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Les Français en Amérique pendant la guerre de l'indépendance des États-Unis 1777-1783

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VI



La guerre se fit à la fois sur trois points du continent américain: aux environs de Boston, de New-York et de Philadelphie; dans le Canada, que les Américains voulaient cette fois entraîner dans leur cause et d'où les Anglais partirent pour prendre à revers les révoltés; enfin dans le Sud, autour de Charleston et dans les Carolines.

Les débuts du conflit furent heureux pour les Américains. Leurs milices, plus fortes par le sentiment de la justice de leur cause que par leur expérience de la guerre et par la discipline, battirent à Lexington (avril 1775) un détachement anglais. On assiégea le général Gage dans Boston. Le Congrès confia à Washington 71 la tâche difficile d'organiser les bandes de miliciens et de les mettre en état de vaincre les troupes aguerries de la Grande-Bretagne. Ce fut un grande acte de patriotisme de la part de ce généreux citoyen d'accepter une pareille mission. Du jour où, sans ambition comme sans crainte, il prit en mains la conduite des affaires, il ne perdit plus de vue les aspirations du pays. Il ne désespéra jamais de leur réalisation, et si, dans les moments critiques, aux jours où la cause de l'indépendance paraissait le plus compromise, il eut quelques instants de découragement, il sut du moins empêcher par son attitude ses concitoyens de se laisser entraîner à un pareil sentiment. Il les retint autour de lui et leur communiqua sa confiance dans l'avenir. Après le succès, redevenu simple particulier, il voulut vivre tranquille dans sa maison de Mount-Vernon, en Virginie. L'indépendance de sa patrie était la seule récompense qu'il attendait de ses efforts. Chez les Américains, il est «l'homme qui avait été le premier dans la guerre, le premier dans la paix, le premier dans le coeur de ses compatriotes.» L'histoire lui a rendu justice, et, chez tous les peuples son nom est resté le plus pur.

Note 71: (retour) Nous ne voulons pas entreprendre de rappeler les hauts faits de ce grand homme dont la mémoire est chère à tout coeur américain. Outre qu'une pareille tâche est tout à fait en dehors du cadre que nous nous sommes proposé de remplir, nous reconnaissons trop bien le talent et le coeur avec lesquels plusieurs illustres écrivains s'en sont acquittés avant nous, pour que nous ayons la prétention de traiter ce sujet. Washington est d'ailleurs un de ces héros dont la gloire, loin de s'effacer, grandit à mesure que les années s'écoulent. Plus l'esprit humain progresse et plus on se plaît à reconnaître la noblesse de son caractère et l'élévation de ses idées. Dans les sociétés modernes, où le droit tend chaque jour à l'emporter sur la force, où l'amour de l'humanité a plus de partisans que l'esprit de domination, les grands conquérants tels que ceux dont l'histoire conserve les noms et exalte les exploits, loin d'être mis au rang des dieux, comme dans l'antiquité, seraient considérés comme de véritables fléaux. Les peuples, de jour en jour plus soucieux de se donner une organisation sociale basée sur la justice et la liberté que de satisfaire la stérile et sauvage ambition de subjuguer leurs voisins, ne veulent plus laisser à quelques hommes privilégiés le soin d'accomplir les desseins de la Providence en bouleversant les empires pour changer la face du monde. Or, Washington fut encore plus grand citoyen qu'habile général. Ses victoires auraient suffi pour perpétuer son souvenir. Sa conduite comme homme politique et comme homme privé le fera revivre au milieu des générations futures, qui le présenteront toujours à leurs chefs comme un modèle à imiter.

Tous les écrivains contemporains, Américains ou Français, nous dépeignent Washington sous les traits les plus nobles au physique comme au moral; il n'y a de tache à aucun de leurs tableaux. Je ne veux pas redire ici les impressions ressenties par MM. de La Fayette, de Chastellux, de Ségur, Dumas et tant d'autres, lorsqu'ils furent admis pour la première fois en présence du généralissime américain. Elles sont à peu près identiques et sont exprimées, dans les mémoires signés de leur nom, avec tout l'enthousiasme dont ces Français étaient capables. «C'est le Dieu de Chastellux», écrivait Grimm à Diderot. Correspondance, X, 471. Nous nous contenterons de transcrire ici le passage relatif à ce grand homme, que M. de Broglie a inséré dans ses Relations inédites.

«Ce général est âgé d'environ quarante-neuf ans (1782); il est grand, noblement fait, très-bien proportionné; sa figure est beaucoup plus agréable que ses portraits ne le représentent; il était encore très-beau il y a trois ans, et quoique les gens qui ne l'ont pas quitté depuis cette époque disent qu'il leur paraît fort vieilli, il est incontestable que ce général est encore frais et agile comme un jeune homme.

«Sa physionomie est douce et ouverte, son abord est froid quoique poli, son oeil pensif semble plus attentif qu'étincelant, mais son regard est doux, noble et assuré. Il conserve dans sa conduite privée cette décence polie et attentive qui satisfait tout le monde et cette dignité réservée qui n'offense pas. Il est ennemi de l'ostentation et de la vaine gloire. Son caractère est toujours égal, il n'a jamais témoigné la moindre humeur. Modeste jusqu'à l'humilité, il semble ne pas s'estimer à ce qu'il vaut. Il reçoit de bonne grâce les hommages qu'on lui rend, mais il les évite plutôt qu'il ne les cherche. Sa société est agréable et douce. Toujours sérieux, jamais distrait, toujours simple, toujours libre et affable sans être familier, le respect qu'il inspire ne devient jamais pénible. Il parle peu en général et d'un ton de voix fort bas; mais il est si attentif à ce qu'on lui dit, que, persuadé qu'il vous a compris, on le dispenserait presque de répondre. Cette conduite lui a été bien utile en plusieurs circonstances. Personne n'a eu plus besoin que lui d'user de circonspection et de peser ses paroles.

«Il joint à une tranquillité d'âme inaltérable un jugement exquis, et on ne peut guère lui reprocher qu'un peu de lenteur à se déterminer et même à agir. Quand il a pris son parti, son courage est calme et brillant. Mais pour apprécier d'une manière sûre l'étendue de ses talents et pour lui donner le nom de grand homme de guerre, je crois qu'il faudrait l'avoir vu à la tête d'une plus grande armée avec plus de moyens et vis-à-vis d'un ennemi moins supérieur. On peut au moins lui donner le titre d'excellent patriote, d'homme sage et vertueux, et on est bien tenté de lui donner toutes les qualités, même celles que les circonstances ne lui ont pas permis de développer.

«Il fut unanimement appelé au commandement de l'armée. Jamais homme ne fut plus propre à conduire des Américains et n'a mis dans sa conduite plus de suite, de sagesse, de constance et de raison.

«M. Washington ne reçoit aucun appointement comme général. Il les a refusés comme n'en ayant, pas besoin. Les frais de sa table sont seulement faits aux dépens de l'État. Il a tous les jours une trentaine de personnes à dîner, fait une fort bonne chère militaire et est fort attentif pour tous les officiers qu'il admet à sa table. C'est en général le moment de la journée où il est le plus gai. Au dessert, il fait une consommation énorme de noix, et lorsque la conversation l'amuse, il en mange pendant des heures en portant, conformément à l'usage anglais et américain, plusieurs santés. C'est ce qu'on appelle toaster. On commence toujours par boire aux Etats-Unis de l'Amérique, ensuite au roi de France, à la reine, aux succès des armées combinées. Puis on donne quelquefois ce qu'on appelle un sentiment: par exemple à nos succès sur les ennemis et sur les belles; à nos avantages en guerre et en amour. J'ai toasté plusieurs fois aussi avec le général Washington. Dans une entre autres je lui proposai de boire au marquis de La Fayette, qu'il regarde comme son enfant. Il accepta avec un sourire de bienveillance, et eut la politesse de me proposer en revanche celle de mon père et de ma femme.

«M. Washington m'a paru avoir un maintien parfait avec les officiers de son armée. Il les traite très-poliment, mais ils sont bien loin de se familiariser avec lui. Ils ont tous au contraire, vis-à-vis de ce général, l'air du respect, de la confiance et de l'admiration.

«Le général Gates, fameux par la prise de Burgoyne et par ses revers à Camden, commandait cette année une des ailes de l'armée américaine. Je l'ai vu chez M. Washington, avec lequel il a été brouillé, et je me suis trouvé à leur première entrevue depuis leurs querelles, qui demanderaient un détail trop long pour l'insérer ici. Cette entrevue excitait la curiosité des deux armées. Elle s'est passée avec la décence la plus convenable de part et d'autre. M. Washington traitant M. Gates avec une politesse qui avait l'air franc et aisé, et celui-ci répondant avec la nuance de respect qui convient vis-à-vis de son général, mais en même temps avec une assurance, un ton noble et un air de modération qui m'ont convaincu que M. Gates était digne des succès qu'il a obtenus à Saratoga, et que ses malheurs n'ont fait que le rendre plus estimable par le courage avec lequel il les a supportés. Il me semble que c'est là le jugement que les gens capables et désintéressés portent sur M. Gates.»

On ne s'étonnera pas que le personnage de Washington ait figuré à plusieurs reprises sur la scène française. Ces compositions, qui datent généralement de l'époque de la révolution française, ne méritent guère d'être lues, et si elles ont pu être écoutées avec quelque intérêt sur un théâtre, ce ne peut être que grâce à la sympathie qu'inspiraient le héros américain et la cause qu'il avait fait triompher.

Nous donnons toutefois les titres de quelques-uns de ces ouvrages et les noms de leurs auteurs:

Washington ou la liberté du Nouveau-Monde, tragédie en quatre actes, par M. de Sauvigny, représentée pour la première fois le 13 juillet 1791 sur le théâtre de la Nation. Paris.

Asgill ou L'Orphelin de Pensylvanie, mélodrame en un acte et en prose, mêlé d'ariettes par B.J. Marsollier, musique de Dalayrac, représenté sur le théâtre de l'Opéra-Comique, le jeudi 2 mai 1790. Pitoyables chansonnettes débitées à une bien triste époque.

Asgill ou le Prisonnier anglais, drame en cinq actes et en vers, par Benoît Michel de Comberousse, représentant du peuple et membre du lycée des Arts, an IV (1795). Cette pièce, dans laquelle un certain Washington fils joue un rôle ridicule, ne fut représentée sur aucun théâtre.

Washington ou l'Orpheline de Pensylvanie, mélodrame en trois actes, à spectacle, par M. d'Aubigny, l'un des auteurs de la Pie voleuse, avec musique et ballets, représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l'Ambigu-Comique, le 13 juillet 1815.

Asgill, drame en cinq actes, en prose, dédié à Mme Asgill, par J.S. le Barbier-le-Jeune, à Londres et à Paris, 1785. A la suite (p. 84), lettre de reconnaissance et de remercîment, signée Thérèse Asgill. L'auteur montre Washington affligé de la nécessité cruelle à laquelle son devoir l'oblige. Il lui fait même prendre Asgill dans ses bras et ils s'embrassent avec un enthousiasme comico-dramatique. (Acte 5, scène II.)

Le rôle de Wazington était joué par M. Saint-Prix. Lincol et Macdal étaient lieutenants généraux. L'envoyé anglais Johnson est transformé en Joston. M. Ferguson est mis en scène, ainsi que Mme Nelson, veuve d'un parent de Wazington, le Congrès, la nouvelle législature, les ministres du culte et autres nombreuses personnes. Dans ce drame, le fils de Wazington n'a pas de rôle, mais il y a son ombre.

La scène la plus curieuse est la première de l'acte IV, où on voit dans le champ de la fédération l'autel de la patrie, sur lequel est le traité d'alliance conclu avec les Français.

Butler, qui était en effet un partisan, commandant des réfugiés, un véritable brigand, outre ses crimes réels, commet dans le drame le crime odieux du capitaine Lippincott, qui fit pendre le capitaine américain Huddy, crime qui a forcé les Américains à menacer d'user de représailles. Dans le drame, on fait de Huddy un officier anglais. Seymour est sauvé et Butler Pendu.

Washington, drame historique en cinq actes et en vers, par J. Lesguillon, 1866. Non représenté. Ici l'histoire est traitée avec un sans-façon exagéré. La scène se passe à West-point, à l'époque de la trahison d'Arnold, et l'auteur commence par croire que West-point est la pointe de l'ouest de l'île de New-York; que cette dernière ville est au pouvoir des Américains et qu'Arnold a pour but de la livrer aux Anglais. Washington est fait prisonnier. Le major André est fusillé; on sait qu'il fut pendu. Arnold se livre, ce qu'il ne fit pas. Arrivent enfin à une sorte d'apothéose, La Fayette, Rochambeau, de Grasse, d'Estaing, Bougainville, Duportail et d'autres.

On sait que Washington n'eut pas d'enfant et que le colonel Washington, né dans la Caroline du Nord, et qui servit honorablement à la tête d'un Corps de cavalerie pendant la guerre de l'indépendance, était le parent éloigné du général en chef, né lui-même en Virginie. On trouve aussi des niaiseries dans plusieurs livres du temps, tels que l'Histoire impartiale des événements militaires et politiques de la dernière guerre, par M. de Longchamps. Amsterdam, 1785. D'Auberteuil, Essai historique sur la révolution d'Amérique. Paris, 1782.

Les Américains envahirent le Canada et prirent Montréal; mais leur chef Montgomery ayant été tué devant Québec, Carleton les chassa de toute la province (décembre 1775). Cet échec fut en partie compensé par la prise de Boston (17 mars 1776) et par l'échec de la flotte anglaise devant Charleston (1er juin 1776).

Le ministère anglais n'avait pas cru d'abord à une résistance si énergique. Il n'eut pas honte, pour la vaincre, d'acheter aux princes allemands, qui étaient dans sa dépendance depuis la guerre de Sept-Ans, une armée de dix-sept mille mercenaires. Les colonies, mises au ban des nations par la métropole, prirent alors une mesure à laquelle presque personne n'avait songé au commencement de la lutte. Le Congrès de Philadelphie, en proclamant l'indépendance des treize colonies réunies en une confédération où chaque État conserva sa liberté religieuse et politique (4 juillet 1776), rompit irrévocablement avec l'Angleterre.

Les volontaires américains, sans magasins, sans ressources, ne purent d'abord tenir tête aux vieux régiments qu'on envoyait contre eux. Howe prit New-York, Rhode-Island. Washington, obligé de battre en retraite, eut la douleur de voir un grand nombre de ses soldats l'abandonner. Cependant il ne céda le terrain que pied à pied et s'arrêta après le passage de la Delaware. De là, il fit une tentative imprévue et d'une audace remarquable. Il franchit le fleuve sur la glace pendant la nuit du 25 décembre 1776, surprit à Trenton un corps de mille Allemands commandés par Rahl, tua cet officier et fit ses soldats prisonniers. Ce succès, qui dégageait Philadelphie, releva l'esprit public. De nouveaux miliciens accoururent de la Pensylvanie, et Washington, reprenant l'offensive, força Cornwallis à se replier jusqu'à Brunswick.

La jeune noblesse française avait accueilli avec sympathie la nouvelle de la révolte des colonies anglaises d'Amérique, autant par antipathie pour l'Angleterre, qui l'avait vaincue dans la guerre de Sept-Ans, que parce qu'elle était pénétrée de l'esprit philosophique de son siècle. Il faut pourtant reconnaître que ni Louis XVI ni la Reine ne s'étaient enthousiasmés pour la cause des Américains. Les idées d'indépendance politique et de liberté religieuse, hautement proclamées de l'autre côté de l'Atlantique, ne pouvaient guère trouver d'écho auprès d'un trône basé sur le droit divin et occupé par des Bourbons imbus des principes de l'absolutisme. Cependant, les saines traditions de Choiseul n'étaient pas complètement oubliées. Les corsaires américains avaient accès dans les ports français et pouvaient acheter des munitions à la Hollande. Silas Deane était à Paris l'agent secret du Congrès et faisait passer sous main pour l'Amérique des munitions et de vieilles armes qui furent peu utiles. Il est vrai que quand l'ambassadeur anglais, lord Stormont, se plaignait à la Cour, celle-ci niait les envois et chassait les corsaires de ses ports. Mais l'esprit public était contre l'Angleterre pour les colonies. Le mouvement d'émigration des volontaires pour l'Amérique était commencé. Enfin l'arrivée de Franklin, dont le séjour à Paris fut une ovation perpétuelle, les violences commises par la marine anglaise sur les marins français, finirent par vaincre les répugnances de Louis XVI et forcèrent pour la première, mais non pour la dernière fois, ce malheureux roi à céder devant l'opinion publique.



VII



La figure vénérée de Washington peut être regardée comme le symbole des idées qui présidèrent à la révolution américaine. Après elle, la plus sympathique est celle de La Fayette, qui représente les mêmes idées au milieu de l'élément français qui prit part à la lutte.

