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Les Français en Amérique pendant la guerre de l'indépendance des États-Unis 1777-1783

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XII



L'escadre anglaise bloquait toujours New-port. Pourtant il devenait urgent de faire partir la frégate l'Amazone, commandée par La Pérouse, qui devait porter en France le vicomte de Rochambeau avec des dépêches exposant aux ministres la situation critique des armées française et américaine. Il devait surtout hâter l'envoi de l'argent promis car le prêt des soldats n'était assuré, par des emprunts onéreux, que jusqu'au 1'er janvier, et l'on allait se trouver sans ressources. Le jeune Rochambeau avait appris par coeur les dépêches dont il était chargé pour pouvoir les dire verbalement aux ministres, après avoir détruit ses papiers, dans le cas où il serait pris et où il aurait été renvoyé sur parole. La Pérouse fut chargé des dépêches de l'amiral Ternay.

Le 27 octobre, douze vaisseaux anglais parurent en vue de la ville; mais le lendemain un coup de vent les dispersa et La Pérouse profita habilement du moment où ils ne pouvaient pas se réunir pour faire sortir l'Amazone avec deux autres frégates, la Surveillante et l'Hermione, qui portaient un chargement de bois de construction à destination de Boston. Ces navires furent vivement chassés par les croiseurs anglais; l'Amazone eut deux mâts abattus; mais elle était déjà hors de la portée des vaisseaux ennemis, qui s'arrêtèrent dans leur poursuite.

L'amiral Rodney repartit pour les îles dans le courant de novembre. Il laissait une escadre de douze vaisseaux de ligne à l'amiral Arbuthnot, qui établit son mouillage pour tout l'hiver dans la baie de Gardner, à la pointe de Long-Island, afin de ne pas perdre de vue l'escadre française. En même temps, avec des vaisseaux de cinquante canons et des frégates, il établissait des croisières à l'entrée des autres ports de l'Amérique. La concentration des forces anglaises devant Rhode-Island avait été très-favorable au commerce de Philadelphie et de Boston; les corsaires américains firent même beaucoup de prises sur les Anglais.

Vers cette époque, le général Green, qui avait pris le commandement de l'armée du Sud après la défaite du général Gates, demanda du secours et surtout de la cavalerie qu'on pût opposer au corps du colonel Tarleton, à qui rien ne résistait. Il disait que sans cavalerie il ne répondait pas que les provinces du Sud ne se soumissent au roi d'Angleterre. Le duc de Lauzun, apprenant que La Fayette allait partir pour ces provinces et sûr de l'agrément de Washington, n'hésita pas à demander à être employé dans cette expédition et à servir aux ordres de La Fayette «quoique j'eusse, dit-il dans ses Mémoires, fait la guerre comme colonel longtemps avant qu'il ne sortît du collège.»—Rochambeau lui refusa cette autorisation, et la démarche de Lauzun fut fort blâmée dans l'armée, surtout par le marquis de Laval, colonel de Bourbonnais. Par un ridicule point d'honneur dont nous avons déjà parlé et qui pouvait avoir de funestes conséquences pour la discipline et pour le salut général, les officiers du corps expéditionnaire s'étaient promis de ne pas servir aux ordres de La Fayette et avaient même sollicité de M. de Rochambeau de ne pas les employer sous lui 149.

Note 149: (retour) Ce sentiment de jalousie contre les succès et la gloire de La Fayette aurait pu être funeste aux armées alliées si ce jeune général n'avait fait tous ses efforts pour éviter d'éveiller sur ce point les susceptibilités de ses compatriotes. Mais la France ne fut pas toujours aussi heureuse, et trop souvent des rivalités entre les chefs de ses divers corps d'armée lui ont causé d'irréparables désastres.

Rochambeau fit rentrer l'armée dans ses quartiers d'hiver, à Newport, dès les premiers jours de novembre. La légion de Lauzun fut obligée, faute de subsistances, de se séparer de sa cavalerie, qui fut envoyée avec des chevaux d'artillerie et des vivres dans les forêts du Connecticut à quatre-vingts milles de Newport. L'État de cette province avait fait construire des barraques à Lebanon pour loger ses milices. C'est là que le duc de Lauzun dut établir ses quartiers d'hiver. Il partit le 10 novembre, non sans regret de quitter Newport et en particulier la famille Hunter au milieu de laquelle il avait été reçu et traité comme un parent, et dont les vertus firent taire, par exception, ses instincts frivoles et sa légèreté galante. Le 15, il s'arrêtait à Windham avec ses hussards Dumas lui avait été attaché, et il fut rejoint par de Chastellux. Le 16, vers quatre heures du soir, ils arrivèrent ensemble au ferry de Hartford où ils furent reçus par le colonel Wadsworth. «MM. Linch et de Montesquieu y trouvèrent aussi de bons logements», dit Chastellux 150.

Note 150: (retour) C'étaient les deux aides de camp de M. le baron de Vioménil.

La Sibérie seule, à en croire Lauzun, peut être comparée à Lebanon, qui n'était composé que de quelques cabanes dispersées dans d'immenses forêts. Il dut y rester jusqu'au 11 janvier 1781.

Le 5 janvier, Lauzun reçut de nouveau la visite de Chastellux, qui dit à ce propos: «J'arrivai à Lebanon au coucher du soleil; ce n'est pas à dire pour cela que je fusse rendu à Lebanon meeting-house où les hussards de Lauzun ont leur quartier: il me fallut faire encore plus de six milles, voyageant toujours dans Lebanon. Qui ne croirait après cela que je parle d'une ville immense? Celle-ci est, à la vérité, l'une des plus considérables du pays, car elle a bien cent maisons: il est inutile de dire que ces maisons sont très-éparses et distantes l'une de l'autre souvent de plus de 400 ou 5OO pas.... M. de Lauzun me donna le plaisir d'une chasse à l'écureuil..., et au retour je dînai chez lui avec le gouverneur Trumbull et le général Hutington.»

Pendant ce temps, le comte de Rochambeau allait reconnaître des quartiers d'hiver dans le Connecticut, parce qu'il comptait toujours sur l'arrivée de la seconde division de son armée et qu'il ne voulait pas être pris au dépourvu. Il avait laissé à Newport le chevalier de Ternay, malade d'une fièvre qui ne paraissait pas inquiétante; mais il était à peine arrivé à Boston, le 15 décembre, que son second, le baron de Vioménil, lui envoya un courrier pour lui apprendre la mort de l'amiral. Le chevalier Destouches, qui était le plus ancien capitaine de vaisseau, prit alors le Commandement de l'escadre et se conduisit d'après les mêmes instructions.

Le 11 janvier, le général Knox, commandant l'artillerie américaine, vint de la part du général Washington informer Lauzun que les brigades de Pensylvanie et de New-Jersey, lasses de servir sans solde, s'étaient révoltées, avaient tué leurs officiers et s'étaient choisi des chefs parmi elles; que l'on craignait également ou qu'elles marchassent sur Philadelphie pour se faire payer de force, ou qu'elles joignissent l'armée anglaise qui n'était pas éloignée. Cette dernière crainte était exagérée, car un émissaire de Clinton étant venu proposer aux révoltés de leur payer l'arriéré de leur solde à la condition qu'ils se rangeraient sous ses ordres: «Il nous prend pour des traîtres, dit un sergent des miliciens, mais nous sommes de braves soldats qui ne demandons que justice à nos compatriotes; nous ne trahirons jamais leurs intérêts.» Et les envoyés du général anglais furent traités en espions.

Lauzun se rendit aussitôt à Newport pour avertir le général en chef de ce qui se passait. Rochambeau en fut aussi embarrassé qu'affligé. Il n'avait en effet aucun moyen d'aider le général Washington, puisqu'il manquait d'argent lui-même, et il n'avait pas reçu une lettre d'Europe depuis son arrivée en Amérique 151. On apprit plus tard que le Congrès avait apaisé la révolte des Pensylvaniens en leur donnant un faible à-compte, mais que, comme la mutinerie s'était propagée dans la milice de Jersey et qu'elle menaçait de gagner toute l'armée, qui avait les mêmes raisons de se plaindre, Washington dut prendre contre les nouveaux révoltés des mesures sévères qui firent tout rentrer dans L'ordre.

Note 151: (retour) Ce sont là les propres paroles de Rochambeau que rapporte Lauzun dans ses Mémoires. Cela contredit ce passage des Mém. de Rochambeau, où il dit (page 259) qu'il reçut les premières lettres par le navire qui amena M. de Choisy. Soulès (page 365, tome III) dit que ces premières lettres arrivèrent avec La Pérouse, fin février 1781.

Rochambeau envoya néanmoins Lauzun auprès de Washington, qui avait son quartier général à New-Windsor, sur la rivière du Nord. La manière dont le général américain reçut Lauzun flatta beaucoup celui-ci, qui certes ne manquait pas de bravoure, mais qui avait aussi une certaine dose de vanité, comme on le voit d'après ses mémoires. Le général Washington lui dit qu'il comptait aller prochainement à Newport voir l'armée française et M. de Rochambeau. Il lui confia qu'Arnold s'était embarqué à New-York avec 1,500 hommes pour aller à Portsmouth, en Virginie, faire dans la baie de Chesapeak des incursions et des déprédations contre lesquelles il ne pouvait trouver d'opposition que de la part des milices du pays; qu'il allait faire marcher La Fayette par terre avec toute l'infanterie légère de son armée pour surprendre Arnold. Il demandait aussi que l'escadre française allât mouiller dans la baie de Chesapeak et y débarquât un détachement de l'armée pour couper toute retraite à Arnold.

Lauzun resta deux jours au quartier général américain et faillit se noyer en repassant la rivière du Nord. Elle charriait beaucoup de glaces que la marée entraînait avec une telle rapidité qu'il fut impossible à son bateau de gouverner. Il se mit en travers et se remplit d'eau. Il allait être submergé, lorsqu'un grand bloc de glace passa auprès. Lauzun sauta dessus et mit trois heures à gagner la rive opposée en sautant de glaçon en glaçon, au risque de périr à chaque instant.

L'aide de camp Dumas, qui accompagnait Lauzun dans ce voyage, nous donne d'intéressants détails sur son séjour auprès du général. Après avoir raconté la façon simple et cordiale dont il fut reçu à New-Windsor, il dit: «Je fus surtout frappé et touché des témoignages d'affection du général pour son élève, son fils adoptif, le marquis de La Fayette. Assis vis-à-vis de lui, il le considérait avec complaisance et l'écoutait avec un visible intérêt. Le colonel Hamilton, aide de camp de Washington, raconta la manière dont le général avait reçu une dépêche de sir Clinton qui était adressée à monsieur Washington. «Cette lettre, dit-il, est adressée à un planteur de l'État de Virginie; je la lui ferai remettre chez lui après la fin de la guerre; jusque-là elle ne sera point ouverte.» Une seconde dépêche fut alors adressée à Son Excellence le général Washington.

«Le lendemain, le général Washington devait se rendre à West-Point; Dumas et le comte de Charlus l'y accompagnèrent. Après avoir visité les forts, les blockhaus et les batteries établis pour barrer le cours du fleuve, comme le jour baissait et que l'on se disposait à monter à cheval, le général s'aperçut que La Fayette, à cause de son ancienne blessure, était très-fatigué: «Il vaut mieux, dit-il, que nous retournions en bateau; la marée nous secondera pour remonter le courant.» Un canot fut promptement armé de bons rameurs et on s'embarqua. Le froid était excessif. Les glaçons au milieu desquels le bateau était obligé de naviguer le faisaient constamment vaciller. Le danger devint plus grand quand une neige épaisse vint augmenter l'obscurité de la nuit. Le général Washington, voyant que le patron du canot était fort effrayé, dit en prenant le gouvernail: «Allons, mes enfants, du courage; c'est moi qui vais vous conduire, puisque c'est mon devoir de tenir le gouvernail.» Et l'on se tira heureusement d'affaire 152

Note 152: (retour) A la même époque, vinrent au quartier général américain MM. De Damas, de Deux-Ponts, de Laval et Custine.

Le 28 janvier 1781, le général Knox vint passer deux jours à Newport et visiter l'armée française. Le général Lincoln et le fils du colonel Laurens vinrent à la même époque (Blanchard). Celui-ci devait partir peu de jours après pour la France sur l'Alliance.

La mauvaise situation des armées alliées engagea le Congrès à envoyer en France le colonel Laurens, aide de camp du général Washington. Il avait ordre de représenter de nouveau à la cour de Versailles l'état de détresse dans lequel était sa patrie.

Cependant, les frégates l'Hermione et la Surveillante, qui avaient accompagné l'Amazone le 28 octobre pour se rendre à Boston, rentrèrent à Newport le 26 janvier. Elles ramenaient la gabarre l'Ile-de-France, l'Éveillé, l'Ardent et la Gentille étaient allés au-devant. Elles furent retardées par le mauvais temps. Mais les mêmes coups de vent qui les avaient arrêtées furent encore plus funestes aux Anglais. Ceux-ci avaient fait sortir de la baie de Gardner quatre vaisseaux de ligne pour intercepter l'escadre française; l'un d'eux, le Culloden, de 74 canons, fut brisé sur la côte et les deux autres démâtés 153. Pour répondre aux instantes demandes de l'État de Virginie qui ne pouvait résister aux incursions du traître Arnold, le capitaine Destouches prépara alors une petite escadre composée d'un vaisseau de ligne, l'Éveillé, de deux frégates, la Surveillante, la Gentille, et du cutter la Guêpe. Elle était destinée à aller dans la baie de Chesapeak, où Arnold ne pouvait disposer que de deux vaisseaux, le Charon de 50 canons et le Romulus de 44, et de quelques bateaux de transport. Cette petite expédition, dont M. de Tilly eut le commandement, fut préparée dans le plus grand secret. Elle parvint heureusement dans la baie de Chesapeak, s'empara du Romulus, de trois corsaires et de six bricks. Le reste des forces ennemies remonta la rivière l'Élisabeth jusqu'à Portsmouth. Les vaisseaux français n'ayant pu les y suivre à cause de leur trop fort tirant d'eau, M. de Tilly revint avec ses prises à Newport, mais il avait été séparé du cutter la Guêpe, commandant, M. de Maulévrier. On apprit plus tard qu'il avait échoué sur le cap Charles et que l'équipage avait pu se sauver.

Note 153: (retour) L'un de ceux-ci était le London, de 90 canons; l'autre, le Bedford, de 74.

Ce n'était que le prélude d'une plus importante expédition dont le général Washington avait parlé à Lauzun et dont celui-ci voulait faire partie. Il avait été convenu entre les généraux des deux armées que, pendant que La Fayette irait assiéger Arnold dans Portsmouth, une flotte française portant un millier d'hommes viendrait l'attaquer par mer. Rochambeau fit embarquer, en effet, sur les vaisseaux de Destouches 1200 hommes tirés du régiment de Bourbonnais, sous la conduite du colonel de Laval et du major Gambs; et de celui de Soissonnais, sous les ordres de son colonel en second, le vicomte de Noailles, et du lieutenant-colonel Anselme de la Gardette.

Telle était l'organisation de cette expédition:

M. le baron de Vioménil, commandant en chef;

M. le marquis de Laval et le vicomte de Noailles, commandant les grenadiers et les chasseurs; M. Collot, aide-maréchal-des-logis; M. de Ménonville, aide-major-général; M. Blanchard, commissaire principal des vivres.

Pour remplacer les troupes parties 154, on fit avancer dix-sept cents hommes des milices du pays sous les ordres du général Lincoln, ancien défenseur de Charleston.

Note 154: (retour) Mercure de France, mai 1781, p. 32.

