Les grandes chroniques de France (2/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis
The Project Gutenberg eBook of Les grandes chroniques de France (2/6)
Title: Les grandes chroniques de France (2/6)
Editor: Paulin Paris
Release date: December 31, 2010 [eBook #34803]
Most recently updated: May 3, 2011
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)and the Online Distributed Proofreading Team
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HISTOIRE DE FRANCE.
PARIS. IMPRIMERIE DE BÉTHUNE ET PLON, RUE DE VAUGIRARD, 36.
LES GRANDES CHRONIQUES DE FRANCE, SELON QUE ELLES SONT CONSERVÉES EN L'ÉGLISE DE SAINT-DENIS EN FRANCE.
PUBLIÉES PAR M. Paulin Pâris
De l'Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres.
TOME SECOND.
PARIS. TECHENER, LIBRAIRE, 12, PLACE DU LOUVRE.
1837.
DEUXIÈME DISSERTATION
SUR LES CHRONIQUES DE SAINT-DENIS ET SUR LES SOURCES DE L'HISTOIRE DE FRANCE, DEPUIS LA MORT DE DAGOBERT JUSQU'A CELLE DE LOUIS LE DÉBONNAIRE.
* * * * *
L'auteur des Gesta Dagoberti est le dernier historien des rois Mérovingiens. Ce n'est pas qu'il ait écrit long-temps avant le second continuateur de Frédégaire ou l'auteur des Gesta Regum Francorum; mais, seul de tous les annalistes qui nous ont parlé des successeurs de Dagobert, il ne semble pas dévoué aux intérêts de la nouvelle famille dont l'ascendant tendoit à faire disparoître l'astre de Clovis; c'est même à lui seul que nous devons la révélation des sentiments pieux et charitables de Clovis II. L'abbé de Vertot, qui l'a fort maltraité dans une dissertation systématique[1], lui reproche d'avoir le premier répandu la fable de la démence de Clovis II: je pencherois plutôt à croire qu'il a seulement tenté de donner une explication morale au scandale d'une démence bien réelle, en l'attribuant aux effets de la dévotion indiscrète du roi pour les reliques de saint Denis. Jusqu'au XIIIème siècle, époque de rénovation religieuse, la tendance des moines étoit de présenter pour des événements bien connus des causes surnaturelles étroitement liées aux intérêts monastiques. Telle fut la source de la chronique de Turpin; de la relation du voyage de Charlemagne à Jérusalem; du récit de la damnation de Charles Martel, et enfin de la plus grande partie des Gesta Dagoberti.
Note 1: Mémoires de l'Académie des Inscriptions. Tome IV, in-4°.
A compter de cet anonyme, si curieux de la gloire de l'abbaye de Saint-Denis et dont le récit offre un mélange de traditions vulgaires, de légendes pieuses et de souvenirs véridiques, l'histoire de France tombe entre les mains des ennemis de la race mérovingienne. Les successeurs de Clovis II disparoissent de la scène active du monde, et l'on ne dit pas même comment Clovis II mourut. On lui prodigue les outrages, on lui donne l'épithète d'insensé qu'il peut avoir méritée dans les dernières années de sa courte existence, mais dont chacun de ses successeurs légitimes ne devoit pas être responsable. C'est à qui fera le plus de reproches à ces derniers, dont les droits légitimes étoient, après tout, le véritable crime. Ils avoient les mains liées, on les blâme de leur fainéantise; ils étoient gardés à vue dans de lointaines maisons de campagne, on les accuse de vivre au sein de la mollesse. «A quoi bon,» disoit-on autour des maires du palais, «des rois qui ne règnent pas, des enfants qui prétendent gouverner des hommes?» Puis, si le Mérovingien prenoit des années ou faisoit mine de vouloir détacher ses mains enchaînées, on lui donnoit secrètement un breuvage, ou bien on le laissoit assassiner en public: heureux quand on se contentoit de lui ravir sa glorieuse chevelure et de le confiner dans un monastère.
Peut-être, moins opprimés, ces princes se seroient-ils montrés dignes de leurs ancêtres. Mais il eût d'abord fallu les imiter en forfaits, et malheureusement pour eux, Nantilde, veuve de Dagobert Ier, ne fut pas une Frédégonde: elle ne voulut pas défendre avec des ruisseaux de sang les avenues du trône auquel étoit appelé son fils; elle ne sut pas tenter de nouvelles guerres et promener à la tête des armées le roi Clovis, âgé de cinq ans. Si les Mérovingiens succombèrent, c'est uniquement parce que les François étoient toujours les fils des compagnons du grand Clovis, et parce qu'il leur falloit toujours un chef qui reçût leurs serments en échange de butin et de dépouilles. On a beaucoup parlé de l'amour superstitieux de nos premiers ancêtres pour leurs princes héréditaires; je n'ai pu reconnoître aucune trace d'un pareil sentiment dans nos vieilles annales. Quand Childeric Ier oublie la guerre pour les femmes, ses leudes l'abandonnent et vont mettre leurs services aux pieds d'un Romain plus belliqueux. Le fort roi Clovis attire dans les rangs de ses guerriers vainqueurs les hommes d'armes de tous ses parents, rois chevelus, héréditaires et légitimes aux mêmes titres que lui. Plus tard, n'avons-nous pas vu les Francs courir au devant de Sigebert, de Chilperic et de Clotaire; dès qu'il s'agissoit de dépouiller un enfant et de partager la proie d'un vaincu? Partout où l'on se bat, les Francs y courent de préférence; et s'ils restent long-temps dévoués aux fils de Clovis, c'est que tous étoient des lions ou plutôt des tigres singulièrement dignes de ceux qui les maintenoient sur le pavois. Childebert, Clotaire Ier, Chilperic, Clotaire II, Dagobert Ier, voilà des noms assez terribles, assez redoutables: et comment ces bêtes féroces n'auroient-elles pas trouvé dans les François de ces temps-là une admirable sympathie, une fidélité à toute épreuve? Mais, dès que le prince guerrier vint à manquer, il dut se présenter quelque audacieux sujet pour prendre sa place. Et quand le trône eut été plusieurs fois de suite occupé par des enfants, il dut se former une nouvelle famille de guerriers, opposant son hérédité à celle de la première race royale. Voilà comment les Carliens ou Carlovingiens furent aisément substitués aux descendants du fort roi Clovis.
Nos annales, si incomplètes pour les huit derniers règnes de la première race, sont toutes écrites dans cet esprit public peu soucieux de la famille héréditaire. Les guerriers n'avoient rien à espérer des foibles rois légitimes, les établissements religieux fort peu de chose: au contraire, les maires du palais se faisoient craindre de tous et restoient les principaux distributeurs de bénéfices et de fondations pieuses: combien de raisons pour justifier une révolution en leur faveur! Dira-t-on que ces considérations, puissantes sur la majorité, n'auroient pas dû cependant étouffer complètement dans tous les cœurs les sentiments de justice? J'en conviendrai, s'il est démontré que ces sentiments eussent alors besoin d'être étouffés: mais loin de là; on n'en avoit pas la conscience, et pour s'en convaincre il suffit de se reporter à la demande que Pepin osa bien adresser au Pape, arbitre de toute justice, et surtout à la réponse que le Pape s'empressa de lui faire.
Après la Chronique de Fredegaire, dont les textes les plus authentiques s'arrêtent à la quatrième année du jeune Clovis, le monument le plus ancien a pour titre: Gesta Regum Francorum, dont j'ai déjà dit quelque chose dans la première dissertation. C'est lui que notre traducteur de Saint-Denis a le bon esprit de suivre dès que le secours des Gesta Dagoberti vient à lui manquer. Nos compilateurs d'histoire ont tous exprimé pour les Gesta Regum le plus profond mépris: ils en ont surnommé l'auteur l'anonyme fabuleux, sans faire attention que toutes les fables qu'il débite sur les temps les plus éloignés, il les tenoit de Fredegaire, et que pour l'époque la plus rapprochée, la seule dont il soit réellement responsable et la seule que nos Chroniques de Saint-Denis aient transcrite, il n'a d'autre tort que d'avoir assez mal distingué la date des événements. Les Gesta Regum sont, à mon avis, un monument très-précieux. Quand ils ne feroient que jeter un nouveau jour sur la manière dont on jugeoit, au temps de Thierry de Chelles, les prétentions des deux maisons rivales, ce seroit déjà tout autant qu'il en faut pour obtenir une réputation plus honorable que ne la lui ont faite l'abbé Dubos dans son histoire de l'Etablissement de la monarchie françoise, Dom Rivet dans le tome IV de l'Histoire littéraire, Dom Bouquet dans l'une des préfaces des Historiens de France, et le P. Lelong dans sa Bibliothèque de la France.
Les Gesta Regum Francorum finissent avec le règne de Chilperic II, mort en 720. Pour compléter son récit, le traducteur de Saint-Denis a mis à contribution la chronique de Sigebert de Gemblours, et la vie de Sigebert III, roi d'Austrasie, composée par le même abbé de Gemblours. Sigebert mourut dans les premières années du XIIe siècle: sa chronique est une compilation succincte d'autres annalistes, et le moine de Saint-Denis l'a suivie comme nous le ferions aujourd'hui, c'est-à-dire à défaut de témoignages plus anciens et de garants plus incontestables. L'abbé de Gemblours sert à dissimuler plusieurs lacunes des récits contemporains. Et parmi ces derniers il faut compter les continuations de Fredegaire qui, du règne de Thierry IV au couronnement de Pepin, nous offrent les lueurs historiques les moins incertaines. Un mot de ces continuations.
La première n'est qu'un extrait informe des Gesta Regum; l'on ne sait pourquoi les collecteurs historiques se sont tous obstinés à l'éditer comme un monument original: il s'arrête à l'année 680.—La seconde a plus d'importance: elle fut écrite en 736; elle embrasse les années 680 à 735. Les Chroniques de Saint-Denis l'ont exactement suivie pour les quinze dernières années. Le troisième ou plutôt le second continuateur, puisque le premier ne devroit pas être compté, semble avoir travaillé par les ordres du comte Childebrand, frère de Charles Martel; et cette circonstance nous donne le secret de son admiration exclusive pour la nouvelle famille. Il nous raconte l'histoire des années 736 à 741; sa narration est du plus haut intérêt, mais on ne peut trop regretter qu'elle soit aussi rapide pour une des époques les plus obscures et les plus curieuses de nos annales. C'est à ce troisième anonyme que se sont arrêtés les chroniqueurs de Saint-Denis: ils n'ont rien emprunté à la quatrième continuation de Fredegaire, écrite sans doute par le rédacteur de la troisième, mais sous les auspices du fils de Childebrand, le comte Nibelung. Sitôt qu'ils l'ont pu, nos traducteurs ont abordé le texte d'Éginhnrd; l'historien le plus important depuis Grégoire de Tours, et le seul de notre volume dont le nom soit à peu près connu.
Je dis à peu près, car il s'en faut bien que les anciens manuscrits et les anciens auteurs s'accordent, comme nous, à l'appeler Éginhard. C'est chez eux tour à tour Heinard, Ejard, Hémar, Adhelm ou Adhemar; pour notre traducteur de Saint-Denis, c'est Eginaus, et pour le ménestrel du comte de Poitiers, dans les mots que j'ai cités: Guetin qui dit que il norri Charlemagne[2]. Eginhard mourut sous le règne de Louis-le-Débonnaire: il devoit à Charlemagne son éducation et sa fortune; il consacra les loisirs de sa vieillesse à rappeler les événements qui avoient marqué les deux règnes de Pepin et de son bienfaiteur, et même il poursuivit son récit jusqu'aux premières années de la vie de Louis-le-Débonnaire. Éginhard écrivoit ses souvenirs en Germanie, dans le monastère de Lauresham qu'il avoit fondé. Il ne faut donc pas s'étonner si, nous décrivant avec le plus grand soin les expéditions des trois premiers rois Carlovingiens sur les Saxons, les Danois et les nations Slaves, il ne fait que rapidement indiquer les événements dont le midi de l'Europe étoit en même temps le théâtre. La trace de ces derniers avoit dû naturellement être moins profonde dans ses souvenirs. Aussi plusieurs écrivains assez rapprochés de ces temps-là le considèrent-ils seulement comme l'historien des guerres d'Allemagne.
Note 2: Voy. la Ière dissertation. Il devoit dire: que il fut norri par. C'est un contre-sens qu'ont évité les Chroniques de Saint-Denis.
Eginhard composa deux grands ouvrages, et tous deux ressortent admirablement dans la foule de ces annalistes contemporains, assez judicieux du moins pour n'avoir pas transmis leurs noms à la postérité. On ne doute plus que les Annales regum Francorum Pippini et Caroli magni ne soient de lui, et l'on n'a jamais sérieusement attribué à quelque autre la Vita et Conversatio gloriosissimi imperatoris Karoli regis magni. Dans ce dernier livre, bien supérieur au premier, Éginhard revient avec intention sur les qualités, les vertus et les mœurs du grand homme qu'il se plaisoit à nommer son bienfaiteur. On ne peut comparer cette Vie de Charlemagne qu'aux Mémoires du sire de Joinville sur saintLouis. Ils ont le même caractère de véracité; et s'il est vrai pourtant qu'Éginhard soit bien moins attachant, moins pittoresque, moins original que le bon sénéchal de Champagne, il faut en accuser l'éducation cléricale d'Éginhard, homme d'église et grammairien avant tout. Joinville, au contraire, étoit simplement un preux chevalier; si par malheur il avoit su le latin, son récit ne conserveroit pas le charme qui le recommande à jamais, et l'historien de saint Louis seroit très-inférieur à celui de Charlemagne.
C'est beaucoup pour Éginhard d'avoir dépassé de si loin tous les historiens François qui l'avoient précédé. Comparez-le à Grégoire de Tours, et même à Orderic Vital ou Mathieu Paris, vous serez frappé des avantages que lui donnent un jugement exquis, une exactitude à toute épreuve, et même une philosophie qui ne manque pas d'élévation. Jamais chez lui vous ne rencontrerez de ces invectives qui, chez l'évêque de Tours et le moine anglais, poursuivent la moitié des personnages historiques; rarement il s'arrête à l'effet des miracles, ou bien à l'éloge des donations pieuses et des pratiques superstitieuses. Les siècles, dira-t-on, n'étoient pas les mêmes: sans doute Éginhard vivoit loin des abominables règnes de Clotaire et de Chilperic; mais il étoit également éloigné de l'admirable époque de Philippe-Auguste et de saint Louis.
Notre chroniqueur de Saint-Denis a pris toute la substance d'Éginhard; il a fondu avec assez d'art la Vita et Conversatio Karoli magni dans le cours de la traduction des Annales Regum Francorum, en se contentant d'emprunter quelques additions au moine de Saint-Gal et à d'autres annalistes d'une autorité moins grave. Mais il ne s'en est pas tenu là: quand le monument des Grandes Chroniques de Saint-Denis fut érigé, tout ce qui étoit écrit dans un latin de quelque antiquité avoit, par cela seul, droit à la crédulité de tout le monde. Or, les souvenirs du règne de Charlemagne étoient consignés dans trois genres de documents historiques: les Chroniques contemporaines, les Chansons de geste et les Légendes; ce n'étoit plus le temps de l'invention des fraudes pieuses, mais on les adoptoit d'autant plus aisément qu'on ne comprenoit pas qu'elles eussent été jamais possibles. Les moines de Saint-Denis, trouvant donc d'anciens manuscrits des Annales d'Éginhard, du Voyage de Charlemagne à Jérusalem et de l'Expédition d'Espagne, ne pouvoient s'élever assez au-dessus des croyances contemporaines pour admettre les chroniqueurs mondains, et rejeter précisément les traditions que leur caractère religieux rendoit le plus respectables.
Ce fut beaucoup pour eux de négliger le secours des Chansons de geste; toutefois, il ne faut pas douter qu'ils n'en eussent également pris la substance s'ils en avoient pu trouver quelque vieille leçon latine. Philippe Mouskes, évêque de Tournay, qui compila dans le même temps que les moines de Saint-Denis une chronique de France en vers, n'eut pas la même retenue; il fondit dans son récit les traditions populaires, les inventions monastiques et les souvenirs contemporains. On pourroit appeler avec raison son histoire du héros de la France la trilogie de Charlemagne, et j'avoue que ce travail de Philippe Mouskes me sembleroit avoir aujourd'hui moins d'intérêt s'il étoit dépouillé de toutes ces additions romanesques que nos érudits lui reprochent néanmoins avec amertume. N'est-ce donc rien de nous initier dans le secret de la grande et complète renommée de Charlemagne telle qu'elle parcouroit le monde au temps de Philippe-Auguste et de saint Louis? Et si les fables, qui sont l'auréole du VIIIème siècle, ont eu sur les imaginations et sur les mœurs du moyen âge plus d'influence que les récits les plus véridiques, devons-nous refuser de les étudier, et leur interdire une certaine place dans l'histoire de l'esprit humain?
Mais, je le répète, le compilateur de Saint-Denis a négligé toutes les Chansons de geste. Bien qu'il eût dans les meilleures une confiance entière, comme il n'en trouvoit pas la mention originale dans les livres latins des abbayes, il ne pouvoit en grossir un recueil qui, pour les temps reculés, n'étoit qu'une œuvre de traduction. Voulez-vous cependant une preuve incontestable de son respect pour les chansons populaires et de son regret de n'en pas avoir à traduire? Voyez comme il s'excuse de garder le silence sur les prétendus exploits de l'enfance de Charlemagne: Ceus ne sont pas en memoire que il fist au temps de s'enfance, en Espagne, entour Gallafre, le roi de Tollete. Il est évident que par les mots en memoire, il faut entendre ici: en écrit grammatical, autrement la phrase n'auroit pas de sens. Et cette enfance de Charlemagne, cet exil du fils de Pepin auprès du roi Galafre de Tolède, tout cela formoit la matière d'une chanson de geste dont un trouvère du XIIIème siècle, Gerars d'Amiens, nous a conservé la substance dans un énorme poème[3].
Note 3: Manuscrit du roi, n° 7188.
J'ai hasardé beaucoup de notes et d'explications sur le texte des légendes de Constantinople et d'Espagne. Plus on étudiera l'histoire de France, et plus on attachera d'importance à toutes ces vieilles traditions, essor de l'esprit chevaleresque et source primitive de notre moderne littérature. Ou je me trompe fort, ou les Chansons de geste ne peuvent long-temps tarder à inspirer une véritable curiosité: je me suis donc efforcé de rendre mes lecteurs juges éclairés des nombreux rapports de noms qui semblent exister entre les héros de l'histoire et ceux des romans populaires. Mais je me suis abstenu religieusement de toutes conjectures, de toutes opinions systématiques; c'est à d'autres qu'il conviendra de le faire, ou du moins c'est dans un autre ouvrage qu'elles seront à leur place.
Je reviens au traducteur de Saint-Denis: il a divisé sa vie de Charlemagne en six livres. Dans le premier, il conduit l'histoire véridique du fils de Pepin jusqu'à son couronnement impérial en 800. C'est Éginhard qu'il prend pour garant, et qu'il suit encore rigoureusement dans le second livre et dans les deux premiers chapitres du troisième, consacrés aux dernières années du héros. Dans l'indication des sources latines je n'ai pas cru devoir suivre la division de Dom Bouquet, qui détache du livre d'Éginhard les premières années du IXème siècle. «Quoe sequuntur, dit-il, desumpta sunt ex Annalibus Loiselianis.» Il est évident que c'est la compilation anonyme à laquelle on a donné le nom d'Annales Loiseliennes qui aura dû plutôt copier Éginhard, écrivain contemporain et témoin pour ainsi dire oculaire. Au reste, les distractions de ce genre sont, comme on sait, très-rares dans l'admirable travail de l'illustre bénédictin.
Après quelques emprunts faits au moine de Saint-Gal, les Chroniques de Saint-Denis remplissent leur troisième livre de la Vie de Charlemagne, avec une célébre légende dont les leçons latines étoient fort répandues au XIIème siècle. J'ai comparé la traduction du Voyage de Charlemagne à Jérusalem avec le manuscrit latin que notre bibliothèque royale en possède encore aujourd'hui. On verra que j'ai mis également le plus grand soin à consulter les meilleures leçons de la chronique de Turpin, qui comprend les trois derniers livres. Cet examen m'a permis de distinguer dans cette détestable légende plusieurs interpolations importantes, et d'en mieux constater l'origine espagnole.
Pour lever sur ce point-là tous les genres de doute, il suffit de mettre en parallèle l'exactitude avec laquelle l'auteur y parle de la Péninsule, en décrit les localités, en rappelle les traditions, en recommande les églises, avec l'ignorance profonde qu'il montre dans tout ce qu'il nous dit du pays de France. Il se méprend sur la position de nos plus grandes villes, il confond toutes nos traditions historiques, il entasse dans l'armée de Charlemagne tous les héros populaires de trois ou quatre époques. Un François du XIIème siècle n'auroit jamais réuni Garin le Lohérain, Ogier le Danois et Renaud de Montauban. Un François eût mieux connu la position d'Agen et de Saintes que l'histoire de l'idole de Cadix, seulement consignée dans les légendes arabes. Enfin, un François n'auroit pas dit que les trois principales églises du monde étoient Saint-Pierre de Rome, Saint-Jean d'Ephèse et Saint-Jacques de Compostelle.
La chronique de Louis-le-Débonnaire termine notre volume. Elle est exactement traduite de la relation d'un savant et judicieux anonyme dont le mérite historique peut balancer la gloire d'Éginhard. On l'appelle ordinairement l'Astronome limousin, ou plus justement l'Astronome, tout court, car cet habile écrivain doit avoir été plutôt François d'origine ou bien Allemand, que Limousin ou Provençal. Je suppose qu'il aura fait partie de cette colonie transportée par Charlemagne et par Louis-le-Débonnaire en Aquitaine, afin de tenir en respect, par la force de l'exemple et des châtiments, l'esprit turbulent de populations mal soumises au joug de la domination françoise. Notre auteur connoît très bien le Languedoc, la Provence et le Limousin; mais il ne manque pas une occasion de flétrir le caractère et les mœurs des habitants de ces provinces; il leur prodigue les expressions de mépris et de haine, et ce n'est pas à de pareils signes qu'on doit reconnoître un enfant du pays. Dante, exilé de l'ingrate Florence, n'exalte pas au-dessus de Florence les villes qui lui offrent un asile, et s'il maudit les auteurs de ses maux, c'est parce qu'il les confond avec les ennemis de sa patrie. Tel n'est pas l'astronome prétendu Limousin.
Il étoit certainement contemporain de Louis-le-Débonnaire. Un passage de son texte me semble d'une haute importance littéraire, bien que personne n'y ait encore fait attention en France. Après avoir rappelé avec plus de détails que ne l'a fait Eginhard l'expédition d'Espagne terminée par la défaite de Roncevaux, il ajoute: «Dum enim quæ agi potuerunt in Hispania peracta essent, et prospero itinere reditum esset, infortunio obviante, extremi quidam in eodem monte regii cæsi sunt agminis. Quorum quia vulgata sunt nomina, dicere supersedi.»
Je le demande à tous les lecteurs: que signifie ce quia vulgata sunt nomina, sinon que dès le temps de Louis-le-Débonnaire, la renommée des vassaux tués dans les gorges des Pyrénées étoit généralement répandue et faisoit déjà le sujet de nombreux poëmes populaires? Il n'est donc plus permis de douter que dès les temps les plus voisins de l'événement dont Charlemagne garda toute sa vie le triste souvenir, les Chansons de Roland, d'Olivier et de leurs compagnons n'aient retenti dans les camps et dans les grandes réunions nationales. P. P.
10 juin 1837.
LA SUITE DU CINQUIESME LIVRE DES GRANDES CHRONIQUES.
* * * * *
XX.
ANNEE: 636.
Comment le roy Sigebert et le roy Loys[4] despartirent les trésors leur père après sa mort.
Note 4: Loys. Ou Clovis, c'est le même mot, avec ou sans
aspiration. Ainsi Clotaire et Lothaire.
[5]Après la mort du bon roy Dagobert, descendi tout le royaume à Loys son fils qui encore estoit enfant assez petit d'âge. Les barons de France[6] et de Bourgoigne le reçurent à seigneur et lui firent homage, en une ville qui lors estoit apelée Massolaque. Egua le mestre du palais et la royne Nantheut qui estoit demourée en veuveté, gouvernoient le royaume noblement ès deux premiers ans du règne Loys. Cil Egua estoit l'un des plus beaux et nobles princes de Neustrie, le plus sage et le plus pacient, homme estoit plein et enluminé de toutes graces: car il estoit riche et estrait de haut lignage, droiturier en justice, sage en paroles, apareillié en responses: une mauvaise teche[7] avoit en lui à reprendre tant seulement, car l'on disoit que il es toit trop aver[8].
Note 5: Gesta Dagoberti, cap. 46.
Note 6: De France. «Omnes duces de Neustriâ et Burgundiâ cum Massolaco villa sublimant in regnum.» Mabillon, dans ses Francorum regum Palatia, avoue son ignorance complète de la situation de ce palais, qui, suivant les plus grandes probabilités, appartenoit aux rois de Bourgogne. C'est là qu'Aletés (suivant Fredegaire) avoit été tué par l'ordre de Clotaire II, en l'année 613.
Note 7: Teche, teiche, tesche ou tache. Disposition bonne ou mauvaise, d'où nous est resté entiché, qu'on a long-temps écrit entéchié.