La Fayette 72, à peine âgé de dix-neuf ans, était en garnison à Metz, lorsqu'il fut invité à un dîner que son commandant, le comte de Broglie, offrait au duc de Glocester, frère du roi d'Angleterre, de passage dans cette ville. On venait de recevoir la nouvelle de la proclamation de l'indépendance des Étals-Unis, et, la conversation étant nécessairement tombée sur ce sujet, La Fayette pressa le duc de questions pour se mettre au courant des faits, tout nouveaux pour lui, qui se passaient en Amérique. Avant la fin du dîner sa résolution était prise et, à dater de ce moment, il n'eut plus d'autre pensée que celle de partir pour le nouveau monde. Il se rendit à Paris, confia son projet à deux amis, le comte de Ségur et le vicomte de Noailles, qui devaient l'accompagner. Le comte de Broglie, qu'il en instruisit également, tenta de le détourner de son dessein. «J'ai vu mourir votre oncle en Italie, lui dit-il, votre père à Minden, et je ne veux pas contribuer à la ruine de votre famille en vous laissant partir.» Il mit pourtant La Fayette en relation avec l'ancien agent de Choiseul au Canada, le baron de Kalb, qui devint son ami. Celui-ci le présenta à Silas Deane, qui, le trouvant trop jeune, voulut le dissuader de son projet.

Note 72: (retour) Notices biograph.

Mais la nouvelle des désastres essuyés par les Américains devant New-York, à White-Plains et au New-Jersey le confirme dans sa résolution. Il achète et équipe un navire à ses frais, et déguise ses préparatifs en faisant un voyage à Londres. Pourtant son dessein est dévoilé à la Cour. Sa famille s'irrite contre lui Défense lui est faite de passer en Amérique, et, pour assurer l'exécution de cet ordre, on lance contre lui une lettre de cachet 73. Il quitte néanmoins Paris avec un officier nommé Mauroy, se déguise en courrier, monte sur son bâtiment à Passage, en Espagne, et met à la voile le 26 avril 1777. Il avait à son bord plusieurs officiers 74.

Note 73: (retour) M. de Pontgibaud, qui rejoignit La Fayette en Amérique en septembre 1777 et qui fut son aide-de-camp, nous apprend avec quelle facilité on privait à cette époque les jeunes gens des meilleures familles de France de leur liberté au moyen des lettres de cachet. C'est du château de Pierre-en-Cise, près de Lyon, où il était enfermé en vertu d'un de ces ordres arbitraires de détention, qu'il s'évada pour passer aux États-Unis. (V. ses Mémoires et les Notices biographiques.)
Note 74: (retour) Les Mémoires de La Fayette, où nous puisons ces Renseignements, disent, entre autres, le baron de Kalb.

La Fayette évita avec bonheur les croiseurs anglais et les vaisseaux français envoyés à sa poursuite. Enfin, après sept semaines d'une traversée hasardeuse, il arriva à Georgetown, et, muni des lettres de recommandation de Deane, il se rendit au Congrès.

Après son habile manoeuvre de Trenton, Washington était resté dans son camp de Middlebrook. Mais les Anglais préparaient contre lui une campagne décisive. Burgoyne s'avançait du Nord avec 10,000 hommes. Le général américain Saint-Clair venait d'abandonner Ticonderoga pour sauver son corps de troupes. En même temps, 18,000 hommes au service de la Grande-Bretagne faisaient voile de New-York, et les deux Howe se réunissaient pour une opération secrète. Rhode-Island était occupé par un corps ennemi, et le général Clinton, resté à New-York, préparait une expédition.

C'est dans ces conjonctures difficiles que La Fayette fut présenté à Washington. Le général américain avait alors quarante-cinq ans. Il n'avait pas d'enfant sur lequel il pût reporter son affection. Son caractère, naturellement austère, était peu expansif. Les fonctions importantes dont il était chargé, les soucis qui l'accablaient depuis le commencement de la guerre, les déceptions qu'il avait éprouvées, remplissaient son âme d'une mélancolie que la situation présente des affaires changeait en tristesse 75. C'est au moment où son coeur était plongé dans le plus grand abattement que, suivant ses propres paroles, La Fayette vint dissiper ses sombres pensées comme l'aube vient dissiper la nuit.

Note 75: (retour) Washington n'avait pas seulement à pourvoir aux besoins d'une armée privée de toutes ressources, il lui fallait encore combattre les menées et les calomnies des mécontents et des jaloux. Les accusations graves qu'on porta même contre lui et les insinuations blessantes pour son honneur qui arrivèrent à ses oreilles le forcèrent à solliciter du Congrès un examen Scrupuleux de sa conduite. On est allé jusqu'à fabriquer des lettres qu'on publia comme émanant de lui. Voir Vie de Washington, Ramsay, 113. Sparks, I, 265. Marshall, III, ch. vi.

Il fut saisi d'un sentiment tout nouveau à la vue de ce jeune homme de vingt ans qui n'avait pas hésité à quitter sa patrie et sa jeune femme pour venir soutenir, dans un moment où elle semblait désespérée, une cause qu'il croyait grande et juste. Non-seulement il avait fait pour les Américains le sacrifice d'une grande partie de sa fortune et peut-être de son avenir, mais encore il refusait ces dédommagements légitimes que les Français qui l'avaient précédé réclamaient du Congrès comme un droit acquis: un grade élevé et une solde. «Après les sacrifices que j'ai déjà faits, avait-il répondu au Congrès, qui l'avait nommé de suite major-général, j'ai le droit d'exiger deux grâces: l'une est de servir à mes dépens, l'autre est de commencer à servir comme volontaire.» Un si noble désintéressement devait aller au coeur du général américain. Sa modestie n'était pas moindre, car, comme Washington lui témoignait ses regrets de n'avoir pas de plus belles troupes à faire voir à un officier français: «Je suis ici pour apprendre et non pour enseigner,» répondit-il.

C'est par de tels procédés et de telles paroles qu'il sut se concilier de suite l'estime et l'affection de ses nouveaux compagnons d'armes. Le courage et les talents militaires dont il fit preuve dans la suite lui assurèrent pour toujours la reconnaissance du peuple entier.

Cette époque de la vie de La Fayette est la plus brillante et la plus glorieuse, parce qu'elle lui permit de déployer à la fois ses qualités physiques et morales. Sa jeunesse, sa distinction naturelle et son langage séduisaient au premier abord. La noblesse de son caractère et l'élévation de ses idées inspiraient la confiance et la sympathie. Son désintéressement en toutes circonstances, la loyauté, la franchise avec lesquelles il embrassa la cause des Américains, le contraste frappant de sa conduite avec celle de quelques-uns de ses compatriotes qui l'avaient précédé, l'énergie rare à son âge dont il ne se départit jamais, sa constance dans les revers et sa modération dans le succès le firent adopter par les colons révoltés comme un frère, et par leur général comme un fils.

Beaucoup d'écrivains en France ont prononcé sur le caractère de La Fayette des jugements tout différents et émis sur ses actes des opinions peu flatteuses. Loin de moi la pensée de réformer ces jugements ou de modifier ces opinions. S'il m'est permis de parler en toute connaissance de cause sur le rôle que joua La Fayette en Amérique, je n'ai pas la prétention d'apprécier plus exactement et avec plus de justice que ses compatriotes eux-mêmes les actes que ce général accomplit dans sa patrie. Je veux croire aussi que la versatilité particulière à l'esprit des Français n'a aucune part dans les reproches qu'on lui adresse ou dans les accusations dont on le charge. Mais il me semble que si l'on veut rechercher la cause de ces divergences d'opinion des deux peuples sur le même homme, on la trouvera surtout dans la différence des caractères de ces peuples, des révolutions qu'ils ont accomplies et des résultats qu'ils ont obtenus.

La révolution américaine fut faite dans le but de maintenir plutôt que de revendiquer des libertés politiques et religieuses acquises par les colons au prix de nombreuses souffrances et de l'exil, libertés dont ils jouissaient depuis des siècles et qui avaient été brusquement méconnues et violées. Ils ne firent que chasser de leur territoire 76 les Anglais qu'ils avaient considérés jusque-là comme des frères et qui ne furent plus pour eux que des étrangers dès qu'ils voulurent s'imposer en maîtres. Ils fondèrent aussi leur puissance future sur l'union de leurs divers États qui conservaient leur autonomie. Une fois l'ennemi vaincu et l'indépendance proclamée sans contestation, il ne restait plus aux Américains qu'à jouir en paix du fruit de leurs victoires 77. Qui aurait songé à élever la voix contre ceux qui les avaient aidés à reconquérir cette indépendance et ces droits? Les Français qui vinrent à leur secours obtinrent donc les témoignages les plus sincères et les plus unanimes de la reconnaissance publique, et La Fayette plus que tout autre s'était rendu digne de cette gratitude universelle.

Note 76: (retour) Ils avaient l'habitude de désigner la mère patrie du nom très-doux de Home.
Note 77: (retour) Quand Jefferson revint en Amérique en 1789, il rapporta de Paris les idées libérales et généreuses qui tourmentaient alors la société française au milieu de laquelle il avait vécu quelque temps. Leur triomphe en Amérique devait être le mobile de sa conduite pendant le reste de sa vie. Ce n'était pas tant un républicain qu'un démocrate, et sous ce rapport il offre le plus frappant contraste avec Washington. Il se proposa, suivant ses propres paroles, de modifier l'esprit du gouvernement établi en Amérique en y accomplissant une révolution silencieuse. Cette révolution, qu'il se flatte d'avoir commencée, s'est continuée jusqu'à la dernière guerre, la guerre civile, dont elle fut la cause réelle, tandis que l'esclavage n'en était que le prétexte.

Cet antagonisme persistant entre la république et la démocratie est si bien fondé aujourd'hui aux États-Unis, que depuis 1856 il divise le peuple et les chefs de partis en deux camps bien distincts: les républicains et les démocrates.

Mais la révolution française ne s'accomplit pas dans les mêmes conditions. Elle eut un caractère tout à fait différent. Elle ne fut pas provoquée par une violation momentanée des droits du peuple et du citoyen. Elle ne répondit pas à une atteinte immédiate portée par le pouvoir à des libertés depuis longtemps acquises. C'était une révolte générale contre un ordre de choses établi depuis l'origine de la nation. Ce fut comme un débordement de tous les instincts vitaux de la France, qui, après vingt siècles de compression et de misère, bouleversa la société et brisa aveuglément tous les obstacles qui s'opposaient à son expansion.

Pendant cette longue période, la situation du peuple, à la fois courbé sous le despotisme royal, sous la tyrannie des seigneurs et sous l'absolutisme intolérant du clergé, avait été plus misérable que celle qui aurait résulté du plus dur esclavage. Ce ne fut pas seulement un bouleversement politique que les Français durent accomplir, ce fut aussi une transformation sociale complète. La haine s'était accumulée dans la masse de la nation contre tout ce qui tenait de près ou de loin à l'ancien ordre de choses. La corruption des moeurs des grands avait depuis longtemps soulevé contre eux le mépris public 78. Aussi, lorsque le désordre des finances força la royauté à faire appel au pays en convoquant les États Généraux, toutes les légitimes revendications des droits de l'homme et du citoyen se firent jour à travers cette brèche faite au bon vouloir royal. Le pouvoir, gangrené dans tous ses membres et sans appui moral ni matériel dans la nation, attaqué par cette même noblesse blasée et voltairienne qui jusque-là avait seule fait sa force, ne put opposer qu'une faible digue au torrent qui montait toujours. Et quand la monarchie s'écroula sous le poids de ses iniquités, le peuple, enivré de son triomphe, mis tout à coup en possession d'une liberté dont il connaissait à peine le nom, fut saisi d'une sorte de frénésie sans exemple dans l'histoire. Dans son désir de vengeance, il frappa aveuglément, il engloba dans la même proscription princes, nobles, riches, savants, hommes célèbres par leur courage ou par leurs vertus. Tous tombèrent tour à tour sous ses coups. Il tourna ses armes même contre les siens. Il ne savait pas, il ne pouvait pas et ne voulait pas les reconnaître.

Note 78: (retour) Ce n'est pas seulement de la Régence que datait à la cour et à la ville cette corruption des moeurs qui ne connaissait aucun frein. Ce n'est pas non plus depuis Voltaire que la religion n'avait laissé dans le coeur des grands que superstition grossière ou scepticisme dangereux. On peut remonter jusqu'à Brantôme pour retrouver dans les hautes régions de la société française cette absence de sens moral et d'esprit véritablement chrétien que l'on remarque dans certains écrits et surtout dans les mémoires des règnes de Louis XV et de Louis XVI, et dont les Mémoires de Lauzun présentent le honteux tableau.—Voir un ouvrage récemment publié: Marie-Thérèse et Marie-Antoinette, par Mme d'Armaillé.

«La politique de Richelieu et de Louis XIV avait fait dépendre Le sort de la nation du caprice d'un seul homme. Tout ce qui avait une vie propre avait été écrasé. Le prince imprimait le caractère de son esprit à la Cour, la Cour à la ville et la ville aux provinces. Pour fonder cette unité monarchique que quelques-uns admirent, il avait fallu détruire la vie de famille chez la noblesse, amortir la vie religieuse, en un mot, tarir les sources de la moralité et de la régénération des moeurs.»—La Société française et la Société anglaise au XVIIIe siècle, par Cornélis de Witt. Paris, 1864.

Les déchirements douloureux, effrayants, que souffrit alors la France, eurent du moins pour elle un immense résultat: ils furent comme les convulsions au milieu desquelles se produisait l'enfantement laborieux de sa véritable nationalité 79.

Note 79: (retour) Les Américains étaient des citoyens avant de se dire républicains et de se faire soldats. La Convention en France dut démocratiser la nation par la terreur et l'armée par le supplice de quelques généraux.

Domptez donc par la terreur les ennemis de la liberté. Robespierre, Mignet, II, 43. V. la note tristement comique placée en tête de la Relation de Kerguélen, déjà cité; on y verra comment ces libéraux de fraîche date s'appelaient citoyens.

Malheur à celui qui, dans de pareilles circonstances, tentait d'arrêter le torrent et de dominer ses grondements de sa voix. Il devait être fatalement brisé.

Le rôle de médiateur, quand il a pour but surtout de défendre la vertu et la justice, d'éviter l'effusion du sang dans des guerres civiles, est un beau rôle sans doute; mais rarement il a produit quelque bon résultat. Généralement, au contraire, les intentions de l'homme de bien qui s'interpose ainsi entre les partis prêts à se déchirer sont méconnues par tous. Personne ne veut les croire sincères et désintéressées. La calomnie les travestit et en fait des chefs d'accusation que l'opinion publique est toujours disposée à admettre sans examen.

Tel fut le sort de La Fayette. Revenu d'Amérique avec les plus nobles et les plus généreuses idées sur les principes qui devaient désormais régir les sociétés modernes, il concourut de tout son pouvoir à la révolution pacifique de 1789. Mais, plein d'illusions sur les tendances de l'esprit public et sur la bonne foi de la Cour, il ne prévoyait ni les excès auxquels le peuple devait se porter bientôt, ni les résistances que la royauté devait opposer au progrès. Le rang qu'il occupait, aussi bien que la popularité dont il jouissait, lui faisaient croire qu'il pouvait diriger la situation et la maîtriser au besoin. Ne tenant compte ni de la différence des caractères, ni de celle des circonstances 80, après avoir vu la liberté et l'égalité s'établir si facilement en Amérique, il se flattait de contribuer encore à les implanter en France, et il ne songeait pas aux sérieux obstacles qu'il devait rencontrer. C'était une erreur que beaucoup d'autres partageaient avec lui.

Note 80: (retour) Dumas, pendant son séjour à Boston, sur le point de revenir en France après la glorieuse expédition de 1781, eut souvent l'occasion de s'entretenir avec le docteur Cooper, et comme il témoignait son enthousiasme pour la liberté: «Prenez garde, jeunes gens, dit le docteur, que le triomphe de la cause de la liberté sur cette terre vierge n'enflamme trop vos espérances; vous porterez le germe de ces généreux sentiments; mais si vous tentez de le féconder sur votre terre natale, après tant de siècles de corruption, vous aurez à surmonter bien des obstacles. Il nous en a coûté beaucoup de sang pour conquérir la liberté; mais vous en verserez des torrents avant de l'établir dans votre vieille Europe.»

Combien de fois pendant les orages politiques, pendant les mauvais jours, les officiers présents à cet entretien, Dumas, Berthier, Ségur, et les autres, ne se sont-ils pas rappelé les adieux prophétiques du docteur Cooper!

Dans le Journal de Blanchard, je trouve ce passage sur le Dr Cooper: «M. Hancock est un des auteurs de la Révolution, ainsi que le docteur Cooper, chez qui nous déjeunâmes le 29 (juillet 1780): c'est un ministre qui me parut homme d'esprit, éloquent et enthousiaste. Il a beaucoup de crédit sur les habitants de Boston, qui sont dévots et presbytériens, imbus en général des principes des partisans de Cromwell, desquels ils descendent. Aussi sont-ils plus attachés à l'Indépendance qu'aucune autre population de l'Amérique, et ce sont eux qui ont commencé la révolution.»

La Fayette devait être sacrifié dans son rôle de pondérateur et d'intermédiaire entre les partisans de la royauté libérale et les républicains exaltés. Il perdit tout à la fois la faveur de la Cour, qui le traita en ennemi, et l'affection du peuple, qui le considéra comme un traître. L'histoire même en France n'a pas réhabilité sa mémoire; non que la vérité ne doive jamais luire pour lui, mais parce que les passions qui ont dicté jusqu'à ce jour l'opinion des écrivains français sur La Fayette et sur les hommes de la Révolution ne sont pas éteintes.

La Révolution française a-t-elle réellement rompu avec les traditions du passé? A-t-elle posé les fondements d'une organisation laïque nouvelle qui marche 81 vers la démocratie? A-t-elle livré un combat suprême et décisif à l'esprit du moyen âge qui cherche, à la faveur des dogmes théologiques, à dominer le monde entier? Ou bien ne fut-elle qu'une terrible tourmente, une sorte de typhon destructeur, dont les ravages sont peu à peu effacés par le temps?