Ces choix furent vivement critiqués par les principaux officiers. Lauzun, par exemple, en voulut au général en chef de ne pas l'avoir engagé dans cette expédition, et de Laval se plaignit de ne pas en avoir le commandement en chef. Singulière organisation militaire que celle où les officiers discutent les actes et les ordres de leurs chefs et témoignent tout haut leur mécontentement! Singulière discipline que celle qui admet qu'en temps de guerre les officiers généraux et les aides de camp n'en agissent qu'à leur guise 155. Le choix que fit Rochambeau me semble pourtant avoir été des plus judicieux. Lauzun avait à veiller sur la cavalerie campée à vingt-cinq lieues de Newport. Il ne pouvait être remplacé dans le commandement de cette arme spéciale. En outre, il rendait sur le continent de réels services, que son général se plaisait d'ailleurs à reconnaître, par la connaissance qu'il avait de la langue anglaise et par les bonnes relations que son caractère affable lui permettait d'entretenir. Le marquis de Laval, qui s'était promis de ne pas servir sous les ordres de La Fayette ne pouvait pas utilement être employé en qualité de commandant d'une expédition où la bonne entente avec ce général était une condition essentielle du succès. Enfin l'entreprise était très-importante, et Rochambeau crut qu'il ne pouvait pas moins faire que d'en donner la direction à son second, le baron de Vioménil, dans un moment surtout où il devait rester lui-même au camp.

Note 155: (retour) M. de Charlus était à ce moment à Philadelphie. M. de Chastellux se fit plus connaître par ses excursions que par ses combats pendant la campagne. MM. de Laval et de Lauzun quittent à tous propos et sans nécessité leurs soldats. Plus tard, nous verrons aussi que c'est à la complaisance de M. de Barras que l'on dut de le voir servir sous les ordres de son chef, M. de Grasse, qu'il trouvait trop nouveau en grade.

Il y avait sur les vaisseaux un nombre de mortiers et de pièces d'artillerie suffisant pour soutenir un siège dans le cas où l'expédition réussirait; mais, bien que l'armée de terre fournit en vivres et en argent tout ce qui lui restait, les préparatifs du départ furent longs et l'escadre anglaise eut le temps de réparer les avaries produites à ses vaisseaux par le coup de vent de la fin de février. Dumas fut chargé d'aller à New-London, petit port sur la côte de Connecticut, en face de la pointe de Long-Island et du mouillage de l'escadre anglaise, pour l'observer de plus près pendant que celle de Destouches se disposait à sortir. Il put remarquer qu'elle était dans la plus parfaite sécurité. Aussi, Destouches profita-t-il d'un vent Nord-Est qui s'éleva le 8 mars, pour mettre à la voile. Il était monté sur le Duc de Bourgogne et emmenait les vaisseaux: le Conquérant, commandé par de la Grandière; le Jason, commandé par La Clochetterie; l'Ardent, capitaine de Marigny; le Romulus récemment pris, par de Tilly. En outre, le Neptune, l'Éveillé, la Provence, avec les frégates la Surveillante, l'Hermione et le Fantasque, armé en flûte.

Il y avait à bord quatre compagnies de grenadiers et de chasseurs, un détachement de 164 hommes de chacun des régiments, et cent hommes d'artillerie, ensemble 1,156 hommes.

Une mer orageuse et inégale força le chef de l'escadre française à se porter au large pour se rapprocher ensuite de la côte aussitôt qu'il fut à la latitude de la Virginie. Un instant ses vaisseaux furent dispersés; mais il put les rallier à l'entrée de la baie de Chesapeak. En même temps il découvrit l'escadre anglaise, qui sous les ordres de l'amiral Graves était partie de son mouillage vingt-quatre heures après lui, mais qui en suivant une voie plus directe était arrivée deux jours avant. L'amiral anglais était monté sur le London, vaisseau à trois ponts, plus fort qu'aucun des vaisseaux français. Les autres vaisseaux anglais étaient égaux par le nombre et l'armement à ceux de l'escadre française.

C'était le 16 mars. Destouches comprit que son expédition était manquée. Il ne crut pas toutefois pouvoir se dispenser de livrer un combat qui fut très-vif et dans lequel se distinguèrent surtout le Conquérant, le Jason et l'Ardent. Le premier perdit son gouvernail. Presque tout son équipage fut mis hors de combat; de Laval lui-même y fut blessé 156. L'escadre anglaise était encore plus maltraitée; mais elle garda la baie, et quelques jours plus tard le général Philips, parti de New-York avec deux mille hommes, put rejoindre Arnold et lui assurer en Virginie une supériorité Incontestable.

Note 156: (retour) Le Conquérant eut à tenir tête, dans l'affaire du 16 mars, à trois vaisseaux ennemis. Il eut trois officiers tués, entre autres M. de Kergis, jeune homme de la plus belle espérance et de la plus brillante valeur. Cent matelots ou soldats de son bord furent touchés, parmi lesquels il y en eut 40 de tués et 40 autres environ qui moururent de leurs blessures. C'est sur le pont que se fût le plus grand carnage. Le maître d'équipage, le capitaine d'armes et sept timoniers furent au nombre des morts... (Journal de Blanchard.)

«Le Duc de Bourgogne, à bord duquel j'étais, ajoute Blanchard, n'eut que quatre hommes tués et huit blessés. Un officier auxiliaire reçut aussi une contusion à côté de moi. Je restai tout le temps du combat sur le gaillard d'arrière, à portée du capitaine et de M. de Vioménil. J'y montrai du sang-froid; je me rappelle qu'au milieu du feu le plus vif, M. de Ménonville ayant ouvert sa tabatière, je lui en demandai une prise et nous échangeâmes à ce sujet une plaisanterie. Je reçus de M. de Vioménil un témoignage de satisfaction qui me fit plaisir.»

Le capitaine Destouches rentra à Newport le 18, après sa glorieuse mais inutile tentative.

D'un autre côté, La Fayette avait reçu, le 20 février, de Washington, l'ordre de prendre le commandement d'un détachement réuni à Peakskill pour agir conjointement avec la milice et les bâtiments de M. Destouches contre Arnold, qui était à Portsmouth; La Fayette partit en effet avec ses douze cents hommes d'infanterie légère. Le 23 février, il était à Pompton et simula une attaque contre Staten-Island; puis il marcha rapidement sur Philadelphie, y arriva le 2 mars, se rendit le 3 à Head-of-Elk, où il s'embarqua sur de petits bateaux et arriva heureusement à Annapolis. Il partit de là dans un canot avec quelques officiers, et, malgré les frégates anglaises qui étaient dans la baie, il parvint à Williamsbourg pour y rassembler les milices. Il avait déjà bloqué Portsmouth et repoussé les piquets ennemis, lorsque l'issue du combat naval du 16 mars laissa les Anglais maîtres de la baie. Il ne restait plus à La Fayette qu'à retourner à Annapolis, d'où, par une marche hardie, il ramena son détachement à Head-of-Elk en passant à travers les petits bâtiments de guerre anglais. Là il reçut un courrier du général Washington qui lui confiait la difficile mission de défendre la Virginie 157.

Note 157: (retour) Le 6 mars, le général Washington vint à Newport visiter l'armée française. Il fut reçu avec tous les honneurs dus à un maréchal de France. Il passa l'armée en revue, assista au départ de l'escadre de M. Destouches et repartit le 13 pour son quartier général.

«Cette entrevue des généraux, dit Dumas, fut pour nous une véritable fête; nous étions impatients de voir le héros de la liberté. Son noble accueil, la simplicité de ses manières, sa douce gravité, surpassèrent notre attente et lui gagnèrent tous les coeurs français. Lorsque, après avoir conféré avec M. de Rochambeau, il nous quitta pour retourner à son quartier général, près de West-Point, je reçus l'agréable mission de l'accompagner à Providence. Nous arrivâmes de nuit à cette petite ville; toute la population était accourue au delà du faubourg; une foule d'enfants portant des torches et répétant les acclamations des citoyens nous entouraient; ils voulaient tous toucher celui qu'à grands cris ils appelaient leur père, et se pressaient au-devant de nos pas au point de nous empêcher de marcher. Le général Washington attendri s'arrêta quelques instants et, me serrant la main, il me dit: «Nous pourrons être battus par les Anglais, c'est le sort des armes; mais voilà l'armée qu'ils ne vaincront jamais.»

M. George W. P. Custis, petit-fils de Mme Washington, a publié (Frederick Md. Examiner, 18 août 1857) une lettre dans laquelle il soutient que Washington reçut effectivement du gouvernement français le titre de maréchal de France, et il appuie son assertion en citant la dédicace manuscrite d'une gravure offerte par le comte Buchan au «maréchal-général Washington». Mais les instructions données par la cour de Versailles à Rochambeau (Sparks, 1835, VII, 493) étaient assez précises pour éviter tout conflit d'autorité ou de préséance entre le généralissime américain et les officiers supérieurs français: elles rendaient inutile la nomination de Washington à un grade dont le titre associé à son nom fait le plus singulier effet. (Voir aussi Maryland Letters, p. 114.)


XIII



Pendant que ces faits se passaient en Amérique, l'Amazone, partie le 28 octobre sous les ordres de La Pérouse, avec le vicomte de Rochambeau et les dépêches du chevalier de Ternay, vint débarquer à Brest. La situation était un peu changée. M. de Castries avait remplacé M. de Sartines au ministère de la marine; M. de Montbarrey, à la guerre, était remplacé par M. de Ségur. Les Anglais avaient déclaré brusquement la guerre à la Hollande et s'étaient emparés de ses principales possessions. La France faisait des préparatifs pour soutenir ces alliés. Ces circonstances réunies avaient détourné l'attention de ce qui se passait en Amérique. Le roi donna néanmoins à M. de La Pérouse l'ordre de repartir sur-le-champ sur l'Astrée, frégate qui était la meilleure voilière de Brest, et de porter en Amérique quinze cent mille livres qui étaient déposées à Brest depuis six mois pour partir avec la seconde division. Il retint le colonel Rochambeau à Versailles jusqu'à ce qu'on eût décidé en conseil sur ce qu'il convenait de faire 158.

Note 158: (retour) J'ai déjà dit que l'Astrée rentra à Boston le 25 janvier, après soixante et un jours de traversée. Elle avait à bord huit millions.—Mercure de France, mai 1781, page 31.—Ce chiffre de huit millions est certainement exagéré.

Les ministres convinrent qu'en l'état actuel des affaires il n'était pas possible d'envoyer la seconde division de l'armée en Amérique. On fit partir seulement, le 23 mars 1781, un vaisseau, le Sagittaire, et six navires de transport sous la conduite du bailli de Suffren. Ils emportaient six cent trente trois recrues du régiment de Dillon, qui devaient compléter les quinze cents hommes de ce régiment, dont l'autre partie était aux Antilles. Il y avait en outre quatre compagnies d'artillerie. Ces navires suivirent la flotte aux ordres du comte de Grasse jusqu'aux Açores.

La frégate la Concorde, capitaine Saunauveron 159, partit de Brest trois jours après, à quatre heures du soir, escortée par l'Émeraude et la Bellone seulement jusqu'au delà des caps: ces deux frégates devaient venir croiser ensuite. La Concorde emmenait M. le vicomte de Rochambeau avec des dépêches pour son père; M. de Barras, qui venait comme chef d'escadre remplacer M. Destouches et prendre la suite des opérations de M. de Ternay; M. d'Alphéran, capitaine de vaisseau 160, et un aide de camp de M. de Rochambeau 161. Enfin elle portait un million deux cent mille livres pour le corps expéditionnaire. Le Sagittaire devait apporter pareille somme; et, pour remplacer le secours promis en hommes, secours que la présence d'une puissante flotte anglaise devant Brest avait empêché de partir, le gouvernement français mettait à la disposition du général Washington une somme de six millions de livres.

Note 159: (retour) Elle portait trente-six canons, vingt-quatre soldats de terre et trente-cinq marins.—Mercure de France, avril 1781, page 87.
Note 161: (retour) J'ai déjà exposé, dans le deuxième chapitre de cet ouvrage, les raisons qui me portaient à croire que l'auteur du journal inédit que je possède, aide de camp de Rochambeau et passager de la Concorde, était Cromot baron du Bourg. Depuis que ce livre est en cours de publication, j'ai reçu de M. Camille Rousset, le savant conservateur des archives du Ministère de la guerre, et de M. de Varaigne baron du Bourg, petit-fils de Cromot du Bourg et préfet du Palais, des renseignements qui ne me laissent plus aucun doute sur ce point. On trouvera ces renseignements à la notice biographique sur Cromot du Bourg.

Partie le 26 mars de Brest, la Concorde arriva à Boston le 6 mai, sans autre incident que la rencontre du Rover, pris l'année précédente par la frégate la Junon, dont le capitaine était le comte de Kergariou Loc-Maria. Le Rover était commandé par M. Dourdon de Pierre-Fiche, et retournait en France donner avis de l'issue du combat naval du 16 mars, livré dans la baie de Chesapeak.

Je reprends ici le cours de mon récit, en laissant la parole, autant que possible, à l'auteur du journal inédit que je possède, passager de la Concorde, et aide de camp de Rochambeau, le baron du Bourg.

«La ville de Boston est bâtie comme le sont à peu près toutes les villes anglaises; des maisons fort petites en briques ou en bois; les dedans sont extrêmement propres. Les habitants vivent absolument à l'anglaise; ils ont l'air de bonnes gens et très-affables. J'ai été fort bien reçu dans le peu de visites que j'ai été à même de faire. On y prend beaucoup de thé le matin. Le dîner, qui est assez communément à deux heures, est composé d'une grande quantité de viande; on y mange fort peu de pain. Sur les cinq heures on prend encore du thé, du vin, du madère, du punch, et cette cérémonie dure jusqu'à dix heures. Alors on se met à table, où l'on fait un souper moins considérable que le dîner. A chaque repas on ôte la nappe au moment du dessert et l'on apporte du fruit. Au total, la plus grande partie du temps est consacrée à la table.»

Après avoir dit qu'il fit d'abord une visite au consul de France à Boston, à M. Hancock, gouverneur de cette ville, et au docteur Cooper, il ajoute:

«Pendant la journée du 7 mai j'ai vu la ville autant qu'il m'a été possible; elle est très-considérable et annonce encore qu'avant la guerre ce devait être un séjour charmant. Elle est dans la plus belle position possible, a un port superbe, et, d'un endroit élevé appelé le Fanal, on a la plus belle vue du monde. On allume le fanal en cas de surprise, et à ce signal toutes les milices du pays se rassemblent; on le voit d'extrêmement loin. On y voit la position que prit le général Washington lorsqu'il s'empara de la ville et força les Anglais de l'abandonner.

«Je suis parti le 8 de Boston pour me rendre à New-port. J'ai couché à quinze milles de là, et j'ai retrouvé dans l'auberge où je me suis arrêté la même propreté qu'à la ville: c'est un usage qui tient au pays. Notre aubergiste était un capitaine. Les différents grades étant accordés ici à tous les états, ou plutôt l'état militaire n'y étant pas une carrière, il y a des cordonniers colonels, et il arrive souvent aux Américains de demander aux officiers français quelle est leur profession en France 162.

Note 162: (retour) On connaît cette anecdote: «Un Américain demandait à un officier supérieur français ce qu'il faisait en France.—Je ne fais rien, dit celui-ci. —Mais votre père?—Il ne fait rien non plus ou il est ministre.—Mais ce n'est pas un état!—Mais j'ai un oncle qui est maréchal.—Ah! c'est un très-bon métier.»—L'anecdote est peut-être inventée; les uns l'attribuent à Lauzun, d'autres à de Ségur ou à de Broglie. Mais elle peint bien les moeurs américaines.

