en regardant le radieux portrait où il se représenta lui-même, tête forte, résolue, résignée, pâle, pensive, aux regards lumineux sous des sourcils nets et droits, au nez énergique, à la moustache mince, au front puissant et droit sous deux ondes égales de cheveux noirs? Naturellement et sans recherche, il est drapé dans son manteau comme une figure antique, et sa belle main élégante et virile est appuyée sur le portefeuille qui contient ses études, imposante et unique occupation de toute sa vie. Sur cette tête on lit l'enthousiasme du poëte, la patience de l'artiste, la bravoure du soldat, la résignation du martyr. Poussin a eu dans la postérité la double apothéose de sa pauvreté et de sa gloire; initiateur, il a suscité par tout l'univers des fils de sa pensée, et nous sommes forcés de permettre aux peuples nos rivaux de réclamer eux aussi comme un citoyen du monde celui qui reste pour nous le maître, le fondateur et le soldat toujours militant de la glorieuse École française.


[50] Parce piis lacrymis: vivit Pussinus in urna
Vivere qui dederat, nescius ipse mori.
Hic tamen ipse silet. Si vis audire loquentem,
Mirum est, in tabulis vivit et eloquitur.


Muse. Peint par Le Sueur

EUSTACHE LE SUEUR

Cet homme si doux, si résigné, si profondément religieux, capable d'un amour unique, d'une pensée immuable, et qui mourut du chagrin d'avoir perdu sa femme, fut un révolutionnaire en art. Ses contemporains purent s'y tromper, mais non pas les souverains, qui ne lui confièrent jamais de travaux, non pas Lebrun, disant aux obsèques mêmes de Le Sueur, que la mort venait de lui ôter une grande épine du pied, non pas le grand Poussin, qui tout de suite avait reconnu en lui un frère d'inspiration et de pensée. La vie de ce suave artiste est de celles qui prouvent irrévocablement que l'art est immortel, puisqu'il a, comme la nature, le don de se reproduire et de se renouveler à jamais par des contrastes violents, prodigieux, inattendus, où le doigt de Dieu éclate, faisant sortir du rocher, frappé de mort, la source fraîche et jaillissante. De la hideuse décomposition de la matière quelque chose s'élance; ce quelque chose a le parfum divin, la couleur exquise, la vie pleine de grâce; c'est une fleur portant en elle tout un paradis de joie et d'amour. Ainsi, aux époques où l'art étouffé sous la matière, sous les procédés factices, sous l'imitation de l'imitation, a créé autour de lui l'éblouissement et le dégoût, soudain un homme surgit, nouveau, inconnu, ne devant rien à ses prédécesseurs ni à ce qui l'entoure, et qui rapporte dans son œuvre le pur et primitif parfum de la pensée humaine; cet homme, c'est la Fontaine, c'est Poussin, c'est Le Sueur, et son arrivée providentielle blesse les yeux de ses contemporains aussi douloureusement que le rayon du jour filtrant parmi les rayons des lampes et l'orgie. Fatalement, tant les yeux des hommes sont aveugles, nous en venons toujours à adorer quelque brutal et grossier carnaval qui, fatalement aussi, s'efface et tombe en poussière sous le premier regard de cette déesse toujours insultée et nue, la sainte Vérité.

Le Sueur fut, je le répète, un des révolutionnaires, un des initiateurs qui font le jour dans un chaos et qui, à la place de la convention toute-puissante, viennent apporter la vie et la lumière. Quel fut son procédé? Nul que l'imitation puisse reproduire, car, plus sincère, plus idéal encore que Poussin, il puise dans son âme les moyens d'émouvoir. Les vingt-deux tableaux de la Vie de saint Bruno, peints pour le cloître des Chartreux de Paris, sont l'œuvre toujours jeune et triomphante de notre Raphaël, mais d'un Raphaël plus spiritualiste, plus dégagé de la matière et qui dédaigne les pompes de l'art comme les pompes de la vie, possédant, comme par une grâce spéciale, la naïveté, la pureté ineffable, l'intensité du sentiment, la grandeur de conception qui préside aux créations simples. Regardez ces tableaux où toute une épopée est clairement et délicieusement écrite, depuis la légende du frère Raymond le Tartufe, qui sert d'introduction à celle du saint, jusqu'à la grande page où sa mort est racontée avec tant de ferveur! Suivez cette série d'une harmonie si douce et si impérieuse, le recueillement, la prière, la vocation du saint ému par les frissonnements du monde surnaturel, la distribution de ses richesses aux pauvres, la prise d'habit, la lecture du bref du pape; quel charme invincible vous retient là toujours plus captif, toujours plus attiré dans le cercle de l'enchantement sacré? C'est celui qui déplace les montagnes et rend possibles tous les miracles: une foi profonde! Foi dans l'art, foi dans la religion, et même le peintre a eu la grâce d'une sorte de crédulité enfantine, adorable à cette époque où après le Rosso, après Primatice, après Fréminet, après l'éclectisme mondain et stérile de Simon Vouet, il est si doux de respirer cette fleur sauvage.

Mépris de tout ce qui est terrestre, appétit des seuls biens éternels, détachement des choses, ardeur d'embrasser le réel infini, telle est la seule idée exprimée dans les vingt-deux tableaux de la Vie de saint Bruno, et n'est-ce pas un miracle vingt-deux fois renouvelé que d'avoir pu faire comprendre à l'aide d'un art fait pour les sens, cet appétit qui n'est pas des sens, ce désir extra-humain et hyperphysique dont le vol nous transporte en dehors de nous, cette soif de l'invisible que rien ici-bas ne peut tromper ni rassasier? Par quel miracle déjà quand l'Italie était encore fanatisée tantôt par les excès des successeurs de Michel-Ange, tantôt par des réactions impuissantes contre sa manière, quand la tentative des Carrache n'avait abouti qu'aux violences du Caravage et au chimérique idéalisme de Josépin, à la conscience un peu stérile du Dominiquin et la systématique suavité du Guide, quand chez nous, après les travaux sans originalité des Dubreuil, des Ambroise Dubois, des Leramberg et des Jean de Brie, Fréminet renouvelait l'exagération à la Michel-Ange et les tons noirâtres du Caravage, par quel heureux don, par quel bienfait du ciel Le Sueur avait-il trouvé en lui-même des éléments pour créer de toutes pièces un art nouveau? Que le goût lui indiquât, en des sujets comme ceux qu'il avait à traduire, la nécessité d'éviter tout tumulte, toute symphonie bruyante de couleur, toute magnificence théâtrale, cela se comprend de reste, mais une fois qu'il s'était privé volontairement de tout ce qui, pour ses contemporains, constituait la peinture même, une fois qu'il avait renoncé aux procédés de l'Italie comme à ceux de Rubens, à l'affectation anatomique comme au prestige de la lumière colorée, qu'allait-il lui rester pour donner à ses tableaux la vie de l'art, charme qui séduit, la beauté durable? Je l'ai dit, rien que lui-même et sa propre foi. Dégagé de tout, il écouta la voix silencieuse qui nous parle, regarda sa propre pensée, et dans des altitudes exaltées et cependant tranquilles, dans une couleur sereine, peignit son âme. Quant aux moyens de se traduire, cet élève de Simon Vouet ne les avait demandés qu'à deux maîtres, à Poussin son ami, et aussi à Raphaël, auquel tout d'abord s'adressent toujours ceux qui cherchent la vérité, car il n'apprend qu'à être sincère, qu'à trouver le beau en soi et dans la nature, à voir sur le front de l'humanité le sceau divin dont elle est marquée irrémissiblement et qui pour l'œil fidèle du penseur, reste visible malgré les nuages passagers qui l'effacent ou le voilent.

