Les Filles Publiques sous la Terreur: D'après les rapports de la police secrète, des documents nouveaux et des pièces inédites tirées des Archives Nationales
LIVRE III
De la Luxure à la Guillotine
I
Une courtisane de la Révolution. — La suave Emilie. — Le 50 et ses habitués. — Un mari qui aime les actrices. — Une épouse qui aime les chanteurs. — La conspiration de l'étranger. — Fouquier-Tinville et les dames de Sainte-Amaranthe. — La fournée du 29 prairial. — Au cimetière Sainte-Marguerite.
Dans cette cohue luxurieuse qui, au long de ces pages, s'est bousculée, heurtée, nous aimons à détacher quelques figures qui vont nous livrer le secret de la vie intime d'une des grandes amoureuses de la Révolution. Ce qui est impossible à reconstituer pour toutes ces filles publiques, inconnues ou oubliées de la Terreur, ne l'est pas pour cette Sainte-Amaranthe dont le roman commença par la luxure et s'acheva par la guillotine.
Presque pas à pas nous la pouvons suivre dès les années de ses débuts dans la galanterie jusqu'aux longues heures de son agonie. Et à l'évoquer, nous allons voir paraître, dans son ombre, la dominant presque, Emilie, la fille dont la mort fera bénéficier la mère d'une pitié indulgente, tant il est vrai qu'à celles qui aimèrent beaucoup, il importe de beaucoup pardonner.
Ce n'est point toujours une plaisanterie que celle qui attribue un officier supérieur décédé, comme père, à la fille publique soucieuse d'un nom moins roturier et de quelque décorum. Sainte-Amaranthe, ce nom, quoique « sentant trop les veuves de table d'hôte et d'hôtel garni[283] », appartenait légitimement à Mlle Jeanne-Françoise-Louise de Saint-Simon d'Arpajon, fille d'un gouverneur de Besançon. Qu'elle l'eût acquis avec le consentement de l'officier du roi, son père, cela est moins incontestable. On peut croire qu'il eut la main forcée par la grossesse un peu prématurée de Jeanne-Françoise. C'est là un cas où la coupable n'a à choisir qu'entre deux partis : entrer au couvent ou se marier. Ce fut ce dernier qu'elle prit et ainsi Mlle de Saint-Simon d'Arpajon devint Mme de Sainte-Amaranthe.
[283] Mémoires de Mlle Flore, actrice des Variétés, p. 252.
M. de Sainte-Amaranthe père était receveur général des Finances, haute fonction qu'il remplissait avec honneur et avec cette dignité qui caractérisait si bien quelques-uns des grands fonctionnaires de l'ancien régime. Le fils semble avoir eu peu de ces qualités. Son aventure avec Mlle de Saint-Simon prouve que la galanterie lui était chère, mais puisqu'il répara ce que celle avec la jeune fille eut de trop audacieux, c'est sur d'autres faits qu'il importe de le juger.
Ces faits eux-mêmes ne sont guère pour plaider en sa faveur. Mêlé à des combinaisons et à des tripotages d'argent assez louches, perdant pied de jour en jour, incapable de résister à la mauvaise fortune et à la mauvaise tournure de ses affaires, il se décida à laisser là sa femme et à disparaître. Et il disparut, en effet. On n'a jamais su avec certitude ce qu'il devint. On assura l'avoir vu cocher en Espagne, mais en négligeant d'apporter des précisions satisfaisantes. Quand, plus tard, Mme de Sainte-Amaranthe se déclarera veuve d'un officier de Louis XVI, tombé victime des troubles populaires d'octobre, on ne pourra guère lui donner un démenti, le principal intéressé ayant définitivement disparu. Deux enfants demeuraient à Mme de Sainte-Amaranthe, Charlotte-Rose-Emilie, née en 1776, et Louis, appelé Lili, né en 1779.
C'est une situation doublement douloureuse que celle d'une femme réduite au dénûment après une vie de luxe, de confort, même quand cette vie fut troublée par les premières secousses de la ruine. Il est difficile d'abdiquer ainsi des habitudes familières, d'être sa domestique quand on eut des valets et de se contenter d'un médiocre et modeste appartement alors qu'un hôtel élégant fut le vôtre. Ce fut pourtant cette lugubre destinée qui attendit Mme de Sainte-Amaranthe. Contre les coups du sort une jeune et jolie femme n'a que le recours de sa jeunesse et de sa beauté. Ce recours fut aussi celui de la mère d'Emilie. On peut donc nettement accuser le départ du mari oublieux de la prostitution, élégante, décente, mais équivoque néanmoins, où sa femme se réfugia.
Son choix, si toutefois elle eut le droit et le loisir de choisir, se porta sur un des grands seigneurs de l'époque, incarnant ce que la société polie et libertine du siècle avait de grâce, de savoir-vivre et de générosité. Le prince de Conti fut donc le premier amant de Mme de Sainte-Amaranthe, du moins celui qu'elle avoue et qu'on lui connut publiquement. Mais de quelle maîtresse quel amant ne se lasse point? Le cœur de Mme de Sainte-Amaranthe ne devait plus, désormais, rester fermé à aucune tendresse, et, sans dommage aucun, le vicomte de Pons, un peu ridé, mais aimable encore, pouvait prendre la place du prince en allé.
Quand l'argent entre dans les questions d'amour, le personnage qui l'apporte n'importe guère. Le vicomte de Pons fut donc bien accueilli et trouva chez Mme de Sainte-Amaranthe tout ce qui pouvait plaire à ses exigences de célibataire et à son plaisir amoureux.