Note 8: Aver. Avare.
[9]Cy en droit nous convient deviser comment le trésor du roy Dagoubert fu desparti entre ses fils après sa mort. Bien avéz oï, devant,[10] comment Pepin le mestre du palais d'Austrasie et les autres princes du royaume qui avoient esté sous la seigneurie du roy Dagobert requirent Sigebert à seigneur, d'un accort et d'une volenté. Pepin et Cunibert l'archevesque de Coloigne firent adonques aliances ensemble de rechief. Car ainsi comme ils avoient esté devant joint en pais et en amour,[11] que ils fussent ainsi tousjours mais sans desevrer. Sagement atrayoient à leur amour les princes et les plus grands Austrasiens, et les gouvernoient en humilité et en douceur comme ceus qui estoient preudomes et loiaus et profitables au roy et au royaume. Lors furent messages envoiés en France au roy Loys et à la royne Nantheut, et à Egua le mestre du palais de par le roy Sigebert, qui requéroit telle partie des trésors son père comme il lui afferoit. Le roy Loys et sa mère et Egua s'accordèrent volentiers à ce que il en eust sa part; si assignèrent jour de partir au roy Sigebert ou à ceux que il y voudroit envoier: et il y envoia pour lui l'archevesque Cunibert et Pepin le mestre du palais et aucuns riches hommes de son royaume. A Compiègne vinrent, là furent les trésors assemblés et despartis également par le commandement le roy Loys et la royne Nantheut; mais elle reçut la tierce part de tous les aquets que le roy Dagobert avoit aquis, puis que elle commença à régner en sa compagnie: et Cunibert et Pepin enmenèrent leur partie à Mets, là furent présentés au roy Sigebert.
Note 9: Gest. Dagob., cap. 47.
Note 10: Avez oï devant. On n'a rien ouy de semblable, et cette
manière de parler n'est pas traduite du texte.
Note 11: Que ils fussent. Il faut avant ces mots sous-entendre:
Vouloient-ils…
En tour un an après, mourut le bon prince Pepin, qui moult fu plaint et regretté de tous ceus du royaume d'Austrasie: car il estoit amé de tous et prisié pour sa bonté et pour sa loiauté. Aussi mourut en la cité de Clichi Egua le mestre du palais du roy Loys, au tiers an de son règne, qui moult fu sage homme et loial.[12] Après lui fu Herchinoal mestre du palais: cousin avoit esté au roy Dagobert de par sa mère: moult avoit en lui de bonnes graces; car il estoit plein de bonté et de pacience, sage et de bon engin, aux prestres, et aux sergens nostre Seigneur portoit honneur en grant humilité, des richesses de ce siècle avoit assez par raison. Tant estoit prisié et amé de tous les princes que chacun lui portoit honneur et grant affection.
Note 12: Gesta Dagob., cap. 48.
Incidence. En ce teins ala la royne Nantheut en la cité d'Orléans: son fils le roy Loys mena avec elle au quart an de son règne. Là fist assambler les prélats et les barons de Bourgoigne: (pour ce les fit là assambler que ce estoit, au tems de lors, le siège du royaume)[13]. Tous les barons et prélats débonnairement atraioit et parloit à chacun par belles paroles: Flaucate, qui François estoit de nascion, establit-elle mestre du palais de Bourgoigne, par la volenté et par l'élection des barons du païs: et quant elle l'eut mis en tel honneur, si lui fit espouser Rainberge une sienne nièce.
Note 13: Cet incidence est du traducteur.
[14]En ce tems mesmes, ordena son testament des villes de son douaire par la volenté de son fils[15], et les desparti aus églyses des saints et des saintes, dans lesquelles elle n'oublia pas le martyr saint Denis: si fit faire trois exemplaires de la chartre de son testament d'une mesme sentence, desquels l'un est gardé jusques aujourd'hui ès chartriers du trésor saint Denis. Quant elle eut ainsi son testament devisé, et les besoignes du royaume ordonées en prospérité, et son fils eut jà régné entour quatre ans au profit des deus royaumes, c'est à savoir de France et de Bourgoigne, elle trespassa de ce siècle, en sépoulture fu mise en l'abaïe Saint-Denis avec son seigneur, en un mesme sarqueuil.
Note 14: Gesta Dagob., cap. 49.
Note 15: Par la volenté de son fils. Le texte latin est mal rendu. Testamentum de villis quibus eam rex Dagobertus et filius ejus Hladovius ditaverant….
[16]Incidence. Quant le bon roy Dagobert et la royne Nantheut furent trespassés de ce siècle, le roy Loys gouverna tout seul le royaume de France et celui de Bourgoigne: les dons et les lais que son père avoit donné à l'églyse Saint-Denis garda et tint fermement, et les renouvela et reconferma par son seel et subscription de sa propre main. Au quatriesme an de son règne fu en France merveilleuse famine: par le conseil d'aucuns, commanda que l'églyse Saint-Denis fust découverte endroit les fiertres[17] que son noble père le roy Dagobert avoit fait couvrir par dehors d'argent pur par grande dévocion, et commanda que il fust desparti aus povres et aus pélerins. Ce commandement fit à l'abbé Aigulphe qui en ce tems gouvernoit l'abbaye, et l'enchargea que il le fésist selonc Dieu au plus loiaument que il porroit.
Note 16: Gest. Dag., cap. 50.
Note 17: Les fiertres. Les châsses.
XXI.
ANNEE: 654.
Comment le roy Loys franchit par exemption l'églyse Saint-Denis, par la volenté S. Landri l'évesque de Paris.
[18]Long tems après, assembla le roy Loys les barons et les évesques de son royaume en la ville de Clichi au seizième an de son règne, pour traitier des communes besoignes du royaume. Quant tous furent asssemblés, le roy séit entre eus aourné des royaus ournemens, si comme il lui afféroit; il commença à parler entre les autres choses ce que le Saint-Esperit lui mettoit en courage et dist en telle manière: «Ententivement nous convient porter honneur et révérence aux honorables lieus des saints et des saintes, selon la coustume et le commandement de nostre très-débonnaire père, pour ce que nous les ayons à patrons et défendeurs contre les ennemis de l'ame, au jour et en l'heure de nécessité. Pour ce vous prie, seigneurs évesques, et vous seigneurs princes de nostre palais et de nostre royaume, que vous escoutiez d'oreille et de cuer le conseil que nostre sire, si comme je croi, a daigné espirer[19] en mon cuer; et sé vous esprouvez que ce soit profitable chose, en traitiez avec moi à l'aide de nostre Seigneur. Le Père tout-puissant, qui dit que sa lumière donroit clarté aux ténèbres, a embrasé et espris du feu de charité les cuers de vrais crestiens, par le mystère de l'Incarnation son fils nostre seigneur Jésus-Crist, par la faveur du Saint-Esperit pour laquele amour et pour lequel désirier le glorieux martyr saint Denis, saint Rustic et saint Eleutère ses compaignons ont déservi entre les autres martyrs couronne de victoire en joie pardurable: en laquelle églyse, où les cors saints reposent corporelment, nostre Sire a fait pour lui maint grant miracle en la gloire et en la loenge de son nom. En ce mesme lieu gist nostre père Dagobert et nostre mère dame Nantheut, qui là eslurent sépulture pour leur dévocion, en espérance que ils fussent parçonniers du règne des cieux, par les prières et par les mérites des glorieux martyrs. Et pour ce que ce saint lieu est fondé de nostre père, et enrichi ès choses temporelles de lui et des anciens roys et d'autres bons crestiens qui Dieu doutoient, pour acquérir la vie pardurable, la requeste de nostre dévocion si est telle, que Dan Landri évesque de Paris veuille donner et confermer un privilége au saint lieu, à l'abbé et aus frères de laiens (s'il vous samble, Seigneur, que ce soit bon), que ils soient exemps et sans juridiction de l'évesque de Paris à tousjours-mès, si que ils puissent plus délivrement et plus en pais prier pour nous et pour nos ancesseurs, pour le profit et pour l'estat du royaume. Et cette indulgence veult bien donner et confermer Dan Landri évesque de ce lieu à nostre requeste. Et nous, pour la révérence des martyrs volons avec vous confermer ce précepte présentement, que si aucunes choses sont données au saint lieu, soit en villes, ou en manoirs, ou en quelque chose que ce soit, et les choses mesmes qui encore porront estre données par ceus qui sont à avenir, soient en telle franchise, que nul évesque né personne nulle, quelle qu'elle soit, puisse rien oster ni aliéner du lieu, né, par mauvaise coustume, aquérir au lieu aucun povoir né aucune juridiction, né prendre, par eschange ou par emprunt, né croix, né calices, né garniment d'autel, né textes[20], né or, né argent, né nul rien, sans nostre commandement et sans nostre assentement et de tout le convent. Pour ce, volons-nous que les frères demeurent en telle pais et en tel franchise que ils puissent tenir paisiblement et sans nule moleste ce que on leur a donné; si que ils aient délectation et dévocion à prier plus dévotement pour les ames de nos pères et de nos mères et pour l'estat de nostre royaume. Nous voulons donques donner au lieu saint ce bénéfice et cette grace en l'honneur des martyrs par vostre conseil, de bon courage[21] et de volenté enterine: en telle manière toutes voies que l'ordre de l'Églyse soit maintenu de chanter et de lire ainsi comme nostre père l'establit[22], en cette mesme manière que ceus de saint Martin de Tours et saint Morise de Gaunes.» Quant le roy eut cessé de parler, les barons et les prélats qui de bon cuer et volontiers eurent sa parole escoutée, le loèrent moult de sa dévocion et de sa bonne volenté, et confirmèrent tous après lui le précept[23] en la manière que le roy l'eut devisé. En cette congrégacion furent aucuns saints évesques, desquels sainte Eglyse ne doute pas que ils ne soient saintefiés en paradis par les miracles que Dieu a puis faits à leurs sépultures, si comme saint Oain[24] et saint Radon son frère, saint Paladie, saint Cler, saint Eloy, saint Souplice, saint Castadie[25], saint Ethère, et saint Landri évesque de Paris qui confirma le privilége de sa propre volonté. Tous ces saints pères estoient présents en cette congrégacion et maint autres qui pas ne sont ci nommés.
Note 18: Gest. Dag., cap. 51.
Note 19: Espirer. Inspirer, introduire.
Note 20: Textes. Evangélistaires ou livres saints, couverts en métal. Sacros codices (Voyez déjà tome Ier, note 146.)
Note 21: Courage. Ce mot n'a jamais dans l'ancien françois une acception différente de cœur.—Enterine, entière. Traduction du latin integra.
Note 22: L'establit. Le texte latin n'est pas complètement rendu: «Eo scilicet ordine, ut sicut ibidem tempore domini et genitoris nostri Psallentium ordo per turmas fuit institutum, vel sicut in monasterio S. Mauricii Agaunis, et S. Martini Turonis die noctuque tenetur, ita in loco ipso, per omnia futura tempora celebretur.» Voyez notre tome Ier, fin du chapitre XVIII du cinquième livre des grandes chroniques.
Note 23: Le precept. Le temps a épargné cet instrument précieux, qui des archives de Saint-Denis est passé dans les archives du royaume. Voyez-en un fac-simile dans la diplomatique de Mabillon.
Note 24: Oain. Variantes: Hoain, Oians. Le latin des Gesta porte beatus Odoenus. Mais on ne retrouve plus cette signature dans l'original de la charte, à moins que ce ne soit celle que les critiques ont lu Auderdus. Aimoin nous apprend qu'Andoenus, autrement Dado, avoit été référendaire sous Dagobert, et qu'après lui, son fils Autharius avoit été revêtu de la même charge.
Note 25: S. Souplice, S. Castadie. On n'a pas déchiffré ces deux noms parmi les souscripteurs du Precept.
XXII.
ANNEE: 654.
Comment le roy Loys devint hors de sens pour ce que il prist un des os du bras monsieur saint Denis.
[26]Le roy Loys gouverna son royaume paisiblement; sans guerre et sans bataille fu tous les jours de sa vie. Une fois vint en l'églyse Saint-Denis, ainsi comme mauvaise fortune le menoit, pour déprier les martirs. Et pour ce que il voloit avoir aucunes aliances d'eus avec soi, il commanda que les chasses des martirs fussent ataintes[27]; après fist ouvrir et desjoindre par fole présumpcion le vessel en quoi le précieux corps saint repose, moins religieusement le regarda que il ne dut. Ja soit ce que il le fésist par dévocion, si ne lui suffit pas le regarder tant seulement; ains brisa l'os de l'un des bras et le ravist. Et le martir monstra bien tantost que il ne lui plaisoit pas dont son corps estoit ainsi traitié: car le roy fu tantost si espoventé et si esbahi, que il chaï en frénésie et perdit son sens et sa mémoire en cette heure mesme; tantost fu le moustier raempli de ténèbres et d'oscurté; et une paour si grant prist soudainement à tous ceus qui là estoient, que ils se mirent à la fuite. Le roy donna puis aucunes villes au martir pour lui apaisier et pour ce que il recouvrast son sens et sa mémoire; l'os que il avoit folement desevré du corps fist vestir et aorner d'or pur et de pierres précieuses, et le fist remettre en la chasse avec le corps. (Pour cette raison puet-on prouver que le corps du glorieux martir gist laiens entièrement; quant il ne put oncques souffrir que un petit osselet fust osté de son bras ni desmembré de son corps, moins volentiers souffriroit donques que le chief de lui fust déseuré, et que il ne feust en sa chasse ou en l'églyse de léans.[28]) Le roy toutes voies recouvra son sens en partie, mais non pas entièrement, né en tel point comme il l'eut devant eu[29]. Si ne vesqui pas puis moult longuement, car il trespassa au chief de deux ans après que ce lui fu avenu.
Note 26: Gest. Dagob., cap. 52.
Note 27: Ataintes. Touchées.
Note 28: Cette parenthèse, qui est de notre traducteur, fait allusion aux prétentions qu'affectoit le chapitre de Notre-Dame de Paris à la possession du véritable chef de saint Denis. (Voy. Felibien, Hist. de l'ab. de Saint-Denis, page 209).
Note 29: Ici s'arrêtent les Gesta Dagoberti, que notre traducteur suivoit de préférence aux Gesta regum, et aux continuateurs de Fredegaire. Un peu plus haut, c'est-à-dire avec le prescript de Clovis II en faveur de l'abbaye de S.-Denis, finit le véritable texte d'Aimoin, qui jusqu'à présent avoit été d'un si grand secours à notre chroniqueur françois.
[30]Ce roy Loys eut femme du lignage de Sassoigne; Baltheur avoit nom, sainte dame et religieuse et plaine de la paour nostre Seigneur; si estoit sage dame et de grant beauté; et si fu celle que l'on dit sainte Baltheur de Chelle.
Note 30: Gesta regum Francorum, cap. 43. «Accepit uxorem de genere
Saxonorum nomine Bathildem, pulchram valdè et omni ingenio strenuam.»
Le traducteur a ajouté le reste, d'après les idées de vénération
qu'avoient ses contemporains pour sainte Bauthieut, Balteur ou
Bathilde de Chelles.
En ce tems morut le prince Pepin fils Carlomagne[31], et mestre du palais de Sigebert le roy d'Austrasie. Après lui fu en la dignité du palais son fils Grimoart, homme fu plein de mal et de desloiauté, si comme il aparut après[32]. Car quant le roy Sigebert fu mort, ce Grimoart prist son fils Dagobert, qui roy devoit estre, et l'avoit-il receu en garde; puis le tondit, et l'envoia en Escoce en exil[33] par Dodon l'évesque de Poitiers, et mist son fils[34] en la possession du royaume. Et quant les François Austrasiens virent la desloiauté que il avoit faite, ils en eureut moult grant desdain, par agait le prirent et le lièrent en fers, et puis l'envoièrent à Loys le roy de France, pour que il le jugeast et en féist justice selon son fait. Et le roy le mist en prison en la cité de Paris, lié en buies de fer[35]. Après le fist mourir de griefs tourmens selon sa desserte, comme celui qui telle desloiauté avoit faite à son droit seigneur.
Note 31: Fils Carlomagne. Fils de Carloman, maire du palais d'Austrasie.
Note 32: Cette parenthèse est le fait de notre traducteur; le continuateur de Fredegaire dit au contraire; «Grimoaldus, cùm esset strenuus, à plurimis diligebatur.»
Note 33: En exil. In Scotiâ ad peregrinandum dirigens. Ce qui est différent.
Note 34: Son fils. Nommé Childebert.
Note 35: En buies de fer. «Vinculorum cruciatu constrictus.»
[36]Incidence. Mais avant que ce avenist que nous avons ici conté, au tems que le roy d'Austrasie estoit encore en vie, assambla-il ses osts et alla à bataille contre Radulphe le roy de Toringe. En ce tems n'a voit encore nul hoir de son corps né nul n'en povoit avoir, et pour le désespoir en quoi il estoit chéus, fonda-il douze abaies en son royaume. Si estoient son coadjuteur et ministre Grimoart le mestre de son palais et Remacle évesque de la cité du Traet[37].
Note 36: Le fonds de cet alinéa se trouve dans le texte de la Vita
Sigiberti regis Austrasiæ, cap. 4 et 5, et dans la chronique de
Sigebert, moine de Gemblours (année 651).
Note 37: Du Traet. Ou Trajectum; ce n'est pas Utrecht, mais
Maestrick, où le siége épiscopal de Tongres fut d'abord transporté,
puis ensuite à Liège. Le biographe de Sigebert III écrit: Remaclo
Tungrensis episcopo.
[38]Incidence. Itte, qui a voit esté femme le premier Pepin mestre du palais d'Austrasie, se voua et donna à Dieu, elle et ses choses, par l'amonestement et le conseil saint Amant: une abaïe de nonnains fonda à Nivele et fist abbesse du lieu une sienne fille pucelle et vierge qui avoit nom Gertrus. [39]En ce tems revint en France saint Fursin, l'abaie de Laigni fonda par la volonté du roy Loys, qui moult honnourablement le reçut. Peu de tems après resplendirent en bonnes euvres au royaume de France ses deux frères, saint Follene et saint Ultane: et fonda ce saint Follene en ce tems l'abaïe Saint-Mor des fossés par le don d'une vierge qui avoit nom Gertrus; léans mesme gist-il par martire couronné.[40] En ce mesme tems florissoient en bonnes euvres au royaume de France saint Eloy évesque de Noion, saint Oain[41] archevesque de Rouen, saint Philibert en hermitage, saint Richier en Ponthieu[42] et saint Germer à Flai. Ansegise, le fils saint Ernoul, évesque de Metz, qui selon l'opinion d'aucuns fu dit Anchise, vivoit en ce tems: si avoit espousée Begue, fille au premier Pepin le mestre du palais Sigebert roy d'Austrasie, et seur Grimoart.[43] De cet Ansegise ou Anchise qui fu fils saint Ernoul, fu fils le second Pepin, qui estoit nommé Pepin le brief, qui engendra le noble prince Charles-Martel, si comme l'histoire dira ci-après. Charle Martiau fu père Pepin le tiers, qui fu père au grant roi Charlemaine: et par ce puet-on prouver que la ligniée de Mérovée continua sans faillir jusques à Charlemaine le grant.
Note 38: Sigiberti Gemblacensis monachi Chronicon. Anno 650.
Note 39: Cette mention de saint Fursin est citée par Jacques de Guise d'après la chronique de Sigebert; mais c'est en vain que nous l'y avons cherchée. Aimoin avoit auparavant placé le même fait sous le règne de Clovis Ier. Mais notre traducteur qui l'avoit d'abord suivi (voyez tome 1er, note 88), le rétablit ici à sa véritable place.
Note 40: Sigiberti monachi Chronicon. Anno 649.
Note 41: Saint Ouen, ou Dado. « Audoenus qui et Dado,
Rolhomage.» Texte de Sigebert, cité par Jacques de Guise.
Note 42: Saint Philibert, etc. Le texte de la chronique de Sigebert porte: « Philibertus et Richarius Pontivensis abbatiæ.» Quant à saint Germer de Flai (Flaviensis), c'est d'après son ancien biographe que notre traducteur en fait mention. Flai, plus tard Saint-Germer, est aujourd'hui un Village du département de l'Oise (Picardie).
Note 43: Vita S. Sigiberti Austrasiæ regis, cap. 4.
XXIII.
ANNEES: 656/674.
Comment Ebroin fu mestre du palais le roy Theoderic et comment il fist martirier saint Ligier évesque d'Ostun.
[44]Au tems de ce roy Loys avinrent moult de pestilences au royaume de France. De cestuy roy Loys puet-l'on plus dire de mal que de bien: tout fust-il assez dévot aus églyses des saints et des saintes; néantmoins eut-il en lui tant de vices que ils étaingnirent les vertus, s'elles y furent: abandonné fu à toute ordure de péchié, à fornicacion, à gloutonnie, à yvresce; et si fu despiseur de femmes. Et ne recorde pas l'histoire que sa vie né ses faits feussent dignes de loenge et de mémoire; car maint acteurs d'histoires le mettent à damnacion, pour ce que ils ne sevent la fin de son péchié. Ainsi dist-on de lui une chose et autres, mais nul n'en parole fors en doutance. Trois fils eut de la royne sainte Baltheur: Clotaire, Childeric et Theoderic. Mors fu en l'an de l'incarnation six cent soixante-deus, et de son règne le dis-sept, ensépulturé fu en l'églyse Saint-Denis avec son père. La royne sainte Baltheur sa femme fonda en son tems l'abaïe Saint-Pierre de Corbie et celle de Chelle-les-Nonains en laquelle elle gist corporelment. [45]En ce tems morut Herchinoal le mestre du palais.
Note 44: Gesta regum, cap. 44.
Note 45: Gesta regum, cap. 45.
Après la mort le roy Loys couronnèrent les François Clotaire, l'aisné des trois fils; si gouverna le royaume entre lui et sa mère la royne Baltheur. [46]Lors furent les François en doute de qui ils feroient mestre du palais. En la parfin en eslurent un qui avoit nom Ebrouin. (Ce fu celui qui fist martirier monseigneur saint Ligier l'évesque d'Ostun.) Le roy Clotaire morut, quant il eut quatre ans régné[47]. Lors couronnèrent les François le mainsné qui avoit nom Theoderic; Childeric le troisième envoièrent en Austrasie avec le duc Vulphoal pour le royaume recevoir. [48]Dès lors commença le royaume de France à abaissier et à décheoir, et le roy à fourlignier du sens et de la puissance de ses ancesseurs. Si estoit le royaume gouverné par chambellens et par connestables qui estoient apelés mestres du palais; et les roys n'avoient tant seulement que le nom et de rien ne servoient[49] fors de boire et de mengier. En un chastel ou en un manoir demouroient toute l'année jusques aux calendes de may. Lors issoient hors en un char pour saluer le peuple et pour estre salué d'eus, dons et présens prenoient et aucuns en rendoient, puis retournoient à l'hostel et estoient ainsi jusques aus autres calendes de may. [50]Cet Ebrouin mestre du palais fist tant que les François le cueillirent en grant haine pour son orgueil et pour sa desloiauté, et le roy Theoderic aussi qui les grevoit par son conseil[51]: agais leur bastirent, une heure, et les prirent tous les deux; Ebrouin tondirent etl'envoièrent en une abaïe de Bourgoigne qui a à nom Luxovion[52]. Le roy Theoderic chacièrent de France, et aucunes croniques[53] dient que ils le tondirent aussi en l'abaïe Saint-Denis.
Note 46: Gesta regum, cap 45.
Note 47: Quatre ans régné. On croit généralement que le texte des Gesta regum est ici corrompu, et devroit porter XIIII, au lieu de IIII annis. Cependant le continuateur de Fredegalre dit la même chose, et l'opinion générale des savans n'est, après tout, fondée que sur des chartes de donations et des Vies de Saints.
Note 48: Chronicon Sigiberti monach. A° DCLXII.
Note 49: Fors de boire, etc. «Quam irrationabiliter edere et bibere.»
Note 50: Gesta reg., cap. 45.
Note 51: Par son conseil. Par le conseil d'Ebrouin.
Note 52: Luxovion. C'est Luxeuil, aujourd'hui ville du
département de la Haute-Saône (Franche-Comté).
Note 53: Aucunes chroniques. Entre autres celle de Sigebert,
A° DCLXVII.