Note 81: (retour) Prévost-Paradol. La France Nouvelle.

La prise de la Bastille qui suit la concentration des troupes autour de Paris, la misère du peuple et les manifestations du banquet des gardes du corps avant les journées des 5 et 6 octobre, les massacres de septembre, la journée du 10 août, la conspiration des Chevaliers du poignard, la trahison de Mirabeau, la répression sanglante des émeutes du Champ-de-Mars par Bailly, les actes et le jugement du roi, la conduite des Girondins, celle des Montagnards et du Comité de salut public, l'avènement de Bonaparte, sont autant de questions brûlantes, discutées avec passion et vivacité 82.

Note 82: (retour) J'ai pu me procurer une collection de livraisons bi-mensuelles publiées pendant les terribles années 1792, 1793 et 1794, sous le titre: LISTE GÉNÉRALE et très-exacte des noms, âges, qualités et demeures de tous les conspirateurs condamnés à mort par le tribunal révolutionnaire établi à Paris... pour juger tous les ennemis de la patrie. Ce recueil paraissait avec la régularité de l'Almanach des Muses et du Mercure galant, et la matière manquait si peu pour remplir ses trente-deux pages d'impression compacte que des suppléments devenaient souvent nécessaires. Peu de réflexions accompagnaient du reste cette nomenclature aussi froide que le couteau de la guillotine, aussi sèche que les coeurs des bourreaux. Les éditeurs comprenaient trop bien que les approbations de la veille pouvaient être des critiques du lendemain. Chaque citoyen sentait peser sur sa tête un glaive dont la moindre imprudence pouvait provoquer la chute.

Et pourtant, que ce morne silence des publicistes sous le règne prétendu de la liberté est éloquent! Que de pensées dans leurs réticences! Que d'enseignements dans le choix de leurs titres et de leurs qualifications! Lisez cette épigraphe inscrite en tête de chaque bulletin:

Vous qui faites tant de victimes,
Ennemis de l'égalité,
Recevez le prix de vos crimes,
Et nous aurons la liberté.

Était-ce une apologie ou bien une satire du régime de la Terreur?

Dans ce même livre, où on lit l'infâme Capet, on trouve tour à tour les infâmes Girondins, l'infâme Robespierre et enfin l'infâme Carrier.

La République y est proclamée avec emphase une, indivisible et IMPÉRISSABLE.

Cette impassible nécrologie fait voir au lecteur, comme dans un navrant cauchemar, les massacres de septembre, les mitraillades de Lyon, les noyades de Nantes et ces milliers de têtes fraîchement coupées d'enfants, d'adultes, de vieillards, de jeunes filles, de savants, de magistrats, d'artisans, de soldats, de prêtres, entassées pêle-mêle pour la satisfaction du peuple-roi en délire.

La lecture de cette Liste exacte des guillotinés m'a fait faire une remarque que je n'ai vue encore nulle part. C'est que la majorité des victimes appartenaient aux classes les plus humbles de la société. Ce furent pour la plupart des ouvriers, des petits bourgeois, des cultivateurs, des employés, qui payèrent de leur vie le triomphe d'une révolution accomplie par eux et pour eux.

En Amérique, la postérité a commencé pour La Fayette. Sa mémoire est vénérée, sa réputation pure de toute souillure. Mais dans sa patrie même on ne le juge pas et on ne peut pas encore le juger avec impartialité. Les dissensions nées des luttes de 1789 et des massacres de 1793 ne sont pas apaisées. La Révolution française n'est pas terminée. L'égalité civile est acquise, mais la liberté politique est toujours en question. Elle a de nombreux partisans, mais aussi de puissants adversaires. Les Français sauront-ils la conquérir et la conserver 83?

Note 83: (retour) Voir sur ce sujet: de Parieu. Science politique, p. 399.

La Fayette a trop fait pour elle aux yeux des uns, pas assez au gré des autres. N'ayant d'aspirations que pour le bien public, il ne fut d'aucun camp, d'aucune faction. Tous les partis le repoussent comme un adversaire; et, tandis qu'en France on conteste ses talents militaires, que l'on qualifie son désintéressement de comédie, son libéralisme de calcul, les Américains lui élèvent des monuments et associent dans leur reconnaissance son nom à celui de Washington.

Deux hommes qui, par leur position sociale, étaient les adversaires naturels de La Fayette, mais que leur intelligence forçait à reconnaître sa valeur, lui ont rendu justice de son vivant. Napoléon, il me semble, n'a jamais douté des principes ni des sentiments de M. de La Fayette. Seulement il n'a pas cru à sa sagacité politique. On sait qu'il fit aussi de la mise en liberté de La Fayette, prisonnier des Autrichiens à Olmutz, une des conditions du traité de Campo-Formio

Charles X, dans une audience qu'il donnait à M. de Ségur en 1829, lui dit: «M. de La Fayette est un être complet; je ne connais que deux hommes qui aient toujours professé les mêmes principes: c'est moi et M. de La Fayette, lui comme défenseur de la liberté, moi comme roi de l'aristocratie.» Puis, en parlant de la journée du 6 octobre 1789: «Des préventions à jamais déplorables firent qu'on refusa ses avis et ses services 84

Note 84: (retour) Cloquet, 109.

Quand la France, soustraite par le temps aux influences qui altèrent la justice de ses arrêts, pourra compter ceux de ses enfants qui ont réellement mérité d'elle, j'espère qu'elle mettra au premier rang les hommes qui, tels que Malesherbes et La Fayette, par leur courage civil et leurs qualités morales, leur inaltérable sérénité dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, furent les vrais apôtres de la civilisation et les plus sincères amis de l'humanité.



VIII



Un historien français a dit que les premiers Français qui passèrent en Amérique réussirent mal 85 . La plupart étaient, en effet, de deux espèces également incompatibles avec les idées des Américains et avec le genre de guerre que ceux-ci soutenaient. Les uns n'étaient que des aventuriers qui recherchaient surtout un succès facile et une gloire rapide. Ils pensaient qu'on leur confierait de suite, sinon la direction des armées, du moins celle des régiments. Les autres étaient de jeunes nobles que le principe même de la guerre touchait peu, mais qui, las de leur inaction, voulaient se signaler par quelque action d'éclat dans une expédition hasardeuse et lointaine. Or le Congrès ne voulut point commettre à la fois une injustice et une faute en donnant des commandements aux premiers; les seconds, de leur côté, se virent bientôt engagés dans une guerre pénible, fatigante, dans laquelle l'ardeur chevaleresque devait le céder au courage patient, dont le but était la liberté d'un peuple et non la gloire des soldats 86 . Ces coureurs d'aventures revinrent bientôt, mécontents des Américains et décriant leur cause avec mauvaise foi. Ils furent peu écoutés. Bientôt leurs injustes plaintes se perdirent dans les élans d'enthousiasme que souleva la généreuse conduite de La Fayette et la constance avec laquelle il persévéra dans sa première résolution.

Note 85: (retour) Histoire des États-Unis, par Scheffer. Paris, 1825, page 174.—L'auteur semble avoir eu des relations avec La Fayette.—Voir aussi Mém. du chevalier Quesnay de Beaurepaire. Paris, 1788.

Le 24 juillet 1778, le général Washington écrivait à Gouverneur Morris, à Philadelphie: «La prodigalité avec laquelle on a distribué les grades aux étrangers amènera certainement l'un de ces maux: de rendre notre avancement militaire méprisable, ou d'ajouter à nos charges actuelles en encourageant les étrangers à tomber sur nous par torrents, que nos officiers nationaux se retireront du service... Non, nos officiers ne verront pas Injustement placés au-dessus d'eux des étrangers qui n'ont d'autres Titres qu'un orgueil et une ambition effrénés..... Mémoires de Gouverneur Morris, I, 135. Paris, 1842.
Note 86: (retour) Silas Deane en France. Mss imprimés à Philadelphie pour le Seventy-Six Society (p. 16) donnent des renseignements sur les procédés des commissaires américains à Paris. Arthur Lee, p. 170, accuse Deane de légèreté et de vanité à l'égard des officiers français. Deane, p. 65, se vante de sa conduite.

Si La Fayette donna une impulsion toute nouvelle à l'émigration des jeunes nobles français en Amérique, il faut aussi citer parmi ceux qui l'avaient précédé des officiers qui ne manquaient ni de talent ni de courage, et que je ne dois pas confondre avec les aventuriers dont a parlé l'historien cité plus haut.

Dès 1775, on trouve dans les Archives américaines que deux officiers français, MM. Penet et de Pliarne, furent recommandés par le gouverneur Cook, de Providence, au général Washington, pour qu'il entendît les propositions qu'ils avaient à faire en faveur de la cause de l'indépendance. Ces officiers arrivaient du Cap Français (Saint-Domingue) et furent reçus en décembre par le Congrès, qui accepta leurs offres relativement à des fournitures de poudre, d'armes et d'autres munitions de guerre. La convention secrète qui fut alors conclue reçut son exécution, du moins en partie, car, dans une lettre adressée de Paris, le 10 juin 1776, par le docteur Barbue-Dubourg à Franklin, celui-ci dit qu'il a reçu de ses nouvelles par M. Penet, arrivé de Philadelphie, et qu'un envoi de 15,000 fusils des manufactures royales qui lui ont été livrés sous le nom de La Tuilerie, fabricant d'armes, va partir de Nantes avec ce même Penet 87 .

Note 87: (retour) Le docteur Dubourg s'était abouché avec Silas Deane, qui lui avait été adressé par Franklin. Il espérait sans doute se faire donner une subvention pour la fourniture secrète des armes et des munitions aux Américains; peut-être même reçut-il cette subvention, puisqu'il expédia en Amérique quelques chargements et qu'il envoya quelques négociateurs au Congrès. Mais il vit d'un très-mauvais oeil que le gouvernement français eût donné à Beaumarchais la préférence des fournitures secrètes aux colons insurgés. Il en écrivit à M. de Vergennes en blâmant le ministre de son choix (Voir de Loménie, Beaumarchais et son temps.)

Barbue-Dubourg, qui était un agent zélé du parti américain, écrit en même temps qu'il a engagé, avec promesse du grade de capitaine dans l'armée américaine, et moyennant quelques avances d'argent, le sieur Favely, officier de fortune et ancien lieutenant d'infanterie. Au sieur Davin, ancien sergent-major très-distingué, il n'a promis que le payement du passage par mer. Il a engagé en outre M. de Bois-Bertrand, jeune homme plein d'honneur, de courage et de zèle, qui en France a un brevet de lieutenant-colonel, mais qui ne demande rien.

Je n'ai pas rencontré autre part les noms de ces officiers. Mais je vois dans une autre correspondance que M. de Bois-Bertrand partit en juillet 1776, en emmenant à ses frais deux bas officiers d'une grande bravoure. Barbue-Dubourg lui avait fait espérer le grade de colonel.

Les milices américaines manquaient d'ingénieurs. Ce fut encore Barbue-Dubourg qui se chargea d'en procurer. Dans sa lettre du 10 juin 1776, déjà citée, il s'exprime ainsi à ce sujet. «J'ai arrêté deux ingénieurs: l'un, M. Potter de Baldivia, tout jeune mais très-instruit, fils d'un chevalier de Saint-Louis qui était ingénieur attaché au duc d'Orléans; l'autre, Gille de Lomont 88 , jeune homme d'un mérite peu commun quoiqu'il n'ait encore été employé qu'à la paix; mais on ne peut pas en décider d'autres.»

Note 88: (retour) Notices biogr.

«J'ai parlé à M. de Gribeauval, lieutenant général des armées du roi et directeur de l'artillerie, qui croit qu'il faut vous en envoyer trois dont, l'un en chef, qui serait M. Du Coudray 89 , officier très-distingué et très-jalousé, qui a servi en Corse, et dont les connaissances en chimie pourraient être très-utiles.»

Les seuls ingénieurs qui furent envoyés en Amérique avec une mission secrète du gouvernement français furent de Gouvion, Du Portail, La Radière et Launoy. Ils furent engagés par Franklin, alors à Paris, qui avait été chargé par le Congrès de cette négociation; mais ils n'arrivèrent en Amérique qu'après La Fayette, le 29 juillet 1777 90 .

Le plus ancien des officiers volontaires sur lequel j'aie des données positives est M. de Kermovan. Le 24 mars 1776 91 , M. Barbue-Dubourg écrit de Paris au docteur Franklin, à Philadelphie: «Je pense très-sérieusement que le chevalier de Kermovan est un des meilleurs hommes que votre pays puisse acquérir. Il a déjà embrassé ses sentiments, et il ne demande rien avant d'avoir fait ses preuves; mais il a l'ambition d'obtenir un rang quand son zèle et ses talents seront éprouvés. Il est disposé à s'exposer à tous les dangers comme simple volontaire aussi bien que s'il avait le commandement en chef. Il me paraît bien instruit dans l'art militaire.»

Note 89: (retour) Ce Tronson du Coudray dont il est question ici obtint en effet la permission d'aller en Amérique comme volontaire, et partit avec une troupe d'officiers français pour rejoindre l'armée de Washington. Ils étaient sur le premier bâtiment frété par Beaumarchais, parti du Havre en janvier 1777. Le 17 septembre 1777 il traversait le Schuylkill sur un bateau plat, lorsque le cheval trop fringant qu'il montait se mit à reculer et précipita son cavalier dans le fleuve, où il se noya. Son aide de camp, Roger, tenta de le sauver. Du Coudray fut enterré aux frais des Etats-Unis. Il était très-mécontent des procédés de Beaumarchais envers lui. Silas Deane en France, p. 33.

La Fayette (Mémoires, page 19) dit que Du Coudray partit avec lui. Du Coudray vint en Amérique avant La Fayette, en janvier 1777, sur l'Amphitrite, premier bâtiment frété par M. de Beaumarchais pour les Américains, selon M. de Loménie. Silas Deane laisse en doute par quelle voie Du Coudray partit, p. 35. Voir aussi Notices biographiques.
Note 90: (retour) Notices biographiques.
Note 91: (retour) Arch. américaines.

Il quittait la France le 6 avril, et le 21 juin 1776, le board of war, ayant jugé que le chevalier de Kermovan avait donné des preuves indubitables de son bon caractère et de son habileté dans l'art de la guerre, le recommande au Congrès comme ingénieur, et croit que les autorités de Pensylvanie doivent l'employer aux constructions de Billingsport, sur la Delaware. Il fut commissionné dans ces conditions le 4 juillet 1776.

Citons encore parmi les volontaires qui accompagnèrent La Fayette, le précédèrent ou le suivirent de très-près: De Mauroy, qui l'avait accompagné dans sa fuite de France; De Gimat, son aide de camp intime; Pontgibaud, qui fut aussi son aide de camp; Armand de la Rouerie, plus connu sous le nom de colonel Armand, que sa bravoure chevaleresque, son caractère libéral et ses aventures rendirent populaire en Amérique; de Fleury, le héros de Stony-Point; Mauduit du Plessis, le héros de Redbank; Conway, Irlandais au service de la France, «homme ambitieux et dangereux,» dit La Fayette 92 . Il fut entraîné dans des intrigues qui avaient pour but d'opposer Gates et Lee à Washington 93 , et justifia dans ces tristes affaires la mauvaise opinion que son général avait de lui; de Ternant, de La Colombe, Touzard, le major L'Enfant et d'autres.

Enfin, parmi les étrangers: Pulaski et Kosciusko, qui ont tous deux joué des rôles importants dans les révolutions de Pologne; de Steuben 94 , officier prussien, venu vers le commencement de 1778, et qui organisa la discipline et les manoeuvres dans l'armée américaine 95 .

Note 93: (retour) Pour connaître les intrigues qui avaient pour but de renverser Washington et de lui substituer Charles Lee, ou Gates, ou tout autre, intrigues dont je parlerai plus longuement dans une autre partie de mon travail, voir les ouvrages suivants:
M. Lee's Plan.—March. 29, 1777, ou la Trahison de Charles Lee, par George H. Moore. New-York, 1860.
Proceedings of a general court Martial, for the trial of major-general Lee. July, 1778. Cooperstown, 1823.
Vie de Charles Lee, pages 227-229, pour la lettre de Joseph Reed.
Vie de Washington, par Irving, II, 284. Sparks, vol. V, passim.
Note 94: (retour) M. de Loménie, dans Beaumarchais et son temps, a blâmé le peuple des Etats-Unis et leur gouvernement pour leur ingratitude et leur injustice envers Beaumarchais. Il n'appartient pas à cette petite monographie d'entrer dans une discussion à ce sujet, dont M. de Loménie dit qu'il a une parfaite connaissance. Mais pour montrer combien Beaumarchais Rendait désagréables, depuis le commencement, ses relations avec le Congrès, je donne ici l'extrait suivant des Mémoires (du comte de Moré) Pontgibaud:

«Le gouvernement français se décida alors à reconnaître l'indépendance des Etats-Unis et à envoyer M. Gérard pour ministre auprès du Congrès. Il était temps, car l'on était très-peu satisfait des secours que la France faisait parvenir par l'intermédiaire du sieur Caron de Beaumarchais. La correspondance de cet homme choquait universellement par son ton de légèreté qui ressemblait à l'insolence. J'ai conservé la copie d'une de ces lettres.