Sans doute, dans la quiétude d'une existence heureuse, dénuée du souci matériel, Mme de Sainte-Amaranthe aurait-elle terminé sa vie, si le grand vent dévastateur de 89 n'eût abattu ce qui tentait de lui résister dans l'ancienne France. A Coblentz ou à Londres, la noblesse alla attendre l'accalmie. Elle devait l'attendre plus de dix ans. Le vicomte de Pons n'émigra point. Il espéra jusqu'au jour où l'espérance ne fut plus possible. Alors, prudemment, déguisé, il essaya de gagner la frontière où le prince de Conti l'avait précédé comme il l'avait précédé dans le cœur et dans l'alcôve de Mme de Sainte-Amaranthe. Mais, cette fois, il ne parvint pas à imiter son rival jusqu'au bout. Sa maîtresse tenait, à cette époque, au deuxième étage de l'Hôtel (garni) de Boston, rue Vivienne, une manière de salon qu'on veut nous faire admettre pour un salon de conversation. C'était, en réalité, un salon de bonne hôtesse où Mme de Sainte-Amaranthe présentait volontiers les visiteurs aux visiteuses, sans s'inquiéter des suites de ces connaissances faites à l'impromptu. On peut croire que quelque bénéfice en pouvait résulter pour elle. C'est l'instant où apparaît dans sa vie un sieur Aucane, âgé de quarante-trois ans, né à la Martinique et ancien capitaine de cavalerie au régiment Colonel-Général[284]. Fouquier-Tinville, dans un de ses derniers réquisitoires, l'accusera d'avoir entretenu avec elle « des relations les plus intimes[285] ». On peut le croire, en effet, car comment expliquer autrement la cohabitation qui commença dès lors? Un des biographes de cette femme du demi-monde de la Terreur, le plus porté à la montrer comme une pitoyable victime, écrit d'elle : « Sans appartenir à la catégorie des femmes d'utilité publique que le premier venu, en y mettant le prix, peut momentanément retirer de la circulation, Mme de Sainte-Amaranthe était une fantaisiste de l'amour, une émancipée plus encore qu'une déclassée, très éclectique dans ses goûts[286]… » Nous n'avions pas besoin de cet aveu pour croire que l'éclectisme de Mme de Sainte-Amaranthe avait admis Aucane à la succession du vicomte de Pons. Il sut d'ailleurs lui témoigner sa reconnaissance d'une façon appréciable, étant donnée la ruine qui la guettait. Aucane, intéressé comme actionnaire dans les affaires de la maison de jeu située au 50 du Palais-Egalité, en fit confier la direction à celle que l'acteur Fleury nomme « cette spirituelle Sainte-Amaranthe[287] ». Nous allons avoir l'occasion d'y revenir.
[284] Archives nationales, série W, carton 434, d. 974, II, p. 87.
[285] Ce réquisitoire écrit le 8 thermidor et prononcé le 9, fut le dernier acte de Fouquier-Tinville, comme accusateur public, qui eut une sanction juridique. Des vingt-huit accusés de cette audience, un fut acquitté, un autre mis hors des débats pour cause de maladie, et vingt et un condamnés à mort. Cinq des accusés n'avaient point été trouvés dans les prisons. Nous avons publié ce réquisitoire in extenso dans notre volume, Les Réquisitoires de Fouquier-Tinville.
[286] Henri d'Alméras, vol. cit., p. 32.
[287] Mémoires de Fleury, de la Comédie-Française (1789-1822), p. 242. — Les Mémoires de Fleury ont été rédigés sur des notes laissées par lui, par l'acteur Lafitte.
« Elle allait volontiers et facilement, écrit M. d'Alméras, des royalistes aux girondins, des girondins aux montagnards. » Parmi ces derniers, le plus brillant fut assurément le bel Hérault de Séchelles, l'aristocrate et l'Antinoüs de la Montagne. Ses relations amoureuses avec la Sainte-Amaranthe sont indéniables. « C'est elle qui a su cependant me conserver le plus longtemps, malgré mes défauts », écrit-il à une nouvelle maîtresse, à cette Suzanne Giroust, dite de Morency, dont un portrait nous est resté avec ces vers d'une naïve franchise :
La Morency, avant que de devenir la maîtresse du dantoniste, le vit avec Mme de Sainte-Amaranthe. Naturellement, peu suspecte de tendresse à l'égard de cette rivale, elle écrit dans ses mémoires romanesques : « Sainte-Amaranthe est sa maîtresse, sa sultane favorite, mais son sérail est nombreux[288]. »
[288] G… de Morency, Illyrine ou l'écueil de l'inexpérience ; Paris, chez l'auteur, rue Neuve-Saint Roch, no 111 ; Rainville ; Mlle Durand ; Favre ; tous les marchands de nouveautés, an VII-an VIII, 3 vol. in-8o. — Le quatrain que nous citons orne le portrait d'elle placé en frontispice au tome I.
Hérault de Séchelles était une belle proie amoureuse. Riche, élégant, puissant, il représentait pour Mme de Sainte-Amaranthe la sécurité dans le danger, le plaisir voluptueux et un appui financier estimable. Le brave Aucane, atteint de la pierre, acceptait volontiers le partage. Il était de la race des amants résignés. Il le montra bien lorsque, dix jours après sa frivole maîtresse, il monta sur le même échafaud. S'il faut en croire une dénonciation, il n'était cependant point le maître souverain de ce cœur de femme à la veille du retour. Un nommé Eugène, qualifié de ci-devant chevalier de Saint-Louis, est désigné comme vivant depuis plusieurs années avec elle et ce à la date du 13 frimaire an II (3 décembre 1793)[289]. On voit que le nombre des adorateurs n'était pas pour effrayer la mère de la belle Emilie. Pourtant, à ses côtés, cette fille, âgée de dix-sept ans, dans la fleur de sa grâce, lui était une redoutable concurrente. L'âge lui faisait subir ses premiers et redoutables assauts. « Quelquefois, elle n'avait que vingt-cinq ans le matin et le soir quarante », écrit d'elle son amie Armande Rolland[290]. Terrible chose pour une amoureuse qui se refuse à abdiquer! Il est vrai qu'elle résistait bien à ces outrages, c'est du moins ce que tâche à faire croire l'inaltérable et vraiment merveilleuse amitié d'Armande Rolland. Elle rapporte ce propos : « Elle disait souvent en riant et non sans vérité : « Imagine-t-on qu'avec mon teint jaune, mes yeux verts, mes cheveux gris et mon nez de travers, on m'ait créé et l'on me conserve l'existence d'une jolie femme? » Mais son sourire, sa tournure ravissante, un esprit vif et piquant, les manières les plus élégantes la faisaient triompher des plus belles[291]. »
[289] Dénonciation de Pierre Chrétien au Comité de Sûreté générale ; 13 frimaire an II. Archives nationales, série W, carton 389, no 904, II, pièce 56.
[290] A… R…, vol. cit.
[291] Ibid.
Quand une femme avoue des cheveux gris, c'est qu'elle les teint. De ce teint jaune, de ces yeux verts, de ce nez de travers, on peut douter. Ce sont là des choses qu'on reconnaît de moins bonne grâce. On peut croire, au contraire, que Mme de Sainte-Amaranthe, soucieuse et soigneuse de sa beauté, était encore, en 1793, capable et digne de recevoir les hommages d'Hérault de Séchelles, épicurien qui se connaissait en tous les genres de beauté.
Cette beauté, dont la mère conservait les admirables restes en témoignage du passé, se retrouvait tout entière chez la fille que le souvenir attendri de Fleury désigne sous le nom de « charmante et suave Emilie[292] ».
[292] Fleury, vol. cit., p. 242.