Lors mandèrent le roy Childeric d'Austrasie son frère et le duc Vulphoal, et le couronnèrent et firent roy sur eus. Ce roy Childeric estoit moult légier de courage, ses fais faisoit folement et sans conseil. Pour ce le commencièrent les François à haïr trop durement; et n'estoit pas de merveilles, car il leur faisoit trop de griefs sans raison. Une fois en fist-il prendre un des plus grans et des plus nobles, qui Bodile avoit nom, estraindre et lier le fist à une estache[54], et le fist battre moult cruellement sans loi et sans jugement. Quant les autres virent que il faisoit telles cruautés sans raison, si en eurent trop grant ire et trop grant desdaing[55]; ensamble firent conspiration, et s'assamblèrent contre lui. De cette conspiracion furent principaux Ingobert et Amaubert, et plusieurs autres des plus nobles du royaume. Ce Bodile, que il avoit fait lier et battre à l'estache, l'espia un jour que il chaçoit en bois entre lui et autres compagnons: seul le trouvèrent, et lui coururent sus et l'occirent, et sa femme Blichilde aussi qui estoit grosse d'enfant. Vulphoal le mestre du palais eschapa à quelque paine et s'enfuit en Austrasie. Lors firent les François mestre du palais Leudesie le fils Herchinoal, par le conseil saint Légier, l'évesque d'Ostun et son frère Garin; [si rapelèrent à roy Theoderic, qu'ils en avoient chacié][56]. Ebrouin qui avoit esté tondu en une abaïe de Bourgoigne s'en issit, quant il eut tant attendu que ses cheveux furent recréus: tant fist que il assambla grant gent que de ses compagnons que d'autres; et retourna en France à grant ost et à grant efforcement; à saint Ouan l'archevesque de Rouen envoia, et lui demanda comment il ouverroit, et cil lui remanda en un escrit ces paroles tant seulement: «De Frédégonde te souviegne!» et celui-ci qui fu malicieux et soubtil, entendi bien le conseil que il lui donna. Par nuit se leva et esmut son ost, et vint à une iaue qui a nom Ysere[57]; ceus qui ce pas gardoient occist, outrepassa le fleuve jusques à Sainte-Maxence; là remist à l'espée quanques il y trouva de ceus qui le passage lui devéoient. Le roy Theoderic qui là estoit en ce point, et Leudesie le mestre du palais et pluseurs autres s'enfuirent et eschapèrent en telle manière; et Ebrouin les chaça jusques à un lieu qui lors estoit nommé Bacivile[58]; là prist les trésors du roy qui là estoient, outrepassa jusques à une ville qui a nom Creci; là s'acorda au roy Theoderic qui le reçut en grace ainsi comme devant. A Leudesie, le mestre du palais manda que il venist à lui parler, et l'asseura par sa foi que il n'auroit de lui garde. A celui vint qui sa foi lui menti; car il l'occis tantost comme il fu venu. En telle manière se remist Ebrouin en la seignorie du palais dont il avoit devant esté osté.
Note 54: Estache. Poteau.
Note 55: Desdaing. Toujours pris dans le sens de notre
indignation.
Note 56: Cette phrase importante n'est pas dans les Gesta regum,
mais dans Sigebert.
Note 57: Isère. Variante: Aise. C'est l'Oise.
Note 58: Bacivile. Aujourd'hui Baisieux, village du département de la Somme (Picardie), proche de Corbie.
[59]Lors assambla le roy Theoderic un concile d'évesques par le conseil Ebrouin et, par sa sentence, en osta aucuns de leur éveschié et les autres damna par exil sans nul rappel. En cette tempeste et en cette persécution de sainte Eglyse fu saint Lambert osté de la cité du Traet[60]; en une abaïe entra pour esquiver les tumultes du monde; sept ans y demoura saintement et religieusement.
Note 59: Sigib. mon. Chronicon. Anno DCLXXXV.
Note 60: Du Traet. De Maestrick, comme plus haut et plus bas encore.
Ansegise fu occis en ce point par un homme qui avoit nom Gondoime. Cet Ansegise qui vaut autant comme Anchise, fu fils saint Ernoul et père Pepin le Brief le père Charles Martel. Ebrouin prist saint Légier et son frère Garin, si les fist tourmenter cruelment. A la parfin fu Garin lapidé et craventé de pierres, et saint Légier fu jeté en prison et afamé par long jeune. Après, lui fist Ebrouin les yeux forer, la langue et les lèvres trenchier.[61] Mais nostre Sire le rétablit puis et lui rendit la langue et la parole, si comme il est plus plainement contenu en sa vie; au darrenier lui fist le chief couper pour le martire consommer. Tant le voulut puis nostre Sire honorer, que il monstra les mérites et l'innocence de lui par les miracles que il fist en sa sépulture.
Note 61: A compter de là, le reste n'est pas dans Sigebert, mais est ajouté par le traducteur, d'après l'ancienne vie de Saint-Leger.
XXIV.
ANNEES: 678/709.
Comment Ebrouin fu occis, et comment Pepin le Brief, qui fu père Charles Martel, fu mestre du palais.
[62]En ce tems après que le roy fu mort, gouvernoient le royaume d'Austrasie deux ducs, Martin et Pepin le second, qui fu fils Ansegise le fils saint Ernoul, si comme l'histoire a là sus conté: (apelé fu Pepin le Brief[63], et fu père Charles Martel, si comme l'histoire le contera ci-après). Haine conçurent contre Ebrouin et contre le roy Theoderic; l'ost des Austrasiens esmurent contre eus, et le roy et Ebrouin revinrent d'autre part à bataille en un lieu qui est nommé Luchophale[64]; estour y eut fier et merveilleux, du peuple y chaï sans nombre et d'une part et d'autre. Mais à la parfin furent les Austrasiens desconfits et s'enfuirent du champ. Ebrouin les enchaça et fist d'eus trop cruele occision, et destruisit grant partie de cette région. Martin qui eschapa à quelque paine se mist en la cité de Laon, et Pepin s'enfui en Austrasie. Ebrouin retourna en France après cette victoire, puis manda à Martin qui encore estoit à Laon, que il venist surement parler au roy Theoderic. Les messages qui là furent envoies lui firent serement sus chasses toutes vuides pour lui décevoir. Lui qui cuida que ils lui tenissent vérité, vint au roy: occis fu tout maintenant, lui et ses compagnons que il avoit avec lui amenés.
Note 62: Gesta reg., cap. 46.
Note 63: Pepin le Brief. Tous les anciens chroniqueurs françois ont donné au père de Charles Martel le surnom qui n'est pourtant resté qu'à son fils, le roi Pepin. Sic vos non vobis…
Note 64: Luchophale, et mieux Lucofale (Lucofao, Lufao, Lucofago). On est indécis sur ce lieu. Don Calmet le retrouve dans Lifou, au diocèse de Toul; dom Ruinard dans Loisy, en Lorraine; dom Nicolas Lelong, dans Bois-Fay, près de Marle. Cette dernière opinion me semble la plus probable, Lucofago devant être précisément la traduction latine de ce mot vulgaire. Ce pourroit bien être encore Laffaux, à deux lieues de Soissons où, près d'un siècle auparavant, l'armée de Fredegonde avoit mis en déroute celle de Theodebert et Theoderic. (Voy. tom. 1, livre IV des grandes chroniques chapitre X).
[65]Ebrouin qui de rien ne fu chastié[66], pour nul grief que on lui eust devant fait, recommença à grever les François plus cruellement qu'il n'a voit onques devant fait; mais nostre Sire lui rendi les mérites de ses faits peu de tems après, en vengeance de monseigneur saint Légier et de son frère que il avoit fait martirier, par un François qui avoit nom Hermanfroi, qui l'espia une nuit: sur lui vint soudainement entre lui et ses aides et l'occist. Après ce fait s'en ala en Austrasie à Pepin le Brief. Lors eslurent les François un autre à la seignourie du palais qui avoit nom Garaton. Ce Garaton fist pais au duc Pepin d'Austrasie, et reçut de lui ostages en confirmation de la pais. Ce Garaton avoit un fils qui avoit nom Gillemer, fier et courageux estoit, mais trop estoit cruel de courage, et de pesmes[67] meurs; à son père pourchaça mal et fist tant que il lui supplanta la dignité du palais. De ce le reprist saint Oain archevesque de Rouen, et lui deffendist que il ne féist telle cruauté ni telle félonnie vers son père. Mais oncques rien n'en voulut laissier, pour le chastiment[68] du saint homme. Maintes discordes et maintes batailles fi contre Pepin le duc d'Austrasie, à qui Garaton son père avoit formées aliances. Mais pour le péchié de son père[69] et pour autres crimes que il avoit fais en prist nostre Sire telle vengeance, que il routa l'ame de son corps soudainement[70], selon la parole saint Oain. Et quant il fu mort, Garaton son père entra en l'honnour et en la dignité du palais, si comme il estoit devant esleu.[71] Une femme avoit qui moult sage estoit et estraite de haut lignage, Enseflède avoit nom. Mort fu quant il eut le palais gouverné une pièce de tems. Les François, qui avoient diverses intentions, ne surent qui ils péussent eslire après lui: si foloièrent à la parfin[72]; car ils eslurent un homme néant profitable au royaume, qui Berthaire avoit nom: petit estoit de stature, et n'es toit de nul sens ni de nul conseil.
Note 65: Gesta reg., cap. 47.
Note 66: Chastié. Refréné, réprimé.
Note 67: Pesmes. Très-mauvaises. (Pessimæ.)
Note 68: Chastiment. Reprimande.
Note 69: Le pechié de son père. Le péché de Gillemer à l'égard de son père.
Note 70: Que il routa, etc. «Iniquissimum spiritum exhalavit.»
Note 71: Gest. reg., cap. 48.—Fuitque et matrona nobilis atque
ingeniosa.
Note 72: Si foloierent à la parfin. Enfin, ils se conduisirent en
fous.
En ce point que les François estoient ainsi discordables et contraires à eus-mesmes, Pepin le Brief duc d'Austrasie esmut ses osts contre le roy Theoderic et Berthaire le mestre du palais, et cils revinrent d'autre part: en un lieu qui est apelé Tertrice[73], assamblèrent, forment et longuement se combatirent d'ambes parts; mais à la parfin fu Berthaire et le roy desconfis, et s'enfuirent du champ, et Pepin et les siens eurent victoire. Peu de tems passa après que Berthaire fu occis d'aucuns traistres de sa mesnie mesme, par le conseil Enseflède femme de Garaton son devancier. A la parfin firent pais et concorde ensamble le roy Theoderic et le duc Pepin, et cil fu esleu à la dignité du palais. Quant il eut les trésors receus et la cure du royaume, il repaira en Austrasie et laissa pour lui[74] un prince qui avoit nom Nordebert. Cil prince Pepin avoit femme noble de lignage et plaine de très-grant sens, Plectrude estoit apelée; deux fils avoit de lui, Droque avoit nom l'ainsné, et le mainsné Grimoart: à Droque l'aisné avoit-on donné la contrée de Champagne. [75]En cette manière comme vous avez oy, fu Pepin sire de toute Austrasie et de toute France, qui par autre nom est aucune fois nommée Neustrie. Et si dure, d'un sens, de la grant mer de la petite Bretaigne jusques au fleuve de Muese, et d'autre part du Rhin jusques à Loire. Moult amenda le païs de sa seignourie; car il mist les choses en meilleur estat que elles n'estoient devant. Saint Lambert, que le roy Theoderic avoit envoié en exil par l'assentement Ebrouin, rapela et remist en son siége en la cité du Traet: si fu mestre du palais d'Austrasie vingt-sept ans et demi, au tems de divers roys.
Note 73: Tertrice. «In loco nuncupante Textricio.» C'est aujourd'hui Tertry, village du département de la Somme (Picardie), à trois lieues de Péronne.
Note 74: Pour lui. Il falloit ajouter, auprès du roi. «Cum rege.»
Note 75: Le reste de l'alinéa n'est pas traduit des Gesta regum, et semble le fait du traducteur.
[76]Adont morut le roy Theoderic fils le roy Loys, qui fu fils le roy Dagobert, au dix-nueviesme an de son règne et de l'incarnacion nostre Seigneur six cent quatre-vingt et treize. Deux fils laissa de la royne Clotilde: Clodovée avoit nom l'aisné, et l'autre Childebert. Cil Clodovée, l'aisné fils, fu couronné après lui; trois ans régna, et puis morut. Après lui régna son frère Childebert; noble homme fu et droiturier; mais tout de mesme fu Pepin mestre du palais.[77] En ce tems vainqui en bataille Rabode le duc de Frise, et envoia Guillebrode en cette terre pour preschier la foi Jesu-Crist. Mort fu Nordebert que Pepin le Brief avoit mis pour lui au palais le roy; son fils[78] Grimoart mist après en l'office. En ce tems morut Begga la mère Pepin, femme fu Ansegise le fils saint Ernoul. Cil Droque, qui estoit fils le prince Pepin et comte de Champagne, morut en ce tems.
Note 76: Gesta regum, cap. 49.
Note 77: Chronicon Sigiberti. A° 694.
Note 78: Son fils. Le fils de Pepin.
[79] Saint Lambert reprist le prince Pepin pour ce que il maintenoit Alpaïs, une dame qui pas n'estoit son espousée, par dessus Plectrude sa propre femme. Le frère de cette Alpaïs, qui avoit nom Dodon, occist saint Lambert, pour ce tant seulement que il eut repris Pepin de son péchié. Porté fu le corps en la cité du Traet; (mais comment il fu puis reporté en la cité du Liége se taist l'histoire). Après lui fu évesque saint Hubert.
Note 79: Chronicon Sigiberti. A° 698 et 699.
Incidence. En ce tems que le roy Childebert régnoit, fonda l'évesque Aubert au diocèse d'Avranches, l'églyse Saint-Michiel, que l'on dist en péril de mer: aussi est apelée la Tombe, pour la hautesce d'elle.
[80]Incidence. En ce tems fu occis Hector, le séneschal de Marseille, pour les griefs que il faisoit à l'églyse de Clermont en Auvergne.
Note 80: Chronicon Virdunense Hugonis, abbat. Flaviniae. A° 597.
[81]En ce mesme tems Vulphoal le mestre du palais le roy Childeric fonda l'abaïe Saint-Michiel sur le fleuve de Muese, en l'éveschié de Verdun.
Note 81: Chronic. Sigib. A° 667.
[82]Le prince Pepin se combatit encontre mainte estrange nacion, contre ceus de Souave et de Frise, et eut victoire partout. Son fils Grimoart eut un fils d'une meschine[83], lequel eut nom Theodoal. Le prince Pepin eut un fils de cette Alpaïs, que il maintenoit pardessus Plectrude son espousée: Charles eut nom; homme fu noble en armes et de fière puissance et profitable au royaume; (par sa fierté fu puis apelé Charles Martiaus, si comme l'histoire contera ci-après en ses fais.)
Note 82: Gesta reg., cap. 49.
Note 83: Meschine. Concubine.
[84]En ce tems morut le glorieux roy Childebert, homme juste et de pure mémoire; (de ses fais ne savons rien, pour ce que l'histoire n'en parle pas.) Mort fu en l'an de l'incarnacion sept cent quatorze; de son règne dix-sept, ensépulturé fu en l'abaïe de Cauci[85] en l'églyse Saint-Estienne. Son fils Dagobert fu couronné après lui[86]. Il fu apelé le second Dagobert, pour le premier qui fonda l'abaïe Saint-Denis, et fu au quart degré de son lignage. Car le premier Dagobert engendra Loys, et Loys Thoderic, Theoderic Childebert, Childebert ce second Dagobert: et jà soit ce que pluseurs roys fussent entre eus deux, toutes voies furent-ils en droite lignée. Grimoart fils du prince Pepin qui mestre estoit du palais, avoit femme, si avoit nom Teudesinde; fille estoit d'un prince paien, Rabode le duc de Frise. Ce Grimoart estoit bien morigené et avoit en lui de belles graces; car il estoit doux et débonnaire, sage et atrempé, loial et droiturier. Un jour mut pour aler en Austrasie visiter son père Pepin qui malade estoit, en la cité de Liége entra pour adorer en l'églyse saint Lambert: en ce point que il estoit devant l'autel en oroison, Rangaire un sergeant Rabode le duc de Frise[87] de qui la fille il avoit espousée, l'occist. Un fils avoit d'une autre femme, qui avoit nom Theodoal; après lui fu en la seignourie du palais par le commandement le prince Pepin, son aioul.
Note 84: Gesta reg., cap. 50.
Note 85: Cauci. (Cauciago.) C'est Choisy-sur-Aisne, ou Choisy-au-Bac, aujourd'hui bourg du département de Seine-et-Marne (Brie).
Note 86: Les deux phrases suivantes sont une addition du traducteur.
Note 87: Un sergent Rabode, etc. Les Gesta ni les autres chroniques ne disent pas cela, mais seulement à Rangalio gentile, filio Betial, ce qui est bien différent. Notre traducteur a cru que le diable et Rabode c'étoit un.
[88]Incidence. En ce tems vint saint Gille des parties de Grèce en la terre de Gothie, qui ore est apelée Provence: là vesqui, et fist fruit de bonnes œuvres, si comme il est contenu en sa vie.
Note 88: Addition du traducteur.
XXV.
ANNEES: 714/722.
Ci commencent les fais du très-noble prince Charles Martel et comment il eschapa de la prison sa marrastre, et comment il fu prince des deux royaumes.
[89]En ce point morut le noble prince Pepin, qui fu apelé le Brief, en l'an de l'incarnacion sept cent quinze; la seignourie du palais tint vint-sept ans et demi au tems de pluseurs roys. Plectrude sa femme gouvernoit le royaume sagement, entre lui et le roy Dagobert et Theodoal son neveu[90] le mestre du palais. Charles son fillastre, qui puis fu dit Martiaus, haïssoit-ele trop durement; prendre le fist et mettre en prison en la cité de Couloigne. Droit en ce point mut contens[91] et dissencions trop grans entre les François pour Theodoal le mestre du palais; car aucuns estoient contre lui et aucuns soustenoient sa partie. A ce monta la besoigne que ils firent bataille forte et cruelle, si en y eut assez d'occis d'une part et d'autre. Theodoal et les siens furent desconfits; mais il se sauva par fuite. En ce point estoit France troublée et en grant persécution. Quant Theodoal s'en fu fui et sa gent mise au desous, les François eslurent Raganfroy, et le firent mestre du palais. Lors esmut les osts de France entre lui et Dagobert le roy; la forest de la Charbonnière[92] trespassèrent jusques au fleuve de Muese, en dégastant tout le païs par feu et par occision; à un prince paien, Rabode le duc de Frise, firent aliances. Droit en ce point eschapa Charles de la prison de Plectrude sa marrastre, par l'aide de nostre Seigneur.
Note 89: Gesta reg., cap. 51.
Note 90: Entre lui, etc. Cette traduction n'est pas exacte. L'auteur des Gesta veut sans doute parler du temps qui suivit la mort de Pepin. «Plectrudis quoque, cum nepotibus suis vel rege cuncta gubernabat sub discreto regimine.»
Note 91: Contens. Querelles. Du latin contentio.
Note 92: De la Charbonnière. La forêt Carbonière étoit alors la partie occidentale de la forêt des Ardennes.
[93]Peu de tems après morut le roy Dagobert, et régna cinq ans tant seulement. Lors eslurent les François un clerc qui avoit nom Daniel; mais aucunes histoires dient que il fu frère au roy Dagobert[94], qui devant avoit régné. Ses cheveux lui lessièrent croistre, puis le couronnèrent et lui changièrent son nom et l'apelèrent Chilperic. Quant Charles fu eschapé de prison, il se pourquist et pourchaça de quanques il put avoir pour la seignourie conquérir du palais, que son père le prince avoit tenue, et comment il la pourroit tollir à Raganfroy. Mais le roy Chilperic et Raganfroy ajoustèrent leurs osts ensemble et murent à bataille contre lui jusques au fleuve de Muese; si revint d'autre part en leur aide Rabode le duc de Frise à qui ils s'estoient aliés, et Charles revint encontre eus hardiement, ses batailles ordona, et se ferit ès Frisons et entre ses autres ennemis; là souffrit si fort estour et périlleux, que il y perdit trop de ses gens; à la parfin fut-il desconfi, et il s'en eschapa par fuite.
Note 93: Gesta reg., cap. 52.
Note 94: Au roi Dagobert. L'origine de Chilperic II est fort
incertaine; il paroît cependant que le maire du palais Raganfroi,
ou Rainfroi, voulut le faire reconnoître pour le second file de
Childeric II, assassiné en 674 avec son fils aîné Dagobert. Dans ce
cas, il ne pouvoit passer pour le frère du dernier roi
Dagobert III. Les Gesta ni les continuateurs do Fredegaire ne
parlent en rien de l'origine royale de Daniel.
[95]Peu de tems après, le roy Chilperic et Raganfroy esmurent leurs osts derechief contre lui; en la forest d'Ardenne entrèrent, outre-passèrent jusques au Rhin et puis jusques à Couloigne, en dégastant tout le païs. Mais Plectrude, la marastre[96] qui femme avoit esté au prince Pepin, les en fist retourner par grant avoir que elle leur donna. En ce point que ils retournoient, Charles leur vint au-devant à un pas qui a nom Amblave[97]; entre eus se ferit, si leur fist moult grant dommage de leur gent. Après rapela sa force et mut son ost après eus; ils rassamblèrent leurs osts d'autre part, et vinrent contre lui; mais avant que ils vinssent à bataille ensamble, Charles les requist de pais et de concorde; à ce ne se voulurent accorder; ains issirent à bataille contre le droit en un lieu de Cambresis qui est apelé Vinci[98], le dimenche devant Pasques, en la tierce[99] calende d'avril; et il revint au-devant d'autre part et les reçut hardiement. Forte bataille rendirent d'ambedeux parts, desconfits furent à la parfin Raganfroy et le roy Chilperic, et eschapèrent par la fuite; et Charles eut victoire et demoura au champ comme noble vainqueur. Toute cette région mist à gast, et retourna en Austrasie à grant despoilles de ses ennemis. Aucunes croniques dient que[100] il les chaça jusques à Paris. Avant que il retournast en Austrasie, à la cité de Couloigne s'en alla et fist que elle fut de sa seignourie. Encontre Plectrude sa marrastre estriva[101] tant que elle lui rendit les trésors de son père. Si fist un roy sur soi qui avoit nom Clotaire. Tandis comme le prince Charles se demenoit ainsi au royaume d'Austrasie, le roy Chilperic et Raganfroy apelèrent en leur aide Eudes le duc d'Aquitaine, et firent aliances à lui. L'ost des Gascons assambla puis murent à grant ost tous ensamble contre le prince Charles et il revint contre eus hardiement et sans nul doute. Ensamble se combatirent fortement et longuement; à la parfin furent-ils desconfits, et s'enfuit le duc Eudes jusques à Paris; Saine trespassa et s'enfui tout outre jusques à Orléans. Là n'osa demourer: ains prist le roy Chilperic et tous ses trésors, et s'enfui en sa terre tout lié quant il put eschaper. Charles le suivit longuement; mais il ne le put trouver: Raganfroy le mestre du palais chaça jusques en la cité d'Angiers; dedens l'asist, né onques ne s'en voulut partir jusques à tant que il eut pris lui et la cité.[102] Pitié et miséricorde l'esmut à ce que il la lui donnast pour habiter. Quant il fu venu au-dessus de lui, en France retourna et entra en la seignourie du royaume sans contredit. En cette année morut le roy Clotaire que il avoit couronné par-dessus lui. En l'an après envoia le prince Charles ses messages au duc Eudes d'Aquitaine; tantfist le duc Eudes vers lui, que il eut sa pais et sa concorde et lui rendi le roy Chilperic que il en avoit mené, et grant plenté de ses trésors et de ses joiaus. Le roy ne vesquit pas puis moult longuement; cinq ans et demi régna; mort fu et ensépulturé en la cité de Noyon. Après lui eslurent les François un autre et le prince Charles le confirma, Théoderic avoit nom; droit hoir estoit, car il avoit esté fils le second Dagobert, et norri en l'abaïe de Chelles[103]; si régna puis quinze ans. En telle manière fu Charles le noble prince mestre du palais de France, et prince du royaume d'Austrasie.
Note 95: Gesta reg., cap. 53.
Note 96: La marastre, etc. La plupart des manuscrits portent la preude femme. C'est une erreur évidente, suivie par tous les précédents éditeurs. J'ai préféré la leçon du nº 1541: «Multoque thesauro à matrona Plectrude accepto, revertebantur gaudentes.» Cela est bien différent. Matrone ne signifie pas ici preude femme, mais veuve, et Plectrude ne fit pas retourner les Royaux, mais une fois leur course terminée, elle leur distribua de ses trésors en les remerciant au contraire du mal qu'ils avoient fait à son fillatre Charles.
Note 97: Amblaves. C'est un lieu situé non loin du monastère de
Stavelon, dans le pays de Liège.
Note 98: Vinci. C'est aujourd'hui une ferme du département du Nord,
située sur le terroir de Crevecœur, et dépendant de la paroisse de ce
bourg. Elle est à deux lieues de Cambrai, comme nous l'apprennent
Balderic et son savant éditeur M. Le Glay.
Note 99: La tierce calende. Les Gesta regum portent: XII Kal.
Ap. in quadragesima.
Note 100: Aucunes croniques. Entre autres celle du second continuateur de Fredegaire. «Quos Carlus persecutus, usque Parisius civitatem properavit.» (Cap. 56.) Ces concordances d'autorités prouvent avec quel soin scrupuleux notre traducteur françois établissait son texte.
Note 101: Estriva. Lutta, batailla. Nos paysans de la Champagne gardent le mot retriver, dans un sens analogue.
Note 102: Pitié et miséricorde. Cette phrase n'est pas dans les Gesta, mais dans Sigebert. A° 722. Au reste, ce ne fut que sept ans plus tard que Charles Martel consentit à donner pour lieu de refuge à Rainfroi la ville d'Angers.
Note 103: En l'abbaye de Chelles. Ici s'arrête le texte latin des Gesta regum, dont l'auteur étoit évidemment contemporain, d'après les derniers mots de son récit: «Franci vero Theudericum….. regem super se statuunt; qui usque nunc in regno subsistit.» Un ancien manuscrit de ces Gesta porte même: «Qui nunc anno sexto in regno subsistit.» Les principaux guides de notre traducteur seront désormais les continuateurs de Fredegaire, que l'on feroit mieux d'indiquer: Anonymes, continuateurs d'un anonyme. Pour le reste du paragraphe, c'est une addition du traducteur.