Eustache Le Sueur fut, comme le Poussin, un des fils bénis de la pauvreté. Son père, médiocre sculpteur, originaire de Montdidier, en Picardie, ne méconnut pas ses dispositions pour le dessin et le conduisit chez le peintre du roi, chez le célèbre et triomphant Simon Vouet. Déjà dans ce même atelier, un jeune homme nommé Pierre Mignard, un enfant nommé Charles Lebrun, venaient s'initier à l'art. Mais comme chaque destinée est semblable à elle-même, Lebrun était entré chez maître Vouet comme plus tard il entra partout, par la grande porte. La protection assurée du chancelier Séguier en faisait déjà un personnage, tandis que Le Sueur était admis obscurément et par grâce. Bientôt l'Italie, alors le but et la terre promise de tous les jeunes artistes, enleva à Simon Vouet Mignard et peu après Lebrun. Seul, Le Sueur, dont la grande destinée était écrite d'avance, fut retenu à Paris par sa bonne marraine, la Misère.

Oh! combien nous devons la bénir, cette tutélaire marâtre! Si Le Sueur eût par malheur possédé les quelques pistoles qui lui manquèrent alors, l'Italie nous prenait le plus original, le plus sincère de nos peintres; un simple hasard supprimait le Saint Paul prêchant à Éphèse, la Vie de saint Bruno, le Martyre de saint Gervais et de saint Protais, la Descente de Croix, des chefs-d'œuvre sans nombre et nous aurions eu un peintre théâtral de plus, quelque Carrache de seconde main, quelque Vénitien de convention, ou tout au plus un grand artiste imposant et aligné comme les tragédies de Racine et comme les jardins de le Nôtre. Mais un tel hasard n'est pas possible à supposer dans la vie des grands hommes; Dieu les mène par la main et sait où il les mène.

Le Sueur n'eut-il pas l'âme enflammée et tendre des poëtes destinés à mourir avec les premières fleurs de la jeunesse? Nous ne saurions pas nous le figurer vieux, non plus que Raphaël, non plus que tous ces êtres angéliques, à la fois homme et femme, qui ont gardé en eux la double nature. Par la virginité de son talent, par cette âme privilégiée, candide, qui lui fit retrouver l'inspiration naïve des plus beaux temps de l'art, il méritait le précieux privilège d'apparaître sous la figure d'un jeune maître, non-seulement pendant son voyage mortel, mais à travers les âges. Toujours comme le Poussin, car il devait y avoir plus d'une similitude dans les existences de ces deux apôtres de l'art, ce fut une circonstance fortuite qui révéla à Le Sueur sa vocation. Il suivait docilement les conseils de Simon Vouet, quand le maréchal de Créqui, revenant en 1634 de ses ambassades à Rome et à Venise, rapporta à Paris une riche collection de tableaux italiens. Tandis que tous les visiteurs couraient au Guide, à l'Albane, au Guerchin, Le Sueur se sentait attiré involontairement vers d'autres tableaux placés sans honneur au fond de la salle: c'étaient des peintures de quelques maîtres du quinzième siècle, et aussi des copies de Raphaël exécutées sous ses yeux: un André del Sarto, un Francia. De ce moment, Le Sueur comprit ce qui s'agitait au dedans de lui-même; l'art qu'il avait rêvé, celui vers lequel s'agitaient ses aspirations, était là sous ses yeux, vivant, réalisé. Il avait soupçonné la vérité; maintenant elle était là sous ses yeux, brillante, lumineuse, invincible. Il ne faut pas croire pourtant que l'élève de Vouet eût alors le droit d'embrasser son idéal et de se dégager des liens où il était garrotté; obligé de travailler aux tableaux de son maître de plus en plus accablé de commandes, il fallait qu'il se conformât sans murmurer aux procédés rapides adoptés par le peintre du roi, car on ne devait pas voir la trace de deux mains différentes sur ces toiles si rapidement couvertes. Ainsi, le malheureux Le Sueur se sentait chaque jour envahir davantage par l'imitation, et une grave inquiétude le tourmentait. Pourrait-il en effet s'affranchir de ces méthodes lâchées, presque mécaniques, le jour où, rendu à la liberté, il travaillerait pour son propre compte et tenterait de dégager l'artiste caché en lui sous le modeste et docile ouvrier. L'événement nous a prouvé qu'il s'alarmait en vain, mais à coup sûr il y avait là un légitime sujet d'épouvante. Ce qu'il apprenait sans s'en douter, à l'école de Simon Vouet, c'était l'humilité, la résignation chrétienne.

Le Sueur avait environ vingt ans quand se présenta, pour la première fois, l'occasion si ardemment souhaitée de faire acte de pensée, d'être lui-même. Chargé de faire huit grands tableaux destinés à être exécutés en tapisserie, et dont les sujets devaient être tirés du poëme de François Colonna, dominicain, intitulé: le Songe de Polyphile, Vouet abandonna complètement cette tâche à Le Sueur, qui en deux ans acheva les huit compositions. Une seule nous reste, et par sa grâce élégante, par l'heureuse disposition des figures, laisse deviner déjà le peintre du Salon de l'Amour et du Cabinet des Muses. Toutefois, ne nous affligeons pas trop de la perte de ces tableaux; Le Sueur, sans doute, n'était pas encore là, il ne devait être lui-même qu'après sa rencontre providentielle avec le Poussin. À peine arrivé en France, ce grand homme était en butte à un dénigrement systématique, à des sarcasmes implacables, à des attaques sans nombre. Seul, parmi les élèves de Simon Vouet détrôné, Le Sueur refusa de s'associer à la haine dont on poursuivait le nouveau venu. Sans songer qu'il s'exposait à passer pour un courtisan de la faveur royale, Eustache Le Sueur osa admirer tout haut les œuvres du peintre des Andelys. Ce style noble, sévère, si courageusement pur et nouveau, si exempt de toute manière, l'avait conquis et gagné du premier coup. Poussin apprit par hasard qu'un jeune homme avait osé le défendre contre tous, et voulut voir ce Caton enfant qui ne tenait pas à être du parti des dieux. Est-il besoin de dire que l'esprit charmant et candide de Le Sueur gagna tout de suite Poussin, cet homme antique. Une amitié grave, féconde, s'établit entre eux, et, de la part du maître, fut une véritable paternité spirituelle. À sa voix Le Sueur, encouragé et fortifié, sortait des langes de l'éducation, se sentait libre, osait laisser paraître sa fierté longtemps contenue. Qu'elles durent être belles ces longues causeries où les deux grands hommes, l'un à son aurore, l'autre déjà en possession de tout son génie, se confiaient leurs projets, leurs désirs, leurs communes aspirations! Le grand, l'éternel sujet de conversation, on le devine, c'était l'art des anciens. À la voix de son nouveau maître, Le Sueur pénétrait avec délices dans ce monde, sa vraie patrie, jusqu'alors fermé pour lui; il ne se lassait pas de parcourir, de feuilleter sans cesse les cahiers de croquis innombrables que Poussin avait rapportés de Rome: précieux, inépuisable trésor, où il s'enivrait à la coupe même de l'idéal. Pendant toute une année, non-seulement il eût sans cesse à sa disposition la précieuse collection des croquis, non-seulement il jouit sans cesse des conseils et des enseignements du Poussin, mais il eut la rare fortune de lui voir peindre la Sainte Cène et le Miracle de saint François Xavier. Lui-même il exécuta sous les yeux du maître son tableau de réception à l'Académie de Saint-Luc, Saint Paul imposant les mains aux malades, page où l'influence du Poussin est visible, et dont la gravure nous a conservé du moins le noble et imposant caractère.