Un de ses amants, le comte Alexandre de Tilly, a laissé d'elle un portrait reconnaissant où il la déclare « la personne de France la plus universellement fameuse pour sa beauté unique ; créature ravissante que la nature s'était plu à parer de plus rares ornements et qu'elle ne montrait à la terre pour qu'en la citant toujours on n'eût plus rien à lui comparer. Elle fut la plus belle personne de Paris dans son temps ; elle le fut complètement[293]. » Cet enthousiasme pour la beauté de la divine Emilie peut paraître intéressé chez celui qui devait en conserver le souvenir voluptueux, c'est donc autre part que nous devons en chercher la confirmation. Cette fois encore, c'est Mlle Armande Rolland qu'il faut citer : « Malgré la rare perfection de l'ovale de sa figure, écrit-elle, elle n'appartenait pas au type grec, mais plutôt à celui des beautés du siècle de Louis XIV. Ses formes étaient admirables, dans de délicates proportions ; sa taille moyenne, sa démarche, ses poses réunissaient à la fois la suavité charmante et une gracieuse dignité. L'extrême régularité de ses traits ne pouvait admettre une expression très prononcée ; cependant, son sourire était un attrait de finesse qui le rendait enchanteur, et, lorsqu'il s'y joignait un certain mouvement de tête, il révélait une pensée plus significative que son langage même ne l'indiquait. Sa physionomie et son maintien étaient d'une noblesse extrême ; jamais l'idéal d'une princesse n'a été plus réalisé que dans la personne d'Emilie. »
[293] Mémoires du comte Alexandre de Tilly pour servir à l'histoire des mœurs de la fin du XVIIIe siècle ; Paris, chez les marchands de nouveautés, 1828, 3 vol. in-8o. — Ces mémoires ont été attribués à Alphonse de Beauchamp et Auguste Cavé.
L'unanimité des suffrages peut donc nous faire croire à cette beauté. Si elle demeurait si noblement pure, il n'en était point de même de la réputation d'Emilie. Les bruits de débauche, dont se faisaient l'écho quelques-uns des almanachs graveleux de l'époque, sont ici pour le moins exagérés. Nous verrons, un peu plus loin, à quelles justes proportions il convient de les réduire en toute équité. Certes, le milieu où vivait Emilie n'était guère fait pour conserver une jeune fille de son âge dans ce qu'il est convenu d'appeler les sentiers de la vertu. « Tripot, si l'on veut, confesse M. d'Alméras, le numéro 50 était au moins le plus élégant des tripots. » Comme si l'élégance pouvait être une excuse valable en cette affaire! Mais il continue : « Glaces, boiseries sculptées, fines dorures, valets bien stylés, service irréprochable, tout y révélait non seulement le luxe et la richesse, mais ce tact et ce goût des grandes maisons d'autrefois. La Borde, qui y vint un jour, se crut transporté dans le salon de jeu de Versailles[294]. » Au début, le parti royaliste se trouva là chez lui, car Mme de Sainte-Amaranthe ne s'encanailla qu'au fur et à mesure de la marche des événements. C'est bien là ce qui ressort de la dénonciation de Pierre Chrétien, au Comité de sûreté générale et de surveillance, que déjà nous avons citée :
[294] Henri d'Alméras, vol. cit., p. 112.
Il était de notoriété publique, y est-il dit, que la femme Sainte-Amaranthe tenait depuis longtemps une partie de jeux de hazards (sic) et que la maison placée au no 50 du Palais-Royal était le réceptacle de tous les plus madrés contre-révolutionnaires et escrocs[295].
[295] Archives nationales, série W 1 bis, carton 389.
On n'y dédaignait point les histoires grasses, et le comte de Montgaillard, qui semble avoir fréquenté chez Mme de Sainte-Amaranthe, conte qu'une actrice du Théâtre Italien, Mlle Adeline, s'y faisait l'écho d'une anecdote assez scandaleuse dont Louis XVI était le héros. Monsieur, ayant, assurait-elle, invité le roi à des fêtes dans sa propriété de Brunoy, y conçut le projet de le débaucher. Pour qui sait la répugnance instinctive de Louis XVI pour tout ce qui touchait la bagatelle, l'entreprise de Monsieur doit sembler bien audacieuse. Elle réussit à moitié, d'ailleurs. « Louis XVI, sortant de table, vers onze heures du soir, la tête échauffée de champagne, trouve sous la main, dans un corridor assez obscur, une jeune femme, la saisit au corps et jouit de ses faveurs : c'était la femme de chambre de Carline ; aussitôt après, Louis XVI se retire précipitamment, mais la fille court après lui et le retient par le bas de l'habit ; feignant d'ignorer que ce fût le roi, elle demanda le remerciement d'usage : « Vous mettrez cela sur le mémoire », dit Louis XVI en se dégageant[296]. »
[296] « C'est la seule infidélité connue que Louis XVI ait fait à la Reine », ajoute Montgaillard qui dit que l'histoire était garantie par M. Pigeon de Saint-Paterne, dont « la véracité était généralement reconnue ». Vol. cit., pp. 80-81.
Mais ce n'était pas toujours d'aussi réjouissantes histoires que se régalaient les familiers du 50. Au lendemain de l'arrestation de Philippe-Egalité, M. de Monville, qui assista à la chose, vint en raconter les détails chez Mme de Sainte-Amaranthe. C'était un joueur de grande marque qui, à ce titre, ne quittait le tapis vert du duc d'Orléans que pour celui de la tenancière du 50. Pendant qu'à la Convention se discutait l'arrestation du prince, il jouait avec celui-ci une partie passionnante qui ne fut interrompue que par le dîner. On le servit sur la table même du jeu au moment où Merlin de Douai accourait, en toute hâte, annoncer le vote du décret d'accusation qui devait envoyer, un peu plus tard, Egalité à la guillotine.
Le prince, à cette nouvelle, demeura atterré.
— Grand Dieu! dit-il, est-ce possible? Après toutes les preuves de patriotisme que j'ai données, après tous les sacrifices que j'ai faits, me frapper d'un pareil décret? Quelle ingratitude, quelle horreur! Qu'en dites-vous, Monville?
M. de Monville, le plus calmement du monde, après avoir dépouillé sa sole et exprimé le jus d'un citron, répondit :
— C'est épouvantable, monseigneur, mais que voulez-vous? Ils ont eu de votre Altesse tout se qu'ils pouvaient en avoir, elle ne peut plus leur servir à rien et ils en font ce que je fais de ce citron vide.
Et élégamment, M. de Monville lança les quartiers du fruit dans la cheminée, ajoutant :
— Je vous fais observer, monseigneur, que la sole doit être mangée chaude[297].
[297] Comte de Montgaillard, vol. cit., pp. 151, 152.
C'est ainsi que, le dos au feu, d'un air dégagé, M. de Monville faisait part de l'événement aux dames de Sainte-Amaranthe. Mais des conteurs du genre de M. de Monville devaient bientôt céder la place à des hommes qui, pour ne point être moins aimables, étaient cependant d'un autre monde. Ce fut le temps où Manuel, Petion, Siéyès, Chapelier, Antonelle, l'homme des cailles au gratin, Merlin, Vergniaud, Buzot, Barnave et Louvet vinrent chercher là le reflet de la République athénienne, policée, aimable, élégante, et le sourire d'une Aspasie nouvelle aux lèvres charmantes de la suave Emilie. M. de Laplatière y présenta Camille Desmoulins, à qui Emilie fit compliment de la beauté de Lucile pour s'attirer involontairement ce madrigal :
— Oui, citoyenne, Lucile est bien belle, car elle le serait même auprès de vous[298].