[104]En ce tems se rebellèrent les Sennes; le prince Charles assambla ses osts et entra en leur terre; vertueusement les domta et desconfit: après retourna en France à grant victoire. Au chief de cet an mesme assambla ses osts, le Rhin passa. Si avirona et cercha toute Alemaigne et toute Souave, et soumist toutes ces terres à sa seignourie; puis passa tout outre jusques au fleuve de la Dinoe; ès terres et ès régions qui par delà sont conduisit son ost de France; une terre qui est par delà le fleuve conquist, qui a nom Bulgarie[105]. Quant il eut toutes ces terres conquises et les parties devers Orient cerchées[106], il retourna en France à grans victoires et à grant proies de diverses richesses: en son retour amena avec lui dame Plectrude sa marrastre[107] et une sienne nièce qui avoit nom Sinichilde.
Note 104: Fredeg. cont., cap. 108.
Note 105: Bulgarie. «Fines Bajoarenses occupavit.» Il falloit traduire qui a nom Bajoarie ou Bavière.
Note 106: Et les parties, etc. Cela est du fait de notre traducteur, dont la mémoire étoit sans doute remplie des chansons de geste populaires.
Note 107: Dame Plectrude sa marastre. Le traducteur semble avoir été trompé par le mot matrona. Le continuateur de Fredegaire dit: «Cum matronâ quâdam, nomine Bilitrude et nepte suâ Sonichilde regreditur.»
En ce tems, brisa Eudes le duc d'Aquitaine les aliances que il avoit à lui formées. Le prince Charles, qui bien sut ces nouvelles par messages, esmut ses osts, Loire trespassa et chaça le duc bien avant en sa terre; mais prendre ne le put. Maintes richesses conquist sur ses ennemis, puis retourna en France; mais il n'y fist pas long séjour.[108] Ses osts rassambla derechief et mut contre les Sennes, les Alemans, les Bavarois et contre ceus de Souave, qui tous estoient revelés contre lui. Lanfroy le duc d'Alemagne sousmit et humilia par armes: toutes ces terres devant dites destruisist et gasta, puis retourna en France noble vainqueur partout, à grans victoires et à grans despoilles de ses ennemis.
Note 108: Le reste de l'alinéa n'est pas dans le continuateur de Fredegaire, mais semble fait d'après la Chronique de Sigebert; années 724 à 729.
XXVI.
ANNEES: 732/734.
Comment Charles Martiaus occist en une bataille trois cent quatre-vingt et cinq mille Sarrazins, et comment il tolli les dismes aux églyses.
Quant le duc Eudes vit que le prince Charles l'eut ainsi abatu et si humilié, et que il ne se porroit vengier sé il ne queroit secours d'aucune part, il s'alia aus Sarrazins d'Espaigne[109] et les apela en son aide contre le prince Charles et contre la crestienté. Lors issirent d'Espaigne les Sarrazins, et leur roy qui avoit nom Abdirames, à tout leurs femmes et leurs enfans et toute leur substance, en si grant plenté que nul ne le povoit nombrer ni estimer; tout leur harnois et quanques[110] ils avoient amenèrent avec eus, ainsi comme se ils deussent tousjours-mais habiter en France. Gironde trespassèrent, en la cité de Bordeaux entrèrent, le peuple occirent, les églyses ardirent et destruisirent tout le païs. Outrepassèrent jusques à Poitiers, tout mirent à destruction aussi comme ils avoient fait à Bordeaux, et ardirent l'églyse Saint-Hilaire, de quoi ce fu grans douleur. De là murent pour aller à la cité de Tours pour destruire l'églyse Saint-Martin, la cité et toute la contrée. Là leur vint au-devant le glorieux prince Charles et quanques il put avoir d'effort[111]; ses batailles ordona et se ferit en eus par merveilleus hardement, ainsi comme le loup affamé fiert entre les brebis. Au nom de la vertu nostre Seignour, là fist si grant occision des ennemis de la foi crestienne, si comme l'histoire tesmoigne, que il en occist en cette bataille trois cent quatre-vingt et cinq mille[112], et leur roy qui avoit nom Abdirames. [113]Lors fu-il primes apelé Martiaus par seurnom, car aussi comme le martiaus debrise et froisse le fer et l'acier et tous les autres métaus, aussi froissoit-il et brisoit par la bataille tous ses ennemis et toutes estranges nacions. Si fu plus grant merveille: car il ne perdi en cette bataille de toute sa gent que mille et cinq cents hommes. Leurs tentes et leurs harnois prist tout, et fist proie de quanques ils avoient, à lui et à ses hommes. Pourla raison de grant besoing prist-il les dismes des églyses pour donner aus chevaliers qui deffendoient la foi crestienne et le royaume, par le conseil et par la voulenté des prélas; et promist que sé Dieu lui donnoit vie, il les restabliroit aus églyses, et leur rendroit largement et ce et autres choses. Ce fist-il pour les grans guerres que il avoit souvent, et pour les continueux assauts de ses ennemis. Eudes, le duc d'Aquitaine, qui si merveilleux peuple de Sarrazins avoit fait venir en France, fist tant que il fu réconcilié au prince Charles Martiaus et occist puis des Sarrazins quanques il en put trouver qui estoient eschapés de la bataille.
Note 109: Il s'allia aux Sarrasins. La Chronicon Moissiacensis
Coenobii, qui semble du VIIIème siècle, dit le contraire. Eudes,
après avoir été vaincu par les Sarrasins, auroit demandé secours à
Charles Martel.
Note 110: Quanques. Tout ce que.
Note 111: D'effort. De résistance.
Note 112: Trois cent quatre-vingt-cinq mille. Cette énumération ne se trouve que dans Paul Diacre et dans la Chronique de Sigebert: «Ex eis CCCCLXXV millia cum rege suo Abdyrama peremit, et MDI suorum amisit.» (Ad ann. 730.) Voyez au reste pour la bataille de Poitiers le précieux travail que vient de publier M. Reynaud sur les invasions des Sarrasins en France. Paris, Dondey-Dupré, 1836.
Note 113: Lors fu primes appelé Martiaus. Cela et la mention de la prise des dîmes sont empruntés ad Chronicon S. Richarii, auctore Hariulfo monacho; elle remonte au XIème siècle. (Voy. lib. II, ad ann. 737.)
[114]En l'année après rassembla ses osts le noble prince Charles Martiaus, et entra en Bourgogne; les contrées du royaume cercha[115], les cités et les chastiaus saisist et garnist de sa gent, et y mist chevetains et chastelains fevetables[116] et loiaus pour le païs justicier, et pour contrester[117] aus rebelles. Quant il eut les choses ordonées à sa volonté, et mis pais par tout le païs, il retourna par la cité de Lyon, et se mist en possession de la cité, puis la livra à garder à ceus à qui il se fia et de là retourna en France. En ce tems morut Eudes le duc d'Aquitaine. Charles Martiaus qui les nouvelles en sut, mut à ost banie[118] pour sa terre saisir par le conseil de ses barons; le fleuve de Loire passa, puis Gironde; la cité de Bordeaux prist, et puis celle de Blaives, toute cette région mist en sa seigneurie, cités et chastiaus. Après retourna en France glorieux et victorieux pour tous ses fais, par l'aide du Roy des roys qui vit et règne sans fin. Mais aucunes chroniques dient[119] ci endroit que avant que il eust Aquitaine conquise, il se combati contre Hunaut et Gaifier les deux fils le duc Eudes.
Note 114: Cont. Fredeg., cap. 109.
Note 115: Cercha. Parcourut.
Note 116: Fevetables. Comme fievés, c'est-à-dire hommes dévoués et dont il avoit pris la foi.
Note 117: Contrester. Résister.
Note 118: Mut à ost bannie. Marcha avec une armée convoquée.
Note 119: Aucunes chroniques. Entre autres celle de Sigebert?. ad ann. 733. Mais dans tous les cas, les deux fils d'Eudes étoient Hatto et Hunaud. Gaiffier étoit fils de Hunaud.
A ce tems advint que les Frisons, qui sont gent cruelle et hardie, se rebellèrent contre lui trop cruellement. Là ne put-on aller par terre: car cette région est enclose de mer; pour ce lui convint-il assambler grant navie de nefs et de galies pour passer en Frise. En mer se mist, et arriva en cette terre par l'aide nostre Seignour: Astrasie et Emstrachie[120], deux contrées de cette région, trespassa toutes et chercha, et mist tout à destruction par feu et par occision.
Note 120: Astrasie. Westrachia, aujourd'hui Westergoe, qui donne son nom à l'un des quatre quartiers de la Frise; celui qui touche à la côte du Zuider-Zée.—Emstrachie (Austrachia), est aujourd'hui Oostergoe, le quartier oriental de la même contrée.
Rabode[121] le duc de Frise encontra sur un fleuve qui est apelé Burdonne; à lui se combati, et l'occist et lui et tout son ost, toutes leurs ydoles froissa et ardit. A tant retourna en France en prospérité à grans victoires et à grans despoilles de ses ennemis.[122] En ce point vinrent en France les Wandes, gent cruele et félonesse et sans nulle humanité; les cités prenoient, les églyses destruisoient, les abaïes ardoient et roboient, les chasteaus craventoient, le peuple occioient, et merveilleuse occision et efusion de sang humain faisoient; ainsi vinrent tout le païs gastant jusques à la cité de Sens. Fortement commencièrent à assaillir la ville de javelots, de fondes et de fondoufles[123] et de tels instrumens comme ils avoient. Mais Ebbe l'archevesque de la cité issit hors encontre eus à tant de gent comme il put avoir, armés de foi et d'espérance et de l'aide nostre Seignour; du siége les leva et les fist tourner à fuite. Tant les chaça que ils fussent hors de la contrée.
Note 121: Rabode. Le traducteur, ou plutôt le copiste, a écrit ce nom au lieu de Poppon, qui est dans le texte.—Burdonne. «Super Burdine fluvium.»
Note 122: Tout ce qui se rapporte aux Wandes ou Wandales est tiré d'une chronique anonyme publiée par Duchesne, tome III de ses Scriptores Francic., p. 394, d'après un manuscrit du commencement du XIème siècle. On retrouve la même chose dans le début aussi ancien du roman de Garin le Loherain que j'ai publié:
Vielle chanson voire volez oïr,
De grant istoire et de merveillous pris?
Si com li Wandre vinrent en cest païs,
Crestienté ont malement bailli,
Les homes morts et art tout le païs, etc.
Note 123: De javelots, de fondes et de fondoufles; la chronique anonyme dit seulement: «Omni arte, jaculis et machinis infestare.» Les fondoufles ou fandoufles étoient sans doute une espèce de fronde ou fonde.
[124]Le victorieux prince Charles Martiaus esmut ses osts en ce point, en Bourgoigne entra, et alla jusques à la cité de Lyon; les plus grans et les plus nobles de cette région soumist à sa seignourie: de là vint à Marseille, et puis à Arle le blanc[125], ses séneschaus et ses baillis mist partout; après retourna en France rempli de grans dons et de grans presens. Lors recommencièrent les Saisnes à se rebeller les premiers, par devers ces parties qui habitent sur le Rhin. Mais Charles Martiaus, qui cette présumpcion ne voulut pas souffrir sans vengeance, esmu ses osts, le Rhin trespassa par l'endroit où une rivière court qui est apelée Lippie[126]; une partie de cette région destruisit et gasta, et l'autre fist tributaire et en prist bons ostages: à tant retorna en France.
Note 124: Ici commence le troisième continuateur anonyme de la chronique de Fredegaire. L'auteur écrit par les ordres de Childebrand, frère de Charles Martel.
Note 125: Arle le blanc. (Arelatum.) Arles.
Note 126: Lippie. Aujourd'hui la Lippe.
XXVII.
ANNEES: 737/740.
Comment Charles Martiaus recouvra la cité d'Avignon et les autres cités que les Sarrazins avoient prises, et comment il morut.
En ce tems s'esmut une manière de gent forts et cruels, si estoient nommés Ismaëliciens, mais par autre nom sont orendroit[127] apelés Sarrazins. Devers Espaigne vinrent, et trespassèrent le Rhosne et s'aprochièrent jusques à la cite d'Avignon, qui tant est forte et haute que ils ne l'eussent de long tems prise par force né par assaut, sé elle n'eust esté traïe. Mais Maronte, un duc du païs, et aucuns trahiteurs se consentirent à eus et leur ouvrirent les portes; cils entrèrent ens qui jà avoient mis tout le païs à destruction. Quant le prince Charles Martiaus sut ces nouvelles, il envoia avant son frère le duc Childebrant et maint autre prince et duc à grant ost et grant appareillement d'engins et de tourmens[128]: la cité assiégèrent qui trop estoit forte et bien garnie, les engins drecièrent, et ordonnèrent leur gent pour livrer assaut; lors s'aprochièrent et drecièrent eschelles aux murs. En ce point vint le glorieux prince Charles Martiaus à grans effors; lors primes fu l'assaut commencié par merveilleuse vertu; de tous sens cernèrent la ville, les perrières firent lancier, les batailles aprochier, arcs et arbalestes traire et dars ruer; de toutes pars huier[129] trompes et araines sonner, en la manière que l'on fist jadis quant Jérico fu prise. De tous sens assailloient si viguereusement et si asprement, que grant paour povoient avoir ceus dedens. Lors s'esvertuèrent François, et montèrent sus les murs par eschelles et sus les maisons; si s'espandirent par la cité, les Sarrazins prirent et occirent tous; et fu la cité en telle manière recouvrée. Outre le Rhosne conduisist son ost; tout le païs des Ghotiens chercha, et vint jusques à Nerbonne, cité est noble et riche et mestresse de toute cette province; dedens estoit Anthisme un roy Sarrazin à grant plenté de sa gent: Charles Martiaus assist la cité, et les enclost dedens. Quant les plus grans des princes des Sarrazins d'Espaigne oïrent ce dire, ils murent de leur païs à merveilleux ost avec un autre roy paien, qui avoit nom Amour, pour secourir le roy Anthisme. Des nefs issirent car ils estoient venus par mer, et vinrent contre Charles Martiaus tous prests à bataille; et Charles leur revint au-devant, hardiement les encontra en une valée qui est apelée Corbarie, sur un fleuve qui a nom Byrra[130]. Là fu la bataille grant et merveilleuse; mais par la vertu de nostre Seignour le plus grant de leurs roys fu occis, et tous les autres desconfits. Puis que ils virent leur sire mort, ceus qui demeurèrent de l'occision au rivage de la mer fuirent et cuidèrent eschaper par l'aide de leur navie; ès nefs sailloient, par grant estrif[131], ceus qui y povoient avenir, et ceus qui avenir n'y povoient sailloient en la mer par paour et par destrèce de la mort. Mais François qui de près les assailloient, se mirent ès galies et leur coururent sus; les uns noièrent et afondrèrent en la mer, les autres occirent en lançant de dars et de javelos. Ainsi eut victoire le glorieux Charles Martiaus des Sarrazins par l'aide de nostre Seignour, et gagnièrent François leurs despoilles, et quanques ils avoient amené; la terre de Ghotie prirent et mirent à destruction, et prirent le duc Victor[132] et maints autres riches prisonniers; les plus grans cités et les plus nobles du païs abatirent et craventèrent jusques à terre, et boutèrent le feu partout, pour ce que elles estoient habitées de Sarrazins, si comme Nimes et Agens dont la contrée est appelée Aginnois, Bediers et autres cités du païs, et Sustancion, qui ore est apelée Monpellier[133]. Et quant il eut tout ses ennemis vaincus et mis sous pié, il retourna en France vainqueur par tout par l'aide de nostre Seigneur.
Note 127: Orendroit. Maintenant.
Note 128: Tourmens. Machines de guerre.
Note 129: Huier. Variantes: Huer, crier.—Araines. Trompettes d'airain, comme on disoit olifans, pour cors d'ivoire ou de corne.
Note 130: En une vallée, etc. «Super fluvio Birra et valle Corbaria palatio.» La Berre coule au milieu de la Vallée Corbière entre Narbonne et Leucate. Elle prend sa source dans les flancs d'une montagne également appelée le mont Corbière.
Note 131: Estrif. Effort.
Note 132: Le duc Victor. Voilà un gros contre-sens. Le continuateur de Fredegaire dit: «Captâ multitudine captivorum, cum duce victore regionem gothicam depopulantur.» Il est vrai que d'autres manuscrits suivis par Duchesne et Freher portent: «Cum duce, Victor… depopulatur.» Ce qui feroit croire que dans les prisonniers étoit le chef des Sarrasins. Mais cette leçon ne semble pas admissible, et, dans tous les cas, cet illustre vaincu ne s'appeloit pas Victor.
Note 133: Si comme, etc. Variante: Si comme Victicum, Nemausum,
Altimurium, Agatham, Biterris et Substancium qui ore est apelée
Montpellier. Ce sont Uzès, Nismes, Agde, Beziers et Substancion.
J'ignore quelle ville entend le chroniqueur par Altimurium. Pour
Substantion elle étoit placée à trois quarts de lieue de
Maguelonne, aujourd'hui Montpellier. Le texte du continuateur de
Fredegaire dit seulement: «Urbes famosissimas Nemausum, Agatem ac
Biterris…. destruens.»
Au second mois de l'an qui après vint[134], envoia le prince Charles Martiaus le duc Childebrant son frère et plusieurs autres princes en Provence à grant ost; lui mesme mut d'autre part droit vers la cité d'Avignon pour le duc Baronte[135] punir, qui dommage lui faisoit en ces parties: il le chaça jusques au rivage de la grant mer, et chercha[136] montagnes et valées si hautes et si périlleuses que il sambloit que nul n'y peust puier[137]: les chastiaus et les forterèces dessus la marine conquist, et toutes ces terres mist à sa seignourie. Après retourna en France glorieux et victorieux et renommé par tous ses fais par l'aide de nostre Seigneur; tant estoit fier et redouté que il ne trouva mais qui vers lui s'osast deffendre.
Note 134: Au second mois, etc. Nous lisons maintenant dans le texte du continuateur de Fredegaire qui nous est parvenu: «Denuò curriculo anni illius mense secundo.» Et le P. Lecointe a conjecturé qu'il falloit ainsi restituer ce passage: Denuò curriculo anni secundo. Le texte des Chroniques de Saint-Denis doit nous faire penser que le manuscrit du traducteur portoit: «Secundo curriculo anni, illius mense secundo.» Ce qui vaut encore mieux.
Note 135: Baronte. Lisez Maronte.
Note 136: Chercha. Parcourut.
Note 137: Puier. Monter. De Pui montagne. D'où nos mots appui et appuyer.
[138]Puis retournèrent d'Espaigne les Sarrazins, la cité d'Arle-le-blanc prirent et gastèrent tout le païs: mais Charles Martiaus leur courut au devant, si eut en son aide Liuprant le roy des Lombars. Tant eurent grant paour de lui que ils s'enfuirent sans bataille, pour la renommée de son nom tant seulement. Ainsi chassa les Sarrazins et leur tolit espérance de jamais retourner en France; quant devant avoient conquises presque toutes les régions d'Aise et de toute Libbie, (qui autant vaut comme Afrique) et grant partie d'Europe. [139]Le duc Baronte prist qui les Sarrazins avoit apelés d'Espaigne, si comme l'histoire a là sus conté; puis retourna en France glorieux vainqueur par la vertu de celui qui règne et régnera sans fin. [140]Dès lors en avant commença à afleboier, et le prist une maladie en une ville qui a à nom Vermerie[141], qui siet sur la rivière d'Aise. [142]Devant ce avoit formées aliances à Liupran le roy des Lombars: Pepin le moins agé de ses fils lui envoia premier, pour ce que il lui tondist les cheveux et fust son père spirituel, selon la coustume du tems de lors. Le roy Liupran le fist moult volontiers, et le renvoia à son père honouré de grans dons.
Note 138: Chronic. Sigib. mon. A° 738.
Note 139: Le duc Baronte. Notre traducteur, passant de Fredegaire à Sigebert, répète ici ce qu'il avoit dit d'après sa première autorité quelques lignes au-dessus.
Note 140: Cont. Fredeg., cap. 109.
Note 141: Vermerie. Aujourd'hui Verberie, petite ville du département de l'Oise (Picardie).
Note 142: Paul Diacre, lib. VI, cap. 53.
[143]Droit en ce tems lui envoia saint Grigoire, l'apostole de Rome, les clés du saint sépulcre et les liens dont saint Pierre l'apostole fu lié, et tant de présens et si grans que nul n'avoit onques veu ni oy parler de tels; par telle condicion que il mist les choses célestiales avant les terriennes, et deffendist l'Eglyse de Rome de la cruauté des Lombars, laissast leur familiarité et leur acointance, et venist à Rome, et fust prince et conseiller des Romains[144]. Les messages qui ces dons et ces nouvelles lui aportèrent reçut-il moult honnorablement, et leur donna moult larges dons au départir; grans dons et grandes richesses envoia à l'églyse Saint-Pierre de Rome par ses propres messages, par Singobert[145] l'abbé de Saint-Denis en France, et par Grimon l'abbé de Saint-Pierre de Corbie.
Note 143: Cont. Fredeg., cap. 110.
Note 144: On a conservé les deux lettres que Grégoire III écrivit en cette occasion à Charles Martel. On peut les voir dans le Recueil des historiens de France, tom. IV, pag. 92 et 93.
Note 145: Singobert, l'abbé…. Le texte du continuateur porte seulement: «Et Sigobertum reclusum sancti Dionisii.» Mais notre traducteur, qui connois soit l'histoire de son abbaye, a très-bien corrigé: Singobert abbé. Il fut élu, en effet, peu de temps après son retour de Rome.
Par le conseil de ses barons départi-il son royaume à ses fils à son vivant: à Charlemaines[146] l'aisné donna Austrasie, Souave et Thoringe; à l'autre plus jone, qui Pepin avoit nom, donna France, Bourgoigne, Provence et Neustrie, (qui ore est apelée Normendie).[147] Au tiers, qui Grifon avoit nom et estoit l'aisné de tous, n'assena[148] point de terre; dont il sourdit contens[149] après sa mort. En cette mesme année mut Pepin en Bourgoigne entre lui et Childebrant son oncle, à grant ost: toute la terre chercha, et se mist en saisine du don que son père lui avoit fait.
Note 146: Charlemaines. (Carlomanno.)
Note 147: Au tiers. Cette mention de Griffon semble le fait de notre traducteur.
Note 148: N'assena. N'assigna.
Note 149: Contens. Contentions, disputes.
Entre ces choses, advint ce qui est trop grief à raconter; car nouveaus signes aparurent au soleil, en la lune et ès estoiles, et fu l'ordonance de Pasques troublée. Si advinrent ces signes pour le défaut de si haut prince; car peu de tems après, lui prist une trop forte fièvre en une ville qui a nom Carisi[150], si sied sur la rivière d'Aise. Le royaume de France crut et eslargi en son tems, et laissa en grant pais et en grant prospérité. De ce siècle trespassa en l'onzième calende[151] de novembre. Les deux royaumes gouverna vingt-cinq ans; mort fu en l'an de l'incarnacion sept cent quarante-et-un et ensépulturé en l'églyse Saint-Denis en France, à qui il avoit donné maint beau don; [152]mis fu en coste le maistre autel en un riche sarcueil d'alebastre[153].
Note 150: Carisi. Ou Caricy. (Carisiacum.) Aujourd'hui
Quierzy-sur-Oise, village du département de l'Aisne (Picardie).
Note 151: L'onziesme calende. Il falloit traduire: Le onze des
calendes.
Note 152: Mis fu, etc. Addition du traducteur.
Note 153: Là s'arrêtent la plupart des manuscrits qui nous ont transmis la troisième continuation du prétendu Fredegaire. La quatrième a été composée évidemment par un clerc attaché à la personne de Nibelunge, fils de Childebrand, le frère de Charles Martel. Mais notre traducteur de Saint-Denis va s'attacher de préférence aux textes de la Chronique qui passe pour l'ouvrage d'Eginhard et que l'on a insérée dans la collection des Historiens de France, t. V. p. 196 et suiv,, sous le titre: Annales regum Francorum Pippini et Caroli magni, vulgò adscripti Eginhardo ipsius Caroli Magni notario, posteà abbati.
XXVIII.
ANNEES: 741/747.
Cy commencent les fais du roy Pepin: et comment Grifon, le tiers des fils Charles Martiaus, guerroia son frère; comment Charlemaines devint moyne, et comment le roy Pepin fu couronné.
[154]Trois fils eut le victorieux prince Charles Martiaus: Charlemaines, Pepin et Grifonnet. Cil Grifon, qui aisné estoit, eut une mère qui avoit nom Sonnichilde, nièce estoit d'Odilon le duc de Bavière. Par son mauvais conseil lui fist commencier guerre contre ses frères, et le mist en espérance d'avoir tout le royaume: si monta en si grant présumpcion, que il saisi la cité de Montloon[155], et manda à ses frères bataille à jour nommé, et ses frères esmurent leurs osts contre lui et l'assiégèrent dedens la cité. A la parfin se rendit à eus, quant il vit que la force n'estoit pas sienne, et que il ne leur povoit contrester. Lors retournèrent les frères pour les besoignes du royaume ordoner, et recouvrer les provinces qui jà s'estoient départi de la société et de l'aliance des François, puis la mort de leur père. Si estoit leur intencion telle que ils vouloient le royaume laissier en tel point que le païs fust sûr et en pais, tandis comme ils guerroioient en estranges contrées: et pour ce que ils se doutoient que Grifon leur frère ne leur feist anui au royaume, endementiers[156] que ils seroient hors, Charlemaines le prist et le mist en prison en un nuef chastel qui siet delès Ardenne; là le fist moult bien garder jusques à tant que il mut pour aller à Rome.