Hélas! le moment de la séparation était venu. Ces deux artistes, si dignes de s'apprécier, de se deviner, de se compléter l'un et l'autre, ne devaient plus se revoir en ce monde. Nous avons dit ailleurs comment Poussin, las des intrigues, abreuvé de dégoûts, quitta la France pour n'y plus revenir. Compromis, perdu pour ainsi dire par sa dévotion à l'homme de génie insulté, Eustache Le Sueur restait seul, à vingt-cinq ans, sans protecteur, sans appui, sans autres amis que Stella et Philippe de Champagne. S'il ne suivit pas en Italie le maître qui volontairement s'exilait et retournait tout meurtri à sa maison du monte Pincio, si Le Sueur demeura privé, pour ainsi dire, de la meilleure moitié de lui-même, c'est que l'amour, un de ces amours purs, exclusifs, éternels, comme ceux qui naissent dans de telles âmes, venait de disposer de sa vie. Quelque temps après, Le Sueur épousait cette jeune fille, pleine de piété et de vertus, frêle et souffrante, pauvre comme lui. Hélas! elle devait descendre bien jeune dans la tombe, emportant bientôt avec elle la vie de son époux, irrévocablement unie à la sienne. Ce beau mariage chrétien est encore un des traits qui peignent Le Sueur; enthousiaste et pensif comme les premiers apôtres, il devait aimer comme eux, mourir comme eux, avant d'avoir senti s'appesantir sur lui la froide main de la vieillesse. Mais alors il lui restait encore à parcourir treize années de luttes et de gloire. Uni à mademoiselle Goulay, il entrait sérieusement dans la bataille de la vie; jusque-là, il avait été uniquement occupé de ses études, il lui fallut alors songer à son foyer et travailler pour le pain quotidien. Mais cette impérieuse nécessité ne devait pas le faire descendre au-dessous de lui-même. Quelque travail qu'il entreprît, Le Sueur resta le digne élève de Poussin, et ne sut faire que des chefs-d'œuvre.

On ne peut refuser ce nom aux vignettes qu'il fut obligé de composer pour la librairie, aux frontispices de la Doctrine des Mœurs, des Œuvres de Tertullien, de la Vie du duc de Montmorency, et celui qui, gravé pour un office à l'usage des Chartreux, représente une Adoration de la Vierge, non plus qu'au portrait de la Vierge soutenue par des anges et à la belle composition pour la thèse de M. Claude Bazin, de Champigny. Dans ce dernier tableau, les quatre figures qui forment l'encadrement sont d'un dessin noble et sévère qu'on admire et qu'on est heureux d'admirer. De même le portrait de la Vierge, tête chaste, sacrée, et d'une jeunesse ineffable, laisse cette impression saine qu'on reçoit des œuvres d'art où rien n'est surprise, embûche pour le spectateur, où ce qui vient de l'âme va directement à l'âme. Là, comme dans toutes les circonstances de la courte vie d'Eustache Le Sueur, nous pensons que la pauvreté fut pour lui une bonne conseillère, une digne inspiratrice; ces vignettes, qui ne le cèdent comme style à aucune peinture, sont assurées du moins d'une longue durée matérielle; elles auront la presque éternité de ce qui est typographie et gravure, tandis que les tableaux du cloître des Chartreux sont déjà si cruellement mutilés par le temps et par des restaurations successives.

La galerie du duc de Devonshire, où l'on voit de Le Sueur plusieurs Saintes Familles, la Reine de Saba devant Salomon, la Nuit des noces de Tobie, le Moïse abandonné sur les eaux, l'Agar chassée par Abraham, celles de lord Besborough, de lord Houghton, renferment presque tous les tableaux qu'il peignit à cette époque, tout en menant à fin ces travaux pour la librairie qui établissent entre sa vie et celle de Poussin une similitude de plus, car, pendant son court séjour en France, le Raphaël français n'avait pas refusé de dessiner des vignettes et même des reliures pour les éditions de l'imprimerie royale. Enfin, l'heure de la gloire, l'heure de la justice arrivait: le prieur des Chartreux faisait restaurer le petit cloître de son couvent, et les peintures à fresque restaurées pour la première fois eu 1508, ne pouvaient subsister dans les arrangements nouveaux; il fut convenu qu'on en ferait de nouvelles, et le prieur les demanda à Le Sueur, que sa grande piété et sa réputation d'artiste déjà grandissante lui recommandaient doublement. Eustache Le Sueur put donc entreprendre l'œuvre qui, entre toutes, devait l'immortaliser. Œuvre de foi, œuvre de pauvreté, car la modicité du prix dont elle fut payée ajoute encore à sa sainteté, à sa grandeur et surtout prouve que la commande des tableaux de la Vie de saint Bruno ne fut pas, comme l'a cru à tort La Ferté, une faveur royale.