[298] Lefebvre Saint-Ogan, Les Dames de Sainte-Amaranthe ; la Nouvelle Revue, novembre 1894.
Le temps était à ces berquinades galantes, et un ami de Camille Desmoulins, Beffroy de Reigny, son condisciple à Louis-le-Grand, le cousin Jacques populaire, ne remplissait-il pas d'amoureuses plaisanteries en l'honneur de comédiennes aimées, les imprimés les plus graves des Comités civils? Ce certificat de Cythère délivré par lui à la soubrette du Théâtre-Français, Sophie Devienne, n'est-il pas caractéristique de l'époque, lui aussi, en alliant ainsi, sur un papier officiel, le madrigal à la souriante ironie?
(texte en annexe)
Mais que cette société de bon ton ne nous fasse pas oublier que Mme de Sainte-Amaranthe donnait aussi à jouer, qu'autour des tapis verts de ses beaux salons s'exaltaient les mêmes fièvres, se cabraient les mêmes désespoirs que ceux des autres tripots. Mais, ici, du moins, les filles publiques n'avaient pas accès, et leurs invites non déguisées ne détournaient pas des bonnes et complaisantes hôtesses des hommages qui n'étaient destinés qu'à elles[299].
[299] Voici comment Fleury, dans ses Mémoires, p. 244, enguirlande de périphrases, le rôle des dames de Sainte-Amaranthe, au tripot du 50 du Jardin-Egalité : « Ces souveraines de salon devinrent d'humbles hôtelières, elles tinrent une table où l'on donnait à manger à un prix très modéré : ainsi elles vécurent et firent vivre. « Les crédits me tuent », disait plaisamment la gente Emilie en soulevant de ses mains délicates un trousseau de clefs reluisantes. » Le tableau est joli, il n'y manque cependant que les amants et les pontes.
Ce fut là que le fils de l'ancien lieutenant de police Sartine vint chercher celle qui allait devenir sa compagne. C'était ce qu'aujourd'hui nous appellerions un viveur, c'est-à-dire grand coureur de filles d'opéra qui lui avaient, avant son mariage, croqué plus de 300 000 francs de rente[300], « personnage très insignifiant, à la taille ramassée, à la figure poupine, et qui devait presque tout son mérite à la supériorité de son tailleur[301] ». Sur le tapis vert du 50 il était venu, comme tant d'autres, tenter et lasser la fortune, plus soucieux cependant d'attirer les regards d'Emilie que de suivre le jeu de la boule d'ivoire de la roulette. Pour l'amour de ces beaux yeux, il perdit tout ce qu'il voulut et tout ce qu'on voulut. C'était bien ce que le comte de Tilly appelait un « petit extrait de machine à argent pour toutes les courtisanes de Paris ». Ses aventures avec diverses demoiselles de théâtre, Fouquier-Tinville, lors de sa comparution devant le Tribunal révolutionnaire, le 29 prairial, les lui reprocha, disant : « Ce Sartine fils, plus connu par son immoralité individuelle que par les crimes de son père. »
[300] Lefebvre Saint-Ogan, ouvr. cit.
[301] H. d'Alméras, vol. cit., p. 131.
Lors de ses visites au tripot du 50, il représentait pour Mme de Sainte-Amaranthe quelque chose de cette ancienne grande société dont ses galanteries l'avaient exclue. Comme tous les royalistes, elle ne considérait la Révolution que comme une crise de courte durée dont la fin ramènerait la noblesse, rouvrirait les salons fermés et remettrait la canaille à la raison. Cette illusion la faisait demeurer à Paris, en France, jugeant inutiles les dangers d'une émigration qui ne pouvait se prolonger. Ayant le fils Sartine pour gendre, ce monde qui s'était fermé devant elle allait se rouvrir, l'accueillir en belle-mère de qualité, en parente d'un ancien ministre du roi, d'un ancien premier magistrat de Paris. Il est facile de présumer que ce furent là surtout les raisons qui lui firent pousser Emilie à épouser ce singulier prétendant.
Emilie venait de traverser une grande crise morale dont elle sortait le cœur brisé. Le comte de Tilly avait été son premier amour, et, en libertin de qualité, après avoir tâté de ce jeune et beau fruit, il l'avait laissé là pour courir à d'autres aventures plus piquantes, car il adorait l'imprévu et ne répugnait pas à la vulgarité qui fut la caractéristique de plusieurs de ses liaisons passagères. Plus tard, se souvenant d'Emilie, il écrivait dans ses Mémoires : « Mon cœur a aimé d'autres femmes davantage… » et certainement il ne mentait pas à sa pensée pour Emilie, mais il mentait à la mémoire de toutes les autres qui lui avaient passé dans les bras.
Cette passion contrariée, mouvementée, clandestine, faite de rendez-vous en des mansardes, de billets doux écrits avec du sang, de serments éternels comme tous les serments de ce genre, cette fièvre, où la chair tenait assurément plus de place que le cœur, avait laissé Emilie épuisée, lasse au point de tomber dans les bras du fils Sartine puisqu'il les ouvrait et que sa mère l'y poussait. Bizarre union! Etrange ménage! La femme chercha des consolations amoureuses autre part que chez son mari, et celui-ci retourna aux actrices dont il était décidément engoué au point qu'on ne saurait dire, et qui, d'ailleurs, lui montrèrent une complaisance voluptueuse sans pareille dont il usa avec une extrême licence.
C'est ainsi qu'il se trouva succéder, suivant Montgaillard, d'ailleurs fort réservé sur cet objet, à Tilly dans les faveurs de Mlle Adeline, du Théâtre Italien. Tilly lui avait joué un vilain tour en lui empruntant de l'argent. La somme assez considérable, semble-t-il, empochée, il avait été courir le tendron en quelque autre endroit. C'étaient là choses que Tilly chérissait d'une particulière faiblesse. Fut-ce pour réparer les brèches faites à son crédit qu'Adeline se tourna vers le fils Sartine? C'est un point trop délicat et qu'il est difficile de fixer. Sartine avait encore des débris de la grande fortune paternelle et il était, en outre, intéressé dans les bénéfices du 50 au point qu'on l'en considérait comme un des principaux « souteneurs[302] ».
[302] Chrétien, dénonciation déjà citée.
Emilie laissa son mari aux actrices. Ce lui semblèrent des détails en tous points indignes d'attirer l'attention, d'autant plus que Tilly avait un remplaçant dans son cœur où M. de Sartine ne trouva jamais place.