«Le pays que j'ai parcouru dans ces quinze milles ressemble beaucoup à la Normandie entre Pont-d'Ouilly et Condé-sur-Noireau; il est très-couvert, très-montueux et coupé de nombreux ruisseaux. Les terres cultivées que l'on y rencontre sont entourées de murs de pierres que l'on a posées les unes sur les autres, ou de palissades de bois.

«Le 9 au matin je suis parti de mon gîte pour me rendre à Newport. Le pays m'a paru moins couvert, mais aussi peu cultivé que la veille. Au total, il n'est pas habité. Les villages sont immenses; il y en a qui ont quatre, cinq et même quinze et vingt milles de long, les maisons étant éparses. Je suis passé à Bristol, qui était une ville très-commerçante avant la guerre; mais les Anglais, en se retirant, ont brûlé plus des trois quarts des maisons, qui ne sont pas encore rétablies. J'ai enfin passé le bac de Bristol-Ferry, qui sépare Rhode-Island du continent; le bras de mer a près d'un mille 163.

Note 163: (retour) Un kilomètre six cent neuf mètres environ.

«Rhode-Island est, dans sa plus grande longueur, tout au plus de quinze milles», et l'endroit le plus large de l'île est de cinq. Ce devait être un des endroits du monde les plus agréables avant la guerre, puisque, malgré ses désastres, quelques maisons détruites et tous ses bois abattus, elle offre encore un charmant séjour. Le terrain est fort coupé, c'est-à-dire que tous les terrains des divers propriétaires sont enclos ou de murs de pierres entassées ou de barrières de bois. Il y a quelques terres défrichées dans lesquelles le seigle et les différents grains viennent à merveille; on y cultive aussi le maïs. Il y a encore, comme en Normandie, des vergers considérables, et les arbres rapportent à peu près les mêmes fruits qu'en France.»

«J'ai trouvé l'armée dans le meilleur état possible, fort peu de malades et les troupes bien tenues. L'île m'a paru fortifiée de manière à ne craindre aucun débarquement. La ville de Newport est la seule de l'île; elle n'a que deux rues considérables, mais elle est assez jolie et devait être très-commerçante avant la guerre. Les trois quarts des maisons éparses dans le reste sont de petites fermes. Il y a en avant du port, au sud-ouest de la ville, l'île de Goat, qui est éloignée d'un demi-mille, sur laquelle il y a une batterie de huit pièces de vingt-quatre qui défend l'entrée de la rade. Au sud-ouest de Goal-Island est la batterie de Brenton, de douze pièces de vingt-quatre et de quatre mortiers de douze pouces, dont le feu croise avec celui des vaisseaux en rade. La batterie de Brenton est à un demi-mille de Goat-Island 164.

Note 164: (retour) Le commissaire Blanchard, visitant peu de jours après son débarquement une école mixte à Newport, remarqua l'écriture d'une jeune fille De neuf à dix ans, et admira la beauté et la modestie de cette enfant, dont il retint le nom: Abigoïl Earl, inscrit dans son journal. «Elle est telle que je désire voir ma fille quand elle aura son âge», dit-il, et il traça sur le cahier, à la suite du nom de la jeune fille, les mots: very pretty. «Le maître, ajoute-t-il, n'avait l'air ni d'un pédant, ni d'un missionnaire, mais d'un père de famille.»

«Au nord-ouest de Goat-Island, environ à trois quarts de mille, est la batterie de Rase-Island, composée de vingt pièces de trente-six et de quatre mortiers de douze pouces, à laquelle la droite des vaisseaux est appuyée, et elle défend non-seulement l'entrée de la rade, mais aussi les vaisseaux qui pourraient en sortir...Il me paraît d'après la position des batteries et le feu de nos vaisseaux qu'il serait de toute impossibilité à l'ennemi d'entrer dans la rade.

«Il y a peu de gibier dans l'île, mais une grande quantité d'animaux domestiques. Les chevaux sont généralement assez bons, quoique sans avoir autant d'espèces que je l'aurais cru, les Anglais ayant apporté leur race dans ce pays ainsi que dans le continent; ils y sont extrêmement chers, et un cheval qui vaut 20 louis en France se paye au moins 40 ou 50. Leur grand talent est de bien sauter, y étant habitués de très-bonne heure. Ils ont tous une allure semblable à celle que nous appelons l'amble et dont on a beaucoup de peine à les déshabituer.»

Le 16, M. le comte de Rochambeau apprit que l'escadre anglaise commandée par Arbuthnot était sortie de New-York. Le 17, elle parut devant la passe à six lieues au large et y mouilla. Elle y resta jusqu'au 26 et laissa passer, le 23, six bâtiments de transport venant de Boston.

Dans la nuit du 28 au 29 mai 1781, un capitaine d'artillerie M. La Barolière, faillit être assassiné par un sergent de sa compagnie, sans qu'on pût savoir la raison de cet attentat. Le meurtrier tenta en vain de se noyer; il fut jugé, eut le poignet coupé et fut pendu. Bien que frappé de plusieurs coups de sabre, M. la Barolière se rétablit.

M. de Rochambeau reçut confidentiellement de son fils l'avis que le comte de Grasse avait ordre de venir dans les mers d'Amérique en juillet ou août pour dégager l'escadre de M. de Barras. Tout en lui conseillant de mettre en sûreté à Boston cette petite flotte, pendant qu'il ferait telle ou telle expédition qu'on lui désignait, on le laissait libre de combiner avec le général Washington toute entreprise qu'ils jugeraient utile et qui pourrait être protégée par la flotte du comte de Grasse pendant la courte station que cet amiral avait ordre de faire dans ces parages 165. M. de Rochambeau n'eut en conséquence rien de plus pressé que de demander au général Washington une entrevue qui eut lieu le 20 mai à Westerfield, près de Hartford. Le chevalier de Chastellux accompagnait M. de Rochambeau. Washington avait avec lui le général Knox et le brigadier Du Portail. M. de Barras ne put y venir à cause du blocus de Newport par l'escadre Anglaise.

Note 165: (retour) Il nous parait certain que ce plan avait été combiné et arrêté à la cour de Versailles, et que c'est à M. de Rochambeau, bien plutôt qu'à M. de Grasse, que l'on doit attribuer le mérite d'avoir concentré, par une habile tactique, tous les efforts des forces alliées sur York. Ce serait donc à lui que reviendrait la plus grande part de gloire dans le succès de cette campagne, qui décida du sort des États-Unis.

Le général américain pensait qu'il fallait attaquer immédiatement New-York; qu'on porterait ainsi un coup plus décisif à la domination anglaise. Il savait que le général Clinton s'était fort affaibli par les détachements qu'il avait successivement envoyés dans le Sud, et il ne croyait pas que la barre de Sandy-Hook fût aussi difficile à franchir qu'on le disait depuis la tentative faite par d'Estaing deux ans auparavant.

M. de Rochambeau était d'avis, au contraire, qu'il valait mieux opérer dans la baie de Chesapeak, où la flotte française aborderait plus promptement et plus facilement. Aucune des deux opinions ne fut exclue, et l'on décida d'abord de réunir les deux armées sur la rive gauche de l'Hudson, de menacer New-York, et de se tenir prêt, en attendant l'arrivée du comte de Grasse, à qui on expédierait une frégate, soit à pousser sérieusement les attaques contre cette place, soit à marcher vers la baie de Chesapeak.

Après cette conférence, une dépêche du général Washington au général Sullivan, député du Congrès, et une autre lettre de M. de Chastellux au consul de France à Philadelphie, M. de La Luzerne, furent interceptées par des coureurs anglais et remises au général Clinton, tandis qu'une dépêche de lord Germaine à lord Clinton était portée à Washington par un corsaire américain.

Elles servirent mieux la cause des alliés que la plus habile diplomatie.

Washington disait en effet dans sa lettre que l'on allait pousser activement le siège de New-York et que l'on allait écrire à M. de Grasse de venir forcer la barre de Sandy Hook, tandis que le ministre anglais annonçait la résolution de pousser la guerre dans le Sud. Washington comprit alors la justesse des idées de M. de Rochambeau. Quant à M. de Chastellux, il s'exprimait en termes fort peu convenables sur le compte de M. de Rochambeau. Il prétendait l'avoir gagné aux idées du général Washington.

L'officier anglais chargé du service des espions envoya une copie de cette lettre au général français, qui, pour toute punition, fit venir M. de Chastellux, lui montra cette copie et la jeta au feu. Il se garda bien de le détromper et de lui confier ses véritables desseins.

De retour à Newport, M. de Rochambeau trouva que l'escadre se disposait, suivant les instructions données à M. de Barras, à se retirer à Boston pendant que l'armée irait rejoindre le général Washington. Le port de Boston n'était, il est vrai, qu'à trente lieues de Newport, par terre; mais, par mer, il en était à plus de cent, à cause du trajet qu'il fallait faire pour tourner les bancs de Nantucket; d'ailleurs les vents soufflaient plus habituellement du Nord. Il fallait en outre confier à l'escadre toute l'artillerie de siège, que l'armée, déjà chargée de son artillerie de campagne, n'aurait pas pu emmener. La jonction des deux escadres devenait ainsi plus difficile. M. de Rochambeau proposa à M. de Barras de tenir un conseil de guerre pour décider sur cette difficulté. C'est le 26 que ce conseil se réunit, M. de Lauzun était d'avis que la flotte se retirât à Boston; M. de Chastellux voulait qu'on la laissât à Rhode-Island. M. de Lauzun, en parlant de la discussion qui s'ensuivit, trouve dans la contradiction de Chastellux une raison suffisante pour dire qu'il n'avait pas de jugement. M. de la Villebrune déclara que si M. de Grasse devait venir, il fallait rester à Rhode-Island pour faire avec lui une prompte jonction. «Mais s'il n'y vient pas, ajouta-t-il, nous nous écartons des ordres du Conseil de France et nous prenons sur nous de nous exposer à des événements fâcheux.» M. de Barras fit cette déclaration remarquable: «Personne ne s'intéresse plus que moi à l'arrivée de M. de Grasse dans ces mers. Il était mon cadet; il vient d'être fait lieutenant général. Dès que je le saurai à portée d'ici, je mettrai à la voile pour servir sous ses ordres; je ferai encore cette campagne; mais je n'en ferai pas une seconde.» Il opina du reste pour rester à Rhode-Island, et son sentiment prévalut. M. de Lauzun fut chargé de porter la nouvelle de cette décision au général Washington, et il prétend dans ses mémoires que le général fut très-irrité que l'on prît une mesure si contraire à ce qui avait été convenu à Westerfield. Le rapport de Lauzun nous semble suspect, et il pourrait bien ne traduire sur ce point que son propre ressentiment d'avoir vu écarter son avis.

M. de Rochambeau s'empressa alors d'écrire à M. de Grasse pour lui exposer la situation de La Fayette en Virginie et de Washington devant York. Il présenta comme son projet personnel une entreprise contre lord Cornwallis dans la baie de Chesapeak; il la croyait plus praticable et plus inattendue de l'ennemi. Pour atteindre ce but, il lui demanda de requérir avec instance le gouverneur de Saint-Domingue, M. de Bouillé, de lui accorder pour trois mois le corps de troupes qui était aux ordres de M. de Saint-Simon et destiné à agir de concert avec les Espagnols. Il le priait aussi de lui expédier aussi vite que possible, sur la même frégate, avec sa réponse, une somme de 1,200,000 livres qu'il emprunterait aux colonies. Cette lettre partit avec la Concorde dans les premiers jours de juin.

Le 9 de ce mois, M. le vicomte de Noailles, qui était allé par curiosité à Boston, en était revenu ce même jour pour annoncer au général l'arrivée en cette ville du Sagittaire escortant un convoi de 633 recrues et de quatre compagnies d'artillerie, et portant 1,200,000 livres. Cette flottille était partie trois jours avant la Concorde, comme je l'ai dit plus haut. Elle arrivait cependant un mois plus tard. Après avoir suivi jusqu'aux Açores les flottes de MM. de Grasse et de Suffren, cette frégate s'était détachée et avait eu à subir des mauvais temps et la poursuite des ennemis. Il manquait trois navires au convoi: la Diane, le Daswout et le Stanislas. Les deux premiers rentrèrent peu de jours après; mais le dernier avait été pris par les Anglais.

L'aide de camp de M. de Rochambeau, venu sur la Concorde, qui avait laissé ses effets sur le Louis-Auguste, de ce convoi, obtint la permission d'aller à Boston prendre ce qui lui était indispensable pour la campagne. Son manuscrit donne d'intéressants détails sur le pays que l'armée dut parcourir. Nous en extrayons les passages suivants:

«De Newport, je fus coucher à Warren, petit village assez joli qui n'est qu'à dix-huit milles de Newport dans le continent. On y a construit quelques petits bâtiments marchands avant la guerre, et il y en a encore de commencés qui vont en pourriture. Je fus reçu à mon auberge par le maître, M. Millers, qui est officier au service du Congrès, et par son frère, qui commandait l'année dernière toutes les milices à Rhode-Island. Ils sont tous deux extrêmement gros.

«Le 10 juin, je partis à quatre heures du matin de Warren, bien empressé d'arriver à Boston. Je ne puis dire assez combien je fus étonné du changement que je trouvai dans les endroits où j'étais passé il y avait environ six semaines. La nature s'était renouvelée; les chemins étaient raccommodés; je me croyais absolument dans un autre pays.

«Le 12, après avoir été chercher mes effets sur le Louis-Auguste dans le port de Boston, j'allai me promener à Cambridge, petite ville à trois milles de là. C'est un des plus jolis endroits qu'il soit possible de voir; il est situé au bord de la rivière de Boston, sur un terrain très-fertile, et les maisons sont très-jolies. A une extrémité de la ville, sur une pelouse verte très-considérable, il y a un collège qui prend le titre d'Université; c'est un des plus beaux de l'Amérique; il compte environ cent cinquante écoliers qui apprennent le latin et le grec. Il y a une bibliothèque considérable, un cabinet de physique rempli des plus beaux et des meilleurs instruments, et un cabinet d'histoire naturelle qui commence à se former.

«Le 13 au matin, avant de partir de Boston, je fus à cinq milles voir la petite ville de Miltown, où il y a une papeterie assez considérable et deux moulins à chocolat. La rivière qui les fait mouvoir forme au-dessus une espèce de cascade assez jolie. La vue, du haut de la montagne du même nom, ne laisse pas que d'être belle.

«Le 14, je partis de Boston; mais avant de quitter cette ville, que je ne devais peut-être plus revoir, je voulus faire connaissance avec le beau sexe. Il y a deux fois par semaine une école de danse où les jeunes personnes s'assemblent pour danser depuis midi jusqu'à deux heures. J'y fus passer quelques instants. Je trouvai la salle assez jolie, quoique les Anglais, en abandonnant la ville, eussent cassé ou emporté une vingtaine de glaces. Je trouvai les femmes très-jolies, mais très-gauches en même temps; il est impossible de danser avec plus de mauvaise grâce, ni d'être plus mal habillées bien qu'avec un certain luxe 166.

«Je partis le soir pour Providence et fus coucher à Deadham, où je trouvai les sept cents hommes de remplacement qui étaient venus par le convoi et qui allaient joindre l'armée 167

Note 166: (retour) Il est bon de comparer ce jugement à celui que prononça le prince de Broglie deux ans plus tard, à propos d'une fête donnée à Boston. (Voir à la fin de ce travail.)
Note 167: (retour) J'ai dit, d'après le Mercure de France, que le nombre exact des recrues était de 633.

Cependant, le 10, les régiments de Bourbonnais et de Royal-Deux-Ponts partirent de Newport pour se rendre à Providence, où ils arrivèrent à dix heures du soir. La journée était trop avancée pour qu'il fût possible de marquer le camp, de s'y établir et de prendre la paille et le bois nécessaires. Le baron de Vioménil, qui conduisait cette portion de l'armée, obtint pour ce soir-là, des magistrats de la ville, la disposition de quelques maisons vides où l'on coucha les soldats. Le lendemain matin, 11, le régiment de Deux-Ponts alla camper sur la hauteur qui domine Providence, et les brigades de Soissonnais et de Saintonge, qui arrivèrent ce même jour, s'installèrent à sa gauche.