Note 154: Eginhardi Annales, A° 741.
Note 155: Montloon. «Mons Laudunensis.» C'est Laon, souvent appelée encore par les annalistes: «Lugdunum Clavatum.»
Note 156: Endementiers. Tandis que.
[157]Lors esmurent les frères leur ost pour entrer en Aquitaine contre le duc Hunau; car ils voloient premièrement recouvrer cette contrée; un fort chastiau prirent, qui a nom Loches[158], puis allèrent au viel Poitiers; là départirent le royaume (avant que issisent de cette contrée), que ils avoient tenu entr'eus deux jusques alors. Quant ils furent retournés en France, Charlemaines esmut son ost, et entra tout seul en Alemaigne, pour ce que elle s'estoit desevrée de la société des François; toute la dégasta par feu et par occision, puis retourna en France.
Note 157: Eginh. Ann., A° 742.
Note 158: Loches. (Lucca.) Aujourd'hui ville du département d'Indre-et-Loire (Touraine).
[159]Un peu après, les deux frères Charlemaines et Pepin assemblèrent leur ost et murent contre Odilon le duc de Bavière, pour ce que il avoit une leur serour ravie: à lui se combatirent et le vainquirent lui et tout son ost. Quant ils furent en France retournés, Charlemaines alla tout seul ostoier[160] en Sassoigne; un chastiau prist qui est nommé Hobseobour[161], et prist un duc du païs qui avoit nom Theoderic, puis retourna en France[162]. Une autre fois allèrent les deux frères en Sassoigne arrière, et reçurent de rechief ce mesme Theoderic en leur merci, et quant ils eurent mis tout le païs à destruction, si se mirent au retour.
Note 159: Eginh. Ann., A° 743.
Note 160: Ostoier. Guerroier, diriger une ost.
Note 161: Hobseobour. «Hocseburg.» Sans doute Hochberg, dans le cercle de Souabe.
Note 162: Eginh. Ann., A° 744.
[163]En cette année monstra Charlemaines le bon propos que il avoit tousjours eu; car son cuer tendoit à guerpir le siècle, et à adosser[164] toute la vaine gloire de ce monde, et entrer en religion pour Dieu servir et faire sa pénitence. Pour cette raison laissa Pepin à ostoier[165] cette année, pour parfaire le veu Charlemaines son frère; car il voloit que il fust mis là où il vouloit, tout à sa volonté[166]. A Rome s'en alla Charlemaines, et laissa la fausse gloire de ce monde; un moustier fonda en un lieu qui a nom Montsoract, en l'honnour saint Sévestre, pour ce que il s'estoit là tapis, si comme l'on disoit, au tems de la persécucion des crestiens, qui fu sous l'empereur Constantin. Là le tondi et le benéi le pape Zacarie, et lui donna habit de moyne. Puis laissa-il ce lieu, pour ce que les nobles gens de France qui là alloient le visitoient trop souvent. En l'abaïe Saint-Beneoit de Moncassin entra en la congrégation des autres frères; la servi nostre Seigneur, et fist fruit de bonnes euvres par la bonne vie que il mena puis, toute sa vie.
Note 163: Eginh. Ann., A° 745.
Note 164: Adosser. Tourner le dos à.
Note 165: Laissa Pepin à ostoier. Pepin cessa de guerroyer.
Note 166: Eginh. Ann., A° 746.
[167]Grifon l'autre des frères ne vouloit estre sujet à son frère Pepin, jà soit ce que il vesquit sous lui honorablement; ains assambla tant de gent comme il put avoir, et s'enfui en Sassoigne. Peu de tems après, vint à ost contre son frère sur une rivière qui a nom Obacre, en un lieu qui est nommé Orhain[168]. Et le prince Pepin rassambla l'ost de France contre la desloiauté son frère; par Toringe s'en alla et entra en Sassoigne; son ost fist logier en un lieu qui est nommé Skahingue sur un fleuve qui estoit apelé Misaha; pas n'assamblèrent à bataille; ains firent parlement, et se départirent à tant[169]. Grifon qui bien s'aperçut de la légièreté et de la fausseté de la gent du païs, se départi de la terre, pour ce que il se douta d'aucune traïson. En Bavière s'en alla, les chevaliers et les sergens du royaume de France, qui à lui alloient, recevoit; Lanfrid[170] qui à lui vint pour lui aidier retint: si fist tant que il tolli la duchée à Thassille qui estoit duc du païs. Quant la nouvelle fu raportée de ses fais au prince Pepin son frère, il mut et entra en Bavière à grant ost; Grifon et tous ceus qui avec lui estoient et qui à lui estoient venu, prist; au duc Thassille rendi sa terre; à tant retourna en France. A Grifon son frère donna douze comtées du royaume de Neustrie; mais encore ne lui souffit-ce pas; ains s'enfui cette année mesme à Gaifier le duc d'Aquitaine.
Note 167: Eginh. Ann., A° 747.
Note 168: Obacre…. «Super fluvium Obacra, in loco qui dicitur
Horheim.» (Annales Fuldenses.) L'Obacre est aujourd'hui l'Ocker.
Note 169: Eginh. Ann., A° 748.
Note 170: Lanfrid. Le latin porte: Swilgerum.
[171]Le prince Pepin qui bien vit que le roy de France qui lors estoit ne tenoit nul profit au royaume, envoia adonques à l'apostole Zacarie messages, Burcart l'archevesque de Bourges[172] et Fourré son chapelain, pour demander conseil de la cause des roys de France qui en ce tems estoient: «Lequel devoit estre mieux roy, ou celui qui nul povoir n'a voit au royaume, né en portoit fors le nom tant seulement, ou celui par qui le royaume estoit gouverné et qui avoit le povoir et la cure de toutes choses.» Et l'apostole lui remanda que celui devoit estre roy apelé, qui le royaume gouvernoit et qui avoit le souverain povoir. Lors donna-il sentence que le prince Pepin fust couronné comme roy.
Note 171: Eginh. Ann., A° 749.
Note 172: De Bourges, de Wurtzbourg en Franconie.—Fourré ou Folrade.
[173]En cette année mesme fu roy clamé par la sentence le pape Zacarie et par l'élection des François. Oint fu et sacré en la cité de Soissons par la main saint Boniface le martir, en l'an de l'incarnacion nostre Seigneur sept cent cinquante. Childeric, qui roy estoit apelé, fu tondu et mis en une abaïe. Puis régna le roy Pepin quinze ans, quatre mois et vingt jours. Si avoit, devant ce, tenu la seignourie du palais et du royaume puis la mort Charles Martiaus son père, dix ans.
Note 173: Eginh. Ann., A° 750.
XXIX.
ANNEE: 752.
Coment le roy Pepin desconfit les Saisnes.
[174]En l'année après ce qu'il fut couronné, assembla-il ses osts et entra en Sassoigne. Et jà soit ce que les Saisnes se deffendissent vertueusement en l'entrée de leurs terres, toutes voies donnèrent-ils lieu[175] et s'en fouirent desconfis. Et le roy chevaulcha tout outre jusques à un lieu qui est appellé Rimi, qui siet sur le fleuve de Wisaire[176]. En celluy ost fu occis l'archevesque Hildegare. Lors se mist le roy au retour, quant la terre eut gastée. Ainsi qu'il s'en retournoit, il lui fu conté que Griffon, son frère, qui au duc Gaifier s'en estoit foui, estoit tué, et coment et par qui il avoit esté occis.
Note 174: Eginh. Ann., A° 751, 752, 753.
Note 175: Donnèrent-ils lieu. Cédèrent-ils la place, ou, comme dit le peuple: Fichèrent-ils le camp.
Note 176: Wisaire. Le Weser.
[177]En ce temps, fit le roy Pepin corriger et amender les chans et le service des églyses de France, par l'estude et l'autorité de Rome. Remi l'archevesque de Rouen, frère le roy, florissoit en ce temps en bones euvres.
Note 177: Cet alinéa n'est pas traduit des Annales d'Eginhard; mais on trouve la preuve du fait qu'il rapporte dans une lettre du pape Paul Ier à Pepin, insérée au 5ème vol. des Historiens de France, pag. 531.
En celluy an vint en France le pape Estienne au roy Pepin, en la ville de Carisi. La cause de sa voie fu qu'il requéroit aide et deffense pour luy et pour l'Églyse de Rome contre les Lombars. Après luy vint Charlemaines, le frère du roy, qui estoit moine de saint Beneoit de Mont-Cassin, par le commandement de son abbé, pour prier le roy son frère que il ne s'accordast mie au pape, né ne se consentist à sa requeste. Mais on cuida que il ne fit pas ce de bonne volenté; car il ne osoit contredire le commandement de son abbé, né l'abbé celuy du roy des Lombars qui ce luy avoit commandé.
Ce roy, qui Aistulphe avoit nom, faisoit trop de griefs aux Romains, car il vouloit avoir le treu[178] de chascun chef. [179]Le roy Pepin se consentit toutes voies à la requeste du pape et receut luy et l'Églyse en sa garde et defense. Le pape l'enoint et sacra à la royalle dignité luy et ses deux fils Charles et Charlemaines en l'églyse de Saint-Denis en France; et les conferma en tele manière que luy et toute sa ligniée tenissent la dignité du royaume à tous jours mais, par héritage; et escomenia tous ceulx qui encontre seroient ou qui force y feroient. Tout l'hiver demoura ce pape en France.
Note 178: Le treu. Le tribut. C'est précisément ce que nous payons aujourd'hui sous le nom de contribution personnelle. Ce dernier mot est bien moins révoltant.
Note 179: Eginh. Annal., A° 754.
Incidence. En cet an fu martirié en Frise saint Boniface, archevesque de Mayence, qui là estoit envoié en prédication.
XXX.
ANNEES: 755/759.
Comment le roy Pepin et tout son ost entra en Lombardie et desconfist les Lombars.
[180]Le roy Pepin envoia ses osts et assembla, quant la nouvelle saison fut venue, pour entrer en Lombardie, et requerre la droiture saint Père envers le roy des Lombars[181], à la requeste le devant dit apostole Estienne. Les Lombars rassemblèrent tous leurs efforts pour contrester au roy et aux François et pour deffendre l'entrée de Lombardie. Au devant leur vindrent à l'entrée des montaignes, et leur rendirent forte bataille, mais toutes voies furent-ils desconfis et s'enfuirent. Et les osts des François passèrent oultre assés légièrement, tout fust le passage grief[182].
Note 180: Eginh. Annal. A° 755.
Note 181: La droiture, etc. Et soutenir les droits de saint Pierre contre le roi des Lombards.
Note 182: Tout fust. Bien que fust, etc.
Quant ils eurent les montaignes passées et ils furent ès plains de Lombardie, le roy Aistulphe et ses Lombars ne les osèrent atendre en bataille, ains se mistrent en la cité de Pavie et furent dedens assis: né le roy Pepin ne se voult lever du siège jusques à tant que le roy Aistulphe lui eut donné feauté et juré et donné quarante ostages que il rendroit son droit à l'Églyse de Rome. Quant la besoigne fut ainsi conformée par serement et asseurée par ostages, le roy retourna en France; l'apostole fist conduire à Rome à grant compaignie de François. Charlemaines, le frère au roy, qui moine estoit, estoit venu en France pour empescher la besoigne l'apostole, si comme il est dit dessus, et demoura en la cité de Vienne avec sa serourge la royne Berthe. Là le prist une fièvre et fut mort avant que le roy feust retourné de l'ost de Lombardie. Et le roy fist le corps de luy atourner et porter à Mon Cassin où il avoit receu l'abit et fait profession.
[183]Aistulphe, qui en l'année devant avoit juré au roy et donné ostages et ses barons liés avec lui par serement, que ils tiendroient et garderoient la droiture et la doctrine de l'Églyse de Rome, ne tint guères bien son convenant; car il n'accomplit onques chose qu'il eust promise. Pour ce semont ses osts le roy Pepin et entra à grant force en Lombardie. Le roy Aistulphe assist, ainsi comme il eut fait devant, en la cité de Pavie; par force le contraignit à ce que il tenist ce que il avoit devant promis et juré à l'Églyse, et luy rendist Pentapole et Ravenne et toutes les appartenances; et le roy les rendit à l'apostole et à l'Églyse de Rome. Atant retourna en France.
Note 183 Eginh. Annal. A° 756.
Et quant le roy Pepin s'en fu retourné, le roy Aistulphe ne se pena pas tant d'acomplir ce que il avoit promis, comme il fist de changer et de rappeler ce que il avoit acompli: mais nostre Seigneur mit conseil en sa besoigne meisme, et luy empescha son divers[184] propos: car il chaït de son cheval le jour qu'il chaçoit au bois; de celle froissure le prist une maladie et mourut. En pou de temps après, le royaume receut ung prince de son palais qui avoit nom Desier, si règna puis dix-huit ans.
Note 184: Son divers propos. Sa résolution inconstante.
[185]En ce temps vindrent au roy les messages Constantin, l'empereur de Constantinoble, au chastel de Compiègne où le roy estoit adonc au général parlement. Riches présens luy apportèrent de par leur seigneur. Entre les autres choses lui eut envoyé unes orgues de merveilleuse beauté. La meisme nuit, Thasille, le duc de Bavière, vint à grant compaignie des plus nobles de son païs. Là devint son homme et mist ses mains entre les siennes, selon la coustume françoise, et luy jura feauté à luy et à ses deux fils Charles et Charlemaine. Le serment qu'il eut fait au roy renovella puis sur le corps saint Denis et sur le corps saint Germain de Paris et sur le corps saint Martin de Tours, et promist qu'il porteroit foy et loyauté au roy et à ses deux fils comme à ses seigneurs, tous les jours de sa vie. Et tous les princes et les plus grans de Bavière qui avec lui estoient venus firent ce meisme serement sur les devant dis corps sains.
Note 185: Eginh. Annal. A° 757.
[186]Le roy assembla ses osts et entra en Sassoigne; mais les Saisnes lui contrestèrent et deffendirent vertueusement leurs forteresses et leurs chasteaux. Toutes voies furent-ils reculés et desconfis, et entra le roy en leurs terres par le passage qu'ils deffendoient. Quant ils furent oultre passés, ils combatirent communément ensemble; mais moult y eut des Saisnes occis. Si, furent contrains à ce que ils promistrent à faire la volenté du roy oultréement; et sa volenté si fut telle, que ils vendroient chascun an en sa court au général parlement, pour luy honorer et présenter trois cens chevaulx de pris. Ceste chose jurèrent tenir, en la manière de leur païs. Quant le roy les eut de ce treu chargés, il retourna en France.
Note 186: Eginh. Annal. A° 758.
[187]Lors receut le roy ung fils, Pepin fut appellé comme son père. Mais il mourut au tiers an de son aage. En celle année, célébra le roy la solemnité de Noël en ung lieu qui est nommé Longlare[188]; la Pasque en ung autre qui est appelle Jopila; n'onques de toute celle année ne chevaucha hors du royaume.
Note 187: Eginh. Annal. A° 759.
Note 188: Longlar. C'est Glare, dans la forêt des Ardennes, et dans le diocése de Liège.—Jopila, ou Jopil, étoit une autre maison royale à peu de distance de Liège, sur la Meuse.
[189]Le duc Gaiffier d'Acquitaine esmut le mautalent[190] du roy contre luy, pour ce que il recevoit les rentes en sa terre des églyses qui estoient establies soubs le roy, né rendre ne les vouloit aux menistres du roy[191], combien que le roy le fist admonester par ses propres messages. Pour ce, esmut ses osts et entra en Acquitaine pour la cause des églyses deffendre et pour restablir les choses que le duc avoit saisies. En ung lieu qui est appelle Thedoad fist le roy logier son ost. Le duc Gaiffier qui à luy n'osa estriver par bataille ly manda par ses messages que il estoit prest d'obéir du tout à sa volenté, et de rendre aux églyses ce que il avoit du leur; et de ce lui donroit teles séurtés comme il demanderoit. Et pour ce que il fust plus certain de ces convenances, il metroit par devers luy deux des plus nobles hommes d'Acquitaine, Algaire et Ytherie. Par ceste offre apaisa le courage du roy qui trop estoit courouciés contre luy, tant qu'il se tint de faire bataille contre luy par les ostaiges que il luy livra. Son ost départit à tant et retourna en France. En la ville de Carisi yverna et célébra la solennité de Noel et de Pasques.
Note 189: Eginh. Annal. A° 760.
Note 190: Mautalent. Ressentiment.
Note 191: Cette phrase est mal entendue. Il ne s'agit pas des ministres du roi, mais plutôt des directeurs ecclésiastiques des biens dont Pepin étoit l'avoué, le protecteur reconnu. «Waifarius, cùm res quæ in suâ potestate erant, et ad ecclesias sub manu Pipini regis constitutas pertinebant, rectoribus ipsorum venerabilium locorum reddere noluisset….»
[192]Le duc Gaiffier désiroit moult que il fust vengié en aucune manière des dommaiges que l'ost de France luy avoit fait, et jà soit ce que il eust au roy serement et ostages livrés de obéir à sa volenté, un pou de temps après envoya-il son ost jusques en la cité de Châlons en Bourgoigne, pour gaster le païs. Le roy sceut ce, qui adont tenoit parlement en une ville qui est appellée Durie[193]. Il retourna en Acquitaine à grant gent et à grant apareillement de bataille. Aucuns chasteaux prist par force desquels fuient les nobles Borbon, Canitille et Cleremont[194]. Aucuns se rendirent sans assault, pour ce que ils estoient trop souvent grevés par siége et par bataille. Tout ce que François trouvèrent hors des forteresces, gastèrent-ils par feu. Jusques à la cité de Limoges conduisit le roy son ost, en dégastant tout devant luy, et puis retourna en France, en la ville de Carisi. Illec célébra la solennité de Noël et de Pasques. En cel ost fut l'ainsné de ses fils qui puis tint le royaume et l'empire après son décès.
Note 192: Eginh. Annal. A° 761.
Note 193: Durie. C'est Duren, dans le diocèse de Julliers.
Note 194: «Quædam oppida atque castella…. in quibus præcipua fuere Burbonis, Cantilla, Clarmontis.» C'est Bourbon, Clermont en Auvergne, et Chantel le Castel, aujourd'hui petite ville du département de l'Allier.
XXXI.
ANNEES: 762/768.
Comment le duc Gaiffier fut occis, et de la mort le roy Pepin.
[195]En toutes manières désiroit le roy Pepin que la guerre qu'il avoit commenciée envers Gaiffier le duc d'Acquitaine feust à la fin menée. Ses osts assembla et entra à grant force en sa terre. Grant partie du temps d'esté despendit en ostoier; la cité de Bourges prist et le chastel de Touars. A tant retourna en France. En une ville qui a nom Gentilli[196] yverna et célébra la solennité de Noël et de Pasques.
Note 195: Eginhardi Annales. A° 762.
Note 196: C'est le village de Gentilly, aujourd'hui distant d'une lieue des barrières de Paris.
[197]En ce point se combatirent contre ses gens Chilpingue le conte d'Auvergne et Amigue le conte de Poitiers; mais il[198] et moult de leurs gens furent occis.
Note 197: Sigeberti Chronicon. A° 765.
Note 198: Il. Eux.
[199]Quant la nouvelle saison fut revenue, que l'on put ostoier, le roy assembla général parlement de ses barons en la cité de Nevers. Après le parlement, assembla ses osts de toutes parts et entra en Acquitaine; toute la terre cercha jusques à la cité de Caors, en dégastant tout le païs devant luy par fer et par feu, et quanqu'il trouvoit devant ses forteresses; par la cité de Limoges retourna en France sain et sauf, luy et tout son ost. De cel ost se despartit Thassille le duc de Bavière, et faint qu'il estoit malade; en son païs retourna, et se départit de l'aliance et de l'ommage du roy, et proposa que jamais en la court ne revendroit. Le roy départit son ost et séjourna cel yver en une ville qui estoit nommée Longlaire[200]: là, célébra la solennité de Noël et de Pasques.
Note 199: Eginh. Annal. A° 763.
Note 200: Longlaire, ou Longulaire; aujourd'hui Glare.
Incidence.—En celle année fu l'yver si aspre et si fort, que on ne recordoit pas que nul eust oncques veu si grant né si cruel.
[201]Le roy avoit deux divers propos pour deux diverses guerres qu'il avoit entre mains. Celle d'Acquitaine qui si long-temps avoit duré et une autre nouvelle contre le duc Thassille de Bavière qui son hommage avoit brisié et s'estoit départi de sa féauté. Grant parlement assembla de ses barons en une cité qui avoit nom Garmacie[202]. Toute celle année se tint en son royaume sans ostoier. En la ville de Carisi célébra la solennité de Noël et de Pasques. Éclipse de souleil fut en cel an en la première nonne de may, entour l'eure de midi[203]. De tout cel an ne se mut le roy de son royaume né pour la guerre de Bavière né pour celle d'Acquitaine qui encore n'estoit finée: mais après tint général parlement à Atigni, et célébra la solennité de Noël et de Pasques à Ais-la-Chapelle, à grant compaignie de ses barons.
Note 201: Eginh. Annal. A° 764.
Note 202: Garmacie. Latin: Wormacia. Aujourd'hui Worms.
Note 203: Eginh. Annal. A° 765.
[204]Quant la nouvelle saison revint, le roy tint général parlement en la cité d'Orléans, pour recommencier la guerre contre le duc Gaiffier; son ost assembla et entra en Acquitaine; le chastel d'Argent[205] referma que le duc Gaiffier avoit abatu: ce chastel et aucunes cités avoit abatues et craventées jusqu'à terre, pour ce qu'il pensoit bien qu'il ne pourroit longuement durer contre la force du roy. En la cité de Bourges mist le roy garnison. A tant retourna en France; la solennité de Noël célébra en une ville qui a nom Saumonci, et la solennité de Pasques à Gentilli.
Note 204: Eginh. Annal. A° 766.
Note 205: Argent. Plus tard Argenton.
[206]En celle année fu fait question entre l'Églyse d'Orient et celle d'Occident, c'est-à-dire entre les Griecs et les Latins, de la sainte Trinité et des ymages des Sains. Pour celle question déterminer assembla le roy grant conseil des prélas en la ville de Gentilli. Quant ce conseil fut finé, après Noël, le roy esmut son ost et entra en Acquitaine; par la cité de Narbonne s'en ala, et puis par Thoulouse; Ale le blanc et Gaieste prist, et toutes les contrées mist à sa seigneurie, puis retourna par Vienne: là célébra la solennité de Pasques. Tant ostoia à mont et à val, que la saison fu jà oncques passée; son ost qui trop estoit travaillé fist un peu de temps séjourner, puis mut au mois d'aoust, pour faire le demourant de la guerre d'Acquitaine. Par Bourges retourna et fist parlement de ses barons; puis mut et ala outre le fleuve de Gironde. Tout le païs d'entour Limoges destruist par feu et par occision. Maint chastel et maintes forteresces prist. Tout Agenois, tout Angoulesme, tout Pierregort mist en sa subjection et prit tous ses ennemis qui se deffendoient en fosses et en cisternes[207]. Et si prisrent ses gens Remistaine frère le duc Gaiffier et oncle le duc Heudon, qui de son neveu s'en estoit à lui fui, et puis de lui à Gaiffier. Pendre le fit à un gibet quant il eut sa trahison apperçeue. [208]Lors retourna le roy de France en son royaume, et départit ses osts pour le temps de yver qui approchoit. En la cité de Bourges se tint et y célébra la solennité de Noël. Là vint à luy ung message qui luy nonça la mort de l'apostole Estienne[209].
Note 206: Eginh. Annal. A° 767.
Note 207: Sigiberti Chronicon. A° 766, d'après le continuateur de
Fredegaire. Eginhard dit simplement que Remistain fut pris.
Note 208: Eginh. Annal. A° 767.
Note 209: Estienne. Cette faute de copiste se retrouve dans tous les manuscrits. C'est Paul qu'il falloit écrire, avec Eginhard.
[210]En ce meisme lieu, luy vindrent les messages Amurmoine le roy d'Espaigne. Présens luy aportèrent de par leur seigneur qui luy mandoit amour et aliances.
Note 210: Sigibert Chronico. A° 766. Cet écrivain écrit Amyrnomon, et continuateur de Fredegaire Amormuni.
[211]Au nouvel temps que le roy vit bien que la saison fust convenable pour ostoier, il assembla son ost de toutes pars pour mener à fin la guerre d'Acquitaine. Droit vers la cité de Xaintes s'achemina; mais avant qu'il parvenist là, fu prise la mère le duc Gaiffier, sa sereur et ses niesces, et amenées devant le roy: en grant debonnaireté les receut et commanda qu'elles feussent honnourablement gardées. Puis mut pour passer oultre le fleuve de Gironde. Là li revint au devant ung chevalier qui Érovique[212] avoit nom. Si se rendit à luy et une autre des seurs au duc Gaiffier. Puis que le roy eut ainsi sa volonté faite par toute Acquitaine, il retourna à ung chastel qui a nom Cels[213] pour célébrer la solennité de Pasques.