Messieurs, je crois devoir vous annoncer que le vaisseau l'Amphitrite, du port de 400 tonneaux, partira au premier bon vent pour le premier port des États-Unis qu'il pourra atteindre. La cargaison de ce vaisseau qui vous est destiné consiste en 4,000 fusils, 80 barils de poudre, 8,000 paires de souliers, 3,000 couvertures de laine; plus quelques officiers de génie et d'artillerie, item un baron allemand, jadis un aide de camp du prince Henri de Prusse; je crois que vous pourrez en faire un général et suis votre serviteur,

«C. DE BEAUMARCHAIS.»

Le Congrès fut indigné de cette manière d'écrire, et nous eûmes tous connaissance de cette impertinente lettre, moins impertinente encore que ne le fut toute la vie de l'homme qui l'écrivit.

L'officier allemand dont il parlait si cavalièrement était le baron de Steuben, grand tacticien, qui arriva accompagné du chevalier de Ternant, officier très-distingué; il y avait peu de Français encore à cette époque.»

L'ouvrage de M. de Loménie a été critiqué et réfuté sur une autre phase de la vie de Beaumarchais par M. Paul Huot: Beaumarchais en Allemagne, Paris, 1869. Un autre jugement assez sévère sur Beaumarchais a été exprimé par un de ses compatriotes dans la Revue rétrospective,. Paris, 15 mars 1870, p. 168.—Voir aussi Notices biographiques et Silas Deane en France, p. 73.
Note 95: (retour) J'ai consacré une notice détaillée à chacun de ces hommes et à un grand nombre d'autres moins connus, dans les Notices biographiques.

Le Congrès, rassuré sur le sort de Philadelphie, était rentré dans cette ville le 27 février 1777, après la bataille de Trenton. L'arrivée des volontaires européens apportait plutôt aux Américains un secours moral qu'une aide effective. Ils étaient de beaucoup inférieurs en nombre à leurs adversaires; mais l'habileté des chefs et l'opiniâtreté des soldats suppléèrent à cette infériorité numérique.

Dès le mois de juin 1777, on apprit que sir William Howe, parti de New-York, se dirigeait avec seize mille hommes sur les côtes de la Pensylvanie. Il débarqua ses troupes dans le Maryland, et Washington s'avança au-devant de lui avec onze mille hommes. Les deux armées ne tardèrent pas à se rencontrer sur les bords de la Brandywine, et le 11 septembre elles se livrèrent un combat dans lequel les généraux américains furent battus en détail. Le comte Pulaski s'y distingua, et La Fayette, qui marchait encore en simple volontaire à la tête d'une brigade, eut la cuisse traversée d'une balle, ce qui ne l'empêcha pas de continuer la lutte, de tenter de rallier les fuyards et de quitter l'un des derniers le champ de bataille. Sir William Howe entra à Philadelphie et le Congrès se transporta à Lancastre.

D'un autre côté, le général Gates avait succédé à Saint-Clair dans le commandement des troupes qui avaient abandonné Ticonderoga au début de la campagne. Il se réunit aux généraux Arnold et Morgan, qui avaient dû abandonner le Canada, et résolut de s'opposer à la marche hardie du général Burgoyne. Celui ci, qui avait remplacé Carleton, attendit les Américains sur les hauteurs de Behmis-Hights. Une bataille opiniâtre s'y livra le 19 septembre 96 .Les Anglais furent battus, sans perdre toutefois leur position. Mais, vaincu dans un nouveau combat livré le 7 octobre à Saratoga, Burgoyne, enveloppé sans espoir de secours, fut obligé de capituler avec son armée. C'était le plus beau succès que les Américains eussent encore remporté depuis le commencement de la lutte: une artillerie nombreuse, des armes et dix mille prisonniers tombèrent en leur pouvoir.

Note 96: (retour) On trouva sur le champ de bataille le cadavre d'une femme qui avait été tuée dans les rangs des milices américaines; ses armes étaient encore disposées pour le combat et ses mains étaient pleines de cartouches. (Fait rapporté par le cap. Anbury, des troupes royales; Voyages, Londres, 1789, I, 437; Paris, I, 311).

Cependant Washington reprenait l'offensive. Au moment où les Anglais le croyaient en pleine retraite, à la suite de sa défaite de Brandywine, il s'approcha d'eux par une route détournée et les attaqua avec vigueur dans leurs lignes. Un brouillard qui mit le désordre dans ses corps d'armée lui ravit une victoire certaine. Il fut forcé à la retraite après avoir fait essuyer à l'ennemi des pertes bien supérieures aux siennes à Germantown (4 octobre 1777).

C'est à cette même époque qu'il faut placer la belle défense du fort Red-Bank par le capitaine volontaire Duplessis-Mauduit à la tête de quatre cents hommes, contre le colonel Donop, d'un régiment hessois qui ne comptait pas moins de seize cents soldats. Ce régiment fut en partie détruit et son colonel tué. Les Américains durent pourtant abandonner cette place, ainsi que le fort Mifflin.

La victoire de Saratoga détermina Louis XVI à céder aux instances de ses ministres et de Franklin. Le 6 février 1778 il signa avec les États-Unis un traité de commerce, auquel était joint un traité d'alliance offensive et défensive pour le cas où l'Angleterre déclarerait la guerre à la France. Cette mesure doit être attribuée en grande partie à l'impulsion que La Fayette avait donnée à l'opinion publique en France, et au revirement d'idées qui s'était produit dans les esprits à la suite de ses rapports favorables aux Américains. La nouvelle en parvint le 3 mai au Congrès. Elle fut accueillie par des réjouissances publiques et provoqua le plus vif enthousiasme.

En Angleterre, lord Chatham se fit transporter à la Chambre et proposa de déclarer immédiatement la guerre à la maison de Bourbon. Son discours terminé, il tomba évanoui et mourut dans la même journée. Sa motion fut adoptée et l'ambassadeur anglais près la cour de Versailles immédiatement rappelé. Lord North voulut conjurer le péril en offrant aux colonies ce qu'elles avaient demandé depuis 1774, avec une amnistie illimitée. Les Américains repoussèrent tout arrangement qui n'avait pas pour base la reconnaissance de leur indépendance. La guerre continua avec un caractère de plus en plus violent.



IX



C'est à ce moment surtout que la France put apprécier les bons effets de l'administration de Choiseul. Sa marine put lutter avec avantage contre celle de l'Angleterre. Une flotte de douze vaisseaux et de quatre frégates partit de Toulon pour l'Amérique, sous les ordres du comte d'Estaing. Une autre fut rassemblée à Brest pour combattre dans les mers d'Europe. Enfin on prépara une expédition pour faire une descente en Angleterre. Le combat de la Belle-Poule (capitaine de La Clochetterie) ouvrit glorieusement les hostilités. Le comte d'Orvilliers, sorti de Brest avec trente-deux vaisseaux, tint la fortune indécise, dans la bataille d'Ouessant, contre l'amiral Keppel (27 juillet 1778). L'Angleterre, effrayée de voir la France reparaître sur mer à armes égales, fit passer son amiral devant un conseil de guerre.

En Amérique, Clinton, menacé d'être enveloppé dans Philadelphie par l'armée de Washington et par la flotte du comte d'Estaing, se replia sur New-York, où il ne rentra toutefois qu'après avoir essuyé un échec à Monmouth (28 juin 1778). Pour diviser les forces qui le poursuivaient, il envoya le colonel Campbell dans la Géorgie, et la guerre s'étendit alors aux colonies du Sud.

Le général anglais Prévost vint rejoindre Campbell, et le chef des milices américaines, Lincoln, fut forcé de leur abandonner, avec la Géorgie, toute la Caroline du Sud. Les Anglais faisaient de ce côté une guerre d'extermination qui soulevait contre eux les populations, aussi le général Lincoln put-il bientôt reprendre l'offensive et forcer l'ennemi à lever le siège de Charleston (mars 1779).

En même temps, sir H. Clinton envoyait des détachements sur les côtes de la Virginie et de la Nouvelle-Angleterre pour tout ravager. Ils ne réussirent que trop dans cette barbare mission. Ce général concentra ses troupes sur le bord de l'Hudson et vint attaquer les forts de Verplanck et de Stoney-Point. Cette dernière place fut prise, puis reprise par Wayne. Le lieutenant-colonel de Fleury se précipita le premier dans les retranchements qu'il avait fait construire et saisit le drapeau anglais. Les Américains, non moins généreux que braves, accordèrent la vie sauve à la garnison anglaise, bien qu'elle eût commis d'horribles massacres. Washington dut pourtant abandonner ce poste après en avoir enlevé les munitions et en avoir détruit les défenses.

Aux Antilles, le marquis de Bouille déployait une activité et des talents que l'impéritie des amiraux et les mauvais temps paralysèrent souvent, mais qui jetèrent pourtant sur les armes françaises un éclat nouveau. La Dominique fut prise; mais les Anglais s'emparèrent de Sainte-Lucie que d'Estaing ne put recouvrer 97 .

Note 97: (retour) Histoire raisonnée des opérations militaires et politiques de la dernière guerre, par M. Joly de Saint-Vallier, lt-col. d'infanterie. Liège, 1783.—L'auteur (pages 70 et 99) fait un grand éloge de M. de Bouillé.

Voir Notices biographiques et aussi la Vie de M. de Bouillé. Paris. 1853.

C'est à cette époque que La Fayette demanda au Congrès l'autorisation de retourner en France, soit pour servir d'une manière plus efficace à la Cour la cause américaine, soit pour reprendre du service dans son pays si la guerre devenait continentale. Il s'embarqua à Boston, sur l'Alliance 98 , le 11 janvier 1779, comblé des remerciements et des félicitations du Congrès. Il revint quelques mois plus tard sur l'Hermione à Boston, le 28 avril 1780, reprendre son poste dans la guerre de l'indépendance, précédant les secours en hommes, en effets et en argent qu'il avait obtenus du gouvernement français.

Note 98: (retour) La frégate l'Alliance fut achevée spécialement pour ramener La Fayette en France en 1779.

D'Estaing compensa la perte de Sainte-Lucie en s'emparant des îles de Saint-Vincent et de la Grenade, en présence de la flotte commandée par l'amiral Byron. Il lui livra ensuite une bataille navale, le 6 juillet, qui mit les vaisseaux anglais hors d'état de tenir la mer. Le pavillon français eut en ce moment l'empire de la mer dans les Antilles et d'Estaing put se diriger vers les côtes de la Géorgie pour reconquérir cette province en soutenant le général Lincoln. Le siège de Savannah (septembre 1779), attaque infructueuse, qui fit couler tant de sang français sur le territoire dès États-Unis, fut immédiatement entrepris.

Le comte d'Estaing déclara plusieurs fois qu'il ne pouvait pas rester à terre plus de dix ou quinze jours. La prise de Savannah était regardée comme certaine. Pleine de cet espoir, la milice se mit en campagne avec une ardeur extraordinaire. Les Anglais avaient coulé à fond dans le canal deux vaisseaux armés, quatre transports et plusieurs petits bâtiments. Les grands vaisseaux du comte d'Estaing ne pouvaient s'approcher du rivage et le débarquement ne put s'effectuer que le 12 septembre avec de petits vaisseaux envoyés de Charleston 99 .

Note 99: (retour) Ms. de Dupetit-Thouars.

Le 16, Savannah fut sommé de se rendre aux armes de France. Cette sommation ne fut ainsi faite que parce que l'armée américaine n'était pas encore arrivée; mais les loyalistes en prirent prétexte pour accuser les Français de vouloir faire des conquêtes pour leur propre compte.

La garnison demanda vingt-quatre heures pour réfléchir à une réponse. Cette demande n'avait d'autre but que de donner le temps à un détachement commandé par le lieutenant-colonel Maitland de se joindre à l'armée anglaise dans Savannah. Cette jonction s'opéra en effet avant l'expiration du délai, et le général Prévost se crut alors en état de résister à un assaut.

Les assiégeants, réduits à la nécessité de faire une brusque attaque ou de faire un siège en règle, se virent contraints de prendre le premier parti. La distance où était leur flotte et le défaut de voitures leur firent perdre un temps d'autant plus précieux que leurs adversaires travaillaient avec une grande activité à augmenter leurs moyens de défense. Plusieurs centaines de nègres, sous la direction du major Moncrief, perfectionnaient chaque jour les ouvrages de la ville. Ce ne fut que le 23 au soir que les Français et les Américains ouvrirent la tranchée.

Le 24, le major Graham à la tête d'un faible détachement des assiégés fit une sortie sur les troupes françaises, qui le repoussèrent sans difficulté; mais ceux-ci s'approchèrent si près des retranchements de la place qu'à leur retour ils furent exposés à un feu très vif qui leur tua plusieurs hommes.

La nuit du 27, une nouvelle sortie eut lieu sous la conduite du major Mac-Arthur. Elle jeta un tel trouble chez les assiégeants que les Français et les Américains tirèrent quelque temps les uns sur les autres.

Assiégeants et assiégés se canonnèrent sans grand résultat jusqu'au 8 octobre. Ce jour-là, le major L'Enfant emmena cinq hommes et marcha à travers un feu très-vif jusque contre les ouvrages de la place pour mettre le feu aux abattis. L'humidité du bois empêcha le succès de cette tentative hardie dans laquelle le major fut blessé.

Sur les instances des ingénieurs, qui ne croyaient pas à la possibilité d'un succès rapide par un siège en règle, et sur les représentations de ses officiers de marine, qui lui montraient les périls auxquels était exposée la flotte, le comte d'Estaing se détermina à livrer l'assaut.

Le 9 octobre au matin, trois mille cinq cents hommes de troupes françaises, six cents de troupes continentales et trois cent cinquante de la milice de Charleston conduits par le comte d'Estaing et le général Lincoln s'avancèrent avec la plus grande intrépidité jusqu'aux lignes ennemies. En même temps la milice du pays était occupée à deux fausses attaques. Le feu des Anglais fut si violent et si bien dirigé que le front de la colonne d'attaque fut mis en désordre. Il y eut pourtant deux étendards de plantés dans les redoutes anglaises. En vain le comte Pulaski, à la tête de deux cents hommes à cheval, voulut-il pénétrer dans la ville en passant au galop entre les redoutes. Il fut atteint d'une blessure mortelle 100 . Enfin les assaillants, après avoir soutenu le feu des ennemis pendant cinquante-cinq minutes, firent une retraite générale.

Le comte d'Estaing reçut deux blessures et ne dut son salut qu'au dévouement du jeune Truguet 101 . Six cent trente-sept hommes de ses troupes et deux cent cinquante-sept des troupes continentales furent tués ou blessés. Des trois cent cinquante de la milice de Charleston, quoiqu'ils fussent des plus exposés au feu de l'ennemi, il n'y eut de tué que le capitaine Shepherd et six blessés.

Note 100: (retour) Notices biograph.

Pendant le jour de la sommation, il n'y avait pas dix canons de montés sur les lignes de Savannah. Aussi la défense de cette place fit-elle le plus grand honneur au général Prévost, au lieutenant-colonel Maitland et au major Moncrief. Celui-ci mit une telle activité dans ses préparatifs de défense, qu'en quelques jours il avait mis plus de quatre-vingts canons en batterie.

La garnison comptait de deux à trois mille hommes de troupes régulières anglaises, avec cent cinquante miliciens seulement. Les pertes qu'elle éprouva furent insignifiantes, car les soldats tiraient à couvert et beaucoup des assaillants n'eurent pas même l'occasion de faire feu.

Immédiatement après le mauvais succès de cette entreprise, la milice américaine retourna dans ses foyers. Le comte d'Estaing rembarqua ses troupes avec son artillerie et ses bagages et quitta le continent.

Cependant les succès des Français aux Antilles avaient eu un grand retentissement en Europe. L'amiral Rodney se trouvait alors à Paris, où il était retenu par des dettes qu'il ne pouvait payer. Un jour qu'il dînait chez le maréchal de Biron, il traita avec dédain les succès des marins français, en disant que s'il était libre il en aurait bientôt raison. Le maréchal paya ses dettes et lui dit: «Partez, monsieur; allez essayer de remplir vos promesses; les Français ne veulent pas se prévaloir des obstacles qui vous empêchent de les accomplir.» Cette générosité chevaleresque coûta cher à la France 102 .

Note 102: (retour) Anecdotes historiques sur les principaux personnages anglais. 1 vol. in-12,1784.

En effet, après le rappel de l'amiral Byron, Rodney fut envoyé pour le remplacer aux Indes occidentales 103 .

Note 103: (retour) Il emmenait à son bord le troisième fils du roi, Guillaume-Henri, qui passa par tous les grades. L'amiral ravitailla Gibraltar sur sa route, et prit, devant cette place, quatre des huit vaisseaux espagnols qui la bloquaient. Un de ces vaisseaux se trouvant trop faible d'équipage pour manoeuvrer par un gros temps et étant sur le point de périr ou d'échouer, les Anglais voulurent forcer les prisonniers espagnols qu'ils avaient enfermés à fond de cale, de les aider à sauver le vaisseau. Les prisonniers répandirent tous qu'ils étaient prêts à périr avec leurs vainqueurs, mais qu'ils ne leur donneraient aucune assistance pour les tirer du danger, à moins qu'ils n'eussent la liberté de ramener le vaisseau dans un des ports de l'Espagne. Les Anglais furent forcés d'y consentir et les Espagnols ramenèrent leurs vainqueurs prisonniers à Cadix. (Saint-Valier, Hist., page 86.)