Il est des hommes à qui leur destinée sublime réserve la gloire de n'être jamais récompensés de leur vivant, et de rester des bienfaiteurs envers qui les États ne tentent même pas de s'acquitter. Le Sueur fut un de ces hommes, et si modeste d'ailleurs, qu'il prétendait n'avoir fait que des ébauches; sa modestie, son humilité réelle ne purent cependant pas désarmer l'envie des contemporains, ni endormir la jalousie de Lebrun qui, à son retour d'Italie, devina en Le Sueur non pas un rival (il n'aurait peut-être pas eu peur d'un rival), mais un vainqueur dont les travaux devaient primer les siens devant le tribunal de la postérité. Dès lors commença entre les deux artistes une lutte ardente, acharnée, si l'on peut donner le nom de lutte à une guerre où Le Sueur ne faisait que se défendre et ne se défendait qu'à force de génie. Cette guerre, à laquelle la France dut tant de pages merveilleuses, ne devait pas être longue pourtant en enlevant si prématurément le peintre des Chartreux, la mort se prononça pour Charles Lebrun, et comme Lebrun l'avait douloureusement prévu l'immortalité donna raison à Eustache Le Sueur. Mais disons en quelques mots quelle fut à sa fin cette noble carrière où croyance, vie, travaux, mort même, tout brilla d'une si profonde et si sainte unité. Lebrun revoyait Paris en triomphateur, fêté de la reine mère, du cardinal Mazarin, de Fouquet lui-même qui lui donnait douze mille livres de pension pour décorer le château de Vaux. Il entrait de plain-pied et dès le premier jour dans tous ces palais qui devaient être toujours fermés pour son ancien camarade à l'atelier de Simon Vouet, pour son nouveau collègue à l'Académie royale de peinture et de sculpture. L'organisation récente de ce corps avait porté le dernier coup à nos écoles provinciales, et tandis que Le Sueur, quoique si peu compris encore, n'était choisi que par une sorte de pudeur pour faire partie des anciens, Charles Lebrun promoteur ardent de la création nouvelle obtenait du chancelier la présentation de l'homologation de l'arrêt et en faisait pour ainsi dire son affaire personnelle, comme s'il eût eu le pressentiment de la tyrannique domination qui devait plus tard mettre dans ses mains la toute-puissance de Louis XIV. Si Le Sueur se sentit ému et troublé ce fut, non pas en voyant que tant d'honneurs étaient décernés à Lebrun, mais en apprenant qu'à Rome, Poussin l'avait encouragé de ses éloges et de son amitié. Si la jalousie eût pu entrer dans cette âme exempte de faiblesses, c'eût été à ce propos seulement. Mais Le Sueur était de ceux que la douleur inspire, fortifie et rend plus ardents au travail.

En quelques années il peint son May, le Saint Paul prêchant à Éphèse, qui balance le succès du Saint André de Lebrun, puis à l'hôtel Lambert où Lebrun n'avait voulu se charger que de la galerie d'Hercule, dix-sept tableaux, le Salon de l'Amour, le Cabinet des Muses et d'Apollon, les Camaïeux de l'appartement des bains, et divers tableaux pour l'abbaye de Marmoutier et pour les églises de Saint-Gervais et de Saint-Germain-l'Auxerrois. On sait qu'à l'hôtel du président de Thorigny, et en présence du nonce du pape, Le Sueur remporta une victoire complète. Pour deviner, en ce temps où la mythologie n'était qu'une mascarade, ce que le paganisme grec renferme de divin et d'idéal, ne fallait-il pas un chrétien et un mystique comme Le Sueur? Alors, il ne s'arrêtait plus, peignait le jour, passait les nuits à dessiner, dévorait sa vie, pris tout entier par la fièvre de l'art. La mort de sa bien-aimée compagne le terrassa, et il ne put achever son dernier plafond à l'hôtel Lambert. Il voulut mourir près de ces chartreux à qui il avait donné le plus pur de sa pensée; il s'endormit les mains jointes entre les mains du grand prieur au commencement de mai 1655. En mourant, il laissait place libre à Lebrun qui devait régner et céder le sceptre à Mignard; il n'y aurait pas eu de rôle pour un génie indépendant dans cette splendide et pompeuse représentation qui fut la gloire de Louis XIV. Pour protester au nom de la pensée contre l'autocratie morale du grand roi, Le Sueur n'aurait trouvé en lui ni la profonde ironie de Racine, ni la ruse exquise de la Fontaine. Il n'eut pas même une feuille de ce laurier banal qui fut prodigué un peu plus tard si libéralement à tous les figurants du grand siècle, mais ne devons-nous pas supposer que cette âme tendre et blessée trouva enfin l'apaisement, la joie infinie, et ces palmes que le ciel garde aux humbles et sincères génies qui ont su dédaigner tout ici-bas, même le laurier?


DAVID

On peut dire de Louis David qu'il fut révolutionnaire à son atelier comme au club des Jacobins ou à la tribune de la Convention. C'était un Spartiate et un Romain de Paris. Il avait rapporté, en 1780, de son voyage au delà des Alpes, la patrie de Lycurgue et de Brutus à la semelle de ses souliers. Il n'a jamais compris ni l'art national ni le sentiment national. Il était Spartiate et Romain; il n'a jamais été Français, hormis dans son exil. Il a presque mis en relief cette idée de l'abbé Galiani, que l'histoire moderne n'est que de l'histoire ancienne sous d'autres noms.

Buonarotti, ce descendant de Michel-Ange, qui était venu apporter ses agitations aux flammes vives de la révolution française, disait à David: «Ce n'est pas moi qui suis le petit-fils de Michel-Ange, c'est toi.» En effet, c'est un peu la même passion pour l'idée, la même vie inquiète jetée dans la tourmente des révolutions; mais dans sa pâleur de touche, Michel-Ange est brûlant encore, son exécution garde toute la flamme inspiratrice; celle de David est conduite par la raison armée d'un compas.

David se croyait chef d'école comme s'il eut inventé l'art antique. Est-ce parce qu'il avait protesté contre la peinture française du dix-huitième siècle, les fêtes galantes de Watteau, les réminiscences vénitiennes de Raoux, les nymphes court vêtues de Boucher, les drames familiers de Greuze? David ne s'est-il pas aperçu une seule fois qu'il n'était que le disciple savant du Poussin et le continuateur de Lebrun? Qui n'avait, avant lui, recherché les épanouissements de l'art jusqu'à son origine? Winckelmann a eu des précurseurs sans nombre. Est-ce qu'on avait attendu la naissance de David pour reconnaître que les Grecs sont les maîtres par excellence, qu'ils ont écrit la grammaire de l'art, que leurs œuvres sont les seules infaillibles dans tous les siècles, parce qu'elles sont créées par la pensée et par le style, parce que le beau idéal était un culte chez les artistes d'Athènes et de Sicyone, comme le culte des dieux chez les hommes, comme le culte du soleil chez les sauvages?

D'ailleurs, en plein dix-huitième siècle, avant David, Vien avait protesté: or Vien a été le maître de David. C'est lui qui lui a enseigné les sources vives de l'art. Après les bruyants soupers et les galantes orgies de Boucher, il fallait bien retremper sa peinture à moitié ivre dans quelque fleuve aux rives idéales, où Diane chasseresse seule s'était baignée. Après les folies du festin et les chansons des courtisanes, l'enfant prodigue n'avait plus pour planche de salut que la maison natale. La maison natale de l'art, c'est la Grèce. C'est toujours là qu'on retrouve sa famille et qu'on tue le veau gras.

David n'a paru un réformateur qu'au delà du dix-huitième siècle. En deçà, tous les artistes saluaient Vien comme le maître nouveau. À ses derniers jours, Vien disait avec malice: J'ai entrouvert la porte; David l'a poussée. C'est toujours l'histoire de Christophe Colomb et d'Améric Vespuce. Seulement ici le nouveau monde découvert avait plus de tombeaux que de forêts vierges.

Au dix-huitième siècle, on disait: Vien; sous l'Empire, on disait: David; aujourd'hui nous disons: Prudhon. Voilà le vrai fils des Grecs. Celui-là leur ressemble d'autant plus, qu'il a moins voulu les imiter.