Le nouvel élu était le sieur Elleviou. Il avait à cette époque vingt-trois ans, étant né à Rennes en 1769, et était en cette année 1792 la coqueluche des habituées du Théâtre Favart. En 1790, le 19 avril, il y avait débuté dans le Déserteur, et sa voix, sa tournure, sa prestance lui avaient valu les plus aimables succès. Il était d'ailleurs vain, nous a-t-on dit, du suffrage des belles[303], et ce désir de plaire, de conquérir altérait la simplicité de son jeu et lui avait fait la réputation d'un bellâtre et d'un fat[304], ce qu'il était en toute vérité.
[303] Biographie des hommes vivants ; Paris, Michaud, octobre 1816-février 1817, tome II, p. 518.
[304] Cette fatuité, cette prétention lui firent abandonner, pour rentrer dans la vie privée, le théâtre où on lui refusait 40.000 francs d'appointements. Non content de ses succès d'acteur, il désira les lauriers de l'auteur et fit jouer, en 1805, un opéra-comique, Délia et Vordikan, musique de Berton, qui fut outrageusement sifflé et tomba à plat.
Ce fut là le gaillard dont s'amouracha la belle Emilie. Elle pouvait, certes, plus mal choisir, car Elleviou, malgré ces défauts, qui n'étaient que le résultat de ses succès galants, était un honnête homme. Il n'avait pas la déplorable renommée qu'acquirent depuis des ténors fameux, forts en voix, et dont les succès rapportèrent mieux que des satisfactions amoureuses.
Dans l'orage augmentant de jour en jour, cet amour d'Emilie pour Elleviou grandit, devint passion et ne connut bientôt plus aucune contrainte. Le chanteur lui adressait, en grand secret, des épîtres enflammées et dont le moins qu'on saurait dire c'est qu'il ne s'en pouvait voir de plus galantes. Mais ce n'étaient là que de petits jeux qui demandaient d'autres satisfactions.
C'est à Sucy, en Brie, dans un château, ancienne gentilhommière assez rustique et mal commode, que le roman devait avoir son dénouement et la tragédie son prologue.
La mort des Dantonistes devait être fatale pour Mme de Sainte-Amaranthe. Outre Hérault de Séchelles, qui venait pour l'amour, elle avait reçu, assez familièrement, le conventionnel Chabot, l'ex-capucin, qui venait pour affaires. Quelles étaient-elles exactement? Il semble assez difficile de faire la lumière dans les ombres fumeuses de ce procès qui trouva, on le sait, sa source dans le privilège de la Compagnie des Indes et sa liquidation. Or, Mme de Sainte-Amaranthe possédait des actions de la Compagnie des Indes, et les attentions pour Chabot, les fréquentes visites qu'il faisait au 50, peuvent s'expliquer assez plausiblement quand on réfléchit au rôle du conventionnel dans l'affaire de la Compagnie. Donnait-il des conseils à Mme de Sainte-Amaranthe? La prévenait-il des intentions des Comités? La conseillait-il dans la vente de ses actions? Toutes questions qu'on ne peut élucider avec certitude et sur lesquelles les débats du procès des Dantonistes n'apportent qu'une confuse lumière.
Le 16 germinal allait voir tomber les têtes des deux plus puissants, plus précieux protecteurs de Mme de Sainte-Amaranthe. Une même fosse, au cimetière des Errancis, dans le faubourg de la Petite-Pologne, mêlerait les cendres de Chabot à celles d'Hérault de Séchelles dans la terre qui allait, pour l'éternité, garder les ossements de Danton et de Camille Desmoulins.
(Collection Saffroy.)
Cette intimité des Dantonistes avec les tenancières du 50 n'était pas un secret dans Paris. A Sucy, Mme de Sainte-Amaranthe, Emilie, Sartine crurent la faire oublier. Aucane était de la compagnie. Il espérait pouvoir jouir en paix d'une conquête qui lui avait demandé une patience si digne d'un meilleur sort et d'un meilleur objet. Le château de Sucy — disparu un peu après 1870 — était une grande bâtisse située dans un paysage charmant, coupé d'eaux vives qui faisaient tout le mérite et le seul agrément de la villégiature. Depuis quelques mois, la famille vivait là, ne venant que rarement à Paris, prêtant l'oreille anxieusement aux grondements de la grande ville. Mais, en l'ignorant, ils étaient surveillés étroitement, épiés avec soin, et cela c'était à Elleviou qu'ils le devaient.
Le chanteur, les soirs où il n'était point retenu au théâtre, prenait un cabriolet et gagnait Sucy. Laissant la voiture en un endroit sûr, il prenait, à travers champs, le chemin du château. Dans un des murs de l'enclos s'ouvrait une petite porte basse dont il avait la clef. Dans l'ombre des charmilles, il guettait le signe convenu avec Emilie. A l'aide d'une lumière elle rassurait le chanteur. C'est qu'il pouvait entrer. Se glissant au long des murs, il pénétrait dans la chambre de sa maîtresse par un petit escalier dérobé. Elle l'attendait, toute frissonnante, éperdue, goûtant sur ces lèvres aimées le poison des tendresses adultères. Bien avant que se levât l'aube, Elleviou partait, retrouvait le cabriolet et regagnait Paris, épuisé, las, effondré, heureux.
Un soir, il faillit être surpris, quoique la complicité de Mme de Sainte-Amaranthe et des hôtes du château, hormis cet étourneau de Sartine naturellement, lui fût acquise. Ses venues nocturnes à Sucy avaient donné l'éveil. Dans cet amant volant au rendez-vous voluptueux, les patriotes de l'endroit avaient vu un conspirateur se rendant au rendez-vous d'un complot, et il n'était plus personne à Sucy et au château, toujours hormis Sartine, qui ignorât qu'un homme pénétrait chaque nuit dans la demeure endormie où ne veillait, à la vitre du premier étage, que la lumière d'Emilie.
(Portrait dessiné par Bonneville.)
Ces visites devaient avoir la conséquence qu'on peut deviner. Un soir des derniers jours de frimaire an II (décembre 1793), une patrouille armée, sous la conduite des officiers municipaux de Sucy, pénétra dans le château. Elleviou venait d'arriver et tout allait se découvrir au cours de la perquisition. Sartine n'ignorerait plus rien de son malheur conjugal. Armande Rolland, qui, ce soir-là, avait dîné avec ses amies, monta à la chambre d'Emilie la prévenir du danger menaçant. Bien lui en prit, car la patrouille montait les escaliers. Au seuil de la chambre d'Emilie, elle trouva la jeune femme lui faisant l'hommage d'un flot de rubans tricolores. L'orage était détourné, on ne suspecta rien, on négligea de visiter le placard où, une sueur d'angoisse aux tempes, le cœur battant à grands coups, se terrait Elleviou. La patrouille partie, il reprit son cabriolet et, pendant quelques jours, ses visites cessèrent.