Il livra au comte de Guichen, l'année suivante, trois combats indécis, mais meurtriers, et s'empara de Saint-Eustache sur les Hollandais. Cette petite colonie, à peine défendue par cent hommes, fut honteusement pillée par le vainqueur, qui tendit en outre une sorte de piège aux vaisseaux hollandais en laissant flotter sur l'île le pavillon de leur nation. L'Angleterre ne profita pas pourtant du fruit de ces rapines auxquelles ses amiraux n'étaient que trop habitués. Le convoi envoyé par Rodney, chargé d'un butin d'une valeur de plus de soixante millions, porté par plus de vingt bâtiments, fut pris tout entier en vue des côtes d'Angleterre par l'amiral La Motte Piquet. Cette déconvenue vint mettre un terme à la joie ridiculement exagérée que les habitants de Londres avaient manifestée à la nouvelle de la facile conquête de Saint-Eustache 104 .

Note 104: (retour) L'amiral Rodney revint en 1781 à Londres. York-town venait d'être prise et il se montra néanmoins à la Cour comme un triomphateur. Il tirait son plus grand éclat des dépouilles des malheureux habitants de Saint-Eustache; mais comme cette île fut reprise le 26 novembre 1781 par les Français, on distribua aux soldats la somme d'argent considérable que L'amiral anglais y avait laissée, dans l'impossibilité où il s'était trouvé de pouvoir l'emporter.

La diversion tentée par Clinton dans la Géorgie avait complètement réussi par l'échec de d'Estaing devant Savannah. Ce général profita du moment où Washington était réduit à l'inaction par la misère de son armée pour faire quitter New-York à une partie de ses troupes et pour s'emparer de Charleston, dans la Caroline du Sud, où il fit 5,000 Américains prisonniers (mai 1780). Il laissa ensuite dans cette province lord Cornwallis, qui battit tous ceux que le Congrès chargea de le chasser.

C'est sur ces entrefaites que La Fayette revint d'Europe et releva, par les bonnes nouvelles qu'il apportait, le courage abattu des Américains. En juillet, le corps expéditionnaire aux ordres du comte de Rochambeau et fort de 6,000 hommes débarqua à Newport. Il était amené sur une escadre de dix vaisseaux aux ordres du chevalier de Ternay. C'est pendant que Washington s'était rapproché de New-York, pour mieux correspondre avec Rochambeau, que le traître Arnold entama des négociations avec Clinton pour lui livrer West-Point, dont Washington lui avait confié la garde.

On sait comment le complot fut découvert et comment le major André, de l'armée anglaise, périt victime de ses relations avec le traître.

Avant de commencer ses opérations, Rochambeau attendait des renforts que le comte de Guichen devait lui amener de France; mais celui-ci avait rencontré dans les Antilles, comme nous l'avons dit plus haut, l'amiral Rodney, qui obligea le convoi français à se réfugier à la Guadeloupe. Washington ne put qu'envoyer quelques renforts, avec La Fayette, aux patriotes du Sud, et se résigna à remettre à la campagne prochaine l'expédition décisive qu'il concertait avec Rochambeau. De son côté, Cornwallis recevait des troupes qui portaient son armée à 12,000 hommes. La situation des Anglais paraissait donc aussi prospère que par le passé.

Une vaste coalition se formait pourtant contre le despotisme maritime de l'Angleterre. Cette nation s'arrogeait le droit de visite sur les bâtiments neutres, sous prétexte qu'ils pouvaient porter des secours et des munitions à ses adversaires. Catherine II, la première, proclama, en août 1780, la franchise des pavillons, à la condition qu'ils ne couvriraient pas de contrebande de guerre. Pour soutenir ce principe, appelé droit des neutres, elle proposa un plan de neutralité armée qui fut successivement adopté par la Suède et le Danemark, la Prusse, le Portugal, les Deux-Siciles et la Hollande. Cette dernière nation, en donnant asile à des corsaires américains, avait excité au plus haut degré la fureur des Anglais. Ils lui déclarèrent la guerre. C'est alors que l'amiral Rodney leur enleva Saint-Eustache. Les Espagnols prirent de leur côté Pensacola, dans la Floride, tandis que de Grasse ravageait les Antilles anglaises et que Bouillé reprenait Saint-Eustache.

Ces victoires permirent à Washington et à Rochambeau d'exécuter enfin une expédition qui fut aussi décisive qu'habilement menée. Pendant l'hiver, l'armée américaine, privée des choses les plus nécessaires, avait supporté les plus rudes épreuves. Quelques régiments de Pensylvanie et de New-Jersey s'étaient même mutinés. Les partisans américains Marion et Sumpter avaient trop peu de troupes pour entreprendre contre Cornwallis autre chose qu'une guerre d'escarmouches. Le corps de Gates fut battu à Camden (août 1780) et de Kalb y fut tué. Pourtant Morgan 105 , à la tête d'un corps de troupes légères, battit Tarleton au Cowpens (17 janvier 1781). Par une retraite habile, Green amena Cornwallis jusqu'au delà du Dan, qui sépare la Virginie de la Caroline septentrionale. Il se renforça des milices de Virginie et tomba à l'improviste sur les corps récemment levés par Cornwallis, qu'il jeta dans un désordre tel qu'ils s'entre-tuèrent et que Cornwallis fit tirer des coups de canon contre ses propres troupes, mêlées aux milices.

Note 105: (retour) M. La Chesnays m'a communiqué une lettre manuscrite trouvée dans les papiers de Blanchard et signée Daniel Morgan. Elle donne une relation authentique de cette affaire. Elle est datée du camp «de Craincreek», le 19 janv. 1781, et est adressée au général Green.

Green livra un nouveau combat à Cornwallis, le 15 mars, près Guilford-House, et lui fit éprouver des pertes qui le forcèrent à rétrograder sur Wilmington. Par une marche habile, il coupa la retraite de la Caroline du Sud au général anglais, et il manoeuvra si bien qu'après la sanglante bataille de Eutaw-Springs il ne resta plus aux Anglais dans la Géorgie et la Caroline que la ville de Savannah et le district de Charleston.

Pendant ce temps 106 , La Fayette, chargé d'opérer en Virginie contre des forces quatre fois supérieures en nombre, sacrifia encore une partie de sa fortune pour maintenir ses soldats sous ses ordres, et, joignant la prudence au courage, il sut, par des marches forcées et des retours subits, tellement fatiguer Cornwallis et harceler ses troupes, que le général anglais, après avoir méprisé sa jeunesse, fut forcé de redouter son habileté 107 .

Note 106: (retour) Bien que j'en sois maintenant arrivé à la partie de mon travail qui a plus particulièrement été le sujet de mes recherches, j'ai cru devoir en donner ici un rapide résumé, pour ne pas interrompre brusquement cet aperçu général.
Note 107: (retour) «La nation était loin d'être prête pour les éventualités. Un esprit de lassitude et d'égoïsme régnait dans le peuple. L'armée, mal disciplinée et mal payée, était très-inquiète. Les milices de Pensylvanie et de New-Jersey s'étaient révoltées au commencement de l'année. Le gouvernement était encore impuissant, la Confédération faible, le Congrès inerte, quoique existant toujours. Quand on lit que ce corps était prêt à livrer le Mississipi à l'Espagne, bien plus, à abandonner la reconnaissance expresse de l'Indépendance de l'Amérique, comme le préliminaire indispensable des négociations avec la Grande-Bretagne, quand on lit cela, on peut bien se figurer qu'il y avait quelques préparatifs pour se soumettre aux exigences du moment. Le baron allemand de Steuben, qui rassemblait des troupes en Virginie au moment de l'invasion, fut rejoint après par La Fayette, dont les troupes avaient été habillées pendant la marche aux frais de celui-ci. Sur mer, la flotte française était occupée à défendre les côtes contre les envahisseurs. Il semble que les étrangers étaient les seuls défenseurs de la Virginie et de l'Amérique.» Voir l'excellent et très-exact résumé intitulé:

Manual of United States History, by Samuel Eliot. Boston, 1856, 258.

Tout à coup, les troupes de Rochambeau quittent leur position de New-Port et de Providence, où étaient établis leurs quartiers d'hiver, et s'avancent vers Hartford. Washington arrête quelque temps l'armée coalisée devant l'île de New-York. Il fait des reconnaissances devant la place et entretient son adversaire dans cette idée qu'il va diriger tous ses efforts contre cette ville. Mais il n'attendait que la promesse du concours de la flotte pour changer ses dispositions. Le comte de Barras arrive de France sur la Concorde. Il venait remplacer dans son commandement le chevalier de Ternay, et était accompagné du vicomte de Rochambeau, qui avait été chargé de hâter l'envoi des renforts et des secours promis. Ces renforts n'arrivent pas; mais en revanche on apprend que la flotte de l'amiral de Grasse, après avoir pris Tabago et tenu Rodney en échec, s'avance avec 3,000 hommes tirés des colonies sous les ordres du marquis de Saint-Simon, pour forcer la baie de Chesapeak défendue par Graves, et bloquer dans Yorktown Cornwallis, que La Fayette poursuit dans sa marche rétrograde.

Les camps sont levés devant New-York, et tandis que le comte de Barras, malgré son ancienneté de grade, va se mettre avec un noble désintéressement sous les ordres de de Grasse, les généraux alliés se dirigent à marche forcée vers la Virginie. C'est vers Yorktown que, pleins de confiance désormais dans le nombre et la bravoure de leurs troupes, ils font converger tous leurs efforts. L'armée est divisée en deux corps. L'un suit la voie de terre et, par Philadelphie et Baltimore, arrive bientôt à Williamsbourg pour donner la main aux troupes de Saint-Simon et de La Fayette. Un autre corps, sous les ordres de Custine, s'embarque à Head-of-Elk, touche à Annapolis, et, sous la direction de Choisy et de Lauzun, prend position devant Glocester. De son côté le comte de Grasse occupait la baie de Chesapeak et coupait aux Anglais toute communication par eau.

Quelques jours suffirent pour tracer la première et la seconde parallèle. Deux redoutes arrêtaient les travaux des alliés. On décida de leur donner l'assaut. La Fayette avec une colonne de milices américaines fut chargé de s'emparer de celle de droite, tandis que Guillaume de Deux-Ponts montait à l'assaut de celle de gauche. Les troupes alliées rivalisèrent d'ardeur. En quelques minutes ces obstacles furent enlevés.

En vain Cornwallis, reconnaissant que la résistance était désormais impossible, essaya-t-il de forcer le passage du York River en abandonnant ses canons et ses bagages. Sa tentative ne réussit pas et il dut capituler. La garnison fut faite prisonnière de guerre. Les vaisseaux anglais furent le partage de la flotte française, tandis que plus de 150 canons ou mortiers, la caisse militaire et des armes de toute sorte furent remis aux Américains (11 octobre 1781).



X



Depuis la déclaration de l'indépendance, les Américains avaient reçu de la France des secours plutôt moraux qu'effectifs. Les envois d'armes fournis par le gouvernement de Louis XVI furent plutôt une spéculation de Beaumarchais et de quelques autres gens d'affaires qu'une aide efficace.

Depuis trois ans que les Américains soutenaient ainsi seuls la lutte contre la toute puissante Angleterre, leurs forces s'étaient épuisées sans que leurs avantages eussent jamais été bien marqués, sans qu'ils pussent entrevoir même le jour où leurs ennemis renonceraient à exiger d'eux une soumission absolue. Leurs ressources financières étaient aussi anéanties. Leur situation devenait chaque jour plus périlleuse. Il ne fallait rien moins que la fermeté et l'autorité de Washington pour maintenir les milices sous les drapeaux et entretenir encore quelque confiance dans le coeur des partisans les plus sincères de l'indépendance.

L'arrivée de La Fayette à la cour de France en février 1779 attira de nouveau sur la situation des Américains l'attention du gouvernement, plus préoccupé jusque-là d'intrigues et de futilités que de politique et de guerre. Parti en fugitif deux ans auparavant, le jeune général fut accueilli en triomphateur. Sa renommée avait grandi en traversant l'Océan, et il sut faire servir l'engouement dont il fut l'objet à la cause de ses frères d'adoption. Il joignit ses instances à celles de l'envoyé américain John Laurens pour obtenir du roi un secours en hommes et en argent, et la nouvelle de l'échec subi par d'Estaing devant Savannah fut le dernier argument qui décida le cabinet de Versailles à exécuter dans toute sa rigueur le traité d'alliance offensive et défensive conclu avec Franklin le 6 février 1778.

Il fut décidé que la France enverrait aux Américains une escadre de sept vaisseaux de ligne pour agir sur les côtes, un corps de troupes qui devait être de 10,000 ou 12,000 hommes et une somme de six millions de livres. M. de Rochambeau fut nommé commandant en chef du corps expéditionnaire, et le chevalier de Ternay fut mis à la tête de l'escadre.

La Fayette se préoccupa ensuite des moyens d'exécution. Il fit comprendre aux ministres que, s'il ne commandait pas en chef le corps expéditionnaire, ce qui serait surprenant pour les Américains, il fallait du moins mettre à sa tête un général français qui consentirait à ne servir que sous les ordres du général en chef américain. Or, il savait très-bien que ses anciens compagnons d'armes en France étaient jaloux de sa prompte fortune militaire et de sa brillante renommée. Il savait mieux encore que les officiers qui étaient ses anciens en grade ne voudraient pas servir sous ses ordres. Sa première proposition ne fut donc faite qu'en vue de satisfaire le sentiment public en Amérique, qui se reposait presque entièrement sur lui de la conduite de cette affaire. En présence des difficultés graves qui devaient résulter de l'adoption d'une pareille détermination, difficultés qui pouvaient avoir les plus désastreuses conséquences pour la cause à laquelle il s'était dévoué, il promit de faire entendre aux Américains qu'il avait préféré rester à la tête d'une de leurs divisions et qu'il avait refusé le commandement du corps français. Mais il insista sur ce point que, pour ne pas blesser l'amour-propre des Américains, il était indispensable de choisir pour diriger l'expédition un général dont la promotion fût récente, dont les talents fussent certainement à la hauteur de sa mission, mais qui, considérant cette mission comme une distinction, consentirait à accepter la suprématie du général Washington. Le choix qui dans ces conditions fut fait du comte de Rochambeau le satisfit pleinement, et, sans attendre le départ du corps expéditionnaire, il s'embarqua à Rochefort, le 18 février 1780, sur la frégate l'Hermione, que le roi lui avait donnée comme étant très-bonne voilière. Il n'était accompagné que d'un commissaire des guerres, M. de Corny, qui devait préparer l'installation de l'armée à Rhode-Island 108 . Il lui tardait à lui-même d'annoncer la bonne nouvelle à Washington, et aussitôt après son débarquement à Boston, le 28 avril, il se hâta de rejoindre à Morristown son bien-aimé et révéré ami, comme il l'appelait dans ses lettres.

Note 108: (retour) Voir la Notice biographique sur M. de Corny, qui fut accidentellement commissaire des guerres et revint en février 1781.

Les instructions données à M. de La Fayette par le ministre des affaires étrangères portaient que, pour prévenir toute méprise et tout retard, il placerait tant à Rhode-Island qu'au cap Henry, à l'embouchure de la Chesapeak, un officier français chargé d'attendre l'escadre, qui devait atterrir en l'un de ces deux points, et de lui donner toutes les informations dont elle aurait besoin en arrivant. Ce fut M. de Galvan, officier français au service des États-Unis, qui fut seul envoyé au cap Henry, suivant ces instructions, avec une lettre de M. de La Fayette. Mais l'escadre ne devait pas aborder sur ce point, et la précaution fut inutile.

Cependant les préparatifs de départ ne se faisaient pas avec toute l'activité désirable. Tout ce qui dépendait du département de la guerre fut, il est vrai, acheminé sur Brest avec promptitude. Dès les premiers jours d'avril, on avait rassemblé dans ce port les régiments de Bourbonnais, de Soissonnais, de Saintonge, de Deux-Ponts, de Neustrie, d'Anhalt, la légion de Lauzun, un corps d'artillerie et de génie avec un équipage de campagne, un équipage de siège et de nombreux approvisionnements. Mais le ministre de la marine ne déploya pas la même promptitude. Le départ de la flotte de M. de Guichen, avec tous les transports de troupes et de munitions que l'on envoyait aux Antilles, avait privé Brest de ses vaisseaux de transport. Des ordres tardifs furent envoyés à Bordeaux pour en fournir. Ceux-ci furent arrêtés par le vent et, l'on fut obligé d'en faire venir de Saint-Malo, où l'on n'en put trouver qu'un nombre insuffisant.

Pourtant il fallait se presser de partir sous peine de voir la situation devenir critique et la traversée périlleuse. On savait que l'Angleterre armait une escadre pour arrêter le corps expéditionnaire français, ce qui lui serait d'autant plus facile qu'elle n'aurait pas de convoi à protéger. On apprenait d'autre part que la situation des Américains devenait de jour en jour plus grave et qu'un secours immédiat leur était nécessaire. Le conseil des ministres envoya à M. de Rochambeau l'ordre d'embarquer immédiatement une partie de ses troupes et de son matériel et de partir au premier vent favorable. En vain le général réclama-t-il contre le danger auquel on l'exposait en réduisant de moitié un corps d'armée qui n'était déjà que trop faible. Il ne put obtenir que la promesse formelle de l'envoi prochain de la seconde division de son armée. Il se résigna à emmener le plus de troupes qu'il pourrait et à partir au plus vite.

Je donne ici, d'après Blanchard, les noms des officiers généraux et des principaux personnages de cette armée.