David est né à Paris, en 1750, sur le quai de la Mégisserie. Son père, qui était mercier, fut tué dans un duel invraisemblable. David, n'ayant encore que neuf ans, tomba sous la tutelle d'un oncle qui le destina à l'architecture. Mais, pour une intelligence passionnée, l'architecture est un art glacial qui passe tout un siècle pour exécuter un rêve. La peinture, au contraire, c'est un art de feu qui, comme Dieu, crée son monde en six jours. David avait vu plus d'une fois son cousin Boucher, le peintre des courtisanes royales; un jour, il le fut trouver à son atelier, et, le voyant à l'œuvre, perdu dans l'horizon bleu d'un paysage féerique, encadrant quelque Cythéréenne au nez retroussé, David s'écria: «Voilà les pays où je veux vivre!» David ne se connaissait pas encore.

Boucher fut son premier maître. Ce mauvais maître avait voyagé dans la ville éternelle sans enthousiasme pour Raphaël ni pour Michel-Ange. «Raphaël, c'est une femme; Michel-Ange, c'est un monstre. L'un est le paradis, l'autre est l'enfer; ce sont des peintres d'un autre monde; c'est une langue morte qu'on ne parle plus aujourd'hui. Nous autres, nous sommes les peintres de notre siècle; nous n'avons pas le sens commun, mais nous sommes charmants.—Et pourtant! dit David d'un air pensif en regardant des gravures d'après l'antique et d'après la Renaissance.—Après cela, reprit Boucher, il y a près d'ici un homme de talent qui s'est tourné vers les vieux en croyant que le soleil se levait par là. Je crois que la lumière qui l'attire c'est la lampe des morts; mais, après tout, il a peut-être raison.» Et Boucher conduisit David à l'atelier de Vien; car Boucher était un noble artiste, qui croyait aux autres comme à lui-même. L'Envie aux yeux louches n'avait jamais hanté sa maison.

Le cousin de Boucher alla donc chez Vien apprendre à mépriser—à trop mépriser—la palette du peintre de madame de Pompadour. Il concourut bientôt pour le grand prix de Rome, ce fameux grand prix qui n'a jamais créé un peintre et qui en a désespéré mille. Il échoua. Pour la première fois, il douta de ses forces; pauvre et seul, il se laissa aller au découragement, peut-être même eût-il abandonné la peinture, si les dieux ne lui fussent venus en aide sous la figure d'une déesse de l'Opéra, mademoiselle Guimard. Il concourut donc une seconde fois. Mais une seconde fois il échoua. Au lieu d'aller se consoler aux pieds de Guimard, il résolut de se laisser mourir de faim. Il habitait le Louvre, dans l'appartement de Sedaine, secrétaire de l'Académie d'architecture. Il s'enferma dans sa chambre, brisa son dernier pinceau, jeta ses couleurs par la fenêtre, se croisa les bras et s'endormit sur un fauteuil. À son réveil, il dompta sa faim avec une force d'âme toute romaine. Il passe ainsi deux jours, niant la vie à vingt ans, aux beaux jours de septembre, où le pampre dévoile la grappe provocante. Puisqu'il nie la vie, il nie la douleur. Pas un mot, pas un cri. L'orgueil est là qui étouffe ses regrets et ses plaintes.

Cependant Sedaine pense qu'il n'a pas vu David depuis trois jours, David qui a subi une nouvelle défaite à l'Académie. Il court à sa chambre. Il trouve Doyen sur le seuil, qui frappe à la porte. «Eh bien?—Eh bien, savez-vous s'il est là? ils l'ont tué à l'Académie.—David!» cria Sedaine de plus en plus inquiet.

Le jeune homme, reconnaissant la voix du vieux poëte, répondit qu'il était mort, d'une voix sépulcrale. Doyen l'appela à son tour. «Celui-là, du moins, m'a donné sa voix,» murmura David. Et il se traîna le long du mur jusqu'à la porte. «Ils ne m'empêcheront pas de mourir, et j'emporterai là-haut leurs adieux.» Il ouvrit la porte. Doyen et Sedaine furent effrayés par celle apparition du tombeau. C'était la Mort aux yeux caves et aux joues marbrées. Ils portèrent David au soleil, et, selon l'expression de Sedaine, «le sauvèrent des bras de la mort,» non sans beaucoup de luttes, car David n'en voulait pas démordre. Doyen, furieux contre ses confrères de l'Académie, alla les apostropher en pleine séance. «Messieurs, souvenez-vous que ce jeune homme, un jour, vous tirera les oreilles à tous tant que vous êtes.» Une troisième fois David concourut pour le grand prix; une troisième fois il échoua. Mais l'Académie, reconnaissant son injustice, lui accorda une place à l'école de Rome.

À l'atelier de Vieil, quoique David se fût imprégné des principes de réforme, il n'avait pas répudié tout à fait le goût de son temps. Il avait pris quelque plaisir à peindre le Temple de Terpsichore et le salon du banquier Perregaux. Son plus fameux tableaux de concours, la Mort des fils de Niobé, était dans la tradition des Van Loo, ces peintres qui avaient trouvé le secret d'être charmants sans science, sans dessin et sans style, comme Delille était alors un poëte sans poésie, comme madame de Pompadour était une belle courtisane sans amour. Quand David partit pour Rome, il disait avec je ne sais quel regret pour le monde impossible de son cousin Boucher: «L'antique ne me séduira pas; l'antique manque d'action et ne remue point.» Et, en effet, après les premières heures d'éblouissement devant les murailles du Vatican, que fit David? Il copia avec amour la belle scène de son compatriote Valentin. Ensuite, il peignit la Peste qui est au lazaret de Marseille, sans parti pris bien visible, dominé tour à tour par le souvenir de l'école française et par l'exemple des bas-reliefs antiques.

L'Italie, qui avait revu le soleil dans Cimabué et les maîtres florentins, était à son dernier rayonnement. La nuit couvrait déjà la voie sacrée; le génie national allait descendre au tombeau pour la seconde fois. Il n'allait plus rester qu'un sculpteur, Canova, pour tailler un mausolée à l'art italien. Ne comptant plus sur l'avenir, le dieu invisible qui se repose quand sa semaine est finie, on se tourna vers le passé, comme si la science pouvait remplacer l'inspiration. Montfaucon avait dévoilé l'antiquité, Winckelmann s'y agenouilla pieusement, et Mengs s'écria: «C'est là que sont les dieux.»

David passa une année à Rome sans prendre un pinceau, épris de la seule éloquence de la ligne, qui est une langue complète, comme le disait Euphanor l'antique. Il dessinait tout et partout: statues mutilées, fragments de bas-reliefs, fresques devenues invisibles. Il dessinait tout, moins la nature vivante. Aussi, quand il se remit à peindre, il ne trouva que dans l'histoire ancienne des sujets dignes de son génie. À son retour à Paris, il exposa Bélisaire et les Funérailles de Patrocle, donnant raison à ces paroles de Boucher: «Les figures antiques manquent de mouvement et de vie; elles ne remuent pas.» Mais tout Paris s'inclina avec respect devant ces morts illustres sortis du tombeau sous le souffle de David. La révolution était faite dans l'art comme elle le fut dans l'humanité peu d'années après, quand Mirabeau, Danton et Saint-Just, ces autres Romains de Paris, ensevelirent le vieux monde sous le flot tempétueux de leur éloquence.