L'escadre restée à Newport n'avait plus pour la protéger que quatre cents hommes des recrues arrivées par le Sagittaire, trente hommes de l'artillerie et mille hommes des milices américaines, le tout sous le commandement de M. de Choisy.

«Providence est une assez jolie petite ville, très-commerçante avant la guerre. Il n'y a de remarquable qu'un magnifique hôpital 168. L'armée y resta campée huit jours. Ce temps lui fut nécessaire pour rassembler les chevaux de l'artillerie, de l'hôpital ambulant, les wagons pour les équipages, les boeufs qui devaient les traîner, et pour recevoir les recrues dont on avait envoyé une partie à M. de Choisy.

Note 168: (retour) Journal de Cromot du Bourg.

«Le 16, le baron de Vioménil passa une revue d'entrée en campagne et l'armée se mit en marche dans l'ordre suivant:

«Le 18 juin, le régiment de Bourbonnais (M. de Rochambeau et M. de Chastellux); le 19, celui de Royal-Deux-Ponts (baron de Vioménil); le 20, le régiment de Soissonnais (le comte de Vioménil); le 21, le régiment de Saintonge (M. de Custine) ont successivement quitté le camp de Providence et, en conservant toujours entre eux la distance d'une journée de marche, ils ont campé, le premier jour à Waterman's Tavern, le second à Plainfield, le troisième à Windham, le quatrième à Bolton et le cinquième à Hartford. Ces étapes sont distantes de quinze milles. Les chemins étaient très-mauvais et l'artillerie avait peine à suivre; les bagages restèrent en arrière.

«À Windham, l'armée campa dans un vallon entouré de bois où le feu prit bientôt, on ne sait par quelle cause; on employa de suite trois cents hommes à l'éteindre; mais ils ne purent y parvenir. Le feu ne dévorait du reste que les broussailles et n'attaquait pas les gros arbres. Cet accident, qui serait effrayant et causerait un véritable désastre dans d'autres pays, est vu avec indifférence par les Américains, dont le pays est rempli de forêts. Ils en sont même quelquefois bien aises, car cela leur évite la peine de couper les arbres pour défricher le sol.

«Le 20, il déserta neuf hommes du régiment de Soissonnais et un de Royal-Deux-Ponts.

«L'hôte de M. de Rochambeau à Bolton était un ministre qui avait au moins six pieds trois pouces. Il se nommait Colton, et il offrit à la femme d'un grenadier de Deux-Ponts, à son passage, d'adopter son enfant, de lui assurer sa fortune et de lui donner pour elle une trentaine de louis; mais elle refusa constamment toutes ses offres 169

Note 169: (retour) Journal de Cromot du Bourg.—Voir aussi, pour la marche des troupes, la carte que j'ai dressée spécialement pour cette histoire.

Arrivé le 22 juin à Hartford, le régiment de Bourbonnais leva son camp le 25, celui de Deux-Ponts le 26, le régiment de Soissonnais le 27, et celui de Saintonge le 28. Ils allèrent camper le premier jour à Farmington (12 milles), le second jour à Baron's Tavern (13 milles), le troisième jour à Break-neck (13 milles), et le quatrième jour à Newtown (13 milles).

La route était meilleure et plus découverte; les stations étaient très-agréables, sauf Break-neck, qui semble fort bien nommé (casse-cou), à cause de son accès difficile et de son manque de ressources. L'artillerie ne put y arriver que très-tard. M. de Béville et l'adjudant Dumas marchaient en avant et préparaient les logements.

Pendant que ces mouvements s'opéraient, Lauzun, parti de Lebanon, couvrait la marche de l'armée, qui était à quinze milles environ sur sa droite. La manière dont on établissait les divers camps depuis le départ de Newport n'avait d'autre but que de faire le plus de chemin possible sans trop d'embarras et de fatigue; on était encore trop loin de l'ennemi pour avoir d'autres précautions à prendre que celles qu'exigeaient le service des approvisionnements et la discipline. Mais, une fois qu'on fut à Newtown 170, on eût été coupable de négligence si on avait continué à témoigner la même confiance dans l'impossibilité des tentatives de l'ennemi. M. de Rochambeau voulait masser ses forces à Newtown pour se diriger vers l'Hudson en colonnes plus, serrées; mais le 30 au soir, il reçut un courrier du général Washington qui le priait de ne pas séjourner à Newtown comme il en avait l'intention, et de hâter la marche de sa première division et de la légion de Lauzun.

Note 170: (retour) Assez jolie petite ville habitée par des tories. Cromot du Bourg.

La première division, formée de Bourbonnais et de Deux-Ponts, partit en effet de grand matin de Newtown, le 1er juillet, pour se rendre à Ridgebury; elle ne formait qu'une brigade. La seconde brigade, formée des régiments de Soissonnais et de Saintonge, partit le lendemain pour la même destination. La route, longue de quinze milles, était montueuse et difficile; deux hommes de Bourbonnais désertèrent.

Le 2 au matin, les grenadiers et les chasseurs de Bourbonnais partirent de Ridgebury pour Bedfort, où ils arrivèrent après une marche assez pénible à travers un terrain accidenté. La route parcourue était de quinze milles. À Bedfort, ce détachement se joignit à la légion de Lauzun, qui avait marché jusque-là sur le flanc gauche de l'armée, et qui maintenant prit position en avant de Bedfort dans une forte situation. Il y avait en outre, comme poste avancé, un corps de cent soixante cavaliers américains de la légion de Sheldon que le général Washington avait envoyés pour coopérer avec la légion de Lauzun à une expédition contre les Anglais.



XIV



Le général américain avait ouvert la campagne le 26 juin. Combinant ses mouvements avec ceux de l'armée française, il quitta, à cette date, son quartier d'hiver de New Windsor et se porta sur Peakskill, où il devait opérer sa jonction avec M. de Rochambeau. Il apprit alors que le général Clinton avait divisé son armée en plusieurs corps et qu'il la dispersait autour de New-York. Il y avait en particulier un corps anglais qui s'était porté sur Westchester. La veille de l'arrivée des troupes françaises à Bedfort, un parti de dragons anglais de ce corps avait brûlé quelques maisons en avant de ce village. Le général Washington résolut de le faire attaquer; il forma en conséquence une avant-garde de douze cents hommes aux ordres du général Lincoln, et il envoya à M. de Rochambeau le courrier que celui-ci avait reçu le 30 juin et qui avait fait hâter le départ des troupes de Newtown pour Bedfort et de Bedfort pour Northcastle, où elles devaient être prêtes à marcher au premier ordre. La dernière étape n'était que de cinq milles; mais la seconde brigade vint sans s'arrêter de Newtown à Northcastle et fit ainsi, dans la journée du 3 juillet, une marche de vingt milles. Les régiments de Soissonnais et de Saintonge n'avaient donc pas eu un seul jour de repos depuis leur départ de Providence. Il est vrai que MM. de Custine et le vicomte de Noailles prêchèrent d'exemple en marchant à pied à la tête de leur régiment.

Le duc de Lauzun raconte comme il suit la tentative qu'il fit, de concert avec le général Lincoln, pour surprendre le corps anglais qui était le plus voisin 171.

Note 171: (retour) Ce récit m'a paru le plus véridique et le plus propre à concilier entre elles les diverses relations que l'on a données de cette attaque d'avant-garde.

«Le 30 juin, après avoir reçu la lettre du général Washington, qui n'entrait dans aucun détail, M. de Rochambeau m'envoya chercher au milieu de la nuit, à quinze milles de Newtown, où il se trouvait 172. Je me trouvai exactement au lieu prescrit, quoique l'excessive chaleur et de très-mauvais chemins rendissent cette marche très-difficile. Le général Washington s'y trouva fort en avant des deux armées et me dit qu'il me destinait à surprendre un corps de troupes anglaises campées en avant de New-York pour soutenir le fort de Knyphausen, que l'on regardait comme la clé des fortifications de New-York 173. Je devais marcher toute la nuit pour les attaquer avant le point du jour. Il joignit à mon régiment un régiment de dragons américains (Sheldon), quelques compagnies de chevau-légers et quelques bataillons d'infanterie légère américaine. Il avait envoyé par un autre chemin, à environ six milles sur la droite, le général Lincoln avec un corps de trois mille hommes pour surprendre le fort Knyphausen, que je devais empêcher d'être secouru. Il ne devait se montrer que lorsque mon attaque serait commencée, quand je lui ferais dire de commencer la sienne. Il s'amusa à tirailler avec un petit poste qui ne l'avait pas vu et donna l'éveil au corps que je devais surprendre. Ce corps rentra dans le fort, fit une sortie sur le général Lincoln, qui fut battu et qui allait être perdu et coupé de l'armée si je ne m'étais pas promptement porté à son secours.

«Quoique mes troupes fussent harassées de fatigue, je marchai sur les Anglais; je chargeai leur cavalerie et mon infanterie tirailla avec la leur. Le général Lincoln en profita pour faire sa retraite en assez mauvais ordre. Il avait deux ou trois cents hommes tués ou pris et beaucoup de blessés 174. Quand je le vis en sûreté, je commençai la mienne, qui se fit très-heureusement, car je ne perdis presque personne.

Note 172: (retour) M. de Lauzun était campé en ce moment à Bridgefield.
Note 173: (retour) Ce corps était commandé par Delancey.
Note 174: (retour) Guillaume de Deux-Ponts dit dans ses Mémoires: quatre-vingts tués ou blessés; mais il n'y était pas et répète seulement ce qu'on disait. Les chiffres de Lauzun paraissent pourtant exagérés.

«Je rejoignis le général Washington, qui marchait avec un détachement très-considérable de son armée au secours du général Lincoln, dont il était très-inquiet; mais ses troupes étaient tellement fatiguées qu'elles ne pouvaient aller plus loin. Il montra la plus grande joie de me revoir et voulut profiter de l'occasion pour faire une reconnaissance de très-près sur New-York. Je l'accompagnai avec une centaine de hussards; nous essuyâmes beaucoup de coups de fusil et de coups de canon, mais nous vîmes tout ce que nous voulions voir. Cette reconnaissance dura trois jours et trois nuits et fut excessivement fatigante, car nous fûmes jour et nuit sur pied et nous n'eûmes rien à manger que les fruits que nous rencontrâmes le long du chemin 175.

Note 175: (retour) Le récit de cette petite affaire, donné par d'autres écrivains, n'est pas tout à fait conforme à celui-ci; mais nous pensons que personne mieux que Lauzun n'était à même de savoir ce qui s'était passé.

Ainsi, MM. de Fersen et de Vauban, aides de camp de M. de Rochambeau, qui avaient reçu de leur général la permission de suivre la légion de Lauzun dans son expédition, revinrent le 4 au camp de North-Castle et racontèrent ce qui s'était passé. Ils dirent que le corps de Delancey, qu'on espérait surprendre à Morrisania, se trouvait à. Williamsbridge, prévenu de l'attaque dont il était menacé. Ils n'évaluaient les pertes du corps de Lincoln qu'à quatre tués et une quinzaine de blessés. (Journal de Cromot du Bourg.)

Le 5 juillet, le général Washington, de retour de sa reconnaissance sur New-York, vint voir les troupes françaises au camp de Northcastle; il conféra avec M. de Rochambeau et dîna avec lui et son état-major. Il repartit le soir même.

Le 6 juillet, l'armée française quitta North-Castle pour aller à dix-sept milles de là se joindre à l'armée américaine, campée à Philipsburg. La route était assez belle, mais la chaleur était si excessive qu'elle se fit très-péniblement; plus de quatre cents soldats tombèrent de fatigue, mais à force de haltes et de soins on arriva à bon port. Deux hommes du régiment de Deux-Ponts désertèrent.

La droite des armées alliées, que formaient les Américains, était postée sur une hauteur très-escarpée qui dominait l'Hudson, appelé en cet endroit Tappansee. Entre les deux armées coulait un ruisseau au fond d'un ravin; enfin les deux brigades de l'armée française formaient la gauche de la ligne, qui était protégée par la légion de Lauzun, campée à quatre milles, dans White-plains. Toutes les avenues étaient garnies de postes.

Le 8, le général Washington passa en revue les deux armées. L'armée américaine, qu'il visita la première, était composée de 4,500 hommes au plus, parmi lesquels on comptait de très-jeunes gens et beaucoup de nègres. Ils n'avaient pas d'uniformes et paraissaient assez mal équipés. Ils faisaient sous ce rapport un grand contraste avec l'armée française, dont le général Washington parut très-satisfait. Seul le régiment de Rhode-Island parut aux officiers français d'une belle tenue. Le général américain voulut visiter la tente que Dumas, Charles de Lameth et les deux Berthier avaient installée près du quartier général de M. de Béville, dans une position très-agréable, entre des rochers et sous de magnifiques tulipiers. Ils avaient aussi organisé un joli jardin autour de leur habitation provisoire. Washington trouva sur la table des jeunes officiers le plan de Trenton, celui de Westpoint et quelques autres des principales actions de cette guerre où Washington s'était signalé.

Le 10 juillet au soir, le Romulus et trois frégates, aux ordres de M. de Villebrune, partis de Newport, avancèrent dans le Sund jusqu'à la baie de Huntington. Le vaisseau de garde, que l'on estimait de quarante-quatre canons, se retira à leur approche, et les autres petits bâtiments se réfugièrent dans la baie. Les pilotes, peu au fait de leur métier, n'osèrent pas entrer la nuit, ce qui obligea M. d'Angely, commandant deux cent cinquante hommes qui étaient à bord, de remettre au lendemain l'attaque qu'il voulait faire contre le fort Lloyd's à la pointe d'Oyster-bay. Pendant la nuit les Anglais avaient pu prendre des dispositions qui firent échouer l'entreprise; le débarquement eut lieu; mais le fort était mieux gardé qu'on ne s'y attendait. Il y avait quatre cents hommes. M. d'Angely fut obligé de se retirer après une canonnade et un feu de mousqueterie assez vif qui blessa quatre hommes. Il se rembarqua et retourna à Newport.

Le 11, le général Washington visita la légion de Lauzun, campée à Chatterton-Hill, à deux milles sur la gauche. Les Américains furent très-satisfaits de sa tenue.

Le 12, M. de Rochambeau, suivi d'un aide de camp 176, voulut voir les ouvrages que les Américains construisaient à Dobb's-ferry pour défendre le passage de la rivière du Nord. Il trouva une redoute et deux batteries en très-bonne voie, sous la direction de M. Du Portail. Puis, en s'en retournant, il parcourut les postes des deux armées.

Note 176: (retour) Cromot du Bourg.—C'est d'après son Journal que je raconte la plupart des événements qui se passèrent pendant le séjour des armées alliées devant New-York. Les Souvenirs de Dumas, Mes Campagnes en Amérique, de G. de Deux-Ponts et le Journal de Blanchard m'ont servi surtout à contrôler et à compléter ces récits.

Le 14, M. de Rochambeau, à l'issue d'un dîner chez le général Lincoln auquel assistaient le général Washington, MM. de Vioménil, de Chastellux, de Lauzun et Cromot du Bourg, donna à ses troupes l'ordre de se mettre en marche. La 1re brigade (Bourbonnais et Deux-Ponts), la grosse artillerie et la légion de Lauzun se disposèrent à partir. Il faisait un temps affreux. La retraite devait servir de générale; mais à sept heures il y eut contre-ordre sans qu'on pût s'expliquer les causes de cette alerte ni celles du contre-ordre.