M. le comte de Rochambeau,

Le baron de Vioménil 109 ,
Le comte de Vioménil,
Le chevalier de Chastellux 110
De Béville,
De Tarlé,
Blanchard,
D'Aboville,
MM. de Fersen,
De Damas,
Ch. de Lameth,
De Closen,
Dumas,
De Lauberdières,
De Vauban,

MM. de Chabannes,
De Pangé,
Ch. d'Olonne,

MM. de Montesquieu,
--petit-fils du jurisconsulte,
Lynch (Irlandais),

COLONELS.

Le marquis de Laval.
Le vicomte de Rochambeau en 2e

MM. Christian de Deux-Ponts.
Guillaume de Deux-Ponts en 2e

Le comte de Custine.
Le vicomte de Charlus.

M. de Sainte-Mesme ou Saint-Maime.
Le vicomte de Noailles.

Le duc de Lauzun.
Le comte Arthur Dillon 114

Nadal,
Lazié,

Desandroins,
Querenet,
Ch. d'Ogré,
Caravagne,
D'Aubeterre 115 ,
Turpin,

Coste,
Robillard,
Daure,
Demars,
lieutenant général, commandant en chef.

|
| Maréchaux de camp.
|
brigadier, maréchal général des logis 111 .
commissaire ordonnateur faisant fonctions d'intendant.
commissaire principal 112
commandant en chef l'artillerie.
|
|
| Aides de camp de
| M. de Rochambeau 113 .
|
|
|

| aides de camp de
| M. de Vioménil.
|

| aides de camp de
| M. de Chastellux.
|



| Bourdonnais
|

| Royal Deux-Ponts,
|

| Saintonge.
|

| Soissonnais.
|

| Légion de Lauzun.
|

directeur du parc d'artillerie.
major.

commandant les ingénieurs.
|
|
| Ingénieurs.
|
|

premier médecin.
premier chirurgien.
régisseur des vivres.
régisseur des hôpitaux.

«Il y avait encore des régisseurs pour les fourrages, pour les viandes, etc. En général, beaucoup trop d'employés, surtout en chefs 116

Bouley,

Chevalier de Tarlé 117 ,
De Ménonville,

De Béville fils,
Collot,

trésorier.

| aide-majors généraux
|

| aides-maréchaux généraux des logis
|

Note 109: (retour) Commandant en second de l'expédition.
Note 110: (retour) Ce dernier faisait les fonctions de major général.
Note 111: (retour) M. de Choisy, brigadier, n'arriva que le 30 septembre et avait avec lui MM. Berthier, qui entrèrent dans l'état-major.
Note 112: (retour) Les autres commissaires des guerres étaient, d'après l'Annuaire militaire de 1781:
Note 113: (retour) M. Cromot-Dubourg, qui arriva peu de temps après nous, dit Blanchard, fut aussi aide de camp de Rochambeau. De Corny, commissaire des guerres; il avait précédé l'expédition d'un mois et repartit pour la France dans les premiers jours de février 1781, sur l'Alliance.
De Villemanzy, id.
Jujardy, id.
Chesnel, id.
Gau, commissaire d'artillerie.
Il faut ajouter à cette liste, d'après les Archives de la guerre, les Souvenirs de M. Dumas, les Mémoires de Rochambeau, le récit de mes Campagnes en Amérique de G. de Deux-Ponts, les Mémoires de Du Petit-Thouars et le Manuscrit inédit que j'attribue à Cromot-Dubourg: Collot, de Charlus, le vicomte de Rochambeau et les frères Berthier.
Note 114: (retour) Il y eut dans l'armée française deux officiers qui demandèrent à y prendre du service aussitôt après l'arrivée du corps expéditionnaire et qui avaient déjà servi les Américains avec distinction à titre de volontaires, ce sont: MM. de Fleury, major de Saintonge, et Duplessis-Mauduit, aide-major du parc d'artillerie.
Note 115: (retour) Le Journal de Blanchard dit d'Obterre.
Note 117: (retour) Le chevalier de Tarlé était frère de l'intendant.

Composition de la flotte partie de Brest:

Vaisseaux.

Le Duc de Bourgogne 118
doublé en cuivre.

Le Neptune 119
doublé en cuivre.

Le Conquérant 120

La Provence 121

L'Eveillé 122
doublé en cuivre

Le Jazon 123

L'Ardent

Frégates.

La Bellone 124
La Surveillante
L'Amazone
La Guêpe
Le Serpent
Canons.

80


74


74

64

64


64

64






cutter
Commandants.

Chevalier de Ternay.


Destouches.


La Grandière.

Lombard.

De Tilly.


La Clochetterie.

Chevalier de Marigny.



----
Sillart.
La Pérouse.
Chevalier de Maulevrier.
id.

Le Fantasque, vieux vaisseau, était armé en flûte et était destiné à servir d'hôpital; on y avait embarqué le trésor, la grosse artillerie et beaucoup de passagers.—Plus trente-six bâtiments de transport 125 ; en tout, quarante-huit voiles.

Note 118: (retour) Ce vaisseau, qui portait pavillon amiral, avait à son bord M. de Rochambeau.
Note 119: (retour) Les vaisseaux doublés en cuivre étaient très-rares à cette époque; ils avaient une marche plus rapide.
Note 120: (retour) M. Blanchard, qui partit le 2 mai 1780 de Brest sur le Conquérant, donne ainsi la composition de l'équipage de ce vaisseau. La Grandière, capitaine, Cherfontaine, capitaine commandant en 2e; Dupuy, 1'er lieutenant; Blessing, id. (Suédois). Enseignes: La Jonquières, Kergis, Maccarthy, Duparc de Bellegarde, Buissy. Gardes-marines: Lyvet, Leyrits, Lourmel. Officiers auxiliaires: Cordier, Deshayes, Marassin, Guzence. Le fils de M. de la Grandière était aussi à bord, mais il n'était pas encore garde-marine. Officiers d'infanterie en détachement sur le vaisseau, tirés du régiment de la Sarre: Laubanis, capitaine, Lamothe, lieutenant, Loyas, sous-lieutenant.

Passagers: le baron de Vioménil, maréchal de camp, comte de Custine, brigadier colonel du régiment de Saintonge; la compagnie de grenadiers dudit régiment dont les officiers étaient: de Vouves, cap.; de James, cap. en 2e; Champetier, lieutenant, Josselin, lieutenant en second; Denis, sous-lieutenant; Fanit, 2e sous-lieutenant. Ménonville, lieut.-col. attaché à l'état-major, de Chabannes et de Pangé, aides de camp de M. de Vioménil; Brizon, officier de cavalerie, faisant fonctions de secrétaire auprès du général. En outre, un chirurgien et un aumônier dont Blanchard ne dit pas les noms. Il y avait à bord, en tout, 960 personnes et pour six mois de vivres.

Une partie du régiment du Bourbonnais (350 hommes environ) était embarquée sur la gabarre l'Isle-de-France, qui portait aussi le chevalier de Coriolis, beau-frère de Blanchard.
Note 121: (retour) Il y avait sur la Provence: MM. de Lauzun, Robert Dillon, le chev. d'Arrot et une partie de la Légion.—Lauzun dit dans ses Mémoires que le capitaine était, à ce qu'il croit, M. Champaurcin.
Note 122: (retour) Sur l'Eveillé prirent place MM. de Deux-Ponts et une partie de leur régiment. (Mes Campagnes en Amérique.)
Note 123: (retour) Ce vaisseau eut pour passagers, entre autres: MM. Dumas, Charles de Lameth, comte de Fersen et le comte de Charlus, qui étaient tous attachés à l'état-major de M. de Rochambeau. (Souvenirs de M. Dumas.)
Note 124: (retour) Le 5 mai, la Bellone rentra au port et ne rejoignit pas l'expédition. (Dumas.)
Note 125: (retour) Parmi les bâtiments de transport étaient: la Vénus, la comtesse de Noailles, la Loire, le Lutin, l'Ecureuil, le Baron d'Arras, etc. (Blanchard.)

Le manque de bâtiments de transport fut cause que les régiments de Neustrie et d'Anhalt ne purent partir. M. de Rochambeau dut de même laisser à Brest une partie du régiment de Soissonnais. Deux bataillons seulement s'embarquèrent le 4 avril sous les ordres du comte de Sainte-Mesme. Les deux tiers de la légion de Lauzun purent seuls trouver place sur les vaisseaux, et 400 hommes de cette légion durent rester à Brest. Ils devaient faire partie du second convoi. Ils furent plus tard envoyés au Sénégal, au grand déplaisir du duc qui en était colonel-propriétaire. On ne put également embarquer qu'une partie du matériel de l'artillerie avec un détachement de cette arme, sous les ordres du colonel d'Aboville, et qu'un bataillon du génie, sous les ordres de M. Desandroins.



XI



Dès le 12 avril tout était prêt pour mettre à la voile, et le 15, les vents étant au nord, tout le convoi mouilla dans la rade de Bertheaume. Le lendemain, au moment où la flotte levait l'ancre, les vents tournèrent à l'ouest et le convoi reçut ordre de rentrer. Jusqu'au 1er mai, les vents furent variables, mais généralement dirigés de l'ouest. Ils étaient favorables au départ de l'escadre de l'amiral Graves, forte de onze vaisseaux, en rade de Plymouth, tandis qu'ils s'opposaient au départ des troupes françaises. Enfin le 2 mai, à quatre heures du matin, M. de Ternay profita habilement d'un bon vent de nord-est pour faire appareiller. Il prit la tête de l'escadre avec le Duc de Bourgogne, le Neptune et le Jazon. Après avoir passé le goulet et pris le large, l'escadre et le convoi firent route vers le sud, traversèrent heureusement le passage du Raz, et, s'étant ralliés, se mirent en ordre de marche.

Cette sortie n'avait point été observée par l'ennemi. L'escadre était en bonne route et sur le point de doubler le Cap, lorsque, trois jours après son départ, les vents devinrent contraires et la retinrent pendant quatre jours dans le golfe de Gascogne. La Provence perdit deux mâts. Son capitaine demanda à relâcher; mais M. de Ternay ne jugea pas qu'il dût en être ainsi et il fit réparer cette avarie aussi bien que possible. Ce ne fut que du 15 au 16 mai que l'escadre et le convoi décapèrent par un vent de nord-est 126 .

Note 126: (retour) Le 15, le cutter le Serpent fut renvoyé en France pour porter cette nouvelle.

La flotte anglaise était sortie à la faveur du même vent qui avait d'abord poussé les vaisseaux français hors de Brest. La tempête l'avait arrêtée avant qu'elle fût sortie de la Manche et l'avait forcée à rentrer au port. Le convoi français put donc prendre quelque avance.

Après la tourmente essuyée dans le golfe de Gascogne, le chevalier de Ternay se décida à prendre la route du sud, la même qu'avait suivie l'année précédente l'amiral d'Estaing. Celle de l'ouest était plus directe, mais moins sûre, à cause des rencontres que l'on pouvait y faire et de la variabilité des vents. Par le sud, on profitait au contraire des vents alizés. Un climat plus doux était plus favorable à la santé de l'équipage et des troupes. On avait moins de chances de rencontrer l'ennemi. Enfin les vents du sud, qui règnent le plus ordinairement pendant l'été sur les rivages de l'Amérique septentrionale, devaient ramener aisément le corps expéditionnaire vers le nord, au point où il lui serait le plus avantageux de débarquer 127 .

Le 30 mai, après une navigation des plus agréables, on se trouva par 28° 58' de latitude et 34° 44' de longitude, et la persistance de M. Ternay à maintenir la flotte dans la même direction faisait croire aux officiers, à leur grand regret, qu'on les destinait pour les îles du Vent et non pour l'Amérique du Nord, lorsque l'amiral donna l'ordre de mettre le cap à l'ouest. Les jours suivants, il fit faire voile vers le nord-ouest et exerça l'escadre à passer de l'ordre démarche à l'ordre de bataille, le convoi restant sous le vent. La frégate la Surveillante chassa et prit un brick anglais armé de onze canons. On apprit par le capitaine de ce brick la prise de Charleston par le général Clinton et la présence dans ce port de l'amiral Arbuthnot, qui y attendait l'escadre de l'amiral Graves 128 .

Note 127: (retour) Le 25 mai, le vaisseau le Lutin, armé en guerre et chargé de marchandises, quitta l'escadre pour se rendre à Cayenne.
Note 128: (retour) Le 12 juin, on prit un petit bâtiment anglais, chargé de morue et de harengs, qui se rendait d'Halifax à Saint-Eustache. M. de Rochambeau fit distribuer aux troupes les morues et les harengs; le bâtiment fut pillé, dégréé et abandonné. (Blanchard.)

Le 20 juin, comme on était au sud des Bermudes, les frégates d'avant-garde signalèrent six vaisseaux faisant force de voiles sur le convoi. M. de Ternay fit aussi mettre ses frégates en ligne de bataille, et l'ennemi, surpris de voir sept vaisseaux de ligne sortir de ce groupe de voiles marchandes, s'arrêta. Un seul de ses vaisseaux, qui sans doute avait chassé trop de l'avant, était fort éloigné des autres et pouvait être coupé par le Neptune et le Jazon, vaisseaux de tête de la ligne française. Le convoi était alors bien rassemblé et bien à l'abri derrière les frégates la Surveillante et l'Amazone; mais M. de Ternay, s'apercevant que la Provence, quoique chargée de voiles, ne pouvait le suivre et faisait une lacune dans sa ligne, arrêta ses deux premiers vaisseaux dans leur chasse contre la frégate anglaise; qui put dès lors rallier les siens, après avoir essuyé toutefois le feu de toute la ligne française. On se canonna encore de part et d'autre jusqu'au coucher du soleil sans grand résultat, et le chevalier de Ternay continua sa route avec son convoi. «Il préféra, dit Rochambeau, la conservation de son convoi à la gloire personnelle d'avoir pris un vaisseau ennemi.» Sa conduite fut jugée tout autrement par les officiers français, et une circonstance du même genre vint bientôt encore augmenter le mécontentement de l'armée contre cet officier 129 .

Note 129: (retour) Le Neptune eut, dans l'affaire du 20 juin 1780, deux hommes tués et cinq ou six blessés; le Duc-de-Bourgogne, autant; en tout, vingt et un hommes hors de combat. (Blanchard.)

On sut plus tard que la frégate que l'on avait failli prendre était le Rubis, de 74 canons, et que l'escadre dont elle faisait partie, commandée par le capitaine Cornwallis 130 , retournait à la Jamaïque après avoir escorté cinquante vaisseaux marchands jusqu'à la hauteur des Bermudes. Le capitaine du Jazon, M. de la Clochetterie, avait hautement blâmé pendant le combat la faute qu'avait commise M. de Ternay en faisant diminuer de voiles ses deux vaisseaux de tête, ce qui avait donné au Rubis le temps de se dégager et de rejoindre sa ligne. Appelé au conseil qui fut tenu, à la suite de ce combat, à bord du vaisseau amiral, et interrogé à son tour sur ce qu'il pensait de la destination de l'escadre anglaise: «C'est trop tard, dit-il, monsieur l'amiral, j'aurais pu vous le dire hier au soir; il a dépendu de vous d'interroger le capitaine du Rubis 131

Note 130: (retour) L'escadre aux ordres du capitaine Cornwallis était composée des cinq vaisseaux: l'Hector et le Sultan de 74 canons, le Lion et le Rubis de 64, le Bristol de 30 et la frégate le Niger de 32. (Dumas.)
Note 131: (retour) Ces paroles, qui traduisaient le mécontentement du brave marin, étaient un de ces actes d'insubordination qu'on laissait passer inaperçus et auxquels les officiers supérieurs prenaient peu garde à cette époque. J'aurai encore l'occasion de citer plusieurs exemples semblables. V. p. 8, Mercure de Grasse.

M. de Ternay suivait scrupuleusement dans sa conduite les instructions qu'il avait reçues. Il ne perdait pas de vue sa mission, qui consistait à amener aux Etats-Unis le corps expéditionnaire le plus vite et le plus sûrement possible 132 . Cependant, quand il apprit plus tard que ces vaisseaux anglais allaient rejoindre aux îles du Vent la flotte de Rodney et lui donner ainsi la supériorité sur celle de M. Guichen pour toute la campagne, il en ressentit un si profond chagrin que sa mort, paraît-il, en fut hâtée 133 .

Note 132: (retour) Pendant la traversée, les vaisseaux et les frégates étaient obligés chaque jour de mettre en panne pour attendre les bâtiments de transport. Le 25 mai, la gabarre l'Isle-de-France dut remorquer le transport Baron d'Arras. (Blanchard.)
Note 133: (retour) D'Estaing eut à essuyer le même reproche en plusieurs circonstances. Sa conduite aurait dû au contraire tourner à sa gloire. (Voir sur ce sujet et sur la réhabilitation de d'Estaing, Histoire impartiale de la dernière guerre, par J. de Saint-Vallier.)

Pour ne pas avoir agi avec la même prudence et pour avoir préféré la vaine gloire de soutenir une lutte sans utilité à celle de sauver un immense convoi dont il avait la garde, M. de Guichen, parti de Brest le 10 décembre 1781 avec dix-neuf vaisseaux de guerre, se laissa enlever en vue des côtes d'Afrique par l'amiral anglais Kempenfeld, une grande partie des bâtiments de transports qu'il avait pour mission d'escorter et de protéger. Mais ce n'est pas là un fait isolé. A cette époque, l'escorte des navires était devenue pour les officiers de la marine royale une chose secondaire, une fonction indigne de leur rang et de leurs titres.