Note 211: Eginh. Annal. A° 768.
Note 212: Erovique. Latin: Eberwicus, ou Ebrovicus.
Note 213: Cels, ou Sels, château situé sur les bords de la Loire.
Quant la feste fu passée, il prit sa femme la royne Berthe et toute sa mesnie et s'en ala à la cité de Xaintes: ilec la laissa et mut moult hastivement après le duc Gaiffier; né oncques puis ne voult retourner jusques à tant qu'il fust occis.
[214]L'istoire ne parle pas de la manière de sa mort: mais aucunes croniques disent ci-endroit qu'il fu occis de sa gent meisme, pour ce que ils cuidoient acquerre la grâce le roy. Occis fu en Pierregortois. Le roy prist un aournement d'or et de pierres précieuses que il mettoit en ses bras aux festes solempneles que on appelle encore les bous[215] Gaiffier; et les fist pendre en signe de victoire en l'églyse Saint-Denis de France, devers le maistre-autel, qui encore y sont. Mais ils pendent maintenant desoubs les bras du crucefis d'or.
Note 214: L'istoire, c'est-à-dire les Annales d'Eginhard et sa vie de Charlemagne. On peut considérer la fin de cet alinéa comme une parenthèse de notre traducteur; elle prouve le soin qu'il mettoit à exposer tous les faits transmis. Les Aucunes chroniques sont celles du continuateur de Fredegaire, les Annales des Francs, publiées par Lambecius dans son admirable Bibliotheca Cæsarea Vindobona, et enfin la Chronique de Sigebert. J'ignore le premier auteur de l'histoire des pendants donnés à l'abbaye de Saint-Denis. C'étoit sans doute une tradition conservée dans les archives de l'abbaye, et sur laquelle on peut en croire notre moine traducteur.
Note 215: Les bous. Les pendants.
[216]Quant le duc Gaiffier fu occis et le roy eut sa guerre affinée, il retourna en la cité de Xaintes. En tant comme il demoura là, une enfermeté le prist. Mais avant qu'il agrevast plus, il se fist porter en la cité de Tours. Là fit ses oroisons devant le corps monseigneur saint Martin de Tours; après se fist porter à Paris. D'ilec en avant le prist la maladie si fort à engreger qu'il ne vesquit puis sé petit non. De ce siècle trespassa en l'uitième calende d'octobre, au quinziesme an de son règne, en l'an de l'Incarnacion sept cens soixante-huit, et fut mis en sépulture en l'églyse monseigneur Saint-Denis en France. (A dens fu concilié au sarqueus, une croix dessous la face et le chief tourné devers Orient. Si dient aucuns qu'il voult ainsi estre ensépulturé, pour le pechié de son père qui les dismes avoit tollues aus églyses)[217].
Note 216: Eginh. Annal. A° 768.
Note 217: Cette parenthèse est du traducteur, qui nous apprend, en voulant présenter une explication salutaire, la pose de Pepin dans son royal tombeau de Saint-Denis.
Deux fils laissa hoirs de son royaume, desquelx l'istoire a jà fuit mention, Charles et Charlemaines. Par le conseil et par l'assentement des François furent ambedui couronnés, Charles l'ainsné en la cité de Noyon, et Charlemaines en la cité de Soissons. Charles s'en ala à Ais-la-Chapelle. Là célébra la solennité de la Nativité, et en la cité de Rouen célébra celle de Pasques.
Cy fine le quint livre des Chroniques de France.
Ci commencent les fais et la vie du glorieus prince Charlemaines; en partie par la main Eginaus son chapelain, et en partie par l'estude Turpin, arcevesque de Rains; qui présens furent avec lui par tous ses fais, en divers temps, et sont tesmoins de sa vie et de sa conversation. Cil Eginaus nous descript sa vie jusques aux fais d'Espaigne; et le seurplus nous détermine l'arcevesque Turpin jusques à la fin de sa vie; lequel fu certain des choses qui avindrent, comme cil qui tousjours fu présens avec lui, par tout là où il estoit.
LE PREMIER LIVRE DES FAIS ET DES GESTES LE FORT ROY CHARLEMAINES.
* * * * *
I.
ANNEE: 768.
De celui qui les gestes descrit, et de la manière du vivre des anciens reps de France.
[218]Or dit doncques Eginaus chapellain[219] et nourri ou palais mon seigneur le victorieux prince et le très-renommé empereur, ay proposé à descripre ses meurs et sa vie, à l'aide de notre Seigneur, au plus briesvement que je pourrai, et [220]meismement ceulx qu'il fist, puis que il vint à terre tenir et qu'il eut receu son royaume. Car ceus ne sont pas en mémoire que il fist au temps de s'enfance en Espagne entour Gallafre, le roy de Tollete.[221] Si est profitable chose de retenir par escripture les victoires et les fais de si grant prince, pour ce que son nom et sa renommée ne soient mis en oubli; si que les roys et les princes crestiens puissent prendre exemple à sa vie et sa conversation. Griefve chose seroit à laisser cette œuvre par mon deffault et par ma négligence, quant je savoie que nul ne le savoit plus certainement de moy qui présent y avoie esté et veu de mes propres yeulx, et pensay que nul autre de moy ne les avoit escriptes[222]. Une autre cause raisonnable m'esmeut qui bien me doit souffire toute seule à ce que je soye tenu à descripre sa vie, c'est que il me nourrit. Et la très-grant amour que il avoit tousjours à moy et je à luy et à tous ses enfans, puis celle heure que je me commençay premièrement à converser en son palais, me contraint et lie à ce que je monstre par œuvres après sa mort la bonne volenté que j'eus en luy quant il vivoit; et je seroie noté et coupable d'ingratitude sé je ne me recognoissoie[223] aux honneurs et aux bénéfices qu'il m'a fais en sa vie.
Note 218: Ce premier alinéa est extrait du Prologue de la vie de Charlemagne par Eginhard. Le titre de tout l'ouvrage, tel que Dom Bouquet l'a donné dans le cinquième volume des Historiens de France, p. 88, est: Vita et conversatio gloriosissimi imperatoris Karoli regis Magni atque invictissimi augusti. On verra que notre traducteur n'a pas seulement suivi dans ce premier livre le texte d'Eginhard; il a fréquemment recouru pour le compléter aux Annales également attribuées, avec assez de raison, au même Eginhard; il a de plus compulsé Sigebert et plusieurs autres autorités que nous aurons soin d'indiquer en leur place.
Note 219: Chapellain. Eginhard ne dit pas cela, mais seulement: Domini et nutritoris mei.
Note 220: Meismement. Surtout.
Note 221: Cette parenthèse est le fait de notre traducteur, ou du moins elle étend le texte du quatrième paragraphe d'Eginhard, ainsi conçu: «De cujus nativitate atque infantiâ vel etiam pueritiâ, quia neque scriptis usquam aliquid declaratum est, nec quisquam modo superesse invenitur, qui horum se dicat habere notitiam, scribere ineptum judicans,» etc. Mais les chanteurs et les poètes s'emparèrent plus tard de cette partie oubliée de la vie de Charlemagne. Nous avons conservé plusieurs chansons de geste des XIIème et XIIème siècles, dans lesquels on voit Charlemagne obligé de quitter la France par la trahison des grands du royaume ou des bâtards de Pepin; se réfugier en Espagne, prendre service auprès du roi Galafre de Tolède, épouser la fille de ce prince et revenir enfin conquérir ce royaume. C'est à ces fables, regardées comme presque authentiques, que notre traducteur fait ici allusion dans cette parenthèse.
Note 222: Et pensay que. La latin porte: Et ne pouvois être assuré
que. «Liquidè scire non potui.»
Note 223: Sé je ne me recongnoissoie. C'est-à-dire: si je ne
témoignois pas ma reconnoissance. «Si tot beneficiorum immemor….»
(Cy endroit nous convient aucunes choses toucher briefment qui devant ont esté dictes, pour plus plainement descendre à nostre matière.) [224]La génération des Mérovées de laquelle les François souloient prendre leurs rois, dura jusques au temps d'un roy qui eut nom Childérich, qui par le commandement le pape Estienne fu déposé et tondu en une abaïe, à ce temps que Pepin, qui puis fu roy, estoit encore maistre du palais. Si sembloit bien que la lignie estoit jà faillie en lui-mesme, car ce roy n'estoit de nulle vigueur né digne de louenge nulle; sans nul pouvoir portoit nom de roy tant seulement.
Note 224: Eginh. vita Car. Mag. I.
Le prévost du palais, qui estoit lors appelle le greigneur seigneur de la maison[225], avoit en sa main le pouvoir et la richesse du royaume; au roy suffisoit le nom tant seulement. En la chaiere séoit, la barbe sur le pis et les cheveux espars sur les espaules, et monstroit par dehors semblant de seigneurie. Les messages qui de diverses parties venoient à court oyoit-il, et leur donnoit telle response connue on lui enseignoit ou commandoit, ainsi comme sé ce fust de son auctorité. Le comte du palais lui admenistroit ses dépens comme il cuidoit bien faire. Riens propre n'avoit fors une petite villète de petite apparence et un manoir où il séjournoit toujours yver et esté, et avoit aucunes villes où il avoit rentes, pour tenir aucuns sergens, pour lui admenistrer ce qu'il convenoit. S'il alloit en aucun lieu pour aucune aventure, il se faisoit charier à un chariot de beufs ou à bugles aussi[226], comme un païsant. Ainsi alloit au palais, ou à la commune assemblée du peuple qui une fois l'an estoit faite pour le commun proufit du royaume. Après repairoit là en sa maison toute l'année. Et le quens du palais procuroit de toutes les besoingnes du royaume et loing et près.
Note 225: De la maison. «Palatii præfectos, qui majores-domus dicebantur.» Notre traduction vaut mieux que celle de M. Guizot: «Les préfets du palais qu'on appeloit maires du palais.»
Note 226: Ou à bugles aussi. C'est un contre-sens; il failloit: Par un bouvier. «Bubulco, rustico more, agente.»
[227]En tel estat estoit le roy Childérich au jour qu'il fu desposé, et le prince Pepin père Charlemaines tenoit la seigneurie du palais ainsi comme par héritage. Car son ayeul Pepin-le-Brief[228] et son père Charles-Martel, l'avoient ainsi tenue devant; et avoit-il toute France délivrée des Sarrasins et des mescréans par deux batailles, dont l'une fu faitte en Acquitaine, et l'autre fu faitte en Nerbonnoys sur le fleuve de Biere[229]. En si très-grant plenté Sarrazins estoient venus des contrées d'Espaigne qu'il en occist en une bataille quatre cent et vint et cinq mille. Et ceulx qui s'en eschappèrent par fuite s'enfuirent arrière en Espaigne sans espérance de retour. La seigneurie du palais qui de son père lui estoit descendue admenistroit noblement le prince Pepin. Cet honneur souloit estre donné anciennement aux personnes les plus nobles du royaume et aux plus puissans du lignage. Cette seigneurie tint Pepin de son ayeul et de son père et de son ainsné frère Charlemaines soubs le roi Childérich, à la paix et la concorde de tout le royaume; car Charlemaines se rendit pou après qu'il eut régné en une abaïe qu'il eut fondée à Rome, en un lieu qui a nom Monsorat; en l'onneur de saint Sylvestre la fonda, pour ce qu'il se tapissoit en ce lieu au temps de persécution. Charlemaines guerpit puis ce lieu et se mist en l'abaïe de Mont-Cassin, pour ce que les gens et les nobles de France qui là aloient le visitoient trop souvent.
Note 227: Eginh. vit. C. M.—II.
Note 228: Pepin-le-Brief. On se rappelle que nos chroniques
désignent toujours ainsi Pepin d'Heristal, et non pas le fils de
Charles Martel.
Note 229: Biere. «Birra fluvius.» C'est la Berre, rivière qui coule à trois lieues de Narbonne. La phrase suivante n'est pas traduite d'Eginhard.
[230]A l'apostole qui lors estoit, demanda le prince Pepin, lequel devoit estre roi de France ou cil qui de rien ne servoit, fors de séjourner, né nulle cure n'avoit des besoignes du royaume, ou cil qui toute avoit la cure et près et loing, et par qui le royaume estoit tout gouverné. Et le pape lui remanda que cil devoit estre roy qui du tout avoit le pouvoir et la cure du royaume. Et dont lui conferma l'onction et la couronne du royaume et si fu roy en telle manière[231].
Note 230: Cet alinéa est traduit des Annales d'Eginhard, A° 750.
Note 231: Dans l'admirable exemplaire de nos chroniques, fait pour Charles V, il est remarquable qu'on a raturé les premiers mots de cette phrase pour y substituer: Par les barons de France fut esleu et ainsi, etc. Cette correction est du même siècle que le corps de l'écriture.
Après le décès du roy Pepin régnèrent ses deux fils Charles et Charlemaines, et départirent le royaume en telle manière que chascun régna en sa partie.
II.
ANNEE: 768.
Des cinq batailles que il fist contre divers gens.
[232]La première bataille qu'il emprist fu contre le duc Gaiffier d'Acquitaine, que son père le roi Pepin n'avoit pas encore bien menée à fin, si comme nous proposons à dire ci après plus plainement.
Note 232: Eging. vit. C. M.—V.
[233]Quant cette guerre fu finée et du tout achevée, il emprist après bataille contre les Lombars, à la prière l'apostole Adrien, pourcequ'ils déshéritoient l'Églyse de Rome. Cette guerre meisme avoit commenciée le roi Pepin son père, à la requeste de l'apostole Estienne, contre le roy Aistulphe que il assist en la cité de Pavie et le contraint à ce qu'il jura rendre à l'Églyse de Rome tout quanque il luy avoit tollu. Mais le roy Charlemaines, puis qu'il eut la guerre entreprise, ne fina jusques à tant qu'il prist le roy Desier et son fils Adagisse et envoyez en essil, et Ruogause, le prévost de la duché d'Acquilée[234] qui contre lui appareilloit guerre; de tout le royaume de Lombardie ordonna à sa volonté et le donna à un sien fils qui avoit nom Pepin.
Note 233: Eginh. vit. C. M.—VI.
Note 234: Le prevost de la duchée d'Aquilée. «Ruodgandum
Forojuliani ducatûs præfectum.» C'est le Frioul.
[235]Après ces deux guerres fut reprise la tierce contre les Saisnes qui estoit ainsi comme entrelaissiée. Guerre n'eut oncques le roy plus longue né plus cruelle, né qui plus grevast né traveillast le peuple de France. Car les Saisnes, qui sont crueulx par nature, et qui au temps de lors estoient encore mescréans et contraires à notre foi, ne tenoient pas à mal fait de briser foi né serment, comme ceulx qui n'estoient de nulle foi. La raison pour quoi la paix ne pouvoit estre gardée entre les Saisnes et les François estoit pour ce que la marche[236] des deux royaumes estoit en plaines, fors en aucuns lieux où il a montaignes et boscages. Là faisoient souvent tençons, rapines et occasions. Et François qui plus ne peuvent ce souffrir coururent sur eus comme sur chiens; lors se prindrent à combattre les uns contre les autres, et fu la guerre commencée d'une part et d'autre par grant effort qui dura trente-trois ans continuellement, à grant dommage des deux parties, et plus grand sans comparaison des Saisnes que des François. Si péust la guerre estre légièrement finie sé ne fust la déloyauté des Saisnes. Car quant le roy les avoit desconfits si qu'il leur convenoit venir à merci, ils ne tenoient pas après né foy né loyauté né convenances qui eussent esté, ains recommencioient la guerre quant le roy estoit retourné en France. Longue chose seroit à raconter quantes fois ils furent vaincus et surmontés par armes et se mistrent du tout en la merci du roy et donnèrent tels ostages comme il demandoit. Les messages que le roy y envoioit receurent plusieurs fois, et furent aucunes fois si domptés qu'ils promistrent qu'ils recevroient la foi crestienne. Mais aussi comme ils estoient près et légiers à ce faire, aussi légièrement aloient-ils au contraire, si que l'en ne pouvoit pas bien savoir auquel de ces deux choses ils estoient plus prests. Au premier an mesme que la guerre fut commencée firent-ils ceste mutation. Mais le grand cuer et le ferme propos du roy, qui toujours duroit lui-meismes en prospérité et en adversité, ne peut oncques estre vaincu par la légièreté qui estoit en eus, né lassé pour paine né pour travail. Car il ne souffrit oncques qu'ils portassent sans paine nul dommage qu'il receust par eus, que il ne les vengeast tantost, ou par luy ou par ses menistres. Toutes voies furent-ils si menés à la parfin, que tous les plus grans et les plus nobles qui la guerre avoient toujours maintenue vindrent à merci et se mistrent du tout à sa subjection sans contredit. Dix mile hommes en prist et femmes et enfans de ceulx qui habitoient deçà et delà le rivage d'Albe[237], et les espandit en divers lieux parmi le royaume de France[238]. Le roy leur demanda s'ils voulloient laissier la mescréandise de leurs idoles et recevoir la foy crestienne, et habiter entre François comme un meisme peuple et une meisme gent. A ce s'accordèrent volontiers, et ainsi fut la guerre finée qui long-temps avoit duré[239]. Le roy ne se combattit contre eus en champ de bataille que deux fois. La première si fu de lez une montaigne qui est appellée Osnegi, en un lieu qui a nom Theotmell[240]; et la seconde si fu sur le fleuve du Haza[241]. Ces deux batailles furent en un meisme mois et assez tost l'une après l'autre. Et en ces deux parties de batailles furent-ils si durement desconfis, que nul ne fust puis qui osast guerre mener, né contrester à sa venue, sé ce ne furent aucuns qui se fioient ès forteresces d'aucuns lieux. En ces deux devant dittes batailles furent occis des plus grans et des plus nobles du royaume de France et des Saisnes. Au trente-troisiesme an de son règne fut cette guerre finée. Si n'avoient pas les François tant seulement guerre aux Saisnes, ains leur sourdoient pluseurs batailles et grans en diverses parties du monde en un meisme temps qui, par la diligence et par le grant cuer du roy, furent si bien et si sagement adménistrées, que l'en se doubte lequel fait plus à merveillier, ou la bonne fin et la glorieuse fortune, ou le sens et la pacience du roy. Car cette bataille commença deux ans devant celle de Lombardie, et fu tousjours maintenue sans cesser; et les autres qui en divers lieux estoient sourdies, refurent admenistrées sans entrelaissier. Si sage et de si noble cuer estoit le roy qu'il n'eschiva oncques travail né ne doubta péril qu'il ne receust les guerres et les batailles quant elles y sourdoient. Si sage et si discret estoit en recevoir le temps si comme il venoit que jà pour ce ne fut plus eslevé en son cuer pour ses grans victoires, né plus mat né plus confus pour nulle adversité.
Note 235 Eginh. vit. C. M.—VII.
Note 236: La marche. La limite.
Note 237: D'Albe. De l'Elbe.
Note 238: De France. Ajoutez: Et de Germanie.
Note 239: Eginh. vit. C. M.—VIII.
Note 240: Theotmell. «Juxta montem qui Osneggi dicitur, in loco Theotmell nominato.» C'est aujourd'hui Dethmold; en Westphalie, et avant la victoire de Charlemagne, la défaite de Varus avoit déjà illustré les mêmes lieux. M. Guizot a eu bien tort de dire, dans les notes de sa traduction d'Eginhard et d'après les Bollandistes, que Dethmold étoit dans l'évêché d'Osnabruck. Cette ville dépend de l'évêché de Paderborn.
Note 241: De Hasa. C'est la traduction du latin: «Apud Hasam fluvium. La Hase, rivière de Westphalie.
[242]La tierce de ses batailles fu en Espaigne et en Gascogne, en ce meisme temps que celle de Sassoigne duroit moult efforciement. Si trespassa les mons de Pirene; chastiaux et cités prist partout là où il ala, puis retourna en France, sain et entier à tout son ost, sé ce ne fust un poi de meschief qui luy avint à son retour, au trespasser des mons, par le malice des Gascons.
Note 242: Eginh. vit. C. M.—IX.
[243]La quarte de ses batailles fu contre les Bretons qui habitent en une partie de France par devers Occident, sur la grant mer. Car en ce temps n'estoient pas obéissans[244] au royaume de France, (jà soit ce que nous trouvons escript ès gestes du roy Dagobert que le roy de cette Bretaigne, qui avoit nom Judicael, lui fist hommage de tout son royaume[245]). En cette besoigne envoya le roy Charlemaines aucuns de ses princes qui la terre mistrent en subjection.
Note 243: Eginh. vit. C. M.—X.
Note 244 Obéissans au royaume. Les textes imprimés d'Eginhard portent: Dicto audientes non erant. La traduction de nos chroniques prouveroit qu'il y avoit: Dicto obedientes, ce qui vaut évidemment mieux.
Note 245: Cette phrase est du traducteur.
(Voy. Dagobert I, A° 635.)
La quinte de ses batailles si fu en Italie, en Puille et en Calabre et en terre de Labour, contre le duc Aresige. Mais le duc se mist du tout en sa volonté sans bataille faire, et luy envoya ses deux fils, Raymont et Grimaut, qui grant avoir luy donnèrent pour avoir sa paix et sa concorde; Grimaut le mainsné retint en ostage, et Raymont l'ainsné renvoya à son père, et avec luy les messages, pour recevoir la féaulté de la gent de la terre. A tant vint à Rome pour l'apostole honnourer et aourer, puis retourna en France.
III.
ANNEE: 768.
Des quatre dernières batailles que il eut en son temps.
[246]La sixième de ses batailles fu contre les Baviers. Celle fu tost commencée et tost achevée. L'orgueil et la discorde[247] du duc Thassille fut cause de cette guerre, et ce fist-il par l'ennortement de sa femme qui estoit fille du roi de Pavie Desier que le roy avoit envoyé en essil. Ainsi cuidoit venger son père par son mari. Et pourcequ'il savoit bien qu'il ne suffisoit mie à guerroier à si puissant, il fist alliance à une manière de gens qui sont appellés Huns. Le roy vint contre luy à grand ost, mais le duc vint à lu y à merci quand il vit qu'il ne pourroit durer. Tels ostages livra comme le roy demanda: entre les autres un sien fils qui avoit nom Theodones. Là jura le duc que jamais contre luy ne seroit, pour nulle chose que l'en luy sceust dire.
Note 246: Tous les manuscrits continuent ce titre de la manière suivante: Et comment il escrut et mouteplia en son temps, et de l'amour que li roys paiens avoient en lui, et de l'onneur que il li portoient en leurs lettres, et des grans présens que il li faisoient en son temps. Mais on ne trouve rien de toute cette partie du texte d'Eginhard, dans le cours du chapitre. Les réviseurs de la traduction l'auront supprimé parce qu'on revoit les mêmes détails dans le troisième livre.
Note 247: Eginh. vita. C. M.—XI.—La discorde. Latin: Socordia. C'est plutôt: La lâche trahison.
En cette manière fu cette guerre fenie briefment, que l'en cuidoit que longuement deust durer. Le roy manda le duc en pou de temps après, né puis ne le laissa arrière retourner. Cette duchée de Bavière né fu puis tenue par duc, ains fu gouvernée par conte. Avant que le roy retournast de cette voie, il mist bones et devises par le cours d'une eaue entre les Baviers et les Alemans[248].
Note 248 Cette dernière phrase est ajoutée d'après celle-ci de la chronique de Sigebert: «A° DCCLXXXIX, Karolus Coloniæ super Rhenum pontes duos construxit et muniit.»—Bones et devises; bornes et séparations.
[249]La septième bataille que il emprist fu vers les Esclavons. En cel ost furent les Saisnes en l'aide du roy, avec les autres nations qui à luy obéissoient, jà soit ce qu'ils ne le féissent pas de bonne volonté. Car ils le faisoient plus par crainte que par amour. La raison pour quoi le roy emprist cette guerre contre les Esclavons fu pourcequ'ils grevoient les Abrodiciens[250] qui aux François s'estoient aliés long-temps devant; pour ce sembloit au roy qu'il fust tenu à leur aider contre leurs ennemis, et si en estoit encore plus esmeu, pource qu'ils ne vouloient cesser à son mandement.
Note 249: Eginh. vita. C. M.—XII.
Note 250: Abrodiciens. Les Abodrites, ou Obotrites, avoient pour ville principale Mecklenbourg.
En ces parties couroit un bras de mer qui vient de la grant mer d'Occident et court droit vers Orient; si est si long que nul n'est certain de sa longueur. En aucuns lieux à cent milles de large, en aucuns mains[251]. Sur ce bras de mer habitent moult de manières de gens, Thamsiens, Soionois[252], que nous appellons Normans. Ceulx tiennent le rivage et les isles, par devers Septentrion; ceulx de par deçà tiennent les Esclavons et les Haistes. De toutes ces manières de gens sont plus nobles et plus puissans les Esclavons ausquels le roy appareilloit bataille; contreulx se combatit et les chastia si et dompta à sa première venue qu'ils n'osèrent plus rien faire contre sa volonté.
Note 251: Les pas d'Eginhard sont ici assez mal traduits. «Longitudinis quidem incompertæ, latitudinis verò quæ nusquàm centum millia passuum excedat, cùm in multis locis contractior inveniatur.» La plupart des leçons portent même cent mille lieues de large, et Dom Bouquet a suivi ce mauvais texte. Au reste, la mer Baltique a plusieurs fois, comme on sait, une largeur de deux cent mille pas.