Le 15, à neuf heures du soir, on entendit du côté de Tarrytown quelques coups de canon suivis d'une vive fusillade. Aussitôt M. le marquis de Laval fit battre la générale et tirer deux coups de canon d'alarme. En un instant l'armée fut sur pied; mais M. de Rochambeau fit rentrer les soldats au camp. Washington lui demanda, une heure après, deux cents hommes avec six canons et six obusiers; mais au moment où cette artillerie allait partir elle reçut encore contre-ordre. Le lendemain matin, à cinq heures, même alerte suivie d'une nouvelle demande de deux canons de douze et de deux obusiers. Cette fois, G. de Deux-Ponts partit en avant pour Tarrytown, et Cromot du Bourg, qui était de service auprès de M. de Rochambeau, fut chargé de conduire l'artillerie. Il s'acquitta avec empressement de cette mission, car il allait au feu pour la première fois. Les canons arrivèrent à Tarrytown à onze heures. La cause de toutes ces alertes était deux frégates anglaises et trois schooners qui avaient remonté l'Hudson et essayé de s'emparer des cinq bâtiments chargés de farines que l'on transportait des Jerseys à Tarrytown pour l'approvisionnement de l'armée. Un autre bâtiment avait été déjà pris pendant la nuit, il contenait du pain, pour quatre jours, destiné aux Français. Par suite de cette perte le soldat fut réduit à quatre onces de pain. On lui donna du riz et un supplément de viande, et il soutint cette contrariété passagère avec la gaieté et la constance dont ses officiers lui donnaient l'exemple. Il y avait sur le même bateau enlevé par les Anglais des habillements pour les dragons de Sheldon. Les frégates avaient mis ensuite leur équipage dans des chaloupes pour opérer un débarquement et prendre le reste des approvisionnements à Tarrytown; mais un sergent de Soissonnais qui gardait ce poste avec douze hommes fit un feu si vif et si à propos que les Anglais durent rester dans leurs chaloupés. Une demi-heure après vinrent les Américains, qui y perdirent un sergent et qui eurent un officier blessé. Les quatre pièces d'artillerie françaises arrivèrent heureusement sur ces entrefaites; on les mit de suite en batterie et elles tirèrent une centaine de coups qui firent éloigner les frégates. Elles restèrent en vue pendant les journées du 17 et du 18. M. de Rochambeau avait chargé pendant ce temps MM. de Neuris et de Verton, officiers d'artillerie, d'établir une petite batterie de deux pièces de canons et deux obusiers à Dobb's ferry, sur le point le plus étroit de la rivière. Les frégates durent passer devant ce poste, le 19, pour retourner à King's Bridge. Elles furent énergiquement reçues. Deux obus portèrent à bord de l'une d'elles et y mirent le feu. Un prisonnier français qui s'y trouvait en profita pour s'échapper; mais bientôt la frayeur poussa sept matelots à se jeter aussi à l'eau. Quelques-uns furent noyés, trois furent faits prisonniers et les autres regagnèrent la frégate sur laquelle le feu était éteint.

Dans la nuit du 17 au 18, un officier de la légion de Lauzun, M. Nortmann, en faisant une patrouille avec six hussards, fut tué dans une rencontre avec quelques dragons de Delancey. Il s'ensuivit une alerte. Les hussards ripostèrent par des coups de pistolets, et l'infanterie s'avançait déjà pour les soutenir lorsque les dragons disparurent à la faveur des bois et de la nuit. Une circonstance singulière contribua dans cette échauffourée à jeter l'alarme dans le camp français. Au moment où M. Nortmann fut tué, son cheval s'en retourna seul, à toute bride, vers le camp de la légion de Lauzun. Le hussard en vedette ne sachant pas ce que c'était, lui cria trois fois, qui vive; enfin, voyant qu'il ne recevait pas de réponse, il lui tira un coup de fusil qui étendit raide mort le malheureux cheval.

Le 18, M. de Rochambeau employa Dumas son aide de camp à faire des reconnaissances du terrain et des débouchés en avant du camp vers New-York; il lui ordonna de les pousser aussi loin que possible, jusqu'à la vue des premières redoutes de l'ennemi. Il lui donna, dans ce but, un détachement de lanciers de la légion de Lauzun à la tête duquel était le lieutenant Killemaine 178. Grâce au courage et à l'intelligence de ce jeune officier, Dumas put s'acquitter parfaitement de sa mission. Après avoir fait replier quelques petits postes de chasseurs hessois, ils arrivèrent jusqu'à une portée de carabine des ouvrages ennemis, et ils rejoignirent en ce point un détachement d'infanterie légère américaine qui avait de même exploré le terrain sur la droite. L'objet de ces reconnaissances était de préparer celle que les généraux en chef se disposaient à faire peu de jours après avec un gros détachement pour fixer plus spécialement l'attention du général Clinton et ne lui laisser aucun doute sur l'intention des généraux alliés.

Note 178: (retour) Devenu depuis général. Les plaisants aimaient à rapprocher son nom de celui de Lannes, et disaient: «Voilà Lannes et voici Killemaine (qui le mène).»—Voir aux Notices biographiques.

C'est le 21, à huit heures du soir, que l'on partit pour cette opération 179. La retraite servit de générale et l'on se mit en marche dans l'ordre qu'on avait pris le 14. La première brigade, les grenadiers et les chasseurs des quatre régiments, deux pièces de douze et deux de quatre marchaient au centre sous la conduite de M. de Chastellux. La droite, commandée par le général Heath, était formée par une partie de la division du général Lincoln. La légion de Lauzun protégeait l'armée à gauche. Il y avait en tout environ cinq mille hommes avec deux batteries de campagne. La tête des colonnes arriva le 22, à cinq heures du matin, sur le rideau qui domine King's bridge. Les chemins étaient très-mauvais et l'artillerie avait peine à suivre. Cependant les deux armées marchaient dans un ordre parfait en observant le plus grand silence. Un régiment américain marcha résolument, sous un feu nourri, pour s'emparer d'une redoute. Un de ses officiers eut la cuisse emportée. Pendant ce temps M. de Rochambeau et le général Washington s'avançaient pour reconnaître les forts. Ils traversèrent ensuite le creek d'Harlem et continuèrent leurs explorations toujours sous le feu des postes ennemis et des forts. Puis, ils repassèrent la rivière, revinrent sur leur route du matin et poussèrent en avant, le long de l'île, jusqu'à la hauteur de New-York. Quelques frégates installées dans la rivière du Nord leur envoyèrent des boulets qui ne firent aucun mal. Ils rabattirent ensuite sur Morrisania, où le feu de l'ennemi fut encore plus vif. Le comte de Damas eut un cheval tué sous lui. Les généraux rentrèrent enfin dans leurs lignes après être restés vingt-quatre heures à cheval.

Note 179: (retour) Les détails qui suivent sont en accord avec ceux que donne le journal de Washington cité par Sparks, VIII, p. 109.

Pendant ce temps, les aides de camp faisaient chacun de leur côté leurs reconnaissances particulières. La légion de Lauzun forçait à se replier les postes ennemis et leur enlevait un assez grand nombre de prisonniers.

Le 23, on remonta à cheval à cinq heures du matin pour continuer ce travail. On reconnut d'abord la partie de Long-Island qui est séparée du continent par le Sound; on retourna à Morrisania revoir une partie de l'île d'York qui n'avait point été suffisamment examinée la veille; puis les généraux revinrent vers leurs troupes.

«Nous fîmes dans cette reconnaissance, dit Rochambeau, l'épreuve de la méthode américaine pour faire passer à la nage les rivières aux chevaux en les rassemblant en troupeau à l'instar des chevaux sauvages. Nous avions passé dans une île qui était séparée de l'ennemi, posté à Long-Island, par un bras de mer dont le général Washington voulut faire mesurer la largeur. Pendant que nos ingénieurs faisaient cette opération géométrique, nous nous endormîmes, excédés de fatigue, au pied d'une haie, sous le feu du canon des vaisseaux de l'ennemi, qui voulait troubler ce travail. Réveillé le premier, j'appelai le général Washington et lui fis remarquer que nous avions oublié l'heure de la marée. Nous revînmes vite à la chaussée du moulin sur laquelle nous avions traversé ce petit bras de mer qui nous séparait du continent; elle était couverte d'eau. On nous amena deux petits bateaux dans lesquels nous nous embarquâmes avec les selles et les équipages des chevaux; puis on renvoya deux dragons américains qui tiraient par la bride deux chevaux bons nageurs; ceux-ci furent suivis de tous les autres excités par les coups de fouet de quelques dragons restés sur l'autre bord et à qui nous renvoyâmes les bateaux. Cette manoeuvre dura moins d'une heure; mais heureusement notre embarras fut ignoré de l'ennemi.»

L'armée rentra dans son camp à Philipsburg le 23, à onze heures du soir.

«Cette reconnaissance 180 fui faite avec tout le soin imaginable, nous avons essuyé six, ou sept cents coups de canon qui ont coûté deux hommes aux Américains. Nous avons fait aux Anglais vingt ou trente prisonniers et tué quatre ou cinq hommes. Il leur a été pris aussi une soixantaine de chevaux. Je ne peux trop répéter combien j'ai été surpris de l'armée américaine; il est inimaginable que des troupes presque nues, mal payées, composées de vieillards, de nègres et d'enfants, marchent aussi bien et en route, et au feu. J'ai partagé cet étonnement avec M. de Rochambeau lui-même, qui n'a cessé de nous en parler pendant la route en revenant. Je n'ai que faire de parler du sang-froid du général Washington; il est connu; mais ce grand homme est encore mille fois plus noble et plus beau à la tête de son armée que dans tout autre moment.»

Note 180: (retour) Journal de Cromot du Bourg.

Du 23 juillet au 14 août l'armée resta paisible dans son camp de Philipsburg. La légion de Lauzun avait seule un service très-actif et très-pénible.

La célérité de la marche des troupes françaises et leur discipline eurent un grand succès auprès des Américains. La jonction des armées alliées eut tout l'effet qu'on pouvait en attendre. Elle retint à New-York le général Clinton, qui avait l'ordre de s'embarquer avec un corps de troupes pour séparer Washington de La Fayette et réduire le premier à la rive gauche de l'Hudson. Elle contribua à faire rétrograder lord Cornwallis de la pointe qu'il avait faite dans l'intérieur de la Virginie, pour aller à la baie de Chesapeak fixer et fortifier, suivant les mêmes instructions, un poste permanent. C'est peu de jours après la jonction des troupes devant Philipsburg que les généraux français et américains apprirent que Cornwallis se repliait par la rivière James sur Richmond, où La Fayette vint l'assiéger 181.

Note 181: (retour) Le général anglais Philips mourut le 13 mai 1781. Il était très-malade dans son lit, à Pétersburg, lorsqu'un boulet de canon parti des batteries de La Fayette traversa sa chambre sans l'atteindre toutefois. Coïncidence bizarre, ce même général commandait à Minden la batterie dont un canon avait tué le père de La Fayette. (Mémoires de La Fayette.) Maryland Papers 133-143, correspondance entre Philips et Weedon.—Arnold fut accusé dans l'armée anglaise d'avoir empoisonné le général Philips. (Mercure de France, sept. 1781, p. 160.)—Voir aussi The Bland Papers, par Ch. Campbell, Petersburg, 1848, II, 124.


XV



Le 14 août, M. de Rochambeau reçut de Newport une lettre par laquelle on lui annonçait que la Concorde était de retour depuis le 5 de son voyage auprès de l'amiral de Grasse. Elle l'avait rejoint à Saint-Domingue après la prise de Tabago, lui avait communiqué les instructions de M. de Rochambeau et était repartie le 26 juillet. M. de Grasse faisait savoir à M. de Rochambeau qu'il partirait le 3 août avec toute sa flotte, forte de vingt-six vaisseaux, pour se rendre dans la baie de Chesapeak. Il devait emmener trois mille cinq cents hommes de la garnison de Saint-Domingue, où M. de Lillencourt était gouverneur, et emporter les 1,200,000 livres fournies par Don Solano, qui lui avaient été demandées; mais il ajoutait que ses instructions ne lui permettraient pas de rester au delà du 15 octobre.

On apprit aussi que les troupes anglaises qui étaient entrées quelques jours avant dans New-York n'étaient pas celles de Cornwallis, comme M. de La Fayette l'avait écrit lui-même, mais la garnison de Pensacola dans la Floride que le général espagnol, Don Galvez, avait laissée sortir sans conditions après la prise de cette ville 182. Le général Clinton avait aussi reçu d'Angleterre un convoi portant trois mille recrues, ce qui montait en tout ses forces à douze mille hommes. Les alliés ne pouvaient lui en opposer que neuf mille.

Note 182: (retour) Le succès des Espagnols à Pensacola fut ainsi plus nuisible qu'utile à la cause des Américains.

De Williamsbourg, lord Cornwallis se retira sur Portsmouth, près de l'embouchure du James-River et par conséquent de la baie Chesapeak. La mer était libre pour lui et cette suite de mouvements rétrogrades semblait indiquer le projet d'évacuer la Virginie. La Fayette avait montré la plus grande habileté dans cette campagne, où, avec quinze cents miliciens seulement, il sut forcer à battre en retraite le général Cornwallis qui était à la tête de plus de quatre mille hommes. C'est en évitant d'en venir à une action générale, en trompant constamment l'ennemi sur l'effectif réel de ses forces, en opérant des manoeuvres habiles ou prenant des dispositions pleines à la fois d'audace et de prudence, que La Fayette obtint ce résultat inespéré. «L'enfant ne saurait m'échapper,» avait écrit Cornwallis au début de la campagne, en parlant de ce général dont il méprisait la jeunesse et dont il méconnaissait l'habileté. A son tour, il allait tomber dans le piège où le menait peu à peu La Fayette.

Les Anglais s'embarquèrent à Portsmouth et La Fayette crut un instant qu'ils abandonnaient complètement la Virginie pour aller renforcer la garnison de New-York. Il l'écrivit même à Washington. Mais il apprit bientôt que leur seul but était de prendre une forte position à York et à Gloucester pour attendre des renforts qui devaient leur arriver. C'est là que La Fayette voulait les amener. Le 6 août, en annonçant ses succès au général Washington, il lui disait:

«Dans l'état présent des affaires, j'espère, mon cher général, que vous viendrez en Virginie, et que si l'armée française prend aussi cette route, j'aurai la satisfaction de vous voir de mes yeux à la tête des armées combinées; mais si une flotte française prend possession de la baie et des rivières et que nous ayons formé une force de terre supérieure à celle de l'ennemi, son armée doit tôt ou tard être contrainte à se rendre 183

Note 183: (retour) Mémoires de La Fayette.

De son côté, le général Washington écrivait une lettre tout amicale et toute confidentielle à La Fayette pour le féliciter de ses succès antérieurs, et il ajoutait qu'il lui permettait, maintenant qu'il avait sauvé la Virginie, de venir prendre part à l'attaque projetée contre New-York. Il reconnaissait toutefois la nécessité de la présence de La Fayette à la tête de l'armée de Virginie.

Ces deux missives eurent un sort tout différent et, par un de ces hasards dont nous avons eu un précédent exemple après la conférence d'Hartford, la lettre du général Washington fut interceptée par James Moody dans les Jerseys, tandis que celle de La Fayette arrivait à destination. Le général Clinton crut plus que jamais qu'il allait être attaqué. Cette illusion dura encore quelque temps après que les troupes combinées eurent commencé leur marche vers le Sud 184.