Dès 1781, l'abbé Raynal, dans son ouvrage intitulé: Des Révolutions en Amérique, publié à Londres, réclamait contre ce préjugé trop puissant parmi les commandants des flottes françaises.

«Officiers de marine, dit-il, vous vous croyez avilis de protéger, d'escorter le commerce! Mais si le commerce n'a plus de protecteurs, que deviendront les richesses de l'État, dont vous demandez sans doute une part pour récompense de vos services? Quoi, avilis en vous rendant utiles à vos concitoyens! Votre poste est sur les mers comme celui des magistrats sur les tribunaux, celui de l'officier et du soldat de terre dans les camps, celui du monarque même sur le trône, où il ne domine de plus haut que pour voir de plus loin et embrasser d'un coup d'oeil tous ceux qui ont besoin de sa protection et de sa défense. Apprenez que la gloire de conserver vaut encore mieux que celle de détruire. Dans l'antique Rome, on aimait aussi la gloire, cependant on y préférait l'honneur d'avoir sauvé un seul citoyen à l'honneur d'avoir égorgé une foule d'ennemis....

«Les maximes consacrées a Portsmouth étaient bien opposées. On y sentait, on y respectait la dignité du commerce. On s'y faisait un devoir comme un honneur de le défendre, et les événements décidèrent laquelle des deux marines militaires avait des idées plus justes de ses fonctions.»

Le 21, la Surveillante prit un gros bateau anglais chargé de bois, venant de Savannah.

Un sondage exécuté le 4 juillet indiqua qu'on était sur les côtes de la Virginie. A dix heures du matin le Duc de Bourgogne, l'Amazone et la Surveillante prirent un gros bateau armé, qui ne se rendit qu'après avoir reçu quelques coups de canon. D'après les papiers de ce bâtiment, on sut qu'après la prise de Charleston, l'amiral Arbuthnot et le général Clinton étaient rentrés à New-York. Ils avaient laissé cinq mille hommes dans la première ville, sous les ordres de lord Cornwallis. Le soir même, au moment où l'on se disposait à mouiller devant le cap Henry, on aperçut à l'avant une flotte dans laquelle on ne comptait pas moins de dix-huit voiles. On jugea que le bâtiment pris n'était qu'une mouche chargée de surveiller l'approche des Français, et l'on présuma que c'étaient les six vaisseaux déjà combattus le 20 juin qui s'étaient ralliés aux forces de Graves et d'Arbuthnot. M. de Ternay s'appliqua en conséquence à éviter leur attaque. Il vira de bord, fit quelques fausses routes pendant la nuit, et se dirigea ensuite de nouveau vers le nord-ouest.

M. de Ternay venait encore de perdre une belle occasion de donner à l'expédition de brillants débuts. Les dix-huit voiles signalées devant la baie de Chesapeak n'étaient en effet qu'un convoi venant de Charleston à New-York, sous l'escorte de quelques frégates. Sa méprise lui attira de nouveaux reproches, plus durs peut-être que les premiers, et auxquels il pouvait répondre par les mêmes excuses.

Des pilotes de l'île de Marthas-Vinyard, des bancs de Nantucket, dirigèrent le convoi vers le mouillage de Rhode-Island, où l'on atterra, sous la conduite du colonel Elliot envoyé par le général américain, après quatre jours de brumes épaisses et d'alternatives de calmes et de vents contraires.

Le lendemain, après soixante-dix jours de traversée, la flotte entrait dans la rade de Newport 134 .

«Après une si longue traversée et de si justes alarmes, on peut concevoir notre joie; nous touchions enfin cette terre si désirée où la seule apparition du drapeau français allait ranimer les espérances des défenseurs de la liberté. Nous fûmes accueillis par les acclamations du petit nombre de patriotes restés sur cette île naguère occupée par les Anglais et qu'ils avaient été forcés d'abandonner 135

Note 134: (retour) La route suivie par l'escadre de M. de Ternay était la même que celle qu'avait prise d'Estaing en 1778, ainsi qu'on put le vérifier sur le journal de M. de Bellegarde, enseigne à bord du Conquérant, en 1780, qui avait déjà servi sous d'Estaing. Le scorbut fit de grands ravages sur les vaisseaux, et il n'y avait pas de jour qu'on ne perdît au moins un ou deux hommes. (Bl.)

Le Conquérant, en arrivant à Newport, avait environ soixante malades; il y en avait moins sur les autres vaisseaux; mais outre que ceux-ci n'avaient pas un chargement en hommes supérieur à ce qu'ils pouvaient contenir, leurs équipages étaient embarqués seulement depuis le mois d'avril, tandis que celui du Conquérant avait été embarqué dès le 3 février pour partir avec M. de Guichen. (Blanchard.)
Note 135: (retour) Dumas.

M. Blanchard rappelle aussi la joie des soldats français à la vue de la terre ferme après leur longue traversée. Il ajoute que ce qui les surprit agréablement fut surtout la vue de deux drapeaux blancs aux fleurs de lis, qui, placés à l'entrée de Newport, rappelaient à leurs coeurs la patrie absente, les assuraient d'un bon accueil, et les tranquillisaient sur le résultat des tentatives que les Anglais avaient faites pour les repousser de Rhode-Island. C'est à M. de La Fayette que le corps expéditionnaire fut redevable de cette délicate attention.

Les grenadiers et les chasseurs furent débarqués les premiers, le 13; le 14 et le 15 les troupes en bonne santé allèrent prendre place dans le camp qui avait été préparé, et les 16, 17, 18 et 19 furent employés au débarquement des malades, qui étaient très-nombreux. Les uns furent transportés aux hôpitaux de Newport, et le reste à un hôpital établi à douze milles de là, à un endroit nommé Papisquash.

Il y avait quatre cents malades à Newport et deux cent quatre-vingts à l'hôpital de Papisquash établi avant l'arrivée du corps expéditionnaire par les soins de M. de Corny qui avait précédé les Français avec M. de La Fayette. Le détachement des trois cent cinquante hommes de Bourbonnais débarqués de l'Isle-de-France à Boston, par suite d'une manoeuvre qui pendant la brume avait séparé cette gabarre de l'escadre de M. de Ternay, comptait environ cent malades qui restèrent à Boston; ce qui faisait environ huit cents malades sur cinq mille hommes 136 .

Note 136: (retour) Le régiment de Royal-Deux-Ponts en avait seul environ trois cents, et il semble que les Allemands soient plus sensibles à la chaleur que les autres hommes. (Blanchard.)

Le général Heath, qui commandait les milices dans l'État de Rhode-Island, annonça le 11 juillet l'arrivée de l'escadre française au général Washington, qui se trouvait alors avec son état-major à Bergen. M. de La Fayette partit presque aussitôt, muni des instructions du général en chef, en date du 15, pour se rendre auprès du général et de l'amiral français et se concerter avec eux. Washington projetait depuis quelque temps un plan d'opérations offensives pour la réduction de la ville et de la garnison de New-York. Ce plan, conforme du reste aux désirs du gouvernement français, ne devait s'exécuter qu'à plusieurs conditions. Il fallait d'abord que les troupes françaises fissent leur jonction avec les troupes américaines, puis que les Français eussent une supériorité maritime sur les forces des amiraux Graves et Arbuthnot, qui avaient opéré leur jonction devant New-York le lendemain de l'arrivée des Français à Newport. Cette dernière condition était loin d'être remplie. On avait appris en effet que le corps expéditionnaire n'avait échappé aux atteintes de Graves que grâce à la tempête qui, dès le début, l'avait obligé à rentrer dans Plymouth, puis parce qu'il avait pris près des Açores un vaisseau de la compagnie des Indes, le Fargès, et l'avait remorqué pendant une partie de sa route, ce qui avait ralenti sa marche et retardé sa jonction avec Arbuthnot.

Il était donc difficile de mettre à exécution le plan projeté contre New-York. Bien qu'en principe il fût accepté par M. de Rochambeau et M. de Ternay, ils n'admettaient ni l'un ni l'autre la possibilité de son exécution immédiate et ils résistèrent longtemps sur ce point aux désirs de Washington et aux instances de La Fayette. M. de Rochambeau écrivit même à la date du 27 août à ce dernier, qui lui reprochait son inaction et l'inutilité de sa présence à Rhode-Island:

«Permettez, mon cher marquis, à un vieux père de vous répondre comme à un fils tendre qu'il aime et estime infiniment....

«C'est toujours bien fait, mon cher marquis, de croire les Français invincibles; mais je vais vous confier un grand secret, d'après une expérience de quarante ans: il n'y en a pas de plus aisés à battre quand ils ont perdu la confiance en leurs chefs, et ils la perdent tout de suite quand ils ont été compromis à la suite de l'ambition particulière et personnelle. Si j'ai été assez heureux pour conserver la leur jusqu'ici, je le dois à l'examen le plus scrupuleux de ma conscience; c'est que sur 15,000 hommes à peu près qui ont été tués ou blessés sous mes ordres dans les différents grades et les actions les plus meurtrières, je n'ai pas à me reprocher d'en avoir fait tuer un seul pour mon propre compte 137

Note 137: (retour) Mémoires de La Fayette, correspondance, p. 365.

Les troupes françaises étaient d'ailleurs remplies d'ardeur, et le meilleur accord existait entre elles et leurs alliés. «Ces troupes, dit La Fayette dans une lettre du 31 juillet écrite de Newport au général Washington 138 , détestent jusqu'à la pensée de rester à Newport et brûlent de vous joindre. Elles maudissent quiconque leur parle d'attendre la seconde division, et enragent de rester bloquées ici. Quant aux dispositions des habitants et de la milice envers elles et des leurs à l'égard de ces derniers, je les trouve conformes à tous mes désirs. Vous vous seriez amusé l'autre jour en voyant 250 de nos recrues qui venaient à Conanicut sans provisions, sans tentes, et qui se mêlèrent si bien avec les troupes françaises que chaque Français, officier ou soldat, prit un Américain avec lui et lui fit partager très-amicalement son lit et son souper. La patience et la sobriété de notre milice est si admirée qu'il y a deux jours un colonel français réunit ses officiers pour les engager à suivre les bons exemples donnés aux soldats français par les troupes américaines. D'un autre côté, la discipline française est telle que les poulets et les cochons se promènent au milieu des tentes sans qu'on les dérange et qu'il y a dans le camp un champ de maïs dont on n'a pas touché une feuille.»

Note 138: (retour) Mémoires de La Fayette.

Je reprends les événements d'un peu plus haut. A peine l'arrivée de l'escadre française eut-elle été signalée, que les principaux habitants des cantons voisins accoururent au devant du corps expéditionnaire. Le comte de Rochambeau fut complimenté par les autorités de l'État: «Nous venons, leur dit-il, défendre avec vous la plus juste cause. Comptez sur nos sentiments fraternels et traitez-nous en frères. Nous suivrons votre exemple au champ d'honneur, nous vous donnerons celui de la plus exacte discipline et du respect pour vos lois. Cette petite armée française n'est qu'une avant-garde; elle sera bientôt suivie de secours plus considérables, et je ne serai que le lieutenant du général Washington 139

Note 139: (retour) Le 21 juillet partit un brick pour donner des nouvelles en France.

On prévoyait que les Anglais, qui avaient concentré leurs forces de terre et de mer à New-York, ne donneraient pas aux Français le temps de s'établir à Rhode-lsland; et le général Washington informa M. de Rochambeau que sir Henry Clinton faisait embarquer ses troupes et ne tarderait pas à venir attaquer le corps expéditionnaire avec les escadres réunies sous les ordres de l'amiral Arbuthnot mouillées à Sandy-Hook, au-dessus de New-York, à l'embouchure de l'Hudson-River. Le général américain surveillait ses mouvements et, tout en donnant de fréquents avis aux Français du projet de l'attaque dirigée contre eux, il s'efforça de s'y opposer. A cet effet, il autorisa Rochambeau à requérir les milices de l'État de Boston et de Rhode-Island pour aider son armée dans les travaux de la défense de l'île 140 . Ces États envoyèrent de 4,000 à 5,000 hommes commandés par le général Heath, qui montrèrent beaucoup d'ardeur et de bonne volonté. Rochambeau n'en garda que 2,000, dont il donna le commandement à La Fayette qui lui avait été envoyé par Washington, et il engagea le général Heath à renvoyer le reste à leurs moissons qui avaient été abandonnées pour venir à son aide.

Note 140: (retour) Blanchard, chargé par Rochambeau d'aller demander au comité de Boston le secours des troupes provinciales, partit le 26 juillet et se fit accompagner par un dragon saxon, amené par les Anglais, mais passé au service des Américains. Celui-ci devait lui servir d'interprète, mais ne savait pas le français; il parlait l'anglais, dont Blanchard savait à peine quelques mots. Ils durent converser en latin, et «jamais cette langue ne m'a si bien servi», dit-il.

Rochambeau, n'avait du reste pas perdu un instant. Il avait reconnu lui-même les principaux points de défense, fait élever le long de la passe des batteries de gros calibre et de mortiers, et établi des grils pour faire rougir les boulets. Son camp couvrait la ville, coupant l'île en travers, sa gauche à la mer et sa droite s'appuyant au mouillage de l'escadre qui était embossée sous la protection des batteries de terre qu'il avait fait établir sur les points les plus convenables. Il fit travailler également à fortifier divers points sur lesquels l'ennemi pouvait débarquer, et ouvrir des routes pour porter la plus grande partie de l'armée au point même du débarquement. Dans cette position, le corps français pouvait toujours se porter par la ligne la plus courte sur le point où l'ennemi aurait voulu débarquer, tandis que, pour varier ses points d'attaque, celui-ci avait de grands cercles à parcourir.

Il envoya aussi sur l'île de Conanicut un corps de 150 hommes tirés du régiment de Saintonge, sous la conduite du lieutenant-colonel de la Valette. Bientôt, ne le trouvant pas en sûreté dans ce poste, il le rappela.

En douze jours, la position de l'armée dans Rhode-Island fut rendue assez respectable, grâce à l'habile direction du chef et a l'ardeur des soldats. Malheureusement un grand tiers de l'armée de terre et de celle de mer était malade du scorbut.

En même temps, Washington passa l'Hudson au-dessus de West-Point avec la meilleure partie de ses troupes et se porta sur King's Bridge au nord de l'île, où il fit des Démonstrations hostiles. Cette manoeuvre retint le général Clinton, qui avait déjà embarqué 8,000 hommes sur les vaisseaux d'Arbuthnot. Il fit débarquer ses troupes et renonça à son projet. L'amiral anglais mit néanmoins à la voile et parut devant Rhode-Island, avec onze vaisseaux de ligne et quelques frégates, douze jours après le débarquement des Français 141 .

Note 141: (retour) «Le 22 juillet, la brigade retourna à Kingsbridge et les compagnies de flanc marchèrent sur Frog's Neck, vis-à-vis Long-Island; le 25, elles s'embarquèrent sur des transports pour aller à Rhode-Island. Pendant que nous étions à Frog's Neck, les Français arrivèrent à Rhode-Island au nombre d'environ six mille, avec une flotte de sept vaisseaux de ligne et de quelques frégates; et comme nous apprîmes qu'ils avaient beaucoup de malades, et que d ailleurs nous avions une flotte supérieure, nous partîmes pour les attaquer; nous nous avançâmes jusqu'à la baie de Huntingdon dans Long-Island et là nous jetâmes l'ancre pour attendre le retour d'un bâtiment que le général avait dépêché à l'amiral qui bloquait la flotte française dans le port de Rhode-Island et se tenait à l'entrée. D'après les avis que le commandant en chef reçut par ce navire, il fit arrêter l'expédition. On rapporta, quelque temps après, que les Français étaient dans une telle consternation d'être bloqués par une flotte supérieure, que si nous les avions attaqués, à notre approche ils auraient fait échouer leurs vaisseaux et auraient jeté leurs canons à la mer»—Matthew's Narrative.—L'auteur de ce récit est feu Georges Mathew. A l'âge de quinze ou seize ans, il entra dans les Coldstream Guards, commandés par son oncle le général Edward Mathew, et vint avec ce corps à New-York comme aide de camp de celui-ci.

Ce manuscrit, dont j'ai pu prendre une copie, m'a été communiqué par son fils unique, S. Exe. George B. Mathew, aujourd'hui ministre plénipotentiaire de la Grande-Bretagne au Brésil.

De Custine et Guillaume de Deux-Ponts en second furent détachés avec les bataillons de grenadiers et de chasseurs de leurs deux brigades, et prirent position au bord de la mer. L'amiral Arbuthnot resta continuellement en vue de la côte jusqu'au 26 juillet; la nuit il mouillait à la pointe de Judith et il passait la journée sous voiles, croisant tantôt à une lieue, tantôt à trois ou quatre lieues de la côte. Le 26 au soir, Rochambeau fit rentrer cette troupe au camp et la remplaça par la légion de Lauzun.

La campagne était trop avancée et les forces navales des Français trop inférieures pour que les alliés pussent rien entreprendre d'important. Rochambeau, malgré les instances de La Fayette, à qui l'inaction pesait, ne songea qu'à perfectionner les défenses de Rhode Island par la protection mutuelle des vaisseaux et des batteries de la côte. Les troupes et les équipages avaient, d'autre part, beaucoup souffert des maladies occasionnées par un trop grand encombrement. L'île avait été dévastée par les Anglais et par le séjour des troupes américaines. Il fallut construire des baraques pour loger les troupes, établir des hôpitaux au fond de la baie dans la petite ville de Providence, et s'occuper de monter les hussards de Lauzun, en un mot, pourvoir à tous les besoins de la petite armée pendant le quartier d'hiver. Dumas et Charles de Lameth, aides de camp du général Rochambeau, furent chargés de diverses reconnaissances, et le premier parle dans ses Mémoires du bon accueil qu'il reçut à Providence dans la famille du docteur Browne. Le duc de Lauzun fut chargé de commander tout ce qui était sur la passe et à portée des lieux où l'on pouvait débarquer. Pendant ce temps, l'intendant de Tarlé et le commissaire des guerres Blanchard s'occupaient de procurer à l'armée des vivres, du bois, et d'organiser ou d'entretenir les hôpitaux.