Note 252: Thamsiens, Soionois. Latin: «Dani ac Sucones quos
Nordmannos vocamus.»
[253]Après ceste bataille fut l'uitiesine contre les Huns (qui ores sont appellés Hongres). Selon l'opinion d'aucuns, ceste fut la plus longue et la plus griefve que le roy emprist oncques après celle de Sassoigne, et celle qu'il maintint et admenistra tousjours plus efforciement et à plus grant appareil. Une seule bataille fist par lui en Pannonnie contre eulx; car ils habitoient lors en cette terre. Les autres fist par son fils Pepin, par les contes et par les ballifs[254] de ses provinces. Si bien et si sagement fut cette guerre admenistrée, que elle fut affinée en l'uitiesme an qu'elle fut commenciée.
Note 253: Eginh. vit. C. M.—XIII.
Note 254: Les ballifs. «Comitibus atque legatis.»
Cette terre de Pannonie qui après fut gastée et deserte tesmoigne bien les grans batailles et les grans occisions qui au païs eurent esté: et le lieu meisme où le palais du roy Cagan[255] eut esté demoura si désert qu'il sembloit qu'il n'y eust oncques eu habitation d'omme. Toute la gloire et la noblesse des Huns péri en cette bataille: tous les trésors que leurs rois et les anciens princes avoient amassés furent ravis. Si ne recorde pas mémoire d'omme vivant que François eussent oncques éu victoire où ils gaignassent tant né dont ils feussent si enrichis; car il leur sembla que ils eussent devant esté povres, pour la très-grant plenté de richesses qu'ils conquistrent en cette bataille. Tant trouvèrent or et argent et précieuses dépouilles ès trésors du palais, que l'on doit cuidier que François tollissent à droit aux Huns ce qu'ils avoient tousjours à tort tollu aux autres nations. En cette guerre périrent deux princes de France tant seulement: l'un eut nom Henri duc d'Acquilée, et l'autre eut nom Girous, un des prévosts de Bavière. Ce Henri fut occis en une terre qui eut nom Liburnie, de lès une cité qui a nom Tarsatique[256]. Entrepris fut par les aguais de ceus de cette cité. L'autre, qui eut nom Girous, fut occis, soi tiers, en Pannonie tant seulement, tandis comme il chevauchoit parmi son ost et qu'il entendoit à amonnester ses gens et à ordonner ses batailles pour combatre contre les Huns; mais on ne sceut qui l'occist. Cette guerre ne fut pas moult dangereuse né dommageuse aux François, et si ne dura-elle longuement: si fut-elle fenie en prospérité. Après celle, fut fenie celle de Sassoigne, qui avant fut commenciée et qui si longuement avoit duré: bonne fin eut, ja soit qu'elle grevast François sur toutes les autres. [257]Celle de Linonie et celle de Boesme, qui après commencièrent, ne durèrent pas longuement; l'une et l'autre fut tost fenie par un ost tant seulement que Charlot le fils au roy guia.
Note 255: Cagan. C'étoit le titre particulier du roi des Huns ou
Avares.
Note 256: Tarsatique. M. Guizot rend ce mot par celui de
Tarsacos. Cependant on croit généralement que l'ancienne Tarsatique
est aujourd'hui la ville de Fiume, dans la Carniole.
Note 257: Eginh. vita. C. M.—XIV. «Boematicum quoque et Linonicum bellum…» Les Linoniens étoient les peuples de Lunebourg.—Guia, conduisit.
La nueviesme et la derrenière de ses batailles fut contre les Normans qui sont une manière de Danois. La cause de cette guerre fut pour ce qu'ils furent premièrement robeurs de mer, que l'en appelle galios[258]. Et après ce assemblèrent plus grans navies; puis commencièrent à haïr le peuple, et à envaïr ceulx de Galle et d'Alemaigne et les cités qui sont sur le rivage de la mer. Jà estoient montés en si grant orgueil qu'ils tenoient aussi comme leur toute Sassoigne et toute Frise. Si avoient jà les Abrodiciens soubsmis et fais tributaires: si se vantoient jà qu'ils vendroient à grant ost à Ais-la-Chapelle qui estoit ainsi comme la propre chambre du roy et là où le plus grant pouvoir estoit. Si cuidoit-on bien qu'ils commençassent à faire ce de quoy ils se vantoient, quelle que la fin en fust, sé leur propos n'eust este destourbé et empesché par la mort de leur prince[259]. Car il fut occis par un sien sergent meisme: ainsi fut cette guerre fenie sans commencier, que le roy eust hastivement emprise sé ne fust ceste adventure.
Note 258: Que l'on appelle galios. Ainsi, tous les manuscrits que j'ai consultés; mais ils doivent tous offrir une lacune dont il faut accuser le scribe primitif. Il faudroit donc lire: En de petites navies que l'on appelle galios.
Note 259: Leur prince. Eginhard et les autres historiens le nomment ailleurs Godefroi, ou Joffroi. Ce fut le père d'Ogier le Danois, le fameux héros de roman.
IV.
ANNEES: 769/774.
Coment les deus frères partirent le royaume, et des premières batailles que le roy Charles fist en Acquitaine, et coment le roy Desier de Pavie fit pris et envoié en esil, et du privilége que l'apostole Adrien donna à la couronne de France.
Jusques cy, avons parlé briefment de ses victoires: ci parlerons plus plainement de chacune, par ordre, et comment il vint à terre tenir après la mort son père. [260]Après le décès du roy Pepin, ses deux fils Charles et Charlemaines départirent le royaume par l'accort des barons, et régna chascun en sa partie. Charles estoit ainsné et fut couronné en la cité de Loon, et Charlemaines le mainsné, en la cité de Soissons. Après son couronnement s'en ala Charlemaines à Ais-la-Chapelle; là, célébra la solennité de la Nativité, et celle de la Résurrection en la cité de Rouen. (Appelé fu en son prénom Charles, et après Charlemaines, par ses merveilleuax fais. Car Charlemaines vault autant à dire comme Charles-le-Grant[261].) La province d'Acquitaine qui en la partie Charlemaines estoit venue ne put demourer en paix, pour aucuns remanens de la guerre qui devant y eut esté, et que le roy Pepin n'avoit pas encore bien achevée au jour qu'il trespassa. Car le duc Hunaut[262], qui béoit à avoir le royaume, esmut les grans et les puissans hommes de la terre[263] à commencier guerre contre le nouveau roy, et le roy assembla ses osts et s'esmut contre luy moult efforciement. Auparavant il manda son frère le roy Charlemaines au parlement, et luy requist qu'il luy aidast. Il ne luy voult aider pourceque ses barons lui desloèrent[264]. En son royaume demoura, et cil ostoia contre ses ennemis tout droit vers la cité d'Angoulesme. Le duc chacia et s'en faillit bien petit qu'il ne fut prins. Mais il se garantit par les destroits et par les forteresces des lieux qu'il cognoissoit, où l'en ne pouvoit pas légièrement né seurement entrer. A la parfin guerpi tout le païs et s'en fouyt au duc Lup de Gascongne; en sa garde se mist et lui requist qu'il le garentist. Mais le roy Charles, quant il sceut qu'il s'en fut fouy, manda au duc qu'il luy rendist son traiteur et son fuitif; et sé il ne faisoit ce, il pouvoit estre certain qu'il entreroit en Gascongne à tout son ost et ne s'en partiroit, devant ce qu'il fust de luy vengié. Le duc Lup, qui forment se douta du roy, luy envoia le duc Hunaut, sa femme et ses enfans, et luy manda qu'il estoit tout prest d'obéir à luy et d'accomplir tous ses commandemens. Le roy atendi les messages au lieu meisme dont il estoit meu, et il fonda tandis un chastel qui a nom Frontenoy[265], sur la rivière de Dordonne.
Note 260: Ici notre traducteur va laisser Eginhard le biographe pour reprendra la suite des Annales attribuées au même auteur. Voyez ci-dessus le dernier alinéa du cinquième livre.
Note 261: Cette phrase est le fait du traducteur.
Note 262: Le duc Hunaut. «Hunoltus quidam, regnum affectans.»
Note 263: Les grans et les puissant hommes de la terre. Le traducteur semble avoir lu Procerum animos, et non pas Provincialium animos, comme le portent les éditions imprimées des Annales. Il me sembla que la première leçon seroit plus naturelle.
Note 264 Lui desloèrent. L'en dissuadèrent.
Note 265: Frontenoy. Latin: «Francicum,» ou «Frontiacum.» C'est Fronsac, à cinq lieues de Bordeaux. La ville actuelle est située au-dessous de cet ancien château dont il ne reste plus rien.
Quant les messages furent retournés et luy eurent le duc rendu et sa femme et ses enfans, et le chastel fut fondé et aucques ediffié, il retourna en France pour célébrer la sollennité de l'Advent nostre Seigneur en une ville qui lors estoit nommée Durie[266]; et celle de la Résurrection, à St.-Lambert du Liége.
Note 266: Durie, ou Duren, dans le diocèse de Julliers.
En une cité qui lors estoit appellée Garmacie[267], assembla le roy général parlement du peuple et des barons. La royne Berthe, mère des deux roys, parla tandis à Charlemaines le mainsné, pour mettre entre eulx paix et concorde, en une ville qui lors estoit appellée Salucie[268]; car il i avoit lors entre eux contens. Puis mut en Lombardie, et de là à Rome pour aourer les apostres. En France retourna quant elle eut faite la besongne pour quoy elle estoit là alée.[269] Et la cause de celle voie fu pour requerre la fille Desier de Pavie pour Charlemaines son ainsné fils. [270]La solennité de Noël célébra le roy en Bourgoigne, et celle de la Résurrection célébra à Valenciennes en Haynaut; chief est de la Conté et si siet sur la rivière de Caux.
Note 267: Eginh. Annal. A° 770.—Garmacie. Worms.—Général parlement du peuple et des barons. L'annaliste dit seulement: «Populi sui generalem conventum.»
Note 268: Salucie. «Apud Salusiam.» C'est aujourd'hui Seltz, sur les bords du Rhin, à trois lieues de Haguenau.
Note 269: Annales Moissiacenses.
Note 270: Les phrases suivantes traduisent fort mal le texte des Annales. «Karolus autem rex natalem Domini in Moguntiaco, sanctumque Pascha in villâ Haristallio celebravit.—A° 771. Peracto, secundum morem generali conventu super fluvium Scaldam, in villâ Valentianâ,» etc. Ce qui aura le plus dérouté notre traducteur, c'est Moguntiaco, dans lequel il aura cru voir Macon, au lieu de Mayence.—Rivière de Caux ou d'Escaut.
[271]En ce temps qu'il yvernoit au païs, son frère le roy Charlemaines trespassa en la ville de Samoncy[272] en la seconde nonne de décembre. (Mis fu en sépulture en l'églyse de Saint-Denis en France, de lès le roy Pepin son père[273]); et le roy vint pour recevoir tout le royaume en une ville qui a nom Carbonat[274]. Là attendit les barons et les prélas du royaume; hommage et féauté luy firent ainsi comme ils avoient fait à son frère; car la royne, qui femme eut esté son frère, elle et son fils et une partie des barons s'en estoient alés en Lombardie. Mais le roy n'en faisoit pas grant force, car il savoit que celle voye ne luy feroit guères de profit[275]. La feste de Noël célébra en la ville d'Atigny, et celle de Pasques en une autre ville qui a nom Haristalle. [276]En ce temps trespassa le pape Estienne; après luy fu un autre qui avoit nom Adrien.
Note 271: Eginh. annal. A° 771.
Note 272: Samoncy. Château royal de l'ancien diocèse de Laon.
Note 273: De Saint-Denis. Cette phrase est du traducteur, et prouveroit contre le sentiment d'Hinemar que Carloman ne fut pas enseveli à Reims.
Note 274: Carbonat. M. Guizot traduit: la terre de Carbone. C'est peut-être Corbéni, entre Laon et Reims, aussi nommé Corbenacum.
Note 275: Voici le texte édite de l'annaliste: «Nam uxor ejus et filii, cum parte optimatum, in Italiam profecti sunt. Rex autem hanc corum profectionem quasi supervacuam impatienter tulit.» Ce passage donne beaucoup à penser. M. Guizot l'a plus mal rendu que notre traducteur: «Le roi désapprouva comme inutile ce départ.» Je pense que Charlemagne eût bien autrement désapprouvé ce départ, s'il eût pu servir la cause des enfans de son frère, et qu'il faut entendre quasi, par, pour ainsi dire, ou que l'on doit lire comme le vieux traducteur: Quasi supervacuam patienter tulit.
Note 276: Eginh. Annal. A° 772.
Le roy assembla parlement de ses barons en la cité de Garmacie, pour ce qu'il vouloit ostoier en Sassoigne. Ses osts assembla et entra en la terre; toute la degasta par feu et par occision. Un fort chastel prist, qui a nom Hereboure[277]. Là trouva une des ydoles des Saisnes qu'ils appelloicnt Yrmensule; despécier et ardre la fit le roy; si demoura illec pour trois jours; mais comme l'ost demouroit là, le rus et les fontaines séchèrent pour la presse du temps. Si estoit tout l'ost, hommes et femmes et bestes à grant détresse, que ils ne trouvoient que boire; et moult souffroient grant mesaise de soif quant nostre Seigneur les visita, que il ne voulloit pas que son peuple fust à si grant meschief; car il avint que quant ils se reposoient en droit heure de midi en leurs tentes, nostre Seigneur leur envoia l'eau toute nouvelle, par le conduit d'un ruissel qui estoit de lès les hesberges, au pié d'une montaigne, à si grant plenté que il suffisoit aux hommes et aux bestes de l'ost. Après la destruction de ces ydoles s'en partit le roy et son ost de ce lieu, et vint au fleuve de Wisaire[278]. Là vinrent à luy les Saisnes, et luy livrèrent douze ostages. Après retourna en France, et fist la feste de Noël et de Pasques en la cité de Haristalle.
Note 277: Herebourg. Latin: Eresburgum. C'est aujourd'hui Stadsberg, en Westphalie, sur le Dimel et sur les confins du comté de Waldeck. Au reste, il est encore permis de douter que cette idole d'Irmensul ait été, comme nous rassure M. Guizot, un monument grossier, élevé par la reconnoissance des Germains en l'honneur d'Arminius, vainqueur de Varus.
Note 278: Wisaire. Le Weser.
En celle année meisme laissa-il la fille Desier de Lombardie, que la royne Berthe sa mère luy avoit pourchaciée. Une autre espousa après qui avoit nom Hildegarde. Née estoit de Souave et femme de grant beauté et de grant noblesse[279]. Le pape Adrien qui plus ne pouvoit souffrir né endurer la persécution né les griefs que le roy Desier et les Lombards faisoient à l'Églyse de Rome, envoia en France au roy Charlemaines un message qui avoit nom Pierre; moult luy prioit qu'il le deffendist du roy Desier et des Lombards qui tant faisoient de griefs à l'Églyse de Rome et aux Romains. Et pour ce que le message ne pouvoit passer par Lombardie pour les guerres et ennemis de l'Églyse qui le païs gardoient, vint par mer jusques au port de Marseille; de là vint par terre jusques en France. Le roy trouva en une ville qui a nom Theodone[280] où il avoit demouré une partie de l'yver; son message conta, puis retourna à Rome par celle meisme voie que il estoit venu.
Note 279: Eginh. Annal. A° 773. Les deux phrases précédentes parfaitement intercalées dans le texte des Chroniques, sont traduites de la Vita Caroli magni.—XVIII.
Note 280: Theodone. Thionville.
Quant le roy eut déligemment enquis et sceu comme les choses alloient entre les Romains et les Lombards, et il eut apperceu certainement que l'Eglyse de Rome estoit grevée sans raison, il prist la besongne sur luy et establit soy deffendeur de sa partie; les osts de France esmut et vint en Bourgoigne jusques à une cité qui a nom Gennes[281], et siet sur le fleuve du Rosne. Là ordonna comment il pourvoit mieulx conduire ses osts ès plains de Lombardie: en deux parties les devisa; l'une en bailla à un sien oncle qui avoit nom Bernart, et luy commanda qu'il s'en alast par les montaignes de Montgieu; l'autre partie retint avec soy, et les conduist par les mons de Moncenis; et quant le roy et ses osts eurent les montaignes surmontées et les périls trespassés, ils descendirent en la plaine de Lombardie. Le roy Desier luy vint au devant luy et son ost, tous ordonnés à bataille; mais ce fu pour néant, car ils s'enfuirent sans retour, et le roy les enchaça et les clost en une cité qui avoit nom Tycine (mais ore est appellée Pavie). Tout l'yver demoura le siége devant la cité, car elle estoit trop forte à prendre.
Note 281: Gennes. Genève.
Incidence[282]. Hunaus, le duc d'Acquitaine duquel l'histoire parle devant, s'enfouit aux Romains, des Romains aux Lombards, et devint apostat et mescréant, et renya la foy de sainte Églyse. Pou de temps après, fut lapidé et craventé de pierres.
Note 282: Cette incidence est consignée dans une ancienne vie du pape Étienne II, où le meme Hunaut est appelé Huhnac; et dans la chronique de Sigebert, A° 771. On peut remarquer le rapport frappant qui existe entre cet Hunaut et Fromont, duc d'Aquitaine, l'un des héros du roman des Loherains, celui qui renoia Jesus-Christ.
Lors assembla le roy son ost et le laissa devant la cité, et ala à Rome au mandement de l'apostole, qui fu le quatre-vingt et quatorziesme apostole. Si couroit lors le temps de l'Incarnacion par sept cent soixante-treize ans. Là célébra la solennité de Pasques. [283]Avant qu'il s'en partist fu un concile célébré de cent et cinquante-trois que évesques que abbés. A ce concile fu le roy Charlemaines présent. Là luy donna le pape Adrien, par l'assentement et confirmation de tout le concile, si grant dignité qu'il eust pouvoir d'eslire apostole et ordonner du siége de Rome; et si le fist prince et deffendeur de tous les Romains, et voulut que les arcevesques et évesques fussent par lui en possession de leurs siéges; et s'ils y entroient par autrui, sans son congié et sans son gré, qu'il ne peust de nului estre sacré, et que le roy peust saisir leurs biens à ceulx qui de ce seroient rebelles sé ils ne venoient à amendement. A la parfin, conferma ce privilége en telle manière qu'il escommenia de l'autorité saint Père tous ceulx qui contre ce décret yroient.[284] Après ce concile retourna le roy à son ost, et prit la cité qui moult estoit lasse et acquise[285] pour le long siége. Après se rendirent toutes celles de Lombardie en la seigneurie des François.
Note 283: La relation de ce concile, vrai ou supposé, n'est pas empruntée aux annales d'Eginhard, mais à la chronique de Sigebert et à d'autres annalistes plus anciens. On doit blâmer Dom Bouquet d'en avoir fait disparoître la trace dans son édition des Historiens de France. Il se contente de placer cette note en regard du passage de la Chronique de Saint-Denis: «Ce concile est faux et supposé. Il en est fait mention dans les éditions de la chronique de Sigebert avant celle d'Aubert Lemire, et dans la chronique de Pesquaire, au tome III de Duchesne.»
Note 284: Eginh. Annal. A° 774.
Note 285: Acquise. Variante: Acquisse. J'ignore le sens de cette expression, qui ne répond d'ailleurs à aucun mot latin.
Et quant le roy eut ainsi toute Lombardie prise et soubmise à sa volenté, et de ces choses ordonné si comme il luy plut, il retourna en France et en amena le roy Desier pris et lié. Adelgise, un sien fils, auquel les Lombards avoient grant fiance, s'enfouit en Constantinoble à l'empereur Constantin, quant il vit que son père estoit pris et que la terre fut gastée. Là demoura et gista le remenant de sa vie en une dignité que l'empereur luy eut donnée[286]. Pris fu le roy Desier, sa femme, sa fille et tous ses barons. Tout rendit aux Romains quanques les Lombards leur avoient tollu. Ainsi fut le royaume de Lombardie soubsmis au royaume de France; et cessèrent à régner les roys, deux cens et quatre ans après leur commencement.
Note 286: Sigeberti chronicon. A° 774.
V.
ANNEES: 775/776.
Coment il desconfit les Saisnes qui estoient entrés en France; et coment il ostoia en Sassoigne pour eux destruire. Après coment Ragaus, un de ses baillis de Lombardie, se révéla contre lui, et de la justice qu'il en fist. Après coment il mut de rechief contre les Saisnes, et coment il les desconfist et les fit baptisier.
[287]En ce temps que le roy Charlemaines traveilloit ainsi en la besoigne de sainte Églyse, les Saisnes yssirent de leur terre à grant ost, et entrèrent ès marches de France, jusques à un chastel approchèrent qui avoit nom Jaburg[288]. Ceulx qui en tour estoient se mistrent dedens la forteresse quant ils les apperceurent; par la contrée s'espandirent et gastèrent tout le païs par embrasement et par occision: car ils ardoient quanqu'ils trouvoient dehors les forteresses. En un lieu approchièrent qui avoit nom Frisdilar[289]; là estoit une chapelle que saint Boniface le martyr avoit fondée, et avoit dit au dedier[290] ainsi comme par prophécie qu'elle ne seroit jà arse. Les Saisnes qui en tour estoient commencièrent à penser comment ils la pourroient ardoir. En celle heure meisme que ils s'efforçoient de bouter le feu dedans, deux jouvenciaus en robe blanche apparurent en l'air si que aucun des crestiens qui estoient au chastel et aucuns des paiens de hors virent qu'ils deffendoient la chapelle du feu que les paiens alumoient. Pour ce ne la peurent oncques embraser né par dehors né par dedens, né de riens adommager; ains eurent si grand paour qu'ils tournèrent tost en fuie, jà soit ce que nul les en chaçast que l'en peust voir né appercevoir. Mais l'un d'eulx demoura qui fu trouvé tout mort acoutés et à genoulx de lès la chapelle, le feu devant luy et la bouche entre les mains, ainsi comme s'il souffloit le feu pour embraser la hapelle.
Note 287: Annales Francorum, vulgò Loiseliani dicti. A° 774.
Note 288: Jaburg. Latin: Buriaburg. C'est l'ancienne Burabourg,
ville ruinée d'Allemagne, sur les confins de la Westphalie.
Note 289: Frisdilar. Latin: Fridislar. C'est aujourd'hui
Fritzlar, tout près des ruines de Burabourg.
Note 290: Au dedier. En la dédiant.
Quant le roy oït les nouvelles, il esmut son ost hastivement; en trois[291] parties les devisa, et entra en leur terre par trois lieux, tout avant qu'ils le sceussent; par feu et par occision destruit et gasta tout. Avant luy, ceulx qui à deffense se mistrent occist. A tant s'en retourna en France chargié de proyes et de despouilles de ses ennemis. La feste de Noël et de Pasques célébra en une ville qui a nom Carisi[292]. Tandis comme il menoit son ost, il se pourpensoit et conseilloit comment il pourroit entrer en Sassoigne plus légièrement pour destruire celle génération toute et tant maintenir la guerre qu'ils feussent confondus ou qu'ils receussent la foy crestienne. Pour ce assembla parlement général à une ville qui a nom Durie; le Rin passa, et entra en Sassoigne à grant force; et en sa venue prist un chastel à force qui a nom Sigebourt[293]. Si estoit moult fort et de richesce et de garnison. Un autre qui avoit nom Herebourt refist et ferma que les Saisnes avoient abatu, et mist dedens garnison de la gent de France. De là s'en ala droit au fleuve de Wisaire en un lieu qui est appellé Bruneber[294]; là trouva grant plenté de Saisnes qui illec estoient assemblés pour le pas garder et pour deffendre le port, et pour rendre bataille à l'issue du fleuve. Mais ce leur valut petit, car ils furent reusés[295] et chaciés au premier assemblement, et moult en y eut d'occis. Quant le roy et son ost eurent passé l'eaue, il prist une partie de son ost et s'en ala droit au fleuve qui a nom Oacre[296]. Là vint au devant Helsis un des princes de Sassoigne. Avec luy amena tous les Ostfalois et se rendit au roy luy et toute sa gent; serment de féaulté luy fist et donna tels ostages comme le roy luy demanda; de là se départit l'ost et vint à un lieu qui est appelle Buqui[297]. Là vindrent une autre manière de gens qui sont appellés Engariens; en celle compaignie estoient les plus grans de leur terre. Serement et ostages luy donnèrent à sa volonté ainsi comme avoient fait les Ostfalois.
Note 291: En trois parties. Les Annales Loiseliani portent: Quatuor scarus.
Note 292: Eginh. Annal. A° 775.
Note 293: Sigebourg. Aujourd'hui Siegbourg, dans le duché de Berg.
Note 294: Bruneber. Aujourd'hui Brunsberg, lieu de Westphalie, sur le Weser, à peu de distance de la petite ville de Hoxter.
Note 295: Reusés. Repoussés.
Note 296: Oacre. «Ad Obacrum fluvium.» Aujourd'hui l'Oakre, ou l'Ocker.—Ostfalois, ou Ostfaliens, les Saxons orientaux.
Note 297: Buqui. C'est sans doute la ville impériale de Buckau, dans la Suabe. M. Guizot a traduit un peu librement la phrase: «In pagum qui Buchi vocatur» par: «Au village nommé Buch.»—Engariens. Latin: Angrarii, ce sont les mêmes peuples que Tacite avoit appelés Angrivarii.