Note 184: (retour) Cette circonstance servit si bien les Américains et trompa si complètement les généraux anglais, que l'on est porté à croire que ce ne fut pas tout à fait par un hasard heureux, mais par suite d'une habile manoeuvre de Washington, que sa lettre, écrite avec intentions tomba entre les mains de James Moody. Telle était l'opinion de lord Cornwallis, qui ne pouvait se pardonner après sa défaite d'avoir été ainsi joué. (Voir Mercure de France, 1781.)—Sparks, VIII, 144, raconte aussi comment un faux ordre signé de La Fayette et enjoignant au général Morgan de faire avancer Ses troupes fut saisi par Cornwallis sur un vieux nègre envoyé à dessein de son côté, ce qui le détermina à rétrograder.

Aussitôt que M. de Rochambeau eut reçu les dépêches apportées par la Concorde, il se concerta avec le général Washington, qui renonça définitivement au projet qu'il avait toujours formé de faire une attaque générale contre New-York. Les généraux alliés furent d'accord qu'ils devaient diriger leurs forces sur la Virginie, et il ne restait plus qu'à organiser les moyens d'exécution du nouveau plan de campagne. Pendant que M. de Rochambeau envoyait, le 15 août, M. de Fersen auprès du comte de Barras pour lui donner avis de l'expédition projetée, Washington écrivait à La Fayette de garder ses positions devant York et d'attendre l'arrivée de la flotte de M. de Grasse, des troupes qu'il amènerait aux ordres de M. de Saint-Simon et des armées coalisées.

Tous les efforts de La Fayette eurent alors pour but d'empêcher que Cornwallis ne gagnât la Caroline et ne fît ainsi échouer la campagne des alliés. C'est pourquoi il envoya des troupes au sud de James-River, sous prétexte de déloger les Anglais de Portsmouth, ce qui eut encore le bon effet de faire réunir au corps de l'armée les troupes et l'artillerie qui se seraient échappées par Albermale-Sound à l'arrivée du comte de Grasse. C'est dans la même vue qu'il retint d'autres troupes, du même côté, sous prétexte de faire passer le général Wayne et ses Pensylvaniens à l'armée du Sud pour renforcer le général Green. En même temps il envoyait auprès de Cornwallis le brave soldat Morgan, qui resta quelque temps comme déserteur au milieu des ennemis, et qui ne voulut accepter, au retour de sa difficile et dangereuse mission, d'autre récompense que la restitution d'un fusil auquel il tenait beaucoup 185.

Note 185: (retour) Voir Mémoires de La Fayette pour la conduite de Morgan.—Sparks, VIII, 152.

Sitôt le projet de la campagne arrêté, les généraux alliés le mirent à exécution. De la célérité de leur marche dépendait en grande partie le succès, qui était certain s'ils pouvaient rejoindre La Fayette avant le départ de M. de Grasse. M. de Barras persistait dans sa détermination de se joindre à l'amiral de Grasse, bien qu'il fût autorisé par une lettre particulière du ministre de la marine, M. de Castries, à croiser devant Boston, s'il lui répugnait de servir sous les ordres d'un amiral moins ancien que lui. M. de Rochambeau l'avait donc chargé de transporter dans la baie de Chesapeak toute l'artillerie de siège restée à Newport avec le corps de M. de Choisy. De son côté, le général Washington déterminait 2,000 hommes des États du Nord à le suivre en Virginie pour rejoindre La Fayette. Enfin 100,000 écus qui restaient dans la caisse du corps français furent partagés entre les deux armées.



XVI



Les troupes se mirent en mouvement le 19 août pour aller passer l'Hudson à Kingsferry. Les Américains suivirent la route le long du fleuve, tandis que les Français rétrogradaient sur leurs marches précédentes.

La première journée, de Philipsburg à Northcastle (18 milles), fut très-pénible. Dès quatre heures du matin on battit la générale, et à cinq heures et demie M. de Rochambeau, en visitant le camp, s'aperçut que les voitures de vivres manquaient et qu'il ne restait plus au camp que 500 ou 600 rations. Il en envoya chercher et dut remettre le départ à midi. En attendant il donna le commandement du bataillon des grenadiers et chasseurs de Bourbonnais à M. Guill. de Deux-Ponts; celui du bataillon de Soissonnais à M. de La Valette, lieutenant-colonel de Saintonge, et il les joignit à la légion de Lauzun pour former l'arrière-garde, qui, placée tout entière sous les ordres du baron de Vioménil 186, fut chargée de garder les avenues pendant qu'on faisait partir l'artillerie et les bagages. Il ne leva ses postes qu'à deux heures. Mais les équipages étaient trop chargés, et les routes accidentées ou défoncées par les pluies. Les fourgons se brisaient ou s'embourbaient, de telle sorte qu'à huit heures du soir on n'avait encore fait que quatre milles et que les régiments ne purent arriver à Northcastle que le 20, à quatre heures du matin. M. de Custine avait été obligé de laisser le vicomte de Rochambeau avec toute l'artillerie et 200 hommes à 12 milles de Northcastle. Dans ces conditions, qui auraient été désastreuses pour l'armée si la garnison de New-York eût fait une sortie, l'arrière-garde ne pouvait ni ne devait avancer beaucoup. Le baron de Vioménil s'arrêta à la maison d'Alexander Lark, où il bivouaqua et où lui et ses officiers purent se sécher et se reposer. Il reçut ordre de se rendre directement à King's-ferry en passant par Leguid's Tavern, où il arriva le 20, à onze heures du soir, et par Pensbridge, sur le Croton, où il rejoignit le gros de l'armée.

Note 186: (retour) G. de Deux-Ponts, dit le Vicomte; mais il est probable que ce poste important, qui donnait la supériorité sur de Lauzun, ne pouvait être confié qu'à un général tel que celui que l'on nomme le baron.—Son frère avait pourtant rang de maréchal de camp.

Celle-ci avait quitté Northcastle le 21, de grand matin. A deux milles de là elle passa la petite rivière qui porte ce nom; puis, deux milles plus loin, le Croton-river à Pensbridge, où il y avait un pont de bois. Le Croton n'est pas navigable, mais n'est pourtant guéable qu'à certaines époques. Le soir les troupes campèrent à Hun's Tavern, qui forme un faubourg de Crampond. Dès ce moment, la légion de Lauzun marcha à l'avant-garde, tandis que le bataillon des grenadiers et chasseurs de Bourbonnais formait l'arrière-garde immédiate de l'armée et que celui de Soissonnais restait sur les bords du Croton jusqu'à ce que tous les équipages fussent passés.

Le 22 août, l'armée quitta Hun's Tavern et passa, après une marche de neuf milles, à Peekskill, village qui comptait à peine une vingtaine de maisons et qui est situé sur la rivière du Nord. Enfin elle arriva, quatre milles plus loin, à King's Ferry, et prit position sur le rideau qui domine la rivière du Nord. Comme il n'y avait en cet endroit que la maison de l'homme à qui appartenait le bac, le quartier général resta établi à Peekskill. M. de Rochambeau ne voulut pas passer si près de West-Point sans aller visiter cette place forte. Il y employa la journée du 23 et s'y rendit en bateau avec le général Washington et plusieurs officiers. A son retour il reçut des lettres de M. de Choisy qui lui annonçait qu'il s'était embarqué le 21 sur l'escadre de M. de Barras avec toute l'artillerie et les cinq cents hommes de troupes françaises dont il avait le commandement. Il en laissait cent à Providence, sous le commandement de M. Desprez, major de Deux-Ponts, pour la garde des magasins et de l'hôpital.

Pendant cette même journée les équipages et la légion de Lauzun traversèrent l'Hudson et vinrent s'établir à Haverstraw, près de la maison de Smith, dans laquelle Arnold avait eu sa dernière conférence avec le major André. D'un autre côté, Guill. de Deux-Ponts protégeait l'embarquement avec la brigade de Bourbonnais qu'il avait fait avancer jusqu'à Verplank's-Point. Cette brigade passa à son tour le 24, et le reste de l'armée le 25.

Tous les officiers supérieurs de l'armée s'accordent à dire que le général anglais fit preuve pendant tous ces mouvements d'une maladresse singulière, et ils ne peuvent s'expliquer son inaction. Il n'est pas douteux que les nombreuses démonstrations faites devant New-York et surtout les lettres interceptées, comme nous l'avons dit, ne l'aient complètement trompé sur les intentions véritables des généraux alliés. Du reste, le plus grand secret fut gardé sur le but des mouvements des armées, au point que les généraux ignoraient, aussi bien que les colonels et les aides de camp, le point sur lequel on voulait diriger une attaque. L'opinion générale était, là comme dans le camp anglais, que l'on voulait tourner la place et attaquer New-York par Paulus-Hook ou Staten-lsland.

Lorsque toute l'armée eut franchi l'Hudson, le général Washington organisa comme il suit la marche de ses troupes. Il se tenait en avant à une journée de distance, à la tête de trois mille hommes; la légion de Lauzun et la brigade de Bourbonnais suivaient le lendemain; enfin, le troisième jour, la brigade de Soissonnais venait occuper les campements abandonnés par la précédente. Avant de partir, le général Washington laissa au camp de Verplanck's-Point un corps de trois mille miliciens, sous le commandement du général Heath, pour défendre l'État de New-York et le cours de la rivière du Nord.

Le 25, la première brigade (Deux-Ponts et Bourbonnais) se rendit à Suffren's en passant par Hackensack, au milieu d'une magnifique vallée. La route fut de quinze milles.

Le 26 on alla de Suffren's à Pompton. La route, longue de quinze milles, était superbe; le pays, découvert et bien cultivé, était habité par des Hollandais généralement fort riches. La petite rivière de Pompton, que l'armée dut traverser trois fois à quatre milles de distance de la ville du même nom, était munie de ponts à chaque passage. Quand les troupes furent installées dans leur camp, plusieurs généraux et officiers profitèrent du voisinage de Totohaw Fall pour aller voir cette curieuse cataracte que M. de Chastellux décrit dans ses Voyages.

À Pompton, le corps du général Washington se dirigea vers Staten-Island. En même temps M. de Rochambeau envoyait en avant de Chatham le commissaire des guerres, de Villemanzy, pour établir des fours et faire des démonstrations d'approvisionnements qui devaient entretenir les ennemis dans l'idée qu'on allait faire une attaque de ce côté. M de Villemanzy s'acquitta heureusement de cette commission 187.

Note 187: (retour) Il mourut pair de France sous Charles X.

Le 27, après seize milles de marche, l'armée vint camper à Hanover ou Vibani, entre Wipanny et Morristown. La première division séjourna à ce camp le 28, pendant que la seconde la rejoignait.

C'est à ce moment que les généraux alliés cessèrent toute feinte vis-à-vis de leurs aides de camp et de leurs officiers généraux. Ils partirent en avant pour Philadelphie et firent brusquement tourner leurs troupes sur le revers des montagnes qui séparent l'intérieur de l'État de Jersey de ses districts, situés sur les bords de la mer. M. de Rochambeau emmenait avec lui de Fersen, de Vauban et de Closen comme aides de camp.

Le 29, la première brigade, aux ordres du baron de Vioménil, se rendit, après seize milles de marche, à Bullion's Tavern. Elle dut traverser Morristown, ville assez jolie dans laquelle on comptait de soixante à quatre-vingts maisons bien bâties. L'armée américaine y avait campé en 1776 et 1779. On sait que, à la première date, le général Lee, qui s'était imprudemment séparé de son armée, fut enlevé par un corps anglais, mais que la seconde fois le général Washington avait pris une belle position sur la hauteur entre Menden et Baskeridge pour garder le passage de la Delaware. Il y conserva ainsi la tête de toutes les routes par lesquelles l'ennemi pouvait passer.

Le 30, on fut à Sommerset Court-House, après douze milles de marche; le 31, à Princeton (dix milles), le 1'er septembre à Trenton sur la Delaware (douze milles). La rivière était guéable. Les équipages la franchirent de suite; mais les troupes s'arrêtèrent et ne la franchirent à leur tour que le lendemain, pour aller camper à Red Lion's Tavern, à dix huit milles du camp précédent qui était Sommerset Court-House.

La légion de Lauzun veillait toujours avec un zèle infatigable au salut de l'armée, soit pour éclairer la route, soit pour protéger les flancs, soit à l'arrière-garde. Lorsque les généraux firent faire à l'armée une brusque conversion pour la diriger sur la Delaware, M. le baron de Vioménil reçut avis que mille hommes de la garnison de New-York avaient eu ordre de se tenir prêts à marcher et que les troupes légères n'étaient pas à plus d'un mille. Ce général, qu'un coup de pied de cheval obligeait d'aller en voiture, ne savait quel parti prendre: il était, en effet, presque sans ressources s'il eût été attaqué. Lauzun quitta alors son campement de Sommerset et marcha au-devant de l'ennemi, le plus loin possible, afin de donner à M. de Vioménil le temps de se retirer dans les bois. Il envoya de fortes patrouilles sur tous les chemins par où les Anglais pouvaient arriver. Il se mit lui-même à la tête de cinquante hussards bien montés, et il s'avança a plus de dix milles sur le chemin de Brunswick, par lequel les ennemis devaient le plus probablement s'avancer. Il rencontra trois fortes patrouilles de troupes légères qui se retirèrent après un échange de quelques coups de pistolet, et, convaincu que les troupes anglaises ne s'avançaient pas, il retourna rassurer le baron de Vioménil.

L'armée marcha, le 3 septembre, de Red-Lion's Tavern à Philadelphie, où la première division pénétra en grande tenue à onze heures du matin.

Le 4, la seconde brigade arriva à peu près à la même heure que la première la veille, et elle ne produisit pas moins d'effet. «Le régiment de Soissonnais, qui a des parements couleur de rosé, avait en outre ses bonnets de grenadiers, avec la plume blanche et rose, ce qui frappa d'étonnement les beautés de la ville 188.» M. de Rochambeau alla au-devant avec son état-major; et cette brigade défila devant le Congrès aux acclamations de la population, qui était charmée de sa belle tenue.

Au moment où les troupes défilèrent devant le Congrès, ayant à leur tête leurs officiers généraux respectifs, le président demanda à M. de Rochambeau s'il devait saluer ou non; le général lui répondit que quand les troupes défilaient devant le Roi, Sa Majesté daignait les saluer avec bonté. Comme on rendit au Congrès les mêmes honneurs qu'au Roi, «les treize membres qui le composaient ont été leurs treize chapeaux à chaque salut de drapeau et d'officier 189.» Cromot du Bourg, que j'ai cité plusieurs fois, plus jeune et plus instruit que Guillaume de Deux-Ponts, quoique soldat moins aguerri, découvrit à Philadelphie bien des choses honnêtes et remarquables 190. Sur le premier point, il vante l'accueil généreux et bienveillant qu'il reçut chez le ministre de France, M. de la Luzerne, dont tous les écrivains de cette époque citent l'affabilité et le mérite. Il rappelle, dans son journal, le dîner anglais qu'il prit avec les généraux français et leur famille (c'est ainsi que les Américains nommaient les aides de camp) chez le président des États.

Note 188: (retour) Cromot du Bourg.
Note 190: (retour) Voir aussi, pour ce même sujet, les Voyages de Chastellux, les Mémoires de Pontgibaud et la partie des Mémoires du prince de Broglie que j'ai insérée dans l'Appendice.

«Il y avait, dit-il, une tortue que je trouvai parfaite et qui pouvait peser de 60 à 80 livres. On porta au dessert toutes les santés possibles.» Il cite aussi M. Benezet 191 comme le quaker le plus zélé de Philadelphie. «Je causai avec lui quelque temps; il me parut pénétré de l'excellence de sa morale; il est petit, vieux et laid, mais c'est réellement un galant homme, et sa figure porte l'empreinte d'une âme tranquille et d'une conscience calme.»

Note 191: (retour) On a une Vie de cet éminent philanthrope qui éleva le premier la voix contre la traite des nègres, Watson, Annals, II, 209.