Le 9 août, quand La Fayette fut de retour au quartier-général de Washington, placé à Dobb's Ferry, à dix milles au-dessus de King's Bridge, sur la rive droite de la rivière du Nord, il écrivit à MM. de Rochambeau et de Ternay la dépêche la plus pressante, dans laquelle il concluait, au nom du général américain, en proposant aux généraux français de venir sur-le-champ pour tenter l'attaque de New-York. Cette lettre se terminait par une sorte de sommation basée sur la politique du pays et sur la considération que cette campagne était le dernier effort de son patriotisme. D'un autre côté, le même courrier apportait une missive de Washington qui ne parlait pas du tout de ce projet, mais qui ne répondait que par une sorte de refus aux instances de Rochambeau pour obtenir une conférence, où «dans une heure de conversation on conviendrait de plus de choses que dans des volumes de correspondance 142 .» Washington disait avec raison qu'il n'osait quitter son armée devant New-York, car elle pourrait être attaquée d'un moment à l'autre, et que, par sa présence, il s'opposait au départ des forces anglaises considérables qui auraient pu être dirigées contre Rhode-Island. Il est certain en effet que s'il ne s'était élevé quelques dissentiments entre le général Clinton et l'amiral Arbuthnot, les Français auraient pu se trouver dès le début dans une position désastreuse. Il résulta des premières lettres échangées à cette occasion entre La Fayette, Rochambeau et Washington un commencement de brouille qui fut vite dissipée grâce à la sagesse de Rochambeau. Il écrivit en anglais au général américain pour lui demander de s'adresser directement à lui désormais et pour lui exposer les raisons qui l'engageaient à différer de prendre l'offensive. Il insistait en même temps pour obtenir une conférence. Depuis ce moment, les rapports entre les deux chefs furent excellents.

Note 142: (retour) Mémoires de Rochambeau.

La seule présence de l'escadre et de l'armée française, quoiqu'elles fussent paralysées encore et réellement bloquées par l'amiral Arbuthnot, avait opéré une diversion très-utile, puisque les Anglais n'avaient pu profiter de tous les avantages résultant de la prise de Charleston, et qu'au lieu d'opérer dans les Carolines avec des forces prépondérantes, ils avaient été forcés d'en ramener à New-York la majeure partie.

Au commencement de septembre on eut enfin des nouvelles de l'escadre de M. de Guichen, qui avait paru sur les côtes sud de l'Amérique. Après avoir livré plusieurs combats dans les Antilles contre les flottes de l'amiral Rodney 143 , il se mit à la tête d'un grand convoi pour le ramener en France. Le chevalier de Ternay, se voyant bloqué par des forces supérieures, avait requis de lui quatre vaisseaux de ligne qu'il avait le pouvoir de lui demander pour se renforcer; mais la lettre n'arriva au cap Français qu'après le départ de M. de Guichen. M. de Monteil, qui le remplaçait, ne put pas la déchiffrer. Les nouvelles des États du Sud n'étaient pas bonnes non plus. Lord Cornwallis avait été à Camden au devant du général Gates, qui marchait à lui pour le combattre. Ce dernier fut battu et l'armée américaine fut complètement mise en déroute. De Kalb s'y fit tuer à la tête d'une division qui soutint tous les efforts des Anglais pendant cette journée 144 .Le général Gates se retira avec les débris de son armée jusqu'à Hill's Borough, dans la Caroline du Nord.

Note 143: (retour) Voir la Notice biographique sur M. de Guichen, et ante, p. 80 et 81.
Note 144: (retour) Le général Gates écrivit après sa défaite, je pourrais dire sa fuite, une curieuse lettre que j'ai insérée dans les Maryland Papers. V. Notice biog. de Kalb.

Cependant M. de Rochambeau n'attendait que l'arrivée de sa seconde division et un secours de quelques vaisseaux pour prendre l'offensive. Sur la nouvelle de l'approche de M. de Guichen 145 , il obtint enfin du général Washington une entrevue depuis longtemps désirée. Elle fut fixée au 20 septembre.

Note 145: (retour) L'Alliance, qui lui apporta cette nouvelle inexacte, arriva à Boston le 20 août 1780. Elle était partie de Lorient le 9 juillet. Elle portait de la poudre et d'autres munitions pour l'armée; mais son capitaine, Landais, étant devenu fou pendant la traversée (voir Mém. de Pontgibaud), on avait dû l'enfermer dans sa chambre et donner le commandement au second. Il y avait à bord M. de Pontgibaud, aide de camp de La Fayette, M. Gau. commandant d'artillerie (Blanchard), et le commissaire américain Lee. Cette frégate repartit dans les premiers jours de février 1781, avec M. Laurens qui se rendait à la Cour de Versailles. Voir aussi Naval History of the United States, par Cooper.

Rochambeau partit le 17 pour s'y rendre en voiture avec l'amiral Ternay, qui était fortement tourmenté de la goutte. La nuit, aux environs de Windham, la voiture vint à casser, et le général dut envoyer son premier aide de camp, de Fersen, jusqu'à un mille du lieu de l'accident, pour chercher un charron. Fersen revint dire qu'il avait trouvé un homme malade de la fièvre quarte qui lui avait répondu que, lui remplît-on son chapeau de guinées, on ne le ferait point travailler la nuit. Force fut donc à Rochambeau et de Ternay d'aller ensemble solliciter ce charron; ils lui dirent que le général Washington arrivait le soir à Hartford pour conférer avec eux le lendemain et que la conférence manquerait s'il ne raccommodait pas la voiture. «Vous n'êtes pas des menteurs, leur dit-il; j'ai lu dans le Journal de Connecticut que Washington doit y arriver ce soir pour conférer avec vous; je vois que c'est le service public; vous aurez votre voiture prête à six heures du matin.» Il tint parole et les deux officiers généraux purent partir à l'heure dite. Au retour, et vers le même endroit, une roue vint encore à casser dans les mêmes circonstances. Le charron, mandé de nouveau, leur dit: «Eh bien! vous voulez encore me faire travailler la nuit?—Hélas oui, dit Rochambeau; l'amiral Rodney est arrivé pour tripler la force maritime qui est contre nous et il est très-pressé que nous soyons à Rhode-Island pour nous opposer à ses entreprises.—Mais qu'allez-vous faire contre vingt vaisseaux anglais, avec vos six vaisseaux, repartit-il?— Ce sera le plus beau jour de notre vie s'ils s'avisent de vouloir nous forcer dans notre rade.—Allons, dit-il, vous êtes de braves gens; vous aurez votre voiture à cinq heures du matin. Mais avant de me mettre à l'ouvrage, dites-moi, sans vouloir savoir vos secrets, avez-vous été contents de Washington et l'a-t-il été de vous?»

Nous l'en assurâmes, son patriotisme fut satisfait et il tint encore parole.. «Tous les cultivateurs de l'intérieur, dit M. de Rochambeau, qui raconte cette anecdote dans ses mémoires, et presque tous les propriétaires du Connecticut ont cet esprit public qui les anime et qui pourrait servir de modèle à bien d'autres.»

Après la défaite de Gates, Green alla commander en Caroline. Arnold fut placé à West-Point. L'armée principale, sous les ordres immédiats de Washington, avait pour avant-garde l'infanterie légère de La Fayette à laquelle était joint le corps du colonel de partisans Henry Lee. Le corps de La Fayette consistait en six bataillons composés chacun de six compagnies d'hommes choisis dans les différentes lignes de l'armée. Ces bataillons étaient groupés en deux brigades, l'une sous les ordres du général Hand et l'autre du général Poor. Le 14 août, La Fayette, qui ne cherchait qu'une occasion de combattre, avait demandé par écrit au général Washington l'autorisation de tenter une surprise nocturne sur deux camps de Hessois établis à Staten-Island; mais son projet ne put s'accomplir par la faute de l'administration de la guerre.

West-Point, fort situé sur une langue de terre qui s'avance dans l'Hudson et qui domine le cours, est dans une position tellement importante qu'on l'avait appelé le Gibraltar de l'Amérique. La conservation de ce poste, où commandait le général Arnold, était d'une importance capitale pour les États-Unis. Le général Washington, qui se rendait avec La Fayette et le général Knox à l'entrevue d'Hartford, passa l'Hudson le 18 septembre et vit Arnold, qui lui montra une lettre du colonel Robinson, embarqué sur le sloop anglais le Vautour, prétendant que cet officier lui donnait un rendez-vous pour l'entretenir de quelque affaire privée; Washington lui dit de refuser ce rendez-vous, ce à quoi Arnold parut consentir.

L'entrevue d'Hartford eut lieu le 20 septembre 1780 entre Washington, La Fayette, le général Knox d'une part, Rochambeau, de Ternay et de Chastellux de l'autre. Rochambeau avait avec lui comme aides de camp MM. de Fersen, de Damas et Dumas. On y régla toutes les bases des opérations dans la supposition de l'arrivée de la seconde division française ou d'une augmentation de forces navales amenées ou envoyées par M. de Guichen. On y décida aussi d'envoyer en France un officier français pour solliciter de nouveaux secours et hâter l'envoi de ceux qui avaient été promis. On pensa d'abord a charger de cette ambassade de Lauzun, que sa liaison avec le ministre, de Maurepas, rendait plus propre à obtenir un bon résultat. Rochambeau proposa son fils, le vicomte de Rochambeau, colonel du régiment d'Auvergne, qui avait été détaché dans l'état-major de son père 146 .

Note 146: (retour) Le vicomte de Rochambeau est désigné par Blanchard, ainsi qu'on l'a pu voir dans la composition des cadres du corps expéditionnaire que j'ai donnée plus haut, comme colonel du régiment de Bourbonnais. Très peu de Mémoires du temps disent, avec les Archives du ministère de la guerre de France, qu'il était attaché à l'état-major de son père.

Les espérances qu'on avait conçues de pouvoir prendre l'offensive s'évanouirent par la nouvelle que reçurent les généraux de l'arrivée à New-York de la flotte de l'amiral Rodney, qui triplait les forces des Anglais. Le baron de Vioménil, qui commandait en l'absence de Rochambeau, prit toutes les dispositions nécessaires pour assurer le mouillage de l'escadre contre ce nouveau danger; mais il envoya courrier sur courrier à son général en chef pour le faire revenir.

Arnold, depuis dix-huit mois, avait établi des relations secrètes avec sir Henry Clinton, pour lui livrer West-Point, et le général anglais avait confié tout le soin de la négociation à un de ses aides de camp, le major André. Celui-ci manqua une première entrevue avec Arnold, le 11 septembre, à Dobb's Ferry. Une seconde fut projetée à bord du sloop de guerre le Vautour, que Clinton envoya à cet effet, le 16, à Teller's-Point, environ à 15 ou 16 milles au-dessous de West-Point. La défense de Washington l'ayant empêché de se rendre à bord du Vautour, Arnold se ménagea une entrevue secrète avec le major André. Celui-ci quitta New-York, vint à bord du sloop et, de là, avec un faux passeport, à Long-Clove, où il vit Arnold le 21 au soir. Ils se séparèrent le lendemain.

Mais les miliciens faisaient une garde d'autant plus sévère qu'ils voulaient assurer le retour de Washington. Trois d'entre eux eurent des soupçons sur l'identité d'André, qui, après son entrevue, s'en retournait à New-York déguisé en paysan: il fut arrêté à Tarrytown; on trouva dans ses souliers tout le plan de la conjuration. Il offrit une bourse aux miliciens pour le laisser fuir. Ceux-ci refusèrent et le conduisirent à North-Castle, où commandait le lieutenant-colonel Jameson. Cet officier rendit compte de sa capture le 23 à son supérieur, le général Arnold, qu'il ne soupçonnait pas être du complot. Arnold reçut la lettre le 25, pendant qu'il attendait chez lui, avec Hamilton et Mac Henry, aides de camp de Washington et de La Fayette, l'arrivée du général en chef. Il sortit aussitôt, monta sur un cheval de son aide de camp et chargea celui-ci de dire au général qu'il allait l'attendre à West-Point; mais il gagna le bord de la rivière, prit son canot et se fit conduire à bord du Vautour.

Washington arriva d'Hartford quelques instants après le départ d'Arnold. Ce ne fut que quatre heures plus tard qu'il reçut les dépêches qui lui révélèrent le complot.

Le major André, l'un des meilleurs officiers de l'armée anglaise et des plus intéressants par son caractère et sa jeunesse, fut jugé et puni comme espion. Il fut pendu le 2 octobre. Sa mort, dure nécessité de la guerre, excita les regrets de ses juges eux-mêmes 147 .

Note 147: (retour) «En septembre eut lieu le supplice du major André. Son plan, s'il n'avait pas été découvert, était qu'à un jour convenu entre lui et le général Arnold, sir Henry Clinton viendrait mettre le siège devant le fort Défiance; ce fort est reconnu comme presque imprenable. Son enceinte comprend sept acres de terre; elle est défendue par cent vingt pièces de canon et fortifiée de redoutes. Il est bâti à environ huit milles en remontant sur le bord de la rivière du Nord. Le général Arnold aurait immédiatement envoyé à Washington pour demander du secours et aurait rendu la place avant que ce secours pût arriver: Sir Henry Clinton aurait ensuite pris ses dispositions pour surprendre le renfort que le général Washington aurait probablement voulu conduire lui-même.

«Le succès de ce plan aurait mis fin à la guerre. Quand le général Arnold fut parvenu à s'échapper, dès son arrivée à New-York, il fut nommé brigadier général par sir Henry. Mais si son projet eût réussi, il n'y aurait pas eu de rang qui aurait pu payer un aussi important service.» (Mathew's Narrative. Voir plus haut, page 103, note.) Je reviendrai, dans l'Appendice, sur cette affaire de la trahison d'Arnold et du supplice du major André qui soulève, même aujourd'hui, des discussions relatives aux droits des gens.

On trouvera aussi, à la même place, une complainte qui eut un instant la vogue à Paris et à Versailles.

Malgré la supériorité des forces que l'escadre de Rodney donnait aux Anglais, soit que Rhode-Island fût très-bien fortifiée, soit que la saison fût trop avancée, ils ne formèrent aucune entreprise contre les Français. Leur inaction permit au comte de Rochambeau de s'occuper de l'établissement de ses troupes pendant l'hiver, ce qui n'était pas sans difficulté, vu la disette de bois et l'absence de logements.

Les Anglais avaient tout consumé et tout détruit pendant leurs trois ans de séjour dans l'île. Le comte de Rochambeau, dans cette dure situation, proposa à l'état de Rhode-Island de réparer, aux frais de son armée, toutes les maisons que les Anglais avaient détruites, à la condition que les soldats les occuperaient pendant l'hiver et que chacun des habitants logerait un officier, ce qui fut exécuté. De cette manière on ne dépensa que vingt mille écus pour réparer des maisons qui restèrent plus tard comme une marque de la générosité de la France envers ses alliés. Un camp baraqué, par la nécessité de tirer le bois du continent, eût coûté plus de cent mille écus, et c'est à peine si les chaloupes suffisaient à l'approvisionnement du bois de chauffage.

Le 30 septembre, arriva la frégate la Gentille venant de France par le Cap. Elle portait M. de Choisy, brigadier, qui avait demandé à servir en Amérique, M. de Thuillières, officier de Deux-Ponts, et huit autres officiers, parmi lesquels se trouvaient les frères Berthier, qui furent adjoints à l'état-major de Rochambeau.

Il vint à cette époque, au camp français, différentes députations de sauvages. Les chefs témoignaient surtout leur étonnement de voir les pommiers chargés de fruits au-dessus des tentes que les soldats occupaient depuis trois mois. Ce fait prouve à quel point était poussée la discipline dans l'armée et montre avec quelle scrupuleuse attention on respectait la propriété des Américains. Un des chefs sauvages dit un jour à Rochambeau dans une audience publique «Mon père, il est bien étonnant que le roi de France notre père envoie ses troupes pour protéger les Américains dans une insurrection contre le roi d'Angleterre leur père.

«—Votre père le roi de France, répondit Rochambeau, protège la liberté naturelle que Dieu a donnée à l'homme. Les Américains ont été surchargés de fardeaux qu'ils n'étaient plus en état de porter. Il a trouvé leurs plaintes justes: nous serons partout les amis de leurs amis et les ennemis de leurs ennemis. Mais je ne peux que vous exhorter à garder la neutralité la plus exacte dans toutes ces querelles. 148»

Cette réponse était conforme à la vérité en même temps qu'à la politique de la France. Si elle ne satisfit pas complètement les Indiens, de bons traitements et de beaux présents furent plus persuasifs, car ils gardèrent la neutralité pendant les trois campagnes de l'armée française en Amérique.

Note 148: (retour) La visite des Sauvages à M. de Rochambeau doit être reportée au 29 août 1780, à Newport (Blanchard). On leur fit quelques cadeaux de couvertures qu'on avait prises à cette intention de France. Ils repartirent le 2 septembre.
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