Mais des cœurs, même les plus craintifs, l'amour fut toujours le maître. Elleviou redoubla de précautions et revint à Sucy. Au haut du petit escalier, Emilie éperdue, palpitante, tombait dans ses bras.
Ces événements avaient précédé la chute des Dantonistes, et déjà, vers pluviôse, les dames de Sainte-Amaranthe, ne se doutant pas d'où le danger les menaçait, pouvaient se croire en sécurité. Au cours de ses voyages à Paris, la mère d'Emilie voyait Chabot et Chabot apportait de meilleures nouvelles, des promesses de pacification prochaine. On était au début de germinal. Avec les promesses rassurantes de Chabot, Mme de Sainte-Amaranthe avait regagné Sucy. Le 11, la catastrophe éclata. Dans la nuit, des patrouilles parcoururent le district des Cordeliers. Cour du Commerce, elles arrêtèrent Danton ; place de l'Odéon, Camille Desmoulins. Fabre d'Eglantine était arrêté, Bazire était arrêté, Lacroix était arrêté, Chabot était arrêté, Hérault de Séchelles était arrêté. Les portes de la prison du Luxembourg se refermèrent sur eux.
Nous l'avons dit : on n'ignorait rien dans les Comités du gouvernement et dans le public des relations de quelques-uns des Dantonistes avec le tripot du 50. S'en souvint-on dans la nuit du 31 mars? C'est probable, car le lendemain, 1er avril (12 germinal), vers neuf heures du soir, le château de Sucy était investi pour la seconde fois. Le chef de la troupe était porteur d'un ordre d'arrestation visant tous les habitants du château. Il fallut cependant en excepter Aucane, infirme, cloué au lit par sa maladie, la pierre, qui devait le priver de la lugubre satisfaction d'accompagner ses amis sur la même charrette le 29 prairial suivant.
Cette même nuit, Mme de Sainte-Amaranthe, Emilie, Lili, Sartine furent dirigés sur Paris. Ils arrivèrent vers l'aube pour être écroués à Sainte-Pélagie. Ce n'était point alors une de ces prisons que Nougaret, dans son Histoire des Prisons, appelle prisons muscadines. Mme Roland, dans ses Mémoires, a laissé du séjour qu'elle y fit un tableau à la manière noire nullement exagéré. « Le corps de logis destiné aux femmes, écrit-elle, est divisé en longs corridors fort étroits, de l'un des côtés desquels sont de petites cellules ; c'est là que, sous le même toit, sur la même ligne, séparée par un léger plâtrage, j'habite avec des filles perdues et des assassins. A côté de moi, est une de ces créatures qui font métier de séduire la jeunesse et de vendre l'innocence ; au-dessus, est une femme qui a fabriqué de faux assignats, et déchiré sur une grande route un individu de son sexe, avec les monstres dans la bande desquels elle est enrôlée ; chaque cellule est fermée par un gros verrou à clef qu'un homme vient ouvrir tous les matins en regardant effrontément si vous êtes debout ou couchée ; alors leurs habitants se réunissent dans les corridors, sur les escaliers, dans une petite cour ou dans une salle humide et puante, digne réceptacle de cette écume du monde[305]. »
[305] Mémoires de Mme Roland, édit. de 1865, tome II, pp. 63, 64.
Il n'y avait point que « l'écume du monde » à Sainte-Pélagie, en 1794. Les suspects nobles en avaient fait un des derniers salons de réception de Paris, tout comme dans les autres prisons où on continuait la vie mondaine et élégante interrompue par la Terreur. Ce milieu ne fit pas à Mme de Sainte-Amaranthe l'accueil qu'elle se flattait de mériter. Tout comme les Jacobins, les ci-devants de Sainte-Pélagie lui reprochaient ses relations avec les Dantonistes. C'était le seul terrain sur lequel les deux partis s'entendaient à merveille.
De la vie heureuse et libre des vertes campagnes de la Brie, tomber aux horreurs des sombres cellules de Sainte-Pélagie, ce fut un terrible changement auquel les dames de Sainte-Amaranthe surent mal résister. On devine leurs dégoûts, leurs transes, leurs larmes des premiers jours. Peu à peu, les jours passant, les semaines succédant aux semaines, elles s'habituèrent au régime de la prison. Philosophiquement, dès les premiers jours, M. de Sartine en avait pris son parti.
Dans le courant de floréal, un peu plus d'un mois après son arrestation, Lili était tombé malade. On obtint de le faire transférer à la prison dite des Anglaises de la rue de Lourcine. Sa mère et sa sœur le suivirent, et c'est là que, le 28 prairial an II (16 juin 1794), l'huissier du Tribunal révolutionnaire vint, en les cherchant pour les mener à la Conciergerie, leur remettre leur acte d'accusation.
Elles commençaient, en ce moment, à renaître à l'espérance. Depuis deux mois et demi qu'elles étaient détenues, leurs premières alarmes s'étaient dissipées. On les oubliait, et c'est de cet oubli qu'elles attendaient leur salut. Triste et chétive illusion que chaque jour approchait de sa fin! La visite de l'huissier le 28 prairial vint cruellement les détromper.
(Archives Nationales.)
Que s'était-il passé? Pourquoi, brusquement, alors que rien ne le faisait prévoir, les transférait-on à la Conciergerie où on n'entrait que pour monter au Tribunal révolutionnaire et marcher de là vers la dernière charrette? Au numéro 4 de la rue Favart habitait le conventionnel Collot d'Herbois, l'ancien comédien, qui devait faire payer cher à Lyon les sifflets dont les spectateurs l'y avaient jadis régalé. Pénétrant chez lui, dans la nuit du 3 au 4 prairial (22-23 mai), il avait essuyé, dans l'obscurité de l'escalier, deux coups de pistolet tirés par un individu qui s'y était caché. Collot d'Herbois, manqué, rebroussa en toute hâte son chemin, criant à la garde. Quand elle accourut du poste de la section Lepelletier, l'assassin, réfugié dans une chambre du haut de la maison, menaçait quiconque s'approcherait de le tuer sur-le-champ. On défonça la porte, un serrurier qui prêtait main forte reçut un coup de pistolet, mais le meurtrier fut terrassé, emporté parmi les vociférations des locataires accourus au tapage.
C'était un nommé Admiral.
Le lendemain de cette nuit, vers le crépuscule, une jeune fille de bonne mine, portant au bras un petit panier, pénétrait dans la maison sise au numéro 366 de la rue Saint-Honoré, section des Piques, ci-devant Vendôme. A cet instant, une autre jeune fille sortait de la maison, descendant la double marche qui, dans la cour, donnait accès à une porte des bâtiments de derrière. La jeune fille au panier, s'adressant à celle qui venait à sa rencontre, lui demanda :
— Le citoyen Robespierre est-il visible?