En fait de choses remarquables, Cromot du Bourg note d'abord la ville elle-même; «Elle est grande et assez bien bâtie; les rues sont fort larges et tirées au cordeau; elles ont des deux côtés des trottoirs pour les piétons; il y a un grand nombre de boutiques richement garnies et la ville est fort vivante, car il y au moins quarante mille habitants. On trouve dans la rue du Marché deux halles immenses bâties en briques, dont une est consacrée à la boucherie. Je ne leur ai trouvé d'autre défaut que d'être au milieu d'une rue superbe qu'elles déparent tout à fait. Le port peut avoir deux milles de long. C'est tout simplement un quai qui n'a de beau que sa longueur. Il y a plusieurs temples fort beaux et un collège considérable qui a le titre d'Université.»

Cet aide de camp de M. de Rochambeau fit, comme Chastellux et bien d'autres, une visite au cabinet de curiosités de M. Cimetierre, le Genevois, et à celui d'histoire naturelle du savant docteur Chauvel 192. Dans le premier, il fut étonné d'apercevoir au milieu d'une foule de choses intéressantes une mauvaise paire de bottes fortes, et il ne put s'empêcher de demander en riant à M. Cimetierre si c'était là un objet de curiosité. Celui-ci lui répondit qu'elles avaient toujours fixé l'attention des Américains parce qu'ils n'avaient encore jamais vu que celles-là et que, vu leur étonnement, il s'était permis de les faire passer pour les bottes de Charles XII. Mais il est probable qu'après le passage de l'armée française les bottes fortes cessèrent d'être un objet extraordinaire pour les Américains.»

Note 192: (retour) Watson, Annals.

Ce fut à Philadelphie que les généraux alliés apprirent que l'amiral anglais Hood était arrivé devant New-York, où il s'était réuni à l'amiral Graves, et que leurs flottes combinées faisaient force de voiles vers la baie de Chesapeak. Cette nouvelle les inquiéta pendant deux jours, car ils n'avaient encore rien appris des mouvements du comte de Grasse 193. Les troupes n'en continuaient pas moins leur marche. Du camp, sur les bords de la Schuylkill, à un mille de Philadelphie, qu'elles avaient occupé le 3 et le 4, elles se portèrent le 5 sur Chester, à seize milles de là. La seconde division ne quitta pourtant Philadelphie que le 6. Le général Washington suivit la route de terre; mais M. de Rochambeau voulut visiter les défenses de Philadelphie sur la Delaware, et il monta sur un bateau avec MM, de Mauduit-Duplessis et un aide de camp 194. Ils abordèrent d'abord à Mud-Island, où était le fort inachevé de Miflin; ils passèrent ensuite sur la rive gauche, à Redbank, où M. de Mauduit ne trouva plus que les ruines du fort qu'il avait si vaillamment défendu le 22 octobre 1777 contre la troupe de Hessois du colonel Donop. Ils arrivèrent enfin à Billing's Fort, qui avait été construit pour soutenir les chevaux de frise qui sont plantés dans la rivière et défendent le passage contre les vaisseaux ennemis qui tenteraient de la remonter. Ce dernier seul était en bon état et pourvu d'une batterie très-bien placée et très-solidement construite.

Note 193: (retour) M. Laurens revint au commencement de septembre 1781 sur la frégate la Résolue, qui apportait de l'argent pour les Français et pour les Américains. (Journal de Blanchard.)
Note 194: (retour) Cromot du Bourg.

En arrivant à Chester, M. de Rochambeau aperçut sur le rivage le général Washington qui agitait son chapeau avec des démonstrations de la joie la plus vive. Il dit qu'il venait d'apprendre de Baltimore que M. de Grasse était arrivé à la baie de Chesapeak avec vingt-huit vaisseaux de ligne et trois mille hommes qu'il avait déjà mis à terre et qui étaient allés joindre M. de La Fayette. «J'ai été aussi surpris que j'ai été touché, dit Guillaume de Deux-Ponts, de la joie bien vraie et bien pure du général Washington. D'un naturel froid et d'un abord grave et noble qui chez lui n'est que véritable dignité et qui sied si bien au chef de toute une nation, ses traits, sa physionomie, son maintien, tout a changé en un instant; il s'est dépouillé de sa qualité d'arbitre de l'Amérique septentrionale et s'est contenté pendant un moment de celle du citoyen heureux du bonheur de son pays. Un enfant dont tous les voeux eussent été comblés n'eût pas éprouvé une sensation plus vive, et je crois faire honneur aux sentiments de cet homme rare en cherchant à en exprimer toute la vivacité.»

La joie ne fut pas moindre à Philadelphie quand on apprit cette nouvelle. M. de Damas, qui y était resté après le départ des troupes, raconta à son retour qu'il était difficile d'imaginer l'effet qu'elle y avait produit. L'enthousiasme était tel que la population s'était portée à l'hôtel du ministre de France et que M. de la Luzerne avait été obligé de se montrer à son balcon aux acclamations de la foule.



XVII



Au moment où le comte de Grasse arriva dans la baie de Chesapeak La Fayette marcha rapidement sur Williamsburg, se fit joindre par le corps du marquis de Saint-Simon, fort de trois mille deux cents hommes et d'un corps de hussards d'environ trois cents hommes. Dès qu'il fut débarqué à Jamestown, il fit repasser la rivière au corps du général Wayne et le réunit au sien; puis il plaça un corps de milices de l'autre côté de York-River, en face de Glocester. L'armée anglaise se trouva ainsi serrée à la fois de tous les côtés, et lord Cornwallis n'eut plus de salut possible que dans une entreprise très-hasardeuse. Il reconnut cependant la position de Williamsburg avec dessein de l'attaquer; mais cette position était solidement établie. Deux criques se jetant, l'une dans James, l'autre dans York-River. resserrent beaucoup la péninsule en cet endroit. Il eût fallu forcer ces deux passages bien défendus. Deux maisons et deux bâtiments publics de Williamsburg, en pierres, étaient bien placés pour défendre le front. Il y avait cinq mille hommes de troupes américaines et françaises, un gros corps de milices et une artillerie de campagne bien servie. Lord Cornwallis ne crut pas devoir risquer l'attaque. Il aurait pu passer à Gloucester ou remonter York-River, le comte de Grasse ayant négligé d'envoyer des vaisseaux au-dessus; mais il eût fallu abandonner artillerie, magasins et malades. La Fayette avait du reste pris des mesures pour lui couper la retraite en quelques marches. Il se décida donc à attendre l'attaque. Il aurait pu trouver encore une chance de salut dans une attaque précipitée, si La Fayette eût cédé à une sollicitation bien tentante. Le comte de Grasse était pressé de s'en retourner; l'idée d'attendre les généraux et les troupes du Nord le contrariait beaucoup. Il pressait vivement La Fayette d'attaquer l'armée anglaise avec les troupes américaines et françaises à ses ordres, lui offrant pour ce coup de main non-seulement les détachements qui formaient la garnison des vaisseaux, mais autant de matelots qu'il en demanderait. Le marquis de Saint-Simon, qui, quoique subordonné à La Fayette par la date de sa commission, était bien plus ancien que lui d'âge et de service, réunit ses instances à celles de l'amiral. Il représenta que les ouvrages de lord Cornwallis n'étant pas achevés, une attaque de forces supérieures enlèverait suivant toute apparence York-Town, ensuite Glocester. La tentation était grande pour le jeune général de l'armée combinée, qui avait à peine vingt-quatre ans. Il avait un prétexte irrécusable pour faire cette attaque, dans la déclaration que lui faisait M. de Grasse qu'il ne pouvait attendre les généraux et les forces venant du Nord. Mais il pensa que si cette attaque pouvait avoir un succès brillant et glorieux pour lui, elle coûterait nécessairement beaucoup de sang. Il ne voulut pas sacrifier à sa gloire personnelle, les soldats qui lui étaient confiés. Non-seulement il refusa de suivre les conseils du comte de Grasse, mais il chercha à lui persuader d'attendre l'arrivée des généraux Washington, Rochambeau et Lincoln, tous ses chefs ou ses anciens. Il y perdrait le commandement en chef, mais la réduction de Cornwallis deviendrait une opération certaine et peu coûteuse. L'amiral de Grasse se rendit quoique à regret à ces raisons.

De leur côté, les généraux Washington et Rochambeau hâtèrent la marche de leurs troupes.

Le 6 elles partirent de Chester pour Wilmington (11 milles), où elles arrivèrent après avoir laissé à leur droite le champ de bataille de Brandywine. Le 7 au soir elles étaient à Elk-Town, où les attendait un officier porteur des dépêches de M. de Grasse. Le 8 on s'occupait de trouver des bâtiments de transport pour en embarquer le plus possible. On était encore en effet à plus de cent lieues du point où l'on devait se réunir à M. de La Fayette, et il était important de ne pas le laisser dans une position critique. Or, la plus courte voie en même temps que la moins fatigante pour les troupes était la mer. Mais les Anglais dans leurs différentes incursions avaient tellement détruit toutes les barques américaines qu'il fut impossible d'en rassembler assez pour embarquer plus de deux mille hommes. C'était à peine suffisant pour convoyer les deux avant-gardes des deux armées. On les fit monter sur toutes sortes de bateaux. M. de Custine eut le commandement de l'avant-garde française, qui se composait des grenadiers, des chasseurs et de l'infanterie de Lauzun, en tout douze cents hommes. Le général Lincoln suivait à petite distance avec les huit cents hommes de son avant-garde 195. Le duc de Lauzun, qui était impatient d'arriver des premiers sur le champ de bataille, demanda à partir avec son infanterie, et il laissa sa cavalerie suivre la voie de terre avec l'artillerie et le gros de l'armée aux ordres des deux Vioménil. Le même jour les généraux Washington et Rochambeau prirent les devants pour rejoindre La Fayette par terre. Ils n'emmenèrent chacun que deux aides de camp. Ceux du général français étaient MM. de Damas et Fersen. M. de Rochambeau permit du reste aux autres de prendre la voie qu'ils voudraient. MM. de Vauban et Lauberdières s'embarquèrent avec M. de Custine, tandis que Closen et du Bourg prenaient des chemins de traverse avec la cavalerie de Lauzun et que Dumas continuait les fonctions d'aide-major auprès de l'armée.

Note 195: (retour) Toutes les provisions que l'on put se procurer à grande peine dans ce pays, qui ressemble plutôt à un désert qu'à une contrée faite pour l'habitation de l'homme, furent quelques boeufs dont on fit cuire la moitié et saler le reste; il y en avait pour quatre jours. Pour suppléer aux vivres du reste de cette traversée, il fut donné à chaque homme, officier comme soldat, une livre de fromage; cela était accompagné d'un peu de rhum et de biscuits pour dix-sept jours. (Mercure de France, sept. 1781.)

Le 9, tandis que les avant-gardes embarquées quittaient par mer Head-of-Elk, les troupes restées à terre se remettaient en marche. La colonne des équipages dut être séparée de celle des troupes, à cause de la difficulté du passage du Ferry de la Susquhanna. Dumas, était chargé de diriger ce passage. Ayant appris par les gens du pays que cette large rivière était guéable dans la belle saison un peu au-dessous des chutes, il remonta à sept milles au-dessus de Lower-Ferry, où les bacs transportaient lentement les hommes et les chevaux, et, ayant sondé le fond de la rivière avec beaucoup de précaution, il n'hésita pas à conseiller aux généraux d'y faire passer les chariots et l'artillerie, ce qui s'exécuta sans trop de pertes. Les soldats, privés de leurs bagages pendant plusieurs jours par suite de cette séparation, durent se passer de tentes et acceptèrent gaiement leur situation provisoire.

Le 10 septembre on campa à Burch Hartford ou Burch-Tavern et le 11 à Whitemarsh, où les chariots et les tentes rejoignirent l'armée. Le 12 on était à Baltimore.

Le baron de Vioménil chargea aussitôt le colonel de Deux-Ponts et le comte de Laval de vérifier et de faire l'estimation exacte des hommes que chacun des bateaux mis à sa disposition pouvait contenir. On reconnut bien vite que l'embarquement de toute l'armée était impossible. On fit même un essai le 13 septembre, et les généraux se convainquirent qu'ils ne pouvaient pas exposer les troupes à la position gênante et périlleuse dans laquelle elles seraient obligées de se tenir pendant plusieurs jours sur de petits bateaux très-mal équipés. Le baron de Vioménil se détermina donc à reprendre sa marche par terre.

Le 13 seulement, les équipages, partis avec Dumas au passage de la Schuylkill, rejoignirent cette division. Le 15 on apprit que les grenadiers et les chasseurs embarqués à Head-of-Elk avaient été forcés par le mauvais temps de relâcher à Annapolis après un voyage de trois jours. M. de Custine, pressé d'arriver le premier, prit un sloop bon voilier et navigua sans s'arrêter jusqu'à la rivière de James. Il laissait ainsi sans direction le convoi dont il avait le commandement. Il est vrai que le duc de Lauzun pouvait l'y suppléer; mais rien n'avait été convenu entre ces officiers, et Lauzun se trouvait sans ordres ni instructions. Les bateaux étaient en si mauvais état que deux ou trois chavirèrent et qu'il y eut sept ou huit hommes de noyés. Néanmoins tout ce convoi allait remettre à la voile lorsque M. de Lauzun reçut un courrier du général Washington qui lui recommandait de faire débarquer les troupes et de ne repartir que sur de nouveaux ordres. C'est que l'escadre anglaise avait paru devant la baie de Chesapeak le 8 septembre et que le comte de Grasse, parti pour la combattre, n'était pas encore rentré.

Bien que l'amiral français eût détaché à ce moment quinze cents de ses matelots pour le débarquement des troupes de M. de Saint-Simon dans la rivière James, il n'hésita pas à couper ses câbles et à s'avancer au-devant de la flotte anglaise avec vingt-quatre vaisseaux. L'amiral anglais s'élevant au vent, l'avant-garde française, commandée par de Bougainville, atteignit l'ennemi, qui fut très-mal-traité. M. de Grasse le poursuivit au large pendant trois jours sans l'atteindre et trouva, en rentrant dans la baie, l'escadre de M. de Barras qui, à la faveur de cet engagement, avait gagné le mouillage, après avoir habilement convoyé les dix bâtiments qui portaient l'artillerie de siège. M. de Barras avait même poursuivi et capturé, à l'entrée de la baie, deux frégates anglaises, l'Isis, et le Richmond, et quelques petits bâtiments qui furent immédiatement envoyés à Annapolis avec les transports venus de Rhode-Island 196.

Note 196: (retour) Il me semble résulter de divers documents que je possède, que l'amiral anglais fut dérouté par l'apparition de l'escadre aux ordres de M. de Barras. Je reviendrai sur ce sujet. Voir Not. biog. de Grasse, de Bougainville, de Barras.


XVIII



Aussitôt après la réception de la nouvelle du succès de M. de Grasse, Lauzun fit remonter ses troupes sur leurs bâtiments et continua sa route. Les vents lui furent peu favorables et il ne fut pas moins de dix jours à se rendre à l'entrée de la rivière James.

Quant au corps resté à terre aux ordres de MM. de Vioménil, il repartit de Baltimore le 16 septembre et alla camper à Spurer's Tavern 197. Là, M. de Vioménil reçut une lettre de M. de la Villebrune, capitaine du Romulus, qui lui annonçait son arrivée à Annapolis avec les moyens nécessaires au transport de l'armée. En conséquence, le 17 septembre, on prit la route d'Annapolis et on vint camper à Scots Plantation. Pendant les journées du 18, du 19 et du 20, que l'on passa à Annapolis, on opéra l'embarquement du matériel de guerre et des troupes. La petite escadre que dirigeait M. de la Villebrune se composait du vaisseau le Romulus et des frégates la Gentille, la Diligente, l'Aigrette, l'Iris et le Richmond. Il y avait, en outre, neuf bâtiments de transport. Sur la Diligente, où monta Guill. de Deux-Ponts, se trouvaient prisonniers lord Rawdon, le colonel anglais Doyle et le lieutenant de vaisseau Clark, ces deux derniers avec leurs femmes. Ils avaient été pris par M. de Barras sur la frégate le Richmond, et on n'avait pas eu le temps de les mettre à terre avant de quitter le cap Charles. Cette escadre fut plus heureuse que le convoi du duc de Lauzun, car elle partit le 21 septembre au soir et entra dans le James-River le 23, à cinq heures du matin.