David, qui avait voulu mourir de faim, eut un triomphe inespéré. L'ancienne peinture française ne fut plus admise que sur les portes et sur les paravents. Van Loo disait en mourant qu'il ne croyait plus à Satan, à ses pompes, à ses œuvres. Les nouveaux venus brisèrent les dieux de la veille comme des idoles surannées, indignes d'un grand peuple. On commençait, par pressentiment, à prendre au sérieux le mot peuple. David avait ouvert une école toute jonchée de marbres, de médailles et de débris de vases étrusques. Girodet, Drouet, Fabre et mademoiselle Leroux-Laville (l'Émilie des Lettres de Demoustier) furent ses premiers élèves. Il ne tourmentait pas ses élèves par sa science: il avait compris que le temps seul est le grand maître; il se contentait de leur dire souvent: «Apprenez à faire un Grec qui ne soit pas un Romain, et un Romain qui ne soit pas un Grec.» De la France, il n'était jamais question. Ses élèves auraient pu lui dire quelquefois: «Maître, vous-même, vous faites des Grecs qui sont des Romains.» En effet, si David avait vécu avec Lucrèce et avec Cicéron, il n'avait qu'entrevu Aspasie et Platon. Il connaissait le Forum et non le Sunium[51].

Cependant l'Académie l'avait reçu par acclamation, le roi l'avait nommé son premier peintre,—le roi Louis XVI, dont le tribun David vota la mort!—Enfin la fortune lui était venue sous la figure d'une belle fille qui avait une dot.

Toutes les pages de la jeunesse de David étaient écrites pour marquer dans l'histoire. Il fut repoussé trois fois par l'Académie. Il faillit mourir de faim. Enfin il fut porté en triomphe. C'était en 1780; il avait envoyé son Bélisaire à l'exposition. Un jour, perdu dans la foule, il écoulait le bruit public sur son œuvre. Tout à coup il fut reconnu; tout le monde le voulut féliciter; les plus enthousiastes le saisirent et le portèrent dans leurs bras en criant de toute leur force: «David! David! David!» Il ne s'opposa point à cette ovation; sans doute il la trouvait toute naturelle dans son naïf orgueil. Ce qui doit l'excuser un peu, c'est qu'ayant aperçu son ami Sedaine qui levait les bras avec des larmes dans les yeux, il écarta le flot d'enthousiastes et s'élança vers le vieux poëte.

La vie de David était toute de labeur. Minuit le surprenait souvent remuant les débris du monde ancien. Il se levait presque toujours avec le soleil, et s'enfermait dans son atelier sans permettre aux oisifs d'y perdre leur temps. Il y en a qui aiment la vie à deux, il aimait la vie à un.

J'oubliais: il avait un ami, c'était son violon,—ami sérieux, qu'il n'a jamais permis de railler,—ami de tous les instants, confident de toutes les joies et de toutes les douleurs.

David aurait eu une autre poésie s'il eût senti l'antiquité par l'âme comme par l'aspect visible,—contraste à Prudhon!—La figure de Sapho, l'ardente amoureuse, tenta son génie; mais il ne vit la deuxième Muse qu'à travers la traduction de Boileau:

Heureux qui, près de toi, pour toi seule soupire.

Il la représenta assise et inspirée. Phaon protégé par Vénus, tient suspendue Sapho et lui passe la main sur les yeux. Elle laisse tomber sa lyre d'argent. L'Amour est là qui la saisit et qui chante l'hymne à Vénus. Le tableau est savamment composé. On applaudit à la manière originale dont David a peint le visage de Sapho sous les doigts de son amant. C'est un chef-d'œuvre de dessin. Mais pourtant l'hymne de Sapho devait passionner tout autrement David, qui, sans doute, n'a jamais chanté l'hymne à Vénus ou qui n'a jamais lu Sapho.

Il y a au Louvre, dans la galerie française, un portrait de femme, madame Récamier, qui n'a guère arrêté la critique et qui symbolise le génie de David. C'est une figure où tout est sacrifié à la ligne. Le pinceau est austère jusqu'à la pâleur. Pas un ornement, pas un rayon, pas un battement de cœur. Et pourtant cette figure, ainsi éteinte dans la pâleur d'une touche glaciale, a un attrait indicible comme la poésie de l'inconnu. Les yeux, enivrés des somptuosités des coloristes, s'arrêtent là, devant cet horizon tout imprégné de neige, avec un sourire de surprise. David a poussé l'austérité de la touche dans ce portrait jusqu'à la fantaisie, jusqu'à la volupté, jusqu'à la passion, comme sainte Thérèse, qui fuyait la terre d'un pied haineux pour retrouver dans le ciel les joies coupables de l'extase amoureuse,—ou comme Sapho, qui se jetait avec un frémissement d'amour dans la mer Ionienne où l'attendait la mort.

Louis XVI et son premier peintre semblèrent conspirer ensemble contre la monarchie française. Le roi commanda à David un tableau d'un enseignement sévère, pris dans l'histoire romaine, pour retremper un peu tous ces marquis désœuvrés qui faisaient de la tapisserie aux pieds de quelque Ariane ennuyée, et qui ne pouvaient plus tirer l'épée que pour défendre le bichon fanfreluche de leur maîtresse. «Tous ces brins de muguet, comme disait le duc de Coigny, qui, depuis la bataille de Rosbach, avaient abdiqué tout sentiment national.» David repartit pour Rome et y peignit le Serment des Horaces. Les Italiens de Rome s'y reconnurent sans doute dans leurs ancêtres, car le tableau du peintre français y fut bruyamment applaudi[52].

Quand le tableau fut à Paris, M. d'Angevilliers parut alarmé qu'un artiste eût osé dépasser la mesure du compas royal. David s'écria brusquement: «Eh bien! qu'on prenne des ciseaux et qu'on le rogne.» Le succès, à Paris, fut mêlé de surprise et d'enthousiasme. Il y avait longtemps qu'on n'avait vu apparaître ces mâles figures de l'histoire. «C'est encore la tragédie, dirent les libertins.—Oui, répondirent les derniers encyclopédistes, mais c'est la tragédie de Corneille.»—C'était plutôt celle de Crébillon; seulement on ne la jouait plus en paniers. On salua David grand peintre, mais surtout grand archéologue[53].