La réponse ayant été négative, la jeune fille reprit :
— Il est fonctionnaire public, c'est donc qu'il est fait pour répondre à ceux qui se présentent chez lui.
Le ton impertinent de cette phrase attira dans la cour deux citoyens qui attendaient, eux aussi, Robespierre. N'ayant pas reçu de réponse qui pût les satisfaire aux questions qu'ils posèrent à la jeune fille, ils l'emmenèrent au Comité de Sûreté générale. Là, on lui vida les poches. Elles contenaient deux petits couteaux.
La jeune fille était Cécile Renault.
Cette arrestation, succédant à celle d'Admiral, souleva Paris. Il était hors de doute qu'après Collot d'Herbois, Maximilien de Robespierre avait, par miracle, échappé à la mort, au poignard d'une nouvelle Corday.
Admiral, natif d'Auzelles, dans le Puy-de-Dôme, successivement valet du ministre Bertin, domestique du marquis de Manzy, employé à la Loterie royale, avouait d'ailleurs nettement son intention criminelle. Son seul regret, c'était d'avoir manqué « ce scélérat de Collot ».
Cécile Renault, au contraire, fille d'un petit papetier de la rue de la Lanterne, dans la Cité, niait toute intention homicide. Elle reconnaissait s'être rendue chez Robespierre pour voir « s'il lui convenait », pour se rendre compte « comment était fait un tyran[306] ». Elle regrettait, en outre, le roi et se déclarait prête à verser son sang pour le trône. En prévision de son arrestation, elle s'était munie de quelques hardes pour être conduite en prison et « de là à la guillotine ».
[306] Interrogatoire de Cécile Renault devant le Comité de Sûreté générale et de Surveillance de la Convention nationale, quartidi prairial an II.
Ces deux attentats formèrent la base de la conspiration dite de l'Etranger.
Quelques historiens se sont évertués à prouver que cette conspiration n'existait que dans l'imagination délirante des conventionnels terrorisés par les menaces d'assassinat. Il apparaît cependant, nettement, clairement, qu'elle exista en réalité et que son principal fauteur fut ce Jean de Batz dont M. G. Lenôtre a fait le héros d'un roman que ne désavouerait pas le plus fécond de nos Alexandre Dumas du Petit Journal[307]. Ancien député de la noblesse aux Etats-Généraux, le baron de Batz avait conçu le plan vague et fumeux que conçurent tous les conspirateurs royalistes sous la Terreur. C'est ainsi que, comme entrée en matière, il avait projeté d'enlever, le 21 janvier 1793, la voiture du roi mené au supplice. La tentative eut lieu indiscutablement à l'endroit où la rue de Cléry joint le boulevard Bonne-Nouvelle. La troupe du baron de Batz semble avoir été peu nombreuse. Deux hommes furent tués sur la place, tandis que de Batz et son complice Devaux fuyaient. Quel était leur but? Enlever le roi? Ils étaient huit ou dix réunis pour l'entreprise. Le roi enlevé, qu'auraient-ils fait? Imaginaient-ils que la troupe bordant le boulevard, les escadrons entourant la voiture, se seraient déclarés pour eux? Cette incohérence dans les plans les plus audacieux fut toujours celle du baron de Batz. Elle donne le degré d'intelligence de cet individu, qui n'eut que celle d'échapper aux policiers de la Terreur, et de laisser immoler à sa place ceux qu'il avait enrôlés dans ses machinations puériles et tragiques.
[307] G. Lenôtre, Un conspirateur royaliste sous la Terreur : le baron de Batz (1792-1795).
Ce fut donc la main de cet aventurier que les Comités du gouvernement et la Convention nationale crurent reconnaître dans les attentats des 22 et 23 mai. Là, peut-être, pour la première fois, on l'accusait à tort. Son plan de conspiration n'avait certainement pas prévu de cette manière l'assassinat de Collot d'Herbois et de Robespierre ; sa puérilité et son dédain des moyens à employer n'allaient pas jusqu'à dépêcher chez l'Incorruptible Cécile Renault avec ses deux petits couteaux enfantins.
Mais sa maîtresse, l'actrice Grandmaison ; son ami, Cortey, l'épicier qui lui avait donné asile ; Devaux, qui l'avait secondé dans le coup de main du 21 janvier 1793 ; Potier, qui fournissait, au nom du Comité de la section Lepelletier, de fausses cartes de civisme et des passe-ports en blanc ; d'autres encore étaient détenus, tous complices de de Batz dans la conspiration de l'Etranger. L'affaire Cécile Renault-Admiral donna l'occasion à la Convention de juger l'affaire d'une manière suffisamment terrible pour frapper de terreur tous ceux-là qui seraient encore tentés de s'associer à l'insaisissable de Batz.
Le 26 prairial (14 juin), le conventionnel Lacoste donna lecture, au nom des Comités, à la Convention des rapports sur la conspiration, et le même jour était voté un décret qui renvoyait devant le Tribunal révolutionnaire, sans délai aucun, trente-neuf individus, savoir : Cécile Renault, Admiral, Roussel, Cardinal, Devaux, la fille Grandmaison, la femme Grimoire, Potier (de Lille), Virot-Sombreuil père, Virot-Sombreuil fils, Rohan-Rochefort, Laval-Montmorency, de Pons, Jardin, Lafosse, Burlandeux, Saint-Maurice, Ozanne, Sartine fils, femme Sainte-Amaranthe, femme Sartine, Sainte-Amaranthe fils, Cortey, Egré, Karadek, Paumier, Lecuyer, Bassancourt, femme d'Esprémenil, Viart, Marsan, d'Hauteville, Comte, Mesnil-Simon, Deshaies, Sauge, Nicole, Tissot, Michonis. Le plus âgés des accusés avait soixante-quatorze ans, c'était F. C. Virot de Sombreuil, ci-devant gouverneur des Invalides ; le plus jeune avait dix-sept ans, c'était Lili.
C'est ici que la question se pose : pourquoi et comment les Sainte-Amaranthe se trouvent-ils sur cette liste? Nous n'hésitons pas à répondre : à cause de leurs relations avec les Dantonistes, et l'explication de la chose est simple. Chabot avait été, sinon acheté, du moins pressenti par de Batz. Cela était un fait patent depuis le procès de germinal. Or, puisqu'il s'agissait de frapper à la fois tous les complices du conspirateur royaliste, le nom de Mme de Sainte-Amaranthe devait fatalement se trouver parmi ceux de la fournée. Point n'est besoin, comme le font MM. Lenôtre et d'Alméras, de l'attribuer aux dénonciations dont elle aurait pu être l'objet. Les plus terribles des dénonciations contre elle, c'étaient ses relations avec les guillotinés du 16 germinal.
* *
Débats rapides, procès jugé d'avance. Le décret de la Convention avait touché ces têtes.