Note 197: (retour) Quiconque voyagerait dans ce pays dans dix ans, dit Cromot du Bourg, ou même dans un an, et voudrait se servir de mon journal pour se guider, serait fort étonné de ne point trouver le même nom aux tavernes et aux ferries; c'est la chose la plus commune dans ce pays que le changement à cet égard, car ces endroits prennent toujours le nom du propriétaire.

Les équipages qui ne purent être embarqués et tout ce qui tenait à l'administration continua de suivre la route de terre et fit un grand détour pour arriver à Williamsburg.

La navigation dans la rivière James était très-pénible, et l'on ne pouvait la remonter que la sonde à la main; encore plusieurs bâtiments échouèrent-ils et ne purent-ils être relevés que par le flot.

Ce corps d'armée débarqua le 24 au soir à Hog's-Ferry et alla camper le 26 à Williamsbourg. Washington et Rochambeau, accompagnés de M. de Chastellux et de deux aides de camp chacun, étaient arrivés dans cette ville depuis le 14 septembre, après des marches forcées de soixante milles par jour. Quant à l'infanterie de Lauzun, elle était débarquée depuis le 23. La cavalerie avait suivi la voie de terre et était depuis plusieurs jours à Williamsbourg.

En arrivant, le duc de Lauzun trouva M. de Custine qui aurait dû diriger ce convoi au lieu de prendre les devants. Pendant qu'il lui rendait compte de ce qui s'était passé, les généraux Washington et Rochambeau, qui étaient à peu de distance sur une corvette, lui firent dire d'aller à leur bord. Le général Washington dit alors au duc que lord Cornwallis avait envoyé toute sa cavalerie et un corps de troupes assez, considérable à Glocester. Il craignait qu'il ne fît de ce côté une tentative de fuite et, pour prévenir cette retraite qui aurait fait perdre le fruit de toute la campagne, il y avait posté, pour observer les Anglais, un corps de trois mille miliciens commandés par le brigadier-général Weedon. Ce général était un ancien aubergiste que les événements avaient rapidement fait parvenir à son grade; mais, s'il faut en croire Lauzun, c'était un excellent homme, qui n'aimait pas la guerre. «La manière dont il bloquait Glocester était bizarre. Il s'était placé à plus de quinze milles des ennemis et n'osait pas envoyer une patrouille à plus d'un demi-mille du camp.» Le général Washington, qui savait à quoi s'en tenir sous ce rapport, aurait voulu que Lauzun, dont il estimait le mérite et appréciait le courage, prît le commandement des milices réunies à sa légion de ce côté. Il offrit au duc d'écrire à Weedon pour qu'il ne se mêlât plus de rien, tout en conservant son rang aux yeux de l'armée. M. de Lauzun ne voulut pas accepter cette situation équivoque, et, le 25, il se rendit par terré avec son infanterie auprès du général Weedon pour servir sous ses ordres. Sa cavalerie, envoyée par M. de Rochambeau, était déjà devant Glocester.

M. de Lauzun proposa à Weedon de se rapprocher de Glocester et d'aller le lendemain faire une reconnaissance près des postes anglais. Ils partirent en effet avec cinquante hussards. Lauzun s'approcha suffisamment pour prendre une idée juste de la position des ennemis, mais le général Weedon, tout en le suivant, ne cessait de répéter qu'il n'irait plus avec lui.

Lauzun rendit aussitôt compte à M. de Rochambeau de ce qu'il avait vu. Il lui fit savoir qu'il ne devait pas compter sur la milice américaine et qu'il était indispensable d'envoyer au moins deux bataillons d'infanterie française de plus. Il lui demanda en outre de l'artillerie, de la poudre et des vivres, dont il manquait absolument 198.

Note 198: (retour) Ni Lauzun, ni Choisy, ne rendirent justice au général Weedon, que son inexpérience des choses de la guerre fit tourner en ridicule par les officiers français. On peut trouver dans les Maryland Papers quelques lettres de Weedon à La Fayette, au général anglais Philips et à d'autres, qui témoignent de l'honorabilité de son caractère et de sa dignité. La conduite des milices à Camden, où elles abandonnèrent de Kalb et les troupes régulières ou Maryland Line, inspira aux Français ce mépris qu'ils exprimaient en toute occasion.

Sans plus tarder, M. de Rochambeau fit passer, le 27, du côté de Glocester de l'artillerie et huit cents hommes tirés de la garnison des vaisseaux, sous le commandement de M. de Ghoisy. Celui-ci, par son ancienneté de grade, commandait le général Weedon et Lauzun.

Ainsi, le 28, tandis que les amiraux de Grasse et de Barras bloquaient la baie de Chesapeak, M. de Choisy prenait du côté de Glocester d'énergiques dispositions offensives, et l'armée combinée des Américains et des Français était massée à Williamsbourg.

Cette dernière ville, capitale de la Virginie, avait eu une grande importance avant la guerre. Elle se composait de deux grandes rues parallèles coupées par trois ou quatre autres. Le collège, le gouvernement et le capitole étaient encore de beaux édifices, quoiqu'ils fussent dégradés depuis qu'ils étaient en partie abandonnés. Les temples n'y servaient plus que de magasins et d'hôpitaux. Les habitants avaient déserté la ville. La campagne avait été dévastée par les Anglais au point qu'on ne trouvait plus ni foin ni avoine pour les chevaux et qu'on était obligé de les laisser paître dans les champs.



XIX



Le 28 septembre, toute l'armée combinée se mit en mouvement de bonne heure pour faire l'investissement d'York. Elle marcha sur une seule colonne jusqu'à cinq milles de Williamsbourg, où se trouve un embranchement de deux routes. L'armée américaine prit celle de droite, tandis que l'armée française s'avançait par l'autre. Celle-ci était composée: 1° des volontaires, aux ordres du baron de Saint-Simon, frère du général 199; 2° des grenadiers et chasseurs des sept régiments de l'armée, sous les ordres du baron de Vioménil; 3° des brigades d'Agenais, de Soissonnais et de Bourbonnais. A un mille de la place, les trois brigades se séparèrent et s'avancèrent jusqu'à portée de pistolet en profitant des rideaux des bois et des criques marécageuses pour former une enceinte continue depuis la rivière d'York, à gauche, jusqu'au marais, près de la maison du gouverneur Nelson.

Note 199: (retour) Au retour de cette campagne, il fut nommé colonel en France; il n'avait que vingt-trois ans. Mais il donna sa démission et se livra, à des études économiques. C'est le chef de la fameuse école Saint-Simonienne. Voir Notices biographiques.

A peine la brigade de Bourbonnais était-elle arrivée à là place qu'elle devait occuper qu'on donna avis de l'approche d'un corps ennemi. M. le comte de Rochambeau envoya aussitôt l'ordre à M. de Laval de prendre les piquets de l'artillerie de la brigade pour les chasser. Cinq ou six coups de canon suffirent pour disperser cette troupe.

Soit que lord Cornwallis ne s'attendît pas à un mouvement si prompt, soit qu'il eût jugé inutile de pousser des postes en avant des redoutes qui formaient son camp retranché, les avant-gardes ne rencontrèrent que ce faible obstacle. Les bois favorisaient du reste leur approche. Ce déploiement successif des colonnes pour occuper le terrain inégal, et coupé par des haies se fit avec la plus grande célérité.

De son côté, le général Washington, à la tête du corps américain, était obligé de s'arrêter devant des marais dont tous les ponts étaient rompus. Tout le jour et une partie de la nuit furent employés à les rétablir.

Le 29, les troupes américaines purent avancer sur les ponts rétablis. Les Anglais qui leur faisaient face se replièrent de leur côté, mais non sans tirer quelques coups de canon qui tuèrent trois soldats et en blessèrent trois autres. Du côté des Français on fit quelques reconnaissances qui furent peu inquiétées par les ennemis. Un seul homme fut blessé.

Dans la nuit du 29 au 30, les Anglais, dont les postes avancés touchaient à ceux des Français, évacuèrent deux redoutes de leur côté et une du côté des Américains, ainsi que toutes les petites batteries qu'ils avaient établies pour la défense d'une crique a la droite de ces ouvrages. Ils jugèrent sans doute que cette ligne de défense était beaucoup trop étendue. Il n'en est pas moins vrai qu'en livrant aux alliés, sans coup férir, ces importantes positions, ils leur facilitèrent le succès en leur évitant bien des hésitations et des embarras. M. de Rochambeau envoya de suite, le 30 au matin, ses aides de camp Charles de Lameth et Dumas, à la tête de cent grenadiers et chasseurs de Bourbonnais, pour occuper la plus forte de ces redoutes, nommée Pigeon-Hill. Le guide qui conduisait ces officiers les assurait qu'ils n'étaient pas à une demi-portée de fusil de la redoute, et ceux-ci ne la voyaient pas encore. Cela tenait à sa position au milieu des bois. On s'attendait au moins à des combats partiels très-vifs. Le terrain aurait été très-favorable à cette sorte de défense. Mais la place était tout à fait déserte, et l'on n'eut qu'à s'y établir.

M. de Rochambeau fit alors une reconnaissance de la ligne abandonnée. Il était accompagné de Guillaume de Deux-Ponts. À trois cents pas des redoutes, vers la ville, ils virent un ravin profond de vingt-cinq pieds qui n'était plus défendu, bien qu'il formât autour de la ville une circonvallation naturelle. Cinquante chasseurs du régiment de Deux-Ponts vinrent occuper la seconde redoute, tandis que les Américains s'établissaient dans la troisième et la fortifiaient. Ils en construisirent même une quatrième pour relier cette dernière aux deux autres. Pendant qu'ils exécutaient ce travail, le canon de l'ennemi leur tua quatre ou cinq hommes.

Dans la même matinée du 30, le baron de Vioménil, voulant reconnaître les ouvrages ennemis qui étaient à la gauche des Français, fit avancer les volontaires de Saint-Simon. Ils se rendirent aisément maîtres du bois placé devant eux. Pourtant les postes qu'ils avaient forcés à se replier sur une redoute firent diriger contre eux un feu assez vif de boulets et de mitraille qui tua un hussard, cassa le bras à un autre et brisa la cuisse à M. de Bouillet, officier d'Agenais. A la suite de cette reconnaissance, M. de Rochambeau fit avancer d'un demi-mille le camp occupé par la brigade de Bourbonnais.

Le 1er octobre, les deux redoutes auxquelles les Américains travaillaient n'étant point encore finies, les ennemis ne cessèrent de les canonner. Ils ne tuèrent que deux hommes et ne purent interrompre le travail, qui ne fut achevé que le 5. Les Américains n'éprouvèrent plus que des pertes insignifiantes, le feu des ennemis s'étant très-ralenti pendant les deux derniers jours. Je dois mentionner comme un fait bizarre la destruction d'une patrouille de quatre soldats américains, dans la journée du 2, par un seul boulet. Trois de ces hommes furent tués sur le coup, et le quatrième gravement blessé 200.

Note 200: (retour) Cr. du Bourg.

Les Français ne restaient pas non plus inactifs. Guillaume de Deux-Ponts faisait des reconnaissances sur tout le front des troupes et s'assurait que la droite des fortifications de l'ennemi était la partie la meilleure de leurs défenses.

M. de Choisy avait eu de son côté, le 3, un brillant engagement. Voici comment Lauzun en parle dans ses Mémoires:

«M. de Choisy commença dès son arrivée par envoyer promener le général Weedon et toute la milice, en leur disant qu'ils étaient des poltrons 201, et en cinq minutes il leur fit presque autant de peur que les Anglais, et assurément c'était beaucoup dire. Il voulut dès le lendemain aller occuper le camp que j'avais reconnu. Un moment avant d'entrer dans la plaine de Glocester, des dragons de l'État de Virginie vinrent très-effrayés nous dire qu'ils avaient vu des dragons anglais dehors et que, crainte d'accident, ils étaient venus à toutes jambes, sans examiner. Je me portai en avant pour tâcher d'en savoir davantage. J'aperçus une fort jolie femme à la porte d'une petite maison, sur le grand chemin; je fus la questionner; elle me dit que dans l'instant même le colonel Tarleton sortait de chez elle; qu'elle ne savait pas s'il était sorti beaucoup de troupes de Glocester; que le colonel Tarleton désirait beaucoup presser la main du duc français (to shake hands with the french duke). Je l'assurai que j'arrivais exprès pour lui donner cette satisfaction. Elle me plaignit beaucoup, pensant, je crois par expérience, qu'il était impossible de résister à Tarleton; les troupes américaines étaient dans le même cas?

Note 201: (retour) Voir ante page 164, note, aussi p. 169.

«Je n'étais pas à cent pas de là que j'entendis mon avant-garde tirer des coups de pistolet. J'avançai au grand-galop pour trouver un terrain sur lequel je pusse me mettre en bataille. J'aperçus en arrivant la cavalerie anglaise, trois fois plus nombreuse que la mienne 202. Je la chargeai sans m'arrêter. Tarleton me distingua et vint à moi le pistolet haut. Nous allions nous battre entre les deux troupes, lorsque son cheval fut renversé par un de ses dragons poursuivi par un de mes lanciers. Je courus sur lui pour le Prendre 203; une troupe de dragons anglais se jeta entre nous deux et protégea sa retraite; son cheval me resta. Il me chargea une deuxième fois sans me rompre je le chargeai une troisième, culbutai une partie de sa cavalerie et le poursuivis jusque sous les retranchements de Glocester. Il perdit un officier, une cinquantaine d'hommes, et je fis un assez grand nombre de prisonniers.»

Dans cette brillante affaire, pendant laquelle M. de Choisy resta en arrière avec un corps de la milice 204 pour soutenir la légion de Lauzun, le commandant de l'infanterie anglaise fut tué et Tarleton lui-même fut grièvement blessé. La perte des Français fut très faible: trois hussards furent tués et onze blessés. MM. Billy, Dillon et Dutertre, capitaines de la légion, furent blessés légèrement; MM. Robert-Dillon, Sheldon, Beffroy et Monthurel s'y distinguèrent. Comme conséquence immédiate de ce succès, M. de Choisy put porter ses postes avancés à un mille de Glocester. Dans cette nouvelle position les patrouilles se fusillaient continuellement, et M. de Lauzun dit qu'il ne put dormir pendant le reste du temps que dura le siège.

M. de Lauzun ne raconte pas dans ses mémoires le trait suivant recueilli par un autre officier 205 et qui lui fait honneur. Comme il s'en revenait avec sa troupe, il aperçut un des lanciers de sa légion qui se défendait à quelque distance contre deux lanciers de Tarletan. Sans rien dire à personne, il lâcha la bride à son cheval et alla le délivrer.

Note 202: (retour) Elle comptait quatre cents chevaux et était soutenue par deux cents fantassins qui faisaient un fourrage.
Note 203: (retour) On remarquera ce trait qui est dans le caractère de Lauzun; son adversaire étant démonté pendant cette sorte de duel, il court sur lui, non pour le tuer, mais pour le prendre.
Note 204: (retour) Cette conduite de Choisy n'est-elle pas la justification de celle de Weedon qui ne voulait pas exposer imprudemment ses milices 1. page 164.
Note 205: (retour) Cr. du Bourg.
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