Pour David, l'humanité n'avait pas fait un pas depuis la mort de Socrate. Pour lui, le soleil s'était couché dans le tombeau de cette mort éloquente. Il ne comprenait rien aux splendeurs visibles ou invisibles du christianisme. La Bible et l'Évangile étaient pour lui deux livres de plus dans une bibliothèque. Jésus le crucifié, le divin maître, ne lui avait jamais rien enseigné. Il le reléguait au calendrier, avec les saints. La duchesse de Noailles, croyant qu'un artiste si sérieux pouvait seul lui peindre un Christ digne de rappeler la ligne sévère et l'onction des œuvres religieuses, lui commanda un tableau représentant un Christ couronné d'épines. «Comment voulez-vous, madame, que je peigne le Christ? je ne le connais pas. Socrate, si vous voulez.» Madame de Noailles insista. David promit d'obéir. Peu de jours après, il lui envoya un Christ sous les traits et sous les habits d'un soldat aux gardes françaises. Voltaire était dépassé! Et pourtant, au sacre de l'Empereur, ce fut David qu'on choisit pour le portrait de Pie VII. On l'avertit que, selon la tradition, il fallait que l'artiste fût agenouillé pour peindre un pape. Il s'assit fièrement devant Pie VII, l'épée au côté pour tout signe de respect. Le pape avait trop voyagé pour se plaindre. Aussi ce pape de David est le premier Italien venu vêtu de pourpre. Point d'idéal et point de flamme intérieure. Ce front ne porte pas le tabernacle de la foi. Peut-être est-ce la faute de Pie VII, peut-être est-ce la faute du peintre, qui, n'ayant pas au cœur la religion chrétienne, n'a pu donner à cette belle figure le rayonnement de l'apôtre.

David était un philosophe du Portique, ne croyant qu'à Socrate. Aussi, quand il peignit la Mort de Socrate, il n'eut qu'à se souvenir, car il lui sembla qu'il avait, avec Platon, assisté à cette tragédie païenne,—tragédie sans bruit et sans larmes visibles, tragédie aux lignes grecques, où la grâce antique se révèle jusque dans la mort. David avait d'abord peint Socrate tenant la coupe que lui présentait l'esclave attendri: «Non, non, lui dit André Chénier, qui était Grec comme David était Romain, Socrate ne prendra la coupe que lorsqu'il aura fini de parler[54]

David entra à toute bride dans la Révolution, qui, selon lui, n'alla jamais assez vite ni assez loin. Il se signala aux Jacobins par son éloquence brutale. Ses amis Collot d'Herbois et Marat n'étaient pas plus exaltés. Il fut nommé à la Convention par la section du Muséum. Le peintre du roi habitait toujours le Louvre. Ce pauvre Louis XVI fut, pour ainsi dire, décapité deux fois par David. Au 10 août, comme il ne reconnaissait aucune figure amie parmi les conventionnels, il aperçut tout à coup son premier peintre: «Eh bien! David, lui demanda-t-il d'une voix émue, quand finissons-nous mon portrait?—Je ne finis pas le portrait d'un tyran,» répondit David avec une cruauté sans égale dans l'histoire. Le tyran baissa la tête et ne répliqua pas. Quand David vota la mort du roi, il le tua pour la seconde fois.

David a été révolutionnaire en art, en religion et en politique. Quand on recherche les causes de la révolution de 1789, on doit ne pas perdre de vue les tableaux de David. Tout son œuvre est l'expression de cette idée[55].

Le fameux tableau de Brutus, daté de 1789, pressentiment de la Révolution, avait d'ailleurs été commandé à David par le roi de France, comme le Serment des Horaces. La révolution était dans tous les esprits, même à Versailles:

Rome n'est pas dans Rome, elle est toute à Paris!

Brutus est une œuvre secondaire, sans émotion, parlant sans vraie grandeur. Brutus est là pourtant avec sa douleur contenue; mais où êtes-vous, filles de Brutus, sœurs désolées? Je ne vous reconnais pas dans ces marbres antiques qui s'évanouissent avec tant de science et tant de grâce. C'est la douleur du théâtre et non celle du foyer.

Et pourtant David avait eu mieux qu'un modèle d'atelier pour peindre la sœur évanouie. Tout le monde alors se voulait montrer citoyen, même les femmes, même les marquises de la cour. Une demoiselle de qualité était venue, toute dévoilée à l'amour de l'art et à l'amour de la patrie, avec sa gouvernante, poser pour une des filles de Brutus à l'atelier de David. On raconte même qu'à force de poser dans l'expression cherchée, elle s'évanouit sérieusement dans les bras de sa gouvernante. «Monsieur! monsieur! elle se trouve mal pour tout de bon!—Taisez-vous, dit David à voix basse, attendez encore; ne voyez-vous pas qu'elle est admirable ainsi?» Et il continua froidement à saisir l'expression. Tout autre, mieux inspiré, se fût précipité aux pieds de la jeune fille, l'eût prise avec passion dans ses bras et eut trouvé ensuite dans son souvenir l'expression idéale. Mais on l'a déjà trop vu, David manquait de chaleur d'âme.

Cependant la pensée le passionnait. Son Serment du Jeu de paume, qui est du même temps, est tout un poëme radieux où se trahit le désordre de l'enthousiasme, où la pensée domine le flux populaire avec sa grande altitude. Il y a là du Michel-Ange. C'est le grand historien qui va jusqu'à la prophétie. En effet, la foudre qui frappe la chapelle royale ne crie-t-elle pas en passant: 21 janvier 1793!

La passion révolutionnaire, la seule passion de cet Étrusque réveillé parmi nous lui inspira son chef-d'œuvre: Marat assassiné dans sa baignoire. Ce tableau sera beau partout, même dans la tribune du vieux palais de Florence. C'est la vérité dans toute sa rudesse, le réalisme dans toute sa brutalité; mais la mort est là qui répand sur cette triste tête de Marat non pas seulement le sommeil oublieux, mais le rayonnement d'une âme qui s'envole et éclaire en passant d'un dernier adieu le front, les yeux et la bouche. Voilà un chef-d'œuvre d'exécution. L'amitié a donné jusqu'au dernier coup la chaleur d'âme à ce pinceau presque toujours éteint qui a si souvent trahi l'inspiration. Ce Marat mort, si laid dans la vie, est presque devenu beau dans le miroir de l'art. On sent que le peintre lui était sympathique. Et pourtant c'est toujours la vérité qui parle. C'est bien là cette bête féroce de la bonté qui aurait volontiers supprimé la moitié du monde pour le bien de l'autre moitié; qui signait un bon de guillotine avant d'entrer dans le bain, mais qui écrivait en mourant, ainsi que le témoigne le tableau de David: «Vous donnerez cet assignai à cette mère de sept enfants dont le mari est mort pour la défense de la patrie[56]

Après Thermidor, David fut emprisonné cinq mois durant au Luxembourg. Thibaudeau, Chénier et Boissy d'Anglas le sauvèrent de l'exil, peut-être de la mort. Son exaltation démagogique s'était calmée en prison. Dans ses nuits solitaires il était descendu en lui-même et s'était jugé sévèrement. Ah! pourquoi n'était-il resté le premier de la république des arts dans ce royal atelier, tout peuplé de chefs-d'œuvre? Pourquoi s'était-il aventuré sur cette mer des tempêtes qui, plus d'une fois avait jeté sur lui des vagues de sang? il avait d'ailleurs le pressentiment que Robespierre et Saint-Just avaient enseveli la Révolution avec eux. Il se sentait impuissant dans l'avenir; il ne devait plus vivre que pour les arts, laissant l'humanité en roule ou en déroute. Dès qu'il fut libre, il se remit à l'œuvre; il peignit les Sabines, œuvre de maître, mais tableau théâtral sans tumulte, sans émotion, quoique la pensée qui le lui inspira l'eût saisi au cœur: il avait appris dans sa prison que sa femme, qui, on l'a dit, n'était plus sa femme depuis longtemps, s'épuisait en dévouement pour le sauver. Pour peindre ce dévouement, il trouva tout simple de la représenter parmi les Sabines; toujours Romain, même après la Révolution, toujours fidèle à ce paradoxe de l'abbé Galiani: «L'histoire moderne n'est que l'histoire ancienne sous d'autres noms.» David s'était étrangement mépris sur son talent en peignant ce grand tableau. C'était moins du style que de la verve qu'il fallait là. Un peu de barbarie et de primitivité dans l'exécution eût mieux valu que cette exquise politesse des contours, des mouvements et des chevelures. À force d'art, l'art lui-même est banni.