Entre ces choses avint que cette partie de l'ost qu'il eut laissiée de lès le fleuve de Wisaire, en un lieu qui a nom Hudbequi[298] fu déceu par l'aguet et par le malice de leurs ennemis, et pour ce meismement qu'ils ne se menoient pas si sagement comme ils deussent, en tel péril de leurs ennemis. Car quant ceulx qui menoient les chevaux ès pastures retournoient ès hesberges en droit l'eure de nonne, les Saisnes se mesloient avec eus ainsi comme s'ils feussent de leurs tentes, et quant ils estoient endormis si les occioient; par telle manière en firent, une heure, grant occision: mais toutes voies ceulx qui veilloient leur coururent sus quant ils les eurent apperceus, et ceulx eschapèrent par fuite. Quant cette chose fu au roy nunciée, il se hasta de venir au plus tost qu'il put. Ceux qui fuyoient enchaça et occist grant partie. Les ostages des Ostfalois reçeut; à tant s'en retourna en France.[299] En son retour luy vindrent messages qui luy nuncièrent que Ragaud le Lombart qu'il avoit fait patrice et deffendeur et duc de la cité d'Acquilée faisoit contre luy conspiracion, et avoit plusieurs des cités de Lombardie traites à son accord. Le roy qui bien vit qu'il convenoit mettre hastif conseil en ceste besongne pour Ragaud refrener et rendre le mérite de sa trahison, entra en Lombardie moult hastivement à grand plenté de bonnes gens. Ragaud, qui le troubloit et esmouvoit contre luy, prist et luy fist le chef couper. Les cités qui de luy estoient désavouées receut en telle manière comme elles estoient devant, et y mist contes et juges et de la gent de France. Mais il n'eut pas bien les mons trespassés quant nouveaux messages luy vindrent au devant, qui luy nuncièrent que les Saisnes avoient pris le chastel de Hereboure, et avoient occis et chacé la garnison de la gent de France qui dedans estoit; et que Sigeboure un autre chastel avoit esté assailli, mais il ne fu pas pris; car ceulx de la garnison yssirent hors et se férirent ès Saisnes soudainement par derrière, tandis comme ils assailloient; si n'estoient pourveus né ordonnés en bataille contre leur venue, pource qu'ils entendoient à l'assaut. Si racontoient encore plus ces messages et pour vérité[300]. Car la gloire et la vertu Nostre Seigneur estoit là apparue tout appertement. Car il sembloit aux Saisnes et à tous ceulx qui là estoient qu'ils véissent en l'air deus escus de feu flamboians et ardans sur l'églyse du chastel, qui se démenoient l'un contre l'autre en bataille. Pour ceste merveille et pour ceste bataille que François leur livrèrent furent aucuns si espoventés qu'ils tournèrent tous en fuite, et ceulx de la garnison les chacièrent jusqu'au fleuve de Lippie, et en occirent moult en cette chace.
Note 298: Hudbequi. On ignore la situation précise de ce point.
Note 299: Eginh. Annal. A° 776.
Note 300: La fin de cet alinéa est plutôt traduit des Annales Francorum dites Loiseliani, du nom du savant qui en fournit le premier manuscrit connu. (Voy. Dom Bouquet, tom. V, p. 39.) —Lippie, la Lippe.
Après ces nouvelles le roy assembla parlement de sa gent en la cité de Garmacie, et ordonna comment il pourroit plus hastivement entrer en Sassoigne. Ses osts assembla et vint là où il béoit à aler si soudainement qu'il deffit et dérompit tout le propos de ses ennemis, et l'appareillement par quoi ils luy cuidoient contrester; car quant il fu venu à la fontaine de Lippie il trouva grant multitude de celle généracion qui moult estoit humbles et dévots par semblant et dolens de ce qu'ils avoient vers luy mespris: merci lui crièrent et promistrent qu'ils recevroient le saint baptesme et la foy crestienne. Le roy qui fut miséricors et débonnaire, leur pardonna. Tous ceulx qui le baptesme requistrent fist baptisier; et quant il eut leurs fausses promesses oïes, et leurs seremens et tels ostages comme il demanda reçeus, puis retourna en France. La solennité de Noël et de Pasques célébra en une cité qui a nom Haristalle. Mais avant qu'il se partist de Sassoigne restaura le chastel de Hereboure que les Saisnes avoient abatu, et un autre en fonda sur le fleuve de Lippie, et laissa dedans grant garnison de la gent françoise.
VI.
ANNEES: 777/780.
Coment il vint de rechief en Sassoigne pour les Saisnes humelier. Après coment il ostoia en Espaigne, par l'enortement d'un prince sarrasin. Et coment il prist Pampelune et maintes autres cités. Et d'un poi de meschief qui lui advint au retour. Et coment les Saisnes furent occis par les François orientaux, et coment il alla de rechief en Sassoigne.
[301]Quant le printemps fu retourné et la saison fu renouvellée, le roy assembla parlement de ses barons et du peuple après la feste de la Résurrection, pour ostoier en Sassoigne. Car il n'avoit point de fiance au serement né ès promesses de la desloiale gent du païs. Quant il fu là venu, il trouva les plus grans et les plus anciens du païs humbles et obéissans par semblant. Mais ils avoient autre chose au cuer qu'ils ne monstroient par dehors. Tous vindrent à luy, fors Guiteclin de Sassoigne[302]. Cil estoit un des princes des Ostfalois. Au roy n'osoit venir pource qu'il se sentoit coupable et meffait en moult de cas. Ainsi s'enfouyt à Sigefroy le roy de Danemarche.
Note 301: Eginh. Annal. A° 777.
Note 302: Guiteclin de Sassoigne. Ce héros des Saxons est aussi devenu celui d'une chanson de geste, célèbre au treizième siècle, et dont je connois trois copies: l'une à la bibliothèque du Roi, l'autre à celle de l'Arsenal, la troisième appartenant à M. Léon de la Cabane. Cette dernière est la plus complète.
Tous ceulx qui là vindrent au roy luy requistrent merci et miséricorde, par telle condition que s'ils brisoient plus ses estatus et ses commandemens qu'ils perdissent leurs franchises et feussent tous jours de serve condition. Une partie en fit le roy baptisier qui requeroient baptesme plus pour acquérir la grâce du roy qu'ils ne faisoient pour le salut de leur âme; car ils le monstrèrent bien après. Là vint meisme au roy un Sarrasin espaignol, Ybna L'arrabi[303] estoit appellé; aucuns de sa gent avec luy amena. Au roy rendit soy-meisme et toutes les cités que le roy d'Espaigne lui avoit baillées à garder. A tant retourna le roy en France, et célébra la Nativité en une ville qui a nom Dousy[304], et celle de la Résurrection en une ville qui a nom Cassinolle, un fort chastel qui siet en Poitou. La royne Hildegarde si acoucha là d'un fils qui eut nom Loys[305]. [306]Lors esmut le roy ses osts par l'ammonestement Ybna, le devant dit Sarrasin, en espérance de prendre aucunes cités en Espaigne; si ne conceut pas ce propos pour néant. Car il en prist aucunes; en Gascongne entra, et quant il dut les mons trespasser, il assist et prist une ville de Navarre qui a nom Pampelune. Le fleuve de l'Iberis[307] trespassa et s'en ala droit en Sarragoce qui est la plus noble cité qui soit en ces parties; la ville prist, le païs gasta, et puis retourna en Pampelune. Les murs en fit craventer jusques en terre, pour ce que plus ne se peussent rebeller. Lors prist à retourner en France; en une forest entra qui siet sur les mons de Pirene[308]; au plus haut lieu des montaignes avoient les Gascons basti un embuschement. Quant l'ost fut auques trespassé, ils se férirent oultrement en l'arrière-garde. Tous furent estourmis, et tout l'ost rempli de très-grande noise et tumulte. Et jà soit ce que les François valent mieulx sans comparaison que les Gascons et en force et en hardiesce, toutes voies furent-ils desconfis là, et meismement pour ce qu'ils estoient despourvus, et pour les fors destrois du païs où ils se combatoient.
Note 303: Ybna l'arrabi. L'annaliste écrit: Ibina la rabi. Il falloit: Ebn-Alarabi (voyez M. Reinaut, Invasions des Sarrasins en France, p. 94).
Note 304: Dousy. Ancienne maison royale entre Sedan et Mouzon. —Cassinolle, ou plutôt Casseneuil (Cassinogilum), est dans le diocèse d'Agen, au cronfluent des rivières de Leda et du Lot. Aimoin ayant confondu dans son livre «Des miracles de saint Benoist», la situation de Casseuil avec celle de Casseneuil, plusieurs érudits ont soutenu qu'il falloit retrouver ici Casseuil. M. l'abbé Montléon, dans son premier livre des Carlovingiens, est du même sentiment, auquel toutefois nous ne nous rendons pas.
Note 305: J'ignore dans quel historien notre traducteur a trouvé la mention de cet accouchement d'Hildegarde.
Note 306: Eginh. Annal. A° 778.
Note 307: L'Iberis. L'Ebre.
Note 308: L'annaliste dit bien: Pyrenei saltum ingressus est. Mais il entendoit sans doute le mont ou le rocher des Pyrénées. —Auques, quelque peu.—Estourmis. Troublés.
En cet assault furent occis aucuns[309] des plus nobles hommes de son palais qu'il avoit fais chevetains et ducteurs des batailles; et les Gascons s'esparpillèrent et se boutèrent ès forteresces des montaignes. Pour ceste mésaventure fu le roy moult dolent. Car ceste meschéance luy abaissa en partie l'onneur et le los des nobles victoires qu'il avoit eu en Espaigne. Les Saisnes qui eurent oy nouvelles de ceste aventure et cuidèrent que le roy eust receu plus grand dommage qu'il n'avoit, s'esmeurent en armes contre luy; jusques au Rin approchèrent. Mais quant ils ne peurent oultre passer, ils mistrent à destruction tout le païs par feu et par occision. Villes et hameaux praërent[310]; les moustiers craventèrent; enfans, hommes et femmes occioient et vierges tout communément, sans différence de sexe né d'age. Si que l'on pouvoit veoir tout appartement que ils n'estoient pas tant seulement meus pour praer né pour rober, mais pour venger le sang et l'occision que les François avoient tant de fois faite de leur gent. Si dura ceste persécucion dès une cité qui a nom Nice jusques au fleuve de la Moselle. Et si comme aucunes croniques dient ci endroit[311], ils firent ce dommage au roy par le conseil Guiteclin duquel nous avons ci-dessus parlé. Ces nouvelles furent racontées au roy au retourner d'Espaigne, en la cité d'Aucerre.
Note 309: Aucuns. L'annaliste dit: Plerique aulicorum, ce qu'on traduiroit mieux avec nos vieilles chansons de geste, par: La pluspart des Palaisins, Palatins, ou Paladins.
Note 310: Praerent. Dépouillèrent (prædaverunt).
Note 311: Ci endroit. Entre autres les Annales Loiseliani.
Tout maintenant comanda que les François Austrasiens et les Alemans fussent contre eus envoiés; ses osts départit avant et s'en ala yverner en la cité de Haristalle. Les François Austrasiens et les Alemans qui contre les Saisnes furent envoyés chevauchèrent à grand esploit, et se hastoient pour savoir s'ils les pourroient trouver en leurs contrées. Mais ceulx s'estoient jà mis au retour avant qu'ils parvenissent là. Après eus chevauchièrent hastivement et les attaindrent au païs des Hassiens, si comme ils s'en aloient droit à une eau qui a nom Herman[312]. Sus leur coururent emmi les gués, si comme ils trespassoient; à eus se combatirent et en firent si grant abatéis et si grant occision que de si grant nombre comme ils estoient en eschappa petit que tous ne feussent occis ou noiés.
Note 312: Herman. Le latin porte Adernam fluvium. On s'accorde à reconnoître la Hesse, dans le Pagus Hasiorum.
[313]Quant le roy eut célébré la solennité de Noël et de Pasques en la cité de Haristalle, il s'en départit et s'en ala droit au chastel de Compiègne. Là demoura tant comme il luy pleut. Et ainsi comme il s'en partoit, luy vint à l'encontre Hildebrant, le duc de Spolitaine[314]; grans dons et grans présens luy fist; mais l'histoire ne dit pas quels, et le roy le receut moult honorablement et luy redonna de ses richesches. Quant ce fu fait, il se despartit du roy qui estoit à une ville qui a nom Murtigny[315], et s'en ala en sa contrée. Le roy assembla ses osts en une ville qui lors estoit nommée Durie[316], pour ostoier en Sassoigne. Mais avant, fist le parlement de ses barons selon la coustume. Le Rin trespassa en un lieu qui a nom Lippie. Encontre luy vindrent les Saisnes à bataille, en un lieu qui a nom Bucelot[317], en espérance qu'ils les peussent contrester. Mais leur espérance fu vaine, car ils furent desconfis et chaciés, et le roy passa tout oultre après eus en la contrée des Histefalois[318], et les contraint à ce qu'ils vindrent à merci.
Note 313: Eginh. Annal. A° 779.
Note 314: De Spolitaine. De Spolete.
Note 315: Murtigny. Variantes: Montegni.—Montigny. Mais le latin porte: In villa Wirciniaco. C'est peut-être Versenay, à deux lieues de Reims, près le monastère de Saint-Bâle.
Note 316: Durie. Duren.
Note 317: Bucelot. Latin: Bucholt. Ce lieu étoit non loin de la
Lippe, d'après le texte de l'annaliste.
Note 318: Histefalois, et mieux Westphalois. Saxons-Occidentaux.
De là s'en ala sur le fleuve de Wisaire, en un lieu qui a nom Midufulli. Là demora ne say quans jours, pour reposer luy et son ost. Avant qu'il s'en parti, vindrent à luy Histefalois et un autre peuple qui a nom Angariens; serement de loyauté luy firent et lui donnèrent ostages. De là se départit le roy. Le Rin trespassa et vint tout droit pour yverner en une cité qui a nom Warmaise[319].
Note 319: Warmaise. C'est encore Worms.
[320]Quant la nouvelle saison fu revenue et l'en put ostoier, le roy assembla ses osts et entra en Sassoigne. Par le chastel de Hereboure trespassa et vint tout droit à la fontaine de Lippie. Là fist tendre ses héberges et y demoura ne sai quans jours; puis retourna son chemin vers orient, à un chastel qui a nom Oacres[321]. Là vindrent à lui tous les Saisnes Orientels ainsi comme il l'avoit mandé. De ceulx furent une grant partie baptisés, plus par faulse simulacion que par autre chose, car ils avoient celle manière de coustume. De là se départit le roy à tout son ost, et s'en ala droit au fleuve d'Albe[322]. Ses heberges fist tendre en un lieu qui est entre celle eaue et une autre qui est nommée Hore. Si assemblèrent tout à un en la pointe du lieu où le roy estoit logié. Là demoura une pièce, pour ordonner des besoignes qui estoient entre les Saisnes qui deçà le fleuve demouroient et les Esclavons qui par-delà habitoient. Et quant il eut les choses ordonnées selon la nécessité du temps il retourna en France.
Note 320: Eginh. Annal. A° 780.
Note 321: Oacres. Voici le latin: «Ad fontem Lippiæ venit…. indè ad Orientem, itinere converso, ad Obacum fluvium accessit.» (Voy. plus haut, A° 775.)
Note 322: D'Albe. De l'Elbe.
VII.
ANNEE: 782.
Coment le roi ala à Rome visiter les apostres, et coment l'apostolle Adrien le reçut honorablement et corona ses deux fils le jour de Pasques: Pepin, l'ainsné, du royaume de Lombardie, et Loys, le mainsné, du royaume d'Aquitaine. Après, coment Thassile, le duc de Bavière, lui fist homage, et coment ses gens furent déconfis en Sassoigne.
Pour aler à Rome vint le roy si comme il avoit devant proposé, pour accomplir son pélerinage. La royne Hildegarde sa femme mena avec luy et ses deux fils. A la cité de Pavie vint. Là célébra la Nativité, puis y demoura le remenant de l'yver. [323]Et quant la nouvelle saison revint, il mut pour aler à Rome. Le pape Adrien le receut moult honnourablement; ensemble célébrèrent la Résurrection. Là couronna le pape ses deulx fils, Pépin l'ainsné au royaume de Lombardie, et Loys le mainsné au royaume d'Acquitaine. Tant demoura là comme il luy pleut, puis il retourna par la cité de Milan. Thomas, l'arcevesque de la ville, baptisa et leva des fons une sienne fille, son père fut espirituel, et il luy mist à nom Gille. De là retourna en France. Mais quant il départit de la cité de Rome le pape Adrien et luy ordonnèrent que ils feroient de la besongne d'en droit Thassille le duc de Bavière. Ensemble y envoièrent leurs messages pour luy ammonester qu'il tenist le serement qu'il avoit fait au roy Pepin son père et à ses deulx fils[324], qu'il seroit mais tousjours leur subgiet et leur obéissant. De par l'apostole y furent envoiés deux évesques, Formose et Damase; et, de par le roy, Radulphe[325] diacre, et Éburcars le maistre eschanson du palais.
Note 323: Eginh. Annal. A° 781.
Note 324: A ses deux fils. L'annaliste ajoute: Ad Francos, ce qui
n'est pas sans importance.
Note 325: Radulphe. Latin: «Richulfus diaconus, ac Eberhardus
magister pincernarum.»
Quant ils furent là venus et ils eurent conté leur message, le duc s'amolia à humilier son cuer tant qu'il leur respondit que tout maintenant mouveroit pour aler au roy, sé tels seurtés et tels ostages lui estoient livrés qu'il ne feust pas mestier qu'il se doubtast de rien; et les messages luy donnèrent tels seurtés dont il se tint apaié. Tout maintenant mut et vint en France. Le roy trouva en la cité qui lors estoit appellée Warmaise. Tel serement luy fist comme il avoit jà promis à luy au temps du roy Pepin son père. Le roy luy demanda seureté du serement, et le duc luy livra douze ostages qu'il avoit fait venir de Bavière par un sien arcevesque Sisbert. Au chastel de Compiègne[326] estoit adoncques le roy, quant il receut ses ostages. Congié prist le duc et s'en retourna en sa contrée. Mais il ne tint pas moult longuement qu'il fu retourné, les convenances et les loyautés qu'il avoit au roy jurées, si comme l'histoire dira cy-après.
Note 326: Compiegne. Il faudroit Carisi» (Querzy), comme dans le latin.
[327]Quant la nouvelle saison fu venue que l'en pouvoit ostoier pour la grant plenté des pastures, le roy assembla général parlement des barons et du peuple si comme il avoit tousjours acoustumé, avant qu'il ostoiast en Sassoigne[328]. Il mut et vint en la cité de Coulongne; le Rin trespassa et conduisit son ost droit à la fontaine de Lippie. Là fist tendre ses heberges et y demoura aucuns jours. Entre les autres choses qu'il fist en ce lieu, avant qu'il s'en partist, receut-il les messages Sigefroy. Si les avoit envoiés Cagane et Vigurre deux des princes des Huns pour la paix confermer.
Note 327: Eginh. Annal. A° 782.
Note 328: Avant qu'il ostoiast en Sassoigne. Le latin n'est pas rendu exactement: «In Saxoniam eundum, et ibi, ut in Franciâ quotannis solebat, generalem conventum habendum, censuit.»
Quant le roy eut demouré en ces parties, et il eut ordonné de ses besoignes si comme il luy sembla mieulx selon le temps, il trespassa le Rin pour retourner en France. Mais ce Guiteclin dont nous avons parlé dessus, qui pour paour du roy s'en fu fouy à Sigefroy, le roy de Dannemarche, retourna en son païs quant il sceut que le roy s'en fu parti. Puis fit tant par ses paroles qu'il mist les Saisnes en vaine espérance de victoire, si que ils brisièrent la paix et les aliances qu'ils avoient faites au roy, et commencièrent nouvelle guerre.
Entre ces choses eut le roy nouvelles que les Sorabiens et les Esclavons[329] qui habitent entre le fleuve d'Albe et une autre eaue qui a nom Salen, estoient entrés en armes en la terre des Thoringiens et des Saisnes qui marchissoient auprès d'eulx, et avoient jà fait moult de dommages et aucuns lieux destruis par feu et par occision. Lors commanda le roy à trois de ses menistres, c'est à savoir Algise son maistre chambellan, à Gile son contestable, et à Garonde conte du palais[330], qu'ils meussent contre les Esclavons et préissent les François Austrasiens et les Saisnes. Eus s'en tournèrent et prisrent les François Orientiels, et meurent en Sassoigne pour reconforter leur ost des gens de la terre. Mais quant ils furent là venus, si trouvèrent que les Saisnes s'estoient tournés contre le roy par le conseil Guiteclin, et estoient appareillés contre eux à bataille. La besoigne pourquoy ils estoient meus entrelaissièrent, et tournèrent tout droit là où ils avoiént oï dire que leurs ennemis estoient assemblés. En leur voie encontrèrent le conte Theodoric, qui estoit cousin du roy[331], tout prest en leur aide, à tant de gent comme il peut avoir assemblé, si soudainement comme il seut que les Saisnes s'estoient allés contre le roy. Il se prist garde qu'ils se desréoient[332] trop folement et se hastoient trop despourvuement de courre sur leurs ennemis. Pour ce leur dit et conseilla qu'ils les féissent avant espier, pour savoir où ils estoient, né comment ils se contenoient et quel nombre de gens ils avoient; et quant ils seroient certains de leur estat, si les pourroient envaïr, sé le lieu estoit tel qu'ils péussent à eus combatre tout de front. A ce conseil s'accordèrent tous: si chevauchièrent ensemble jusques à une montaigne qui a nom Sontal. En un des costés de ce mont, par devers Septentrion, estoient les heberges aux Saisnes. Le comte Theodoric fist tendre ses trefs de l'autre part, et les menistres du roy firent passer leur ost oultre le fleuve Wisaire et se logièrent en l'autre rive pour mieulx avironner la montaigne. Lors prindrent conseil ensemble comment ils envaïroient leurs ennemis. Et pour ce qu'ils se doubtoient que la gloire et la louenge de la victoire ne feust donnée au conte Theodoric, s'ils se combatoient ensemble, ils proposèrent à combattre sans luy. Lors s'armèrent communément et yssirent hors de leurs heberges sans conroy; si aloient non mie comme sé leurs ennemis se deussent combatre, mais ainsi comme s'ils déussent tantost fuir. Et si s'en couroient l'un deçà l'autre delà si tost comme les chevaux povoient courre. Et leurs ennemis les attendoient au dehors de leurs heberges à bataille ordonnée. Et pour ce qu'ils venoient ainsi confusément, se combatirent-ils mauvaisement. Car quant la bataille fu commenciée, les Saisnes les attaindrent tout en tour et les occirent presque tous: et ceulx qui eschappèrent ne s'en fouirent pas à leurs tentes, mais aux heberges Theodoric, qui estoit logié d'autre part de la montaigne. Si fu le dommage plus grant pour l'autorité des princes qui là furent occis que pour le grant nombre des personnes. Car deux des messages du roy, Adalgise et Gille, et quatre des contes et vingt autres des plus nobles furent occis, sans le nombre des autres gens qui suivis les avoient et qui mieulx amoient à mourir avec eus que à vivre après leur mort. Puis que le roy eut ces nouvelles oïes, il assembla ses osts sans plus attendre et entra en Sassoigne. Tous les plus grans hommes de la terre manda, et enquist par quel conseil ce dommage luy avoit esté fait, et par qui ils s'estoient contre luy tournés. Ils s'escrièrent tous qu'ils avoient ce fait par Guiteclin. Mais ils ne luy povoient livrer pour ce qu'il s'en fuyt aux Normans, tantost après le fait. Mais ils luy livrèrent jusques à quatre mil et cinq cens de ceulx qui par luy avoient esté principal en ceste felonnie. Et le roy les fit mener en une eaue qui a nom Alarain[333], en un lieu qui a nom Ferdi; là leur fist à tous les chiefs couper. Au tiers jour[334] après que le roy eut eu vengence de ses ennemis, il s'en ala à une ville qui a nom Théodone. Là célébra la sollennité de Noël et de Pasques.
Note 329: Les Sorabiens et les Esclavons. Il falloit traduire: Les Sorabiens-Esclavons.—Salen. C'est la Sâle, qui se perd dans l'Elbe sur les confins de la Basse-Saxe.
Note 330: Voici le texte: «Adalgiso camerario, Ceilone comite stabuli, et Worado comite palatii.»
Note 331: Cousin du roi. «Propinquus regis.»
Note 332: Qu'ils se desréoient. Qu'ils (les ministres du roi) s'avançoient en désordre.
Note 333: Alarain. «Super Alaram fluvium.» L'Aller a sa source dans le Magdebourg et se jette dans le Weser un peu au-dessous de Ferden, le Ferdi de notre annaliste.—Theodone. Thionville.
Note 334: Au tiers jour après. Notre traducteur suit ici une leçon corrompue. «Unâ die decollati sunt,» dit simplement l'annaliste. Pour comprendre combien il étoit facile au treizième siècle de tomber dans de semblables erreurs de traduction, il faut connoître toutes les difficultés des manuscrits. L'absence de ponctuation et d'initiales, la confusion des i répètés, des u, des v, des n, des m, etc., enfin la rareté des leçons et l'impossibilité des concordances. Et quand on a pesé toutes ces occasions d'erreurs, on ne s'étonne plus que de la rareté des bévues du chroniqueur de Saint-Denis.