Les accusés furent tous condamnés à mort. A trois heures, ils descendirent du tribunal dans la salle basse de l'arrière-greffe où Sanson les attendait pour la toilette. Lugubre spectacle! Sous les mêmes ciseaux tombèrent les boucles blanches des vieux, les boucles blondes des jeunes. Emilie coupa elle-même ses cheveux et les remit (c'est du moins ce que Fleury assure) au directeur de la Conciergerie, disant :
— Tenez, monsieur, j'en fais tort au bourreau[308], mais c'est le seul legs que je puisse laisser à nos amis[309]…
[308] Nous avons démontré dans notre volume, La Guillotine en 1793, p. 275, que c'était la femme du concierge Richard qui vendait les cheveux des condamnés.
[309] Fleury, vol. cit., p. 253.
Elle songeait à Elleviou.
Lui-même, l'amant des derniers jours heureux de Sucy, qu'était-il devenu? Où était-il maintenant? Peut-être parmi la foule attendant la sortie des charrettes de la Cour de Mai, guettait-il le dernier regard de la maîtresse d'autrefois?
Silencieuse, Emilie attendait dans la tragique salle le départ. Mme de Sainte-Amaranthe était stupide d'épouvante ; Lili pleurait.
Puisque c'est ici qu'il se place, parlons du rôle qu'on attribue à Fouquier-Tinville en cet instant.
« Posté dans la chambre du concierge Richard, écrit M. d'Alméras, en examinant à travers la fenêtre Mme de Sainte-Amaranthe et sa fille, il fut aussi indigné que surpris de leur calme.
— Voyez donc, s'exclama-t-il, comme elles sont effrontées! Il faut, dussé-je manquer mon dîner, que je les accompagne jusqu'à l'échafaud pour voir si elles conserveront ce caractère[310]. »
[310] H. d'Alméras, vol. cit., p. 275.
Montgaillard rapporte la même phrase, mais ajoute : « Cette atroce saillie fut proférée au sujet de la princesse de Monaco[311]. »
[311] Comte de Montgaillard, vol. cit., p. 203.
Amaranthe ou Monaco, qu'importe! puisque le mot est assurément apocryphe et fait partie des mille et une lâchetés dont on charge, bien gratuitement et sans preuves, la mémoire blasphémée de Fouquier.
Un contemporain, qui, lui aussi, s'est fait l'écho de l'incident, rapporte la phrase plus brièvement :
— Parbleu, dit Fouquier, voilà une bougresse bien effrontée[312]!
[312] A. J. T. Bonnemain, Les Chemises Rouges ou Mémoires pour servir à l'histoire du règne des anarchistes ; Paris, an VII, 2 vol. in-12.
C'est, par un mot, odieux et inutile, réclamer pour Emilie le bénéfice d'une pitié que ses dernières heures lui assurent largement.
Au moment où les condamnés allaient monter dans les charrettes, Fouquier se souvint de l'ordre donné par les Comités, de les revêtir de la chemise rouge des parricides, cette chemise qui avait voilé les épaules de Charlotte Corday et « ajouté une pourpre éclatante à ses couleurs virginales[313] ». En hâte, on courut quérir de l'étoffe rouge chez les marchands de nouveautés du quartier. A grands coups de ciseaux on y tailla des loques qu'on noua au col des condamnés, et c'est ainsi parés qu'ils montèrent sur les charrettes.
[313] Charles de Lacretelle, Testament philosophique et littéraire, tome II, p. 267.
Une énorme clameur les accueillit.
Cette journée du 29 prairial fut splendide avec son crépuscule incendié de soleil, l'apothéose de la lumière triomphante au beau ciel de juin.
Un appareil de force guerrière imposant entourait les charrettes. Des canons roulaient au-devant du cortège avec leurs servants, mèche allumée à la main. Des cavaliers caracolaient en escadrons au long des voitures où se serraient les condamnés de cette tragique et suprême fournée de la Terreur.
C'est à Cécile Renault, totalement indifférente[314], à Nicole, la femme de chambre de la Grandmaison, et à Emilie qu'allaient tous les regards. Elles étaient là, au long des rugueuses ridelles, tout le charme, toute la grâce et toute la beauté.
[314] H. L. M. Desessarts, Procès fameux jugés depuis la Révolution, contenant le détail des circonstances qui ont accompagné la condamnation des grands criminels et des victimes qui ont péri sur l'échafaud ; Paris, an VII, in-12.
Mais ce suprême hommage à ses charmes périssables, ce n'était point cela qu'Emilie cherchait dans cette foule tour à tour vociférante, silencieuse, tumultueuse ou exaspérée. Ce qu'elle cherchait, c'était le regard d'Elleviou, la présence d'Elleviou.
Brusquement, elle le vit.
Il suivait les charrettes, blême, la sueur de l'angoisse au front, les mains crispées, amant qui précède la maîtresse au lieu du sacrifice.
Lentement, dans les adieux de la lumière déclinante, on approcha de la Barrière du Trône Renversé où, depuis le 25 prairial, fonctionnait la guillotine reculée de la place de la Bastille à ces confins du faubourg. Dans la morne solitude de la plaine, elle s'élevait là, se détachant en angles aigus sur l'horizon de verdure de Vincennes. Sanson et ses aides, au haut du tréteau, attendaient les charrettes.
Vingt-huit minutes suffirent à la terrible chose.
Lili monta avant sa mère, Emilie la suivit.
Admiral se coucha le dernier sur la rouge bascule.
Le soir commençait à descendre.
Les cinquante-quatre corps ruisselants de la fournée furent jetés dans la paille des charrettes, et, lentement, au pas lassé des chevaux, elles remontèrent vers Charonne. Là, rue Saint-Bernard, à l'ombre de l'église Sainte-Marguerite, dans le cimetière où les morts du 14 juillet 1789 avaient été inhumés, une profonde tranchée attendait les corps décapités.
(Archives nationales, série W, carton 389, dossier 904, II, pièce 65.)
(texte en annexe)
Pêle-mêle, ils y furent jetés, le prince de Rohan-Rochefort et l'épicier Cortey, le concierge Paindavoine et le limonadier Michonis, la divine Emilie et la petite Cécile Renault, le sanglant holocauste que de Batz offrait aux mânes royales. La même chaux recouvrit les corps mutilés. On jeta les têtes dans la fosse à moitié comblée, et peut-être celle d'Emilie heurta-t-elle le chef blême de son mari à qui elle accordait, dans la terre trempée, le dernier et premier baiser[315].
[315] Le cimetière Sainte-Marguerite a disparu il y a quelques années. On y a bâti une crèche. Un bâtiment laid et stupide écrase cette terre gorgée des ossements de la Terreur. C'est à un conseiller municipal nationaliste, dont il convient d'oublier et de dédaigner le nom, que nous devons ce sacrilège.