Une fois libre, David ne songea qu'à s'oublier lui-même et à faire oublier ses violences montagnardes. Mais oublia-t-il sans peine tant d'amis et tant d'ennemis morts sur la guillotine,—ces ennemis politiques qui vous disent du fond du tombeau: «Nous nous sommes tous trompés!» Çà et là, en prenant sa palette et en broyant ses couleurs, ne vit-il pas des gouttes du sang de Danton et de Camille? En 1795, l'ombre de Danton le poursuivant encore, il dessina, avec la seule force du souvenir, un beau portrait du grand révolutionnaire pour son ami M. Saint-Albin. «Tiens, dit David en contemplant la figure puissante qu'il avait retrouvée dans son cœur, c'est Jupiter Olympien que je te donne.»

C'est peut-être le seul portrait signé David qui porte, par le style, une date révolutionnaire. Il est vrai que les Montagnards de David ne sont pas effrayants, parce qu'il a éteint leur passion sous la correction glaciale de son pinceau.

Napoléon, qui voulait gouverner avec l'éclat de son génie et avec le rayonnement du génie des hommes de son temps, alla à David comme à un historien qui devait parler à tous les yeux. Il lui donna cent quatre-vingt mille francs pour ses deux grandes toiles: la Distribution des aigles et le Couronnement, qui sont au musée de Versailles. David a répété le Couronnement pour que cette œuvre courût le monde, quand l'Empereur était emprisonné à Sainte-Hélène. C'était une éloquente protestation. On l'a vue exposée jusqu'en Amérique. Après avoir tant voyagé, cette toile, venue à Paris en 1842 et mise en vente publique, a été adjugé à quinze cents francs! Ô flux et reflux de l'opinion humaine! Dans ce tableau du Couronnement, David, enlevé par l'enthousiasme public, monta jusqu'aux sommets inaccessibles de l'idéal. Son Napoléon est beau de génie, la tête de Joséphine a un rayonnement d'amour et de jeunesse. «Vous avez peint Joséphine plus belle qu'elle n'est, dit à David un grand dignitaire de l'Empire.—Allez le lui dire,» répondit-il brusquement. Le pape était d'abord un simple spectateur dans cette comédie héroïque du sacre. Il regardait Napoléon, qui, après s'être couronné lui-même, va poser la couronne sur le front radieux et triste de Joséphine. Mais Napoléon dit au peintre: «Je n'ai pas fait venir le pape de si loin pour ne rien faire. Faites-lui lever la main en signe de bénédiction[57]

David, exilé, vivait en Flandre par le corps, mais son esprit avait choisi la Grèce. Il ranimait sa vieillesse à ce soleil sans nuages de la mère patrie des arts. Les visions de sa jeunesse, Eucharis, Psyché, l'Aurore, Vénus, Achille, les trois Grâces, Apollon et Campaspe, vinrent le visiter à ses derniers jours; ou plutôt David n'a jamais été ni jeune ni vieux. Son pinceau de vingt ans n'accuse ni fougue ni vérité; son pinceau de soixante-quinze ans n'indique ni faiblesse ni défaillance, tant il est vrai que la tête d'un artiste est, comme l'a dit le poëte, un éternel printemps paré des moissons et des vendanges. Titien peignait à quatre-vingt-dix-neuf ans avec toute la chaleur de ton de ses jeunes années.

David, qui en 1789 avait peint Brutus comme par pressentiment, peignait en 1814 les Thermopyles Ce fut sa dernière page d'histoire en France, page éloquente et froide comme un discours de grand maître de l'Université. «Héroïque pensée sculptée sur la toile au moment où les alliés envahissaient la France,» dit Théophile Thoré. Au 9 thermidor, il faillit suivre sur la guillotine Robespierre, dont il fut le premier peintre; à la chute de l'Empire il fut exilé comme l'Empereur, dont il était le premier peintre. Il n'alla pas si loin, il se réfugia à Bruxelles. Vainement, M. de Humboldt tenta de l'emmener à Berlin avec le titre de ministre des arts du roi de Prusse; vainement ses enfants, ses amis, ses élèves, le prièrent d'adresser une simple requête à la Restauration pour fouler encore le sol natal. La Restauration ne voulait ni de David vivant ni de David mort. Elle ne voyait qu'un régicide de plus, dans le maître de Gros, de Gérard et de Girodet, dans le peintre de la Mort de Socrate.

Quand on étudie l'œuvre de David, on se prend à regretter qu'il n'ait pas imprimé sa pensée sur le marbre. Il était né sculpteur, avec l'amour de la ligne et la passion de l'idée; il n'a jamais rien compris aux fêtes du soleil, ses yeux ne se sont jamais enivrés de lumière. Il disait de la couleur comme Boileau disait de la rime: «Une esclave qui ne doit qu'obéir.» Si M. Thiers a savamment interprété la pensée de David dans son Salon de 1822, M. Guizot, dans son Salon de 1810, a protesté avec une souveraine raison contre cette école de David.

Quand on étudie avec quelque sollicitude l'œuvre des peintres du dix-huitième siècle, on voit que l'art français n'est pas arrivé au style de David sans transition.

De toute cette école célèbre, qu'est-il resté? «Mes disciples, disait David, ont tous la lettre du génie: Girodet, Guérin, Gérard, Gros.» Ce dernier seul a survécu, parce que sa forte nature l'a emporté au-dessus des leçons de David. Les trois autres sont des statuaires qui n'ont pas suivi leur vocation. Des élèves secondaires, qui sait aujourd'hui les noms?

David était né grand peintre, puisqu'il a reconnu ses vrais maîtres dans Phidias et Michel-Ange, puisqu'il a compris qu'en vivant dans l'intimité de leurs œuvres, il arriverait aux lois éternelles du beau. Nul peintre au monde n'a plus dessiné d'après Phidias et Michel-Ange. David a conservé jusqu'à sa mort cinq volumes in-folio d'études faites à Rome; c'était sa grammaire. Il l'emportait partout, il l'ouvrait à toute heure. Mais Phidias et Michel-Ange n'avaient pas eu besoin d'une grammaire, pour parler en toute éloquence la langue de l'art. Avec la grammaire, on craint de s'aventurer dans les régions de l'infini; on a toujours un pied sur la terre; on ne s'envole jamais au delà des nues. On fait des œuvres: on ne fait pas des chefs-d'œuvre.


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